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COQUELIN, DAUDET ET Cie

Le vaudeville a joué Les Rois en Exil et la pièce est tombée, non avec fracas, comme on
l’avait craint d’abord, mais sous l’ennui et le dégoût universels. Il y a bien eu quelques sifflets, mais
ces sifflets ne me disent rien, car ils sifflaient les sentiments politiques de la pièce, et non sa
littérature. Ces sifflets disaient : « Nous respectons le talent, mais nous sifflons l’idée. » Moi, c’est
le talent que je siffle.
Il est inutile de faire l’analyse de ce triste drame, chacun connaissant le triste roman d’où M.
Paul Delair, cet impuissant, et M. Coquelin, ce comédien, l’ont tiré. Dans Les Rois en exil, comme
dans Jack, comme dans Le Nabab, comme dans Numa Roumestan, M. Alphonse Daudet, a gâté de
magnifiques sujets d’études contemporaines, pour lesquelles il eût fallu du génie. M. Daudet s’est
contenté de mettre, à la place du génie, l’illusion d’un talent agréable et superficiel.
Je n’aime point et je n’estime point le caractère de M. Alphonse Daudet, qui a trahi tous ses
amis, l’un après l’autre, et mordu successivement la main de ses bienfaiteurs ; j’aime et j’estime
encore moins son talent, ce talent pillard et gascon qui s’en va, grappillant un peu partout, à droite, à
gauche, à Zola, à Goncourt, à Dickens, aux poètes provençaux ; ce talent qui est fait d’un
compromis entre la violence de l’école naturaliste et les fadeurs de l’école de M. Octave Feuillet, ce
talent qui ne voit dans la littérature qu’un moyen de gagner beaucoup d’argent, sur le dos des autres.
M. Robert de Bonnières, dans une remarquable et malicieuse étude sur M. Alphonse Daudet,
nous a révélé l’étymologie de ce nom : Daudet. Daudet vient de Davidet qui, en langue provençale,
veut dire : Petit David : d’où il résulte que M. Daudet est d’origine juive. Si son nom et le masque
de son visage n’expliquaient pas suffisamment cette origine, son genre de talent et la manière qu’il
a de s’en servir la proclameraient bien haut.
Je ne considère point, comme un honnête homme, le monsieur qui persiste à faire paraître,
sous son nom, un livre qu’on dit n’être point de lui, un livre d’où lui sont venues la réputation
d’abord, la fortune ensuite, et cette sorte de gloire au milieu de laquelle il apparaît dans des attitudes
ennuyées et méprisantes de demi-dieu. Je veux parler des Lettres de mon moulin. On sait
aujourd’hui que ce délicieux recueil de contes provençaux est de M. Paul Arène. Et j’ai plaisir à dire
carrément et tout haut ce que tout le monde dit tout bas et comme en se cachant, non point pour me
donner la satisfaction vaine d’être désagréable à M. Alphonse Daudet, mais pour rendre justice à un
écrivain charmant, qui n’a point su, grâce à son insouciance de poète et de rêveur, percer l’obscurité
qui enveloppe son nom, tandis que flamboie, aux quatre coins du monde et porté par les cent mille
bras de la réclame, le nom illustre de l’auteur des Rois en exil.
Et ce qui prouve, mieux encore que les droits payés à M. Paul Arène sur les Lettres de mon
moulin, que M. Paul Arène en est le véritable auteur, c’est la langue en laquelle ce livre est écrit,
une langue claire, pittoresque, pétrie d’azur et de soleil, qu’on retrouve partout, dans les plus
menues œuvres de M. Paul Arène, et qu’on chercherait vainement dans celles de M. Alphonse
Daudet .
Mais tout cela n’est rien.
Ce que je ne puis pardonner à M. Daudet, à M. Daudet qui n’a pas l’excuse de l’obscurité,
de la misère et des portes fermées, c’est d’avoir permis à M. Coquelin de s’introduire dans son
œuvre, c’est d’avoir dit à ce Scapin vantard, tapageur et brouillon : « Voici mon œuvre. Je l’ai
arrachée de ma cervelle ; il y a là dedans un peu de ma chair, un peu de mon sang, un peu de mon
âme. J’y ai mis tout ce qu’il y a en moi d’effort noble et de conscience d’artiste. Durant les nuits
silencieuses, j’ai travaillé, j’ai peiné, j’ai douté, j’ai lutté. Je pourrais retrouver sur ces pages la trace
des visions hallucinantes qui sont venues hanter mon cerveau et tourbillonner devant mes yeux
éblouis par le rêve ; je pourrais retrouver les heures d’enthousiasme fou où je me suis cru un Dieu,
et les heures de découragement stérile où j’ai voulu jeter au feu et disperser au vent le livre
commencé. Cette œuvre renferme une parcelle de mes joies, de mes espérances, de mes souffrances
aussi ; elle cache, comme l’alcôve des amours fécondes, la pudeur de sa génération, le mystère de sa
paternité. Eh bien ! tout cela je te le donne. Bonne ou mauvaise, laide ou belle, chétive ou rose de
vie, c’est moi qui l’ai créée, cette œuvre ; c’est mon enfant. Prends-la, habille-la à ta guise, en
polichinelle, si tu veux ; fais-en une reine, ou une saltimbanque, ou une prostituée ; déforme son
esprit et disloque ses membres ; tords sa bouche d’une grimace, étends du rouge sur ses joues et du
fard impudique sur ses paupières ; et puis souffle dans son cœur ce qu’il y a en toi de bas, de vil, de
corrompu ; apprends-lui ce que t’a appris ton existence de comédien, c’est-à-dire à insulter la
dignité, le respect, la pudeur de la vie, et vends-la, vends-la à la rue, vends-la à la foule. »
Quand on est M. Daudet, quand on est un écrivain adulé, fêté, triomphant, passé de
l’antichambre du duc de Morny au seuil hospitalier de l’Académie Française, quand on n’a pas
besoin de gagner son pain, péniblement, en des métiers obscurs et inavouables ; quand on se
proclame bien haut un grand artiste, il ne suffit pas, pour conquérir l’estime, de laisser tomber ses
cheveux en longues boucles mal peignées sur un paletot de bohême, graisseux et fripé. Il faut avoir,
en même temps que le talent, le respect de son talent ; il faut avoir, pour ses œuvres qui sont enfants
de votre esprit, la même pudeur pieuse que pour ses filles, qui sont enfants de votre chair, et on ne
permet point au premier Coquelin qui passe de les déshonorer de ses attouchements.
Le métier des Coquelins, c’est de jouer les pièces et non de les faire. Impuissants à créer, ils
ne peuvent qu’obéir. Ils ne sont pas des artiste, ils ne sont que des agents subalternes de l’art. Quoi
qu’ils disent et quelques efforts que certaines gens et certains journaux fassent pour les relever, ils
gardent toujours, même au milieu de leurs triomphes, quelque chose du mépris contenu dans ce mot
et dans cette chose : le comédien. Que M. Coquelin débite des conférences ; qu’entre deux
pirouettes, et la perruque de travers, il insulte Bossuet, et qu’il outrage les prêtres, que fait cela ?
Bossuet n’en est pas moins grand, les prêtres n’en sont pas moins sublimes, et lui n’en reste pas
moins un comédien ; c’est-à-dire un être à part dans la société et qui ne compte pas plus que le
lamentable bobèche, qui amuse les foules grossières, du haut de ses tréteaux de la foire de Neuilly.
M. Daudet devrait savoir qu’en tentant d’élever un Coquelin jusqu’à soi, on risque de
tomber jusqu’à lui.
Les Grimaces, 8 décembre 1883

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