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PORTRAITS DE CRITIQUES

ÉLÉMIR BOURGES

J’ai gardé M. Élémir Bourges pour la fin et, en quelque sorte, pour la bonne bouche. Il
est bon de terminer une série de portraits d’hommes, pour la plupart sans valeur et sans
conscience, par le portrait d’un homme de valeur et de conscience. Celui-ci console de ceux-
là.
M. Élémir Bourges n’est point le critique ignorant et soumis tel que l’a fait la
perversion du théâtre moderne ; c’est le critique savant et indigné, tel que le créent la solide
éducation littéraire et le respect de soi. Je jurerais que M. Bourges n’a jamais mis les pieds
dans les coulisses d’un théâtre, qu’il ne connaît ni un acteur, ni un secrétaire, ni un directeur,
ni un librettiste, qu’il n’a fait la cour à aucune étoile, de drame ou de comédie, et qu’il
dédaigne d’apparaître aux banquets de la critique, ces banquets que président l’honorable M.
Vitu et où M. Stoullig veut bien émettre mensuellement quelques idées fortes sur la littérature
dramatique de son temps, et sur la manière de composer un troisième acte en secret, même en
voyage. J’imagine qu’il pousse l’ignorance de sa profession jusqu’à rester inconnu des
ouvreuses et des contrôleurs, et qu’on ne le voit point mêlé aux groupes bien-pensants où
trône M. Sarcey et au-dessus desquels flottent, comme un drapeau, les cheveux héroïques de
M. de Lapommeraye. Enfin l’on m’a dit qu’il avait, aux premières représentations, une façon
d’être et d’écouter tranquille et solitaire qui manquait du goût parisien le plus élémentaire et
ne pouvait, par conséquent, le ranger au nombre des Tout-Paris.
M. Bourges a ce mérite rare et curieux de penser par lui-même, de penser juste et
d’écrire ce qu’il pense en un style brillant, spirituel et élevé. Singulier temps où il semble que
le premier mérite d’un écrivain soit d’avoir, non du talent, mais de la conscience, et qu’il
faille davantage s’étonner de ce qu’on rencontre sur son chemin un homme de bonne foi
plutôt qu’un homme de génie !
Je n’étonnerai donc personne en disant que M. Élémir Bourges professe pour le théâtre
d’aujourd’hui le plus souverain mépris. Il est sans pitié pour les imaginations aliénistes de M.
Delpit, et les succès de commerce de M. Ohnet ne lui disent rien qui vaille. Nul ne montre
mieux que lui le vide effrayant de ces œuvres applaudies, et leur incurable imbécillité. Il sait
démonter, avec un art d’ouvrier habile, toutes ces pièces chétives, dont le mécanisme enfantin
et rouillé grince horriblement sous ses doigts impitoyables. Des fétiches adorés par la foule, il
fait un petit monceau de poussière, et il arrache de leur piédestal les statues glorieuses, élevées
– et mal élevées – par la toute-puissance de la réclame à la toute-puissance de la bêtise.
Comme il ne se sert, pour son œuvre de saine démolition, que de bons et solides
arguments ; comme les lettres mystérieuses, les avis discrets, les visites et les
recommandations ne produisent sur lui nul effet, on a pris le parti de se dire pour se consoler :
« Il ne compte pas.». Et on ne l’invite plus aux soupers de centième.
C’est juste. Il ne compte pas, parce qu’il n’a jamais voulu galvauder son talent dans
des complaisances et des camaraderies, parce qu’il travaille beaucoup et qu’il ignore
l’intrigue, parce qu’il sait oublier M. Augier avec Shakespeare, M. About avec Voltaire, M.
Albert Millaud avec Beaumarchais, parce que, à cette époque où l’on n’aime plus rien que
l’argent et les vanités qu’il procure à ses courtisans, M. Bourges aime la littérature et les
délicates et intimes jouissances qu’elle donne à ses élus.
Stendhal montrant Julien Sorel, au milieu des séminaristes ses compagnons d’études,
dit : « Il ne pouvait plaire, il était trop différent. » Puis plus loin. « J’ai assez vécu pour
savoir que différence engendre haine ». M.Élémir Bourges, avec son savoir, son jugement
robuste et subtil à la fois, avec sa passion d’idéal et sa fierté, au milieu de ses confrères, est
trop différent. Je ne sais si du haut de leur ignorance et de leur mauvaise foi, ses confrères le
haïssent ; mais à coup sûr ils le méprisent. Et c’est ce mépris surtout qui nous le fait aimer.
M. Élémir Bourges écrivait au Parlement le feuilleton dramatique. Il avait succédé en
ce poste, à M. Paul Bourget, à qui ce genre de littérature ne plaisait que médiocrement et qui
se trouvait, bien à contrecœur, forcé de perdre ses soirées dans une salle d’orchestre, l’oreille
douloureusement écorchée par l’odieuse prose de théâtre. De plus, M. Bourget, qui tenait le
talent de son ami en grande estime, n’était pas fâché de lui donner l’occasion de se révéler.
Mais Le Parlement, lequel avait plus de tenue que de tirage, vient de disparaître. C’était le
seul journal assez peu inféodé au monde du théâtre et assez peu gourmand de places gratuites
pour assurer à son critique la pleine liberté de ses appréciations. Il est peu probable qu’aucune
feuille, parisienne ou non, politique ou littéraire, ait le courage, en s’attirant M. Bourges, de
s’attirer en même temps la haine des directeurs et la mauvaise volonté des secrétaires
généraux.
M. Élémir Bourges se consolera en donnant chaque semaine au Gaulois une chronique
charmante et en publiant son roman. Le Crépuscule des Dieux que tous ceux qui le
connaissent affirment être un livre plein du plus étrange et du plus beau talent..
Les Grimaces, 12 janvier 1884

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