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LE CAS DE M.

DE GONCOURT

Je n’ai jamais bien compris l’émotion de M. Ernest Renan ni l’insolite colère où


ce philosophe se laissa entraîner après la lecture de quelques passages du Journal des
Goncourt qui le concernent. M. Edmond de Goncourt, fort innocemment, on se le
rappelle, avait prêté à M. Renan ou plutôt lui avait rendu ses opinions peu banales, en
somme fort élevées, et dont il n’avait pas à rougir, quand on vit dans une autre
atmosphère intellectuelle que M. Déroulède. Je ne reconnus pas là ce Renan si
savoureux, tel que M. Maurice Barrès se plut à l’imaginer en cette bibliothèque de
Perros-Guirec, qui n’existe peut-être pas, et dans ce salon parisien où il nous le montre
dialoguant avec M. Chincholle, qu’il n’a, peut-être, jamais vu. Le seul tort de M.
Edmond de Goncourt a été, je crois bien, d’attribuer une opinion ferme, sur un fait
donné, à ce gymnosophiste exquis, dont la coquetterie spirituelle consiste à paraître n’en
avoir aucune, ce à quoi il ne faut pas toujours se fier. Mais enfin, il est incontestable
qu’un écrivain de la race de M. Renan, un penseur de sa force, un académicien de son
dictionnaire, a le droit de parler haut, si tel est son plaisir, et d’être injuste, un beau jour,
par hasard, sans que cela nous indigne. Au contraire, les petites faiblesses des grands
hommes ont un charme très spécial que, pour ma part, je goûte fort, en ce sens qu’elles
nous les rendent plus intimes, plus accessibles, plus près de nous , car rien n’est
déconcertant, même pour l’admiration, comme l’immobile figure d’un impeccable Dieu.
Et nous sentons plus vivement leurs qualités aux défauts qu’ils nous confessent, quand
ces défauts ont de la grâce et pas de vileté, ce qui est le cas dans la littérature.
Mais M. de Bonnières ?
Mais que vient faire en ce débat M. de Bonnières, dont la brusque et furieuse
irruption a paru inconcevable, après le long silence, si bien accueilli de tous, où cet
homme du monde, écrivain agréable et peu fécond, semblait devoir se confiner
désormais ? On raconte qu’il ne faut voir, dans cette imprévue sortie, qui est surtout une
rentrée fâcheuse, nulle intention littéraire militante – qui l’eût peut-être excusée – et
qu’il faut rechercher les dessous mondains machiavéliques et compliqués, qui en
atténueraient la spontanéité et le désintéressement. On raconte aussi que M. de
Bonnières, en courtisan mal informé, aurait blessé à tout jamais la personne puissante
de qui il voulait servir la haine et n’aurait recueilli (suprême malchance), de son
incroyable article, d’autres bénéfices immédiats que des jugements sévères, au lieu des
remerciements attendus, et la perte de relations précieuses qu’il comptait resserrer plus
étroitement. Il va sans dire que je ne crois pas un mot de ces potins. Je connais M.
Robert de Bonnières, et le sais parfaitement incapable de pareilles combinaisons. Sa
droiture, sa franchise, sa naturelle habileté me sont des garanties certaines de la
malveillante fausseté de ces propos. M. Robert de Bonnières est un auteur difficile à
contenter, voilà tout. Il ne trouve bons que ses livres et ceux de M. Brunetière qui publie
ses livres . C’est une opinion un peu exclusive, mais, à tout prendre, respectable, et si
inoffensive. En réalité, elle ne peut nuire qu’au seul M. de Bonnières, car, ses livres et
ceux de M. Brunetière étant peu nombreux, ses joies littéraires doivent être assez rares
et sans surprises. Seulement M. de Bonnières n'a, sans doute, pas assez réfléchi que,
lorsqu’on s’attaque avec cette virulence à un écrivain dont l’œuvre est considérable et
belle, lorsqu’on se permet d’infliger des leçons publiques à un artiste dont l’influence
rénovatrice sur la littérature de son temps est notoire et indiscutable, il faut avoir, par
devers soi, une autorité que Le Petit Margemont, malgré le grand souffle dont il
témoigne, est insuffisant à concéder. Je ne voudrais pas décourager M. de Bonnières, et
moins encore lui causer de la peine ; mais je crains bien que ses livres, de plus en plus
courts et improbables, même étayés du préventif et psychologique enthousiasme de M.
André Maurel, des dédaigneux et froids éloges de M. Maurice Barrès, d’une situation
mondaine fragile comme la beauté d’une femme, ne puissent de longtemps lui conquérir
cette nécessaire autorité. M. Edmond de Goncourt a donc le droit de sourire à ces
attaques et, du haut de ses œuvres, debout sur le large et solide piédestal qu’elles ont
élevé à sa gloire, de regarder en bas, d’un œil amusé et paternel, M. Robert de
Bonnières, mélancoliquement assis sur Jeanne Avril et Le Petit Margemont, tenter de lui
tirer la barbe avec des gestes qui n’atteignent même pas au soubassement du dur et
durable granit. Mais en a-t-il souci ?

* * *

Nous avons de la noble figure de M. de Goncourt, par son journal, une


restitution morale complète et très émouvante. Sincère envers les hommes, sincère
envers les choses, il est envers soi-même d’une sincérité poussée jusqu’au scrupule,
jusqu’à la minutie d’un scrupule. Et c’est par là surtout que ce Journal me prend. M. de
Goncourt ne cherche pas à s’embellir, à se héroïfier : sa préoccupation est de se dévoiler
à nous tel qu’il est, dans le tréfonds de son âme. Il nous conte ses petites manies, ses
mélancolies, ses découragements, ses attentes d’un article de journal, ses fièvres du
succès, ses angoisses du silence, et jusqu’à cet égoïsme de la passion littéraire qui lui fait
écrire, après la chute du Candidat, devant l’écroulement de Flaubert : « Au fond, cette
chute est déplorable pour tout fabricateur de livres : pas un de nous ne sera joué avant
dix ans. » Cela fait sourire M. de Bonnières, qui est probablement détaché de toutes ces
mesquines préoccupations. Moi, cela m’émeut, et j’aime M. de Goncourt pour toutes les
petites faiblesses, si humaines, et si charmantes, en vérité, chez un homme tel que lui.
C’est que, voyez-vous, mon cher Bonnières, quoi que l’on puisse penser de son
Journal – et je n’en pense pas toujours du bien, et, dans l’avant-dernier volume, par
exemple, j’y trouve beaucoup de choses qui me heurtent dans mes idées et ma façon de
sentir la vie, et je l’eusse discuté, ce livre, si j’avais été chargé d’en rendre compte –, le
cas de M. de Goncourt est assez rare, dans la littérature, et je vous souhaiterais d’en être
atteint. Et je souhaiterais aussi, pour la beauté morale de votre profession et de la
mienne, que des écrivain illustres, avilis par les caresses du monde et par les
agenouillements d’une presse civilisée qui estime les talents au nombre des maisons où
ils dînent, puissent montrer une existence aussi noble que celle de M. de Goncourt. Le
cas de M. de Goncourt, comme vous dites, c’est le cas d’un homme qui a beaucoup aimé
son art, qui en a durement, douloureusement souffert, qui, à travers les injustices, les
insultes, et les découragements qu’elles entraînent, a toujours lutté, sans une défaillance.
Cette vieillesse solitaire et abandonnée un peu, cette vieillesse, après tant d'orages, tant
de déceptions supportées, tant d’amertumes hautement endurées, cette vieillesse toute
vibrante encore des ardeurs d’une jeunesse passionnée de Beau, est une des choses qui
me sont les plus émouvantes. et je l’ai admirée, cette vieillesse, avec des tressautements
au cœur, quand, au Théâtre Libre, affrontant crânement le flot d’ordures dont elle allait
être couverte, elle signait de son aristocratique honorabilité ce que, dans La Fille Élisa, il
y a de révolte sociale et de pitié humaine
En vérité, mon cher Bonnières, vous avez un courage qui me passe et je ne vous
l’envie pas. Après avoir reproché à M. de Goncourt la mort de son frère, après l’avoir
raillé de la détresse morale où le jeta cette mort de la moitié de son âme, de la moitié de
son cerveau, de la moitié de sa vie, vous lui faites aussi le curieux et loyal reproche que le
succès lui soit arrivé plus tardivement qu’à ses amis. À cela il y a une raison dont vous
ne comprendriez sans doute pas l’héroïsme, c’est que M. de Goncourt ait été fidèle à son
idéal et qu’il ait toujours refusé d’assouplir sa probité littéraire aux concessions faciles,
d’accepter les reniements de conscience, de se livrer à ces petits travaux obscurs qui font
que, pour monter dans l’estime du monde et l’admiration du public, il faut se baisser au
niveau de la malpropreté de l’un et de la bêtise de l’autre.
Tenez, j’ouvre son dernier volume et je tombe sur ceci : « Vendredi 25 juillet —
Aujourd’hui j’ai écrit en grosses lettres, sur la première feuille d’un cahier blanc : La
Fille Élisa. Puis, ce titre écrit, j’ai été pris d’une anxiété douloureuse ; je me suis mis à
douter de moi-même. Il m’a semblé, en interrogeant mon triste cerveau, que je n’avais
plus en moi la puissance, le talent de faire un livre d’imagination et j’ai peur... d’une
œuvre que je ne commence pas avec la confiance que j’avais quand lui , il travaillait avec
moi ! »
Ces quelques lignes, d’un accent si désolé, d’une piété si tendre, reportent mon
souvenir aux pages de cette mort que vous raillez si allègrement, pages inoubliables et
déchirantes, où les mots ne sont plus des mots et semblent des fibres saignantes
recueillies une à une, à l’inguérissable blessure. C’est peut-être cela, qui fait pleurer, que
vous appelez de l’impuissance.
Quant à vous, je vous souhaite de ne jamais connaître de telles douleurs et de
ne pas rencontrer, au coin d’un article de journal, le Bonnières qui vous les reprochera.
L’Écho de Paris, 17 mars 1891

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