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PRÉFACE DE L’AGONIE

DE JEAN LOMBARD

Dans la belle préface dont il a orné l’édition nouvelle de Byzance, M. Paul Margueritte a dit,
de Jean Lombard, en des pages fortes et serrées, tout ce qu’il fallait dire. Avec l’émotion de l’ami et
la perspicacité du critique, il nous a montré ce qu’était l’homme, en Jean Lombard, ce qu’était aussi
l’écrivain. J’aurai donc peu de choses à ajouter.
D’origine ouvrière, Jean Lombard s’était fait tout seul. Je veux constater, en passant, une
vérité. Plus nous allons, et plus tout ce qui émerge de l’universelle médiocrité, tout ce qui contient
une force, force pensante, force artiste, force sociale, vient du peuple. C’est dans le peuple, encore
vierge, malgré les corruptions de toute sorte où on l’entraîne, que se conservent, ça et là, les
antiques vigueurs de notre race. Toutes les aristocraties sont mortes. Nos bourgeoisies, épuisées de
luxe, dévorées d’appétits énervants, ne poussent plus que de débiles rejetons, inaptes au travail et à
l’effort. Jean Lombard avait gardé de son origine prolétarienne affinée par un prodigieux labeur
intellectuel, la foi carrée du peuple, son enthousiasme robuste, son entêtement brutal, sa certitude
simpliste en l’avenir des bienfaisantes justices. C’est ce qui lui a permis de vivre sa vie, trop courte,
hélas, par les années, trop longue et trop lourde par les luttes de souffrance et de misère où il se
débattit.
J’ai été douloureusement étonné que M. Anatole Claveau, un lettré consciencieux et probe,
dont l’École Normale n’a pu étouffer la hardiesse et la générosité d’esprit, se soit montré si sévère
envers Jean Lombard, sévère au point de nier, sans réserve, son grand et âpre talent.
Qu’il lise donc L’Agonie !
Il est possible qu’il soit encore choqué par ce style barbare, désordonné, furieusement
polychrome, un style forgé de mots techniques, pris aux glossaires de l’antiquité. Mais il
reconnaîtra que, malgré ses défauts de goût et son manque de mesure, ce style a pourtant grande
allure, des sonorités superbes, un fracas d’armures heurtées, un vertige de chars emportés et comme
l’odeur même – une odeur forte de sang et de fauves – des âges que Lombard évoque. Il
reconnaîtra, surtout, la puissance de vision humaine, l’espèce d’hallucination historique avec
laquelle ce plébéien a conçu et restitué les civilisations pourries de Rome, sous Héliogabale. Œuvre
grandiose et farouche, d’une monotonie splendide… Des théories d’hommes passent et repassent en
gestes convulsés d’ovations, en rudes attitudes martiales de défilés de guerre, en troublants cortèges
de religions infâmes, en courses haletantes d’émeutes. C’est frénétique et morne, hurlant et triste :
tout un peuple d’ombre violemment soulevées hors du néant.
L’Agonie, c’est Rome envahie, polluée par les voluptueux et féroces cultes d’Asie ; c’est
l’entrée obscène et triomphale du bel Héliogabale, mitré d’or, les joues peintes de vermillon,
entouré de ses prêtres syriens, de ses eunuques, de ses femmes nues, de ses mignons épilés; c’est
l’adoration de la Pierre Noire, l’icône unisexuelle, le phallus géant et sacré, intronisé dans les palais
et les temples avec d’étonnantes prostitutions des Impératrices et des Princesses; tout le rut forcené
d’un peuple en délire, toute une colossale et fracassante et ironique folie, sombrant en des
massacres de chrétiens, en des clameurs rouges de cirques, en des incendies.
Il ne faudrait pas s’imaginer que l’écrivain se borne à des descriptions de temples,
d’architectures, de cérémonies sanglantes, à des évocations de rites étranges et de mœurs maudites.
Certes, Jean Lombard est un savant. Il connaît jusqu’au moindre bibelot qui orne le coin d’un
triclinium de Romain riche ; il sait jusqu’au nom de l’étoffe précieuse qui cache mal la nudité des
femmes et des éphèbes ; il ne nous fait grâce d’aucun document, d’aucune reconstitution
caractéristique. Mais, dans le prodigieux érudit qui revit curieusement toute une époque plastique, il
y a un penseur profond, qui observe, explique les passions humaines, dans le recul pourtant si
incertain de l’histoire, et qui, sous l’armure dorée des soldats byzantins et la robe traînante des
Asiatiques, sait les humaniser de vérités générales et éternelles. Et combien l’on regrette que ce
visionnaire qui lit leurs secrets aux pierres effacées des temples aussi bien qu’au cœur des hommes,
n’ait pu achever L’Affamé, ce livre social, où il aurait fixé, avec des couleurs terribles, l’histoire de
notre époque, comme il a fixé, en traits de sang, de fer et de feu, l’histoire de la Rome décadente.

* * *

L’Agonie aura le même succès que Byzance, un succès plus grand peut-être, car l’œuvre est
encore plus forte, plus solidement construite, plus tumultueuse, plus variée aussi, et d’un érotisme
plus sauvage. Lombard, qui était un laborieux terrible, était aussi un grand chaste, mais il ne reculait
pas devant les peintures les plus crues, car il voulait aller jusqu’au bout de la vérité, sans souci de
choquer les uns ou de surexciter les autres. Hélas ! il ne sera plus là pour goûter la joie bien méritée
du triomphe, et de la lutte il n’aura connu que les angoisses et les heures de lourd découragement.
Ce sont de bien tristes conditions littéraires que celles où se débattent les écrivains
d’aujourd’hui… Une presse odieusement mercantile qui a transformé notre production intellectuelle
en objets de réclame et qui force le génie pauvre à passer, les mains pleines d’or, à ses comptoirs…
une critique indifférente ou enchaînée… un public ignorant qui ne sait vers qui aller et qui,
naturellement, instinctivement, va vers tout ce qui est stupide ou abject… C’est plus qu’il n’en faut
pour la protection des médiocres et la défaite des talents… Et puis, il faut bien le dire, les écrivains
sont trop nombreux. La mêlée est compacte, dure, égoïste. On n’y entend pas les cris de douleurs,
les appels désespérés couverts par le hurlement de tous. Chacun pour soi. On ne connaît pas ; on n’a
pas le temps. On n’a le temps que de songer à ses intérêts, à sa réclame, à sa vie si disputée. Il paraît
trop de livres, et les mauvaises herbes que personne n’arrache, et qui jettent à tous les vents leurs
pullulantes graines, étouffent les belles fleurs poussées à leur ombre mortelle !... Heureux encore,
quand, parmi les cimetières d’œuvres mortes, une, de temps en temps, survit et finit par graver, sur
la pierre dure de l’immortalité, un nom cher et glorieux, comme celui de Jean Lombard !
Veneux-Nadon, 25 septembre 1901

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