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Charles Vogel

LE DIXIÉME DE L'ACADÉMIE GONCOURT

INTERVIEW DE M. OCTAVE MIRBEAU

– Est-il vrai, mon cher maître, qu'il soit question de l'entrée d'un poète dans le sein de
l'Académie Goncourt ? Est-il exact que l'on parle de Léon Dierx pour succéder à l'auteur
défunt d'À vau l'eau, de Là-bas ?
– Où en est-il question ? Où en parle-t-on, me répond M. Mirbeau ? Est-ce parmi mes
collègues de l'Académie ? Le cas échéant, je l'ignore absolument – et je ne puis que l'ignorer ;
pour qu'il en fût autrement, il faudrait que mes relations avec lesdits collègues fussent
fréquentes ; tel n'est point le cas.
Le jour des obsèques de Huysmans, j'ai vu que certains membres de l'Académie
avaient l'intention de présenter M. Henri Céard, que d'autres avaient formé le projet de mettre
en avant le nom de Victor Margueritte... On ne m'a rien dit de la candidature de Léon Dierx
ou de tout autre poète. Quant à moi, j'ai mon candidat, que très vraisemblablement je serai
seul à recommander : il se nomme Jules Renard, c'est un prosateur, un écrivain de grand
talent, le type accompli de l'homme de lettres ; il est désigné, ce me semble, à tous les
suffrages. Il n'aura que le mien.
– Mais en ce qui concerne la candidature Léon Dierx, quelle est votre opinion à
vous ? Y êtes-vous favorable ou opposé ?
– Distinguons : j'ai pour Léon Dierx une vive affection, je ressens une profonde
sympathie pour le caractère de l'homme, pour sa probité littéraire, et j'admire son grand et pur
talent, autant qu'il m'est possible d'admirer le talent d'un poète, car la poésie n'a point mes
préférences.
Je suis même d'avis que, le plus souvent, on n'écrit en vers que parce qu'on ne sait pas
écrire en prose, ou bien parce qu'on n'a rien à dire – rien surtout à démontrer, à prouver. Donc
l'homme, l'artiste, l'homme de lettres m'est cher, mais le genre qu'il incarne ne me paraît pas
devoir prendre rang dans l'Académie Goncourt. La place de Léon Dierx est à l'Académie
Française ; c'est le fauteuil de Leconte de Lisle qu'il devrait occuper et qui serait dignement
occupé.
– Vous estimez, en conséquence, que, dans l'esprit de Goncourt, la poésie ne devait
pas avoir droit de cité, à l'Académie des Dix ?
– Parfaitement. Non seulement Goncourt a exprimé verbalement, devant ses amis, son
opinion à cet égard, mais encore il en a témoigné dans ses écrits à plusieurs reprises. Je sais
bien qu'on m'objectera les intentions du maître à l'égard de Théodore de Banville. Mais
Banville était un prosateur en même temps qu'un poète ; il était surtout un des meilleurs amis
de Goncourt. Rien de plus naturel que sa désignation. La forme poétique était opposée, il est
permis de l'affirmer, à l'esthétique de Goncourt, la conception qu'il avait de la beauté
littéraire, laquelle n'allait pas, à son avis, sans le souci de la contemplation aiguë de la vie,
sans la préoccupation constante de l'éclosion, du jaillissement de la pensée, dont la forme n'est
que le vêtement, manteau inutile et vain s'il n'a rien à habiller ! Je crois bien qu'on tend à
s'écarter, inconsciemment, involontairement peut-être, du but poursuivi par l'hôte du Grenier...
L'Académie Goncourt n'est pas l'Académie Française ; ce n'est pas un salon, ce doit être
l'opposé de l'Académie Française, et, si vous voulez mon avis, je vous dirai qu'on resterait
davantage en communion avec les idées de Goncourt en attribuant un fauteuil à un homme
comme Henri Poincaré, par exemple, qu'à un poète, si parfait soit-il. Mais tout ce que je vous
dis là n'a aucune importance effective – je suis toujours seul de mon avis à l'Académie
Goncourt, et mes idées sont partagées rarement, si rarement...
Vous avez demandé mon avis, je vous l'ai donné... Je ne sais rien de ce que pensent
mes collègues, car je ne les vois pas souvent, et la dernière fois que j'ai causé avec deux ou
trois d'entre eux, il n'a pas été question entre nous de l'admission ou de la non-admission d'un
poète... D'ailleurs, nous avons six mois pour élire notre dixième, et, d'ici six mois, il peut se
passer bien des choses !
Ainsi parla le brillant auteur du Calvaire et du Jardin des supplices, ennemi de la
poésie.

Gil Blas, 24 mai 1907

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