2. ROYAUME A VENDRE
J'ai lu quelque part qu'il y avait prés de la Sardaigne
une ile a vendre, mais une ile trés singuligre, tout a fait
enchantée, une ile qui n’appartient & aucun pays, qui n'est
sujette d’aucun peuple et qui, @ elle seule, forme tout un
pays indépendant et libre. La personne riche qui I’achétera
pourra se faire proclamer roi, si tel est son bon plaisir, si
telle est la grace de Dieu, car cette ile est un royaume. Pour
peu quelle ait des enfants miles, elle pourra, a son gré, fon-
der une dynastie et commencer une histoire glorieuse qui
s¢ poursuivra dans la suite des siécles.
A Vheure ot les monarchies craquent de partout et
s'effondrent dans la boue montante des Républiques, c'est
au moins original de voir s’élever, du sein des lots purs
de la mer, quelques rochers stériles et nus, avec cet écri-
tcau : « Royaume a vendre ». On espére donc qu'il y a, de
par notre vieux monde pourri, des coeurs assez forts pour
cette mission sublime de roi, et que, parmi les réfractaires
de couronnes et les déserteurs de trénes, un seul osera semontrer assez hardi pour venir planter sur cette terre vierge
Je drapeau aux fleurs de lis d’or, ou le drapeau aux trois
couleurs.
Ce sitcle est bizarre. C’est le sitcle de I'encan. Il vend
de tout : des consciences, des tableaux, des fiddlités et de vieil-
les faiences, des serments et des broderies, des réputations
et des billets de loterie. Il vend de l'amour, il vend de la foi,
de la justice et de Vhonneur. Tout passe, étiqueté péle-méle,
en sa sombre boutique de bric-a-brac : tout s'adjuge @ son
coup de marteau de commissaire-priseur : tout s’émiette,
s’€parpille et se perd sous la trombe de ses enchéres publi-
ques. Mais, désespérant peut-étre de trouver acquéreur, il
n'avait point encore songé a coller des affiches de vente sur
un empire en jachére, et de mettre en adjudication comme
un pré de rapport ou comme un bois d’agrément, une royauté
abandonnée. C'est un progrés qu'il vient de réaliser. Et main-
tenant, comme il marche vite, le siécle, emporté qu'il est au
galop de sa démence, nous verrons bientét, @ la quatriéme
page des journaux, entre des annonces de parfumerie et de
médecine, s’étaler des clichés nouveaux : vieux soldes de cou-
ronnes, liquidations de trénes ; bonnes occasions de monar-
chies constitutionnelles, parlementaires, absolues ; exportation
de plébiscites pour empereurs, de titres pour papes, de scep-
tres divers pour souverains variés.
Nous verrons sur les murs des grandes villes, devant les
études de notaires et d’avoués, dans l’entresol des cabinets
d'affaires, des affiches immenses :OCCASION EXCEPTIONNELLE
A vendre de gré a gré
EN UN OU PLUSIEURS LOTS
LEmpire de Russie
Le plus vaste et le micux assorti du monde. Avec toutes
ses dépendances, ses nihilistes, sa dynamite, son caviar et ses
ours.
Et ainsi pour l’Allemagne, ainsi pour I'Italie, ainsi pour
V Espagne.
Je ne parle que de l'avenir, bien entendu, car nous n’en
sommes point encore la, Dieu merci ! Nous aurons fait avant
ce temps, quelques étapes de révolutions. Occupons-nous du
présent, c'est-a-dire de ce petit royaume inconnu, perdu
comme une barque au milieu de la Méditerranée, et qui, par
la voie de !'annonce, et avec un louable entétement, s’obs-
tune a demander un roi, alors que les autres royaumes s’effor-
cent a chasser les leurs.
Qui sera roi de cette ile? un banquier ? un industriel
retiré des affaires ? un ancien notaire ? un poete fortuné ?
un amoureux ? un député républicain non réélu ? un fonc-
tionnaire dégommé ? Il est probable que ce sera l'un de ceux-
la! Aprés avoir vendu du drap, pendant trente ans, aprés
avoir escompté des traites et préparé des émissions ; aprés
avoir, pendant un instant, goaté au pouvoir, il doit étre doux
de se promener, une couronne au front, parmi des sujets age-
nouillés, et savourer le triomphe des vanités impériales aprés
les jouissances des richesses bourgeoises. Se retirer dang une
Karol Cytrowski, L'Abbé Jules D'octave Mirbeau en Tant Qu'exemple de L'influence de Fiodor Dostoïevski Sur Le Roman Français de La 2e Moitié Du XIXe Siècle