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ARCHITECTURE N°6
Architecture et réflexivité
Une discipline en régime d’incertitude
A R C H I T E C T U R E A N D R E F L E X I V I T Y
Sabine Guisse, Place Flagey 080829, 2008
Les Cahiers de La Cambre – Architecture
Nouvelle série, n° 6, décembre 2008
Direction de ce numéro
Jean-Didier Bergilez, Sabine Guisse, Marie-Cécile Guyaux
Traduction
Laura Austrums, Patrice Pinguet
Conception graphique
La Lettre volée, Bruxelles
Crédits photographiques
Couverture : © 2006 Jean-Michel Thibault, sans titre
Les éditeurs se sont efforcés de régler les droits relatifs aux illustrations conformément aux prescriptions légales.
Les détenteurs de droits que, malgré nos recherches, nous n’aurions pu retrouver sont priés de se faire connaître
aux éditeurs.
Publié avec l’aide financière du Fonds de la recherche scientifique – FNRS et du ministère de la Communauté
française de Belgique.
Architecture et réflexivité
Une discipline en régime d’incertitude
Depuis quelques décennies, notre société évolue à travers ce que nous qualifierons de régime
d’incertitude. Façonné par des changements si rapides et nombreux qu’ils interdisent toute
prévision voire toute connaissance en temps réel, ce régime est transversal à tous les champs.
Il y affecte à la fois l’identification des problèmes, la formulation des solutions et la prise de
décision. Il interroge la légitimité des acteurs, leurs valeurs et leurs réflexes. Reposant sur le
choix multiple, il bouscule les référents identitaires traditionnels, les catégorisations établies et
les principes acquis ; il en appelle à des réévaluations et des réajustements constants.
Les nouvelles conditions sociétales dont ce régime rend compte font apparaître des pratiques
dites plus réflexives. Émanant de diverses disciplines, de plus en plus d’auteurs font en effet
référence à la notion de réflexivité pour qualifier, de manière générale, les modes de recom-
position des pensées et des actions liés à ce régime d’incertitude. Selon cette acceptation contem-
poraine, la rationalité réfléchissante originellement définie par Kant franchit les limites de la
sphère esthétique qui l’avait vue naître pour investir les champs de l’action politique, de la
sociologie, de l’urbanisme, de l’art, etc. Elle y prend la forme de systèmes ouverts aux contin-
gences, flexibles, aux cadres flous, et au sein desquels tant les actions que les objectifs sont
revus et corrigés en permanence.
Dans le domaine particulier qui nous intéresse ici — l’architecture —, la réflexivité semble
s’illustrer de plusieurs façons. Par exemple, à l’inverse de la pensée moderniste qui affirmait
ses principes experts sur la table rase, l’architecture tiendrait compte de son contexte physique
mais aussi socio-politique. Ses outils évolueraient pour compléter les instruments classiques, tels
que la cartographie, les analyses quantitatives ou la typo-morphologie, par des approches
davantage subjectives et indiciaires. La conception du projet tendrait à déliter les frontières
entre experts et usagers tandis que la procédure, itérative et ouverte, y supplanterait la simple
opération de mise en forme. L’ensemble de ces transformations annoncerait notamment le déclin
du spatialisme, cette croyance attribuant de manière absolue, directe et déterminante les qualités
et défauts de la vie sociale à certaines formes spatiales. Dès lors, la réflexivité investirait prin-
cipalement la dimension sociopolitique de la discipline aux dépens de la spatialité.
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de ce regard, dont il démontre le caractère profondément esthétique, prétendument apolitique
et effectivement engagé.
Marc Dumont, Benoît Moritz, Christophe Mercier et Olivier Cornil, quant à eux, rendent
compte de la manière dont le « référentiel réflexif », à des degrés divers et selon des mani-
festations multiples, se « matérialise » dans le champ actuel de la production de l’urbain. Ils
prennent pour point de départ des processus de projets urbains ayant pour caractéristique
commune d’être en phase avec le régime incertain qui caractérise la gestion urbaine contem-
poraine mais se différenciant sur le plan de l’échelle : deux volets d’un grand projet de Ville
(Nantes), deux quartiers et une place (Bruxelles). Selon les cas, ils interrogent le rôle, mais
aussi les enseignements mutuels, du politique, de l’esthétique et du social dans le déroule-
ment de procédures de projets urbains. Tous, à leur manière, identifient les nouveaux types
d’acteurs potentiellement mis en présence par ces nouveaux modes de penser et faire la ville.
Cette perspective est complétée par le texte de Rafaella Housltan-Hasaerts qui analyse
diverses œuvres et démarches artistiques contextuelles — prenant place à Mexico City et
Tijuana —, et qui illustre de quelles manières il semble possible de tirer de celles-ci des ensei-
gnements sur la ville aussi pertinents que ceux que nous procurent d’autres disciplines dites
« raisonnables ». Tourné vers l’action, le travail de Nathalie Mertens illustre pour sa part
comment une cartographie subjective et collective peut également rendre compte d’une réalité
territoriale, révélant, parallèlement aux outils convenus de lecture urbaine, une géographie
spatio-temporelle de la vie culturelle bruxelloise.
Enfin, Marie-Cécile Guyaux et Maarten Delbeke abordent la question par le biais d’ob-
jets proprement architecturaux. À partir d’exemples d’objets théoriques, médiateurs ou bâtis,
la première rend compte de diverses manifestations et de différentes compréhensions de la
réflexivité en architecture. Pour ce faire, elle ordonne sa collection d’exemples selon une
thématisation issue du concept de « pensée faible » mis en évidence par le sociologue urbain
Yves Chalas, dont elle met en lumière quelques-uns des rapports à la réflexivité. À travers
l’analyse plus spécifique de deux projets d’architecture contemporaine à Minnneapolis, Maarten
Delbeke aborde quant à lui la notion de réflexivité par le truchement du concept de monu-
mentalité. L’architecture monumentale susciterait l’occasion de réfléchir tant le contexte que
la discipline elle-même. En regard de la production architecturale contemporaine, cette double
fonction adopterait des pondérations et des expressions nouvelles.
Jean-Louis Genard
Le concept de réflexivité connaît à l’heure actuelle un succès très large dont l’usage dans le
champ de l’architecture et, surtout, de l’urbanisme constitue une des illustrations. Ce succès
s’accommode par ailleurs d’un champ d’utilisation largement polysémique. Ainsi parle-t-on
aussi bien de « modernité réflexive » pour désigner une phase de développement sociétal
qui succéderait, tout en les dépassant, à la modernité et à la postmodernité. Mais, dans le
même temps, on en vient à parler d’un « individu réflexif », qui constituerait le témoignage
d’une évolution anthropologique, d’une transformation de la subjectivité, différenciant l’indi-
vidu actuel de ses modèles antérieurs. À vrai dire, l’usage du référentiel de la réflexivité est
aujourd’hui devenu une sorte de lieu commun de la sociologie du temps présent au point
que, comme c’est le cas avec tous les lieux communs, il en vient à s’imposer avec une sorte
d’évidence non problématique, produisant finalement des effets autant obscurcissants qu’éclai-
rants. Avant d’aborder la question spécifique des liens entre architecture, urbanisme et réflexi-
vité, sans doute est-il nécessaire d’opérer un bref détour par ces usages liés à d’autres disciplines,
où le concept de réflexivité a acquis ses lettres de noblesse et stabilisé un certain nombre
de ses significations.
En se situant sur le terrain de la sociologie générale tout d’abord, on notera que de nombreux
sociologues s’accordent pour décrire les évolutions sociales actuelles au travers du concept
de « réflexivité ». Ainsi parle-t-on volontiers de « société réflexive » dans la foulée, par exemple,
des travaux d’Antony Giddens, d’Ulrich Beck, d’Alain Touraine (qui parle plutôt de « retour
sur soi ») ou de Zygmunt Bauman, pour qualifier un état de société qui ne se laisserait réduire
ni aux standards de la modernité, ni non plus à ceux de la postmodernité. Chez Giddens,
par exemple, le concept de réflexivité renverra assez immédiatement à l’ensemble des processus
et dispositifs au travers desquels la société cherche aujourd’hui à se connaître, à se comprendre,
à anticiper son avenir, etc., le concept de réflexivité pointant à la fois sur le processus de
réflexion permanente qui caractérise les sociétés actuelles, sur les dispositifs cognitifs —
parmi lesquels la sociologie joue selon Giddens un rôle central — que ces sociétés mettent
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en place pour s’auto-réfléchir constamment, ainsi que sur le caractère toujours précaire des
savoirs ainsi produits, qui contraste avec l’assurance qui pouvait caractériser le modèle scien-
tiste des sociétés modernes. Chez Beck, la question de la réflexivité est plus directement
associée à celle de la « société du risque » et à la nécessité pour ces sociétés confrontées à
l’éventualité inédite de leur auto-destruction ou du moins à celle de risques majeurs qu’elles
auraient elles-mêmes engendrés, de développer des modes de conscience de soi à la hauteur
de l’ampleur des périls qu’elles font peser sur leur existence même. Chez d’autres auteurs,
la question de la réflexivité est plus simplement référée au développement d’une « société
de la connaissance » ou encore, comme dans l’ouvrage récent de Callon, Lascoumes et
Barthe, Agir dans un monde incertain 1, à la transformation politique qui ajoute à la démo-
cratie représentative, les dispositifs d’une démocratie délibérative ou participative, que celle-
ci soit instituée ou qu’elle s’impose au travers de l’émergence souvent inattendue de « forums
hybrides ».
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Une pensée fort semblable se retrouve dans le propos d’Yves Chalas et de son concept
d’urbanisme à « pensée faible » dont la réflexivité constitue une des dimensions. L’adjectif
« faible » entend également à l’évidence marquer une rupture par rapport à un urbanisme
dirigiste, planificateur… L’urbanisme que Chalas appelle de ses vœux, nourrit, comme celui
de Ascher, l’ambition d’une co-construction, ce dont rend compte le fait que cet urbanisme
à pensée faible soit également décrit comme performatif, la participation des acteurs produi-
sant en quelque sorte des effets d’adhésion et de légitimation dont se prive, voire qu’exclut,
un urbanisme à pensée « forte ». L’implication des acteurs dans les processus urbanistiques
s’accompagne chez Chalas de l’abandon de ce qu’il appelle un urbanisme « spatialiste »,
c’est-à-dire un urbanisme qui se penserait exclusivement à partir de catégories spatiales,
sans prendre en compte notamment les usages, les appropriations, etc.
Comme nous en convainc cette référence à deux figures de proue de la réflexion urba-
nistique actuelle, l’usage récurrent du référentiel de la réflexivité signe très certainement un
tournant important dans les pratiques et théories urbanistiques. Il reste cependant à se demander
si les usages du concept de réflexivité chez des auteurs comme Ascher et Chalas en expri-
ment toute la portée et si, du même coup, la richesse du concept de réflexivité — qui aurait
été alors sous-estimée par ces mêmes auteurs — ne permettrait pas d’ouvrir plus largement
le questionnement sur les pratiques et théories urbanistiques et architecturales.
Si l’on se penche sur l’arrière-plan justifiant l’usage du référentiel de la réflexivité chez
Ascher et Chalas, on pourrait, en effet, en résumer l’apport à deux niveaux.
Tout d’abord une revalorisation du rôle des destinataires des projets urbanistiques. Se
plaçant du point de vue de l’évolution des référentiels des sciences humaines en général,
on pourrait mettre cette dimension en relation avec ce que les sociologues désignent en
parlant de « tournant pragmatique », dont une des dimensions constitutives est ce qu’on pour-
rait appeler la prise au sérieux des compétences des acteurs. Contrairement en effet aux
paradigmes déconstructivistes des années 1960-1980 (Bourdieu, Lacan, Foucault, etc.) dont
le positionnement épistémologique revenait somme toute à prêter au théoricien des compé-
tences de survol par rapport à des acteurs imbriqués dans des logiques qui les dépassaient
et déterminaient leurs comportements en quelque sorte de l’extérieur, les héritiers du tour-
nant pragmatique en viennent plutôt à réduire le fossé séparant les acteurs du théoricien, à
reconnaître les compétences des acteurs et à ne plus adhérer à une épistémologie selon
laquelle le théoricien saurait mieux que les acteurs ce qu’il en est de leurs comportements.
Au grand partage opposant le monde des experts et celui des hommes moyens tend ainsi
à se substituer un horizon d’expertise partagée, comme l’illustre remarquablement l’ouvrage
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qui entendrait chercher dans le concept de réflexivité d’autres dimensions que celle évoquée
au travers des positions défendues par François Ascher ou Yves Chalas.
Sans doute revient-il à Scott Lash 4 d’avoir ouvert la voie à une reprise théorique plus englo-
bante de ce concept de réflexivité dans les domaines qui nous concernent ici. Lash, en effet,
à travers divers travaux dans lesquels l’architecture et l’urbanisme apparaissent comme des
analyseurs privilégiés des mutations sociales actuelles, a proposé de reprendre la discus-
sion sur la réflexivité à partir de son usage dans la tradition philosophique, en particulier
dans la tradition kantienne.
Rappelons que Kant oppose ainsi deux types de jugements, qu’il appelle « déterminant »
d’une part, « réfléchissant » de l’autre. Le jugement déterminant est un jugement de type
déductif dans lequel l’universel est donné et où le particulier se trouve confirmé dans sa
nécessité par déduction. Son domaine d’application privilégié est ce que Lash appelle theo-
rein, c’est-à-dire le champ de la raison théorique que Kant distinguait, comme on le sait,
des champs pratique et esthétique. Le jugement réfléchissant obéit au mouvement inverse.
Dans ce type de jugement, c’est le particulier ou le contingent qui est donné, mais il l’est de
manière telle qu’il évoque — de manière donc non déductive, non nécessaire logiquement —
l’universel. Le prototype du jugement réfléchissant est pour Kant le jugement esthétique et
c’est, en effet, dans La Critique de la faculté de juger que cette distinction entre jugement
déterminant et jugement réfléchissant acquiert sa pertinence dans la philosophie kantienne.
Un beau paysage est un paysage qui, au départ de sa contingence, évoque chez celui qui
le contemple ce que Kant appelle des idéaux régulateurs, des Idées de la raison, dont le
statut est universel (la liberté, Dieu, la totalité, etc.). Ce faisant — au travers donc de cette
évocation « tirant » vers l’universel — le jugement réfléchissant, dont le prototype est le juge-
ment de goût, s’accompagne d’un sentiment de nécessité, sentiment qui s’impose au sujet
mais dont celui-ci ne saurait par ailleurs convaincre ses interlocuteurs.
C’est sur base de cette distinction entre jugements déterminant et réfléchissant que Lash
propose de différencier ce qu’il appelle une première et une deuxième modernités. Au niveau
urbanistique et architectural, la première modernité correspondrait, sans entrer dans le détail
des distinctions que fait Lash, au Mouvement moderne et à sa prétention à énoncer des prin-
cipes (à l’image des CIAM, des Congrès internationaux d’architecture moderne, par exemple)
ou encore à son souci de standardisation qui présuppose la référence à un humain « universel »,
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nisme réflexif », c’est avant tout vers la question de la participation ou encore de l’abandon
du dogmatisme (le jugement déterminant) que pointent leurs réflexions. À suivre Lash, si le
concept de « réflexivité » peut à l’évidence ouvrir à ce type de préoccupation, cette dernière
est loin d’en épuiser le sens.
Pour éclairer cette question, j’aurais tendance à chercher à vérifier l’extension possible du
concept de réflexivité, en partant de l’idée selon laquelle l’architecture est une discipline
complexe dont la logique même oblige à se situer conjointement sur les trois domaines de
validité que la modernité a contribué à différencier : celui des sciences et des techniques
d’abord, celui, ensuite, du monde social et des enjeux normatifs, moraux, politiques… que
pose l’architecture à cet égard et, enfin, celui de la qualité ou de la réussite esthétique. Que
peut apporter la référence à la réflexivité dans ces trois domaines ? Que peut vouloir y dési-
gner l’idée d’une avancée réflexive ?
Par rapport à la question de la technique, la réflexion ouverte par Lash se construit dans un
sens qui approfondit l’idée d’un milieu spécifique de la réflexivité propre à la relation I-It.
S’inspirant notamment des travaux de Bruno Latour, Lash attire l’attention sur le fait que l’op-
position même sujet-objet est un héritage de la modernité et que les objets techniques les
plus récents (par exemple, les manipulations génétiques) nous obligent à repenser en profon-
deur cette opposition. Autrement dit, dans un cadre « réflexif », il conviendrait d’en finir avec
l’héritage dichotomique (propre à ce que Latour nomme la « constitution moderne ») qui voit
dans les individus les capacités agissantes alors que les objets seraient en quelque sorte
extérieurs aux sujets, et soumis à leur maîtrise. Il propose de reconsidérer les cadres de ce
référentiel et de voir dans les objets techniques des entités agissantes. Bref, le monde serait
à interpréter selon la logique des réseaux à l’intérieur desquels circuleraient « quasi-objets »
et « quasi-sujets », concepts que Lash, à la suite de Latour, reprend des travaux de Michel
Serres.
Si l’on veut se rapprocher du champ de l’architecture, l’adoption de cette posture nous
inviterait sans doute notamment à reconsidérer les efforts déployés par l’architecture, dans
la tradition moderne de dichotomisation et de séparation, pour se distancier de la technique
et plus spécifiquement de la « construction ». Dans cette optique, et le déterminisme techno-
logique (du type défendu, par exemple, par Pierre Francastel) et les tentatives d’autonomi-
Rappelons que chez Kant, l’idée de réflexivité est introduite comme complément à l’idée de
jugement déterminant. L’exemple même de jugement déterminant est le jugement de causa-
lité qui démontre la nécessité de tel ou tel phénomène naturel. La référence au principe de
réflexivité est en fait introduite pour éviter d’ontologiser ce principe de causalité et d’en venir
à considérer que le réel est intégralement gouverné par ce principe, ce qui, par exemple,
reviendrait à dénier toute place à la liberté. Pour Kant, le principe de causalité est un prin-
cipe réflexif dans la mesure où lui est conféré un statut de méthode ou de point de vue sur
une réalité qui toujours échappe, déborde toute méthode. Se référer à l’idée de réflexivité
c’est, pour Kant — et ceci est fondamental pour comprendre la distance à la modernité dans
ses versions scientistes, dogmatiques… —, admettre que le réel n’est pas rationnel, qu’il
demeure toujours au moins partiellement contingent par rapport à nos efforts — par ailleurs
légitimes — de rationalisation. Comme on le comprend ici — et Lash ne manque pas de le
souligner —, le jugement réfléchissant détient en quelque sorte une position englobante par
rapport au jugement déterminant auquel il est seul susceptible de conférer un statut non
dogmatique.
Revendiquer la réflexivité, c’est aussi admettre la fragilité de nos principes de connais-
sance — si convaincants soient-ils —, c’est aussi défendre une exigence de critique perma-
nente. C’est endosser par rapport à nos efforts de connaissance et de théorisation, une
exigence de vigilance et de modestie à la fois.
Dans le domaine plus spécifiquement esthétique, l’idée de réflexivité est rapportée par
Lash à un certain nombre d’auteurs parmi lesquels Hans-Georg Gadamer occupe une place
intéressante. Lash propose quelques développements aux références que Gadamer consacre,
dans son ouvrage le plus célèbre Vérité et méthode, à la métaphore du jeu pour cerner l’ex-
périence esthétique et, au-delà de l’expérience esthétique, l’expérience de la compréhen-
sion en général. Commentant Gadamer, Lash insiste sur le caractère toujours indéterminé
de l’activité ludique, mais aussi sur sa dimension non instrumentale.
Ces remarques de Lash sont instructives, notamment parce que, transposées au terrain de
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l’architecture et de l’urbanisme, elles mettent en question le propos, typiquement moderniste,
d’enfermer les pratiques architecturales dans des principes, des manifestes, etc. ou d’asso-
cier aux pratiques urbanistiques une prétention à la scientificité qu’elles sont à vrai dire in-
capables d’honorer. Au-delà des analyses de Lash que je ne peux suivre exhaustivement
dans ce bref article, place est faite à un travail de l’imagination ou encore à des formes
d’intelligence qui ne peuvent se réduire aux savoirs déterminants.
Contre les principes a priori — déterminants —, décontextualisés, que posaient, par exemple,
l’urbanisme fonctionnaliste ou certaines architectures modernistes, l’usage de la réflexivité
s’opère en contexte, en situation. Son espace est moins celui de l’affirmation péremptoire
de principes que celui de l’ouverture d’espaces d’écoute, de confrontation et de discussion.
L’urbanisme se fait ainsi procédural, l’architecture s’attache moins à l’imposition de formes
précises qu’elle n’est ouverte à une réflexion sur les usages. Ces pratiques de discussion
assument la fragilité des raisonnements. Entre partenaires s’opèrent ainsi des jeux d’aller-
retour, la réflexion se co-construit dans la discussion. Le moment réfléchissant sanctionnerait
la fin du partage dur, propre à la différenciation fordiste, entre spécialistes et usagers. En
même temps que de plus en plus d’experts peuplent les dispositifs sociaux, l’expertise est
remise en question dans sa prétention à l’univocité de sa vérité. Les experts sont contestés
dans leur savoir. Les usagers, les citoyens font valoir leur propre expertise qui tend à être
acceptée comme telle. L’usager devient tendanciellement un partenaire des dispositifs urba-
nistiques, comme c’est le cas, par exemple, avec l’urbanisme descriptif de Bernardo Secchi
et de bien d’autres.
Aux outils caractéristiques d’une rationalité déterminante s’ajoutent, s’opposent aussi, des
outils caractéristiques d’une rationalité réfléchissante, ouverte à la contingence, aux subti-
lités des espaces, à la sensibilité des lieux, à la multiplicité des usages spatiaux. Face à la
cartographie et aux zonages ou aux analyses quantitatives caractéristiques d’une rationa-
lité déterminante, ou encore à distance de la typo-morphologie omniprésente dans le moment
postmoderne, s’élèvent de nouveaux outils comme le reportage photographique, les séquences
filmées, les ambiances sonores, les déambulations, les dérives urbaines chères aux situa-
tionnistes. La sémantique s’enrichit de nouveaux termes comme celui de paysage qui renvoie
clairement à la question de la sensibilité. « Paysage » dont l’usage se banalise à propos des
environnements urbains qui, dépassant leur dimension visuelle, deviennent olfactifs, sonores,
etc. L’architecture et l’urbanisme s’emparent de la nuit, non sans arrière-pensée de rentabi-
lisation 24 heures sur 24 de la ville, mais en cherchant à réhabiliter la poésie nocturne.
L’art, sous la forme d’interventions, d’installations prend le statut de vecteur de connaissance.
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le contre-pied de l’arrogance des urbanistes fonctionnalistes. À l’image de l’urbanisme d’Yves
Chalas, en particulier dans ses dimensions performative et apophatique, l’urbanisme pense
ses méthodes et ses pratiques sous l’horizon de l’incertitude5. La temporalité est ici pros-
pective, mais il ne s’agit plus de la prospectivité moderniste dans laquelle la raison et le
progrès promettaient nécessairement un monde meilleur. L’avenir est désormais celui du risque
et de la précaution, du développement durable et de ses économies de moyens.
Les catégories proposées par Hannah Arendt, travail, œuvre et action, peuvent être ici
d’une certaine utilité pour mesurer le changement porté par ces pratiques innovantes. Là où
la promotion immobilière, le clé sur porte renvoient la production architecturale du côté du
travail et de la fabrication, là où le modernisme architectural mais aussi les modèles post-
modernistes et déconstructivistes demeurent attachés au modèle de l’œuvre, la spécificité
des nouvelles pratiques architecturales et urbanistiques s’éclairent davantage si on les rapporte
à l’idée d’action. La réussite de la production se situe ici à la fois dans le processus et dans
le résultat, la réussite du résultat, de l’œuvre, étant tributaire de celle du processus. Par
ailleurs, cette réussite cesse d’être pensée selon les catégories caractéristiques de l’œuvre,
la monumentalité, par exemple, mais plutôt selon le critère des effets. À l’image de la perfor-
mativité de l’urbanisme à « pensée faible » de Chalas, la signification de la réalisation se
situe bien davantage dans ce qu’elle fait que dans ce qu’elle est.
1. Michel CALLON, Pierre LASCOUMES et Yannick la civilisation occidentale (période qu’on situe souvent à
BARTHE, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démo- partir du XV siècle).
e
cratie technique, Paris, Le Seuil, 2001. Voir aussi Les 3. Fabrizio CANTELLI, Steve JACOB, Jean-Louis GENARD
Cahiers de La Cambre – Architecture, n° 3, « De la parti- et Christian DE VISSCHER, Les Constructions de l’action
cipation urbaine. La place Flagey », Bruxelles, La Lettre publique, Paris, L’Harmattan, 2006.
volée, 2005. 4. Scott LASH, Another Modernity. A Different Rationality,
2. Le modernisme architectural renvoie bien entendu à Oxford, Blackwell, 1999.
une période bien différente (le début du XX siècle) de ce 5. Yves CHALAS, L’Invention de la ville, Paris, Anthropos,
e
Nathalie Heinich
« Qu’est-ce que le patrimoine ? » Cette question, que beaucoup se sont posée et se posent
encore, admet plusieurs types de réponses, elles-mêmes connectées à différentes méthodes
d’investigation, de la spéculation métaphysique à l’enquête de sociologie pragmatique. Après
avoir précisé ce qu’est cette dernière, et montré comment elle a pu s’appliquer dans une
étude sur le service de l’Inventaire du patrimoine en France, nous mettrons en évidence, par
des exemples concrets, la façon dont elle exploite les capacités de réflexivité des acteurs.
Et nous établirons pour finir le lien consubstantiel de la méthode réflexive avec la sociologie
compréhensive.
« Qu’est-ce que le patrimoine ? » Une première façon de répondre à cette question relève de
l’ontologie philosophique : elle consiste à dégager, par la réflexion abstraite, les traits défi-
nitionnels propres à la notion de patrimoine. C’est de cette approche platonicienne que
relève pour une part l’ouvrage classique d’Aloïs Riegl sur le culte des monuments, qui propo-
sait une typologie des monuments historiques, à une époque où cette notion était beaucoup
plus restrictive qu’elle ne l’est devenue aujourd’hui 1. Remarquons que, comme toute onto-
logie, cette approche est consubstantiellement normative : en disant ce qu’« est », par prin-
cipe, un objet patrimonial, on se donne du même coup les moyens de dire si tel ou tel objet,
selon qu’il correspond à la définition, « est » ou « n’est pas » — au sens de « doit être consi-
déré comme » — un objet de patrimoine, donc susceptible d’être qualifié comme tel, au
double sens de « défini » et de « valorisé ».
Une deuxième façon de définir le patrimoine relève d’une analytique des objets, construite
à partir de la description d’une variété d’éléments considérés comme relevant de la caté-
gorie en question. C’est ainsi que l’histoire de l’art établit des corpus d’objets patrimoniaux,
et les soumet à l’analyse soit iconographique (voire iconologique 2), soit stylistique. La biblio-
graphie ici est innombrable, car de telles études abondent, même si elles sont inégalement
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fouillées ou, au contraire, synthétiques. Là, la dimension normative peut être explicite, lorsque
la description s’accompagne d’un commentaire sur la valeur esthétique, ou implicite, lorsque
le seul choix de l’objet, et la minutie du travail effectué à son propos, suffisent à en indiquer
la valeur aux yeux de l’historien d’art.
Une troisième modalité de définition est d’ordre expressément et unilatéralement normatif :
elle consiste à édicter les principes selon lesquels doit être menée l’action en faveur du patri-
moine. La question se retraduit alors de « Qu’est-ce que le patrimoine ? » en « Comment faut-
il sélectionner les objets patrimoniaux ? ». On sort là du domaine universitaire pour entrer
dans la politique ou l’administration culturelle qui opèrent avec des lois et des décrets, des
directives et des manuels à l’usage des « opérateurs » du patrimoine, ceux qui le gèrent ou
l’étudient. Cela va du rapport parlementaire 3 à l’article de cadrage 4, et même, au plus
haut degré de généralité, à l’invocation philosophique des valeurs à défendre en matière
de politique patrimoniale 5.
Une quatrième approche, plus récente dans l’histoire des disciplines intellectuelles, relève
plutôt de l’histoire culturelle : elle consiste à étudier les définitions autorisées que nous venons
d’évoquer — conceptions philosophiques, commentaires esthétiques, directives administra-
tives — pour en dégager les principes sous-jacents. Là, on n’est plus dans la réflexion abstraite
du métaphysicien, ni dans la description raisonnée des objets chère à l’historien d’art, ni
dans la pratique de l’administrateur, mais dans l’analytique des textes propre à l’historien
des représentations. Ce type d’études — oscillant entre l’histoire pure, côté descriptif, et le
pamphlet, côté normatif — s’est considérablement développé à partir des années 1980, à
l’époque où le patrimoine faisait l’objet, en France, d’un intense investissement collectif, tout
à la fois financier, administratif, axiologique, intellectuel 6.
La cinquième et la sixième approches — et nous nous arrêterons là — relèvent l’une et
l’autre de la sociologie, dans la mesure où elles s’intéressent aux opérations et aux opéra-
teurs de la patrimonialisation, plutôt qu’à ses principes abstraits ou à ses objets d’applica-
tion ; mais l’une et l’autre sont bien différentes. La première de ces deux approches sociologiques
relève d’une sociologie explicative des discours et des pratiques de patrimonialisation, qui
s’intéresse à la relation entre le rapport au patrimoine et les déterminants extérieurs à cette
relation : âge, sexe, origine sociale, niveau d’études, religion, etc. Calée sur la méthode
classique des sondages d’opinion, elle repose sur des questionnaires ou, éventuellement,
des entretiens, sollicitant les acteurs pour leur faire expliciter leurs conceptions ou leurs pratiques
(« Qu’est-ce que représente pour vous le patrimoine ? », « Considérez-vous que tel ou tel objet
relève du patrimoine ? », « Citez trois monuments historiques », etc.), de façon à en dégager
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dire qu’il s’agit obligatoirement d’une sociologie d’enquête (et non pas de spéculation abstraite),
et d’enquêtes « enracinées » (grounded) dans un contexte spatio-temporel précis (plutôt que
reposant sur des investigations déconnectées de tout contexte réel, comme dans les sondages
ou les entretiens) 11.
En ce sens, sa référence principale n’est pas le courant pragmatique en philosophie, contrai-
rement à ce qui se dit parfois : celui-ci en effet ne constitue une avancée contextualisante
que par rapport à une tradition philosophique dont la discipline sociologique a déjà périmé,
de par sa nature même, la dimension métaphysique, de sorte que les propositions des philo-
sophes pragmatistes n’apparaissent guère aux yeux du sociologue que comme des lieux
communs 12. Plus pertinente est la référence au pragmatisme en linguistique, puisque celui-
ci invite à ré-orienter l’objet de la discipline vers les usages concrets de l’échange linguis-
tique plutôt que vers les principes abstraits de fonctionnement du langage, ou d’une langue 13.
L’analyse conversationnelle a d’ailleurs représenté un parfait exemple d’intersection entre la
linguistique pragmatique et le courant interactionniste dans la sociologie américaine 14.
En France, la sociologie pragmatique s’est développée dans les années 1980 et 1990,
autour de Bruno Latour d’abord, qui a systématisé l’analyse des controverses 15, puis de Luc
Boltanski et Laurent Thévenot ensuite, qui ont formé de jeunes chercheurs adeptes des enquêtes
de terrain où la micro-observation des situations concrètes s’allie à de fortes modélisations
théoriques 16. L’une des caractéristiques saillantes de ces approches est l’extension des éléments
pertinents, incluant toutes les catégories d’« actants 17 », humains et non-humains, de sorte
que les objets occupent une place importante dans l’observation. Parallèlement, cette foca-
lisation sur l’ensemble des éléments sollicités par les acteurs dans la situation étudiée oblige
le chercheur à prendre en compte toute la gamme des actions (non seulement discursives,
mais aussi gestuelles et graphiques) et des opérations qui les rendent possibles ou qui en
résultent : sémantiques, juridiques, administratives, etc. Bref, une enquête de sociologie prag-
matique est à l’extrême opposé d’une analyse de discours décontextualisé, les seuls discours
pertinents étant, dans cette perspective, soit les énoncés tenus par les acteurs en situation,
soit le retour réflexif, à la demande du sociologue, sur l’expérience vécue.
L’approche pragmatique redonne leur place aux objets comme aux sujets en tant que les
uns et les autres agissent, au lieu de les considérer comme des supports passifs de projec-
tions — projections des catégories sociales, ou des représentations collectives, sur les sujets
percevant les objets. L’anthropologue anglais Alfred Gell a fourni à cette approche la notion
d’agency des objets, c’est-à-dire leur capacité d’agir sur les sujets 18 (de même que les images,
pour l’historien d’art Ernst Gombrich, ont une certaine efficacité sur celui qui les regarde 19).
C’est cette méthode de sociologie pragmatique qui a été utilisée dans une enquête sur l’Inventaire
du patrimoine, destinée à dégager les critères en fonction desquels les chercheurs de ce
service incluent ou non un bâtiment ou un objet dans le corpus patrimonial — mesure grâce
à laquelle il bénéficie, au minimum, de la protection symbolique consistant à le répertorier
et à l’étudier et, éventuellement, de la protection matérielle consistant à le préserver, pour
peu qu’il soit ensuite désigné comme « monument historique », excipant d’une « inscription »
ou d’un « classement » 24.
Pour accéder à l’explicitation de ces critères, on a choisi de cibler les situations de contro-
verses ou d’incertitudes, pour remonter à partir de là aux principes de description et d’éva-
luation effectivement sollicités dans la pratique de terrain. Le mot « effectivement » est important :
car la réalité des pratiques n’est pas toujours conforme aux prescriptions officielles formu-
26 Na th a li e H ei n ic h
lées par le « bureau de la méthodologie » du service de l’Inventaire, dans les divers « livrets »
édités depuis sa création en 1964 25. En outre, ces prescriptions, assez générales, ne couvrent
pas — loin de là — tous les cas de figure rencontrés sur le terrain, face à des objets problé-
matiques, ou à des principes parfois contradictoires entre eux.
Les normes théoriques étant par définition connues du commanditaire, l’enquête visait les
pratiques réelles. Compte tenu de ce décalage entre prescriptions et pratiques, il était exclu
de procéder par questionnaires écrits distribués aux chercheurs : les réponses n’auraient fait
que redoubler les prescriptions édictées par le bureau de la méthodologie. On a donc choisi
de procéder essentiellement par observation directe des acteurs en situation, en les accom-
pagnant sur le terrain et en notant leurs façons de procéder.
Cette méthode toutefois a des limites évidentes : le travail est le plus souvent solitaire et il
implique un haut degré d’intériorisation des savoir-faire. Cette prégnance de l’implicite est
d’ailleurs la règle plutôt que l’exception dans toute situation d’évaluation : sans que les choses
soient forcément « cachées », « dissimulées » — selon l’hypothèse qui sous-tend la sociologie
critique —, elles sont le plus souvent non dites simplement parce qu’elles vont de soi, ne
nécessitant donc pas l’explicitation 26. Dans ces conditions, on ne pouvait guère espérer que
les critères de choix s’explicitent spontanément, par exemple, sous la forme d’une discus-
sion entre deux chercheurs ou d’une réflexion à voix haute 27. Il a donc fallu recourir à deux
autres procédures pour compléter l’observation directe : le questionnement in situ et le retour
sur dossiers — l’un comme l’autre faisant appel aux capacités de réflexivité des acteurs.
Tout d’abord, sur le terrain, l’observateur — le sociologue — s’est placé en situation de
formation, en interrogeant les chercheurs sur les raisons de leurs décisions : « Et là, pour-
quoi vous ne le prenez pas ? » ; « Et ça, vous le notez où ? » ; « Qu’est-ce qui vous pose problème,
ici ? » ; « Pensez-vous que tous vos collègues feraient la même chose ? » ; etc. C’était, bien
sûr, une situation de formation fictive, puisque le chercheur savait bien qu’il avait affaire
non pas à un jeune collègue inexpérimenté mais à un sociologue, chargé d’une enquête
par sa direction — si même il n’imaginait pas une inspection déguisée. En termes goffma-
niens, les réponses aux questions du sociologue faisaient passer la situation du « cadre primaire »
(le travail du chercheur de l’Inventaire) au « mode » de la répétition pédagogique, et cette
situation pouvait être aussi « recadrée » par le chercheur comme une « fabrication » prenant
la forme d’une inspection dissimulée par une fausse enquête sociologique 28.
L’autre complément à l’observation directe a consisté à interroger les chercheurs non plus
sur le terrain, dans le cadre de leur travail de repérage et de sélection, mais dans leurs
bureaux, où ils enregistrent les données recueillies et préparent leurs dossiers de façon à les
28 Na th a li e H ei n ic h
respect qu’une croix de cimetière : l’une et l’autre appellent la génuflexion, fût-elle purement
fonctionnelle puisque destinée à soutenir le regard rapproché, à la recherche d’une date,
d’une signature, d’un blason… 31 »
Toutefois, l’observation directe ne nous aurait pas permis de déceler ce qu’il y a de double-
ment paradoxal : et dans une génuflexion devant une tombe, hors de tout contexte religieux
ou intention dévotionnelle ; et dans une génuflexion, elle aussi purement fonctionnelle, devant
une borne Michelin, alors que celle-ci n’aurait sans doute pas même été « vue » à la géné-
ration précédente, parce qu’elle ne fait pas partie des objets traditionnellement inventoriables,
comme nous le précise le chercheur en réponse à notre question :
« J’imagine qu’il y a trente ans… ?
— Ah non, il y a trente ans on ne la voyait pas ! [Rires.] Ce qui est étrange, c’est qu’il y
a trente ans on voyait les milliaires, c’est-à-dire les bornes gallo-romaines, qui avaient la
même fonction que les bornes routières aujourd’hui, et on ne les prenait pas 32. »
C’est dire à quel point la réflexivité de l’acteur induite par les questions du chercheur
amène des informations que l’observation directe n’aurait pas permis de recueillir. Ici, on
voit s’expliciter concrètement l’évolution spectaculaire des critères advenue depuis la créa-
tion du service, avec, notamment, une extension remarquable de l’échelle temporelle (bornée,
à l’origine, au début du XIXe siècle, elle couvre aujourd’hui le temps t-1 génération) et de la
gamme typologique des objets concernés (« de la cathédrale à la petite cuillère », selon la
formule frappante d’André Chastel définissant les objectifs de l’Inventaire, on a glissé de
plus en plus vers le second de ces termes). C’est donc toute l’historicité d’un savoir-faire qui
se trouve explicitée par le jeu de questions-réponses — historicité à laquelle n’aurait pas
donné accès l’observation directe.
Celle-ci se trouve privilégiée par les méthodes interactionnistes, attachées à l’ici et main-
tenant des actions en situation. Cette focalisation a, certes, ses avantages, par comparaison
avec les méthodes dé-contextualisées qui recueillent des « opinions » sans jamais s’interroger
sur leur pertinence pour les acteurs 33. Mais elle a l’inconvénient de maintenir dans l’invisi-
bilité tous les « arrière-plans » nécessaires aux acteurs pour rendre leurs comportements effi-
caces, qu’il s’agisse de techniques du corps si incorporées qu’elles ne leur sont même plus
perceptibles, ou d’horizons de référence si bien assimilés — ou, en termes bourdieusiens,
si bien transformés en « habitus » 34 — qu’ils se fondent dans le « ça va de soi », dans l’évi-
dence de ce qui ne fonctionne si bien que parce qu’on n’en a pas conscience 35. C’est donc
cette part immense de l’implicite — comparable à la partie immergée de l’iceberg — qui
rend nécessaire le recours à la réflexivité de l’acteur. Elle est aussi, remarquons-le, ce qui
Une étape intermédiaire entre observation directe des actions en situation et retour sur l’ex-
périence consiste en l’observation d’interactions spontanées entre acteurs, où les uns doivent
expliquer aux autres ce qu’ils font. Ce peut être un chercheur de l’Inventaire face à un colla-
borateur sur le terrain, ou bien discutant avec ses collègues en situation de formation, ou
encore confronté à un passant — pour aller du minimum au maximum de distance entre
locuteurs, et donc de travail réflexif. Ces trois types de situations sont plutôt exceptionnelles
dans notre corpus, mais lorsqu’elles sont apparues, elles ont apporté des informations inté-
ressantes, qui avaient l’avantage d’être recueillies avec le maximum de spontanéité, sans
l’intervention du sociologue — même si sa présence pouvait orienter quelque peu l’échange
de propos.
Ainsi, dans ce dialogue entre deux chercheurs commentant devant l’ordinateur un cas diffi-
cile, l’émergence d’un désaccord rend sensibles les différences d’évaluation, y compris d’un
chercheur à l’autre (du même sexe, de la même génération, travaillant dans le même service
et sur les mêmes dossiers), malgré toutes les précautions prises pour rendre la méthodologie
aussi « scientifique », donc dé-subjectivée que possible :
« Premier chercheur : Par contre, pour la maison voisine, on a hésité : on est revenus,
après avoir vu la façade arrière ; c’est la maison de l’architecte. Elle est repérée. Mais nous
ne l’avons pas sélectionnée, finalement, alors qu’on pensait le faire au début parce que c’est
la maison de l’architecte, donc c’est quand même intéressant ; mais à côté de l’autre, elle
est médiocre, vraiment, architecturalement… Il n’y a pas grand-chose…
Second chercheur : Oui, mais c’est dommage, car compte tenu justement de l’architecte,
qui est un architecte très important sur la ville de X., moi je trouve qu’on devrait la sélec-
tionner quand même. Non ? Parce que je trouve que cette façade-là est beaucoup plus…
belle que l’autre : tu ne trouves pas ? Regarde l’entourage des fenêtres, et tout… C’est par
rapport à l’importance de l’architecte…
Premier chercheur : Mais justement : moi je la trouve moche… [Rires.] Bon, on n’est pas
très… Écoute, on verra ! »
À un niveau supérieur de distance entre interlocuteurs, un stage de formation organisé à
30 Na th a li e H ei n ic h
Paris pour les chercheurs de l’Inventaire nous a permis de mesurer les écarts entre spécia-
listes en matière, non plus de beauté, mais d’authenticité — l’un et l’autre termes étant d’ailleurs
bannis du vocabulaire officiel, alors même que les registres de valeurs auxquels ils renvoient
demeurent fondamentaux dans la logique patrimoniale. Il s’agissait pour les organisateurs
du stage de suggérer l’éradication du terme « dénaturé », pourtant largement utilisé par les
chercheurs pour éliminer des objets ne répondant pas au critère d’authenticité. Voici un
extrait de leurs échanges :
« L’organisateur du stage : Il faudrait bannir le terme “dénaturé”… Il évite peut-être de se
poser des questions !
Le chef de bureau : Il impliquerait de savoir ce qu’est la nature !
L’organisateur : C’est dénaturé par rapport à quel état ? Mieux vaudrait dire “transformé”.
[…]
L’organisateur, revenant à la terminologie : Qu’est-ce qui se passerait si on éliminait “dé-
naturé” ? On pourrait dire “transformé”, “remanié” ? Ce serait moins négatif.
Chercheur n° 2, tentant un compromis : “Remanié”, c’est plus neutre.
Chercheur n° 5, véhément, intervenant sur un ton de meeting : Pour moi, c’est très simple :
“dénaturé”, c’est lorsqu’il y a des matériaux qui sont hors nature. C’est le cas de la tôle
ondulée : vous n’allez quand même pas me dire que c’est naturel, non ?! »
Troisième exemple, enfin, d’interaction observée : le dialogue peut se nouer sur le terrain,
avec les habitants. L’explicitation atteint alors un niveau supérieur, du fait que le chercheur
doit faire un effort d’intelligibilité auprès de gens qui, non seulement, ne sont pas des spécia-
listes du patrimoine (cas du sociologue), mais sont en outre d’un niveau socio-culturel assez
bas, surtout dans les campagnes. Ce fut le cas, par exemple, dans un dialogue — trop long
pour être reproduit ici — où les deux chercheurs durent se justifier face à deux vieilles dames
qui leur reprochaient de photographier la façade de leur maison (craignant un cambrio-
lage, une inspection fiscale ou un classement patrimonial ?), et à qui il fallut opposer pour
finir, assez brutalement, l’argument juridique du droit à photographier dans l’espace public
pour suspendre une dispute qui menaçait de s’envenimer.
Exploiter la réflexivité
Ce ne furent là, toutefois, que des moments anecdotiques. Beaucoup plus productifs furent les
situations de réflexivité maximale : celle où le sociologue interroge directement le chercheur
sur la raison de ses décisions, l’obligeant à expliciter la ou les logiques de son savoir-faire.
32 Na th a li e H ei n ic h
c’est que j’ai un escalier à double volée… Elle est belle celle-là ! Je veux dire, elle est plai-
sante… Bon, là vous voyez, il se peut que celle-là, je la mette en œuvre représentative —
je vais voir… En tout cas, la typologie, ce sera : maison à deux pièces au rez-de-chaussée.
Je ne sais pas si je vais la sélectionner : je mets un point d’interrogation, c’est à déterminer
à l’issue de l’enquête… Ça reste à déterminer. »
Ce monologue illustre aussi la façon dont la qualification esthétique, en termes de beauté,
peut emprunter non pas la voie traditionnelle, esthète, du sentiment d’harmonie, de cohé-
rence formelle, d’ornementation etc., mais la voie plus « scientifique » de la cohérence typo-
logique 37. Toutefois, à ce niveau d’analyse, on quitte le recueil des données fournies par
les acteurs eux-mêmes sur leur propre expérience, pour l’interprétation de ces données par
le sociologue, qui en extrait la logique sous-jacente — puisque c’est à cela que tend le travail
sociologique dans la perspective compréhensive. Or à cette logique, les acteurs n’auraient
pas accès sans la réflexion du sociologue, pas davantage que le sociologue n’y aurait accès
sans la réflexivité des acteurs.
C’est donc à ce point que nous arrêterons cet article, dont l’objectif était de montrer concrè-
tement ce que, en général, la méthode réflexive apporte à une sociologie pragmatique et
compréhensive de l’expérience ; et en particulier ici, la façon dont le sociologue peut exploiter
la compétence à la réflexivité des experts pour comprendre comment se construit, dans le
détail des opérations, la notion de patrimoine architectural.
34 Na th a li e H ei n ic h
droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La phiques, basées elles aussi sur l’idée d’une passivité du
Découverte, 2002 ; Antoine HENNION, Sophie sujet face à l’objet (cf. Jean-Marie SCHAEFFER, Les
MAISONNEUVE et Émilie GOMART, Figures de l’ama- Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythe,
teur. Formes, objets, pratiques de l’amour de la musique Paris, Gallimard, 1996, p. 350.)
aujourd’hui, Paris, La Documentation française, 2000 ; 24. Cf. Nathalie HEINICH, L’Inventaire et ses critères,
Madeleine AKRICH, Michel CALLON et Bruno LATOUR, rapport d’enquête, ministère de la Culture, service de
Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, École l’Inventaire, 2006.
des mines, 2006. 25. Le dernier en date est Principes, méthode et conduite
16. Cf. Christian BESSY et Francis CHATEAURAYNAUD, de l’Inventaire général, Paris, Éditions du Patrimoine, 2001.
Experts et faussaires. Pour une sociologie de la percep- 26. C’est pourquoi, par exemple, l’observation d’un
tion, Paris, Métailié, 1995 ; Nicolas DODIER, L’Expertise « comité technique » de FRAC, où des experts procèdent
médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, aux achats d’œuvres d’art contemporain, a dû être
Paris, Métailié, 1993 ; Laurent THÉVENOT, L’Action au complétée par des entretiens individuels avec ses
pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La membres, pour leur permettre d’expliciter les raisons de
Découverte, 2006. leurs choix, mais pour le sociologue et non plus pour
17. La « théorie actantielle » a été reprise par Latour aux leurs pairs. Cf. Nathalie HEINICH, « Expertise et poli-
travaux de Greimas (cf. Algirdas Julien GREIMAS et Joseph tique publique de l’art contemporain : les critères
COURTÉS, Dictionnaire raisonné de la théorie du d’achat dans un FRAC », Sociologie du travail, vol. XXXIX,
langage, Paris, Hachette, 1979). Elle a été appliquée n° 2, 1997, p. 189-209.
notamment par Luc BOLTANSKI, Yann DARRÉ et Marie- 27. C’est cette ressource conversationnelle qu’ont pu
Ange SCHILTZ dans « La Dénonciation », Actes de la exploiter Christian Bessy et Francis Chateauraynaud dans
recherche en sciences sociales, n° 51, mars 1984, p. 3- leur enquête sur le savoir-faire des experts en salles des
40, repris dans Luc BOLTANSKI, L’Amour et la Justice ventes, du fait qu’ils observaient non seulement la façon
comme compétences, Paris, Métailié, 1984. dont les experts manipulent les objets, mais aussi les
18. Cf. Alfred GELL, Art and Agency. An Anthropological dialogues entre experts et clients autour d’un objet (cf.
Theory, Oxford, Clarendon Press, 1998. Christian BESSY et Francis CHATEAURAYNAUD, Experts
19. Cf. Ernst Hans GOMBRICH, L’Art et l’Illusion. et faussaires, op. cit.).
Psychologie de la représentation picturale (1960), trad. 28. Cf. Erving GOFFMAN, Les Cadres de l’expérience
Guy Durand, Paris, Gallimard, 1971. (1974), trad. Isaac Joseph, Paris, Minuit, 1992.
20. Cf. James Jerome GIBSON, The Ecological Approach 29. C’est la raison pour laquelle, dans mes enquêtes sur
to Visual Perception, Boston, Houghton Mifflin, 1977. l’art contemporain, j’ai centré l’investigation sur les rejets
21. Christian BESSY et Francis CHATEAURAYNAUD, (cf. Nathalie HEINICH, Le Triple Jeu de l’art contempo-
Experts et faussaires, op. cit., p. 239. rain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Minuit, 1998 ;
22. Ibid., p. 236. L’Art contemporain exposé aux rejets. Études de cas,
23. Antoine HENNION, « Those Things That Hold Us Nîmes, Jacqueline Chambon, 1998) ; de même, dans
Together: Taste and Sociology », Cultural Sociology, vol. I, Mères-Filles, les rapports mères-filles ont été travaillés à
n° 1, mars 2007, p. 109. Notons que cette insistance partir des fictions, parce qu’elles exposent toujours des
sur l’activité perceptive rejoint les analyses théoriques situations problématiques (cf. Caroline ELIACHEFF et
de Schaeffer, qui s’opposait, lui, non plus aux concep- Nathalie HEINICH, Mères-filles. Une relation à trois, Paris,
tions sociologiques, mais aux conceptions philoso- Albin Michel, 2002).
Marc Dumont
La fin d’une période de domination d’un urbanisme fonctionnaliste s’est notamment traduite
en Europe ces vingt dernières années par l’émergence et la diffusion d’une notion aux contours
flous mais significative au regard de ses implications esthétiques : la qualité urbaine ou archi-
tecturale. Mobilisée par le champ de la production immobilière, la notion sera reprise par
les institutions publiques urbaines (villes, agglomérations, métropoles…) dans le cadre de
leurs programmes d’aménagement. Elle traduit en premier lieu la formalisation d’un modèle
de développement urbain socio-environnemental : nombre de pouvoirs publics de villes ne
disposant pas des capacités économiques à s’inscrire de manière crédible dans les réseaux
internationaux optent plus ou moins consciemment et de manière contrainte pour la carte
d’une démarche stratégique de moindre ampleur, plus attentive au cadre de vie social, à
l’environnement urbain. Disposant d’une forte connexité (TGV, aéroport de faible envergure),
leurs politiques urbaines se calquent sur le succès résidentiel de villes intermédiaires ou d’ag-
glomérations qui s’organisent désormais en hinterlands moins fonctionnels que qualitatifs de
systèmes métropolitains. C’est le cas en particulier en Belgique, en France et en Suisse avec
les axes Bruxelles-Liège, Genève-Lausanne ou encore Paris-Nantes. De plus, la notion de
qualité urbaine ou architecturale révèle un souci croissant d’intégration de nouvelles normes
architecturales telles que la HQE 1, non plus uniquement fonctionnelles, mais également liées
à des critères de santé, de confort et d’esthétique. C’est dans ce cadre que prennent alors
place des démarches ambitieuses de projets urbains visant à renouveler des portions de
villes et qui accordent un rôle prééminent à la figure d’architectes urbanistes reconnus par
le biais de marchés de définition pour lesquels ils sont mis en concurrence, des opérations
différentes de celles plus ponctuelles et symboliques concernant un édifice ou encore un
ouvrage d’art, « signées » par un architecte d’envergure souvent internationale. Que devient
donc, dans ce cadre de situations de projet aux fortes attentes qualitatives, la dimension
esthétique du travail de l’architecte ?
Nous proposons d’éclairer ici les réponses à cette question à partir de deux opérations
urbaines suivies dans l’agglomération de Nantes (France) : le projet de l’Île de Nantes et le
38 Ma r c D u m on t
modèles génériques et situés ; puis, une autre épreuve où elles risquent davantage de se
limiter aux seules productions d’espaces publics. Plus largement, chacune ce ces épreuves
que nous proposons de parcourir nous donne l’occasion de questionner le repositionnement
de la démarche de l’architecte dans un champ contemporain croissant de contraintes et
donc d’attentes de rationalisation de leurs productions.
Nantes, agglomération de l’Ouest français de plus de 300 000 habitants, est dotée d’un
héritage urbain lié à un passé industriel qui en a caractérisé à la fois les activités centrales
(chantier naval, secteurs industriels) et ce faisant le paysage et la morphologie urbaine autour
de deux sites : l’Île de Nantes et le secteur Pré Gauchet, tous deux à grande proximité de
l’actuel centre-ville et de la Loire qui traverse la ville. Depuis les années 1970, le secteur Pré
Gauchet côtoie immédiatement un nouveau quartier exclusivement d’habitat social mis en
place sur le modèle des grands ensembles fonctionnalistes de la période de Reconstruction
en France : Malakoff.
Le déclin des activités industrialo-portuaires ainsi que la situation de dégradation des condi-
tions de vie sociales et économiques, d’une part, et, d’autre part, l’émergence, au début
des années 2000, d’une nouvelle institution — la Communauté urbaine Nantes métropole —
s’inscrivant dans la seconde génération des formes de coopération intercommunale en France,
ont représenté pour les acteurs publics locaux l’occasion de lancer deux grands projets de
renouvellement urbain visant à créer, selon leurs propres termes, une nouvelle centralité métro-
politaine : d’un côté, le grand projet de ville (GPV) Malakoff - Pré Gauchet dans le cadre
de la politique de la Ville (politique sectorielle française en direction des quartiers d’habitat
social), de l’autre, le projet de l’Île de Nantes. Les deux opérations d’envergure, affectant
des périmètres contigus, respectivement d’une cinquantaine et d’une centaine d’hectares,
quoique très différentes et gérées dans le cadre de types de maîtrises d’ouvrage également
différentes (maîtrise d’ouvrage directe Nantes métropole, maîtrise d’œuvre Atelier Ruelle
pour le GPV ; maîtrise d’ouvrage déléguée à une société d’économie mixte dédiée, la SAMOA,
pour l’Île de Nantes), vont être associées par la collectivité sur un petit périmètre en vue d’y
créer spécifiquement un nouveau quartier d’affaires, EuroNantes. Celui-ci, conçu sur le modèle
Au delà des spécificités des projets, deux objectifs sont clairement affichés : une concerta-
tion étroite avec les habitants et une grande attention à la qualité urbaine, le maire / prési-
dent de la Communauté urbaine (Jean-Marc Ayrault) ainsi que ses adjoints responsables
(notamment Patrick Rimbert pour le GPV Malakoff - Pré Gauchet) déclarent ne pas souhaiter
reproduire « les erreurs des années 1970 » que seraient la standardisation et la monofonc-
tionnalité. Ces objectifs sont déterminants : ils ne sont pas seulement des principes généraux
mais définissent explicitement une partie du régime général d’un projet pragmatique.
Si Jean-Marc Ayault insiste en toute occasion sur une culture locale de la participation qui
prend le temps de l’écoute, sur laquelle se greffe une « tradition locale » de dispositifs parti-
cipatifs (ateliers urbains, forums citoyens) et qui n’impose pas un projet urbain à ses habi-
tants, dans le domaine même des deux projets urbains, cette volonté est aussi décrite comme
une modalité de réalisation pragmatique, « à petit pas », d’un « projet qui avance en se
40 Ma r c D u m on t
faisant », indiquant par là que le programme reste toujours ouvert et prêt à se redéfinir suivant
les attentes, les objections. Ce serait une erreur de considérer avec soupçon cette démarche,
comme une « ouverture de façade » sur des points de détail pour un projet en réalité tout
ficelé. Malgré le cadre général du concours d’urbanisme auquel les deux projets ont donné
lieu (marché de définition), nombre d’orientations majeures (destruction de tours d’habitat
social, par exemple) seront réellement remises en cause du fait de l’opposition d’habitants.
Ce sont alors bien davantage les conséquences de cet ultra-pragmatisme ou « urbanisme de
la pensée faible 6 » qu’il faut alors pointer et qui rejoignent le second pan du volet prag-
matique, celui de l’incertitude. Celle-ci tient d’abord à la complexification croissante de l’ac-
tion publique locale : à la déclinaison interne de la structure d’organisation du projet en
comités techniques, comité de pilotage, commissions thématiques, au découplage de la maîtrise
d’œuvre suivant les dossiers techniques et architecturaux (ouvrage d’art, programme d’ha-
bitat, espaces publics), s’ajoutent le jeu d’empilement des compétences institutionnelles (Ville,
Région, Département) et des partenaires tant institutionnels et financiers (État, Union euro-
péenne) que privés (promoteurs immobiliers, gestionnaires des parcs de logement, des réseaux
de chaleur, opérateurs de transport), spécificité des projets aux montages complexes. Cette
organisation du projet a pour conséquence de produire des logiques de décision extrême-
ment sophistiquées, bien loin d’un schéma naïf linéaire (phase de conception-décision-réali-
sation) et, de fait, très itératives, constituées de prises de décision partielles, annulées, remaniées
ou encore repoussées dans le temps.
S’ajoutant aux fluctuations des marchés internationaux liés à l’offre visée (bureaux, essen-
tiellement), aux conjonctures nationales du marché du logement, aux conséquences de ces
allongements de temps au regard d’échéances électorales (le maire préférant reporter voire
annuler d’importants pans du projet plutôt que d’engager en situation d’élection les travaux
considérables qu’ils impliquent), toute cette situation produit un véritable contexte d’incerti-
tude dans lequel les acteurs sont tous amenés à frayer des tactiques au quotidien et parfois
mises à rude épreuve. Ainsi, la programmation du pôle d’échange multimodal ou encore la
création d’un ouvrage d’art emblématique (Passerelle Saint-Felix), après avoir mobilisé des
mois durant d’innombrables réunions, seront in extremis annulées pour l’une à cause préci-
sément de la proximité des élections pour l’autre du fait de relations tendues croissantes
entre certains des partenaires institutionnels locaux. Vertueux ou non, ce contexte s’impose
donc d’abord pour une large part comme une condition structurante et, ce faisant, multi-
contraignante.
Dans les lignes de programmation urbaine des deux projets, le traitement des espaces publics
prend une place toute particulière : largement mis en scène par les différentes techniques
de communication, il fait partie des toutes premières réalisations effectuées, suivant cepen-
dant des cadres différents. Sur le quartier Malakoff, il s’intègre à une opération de rema-
niement des parcelles foncières, de réaffectation des limites séparatives (domanialité) entre
domaine privé (les différentes tours de logement et leurs abords) et public (voirie). Derrière
ce remaniement se joue plus largement la gestion urbaine de proximité (GUP), une réponse
aux difficultés de gestion des actions de nettoyage, de collecte des ordures ou encore d’agen-
42 Ma r c D u m on t
cement des places de stationnement, ainsi que des opérations de résidentialisation consis-
tant à instituer des séparations physiques entre les tours (grilles) qui répondraient au souci
de leur conférer une dimension plus privative.
Les moments de l’esthétique y interviennent très concrètement de deux manières : au niveau
de la structure de l’espace public puis de son équipement. La structure de l’espace public
est l’objet de négociations étroites entre les bailleurs sociaux en charge du parc qui défen-
dent une maximisation des places de stationnement (transformation des modes de vie) et
font parfois remonter de nouvelles attentes de leurs locataires, au cas par cas, désarticulant
barres après tours à plusieurs reprises le programme initial du marché de définition (demande
de suppression d’un square initialement prévu, rupture dans des avenues plantées program-
mées). La question des places de parking cristallise d’autant plus les tensions qu’elles se trou-
vent amenées à être réduites du fait notamment de la conteneurisation qui n’était pas non
plus anticipée au niveau du marché de définition : la conteneurisation désigne la tendance
à développer des accessoires de stockage des déchets ménagers intégrés en partie à la
voirie et est une réponse à un trait de la vie sociale du secteur consistant pour certains de
ses habitants à mettre le feu aux poubelles situées jusque-là dans les caves des tours. Du
côté des accessoires d’espace public, l’esthétique réapparaît au niveau du « concept général »,
du choix des luminaires et des équipements de jeu pour enfants. Initialement, l’architecte-
urbaniste responsable de la maîtrise d’œuvre avait conçu un modèle général — en lien
conceptuel avec les noms de deux avenues principales traversant le secteur (avenues de
Suède et de Norvège) — actualisant des référents d’espaces publics hollandais avec des
accessoires inspirés des aménagements de voiries allemandes liés aux pratiques de modé-
ration de trafic. Face à ce qui sera considéré comme un risque de singularisation, le concept
évoluera vers un référentiel sud-européen (palmiers, lavande, etc.), avec des accessoires
standards de jeux pour enfants et des luminaires identiques à ceux implantés dans les autres
secteurs de la ville de Nantes 11. Ce réajustement se réalisera au cours de réunions publiques
dans lesquelles les demandes des habitants/participants insisteront sur leurs attentes de ne
pas disposer de marques différentes d’ailleurs, convergeant avec le souci des élus de réin-
tégrer le quartier dans le régime général de la ville (« nous voulons en faire un vrai quartier
urbain »). À travers le projet itératif, le moment esthétique permet de révéler le déplacement
d’un modèle d’espace public situé vers un modèle de type générique.
Au cœur du quartier Pré Gauchet, la réalisation d’une voirie spéciale — l’avenue du
Parc/avenue de la Gare — témoigne d’une autre chronique. L’architecte-urbaniste y accorde
une importance considérable, affective, dans le cadre de son projet : celle-ci représente
En ce qui concerne les épreuves rencontrées par l’esthétique dans un contexte de projet
urbain pragmatique et d’incertitude, les phases d’engagement des différents programmes
immobiliers, autre champ d’expression et de circulation de l’esthétique, sont similaires par
bien des traits aux cas évoqués des espaces publics, même si ces épreuves sont ici d’un
autre ordre. Au moment du lancement des projets, et concernant spécifiquement le domaine
de l’habitat, la Communauté urbaine affichait deux objectifs majeurs : mettre en place une
dynamique de retour en ville (densification) qui réponde à des demandes croissantes de
logements, tout en faisant en sorte que l’offre de logements corresponde également à un
objectif de mixité sociale. L’irruption progressive et croissante au cours de la réalisation d’un
troisième objectif, celui de qualité urbaine environnementale et architecturale, qui ne faisait
pas partie des objectifs initiaux va mettre à rude épreuve ces premières orientations. Ce
44 Ma r c D u m on t
nouvel objectif est lié tant aux constructions des produits immobiliers (HQE, références archi-
tecturales, etc.) qu’à des demandes d’équipement tenant aux programmes tertiaires dont un
certain nombre de tensions et de contraintes remettront en question les orientations initiales.
De part et d’autre, la réalisation du secteur EuroNantes qui se différencie entre une partie
« Pré Gauchet » (GPV Malakoff) et une autre « Tripode » (Île de Nantes) va donner lieu à
l’élaboration de cahiers des charges en vue du lancement d’un appel aux promoteurs immo-
biliers. Trois niveaux d’observation sont à distinguer : l’élaboration proprement dite du cahier
des charges, les contingences liées à son engagement et l’irruption de la valeur environne-
mentale. Deux modèles très différents d’élaboration sont engagés : d’un côté par la SEM
(société d’économie mixte) Nantes Aménagement 12, de l’autre par la SEM dédiée SAMOA.
Celle-ci définit un « plan-guide », fantastique document hybride de programmation urbaine
(instrument de travail) et de médiatisation du projet (instrument de communication) mais n’ayant
en aucun cas valeur réglementaire, vanté et diffusé à profusion par l’ensemble des acteurs
du projet. S’appuyant sur celui-ci, soit la SEM contacte directement des promoteurs suscep-
tibles d’être intéressés (transaction directe), soit elle établit un cahier des charges minimal
dont l’impératif reste la conformité du programme aux principes et orientations du plan-
guide. En réalité, cette pratique privilégiant la cooptation et les « relations d’affaires » conduit
à fermer le champ de la conception architecturale et de la créativité esthétique par une
certaine forme d’opacité de la procédure puisque les promoteurs avec lesquels les opéra-
tions sont contractualisées viennent avec leurs propres équipes de concepteurs (Bouygues,
Nexity).
Du côté de la partie Pré Gauchet, l’élaboration du programme prend une forme inédite
de gouvernance de l’habitat : elle mobilise autour de lieux de discussion les différents acteurs
du logement (bailleurs sociaux et promoteurs immobiliers, essentiellement), institutions publiques,
architectes de la maîtrise d’œuvre, conduite de projet, en vue d’établir les différents cahiers
des charges. Ceux-ci, directement pilotés par une architecte de la maîtrise d’œuvre, vont
imposer des normes (chantiers, respects des plans locaux d’urbanisme/de l’habitat), mais
énoncent surtout une série d’attentes très ciblées quand aux démarches de conception : les
équipes doivent ainsi amener et expliciter leurs références, leurs concepts, les traitements de
façades, d’exposition, de vis-à-vis envisagés, la manière dont elles travaillent l’intégration
de leur programme dans l’ensemble du projet, ainsi que fournir une évaluation des coûts
de sortie estimés des produits immobiliers.
La maîtrise d’ouvrage se saisit par ailleurs de l’occasion pour diversifier les opérateurs locaux
des différents marchés. Au cours de ces réunions, du fait également d’une préoccupation
Conclusion
46 Ma r c D u m on t
et principe général d’articulation du projet, quitte à se clôturer comme dans le cadre du
plan-guide, elle se fait épure conceptuelle sous-tendant l’arrière-plan des discussions opéra-
tionnelles. Elle endosse le rôle d’ambassadeur du projet sur les scènes européenne et inter-
nationale, le plan-guide constituant alors à lui seul un objet esthétique quasiment autosuffisant
voire reléguant au second plan la dimension concrète du projet lors de certaines circons-
tances, telles qu’à l’occasion de l’exposition « Îles en Projet » organisée à la Cité de l’archi-
tecture (Paris) : l’esthétique est alors celle d’une méthode, en elle-même et pour elle-même,
d’un champ urbanistique et architectural, en réalité, qui se met en scène dans sa capacité
conceptuelle. L’urbaniste-architecte en charge du projet se transforme moins en chef d’or-
chestre du processus de projet qu’en artisan de son concept et de sa communication. Il se
fait, en étroite association avec la maîtrise d’ouvrage dédiée à laquelle il est associé, davan-
tage accompagnateur du projet — en réalité des logiques du marché et de leur conjonc-
ture —, opérateur d’une performance conceptuelle beaucoup plus que d’un façonnage maîtrisé
des différents secteurs visés.
Les deux opérations révèlent en ce sens à quel point les espaces publics semblent bien
correspondre aux objets-symptômes d’une puissance publique relocalisée qui les investit avec
d’autant plus d’importance qu’ils constitueraient les ultimes domaines sur lesquels elle dispo-
serait d’une certaine maîtrise, comme le notent aujourd’hui nombre d’observateurs de la
fabrique urbaine contemporaine. Mais les aléas ne sont en ce sens pas du même ordre dans
le cadre des deux opérations : nettement plus liés aux conjonctures et attentes des promo-
teurs et du marché immobilier dans un cas, aux attentes et revendications habitantes dans
l’autre. Ainsi, au moment de la concrétisation opérationnelle, on trouve une même tension
entre l’auto-référentialité et la fonctionalité. Soit l’espace public se transforme en une œuvre
esthétique «en soi» (Place François II), se coupant radicalement du « monde du lecteur »
(pour reprendre la définition de l’œuvre donnée par Paul Ricœur). Le suivi de l’esthétique
illustre dans ce cas l’utilisation de l’espace public par des architectes ou des urbanistes
comme miroir d’eux-mêmes, uniquement instrument de faire-valoir. Soit, seconde option, l’esthé-
tique intègre ce « lecteur » (le public et ses attentes) au point de disparaître elle-même, en
n’entretenant aucune prise de distance avec le monde de l’utilité. Dans ce dernier cas, l’acte
proprement créatif disparaît, l’espace public perd son caractère d’œuvre pour n’en rester
qu’un produit.
Quelle place et quels lieux restent-ils alors à la démarche esthétique pour s’exprimer et se réaliser?
Sur ce plan, la méthode expérimentale tâtonnante («gouvernance» d’un programme d’aména-
gement) mise en place par la SEM à l’occasion des cahiers des charges est convaincante.
48 Ma r c D u m on t
1. Haute qualité environnementale. 6. Yves CHALAS, L’Invention de la ville, Paris, Anthropos,
2. Ce parti pris méthodologique prend directement ses 2000.
ressorts dans les travaux engagés par l’urbaniste fran- 7. Dont sont extraites les citations entre guillemets de cet
çais Laurent Devisme depuis une dizaine d’années à article.
travers les recherches qu’il a entreprises et dirigées sur 8. Le programme de recherche, dirigé par Laurent
la production de la ville contemporaine, cf. en particu- Devisme, mobilise depuis 2004 plusieurs chercheurs du
lier Laurent DEVISME, « L’Analyse pragmatique d’un projet laboratoire Langage - Actions urbaines - Altérité (LAUA),
urbain : la mise à l’épreuve du plan-guide en projet de de l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes.
l’Île de Nantes » in Yannis TSIOMIS, Échelles et tempo- Il est à l’initiative du PUCA (plan urbanisme - construc-
ralités des projets urbains, Paris, Jean-Michel Place, 2007, tion - architecture) du ministère de l’Équipement français.
p. 56-73. 9. Michel CALLON, Pierre LACOUSMES et Yannick
3. Paul RICŒUR, Du texte à l’action. Essai d’hermé- BARTHE, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démo-
neutique II, Paris, Le Seuil, 1986 et « Architecture et narra- cratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.
tivité », Urbanisme, n° 303, novembre-décembre 1998, 10. Bruno LATOUR, La Fabrique du droit. Une ethno-
p. 44-51. graphie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002.
4. Sans défendre un rapport non narratif à l’architec- 11. Notons que ce même référentiel est décliné au même
ture, nous voudrions simplement noter la saturation crois- moment à Nantes ainsi que dans d’autres villes, dans
sante de sens dont sont l’objet les productions esthétiques les quartiers suburbains de centres commerciaux, aux
qui s’acharnent soit à injecter du sens, soit à tenter de abords de restaurants MacDonald’s par exemple.
faire irruption au cœur de ce « moment esthétique » en 12. Cette partie est en effet gérée spécifiquement dans
souhaitant par exemple décomposer l’essence de l’idée le cadre d’une zone d’aménagement concertée, impli-
d’un architecte. Or, par définition, le moment esthétique quant donc une délégation de maîtrise d’ouvrage à cet
échappe à toute rationalisation absolue, faisant partie opérateur tiers semi-public.
du domaine de l’énigme et non de la découpe de l’ana- 13. Notons en passant la manière dont la programma-
lyse rationnelle. tion de l’immobilier tertiaire témoignera à sa manière
5. Marc DUMONT, « Le développement urbain dans les de l’échec d’un modèle stratégique économique : une
villes intermédiaires : pratiques métropolitaines ou part importante des entreprises et acquéreurs étant en
nouveau modèle spécifique ? Le cas d’Orléans et Tours », réalité déjà implantés dans l’aire de l’agglomération, et
Annales de géographie, n° 642, Paris, Armand Colin, préférant dès lors se relocaliser en particulier du fait de
2005, p. 141-162. la grande proximité de la gare TGV.
Portraits
Olivier Cornil
C’est avec une carte blanche que le photographe Olivier Cornil aborde la notion de réflexi-
vité. Ce dernier présente dans les pages qui suivent une série de portraits d’« acteurs » dont
le point commun est d’avoir été associés, à un moment ou à un autre, à un processus réflexif
questionnant le destin architectural et urbain d’un seul et même objet : le réaménagement
de la place Flagey. Le processus mis en place autour de ce projet a acté, d’un seul et long
geste, un timide tournant dans l’action urbaine, associant au débat sur le devenir de l’es-
pace public bruxellois des acteurs d’horizons variés et aux expertises différenciées. Cette
transformation timide, mais réelle, de l’action publique en matières architecturales et urbaines
est envisagée par Olivier Cornil comme optimalement contagieuse et offre l’occasion de
questionner la thématique de cette publication sous un autre regard.
Alors que le chantier de réaménagement de la place touche à sa fin, Olivier Cornil propose
de (re)découvrir divers acteurs actuels et antérieurs du processus participatif entamé. En
prenant contact et en discutant avec les personnes photographiées au titre de leur implica-
tion dans ce processus aujourd’hui en phase terminale, sa démarche a entraîné chez ces
dernières une nouvelle, et peut-être ultime, occasion de réfléchir au « cas Flagey 1 ».
Quatre ans après la clôture de l’appel à idées qui cristallisa le processus participatif, la
nature et la profondeur de ces entrevues permettent de témoigner, par l’intermédiaire de
portraits, des éventuelles traces, plus ou moins heureuses, que cette expérience a pu laisser
dans l’esprit des personnes concernées. Cette série de visages, parfois étayés par des arrière-
plans situant précisément l’environnement à partir duquel les actions ont été menées, met en
évidence la multiplicité des mondes en présence. Locaux et régionaux, architecturaux et tech-
niques, politiques, sociaux et économiques, esthétiques, les enjeux louvoient, quant à eux,
entre vie quotidienne et gestion régionale, affinités personnelles, idéal et électorat, légiti-
mation et création, nécessité technique et image, principe et pragmatisme, mais aussi, au
péril du processus réflexif même, bien commun et opportunisme.
Dans la part invisible de cette contribution se manifestent également les refus catégoriques
de collaboration ou un absent cité par la majorité des présents qui auraient voulu voir son
portrait aux côtés du leur. La personnalisation des prises de vues rend compte, quant à elle,
50 Oliv ie r C o r ni l
de la manière dont se pluralisent également, à travers la diversité de leurs conduites et
parfois de leurs engagements, les visages d’acteurs agissant pourtant face au même objet.
En mettant l’accent sur l’individualité, cet album marque un écart par rapport à des discours
qui, peut-être afin d’esquiver un certain degré de complexité inhérent à tout processus réflexif,
se fondent le plus souvent sur une catégorisation réductrice des acteurs impliqués : les « habi-
tants », les « politiques », les « administrations », les « professionnels de l’urbain », etc.
Cette opération partiellement rétrospective constitue pour ces personnes l’une des dernières
occasions de revenir sur cette expérience, d’en reparler à un « tiers » ; une personnalité exté-
rieure à laquelle elles ne pourront par ailleurs s’empêcher de confier de multiples lectures
évaluatives du résultat formel final. Au terme d’un tel processus, l’architecture tiède de la
place, une place bruxelloise comme les autres, laisse en effet un goût amer, ne serait-ce que
parce qu’elle ne témoigne pas de « ce qui s’est passé ici », n’« est pas à la hauteur ». Un
projet fort, plus « novateur », tel que certains de ceux qui ont été mis de côté (qu’ils émanent
des participants au concours officiel ou à l’appel à idées), n’aurait certainement pas pu
plaire à tous mais aurait au moins eu le mérite d’éveiller des sentiments contrastés, de provo-
quer les usages, de marquer les esprits et de prolonger une dynamique de rencontres et de
débats.
Olivier Cornil apprend et révèle combien ce processus dit « réflexif », tenu pour particu-
lièrement abouti et emblématique à Bruxelles, appelle à être sans cesse re-réfléchi.
Portraits 51
Jérôme le Maire, riverain, membre du Comité Flagey
Place Flagey, le 26 septembre 2007
52 Oliv ie r C o r ni l
Anne Tassoul, riveraine, membre du Comité Flagey et de la
Plateforme Flagey
Chaussée d’Ixelles, le 23 septembre 2007
Portraits 53
Jens Aerts, conseiller de Pascal Smet (ministre de la Mobilité)
en charge des Travaux publics
Cabinet du ministre, le 2 octobre 2007
54 Oliv ie r C o r ni l
Christophe Mercier, membre de Disturb et de la Plateforme
Flagey
À son bureau, le 26 octobre 2007
Portraits 55
Évelyne Huytebroeck, ministre de la Région de Bruxelles-Capitale,
chargée de l’Environnement, de l’Énergie,
de l’Aide aux personnes et du Tourisme
Cabinet de la ministre, le 26 octobre 2007
56 Oliv ie r C o r ni l
Jean-Louis Genard, directeur de La Cambre – Architecture,
membre de la Plateforme Flagey
Dans son bureau, le 1er octobre 2007
Portraits 57
Dominique Nalpas, riverain, membre de Parcours Citoyen et
de la Plateforme Flagey
À son domicile, le 25 septembre 2007
58 Oliv ie r C o r ni l
Raymond Coduys, commerçant, membre de la Ligue des
commerçants
Dans son commerce, le 24 octobre 2007
Portraits 59
Françoise Dupuis, secrétaire d’État à la Région de Bruxelles-
Capitale, chargée du Logement et de l’Urbanisme
Cabinet de la secrétaire d’État, le 9 octobre 2007
60 Oliv ie r C o r ni l
Vanessa Tanghe, représentante d’Habitat & Rénovation au
sein de la Plateforme Flagey (aujourd’hui membre de Disturb)
À son bureau, le 23 novembre 2007
Portraits 61
Éric Monami-Michaux, fonctionnaire dirigeant à l’administration
de l’Équipement et des Déplacements, direction des Voiries
Dans son bureau, le 1er novembre 2007
62 Oliv ie r C o r ni l
Tom Goldschmidt, riverain, membre du Comité Flagey et de la
Plateforme Flagey
À son domicile, le 9 octobre 2007
Portraits 63
Laurent Alexandre, directeur de l’infrastructure et de l’exploitation
de Flagey a.s.b.l.
Au Flagey, le 20 septembre 2007
64 Oliv ie r C o r ni l
Serge Wittorski, riverain, membre du Comité Flagey
À son domicile, le 18 octobre 2007
Portraits 65
Serge Colin, architecte (D+A International), concepteur du
projet d’aménagement de la place Flagey
À son bureau, le 27 septembre 2007
66 Oliv ie r C o r ni l
Éric Corijn, directeur du Centre de recherches urbaines
Cosmopolis (VUB)
Dans son bureau, le 19 octobre 2007
Portraits 67
Jean-Didier Bergilez, Geoffrey Grulois et Irene Lund, membres
du Centre de recherches architecturales de La Cambre (CRAC)
et de la Plateforme Flagey
Dans leurs bureaux, le 25 septembre 2007
68 Oliv ie r C o r ni l
Jacques Mal, riverain, membre du Comité Flagey et de la
Plateforme Flagey
Place Sainte-Croix, le 4 octobre 2007
Portraits 69
Jean-Marie Pendville, représentant de la Ligue des commerçants
Dans son bureau, le 23 octobre 2007
70 Oliv ie r C o r ni l
Sarah Duray, représentante d’Inter-Environnement Bruxelles au
sein de la Plateforme Flagey, Point Info Flagey
Place Flagey, le 25 novembre 2007
Portraits 71
Jos Chabert, ancien ministre de la Région de Bruxelles-Capitale,
chargé de la Mobilité et des Travaux publics
Dans son bureau, le 24 octobre 2007
72 Oliv ie r C o r ni l
Céline Sabath, membre du Comité Flagey et de la Plateforme
Flagey
Place Flagey, le 30 septembre 2007
Portraits 73
Pascal Smet, ministre de la Région de Bruxelles-Capitale,
chargé de la Mobilité et des Travaux publics
Cabinet du ministre, le 2 octobre 2007
74 Oliv ie r C o r ni l
Stefan Mertens, représentant de Elzenhof a.s.b.l. au sein de la
Plateforme Flagey
Place Sainte-Croix, le 9 octobre 2007
Portraits 75
Chantal Baiocchi, riveraine, membre du Comité Flagey et de
la Plateforme Flagey
À son domicile, le 7 octobre 2007
76 Oliv ie r C o r ni l
Willy Decourty, bourgmestre de la Commune d’Ixelles
Dans son bureau, le 24 octobre 2007
Portraits 77
Iseult Thieffry, riveraine, membre des Comités Flagey et
Brasserie et de la Plateforme Flagey
À son domicile, le 24 octobre 2007
Démarche participative et projets de logements publics :
du nimbysme au wimbysme ?
L’implantation de nouveaux logements sociaux en Région bruxelloise est une urgence 1 mais
face à ce constat se dresse le refus organisé de citoyens de plus en plus nombreux. « De
nouveaux logements : oui, mais pas dans mon quartier.» « Not In My Backyard ! », disent
les Anglo-Saxons, qui ont nommé ce phénomène « NIMBY ». Comment gérer ces tensions
inhérentes à la gestion urbaine ? Comment dépasser ce clivage et passer du nimbysme au
wimbysme 2, une nouvelle attitude constructive sans perdant ? Dans un premier temps, nous
proposons de revenir sur l’histoire récente de la concertation en Région bruxelloise. Ensuite,
nous nous pencherons sur deux exemples de processus participatifs mis en place à Bruxelles
ces dernières années par l’intermédiaire de nos bureaux d’études respectifs et qui présen-
tent la particularité de questionner des pratiques instituées. Nous conclurons en proposant
quelques pistes pour sortir de l’ornière de la contestation.
En 1978, l’architecte et critique Jacques Aron publiait aux éditions Jacquemotte un livre inti-
tulé : Le Tournant de l’urbanisme bruxellois. Celui-ci retrace de manière chronologique la
transformation urbanistique de Bruxelles. Il met en évidence une évolution progressive de la
pensée publique de « faire la ville » depuis l’immédiat après-guerre jusqu’à la fin des années
1970. Il identifie comme principal moteur de cette évolution le débat public qui eut lieu
autour d’un projet de plan d’aménagement — le plan de secteur — élaboré par les pouvoirs
publics au cours d’un processus qui dura plus de vingt ans.
Le débat se caractérisait à l’époque par des visions divergentes de l’avenir de Bruxelles :
celle du binôme administrations-politiques / experts techniques, d’un côté, et, de l’autre, celle
des habitants qui commençaient à s’organiser en groupes constitués (comités de quartier ou
associations). Comme l’a identifié Jacques Aron, la démarche qui conduisit à l’élaboration
du plan de secteur de 1979 était issue des luttes urbaines. L’idée était de renforcer les tissus
constitués de la ville existante tandis que la transformation radicale envisagée par les poli-
Acte 2 : 1995, intégration de nouvelles visions et méthodes dans la production des projets
Les contrats de quartier sont des programmes de revitalisation urbaine initiés en 1993 par
la Région bruxelloise. Ils associent de manière contractuelle la Région à certaines communes,
l’optique étant de réaliser une série d’actions publiques transversales et territorialisées dans
un quartier. À leur échelle, ils constituent les prémisses d’une action publique locale visant
à produire du logement social ou moyen en combinaison avec d’autres fonctions urbaines
(équipements locaux, espaces verts de proximité, etc.).
En 2003 et 2004, l’agence dont fait partie Benoît Moritz, MSA, en association avec le
bureau L’Escaut, a participé à l’élaboration successive de deux programmes de base de
contrats de quartier localisés dans le quartier Maritime à Molenbeek-Saint-Jean en bordure
du site de Tour et Taxis. La réalisation de la première de ces deux missions d’étude fut
amorcée dans un climat particulier de méfiance entre les habitants et les pouvoirs publics.
En 2003, le quartier Maritime et ses habitants sortaient à peine de la saga « Music City » :
un projet spéculatif pour le site de Tour et Taxis qui venait d’être abandonné grâce à la forte
opposition initiée par les associations et les habitants. Par ailleurs, ceux-ci se sentaient isolés
de l’autorité communale car le viaduc Léopold II a longtemps séparé le quartier Maritime
du cœur historique de la commune.
C’est donc sans enthousiasme et plutôt avec un regard circonspect sur un instrument qui
s’était vu qualifié de « stimulateur ou accélérateur de gentryfication » dans certains quartiers
que le très actif comité de quartier « Le Maritime » accueillit l’octroi du premier contrat de
quartier. En outre, le bruit courait que « le quartier est déjà plein » et que la priorité n’était
pas d’y accueillir de nouveaux habitants. De fait, le diagnostic montrait que le quartier était
densément habité mais n’était par contre que très faiblement pourvu en équipements de
proximité et en espaces publics accessibles.
Cette première réunion publique déclencha un processus dont les conséquences se mesu-
rent encore aujourd’hui. Le bureau d’études, MSA, proposa au maître d’ouvrage (la Commune)
d’associer les habitants et associations à la constitution du programme du contrat de quar-
tier. Un dispositif complet d’information et de participation fut donc mis en place. Au départ,
ces méthodes inspiraient la méfiance, tant de la part du maître d’ouvrage que de la part
des habitants. Le premier avait peur de se lancer dans une dynamique qui lui échapperait.
Les seconds se demandaient s’il ne s’agissait pas d’un alibi pour leur faire avaler un projet
déjà approuvé. Peu à peu, ces appréhensions initiales disparurent et menèrent au contraire
à des résultats inattendus et d’une très grande qualité.
Les ateliers furent organisés et animés dans un souci d’ouverture et d’équité. Une soixan-
taine de personnes y participèrent, parmi lesquelles des habitants, des associations, des
personnes ressources, des représentants du monde économique ou encore des fonctionnaires
communaux, répartis dans des groupes de travail. Le nombre de participants était limité aux
membres de la commission locale de développement intégré (CLDI) 6 élargie aux membres
suppléants et à certains experts. Les réunions, animées par le bureau d’études amenant les
éléments à mettre en débat, avaient lieu dans un espace situé au sein même du quartier.
Les participants étaient subdivisés en groupes de travail par thèmes : économie et emploi,
espace public et équipement, logement. Il était permis de parler de tout — y compris de
projets non finançables par le contrat de quartier — mais l’objectif était quant à lui claire-
ment énoncé : à l’issue du processus, un programme clair et faisable devrait être présenté
à la Région.
Au cours du premier atelier, les participants furent confrontés à une « photographie » du
quartier élaborée par le bureau d’études. Les principaux enjeux d’aménagement du quar-
tier furent mis en discussion. À l’issue de la journée, les participants aboutirent à une vision
partagée de ce diagnostic. Un mois plus tard, lors du deuxième atelier, le bureau d’études
À l’issue du deuxième atelier, le bureau d’études se rendit chez le bourgmestre pour lui faire
un compte rendu des résultats. Celui-ci s’étonna : « Un grand équipement ? Mais qu’est-ce
que vous voulez me faire faire ? Et le logement alors ? Je vais en parler aux habitants ! » Vint
la réunion publique et le bourgmestre s’étonna encore une fois : « Le bureau d’études me
propose un grand équipement public à l’échelle du quartier, des rénovations de trottoirs et
aucune opération de création de logements… Qu’en pensent les habitants ? » Frémissement
général : « Mais oui, monsieur le bourgmestre, c’est ce que nous voulons, nous en avons
discuté pendant deux journées complètes ! » L’affaire était jouée. La Commune et en parti-
culier son bourgmestre adhéraient à la dynamique initiée par les ateliers. Afin de rendre le
projet de centre communautaire faisable, un partenariat fut créé entre la Commune, la SDRB 7
et Actiris 8 pour acheter, rénover et faire vivre ce lieu.
En 2004, soit un an après cette première expérience, le quartier Maritime se vit octroyer
un nouveau contrat de quartier portant sur le solde de territoire non couvert par le premier.
Le bureau d’études fut alors à nouveau appelé par les habitants et associations du quartier
à poursuivre l’expérience. Au cours de cette deuxième étude, la méthodologie participative
Pour éviter tout débat stérile, des ateliers réunissant un nombre réduit de représentants furent
organisés. Des habitants, mais aussi des représentants du milieu associatif et de l’adminis-
tration furent invités et une animation, indispensable au processus, fut mise en place. Des
professionnels, spécialistes en gestion de conflits, stimulèrent le dialogue, tout en gardant
une attitude de neutralité. L’animateur utilisa une palette d’outils pour amener les partici-
pants à sortir de la contestation et arriver à la proposition dans un dialogue constructif. Des
« post-it » permettaient à tous de s’exprimer en évitant que les leaders ne monopolisent la
parole. Un travail en sous-groupes, par exemple pour dessiner un « plan » idéal, permettait
de confronter les idées en « plénière ». Le premier objectif de ce travail était de nourrir celui
des auteurs de projets. Ensuite, grâce à l’interaction de différents acteurs dans un travail
non conflictuel, chacun pouvait s’enrichir des arguments de la partie opposée. Les habitants
avaient l’occasion d’exprimer leurs peurs légitimes sans passer pour des « nimbystes », les
Rafaella Houlstan-Hasaerts
Passerelles
Certains préjugés ont la vie longue… Nulle idée n’est plus communément admise que celle
qui oppose la démarche scientifique, tenue pour factuelle et objective, à la démarche artis-
tique, considérée comme sensible et subjective. De même, lorsqu’il s’agit de comprendre la
réalité urbaine, les spécialistes en la matière ne se sentent que trop souvent dans l’obliga-
tion de procéder à une collecte plus ou moins exhaustive d’éléments « tangibles» et « mesu-
rables», et laissent de côté les données imaginaires ou émotionnelles qui conditionnent notre
expérience des villes. À en croire André Corboz, cette attitude aurait — au moins — un
effet déplorable : les professionnels de l’urbain manquent cruellement de métaphores pour
lire le territoire. Or, s’il est indéniable que le territoire en général et la ville en particulier
peuvent s’exprimer en termes statistiques, ceux-ci ne sauraient en aucun cas se réduire au
quantitatif : « il n’y a pas de territoire sans imaginaire du territoire 1 ». De même, malgré les
données dites « objectives » qui la constituent, la réalité de la ville ne peut être appréhendée
en toute impartialité : « le réel doit être fictionné pour être pensé 2 ».
Il n’est donc pas étonnant de constater que les difficultés rencontrées par les profession-
nels de l’urbain lorsqu’il s’agit de produire des métaphores pertinentes au sujet de la ville
contemporaine n’atteignent nullement le domaine des arts. En effet, l’extrême fin du XXe siècle
a vu surgir toute une nouvelle génération d’artistes qui sillonnent sans relâche le milieu urbain,
en ouvrant l’œil, et les oreilles également, afin de déceler les dimensions in-vues ou in-ouïes
de la réalité. Ces artistes dits « contextuels 3 », en n’étant pas soumis à la tyrannie du mètre
ruban ou aux exigences d’une description exclusivement réaliste, se constituent en sismo-
graphes des résonances urbaines et allient de façon décomplexée l’expérience vécue à une
expérience esthétique. En adoptant une approche à la fois sensible, émotionnelle, floue,
singulière, syncrétique, intuitive, décalée ou subjective de la ville, ils tentent de mettre à
l’épreuve le réel. Les œuvres qui résultent de cette mise à l’épreuve visent d’ailleurs moins
à cristalliser des certitudes qu’à interagir avec le texte par nature inachevé que constitue la
94 R afa el la H o ul st an - Hasaerts
tentative de clarification, les considérations de Baumgarten restent décousues et il faut attendre
Kant pour qu’une théorisation plus systématique de la réception esthétique voie le jour. Dans
le troisième volet de son « entreprise critique » 6, le philosophe allemand analyse la faculté
de juger esthétique et la présente comme un pouvoir situé à mi-chemin entre l’entendement
et la raison ; le sentiment de plaisir et de déplaisir qui lui correspond se trouve donc à la
croisée de la faculté de connaître et de la faculté de désirer. Pour Kant, la faculté de juger
esthétique repose sur une rationalité dite « réfléchissante », c’est-à-dire, sur un mode cognitif
qui consiste à remonter d’un particulier donné pour tenter de trouver l’universel. Dès lors,
même si le jugement de goût se base sur un sentiment éminemment subjectif, celui-ci prétend
néanmoins atteindre un universel supra-individuel et intersubjectif, ou en d’autres termes, un
sens commun.
Mais ce sens commun, prétendument partagé de tous, existe-t-il vraiment ? Peut-il permettre
à l’homme d’accéder à une certaine forme de connaissance et, le cas échéant, de la trans-
mettre ? Vaste sujet qui pourrait encore faire couler beaucoup d’encre… Car s’il n’est pas
sans risque d’exhumer des théories philosophiques historiquement datées (aujourd’hui l’exis-
tence d’un sens commun est d’ailleurs communément réfutée), les interrogations sur la dimen-
sion cognitive et intersubjective de la réception esthétique semblent n’avoir rien perdu de
leur pertinence. Celles-ci sont d’ailleurs régulièrement abordées par nombre de penseurs
contemporains, soucieux de contrer la déliquescence des critères de jugement face à un art
devenu déconcertant, hétérogène et protéiforme. De ces philosophes, nous en retiendrons
plus particulièrement deux, dont les théories semblent être à même de pourvoir un éclairage
sur les œuvres d’art contextuel qui nous occuperont 7 : il s’agit, d’une part, de Nelson Goodman,
tenant d’une esthétique philosophique dite « analytique » et, d’autre part, de Rainer Rochlitz,
partisan d’une « rationalité esthétique ».
Pour Goodman, « l’œuvre d’art n’appartient pas plus au domaine du sensible que n’importe
quelle autre chose perçue. Elle n’est pas moins du domaine de la connaissance que n’importe
quelle autre chose dont le fonctionnement symbolique requiert la maîtrise d’un système de
symboles 8 ». En partant du postulat qui affirme que l’art est un moyen de « comprendre et
d’utiliser des systèmes de symboles d’espèces variées 9 », le philosophe américain arrive à
la conclusion que deux domaines apparemment opposés tels que l’art et la science sont en
réalité extrêmement proches, dans la mesure où ils contribuent tous deux à élargir le champ
de notre compréhension. En effet, Goodman considère que la connaissance ne s’oppose
nullement à la perception, à l’émotion, à l’imagination et à d’autres facultés non logiques
et non linguistiques. Que du contraire, la connaissance, la vraie, s’enrichit de toute acquisition
d’idées nouvelles, quels que soient les moyens mis en œuvre pour les formuler : « développer
la discrimination sensorielle est tout aussi cognitif que d’inventer des concepts numériques
complexes ou de démontrer des théorèmes 10 ». Dès lors, puiser dans la manne de ressources
que représentent les œuvres d’art à travers l’expérience esthétique devient un moyen privi-
légié d’enrichir notre univers mental.
Les théories de Goodman acquièrent d’ailleurs un sens tout particulier lorsqu’il s’agit de
commenter l’art contextuel en milieu urbain : indéfectiblement liée à la réalité de la ville,
chaque œuvre contextuelle constitue ce que le philosophe dénomme une version du monde,
c’est-à-dire une des nombreuses manières d’approcher l’inépuisable diversité du réel.
Exemplifions : dans une série de photographies aériennes intitulée Photos for Spiral City,
l’artiste Melanie Smith exhibe le magma d’une ville qui s’étend sous nos yeux à perte de
vue. Au-delà de l’aspect spectaculaire qui émane de la reproduction argentique de cette
gigantesque masse urbaine, deux constats s’imposent au spectateur : d’une part l’absence
totale de présence humaine et d’autre part la carence de points de repères, de ponctua-
tions, de symboles forts d’urbanité. Un peu comme si la ville, cette ville, était constituée d’élé-
ments presque identiques répétés à l’infini. Mais quelle est cette ville ? Où sommes-nous ?
Nous sommes à Mexico City mais nous pourrions fort bien être ailleurs.
À travers une autre série de photographies représentant également Mexico City — mais
prises frontalement depuis la rue cette fois —, Claudia Fernández nous fait croire à une ville
constituée exclusivement de façades hermétiques. En mettant l’accent sur des éléments tels
96 R afa el la H o ul st an - Hasaerts
Claudia Fernández, photos de la série La belleza oculta en la propiedad ajena, Mexico DF, 1997-2000.
que des portes d’entrée et de garage fermées, des fenêtres closes aux rideaux tirés, des
grillages, clôtures, barreaux et autres attirails sécuritaires, l’artiste convertit de simples immeubles
en tours imprenables, de banales résidences en bunkers fortifiés.
Toujours dans la capitale mexicaine, Francis Alÿs nous dévoile avec la série Zócalo une
pratique de l’espace public peu visible aux yeux de l’observateur lambda : sur la place
principale, un groupe de personnes s’arrête pour profiter de l’ombre que projette au sol
l’imposant mât du drapeau mexicain. Si l’on dépasse le côté anecdotique des clichés qui
assimilent comiquement la place à un cadran solaire humain, on remarque également que
l’espace de l’ombre devient un lieu de rendez-vous, un temps de pause improvisé dans un
parcours déterminé, un prétexte à « tailler une bavette » avec le voisin de circonstance.
Cette œuvre d’Alÿs révèle les possibilités du centre historique de Mexico comme lieu de
réunion communautaire, où se créent des occasions inédites de complicité et de prise de
conscience de l’autre.
Le centre historique constitue d’ailleurs le terrain de prédilection d’Alÿs, qui arpente ses
places et ses rues, répertoriant minutieusement une kyrielle de micro-situations urbaines.
Ambulantes, par exemple, retrace la présence de vendeurs ambulants qui portent, pous-
sent ou tirent une série de structures mobiles — voiturettes, conteneurs, chariots — sans
nécessité d’un véhicule motorisé. Sleepers / Durmientes expose des hommes et des chiens
dormant à même le sol dans les rues du centre. Mendigos, en revanche, montre le sort
d’hommes et de femmes réduits à la mendicité dans les bouches de métro. Récits furtifs de
l’occupation informelle, les œuvres de Francis Alÿs sont autant de témoignages de la résis-
tance silencieuse à l’ordre établi.
Dans un registre totalement différent, la série Ricas y Famosas de l’artiste Daniela Rossell
met en évidence le style de vie des millionnaires de la capitale mexicaine, en les montrant
dans leurs espaces privés, c’est-à-dire dans leurs énormes villas ou dans leurs penthouses
surplombant la ville, vêtues d’habits griffés, entourées de leurs collections d’œuvres d’art,
de meubles somptueux et autres objets baroques.
Toutes ces séries de photographies, ces séquences narratives si l’on préfère, nous parlent
d’une seule et même ville : Mexico City. Et pourtant, un regard même rapide sur ces œuvres
révèle combien leurs contenus sémantiques sont éloignés, voire contradictoires : si d’une
certaine façon les vues plongeantes de Melanie Smith font écho aux vues frontales de Claudia
Fernández en nous proposant un cadre de rues désertes où l’homme semble absent, les
récits photographiques d’Alÿs sont d’avantage axés sur l’intensité et la diversité d’occupa-
tions au sein de l’espace public et paraissent démentir cette image d’une ville générique et
indifférenciée, cette désertion de l’agora et ce retranchement au sein de l’habitat individuel.
De même, l’observateur ne pourra passer outre l’étonnant contraste qui existe entre les anthro-
pologies de la marginalité présentes dans certaines œuvres d’Alÿs et l’anthropologie de l’ex-
trême richesse affichée sans réserve dans la série Ricas y Famosas de Daniela Rossell. Car
au-delà des évidentes inégalités sociales révélées par cette confrontation d’images, ce sont
également les différentes positions spatiales des sujets qui saisissent le regard. Dans Ricas
98 R afa el la H o ul st an - Hasaerts
Francis Alÿs, photos de la série Ambulantes, Mexico DF, 1992-2007.
y Famosas, les sujets sont photographiés au sein d’espaces protégés et souvent dans une
position dominante par rapport à la ville. Dans Ambulantes, Alÿs se situe au cœur même
de la rue et photographie ses sujets perpendiculairement, à hauteur d’yeux, dans une rela-
tion d’égalité. Dans Sleepers, l’artiste est également dans la rue mais il dépose sa caméra
à même le sol, au niveau de sujets qui occupent le plancher des vaches. Avec Mendigos,
Alÿs adopte une vue plongeante sur des sujets qui semblent cette fois dominés par la ville.
Entre les individus sans feu ni lieux d’Alÿs et les personnages occupant les hauts lieux de
Rossell, tout semble indiquer que l’espace est constitué de strates, sortes de transcriptions
au sol des hiérarchies sociales ou des activités humaines et que ces strates sont non seule-
ment accolées mais aussi superposées, depuis les profondeurs souterraines des réseaux métro-
politains jusqu’aux sommets des gratte-ciel.
Si l’on accepte que ces images au contenu divergent sont toutes ancrées dans le monde
réel, qu’elles sont toutes littéralement ou métaphoriquement « vraies », on est également forcé
d’admettre que la ville ne peut être réduite exclusivement à l’une ou l’autre de ses compo-
santes, ni même à un seul système de valeurs. Exiger une pleine et exclusive réductibilité
de l’urbanité à une version unique, c’est renoncer à presque toutes les autres versions possibles
de celle-ci. Or, un bref crochet par les métiers de l’urbain nous permet de nous apercevoir
à quel point les outils les plus paradigmatiques de compréhension, de représentation et de
conception de la ville (en l’occurrence la carte et le plan) ne se limitent qu’à prendre en
compte l’espace matériel et nullement les dimensions perceptives, relationnelles, sociales
contraire, je les considère comme le « summum du kitsh » ou comme une « apologie du mauvais
goût » 12, peu importe également qu’un autre agrée mes sensations ou les réfute vertement :
l’important est que ces images fonctionnent symboliquement, enrichissent mon vocabulaire
métaphorique et par conséquent, ma connaissance. Nous arrivons (du moins en apparence)
à une impasse : si l’évaluation, l’appréciation et le jugement critique concernant la réussite
ou l’échec d’une démarche artistique relèvent uniquement de la sphère privée, qu’en est-il
de la possibilité d’une médiation et d’une communication de l’expérience esthétique ? Car
même si l’on accepte que la réception esthétique d’une œuvre enrichisse notre connaissance
personnelle, quel en est l’intérêt à partir du moment où cette connaissance n’est pas trans-
missible car basée sur une appréciation subjective ?
C’est justement de cette impasse que tente de sortir Rainer Rochlitz lorsqu’il prône la néces-
sité d’un retour au débat esthétique. Pour Rochlitz, « les œuvres d’art sont des symboles en
quête de reconnaissance intersubjective 13 » et restent accessibles « à une argumentation ration-
nelle au sujet de leur pertinence, de leur signification et de leur réussite esthétique 14 ».
Contrairement à Goodman, Rochlitz défend l’idée selon laquelle le jugement et l’apprécia-
tion restent les pierres de touche de la réception esthétique et sont les seuls à pouvoir garantir
une transmission efficace des savoirs que propose l’art. Mais cette réhabilitation du jugement
signifie-t-il un retour à la fameuse hypothèse du sens commun prônée par Kant ? Pas vraiment.
Car si Rochlitz agrée le prédicat de Kant selon lequel le jugement esthétique prétend dépasser
la simple préférence de goût pour atteindre une validité intersubjective, les deux philosophes
divergent foncièrement sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre cette intersubjectivité :
alors que « chez Kant le sentiment esthétique deviendrait universel par sa seule prétention à
l’être, chez Rochlitz cette universalité peut être seulement atteinte par l’argumentation 15 ». En
d’autres termes, Rochlitz pare le jugement de goût kantien d’une composante objective, trans-
formant celui-ci en un jugement de connaissance. Dès lors, critiquer (ou évaluer si l’on préfère)
une œuvre d’art devient le synonyme d’une activité rationnelle, dans la mesure où toute créa-
tion artistique digne de ce nom obéit forcément à une règle qui lui est propre, à une logique
esthétique. Selon Rochlitz, il est donc possible de définir des critères ou des paramètres pour
déterminer la valeur d’une œuvre. Ces critères, fort éloignés de la notion de beau qui a long-
temps décerné les étoiles du mérite en philosophie esthétique, sont au nombre de trois : il
s’agit d’une part de l’enjeu, qui concerne la forme ou l’unité de l’œuvre, et qui est en rapport
avec une vision, un projet ou une intention, de la cohérence, qui renvoie à la pertinence artis-
tique ou esthétique de l’œuvre c’est-à-dire à sa faculté de présenter des caractéristiques conver-
gentes dans le but d’atteindre la signification qu’elle ambitionne de proposer et, enfin, de
l’originalité, qui se réfère aux exigences de « nouveauté » que doivent satisfaire les œuvres
en réponse à une « attente historique », immédiate ou différée dans le temps. Mais prenons
le temps de tester la validité de ces critères. Imaginez un instant pénétrer dans une boutique
de luxe, vous retrouver face à une paire de baskets qui vous plaisent, apprendre par la suite
qu’il s’agit là d’œuvres d’art et que ces chaussures qui vous semblaient destinées uniquement
à la vente ont avant tout été conçues pour faciliter le passage d’une frontière à des candi-
dats à l’émigration clandestine. Étrange ? Déroutant ? En fait, l’œuvre dont il s’agit ne peut
être appréhendée qu’à travers la connaissance du contexte dans lequel elle a été créée et
des motivations qui ont poussé l’artiste à la réaliser. Le cadre, le voici : tous les deux ou trois
ans, les villes frontalières de Tijuana (Mexique) et de San Diego (son pendant américain)
accueillent le programme artistique « inSite », qui organise, entre autres, des manifestations
et des expositions collectives. En donnant voix et pouvoir à des artistes d’horizons multiples,
l’objectif d’inSite est d’interpréter la désorientation sémantique de ce territoire transfrontalier
et de tenter de comprendre les phénomènes urbains qui en résultent. C’est au cours d’une
des versions de ce programme binational que l’artiste argentine Judi Werthein a déclenché
une opération qui consistait en la création et le lancement d’une marque de baskets dénommée
Brinco. Interpellée par les difficultés grandissantes 16 que vivent les aspirants à l’émigration,
l’artiste a conçu des « accessoires » censés faciliter la traversée de la frontière mexicano-
américaine. Entre les mois d’août et de novembre 2005, Werthein a distribué ses « baskets
pour traverser la frontière » (qui incluent une languette pourvue d’une boussole, d’une lampe
de poche — on passe la frontière de nuit — et d’anti-inflammatoires ainsi qu’une carte imprimée
sur les semelles montrant les itinéraires illégaux les plus prisés entre Tijuana et San Diego)
dans des centres d’aide aux migrants de Tijuana et à des personnes se trouvant le long de
la barrière de sécurité dans le but avoué de la traverser. Pour clore l’opération, les baskets
du parfait migrant ont également été vendues à prix d’or en tant qu’œuvres d’art dans une
boutique de luxe de San Diego.
Si l’on revient un instant sur les critères d’évaluation établis par Rochlitz, on pourrait dire
sans trop se mouiller que l’enjeu d’une œuvre telle que Brinco est avant tout critique (politi-
que ?) : elle prétend dénoncer les contradictions et les inégalités contenues dans les modèles
économiques globaux de circulation, qui encouragent volontiers les échanges frontaliers de
biens, services et capitaux tout en freinant le flux de personnes. Les baskets de Werthein
symbolisent donc en quelque sorte la mobilité comme facteur de ségrégation. Ainsi s’oppo-
sent ceux qui peuvent voyager librement (en l’occurrence ceux qui sont à même de se payer
ces baskets dans la très chic boutique Blends à San Diego) et ceux qui se retrouvent cloi-
sonnés par l’impossibilité de se mouvoir ou qui sont contraints d’abandonner leurs lieux de
vie en quête d’un avenir meilleur (ceux à Tijuana pour qui ces baskets ont une utilité poten-
tielle). Mais la création et surtout la vente de ces baskets, objets iconiques du consumérisme,
est-elle cohérente avec l’enjeu critique de l’œuvre ? À une telle question, une quantité hono-
rable de convaincus a répondu « oui », saluant l’à-propos de cette œuvre paradoxale et sophis-
tiquée, détournée plutôt que frontale, cultivant à la fois proximité et distance par rapport au
système mis en question. D’autres en revanche, ont qualifié l’action d’allégeance et d’hypo-
crisie, de vulgarité propagandiste qui ne résout absolument rien, ou encore de grossier faire-
valoir. La vérité est que tout critère peut être renversé et que ce qui fonde les arguments des
De l’attitude du récepteur
Que le lecteur avisé pardonne cette lecture profane qui se permet d’associer les théories
descriptives de Goodman aux théories évaluatives de Rochlitz, souvent tenues pour anta-
gonistes. Mais si l’on y regarde de plus près, les deux philosophes prônent une approche
active de la réception esthétique, l’un dans l’expérience que fait le sujet de l’objet en vue
de sa compréhension, l’autre dans la possibilité d’une médiation des connaissances sur l’objet
entre plusieurs sujets.
En fait, il n’y a d’œuvre que parce qu’il y a regard, attention, contribution. D’une part, la
réception esthétique est loin d’être «contemplation passive de l’immédiatement donné, une
appréhension directe de ce qui est présenté, non contaminée par la moindre conceptuali-
sation, isolée de tous les échos du passé et de toutes les menaces et promesses du futur,
exempte de toute entreprise 18 ». Comme le souligne Goodman, « l’expérience esthétique est
dynamique plutôt que statique. Elle impose de faire des discriminations délicates et de discerner
des rapports subtils, d’identifier des systèmes symboliques et des caractères à l’intérieur de
ces systèmes, ainsi que ce que ces caractères dénotent ou exemplifient, d’interpréter des
œuvres et de réorganiser le monde en termes d’œuvres et les œuvres en termes de mondes 19 ».
D’autre part, l’analyse du fonctionnement symbolique d’une œuvre, si elle ouvre la porte à
des connaissances nouvelles et à de nouveaux prédicats pour lire le monde, n’est pas en
confrontation avec une quelconque évaluation, avec un quelconque jugement. Progresser
dans la compréhension est déjà un choix, une préférence, une discrimination : rejeter ou
saisir, écarter ou suivre. D’ailleurs, à partir du moment où nous comprenons une œuvre,
nous sommes aptes à l’interpréter mais aussi à l’évaluer, et nous énonçons aussitôt, même
implicitement, que nous sommes capables de justifier, d’étayer, d’argumenter sur ces ques-
tions si on nous le demande, c’est-à-dire de transmettre à autrui les connaissances issues de
notre compréhension de l’œuvre. Le jugement, dans la mesure où il se construit, n’est pas
l’autre de la raison : il nous oblige à nous placer dans un champ d’argumentation qui permet
qu’un autre nous demande de justifier nos avis, nos préférences.
Pour suivre cet argument, on pourrait affirmer qu’il n’y a rien de pire qu’une œuvre qui
suscite le désintérêt total : « rien ne s’y discute, rien ne s’y passe, tout s’y donne sans possible
contestation 20 ». Toute œuvre digne de ce nom se constitue donc comme « objet de négo-
ciation, de discussion, voire de suspicion 21 ». Prenons pour exemple l’action de Valeska
Soares, qui comprenait l’installation de deux grandes plaques réfléchissantes en acier inoxy-
dable sur la palissade qui sépare le Border Field State Park (San Diego) des Playas de
Tijuana. Ces miroirs improvisés étaient placés de façon à fausser la vision de part et d’autre
de la frontière, et donnaient l’impression que l’espace d’un pays s’étendait sur l’autre. En
s’approchant, le spectateur se retrouvait face à son reflet et à une citation tirée des Villes
invisibles d’Italo Calvino, annihilant ainsi l’illusion d’ouverture et de continuité. Car ce que
l’on voit en réalité n’est que l’image du côté de la frontière où l’on se trouve, reflétée depuis
un espace impossible d’accès. La ville invisible de Calvino qui correspond au projet n’est
autre que Valadre, ville construite sur un lac qui lui renvoie son image, son double, son alter
ego. Quelles conclusions en tirer ?
Une première lecture de la construction symbolique de l’œuvre pourrait nous amener à
penser que le parallèle établi avec Valadre exprime de manière directe les rapports conflic-
tuels entre San Diego et Tijuana : « Les deux Valadre vivent l’une pour l’autre, elles se regar-
dent dans les yeux, mais sans s’aimer 22. » Tandis que San Diego se fait appeler « the best
city in America », les Mexicains voient Tijuana comme un hybride décadent, un no man’s
land séparé du reste du pays. Alors qu’aux États-Unis, on perçoit San Diego comme une
pittoresque ville du bord de mer, comme un site agréable pour s’octroyer une retraite bien
méritée, Tijuana est vue comme un paysage transitoire, sans réelle identité. Proximité géogra-
Perspectives
Après ces tours et détours par différentes pensées philosophiques, voyons quels enseigne-
ments provisoires peuvent être retenus de manière à avancer vers une meilleure compré-
hension de la ville. Premièrement, il apparaît comme judicieux d’abandonner les présupposés
qui opposent connaître et ressentir, le cognitif et l’émotif. Car au-delà des données statis-
tiques, métriques et planimétriques que semblent affectionner les professionnels de l’urbain,
d’autres paramètres plus subjectifs peuvent entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit de
comprendre la réalité urbaine. Le fait que la réception esthétique d’une œuvre soit de l’ordre
du ressenti est indéniable, mais cela ne doit en aucun cas nous empêcher de voir que les
émotions, toutes relatives qu’elles soient, fonctionnent toujours de manière cognitive : « dans
l’activité d’organisation d’un monde, les contrastes et les familiarités ressentis, subtils et saillants
à la fois, ne sont pas moins importants que ceux qui sont vus, entendus ou inférés 27 ». S’adonner
à l’exercice de comprendre chacune des œuvres présentées dans cet écrit nous en apprend
autant sur Mexico et Tijuana que de déchiffrer, par exemple, les plans respectifs de ces
villes. Deuxièmement, il semblerait que les connaissances qui résultent de la compréhension
d’une œuvre soient transmissibles, non pas comme des vérités irréfutables, acquises pour
Nathalie Mertens
114 Na th a li e M er te n s
Inventaire spatio-temporel illustré de Bruxelles 115
Carte 3a – « Impression immatérielle » : rendre cette
impression immatérielle, que chaque ville possède et
qui n’est jamais la même. C’est notre ressenti poétique
vécu dans la ville.
Illustration collective.
116 Na th a li e M er te n s
Inventaire spatio-temporel illustré de Bruxelles 117
Carte 4a – « Utopies » : y a-t-il des projets et idées
dont vous avez rêvé ou dont vous rêvez pour Bruxel
ou pour un site bruxellois en particulier ?
Illustration réalisée après la rencontre par Fréderik
Biesmans
118 Na th a li e M er te n s
Inventaire spatio-temporel illustré de Bruxelles 119
Carte 10b – « Souvenirs d’interventions » : quels événe-
ments, installations, transformations, actions, initiatives,
interventions plastiques (ponctuelles, durables, organisées,
anonymes, spontanées) gardez-vous en mémoire ?
Illustration collective
120 Na th a li e M er te n s
La réflexivité en objets. La pensée faible en architecture
Marie-Cécile Guyaux
Le 13 avril 2006, dans son appartement de la rue de Stalingrad, le sociologue urbain Yves
Chalas partageait avec nous ses réflexions sur la « pensée faible ». « Aujourd’hui, disait-il,
je découvre que les professionnels développent une réflexion de plus en plus modeste, fondée
sur l’incertitude, l’indécidabilité, la concertation, sur l’abandon des grands modèles, des
utopies 1. »
Porté par le concept d’imaginaire, Yves Chalas s’intéresse depuis une vingtaine d’années
à l’évolution physique de la ville, aux perceptions et aux usages produits par la société civile
ainsi qu’aux réponses conceptuelles et pratiques des professionnels de l’urbain. Ces trois
dimensions de l’invention de la ville font apparaître une ville émergente 2, de nouvelles pratiques
d’habiter et une pensée faible. C’est cette dernière notion que nous avions choisi d’explorer
dans le cadre de notre travail de fin d’études et qui fut au centre de notre discussion avec
le chercheur 3.
La pensée faible est le résultat d’une étude de l’épistémologie urbanistique et traduit un
changement de posture dans un contexte devenu incertain, inachevé et en mouvement 4. Ces
nouvelles conditions trouvent leur racine dans les évolutions scientifiques, économiques et
sociales de ces dernières décennies. Sur le plan urbain, elles s’accompagnent notamment
d’une urbanisation croissante, d’une différenciation des modes de vie, d’une multiplication
des centralités, d’une mobilité grandissante. Du côté des politiques urbaines, les décideurs
apparaissent moins assurés, les citoyens plus informés, plus sceptiques mais aussi plus impli-
qués. Face à ces mutations, les représentations et le rôle traditionnel de l’aménageur sont
mis à mal et paraissent d’autant plus complexes à reformuler que la ville ancienne demeure,
incluse dans la ville émergente. À la logique dualiste qui caractérisait la ville autrefois se
substitue celle du tiers inclus, du à la fois d’hier et d’aujourd’hui, naturelle et minérale, dense
et distendue, centrale et périphérique. Et, sur la planification top down qui avait cours alors,
se superposent des exigences de démocratie participative ou dialogique qui réduisent d’au-
tant plus les marges de manœuvre de l’expertise et de la planification urbaine ordinaire.
Aussi, de nombreux théoriciens, issus d’horizons différents, convergent pour tenter de redé-
finir les modalités de la pratique urbanistique et de l’action publique. Ils produisent une
122 Ma r ie -C éc il e Gu y aux
pléthore de vocables tels la gouvernance, la participation, la coproduction, la concertation,
la démocratie ouverte, ou encore… la pensée faible qui, selon son auteur, les engloberait
tous. Le concept autorise en effet différents niveaux d’interprétation : il traduit à la fois un
nouvel imaginaire sociétal global, une méthode de recherche et une évolution de la pratique
urbanistique. Dans chacune de ces trois acceptions, ce type de pensée renvoie, comme nous
le verrons, à la notion, plus englobante mais aussi beaucoup plus ancienne, de réflexivité.
Née il y a plus de deux cents ans, la réflexivité apparaît dans l’esthétique kantienne pour
rendre compte du type de rationalité mis en œuvre dans le jugement de goût 5. Elle s’y
présente comme l’antonyme du jugement déterminant qui ne fait que subsumer le particu-
lier sous l’universel suivant une loi donnée a priori, sans devoir penser un principe qui édic-
terait les fondements de cette subordination. À l’inverse, la faculté de jugement réfléchissante
cherche à trouver le général qui corresponde à un particulier qui seul lui est donné. Bien
qu’il soit singulier, le jugement de goût entend se donner en partage. Il assume une montée
en généralité mais demeure subjectif, fragile et incertain. Ainsi, contrairement à la faculté
de juger déterminante, la faculté de juger réfléchissante ne se donne de principe qu’à elle-
même et non à son objet de jugement.
Si le concept de réflexivité est né dans la sphère esthétique, son sens n’y réfère plus toujours
explicitement. Il est aujourd’hui exploité entre autres par les champs de la sociologie, des
sciences politiques ou de l’urbanisme et sa définition semble s’être pluralisée pour caracté-
riser l’évolution de la société, de l’individu et de l’action au sein de ces différents secteurs.
En regard, l’architecture, qui demeure une combinaison d’exigences techniques, politiques
et esthétiques, paraît se présenter comme une discipline transversale aux sphères investies
par la réflexivité d’hier et d’aujourd’hui et semble à même d’en catalyser divers aspects.
En nous concentrant sur les objets d’architecture, nous suggérerons, dans la suite de cet
article, une multiplicité de rapports architecture / réflexivité. Du prototype à l’espace public,
de l’anecdote à l’incontournable, du contemporain à l’anachronique, ils illustreront une défi-
nition étendue de la réflexivité — qui la situe entre l’implicite et l’évidence, le subjectif et
l’objectif, la sensibilité et l’entendement. Ils montreront la diversité des moments réflexifs qu’ils
contribuent (effectivement ou potentiellement) à produire. Comme moyens ou comme révé-
lateurs, ils seront les médias qui permettent de réfléchir le savoir et la pratique. Entremetteurs,
provocateurs ou évocateurs, ils soumettront le sujet au débat. Indéfinis, à définir, indéter-
minés ou non déterminants, ils supporteront ou susciteront l’argumentation, l’explicitation et
l’expérimentation. Fruits d’une production, d’une réception ou d’un jugement esthétique, ces
objets jalonneront nos différents niveaux de lecture de la réflexivité à travers la pensée faible.
La pensée faible qualifie en premier lieu un imaginaire sociétal global conditionné par un
régime d’incertitude. Caractéristique de l’époque surmoderne, celui-ci en affecte tous les
membres. Il est transversal à tous les secteurs et en modifie les hiérarchies, les rôles et les
alliances. Ainsi, par exemple, lorsque l’incertitude investit le domaine scientifique, ses outils
et ses savants, le politique, supposé s’appuyer sur les certitudes — scientifiques — pour faire
ses choix, se trouve face à l’obligation d’étendre son champ d’« experts » aux profanes et
de soumettre le « savoir » au débat. L’imaginaire de la pensée faible participe au brouillage
des oppositions traditionnelles.
Yves Chalas l’affirme : « Le nouvel imaginaire n’est pas obscurantiste mais beaucoup plus
synthétique ou beaucoup moins dualiste. C’est ce que j’appelle “le non dualisme logique”
qui fait qu’aujourd’hui on travaille plutôt dans le tiers inclus, la troisième voie 7. » Le non
dualisme logique nuance les discriminations qui ont façonné notre mode de pensée depuis
les Lumières pour en souligner les solidarités. La subjectivité y est susceptible d’argumenta-
tion, l’art porteur de connaissances, la pratique enseignante, le profane compétent, le citoyen
influent. Nicolas Bourriaud, théoricien de l’art, le confirme : « On ne cherche plus aujour-
d’hui à progresser par oppositions conflictuelles, mais par l’invention d’assemblages nouveaux,
de relations possibles entre des unités distinctes, de construction d’alliances entre différents
partenaires 8. »
Cette évolution qui concerne tant les modes de connaître, de gouverner, de créer et de
juger traduit, de façon générale, le recours à une rationalité réflexive qui se fonde moins
sur la certitude, la décision irrévocable et la différence que sur l’information, la réactuali-
sation et la combinaison. « La réflexivité, ce n’est pas la réflexion. La réflexivité, c’est notre
pratique. J’agis sans trop savoir et j’agis parce qu’il faut bien agir, il faut bien réguler ce
monde, il faut bien construire des bâtiments mais je ne possède plus, comme autrefois, de
référents assurés. Le fait d’entrer comme ça dans l’agir me renvoie une image de ce que je
fais ou, disons, des référents qui me font agir et que j’ignorais. La réflexivité me renvoie une
image de la manière dont je fais les choses. […] [Dans ce contexte], tout instrument, tout
média est bon pour nous renvoyer à nos référents de l’action, à nos soubassements, pour
pouvoir en prendre conscience et ré-infléchir sur l’action 9. »
124 Ma r ie -C éc il e Gu y aux
Les objets de la méthode réactivée
La « méthode réactivée » est une des formes de la pensée faible et constitue la deuxième
lecture que nous en faisons ici. Plusieurs fois utilisée par Yves Chalas 10, la méthode se met
au point au fur et à mesure de la progression de l’enquête, sans que les techniques d’inves-
tigation ou les hypothèses de départ ne soient déterminées, sans que les propos recueillis
ne soient orientés. Pour « réactiver » le discours des acteurs, Yves Chalas n’a pas recours au
questionnaire directif mais à des albums photos, des bandes sonores ou des citations. L’exercice
de réactivation ainsi que les médias utilisés pour éveiller leurs paroles ont ceci de réflexif
qu’ils permettent de rendre explicites ou de révéler les référents d’une situation, d’une action
ou d’un objet devenus pour les personnes interrogées si habituels qu’ils étaient plongés dans
l’implicite des choses ordinaires.
Les objets « médiatiques » tels ceux qu’utilise Yves Chalas sont omniprésents dans ce que
nous appellerons la recherche architecturale. Celle-ci peut être entendue dans son accep-
tion théorique — comme l’histoire et la théorie de l’architecture au sens large — mais égale-
ment dans sa forme appliquée en tant que préliminaire inhérent au projet d’architecture.
Indissociables de la face émergée de l’architecture, les objets médiatiques prennent par
ailleurs des formes différenciées en vue de s’adapter au type de réactivité qu’ils entendent
produire. Ainsi, afin de laisser libre cours à la spéculation créatrice, l’objet se fait évocateur
et, pour dynamiter un débat dodelinant, il prend le ton du manifeste, voire de la provocation.
Les dessins présentés par Rem Koolhaas lors de la conception du projet Euralille, remporté
en 1989 par l’OMA, relèvent du type évocateur et se présentent comme des moyens de la
communication qui s’instaure entre architecte(s) et maître(s) d’ouvrage dans la recherche
préalable au projet. Détourés au feutre, ils représentent des tours balancées, des pistes tour-
billonnantes, des escalators croisés, de rapides pointillés. C’est à Lille mais ç’aurait pu être
ailleurs : on peut bien avoir une idée d’ensemble mais jamais une vue précise. Leur rôle
consiste à stimuler les recherches des architectes et à communiquer un environnement encore
abstrait. Dans un entretien avec François Chaslin, Rem Koolhaas s’explique : « Cette première
phase du travail devait d’une part nous permettre de juger assez vite du potentiel du site,
par ce que nous avons appelé un “bombardement” de spéculations, et d’autre part assurer
certains besoins de communication, notamment politique. Comment présenter, comment faire
comprendre un projet encore délibérément neutre, non convivial, péniblement inattendu ?
D’où ces dessins inspirés de la bande dessinée, ces maquettes informelles qui semblent un
peu improvisées et bordéliques mais permettent de garantir une grande flexibilité, une absence
126 Ma r ie -C éc il e Gu y aux
abstraites sur la capitale de l’Union européenne. A Vision for Brussels prend une posture
polémique qui veut faire avancer le débat actuel sur l’avenir de Bruxelles et de l’Europe 15. »
Notre dernier exemple d’objet réactivant dépasse le cadre de la recherche préalable à
l’édification proprement dite. C’est sur la discipline tout entière que son ton manifeste entend
agir. Le manifeste de Robert Venturi en est une illustration. Écrit en 1966, à un moment où
les thèses du Mouvement moderne étaient largement admises, De l’ambiguïté en architec-
ture condamne une architecture conçue dans l’abstraction doctrinale de la théorie en analy-
sant des exemples de l’histoire de l’architecture, en appuyant ses arguments sur des observations
tangibles. Au début du livre, on avertit le lecteur : « L’architecture qu’il cherche à évincer
pose des problèmes qui sont si loin d’être résolus que nous serons bien forcés, d’accord ou
non avec ce que fait Venturi, de lui prêter une oreille attentive 16. » En créant du dissensus,
l’ouvrage a « réactivé », dans un moment réflexif, le discours et la production architecturale.
En suscitant de nombreuses réactions et en contribuant à produire des architectures nouvelles,
il a eu un effet performatif très important.
Le potentiel réflexif du livre de Venturi nous semble pouvoir également être repéré dans
la manière même dont il envisage la gestion des contradictions inhérentes à l’architecture.
Édifice après édifice, l’architecte identifie les contradictions et décrit l’adaptation des dispo-
sitifs architecturaux. Il met l’emphase sur une architecture qui rejoue, à chaque reprise, les
contingences du contexte physique et qui se gère à coup de négociations et de compromis
formels ou spatiaux, plutôt que de dichotomies et d’exclusions. La lecture de Venturi se concentre
cependant sur les aspects techniques, fonctionnels et esthétiques de l’architecture tandis que
la dimension humaine voire « participative » est absente de son propos. La qualité réflexive
de cette approche n’est donc pas comparable à celle des processus de participation qui
émergent aujourd’hui en urbanisme et sur lesquels nous reviendrons plus loin. Cependant,
les deux démarches procèdent d’un fond partiellement commun : chaque projet joue du
contexte dans lequel il s’implante. Chaque projet est le moment d’une réflexion sur les nouvelles
combinaisons de moyens qu’il doit mettre en œuvre face aux conditions qui s’imposent à lui.
Les objets d’architecture cités jusqu’ici, et qui ne sont pas (encore) des constructions, entre-
tiennent des rapports différenciés à la réflexivité. Les objets évocateurs contribuent à une
réalité en train de se faire dans la communication intersubjective. Leur forme est suffisam-
ment floue, laconique ou suggestive pour que les subjectivités puissent s’y croiser. Les mani-
festes fournissent la matière au débat, ils en sont les jalons historiques ou les appuis
iconographiques. Évocateurs ou manifestes, tous sont des objets esthétiques qui fabriquent,
Dans sa troisième et dernière acception, la pensée faible se traduit par une façon renou-
velée de faire, concrètement, des projets urbains en régime d’incertitude. À l’inverse de la
pensée forte, dirigiste, top down et spatialiste, Yves Chalas définit l’urbanisme à pensée
faible à l’aide de cinq figures : l’intégration, la performativité, l’apophatisme, le non-spatia-
lisme et le politique.
Ce type de gestion urbaine est « intégrateur » car il prend en compte une multiplicité d’ac-
teurs et fait appel à une plus large variété de compétences. Il est également « performatif »
dans la mesure où le dispositif de projet est processuel et itératif et qu’il produit de ce fait
des performances sociales et / ou politiques. « Il y a de la performance car c’est dans la
réunion entre acteurs qu’il va se produire quelque chose. C’est comparable à la performance
d’un artiste. C’est ce qui n’a pas été prévu 17. » L’imprévu rejoint la figure de l’« apophatisme »
qui décrit un axe du projet n’étant pas déterminé au départ. Comme le souligne Chalas,
« les objectifs sont moins des cibles à atteindre que des voies à explorer, des problématiques
ou des questions dont il faut se saisir. Ce qui importe, c’est ce qui inspire les objectifs plutôt
que les objectifs eux-mêmes 18 ». La figure du « non-spatialisme » manifeste pour sa part le
fait que les professionnels de l’urbain se défient des rapports univoques et mécaniques qui
lieraient mise en forme spatiale et vie sociale. L’espace n’est pas seul responsable des problèmes
urbains et tout problème urbain ne trouve pas nécessairement d’issue spatiale. Enfin, l’urba-
nisme à pensée faible est « politique » mais le sens de cette figure est intimement lié au régime
d’incertitude dans lequel elle prend forme. D’une part, elle signifie que le débat public offre
plus de chances de réussite que l’excellence technique ou esthétique car l’implication des
citoyens légitime le projet dans une démocratie devenant plus participative. D’autre part,
les décisions, indissociables de la théorie politique, sont le plus souvent collectives, révo-
cables, différées ou fragmentées, ce qui rompt avec une conception plus hiérarchique et
linéaire de l’action politique. Enfin, à la différence du mode utopique et collectiviste des poli-
tiques urbanistiques des années 1960-1970, l’urbanisme à pensée faible s’inscrit dans le
hic et le nunc et s’opère dans l’agrégation d’individualités propres.
La constitution du projet urbain sur le mode de la pensée faible peut être qualifiée de réflexive
dès lors que le travail des acteurs se fait en situation, en intégrant diverses expertises, diverses
128 Ma r ie -C éc il e Gu y aux
compétences, en réactualisant les objectifs et les solutions au cours de l’évolution du processus.
Dans le débat public et, poussé par la nécessité d’atteindre un consensus, la subjectivité des
acteurs y trouve un lieu d’expression privilégié mais également régulateur. Toutefois, si la
pensée faible est réflexive, elle l’est principalement dans la sphère politique — et non tech-
nique ou esthétique. Yves Chalas le confirme avec la figure du non-spatialisme mais égale-
ment en dépréciant l’intégration ou la performativité sur le plan esthétique, « parce que c’est
direct, ça donne toujours la pire des choses 19 ». Et, quand le sociologue évoque de front la
dimension esthétique du projet urbain, c’est lorsqu’elle crée un conflit et interpelle les pouvoirs
publics. « Lors de la restauration de la Maison de la Culture de Grenoble, l’esthétique était
très directement liée. […] Dans la proposition initiale, les habitants désiraient conserver [la
passerelle] tandis que l’architecte s’y opposait. […] Au cours de l’évolution du projet, au fil
des rencontres avec les associations d’usagers, les habitants ont consenti à supprimer la
passerelle. […] S’ils avaient voulu la maintenir, il y aurait peut-être eu, esthétiquement, quelque
chose de raté 20. » S’agissant d’architecture, la participation citoyenne semble donc souvent
produire plus de légitimité politique que de plus-value esthétique ou technique 21. Comme
l’expriment les élus, « Souvent, nous ne prenons pas la meilleure solution esthétique ou tech-
nique mais nous prenons la solution qui est acceptée par l’ensemble des habitants et, dans
ce cas-là, elle devient la meilleure 22. » Or, rapporté au projet architectural, l’un des enjeux
de la constitution du projet urbain sur le mode de la pensée faible, dont nous avons vu qu’il
procédait d’une rationalité réflexive, est de savoir si les questions esthétiques pourraient être
traitées de façon apophatique, performative, intégrative ou politique. Les questions esthé-
tiques pourraient-elles, comme le suppose le jugement réfléchissant de Kant, atteindre un
sens commun ou être négociées ? En réalité, il faut admettre que les projets d’architecture
contemporaine « reconnus » font fi du recours à la stratégie faible. Une commande fait souvent
l’objet d’une politique volontariste de promotion architecturale ou urbaine en en appelant
à la subjectivité griffée de l’architecte-artiste. Cependant, nous nous en tenons là à une concep-
tion « matérialiste » de l’esthétique qui, au vu des développements théoriques issus du monde
artistique, pourrait être dépassée.
Avec « l’esthétique relationnelle », Nicolas Bourriaud décrit en effet un certain nombre de
changements intervenant dans les productions artistiques et dans les critères de jugement
esthétique contemporains. Sa théorie porte sur l’extension de la sphère esthétique et ses rela-
tions avec le politique, sur les nouveaux rapports créateur / récepteur et hommes / objets.
Bourriaud prétend que l’œuvre d’art contemporain s’étend au-delà de sa matérialisation et
qu’on ne pourrait plus, comme dans une esthétique formaliste, concentrer toute son attention
130 Ma r ie -C éc il e Gu y aux
part, sa matérialisation engage à des usages multiples, à des interprétations ambivalentes.
Le site se trouve à proximité de la gare de Bruxelles-Chapelle. Il est situé sur les derniers
mètres du tunnel de la jonction Nord-Midi. De là, des dizaines de voies ferrées s’enfoncent
dans la densité du bâti, constituant un paysage inaccessible. Proche de Recyclart, du théâtre
des Tanneurs et du centre d’art Les Brigittines, le projet prend place dans un tissu associatif
dense et dynamique, mais c’est avant tout le remblayage soudain et unilatéral des deux
bowls tout proches qui déclenchera le processus. Actif dans la valorisation du skate à Bruxelles,
le collectif BRUSK demande la reconstruction d’un skatepark. Soutenus par Recyclart, inséré
dans le tissu socio-culturel du quartier, ils finissent par avoir gain de cause auprès de l’IBGE.
Le site est choisi et un concours est ouvert aux moins de 25 ans. Les deux lauréats seront
parrainés par un architecte plus expérimenté et bénéficieront du soutien et de l’expertise de
Recyclart et de BRUSK.
Ce processus est bottom up, amorcé du « bas » par un collectif de skaters. La procédure
du concours ne discrimine pas sur l’expertise technique ou la stabilité financière. Elle encou-
rage la collaboration entre les âges. La définition formelle du projet continue ensuite d’être
alimentée par les points de vue des architectes et des skaters dont l’acculturation mutuelle
se traduit en formes.
La matérialisation répond au programme des lauréats : ne pas créer un skatepark mais un
spot où l’on peut pratiquer le skate. Ne pas d’emblée opposer skatepark et espace public,
comme c’est généralement le cas. Ne pas choisir mais combiner. Dans l’aménagement de
l’espace public, cette jonction de publics et d’usages, aux référents physiques et symboliques
différents, donne lieu à de nombreuses ambivalences. Au sud, l’espace de la place s’élève
en rampe, en escalier puis en scène jusqu’à une grande grille. On ignore si elle nous empêche
de tomber, si elle encadre la vue panoramique ou si elle constitue le fond de scène de la
pièce urbaine qui se joue à ses pieds. Côté mobilier, on peut faire des grinds sur les bancs
et on peut s’asseoir au milieu du skatepark. À l’approche du boulevard, les courbes pour-
raient tout aussi bien être l’œuvre de l’architecte que le retour du skater…
Ces ambivalences formelles et fonctionnelles contribuent à faire effectivement de l’espace
un spot. Les piétons s’y déplacent et s’y asseyent. Le langage formel et les destinations fonc-
tionnelles ne résultent pas d’un choix mais d’un arrangement. La forme que prend le projet
traduit et rend possible une confrontation de publics et d’usages généralement opposés. Sa
part esthétique y est, pour reprendre l’expression de Roemer van Toorn, « forme de poli-
tique », « […] qui permet différentes approches et expériences : une esthétique de différences
spatiales d’opinion sur l’usage. La principale procédure d’une esthétique comme forme de
Si l’exemple du skatepark joue des référents, fussent-ils ambivalents, nos derniers exemples,
issus de l’architecture contemporaine la plus notoire, entretiennent avec la réflexivité des
rapports qui seraient justement liés à l’absence de référencement pour développer un langage
de l’implicite, de la neutralité ou de l’indéfini. C’est le cas d’édifices comme la Casa de
Musica de Rem Koolhaas, de l’école de design de Sanaa ou encore du Central Signal Box
d’Herzog et de Meuron, pour ne citer qu’eux. D’après Hans Ibelings, ces architectes contem-
porains ou supermodernistes auraient en effet rompu avec une justification de la significa-
tion de l’architecture par des arguments extra-architecturaux pour revenir à un objet égocentrique.
« On peut envisager la neutralité comme une réaction à la tendance postmoderne ou décons-
tructiviste à tout dessiner, du bâtiment à la poignée de porte, du mobilier à la cafetière. […]
Le monde qui en a résulté est un monde encombré de signes. En réaction à cela, il existe
aujourd’hui une attitude alternative qui considère que les objets se suffisent à eux-mêmes et
qu’ils n’ont pas à véhiculer quoi que ce soit comme signification 32. » Les volumes se font
massifs, neutres et minimalistes. Aveugles au contexte, leur forme se dérobe volontiers à la
fonction qu’ils abritent. L’habit est lisse, uniforme, immanent. Et, comme le souligne Ibelings,
« il se pourrait qu’une architecture qui ne renvoie à rien hors d’elle-même et qui ne fait pas
appel à des capacités intellectuelles privilégie automatiquement l’expérience immédiate et
sensorielle de l’espace, des matériaux et de la lumière 33 ». Cette façon d’envisager la forme
architecturale comme une « enveloppe flexible 34 » ne se chargeant pas de métaphores inac-
cessibles, fumeuses ou simplement ennuyeuses, nous ramène, une fois encore à la réflexi-
vité, comprise comme l’antonyme d’une architecture qui dit : « je suis un monument », mais
qui se laisse deviner, saisir, appréhender d’après le pluralisme des sensations qu’elle suscite.
Comme nous l’avons suggéré tout au long de cet article, la pensée faible est une notion qui
se lit à plusieurs niveaux et chacun d’eux met en évidence un aspect différent de ce que l’on
peut comprendre et attendre de la réflexivité. Rapportée systématiquement aux objets d’archi-
tecture, la pensée faible offre une grille de lecture qui en rassemble les aspects théoriques,
préliminaires, processuels et construits. Dans ces formes, la réflexivité semble pouvoir trouver
des supports, des outils, des résultats. Ainsi, comme instrument de communication du projet,
132 Ma r ie -C éc il e Gu y aux
outil de recherche architecturale, matière polémique ou architecture supermoderniste, les
objets sont au moins les moyens de l’action réflexive. Comme espaces publics co-produits,
polysémiques et multi-usages, ils en sont également le produit. Objets esthétiques en tant
que tels, ils prennent le concept de réflexivité depuis son terrain d’origine mais rendent compte
d’une esthétique qui est aujourd’hui parfois immatérielle et souvent politique. Leur position
dans l’histoire de l’architecture en général ou dans le dispositif de projet en particulier met
en évidence les multiples moments réflexifs que l’architecture est susceptible de subir et de
susciter. Par l’évocation, la provocation, la co-production, la polysémie ou encore la neutra-
lité, c’est de multiples façons que les objets s’érigent en réalités agissantes.
Maarten Delbeke
La catégorie du monument pose de deux manières assez évidentes, sans être cependant
forcément concurrentes, la question de la réflexivité de l’architecture. D’une part, dans un
monument, l’architecture est inextricablement liée à un contexte culturel plus large, dont elle
est une des « réflexions », une image réfléchie. D’autre part, comme l’a déjà exprimé de
manière remarquablement succincte Adolf Loos, le monument incite, par définition et de
manière presque provocatrice, l’architecture à une réflexion sur elle-même, sur sa véritable
nature, sur ses propres moyens et sur la légitimité même de son existence. En d’autres mots,
lorsqu’un monument est fait d’architecture ou lorsque l’architecture devient monumentale,
l’architecture obéit à la fois de manière absolue à un idéal défini hors d’elle et à toute son
identité disciplinaire.
Dans une situation idéale — aussi irréel qu’il puisse sembler d’imaginer que cette notion
soit encore présente dans la conscience architecturale —, la réalisation complète de la première
condition impliquerait nécessairement celle de la seconde, et vice-versa : lorsqu’un monu-
ment reflète « sa » culture, il devient véritablement de l’architecture. Un point de vue peut-
être plus subtil considère la disciplinarité de l’architecture comme un moyen prééminent d’ouvrir
un espace dans lequel une « culture » peut réfléchir sur elle-même, hors des contraintes du
quotidien. Cette seconde analyse est plus profondément imprégnée de la conscience d’une
certaine perte induite par la modernité, puisque celle-ci ne pose plus comme postulat que
l’essence même de cette discipline est, d’une manière ou d’une autre, fondamentalement
liée à la culture dont elle est issue. On retrouve néanmoins dans cette vision la persistance
de la conviction que l’architecture, et peut-être elle seule, est à même de fournir l’excep-
tionnalité, ou « forme », qui fait la monumentalité 1.
Conditionné en grande partie par le traumatisme de la sujétion de l’architecture aux régimes
totalitaires avant et après la seconde guerre mondiale, l’intérêt porté par les modernistes au
monument était aussi (comme le montrent par exemple, de manière particulièrement claire,
Josep Lluis Sert, Fernand Léger et Siegfried Giedion dans leur Nine Points on Monumentality,
publié en 1943) une manière d’insister sur la nécessité d’intégrer les idéaux d’une société
136 Ma a rt en D e lb e k e
l’architecture occupe bel et bien une place centrale dans la ville compétitive actuelle, on ne
sait pas vraiment quel rôle elle y joue exactement.
Son entrée récente dans le club en constante expansion des villes ayant commissionné de
grands noms de l’architecture n’est pas la seule contribution de Minneapolis à cette réflexion
sur la monumentalité. Tout d’abord, comme le soulignent d’ailleurs nombre de critiques consa-
crées au Walker et au Guthrie, Minneapolis est une ville extrêmement difficile à caracté-
riser. A priori, la seule chose que l’on pourrait en dire c’est que c’est une grande ville du
Midwest, sur les rives du Mississippi. Une inspection plus attentive révèle cependant la présence
de bâtiments et d’institutions de premier plan. Ce seront là nos points de départ pour explorer
la monumentalité de l’architecture contemporaine.
À Minneapolis, institutions et bâtiments formaient jusqu’à une date récente deux catégories
distinctes de monuments. Les institutions de premier plan sont bien entendu celles logées
dans les édifices publics déjà mentionnés, mais aussi le chanteur Prince. Il est parfaitement
possible de comprendre et d’évaluer l’importance de ces institutions sans prendre en compte
leur architecture.
Pour ce qui est des monuments bâtis, Minneapolis possède de remarquables exemples de
deux types de bâtiments : le silo à grains et le centre commercial 5. Les silos à grains des
rives du Mississippi sont de parfaits exemples des structures que l’historien de l’architecture
Rayner Banham a qualifiées de plus importantes contributions américaines à l’histoire de
l’architecture moderne 6. Les abords de Minneapolis abritent non seulement le premier centre
commercial « fermé » du pays, le Southdale Centre à Edina, conçu par Victor Gruen & Associates
en 1956, mais aussi le Mall of America, qui selon son propre site Internet est « toujours le
plus grand complexe commercial et de loisirs du pays ».
Ces deux catégories de « monuments » sont distinctes mais pas sans liens entre elles.
Minneapolis compte un certain nombre de bâtiments institutionnels de premier plan du point
de vue architectural : la première extension de l’Institute of Arts par Kenzo Tange et le Weissmann
Museum de Frank Gehry, mais plus particulièrement le bâtiment conçu par Edward Larrabee
Barnes pour le musée Walker, une création majeure à la fois par sa place dans l’œuvre de
Barnes et par son rôle dans l’identité institutionnelle du Walker. Le volume sculptural de ce
bâtiment est modelé par des galeries qui offrent d’excellents points de vue tout en restant
« sobres » (pour citer Barnes 7), créant ainsi des espaces d’exposition suffisamment réussis
pour leur donner droit à une place d’honneur dans le nouveau Walker agrandi, mais aussi
parfaitement adaptés aux programmes artistiques que le Walker développait et montrait
Mon approche est liée en partie à la proximité du nouveau Guthrie Theater, conçu par Jean
Nouvel, et des mythiques silos à grains du Midwest. Comme le soulignent le site Internet du
138 Ma a rt en D e lb e k e
Guthrie, Jean Nouvel lui-même et un certain nombre de critiques d’architecture, la présence
de ces silos a joué un rôle non négligeable dans le projet créé par Nouvel. Il a, en effet,
ordonné les trois salles qui forment le Guthrie Theater de façon à créer un volume dont la
hauteur, la compacité et l’articulation rappellent la structure industrielle voisine. À ceci s’ajou-
tent également des analogies formelles. Par exemple, l’extérieur de ce théâtre est un rappel
visuel de la forme conique de la partie inférieure des réservoirs où l’on entreposait les céréales,
et la gigantesque passerelle surélevée rappelle les structures plaquées aux silos pour vider
les navires, ou les structures reliant les différentes parties des silos.
Si ces références se distinguent assez aisément, la question de leur contribution exacte à
l’architecture du nouveau Guthrie Theater est plus ardue. En fait, la présence, incontour-
nable et imposante, du silo à grains dans le contexte réel et imaginaire du Guthrie mène à
un deuxième point sans doute plus essentiel (et qui ne peut avoir échappé à Nouvel, ni
d’ailleurs aux responsables du Guthrie). Des silos à grains pratiquement identiques à ceux
voisins immédiats du nouveau Guthrie figurent dans l’ouvrage de Le Corbusier Vers une
architecture. Pour Le Corbusier, les silos à grains sont le paradigme du volume pur en archi-
tecture : « Voici des silos et des usines américaines ; magnifiques prémices du nouveau temps 9. »
Il faut préciser à ce sujet que Le Corbusier ne se base pas sur les bâtiments réels — qu’en
1923 il n’avait jamais vus — mais principalement sur des photos connues du public euro-
péen depuis 1913, date de la publication par Walter Gropius de son article « Die Entwicklung
Moderner Industriebaukunst » dans le Jahrbuch des Deutsches Werkbundes. Le Corbusier
inclut d’ailleurs plusieurs de ces photos et d’autres similaires, dans son propre ouvrage, Vers
une architecture, et lorsqu’il l’estime nécessaire, il n’hésite pas à « adapter » ces images pour
illustrer son discours et à défaire plusieurs de ces bâtiments de tout leur attirail ornemental 10.
Dès que les images des silos à grains ont été connues en Europe, elles sont devenues des
éléments incontournables de la réflexion moderniste sur l’expression architecturale, à savoir :
de quelle manière l’architecture exprime-t-elle quelque chose — si du moins elle exprime
quelque chose ? et qu’exprime-t-elle en fait ? L’architecte allemand Erich Mendelsohn n’a pas
attendu de se rendre sur place pour voir les silos américains (ce qu’il fait en 1924) pour en
faire des croquis ou pour proclamer en 1919 : « Une maîtrise manifeste de la masse est
l’objectif de cette volonté de donner forme qui caractérise l’architecture de cette ère nouvelle.
Le groupe de silos à grains de Buffalo maîtrise ses composants spatiaux en mêlant au sein
de ses espaces des techniques modernes de construction et des assemblages techniques
de larges masses, qui semblent le fruit d’un pragmatisme mathématique. Notre répulsion
face aux dimensions colossales d’une telle géométrie spatiale bâtie témoigne en fait de son
140 Ma a rt en D e lb e k e
cas du Walker, mais aussi dans celui du nouveau Guthrie. Le Walker interpelle le specta-
teur par le biais du revêtement non lissé du volume détaché du sol. Au Guthrie, le revête-
ment bleu, comme une combinaison en latex, à la fois souligne et liquéfie la composition
volumétrique du corps qu’il recouvre, un double mouvement renforcé par les fenêtres posées
comme des coutures sur la surface.
L’accent mis par Di Palma sur l’importance de « techniques figuratives » pour interpeller visuel-
lement le spectateur, par exemple l’inclusion par Herzog et de Meuron d’éléments figuratifs
dans les façades, mène également au second aspect de la monumentalité. En effet, le Walker
et le Guthrie refusent tous deux de se limiter à une « monumentalité de présence ». Leur
« présence » masque leur revendication à vouloir signifier quelque chose. En effet, ces deux
édifices aspirent également à ce que j’appellerais une « monumentalité de sens ».
Cette revendication apparaît de manière explicite dans par exemple l’incorporation de
portraits et d’images sur les façades intérieures et extérieures du Guthrie, ornements réfé-
rentiels qui sollicitent les envies irrépressibles d’interprétation du spectateur. Mais les rela-
tions entre « présence » et « sens » sont plus profondes, plus étroites, que ce seul exemple ne
peut l’indiquer. La quête d’un sens architectural est un des tenants essentiels et fondamen-
taux de toute tentative de définir la « monumentalité de présence ». De nombreux auteurs
ont avancé que l’architecture acquiert inévitablement un « sens » dès qu’elle est « présente ».
La relation entre taille, ou substance, et sens a été abondamment étudiée par Rem Koolhaas.
Dans sa remarque en préambule à son interview de Robert Venturi et de Denise Scott Brown,
publié dans Shopping, il juxtapose sa propre « découverte » de l’architecture à l’argument
de Learning from Las Vegas : « [Votre] ouvrage a été le manifeste inspirant le passage de
la substance au signe, juste au moment où je commençais, dans ce qui allait devenir Delirious
New York, à déchiffrer l’impact de la substance de la culture 15. » En fait, un thème central
que l’on retrouve dans ses œuvres de jeunesse, telles que l’analyse du mur de Berlin, et dans
Exodus, or the Voluntary Prisoners of Architecture (1972) est la séparation définitive de la
substance et du sens dans la métropole moderne. Cette observation forme la base de l’in-
vestigation critique menée par la suite par Koolhaas de la faisabilité même ou de l’oppor-
tunité de l’architecture 16. Pour Koolhaas, si l’architecture semble irrésistiblement attirée vers
la substance et de ce fait vers la monumentalité, les mécanismes, les activités et même les
institutions qui confèrent du sens à l’architecture (ou à quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs)
opèrent et évoluent à un rythme différent, généralement beaucoup plus rapide que celui que
l’architecture peut espérer connaître. Dans Exodus, les bâtiments sur le strip ressemblent vus
Pour Koolhaas, l’échelle d’un édifice déclenche un processus de sens, inévitable mais mysté-
rieux. Ce processus est de ce fait particulièrement instable. Lorsque l’architecture croît en
taille et touche au « gigantisme », elle devient non seulement forcément symbolique, mais sa
dimension symbolique est libre, indépendante de ce qui se passe à l’intérieur de cet édifice
et à ses abords. L’échelle génère automatiquement un symbolisme architectural que simul-
tanément elle remet profondément en question. Ou pour formuler les choses autrement : pour
Koolhaas, la « monumentalité de présence » à la fois produit et sape l’autre mode de monu-
mentalité, la « monumentalité de sens », pour générer une architecture qui est essentiellement
autoréférentielle.
Il est intéressant de noter que la définition paradigmatique de « monumentalité par le sens »
fait elle aussi de cette autoréférentialité le prix que l’architecture doit immanquablement payer
lorsqu’elle est détachée de force de la place centrale qui est la sienne dans la culture humaine.
Dans le chapitre « Ceci tuera cela » de Notre-Dame de Paris, publié en 1831, Victor Hugo
définit l’architecture par sa capacité à signifier 20. Pour Hugo, ce n’est pas parce que, dans
certains cas, elle parvient à la monumentalité que l’architecture acquiert une forme de « sens ».
Au contraire, l’architecture est intrinsèquement monumentale parce qu’elle n’existe que pour
142 Ma a rt en D e lb e k e
signifier, sinon ce n’est pas de l’architecture. Ceci dit, l’architecture n’est pas la seule préten-
dante à sa propre raison d’être. Lorsque, au XVIe siècle, elle perd au profit du livre sa préro-
gative à signifier, l’architecture en fait meurt. À notre époque, selon Hugo, l’architecture est
devenue un jeu, obéissant à ses propres règles et produisant à l’occasion son propre génie,
mais elle a cessé de signifier au-delà de son propre domaine. Elle n’est plus réflexive et ne
reflète désormais plus rien d’autre qu’elle-même.
Si nous acceptons la relation intime entre architecture et sens proposée par Hugo, le sens
est alors essentiel au « bien-être » de l’architecture, sans pour autant y être confiné : tout peut
signifier ! L’analyse de Koolhaas indique cependant que les processus de signification ont
depuis longtemps court-circuité l’architecture pour la laisser dans son rôle de « frénésie orne-
mentale », vidée de substance. Néanmoins, l’architecture continuera à attirer le sens, quelle
que soit la forme qu’elle prend ou même son programme.
Architectes européens venant travailler aux États-Unis, Herzog, de Meuron et Jean Nouvel
choisissent chacun l’icône américaine dont ils s’inspirent. Nouvel fait sienne l’imagerie du
silo à grains. L’extension du musée Walker ajoute non seulement une seconde tour aux côtés
144 Ma a rt en D e lb e k e
de l’édifice de Barnes, mais relie de plus le nouveau Walker à l’ancien, permettant à des
éléments de l’édifice de Barnes de s’infiltrer pour ainsi dire dans l’extension tout en neutra-
lisant l’autonomie sculpturale de l’édifice plus ancien.
Une transposition sans doute trop simpliste de la théorie de Venturi pourrait inciter à conclure
que ces deux édifices sont par conséquent iconographiques, intégrant volontairement des
images chargées de sens du paysage urbain de Minneapolis. Leur iconographie est cepen-
dant brouillée : aucun de ces deux édifices ne peut être réduit à une émulation inspirée d’un
modèle ou d’un autre. C’est plutôt l’inverse : le silo à grains et le musée Walker conçu par
Barnes miroitent tels des mirages à travers des édifices qui sont également bien d’autres
choses. La première étant sans doute le fait qu’ils sont une spectaculaire nouvelle architec-
ture qui assume sa présence à Minneapolis sans la moindre pointe de modestie. Ce numéro
d’équilibriste entre, d’une part, la revendication d’un sens bien défini, localisé et lisible (une
opération que Hugo et Koolhaas jugent tous deux futile) et, d’autre part, l’affirmation de la
présence ou substance que l’architecture contemporaine peut désormais donner à un bâti-
ment, même hors de sa seule taille, caractérise non seulement ces deux édifices, mais une
bonne part de l’architecture de ces agences et de nombreuses autres opérant au niveau
mondial. C’est un exercice à la fois spectaculaire et périlleux, délaissant la revendication
moderniste de vérité en architecture, allant au-delà du règne flétri de l’iconographie et du
symbolisme.
Cependant, Venturi et Koolhaas ont montré clairement, chacun à leur manière, qu’il est
impossible de concevoir des édifices qui soient complètement exempts de symbolisme. La
question est alors de savoir si le symbolisme, ou sens, de ces édifices est d’une manière ou
d’une autre lié à leur forme, quel que soit (ou en combinaison avec) ce caractère patent,
manifeste, qui génère une « présence » ? Ou, pour rependre les termes que j’utilisais au début
de cet essai, ces bâtiments acceptent-ils d’incorporer un idéal extérieur au champ de la
mission, du budget ou du site ? Deviennent-ils des monuments parce qu’ils sont de l’archi-
tecture, et pas seulement en tant que constructions réalisées par des auteurs identifiables et
reconnus, mais en tant que réflexions sur la discipline même de l’architecture ?
Si les adeptes du modernisme se sont tant intéressés au silo à grains, c’est parce qu’ils y
voyaient la promesse d’une architecture libérée à la fois de l’histoire et de toute ligne narra-
trice. Lorsque Venturi a « adopté » le centre commercial, c’est parce qu’il y discernait dans
sa conception même les mêmes mécanismes à l’œuvre que dans l’architecture historique
complexe et chargée de sens. Le Corbusier et Venturi pouvaient choisir ces exemples parce
qu’ils pensaient que la conception d’un bâtiment est un acte naturellement chargé de sens,
146 M aa r te n D elb ek e
Je suis particulièrement reconnaissant à Benjamin Larrabee Barnes, op. cit., p. 219), le premier auteur à
Eggermont de l’aide précieuse qu’il m’a apportée pour attirer l’attention sur ces manipulations fut Paul TURNER
rassembler la documentation nécessaire à la prépara- in The Education of Le Corbusier. A Study of the
tion de cet article, et à Steven Ostrow pour l’invitation Development of Le Corbusier’s Thought 1900-1920, New
initiale qui a produit ces réflexions. York, Garland, « Outstanding Dissertations in the Fine
1. Mon utilisation du terme « forme » renvoie à Bart Arts », 1977, p. 81. Cette question a également été traitée
VERSCHAFFEL, « The Monumental: On the Meaning of par Réjean LEGAULT, « La Circulation de l’image » in
a Form », Journal of Architecture, n° 4, hiver 1999, Gwenaël DELHUMEAU, Jacques GUBLER, Réjean
p. 333-336. LEGAULT et Cyrille SIMONNET (s.l.d.), Le Béton en repré-
2. Cette question est au cœur de deux publications presque sentation. La mémoire photographique de l’entreprise
contemporaines sur le thème de la monumentalité : Hennebique 1890-1930, Paris, IFA / Hazan, 1993, p. 77-
Oppositions, n° 25, « Monument/Memory », automne 94 ; William J. BROWN, « Walter Gropius and Grain
1982 et Harvard Architecture Review, n° 4, « The Elevators. Misreading Photographs », History of
Monument and the City », printemps 1984. Photography, n° 17, automne 1993, p. 304-308 ; William
3. Voir, par exemple, Alexander D’HOOGHE, Public John MITCHELL, The Reconfigured Eye. Visual Truth in
Form, Anvers, A16 & VAi, « Young Architects in the Post-Photographic Era, Cambridge (Massachussets)-
Flanders », 2005. Londres, MIT Press, 1994 (1992), p. 190-223.
4. « Design and its Publics », University of Minnesota, 11. Erich MENDELSOHN, « The Problem of a New
27-28 avril 2007, organisé par Steven Ostrow du Architecture » in Complete Works of the Architect.
Department of Art History, et Janet Abrams du Design Sketches, Designs, Buildings, trad. Antje Fritsch, New
Institute, University of Minnesota, Minneapolis. York, Princeton Architectural Press, 1992, p. 16.
5. Je ne traiterai pas ici d’un troisième monument majeur 12. John RUSKIN cité dans Christiane CRASEMANN et
de Minneapolis, le Skywalk. Voir Chuihua Judy CHUNG, George R. COLLINS, « Monumentality: A Critical Matter
Jeffrey INABA, Rem KOOLHAAS et Sze Tsung LEONG in Modern Architecture », Harvard Architecture Review,
(s.l.d.), Harvard Design School Guide to Shopping. Project n° 4, printemps 1984, p. 15.
on the City 2, Cologne, Taschen, 2001, p. 410-411 et 13. Rem KOOLHAAS, Delirious New York. A Retroactive
496-497. Manifesto for Manhattan, Rotterdam, 010 Publishers,
6. Rayner BANHAM, A Concrete Atlantis. US Industrial 1994 (1978), p. 100.
Building and European Modern Architecture, Cambridge 14. Vittoria DI PALMA, « Blurs, Blots and Clouds.
(Massachssets)-Londres, MIT Press, 1986, p. 1-21. Architecture and the Dissolution of the Surface », AA Files,
7. Edward LARRABEE BARNES cité dans Peter BLAKE, n° 54, été 2006, p. 25.
Edward Larrabee Barnes: Architect, New York, Rizzoli, 15. Hans Ulrich OBRIST et Rem KOOLHAAS, « An
1994, p. 198. Interview with Denise Scott Brown and Robert Venturi »,
8. Sur ces questions, voir Wouter DAVIDTS, Bouwen voor in Chuihua Judy CHUNG et al., Harvard Design School
de kunst ? Museumarchitectuur van Centre Pompidou tot Guide to Shopping, op. cit., p. 593.
Tate Modern, Gand, A&S Books, 2006. 16. Voir OMA, Rem KOOLHAAS et Bruce MAU, S, M,
9. LE CORBUSIER, Vers une architecture (1923), Paris, L, XL, Rotterdam, 010 Publishers, 1995, p. 2-19 et 215-
Flammarion, « Architectures », 1995. 232.
10. Selon Rayner BANHAM (in Peter BLAKE, Edward 17. Ibid., p. 7.
Valéry Didelon
En dépit de leurs dénégations répétées, les architectes américains Robert Venturi et Denise
Scott Brown sont souvent associés à l’émergence du postmodernisme en architecture. C’est
à Las Vegas, à la fin des années 1960, le long d’un boulevard bordé de casinos extrava-
gants, que le couple a trouvé les arguments qui allaient placer les héritiers du Mouvement
moderne devant d’insolvables contradictions. Pour avoir regardé là où personne n’osait le
faire, les Venturi ont amorcé un processus réflexif qui aujourd’hui encore conditionne la
théorie comme la pratique architecturale.
Quelques années plus tôt, l’écrivain et essayiste américaine Susan Sontag levait le voile
sur un secret partagé par une petite clique, le Camp. Affaire de connaisseurs, le Camp était
parfois associé à des objets ou des personnes, et le plus souvent à une certaine manière de
voir le monde. La fortune du Camp devait en faire dans les années qui suivirent l’une des
notions les plus critiques dans les débats et les luttes politiques, morales et esthétiques.
Je me propose ici d’éclairer la contribution des Venturi au renouveau du discours architec-
tural et urbain, grâce à la sensibilité décrite par Susan Sontag. Rarement convoqué en matière
d’architecture, le Camp n’en est pas moins une catégorie critique utile pour comprendre la
rupture engagée avec le postmodernisme.
Retour donc à l’exercice impossible, définir le Camp. Ce que l’on en sait, c’est pour l’es-
sentiel ce qu’en a dit, sous la forme de cinquante-huit aphorismes, Susan Sontag dans son
essai « Notes on “Camp” » paru dans la revue Partisan en 1964 2. Le Camp est à la fois
une sensibilité qui concerne un observateur, et une qualité qui s’applique à un objet observé.
Côté sensibilité, « c’est une façon de voir le monde comme un phénomène esthétique ». Côté
qualité, « la marque distinctive du Camp c’est l’esprit d’extravagance », l’outrance, le trop.
En ce qui concerne l’observateur, « le mode de sensibilité exprimé par le Camp est entière-
ment non-engagé et dépolitisé, ou, à tout le moins, apolitique ». L’objet camp quant à lui est
caractérisé par « un sérieux qui n’atteint pas son but ».
Il n’y a de véritable Camp que dans la conjugaison de la sensibilité et de la qualité : par
exemple, collectionner les anciennes bandes dessinées de Flash Gordon, se délecter en
connaisseur du mobilier et de la décoration populaire, ou trouver des vertus esthétiques aux
films pornographiques de la décennie précédente. « Le goût camp prise fort certains objets
d’époque, vieillots, démodés. Ce n’est pas là simplement le goût de l’ancien, mais le fait
que le vieillissement procure le détachement nécessaire. » Le Camp suppose de prendre
certaines choses pour ce qu’elles ne sont pas ; « il fait allusion à la qualité ironique d’une
expérience personnelle de l’objet ». Les artefacts et les êtres y tiennent toujours un rôle, le
leur : « Le Camp voit tout entre guillemets. Ceci, une lampe — non, une “lampe” ; là une
femme — non, une “femme”. » Le Camp prétend qu’il existe « un bon goût du mauvais goût »,
son slogan ultime est « affreux à en être beau ! »
Cette sensibilité est propre à une époque, celle où écrit Susan Sontag, mais a des anté-
cédents comme une probable descendance. « Le Camp est le dandysme du temps moderne.
Le Camp a résolu ce problème : comment peut-on être dandy à l’époque d’une culture de
masse ? » Le connaisseur du Camp fait preuve d’un détachement aristocratique, il goûte « aux
plus communs des plaisirs, aux arts dont se délecte la masse ». Le Camp, s’il en partage
certains attributs, n’est pas le Kitsch au sens traditionnel. Il manque à ce dernier une part
d’ironie et de conscience de soi. Au mieux, le Kitsch est du « Camp naïf », ou du « pur Camp ».
Le Pop lui aussi entretient une parenté, mais il manque pour sa part d’un peu d’amour pour
son objet : « Le “Pop Art” est plus sec et plus plat, plus sérieux, plus détaché de son objet,
nihiliste en fin de compte. »
150 V al ér y Di d el on
Camp et architecture
Si, comme le fait remarquer Susan Sontag, « une époque se caractérise de la façon la plus
nette, mais aussi la plus éphémère, par la forme de sa sensibilité », alors l’architecture de
la fin des années 1960 n’échappe certainement pas au Camp. Par-delà les mentions passa-
gères, deux auteurs lui ont accordé une place importante : Charles Jencks en 1973 dans
son ouvrage Modern Movements in Architecture 3, et C. Ray Smith dans Supermannerism.
New Attitudes in Post-Modern Architecture en 1977 4.
Charles Jencks le premier partage l’architecture américaine contemporaine entre Camp et
Non Camp. Il retient surtout de Sontag, l’esthétisme et la dépolitisation, ce qui le conduit à
associer le Camp au formalisme des protagonistes du Style international. Walter Gropius,
Ludwig Mies van der Rohe ou Philip Johnson sont ainsi catalogués comme camp. À l’inverse,
il voit en Robert Venturi un architecte non camp qui, bien qu’il utilise des matériaux pop ou
camp, n’aurait rien de formaliste, et serait même « moralement chaud ». Jencks insiste moins
sur le Camp comme sensibilité, que comme qualité qu’il associe, par exemple, au Art and
Architecture Building de Paul Rudolph à Yale — emphatique et prétentieux —, ou au terminal
TWA de Saarinen — métaphorique à l’excès. Tout à sa classification, Jencks sous-estime
l’ironie et le second degré — absente chez Mies van der Rohe — dont procèdent les œuvres
camp, et s’éloigne parfois de la définition de Sontag.
C. Ray Smith, pour sa part, envisage plus directement le Camp en architecture comme
une question de sensibilité. Il avance que les gens éduqués sont depuis longtemps confrontés
au spectacle de la consommation (« consumerama »), à la grossièreté de la publicité, à la
transformation vulgaire de l’environnement visuel. « La situation était devenue si mauvaise à
la fin des années 1950, qu’il semble qu’elle ne pouvait empirer et devait donc s’améliorer.
Mais comment ? Les artistes, au lieu d’être seulement outragés et horrifiés par tout cela, au
lieu de tout rejeter avec autant d’exclusives que possible, ont décidé (par une affreuse fasci-
nation) que la manière de rendre les artefacts de notre culture quotidienne sans design, gros-
sière et philistine était de s’en moquer, d’en faire une plaisanterie ironique. Ce fut le Camp,
en premier lieu 5. » Smith donne comme exemples les hôtels de Miami Beach dessinés par
Sin City
Si la grande époque du Camp fut la période des années 1960 et 1970, ses scènes privi-
légiées furent les métropoles du monde occidental, américaines en tête. Sa capitale, s’il en
faut une, fut certainement Las Vegas, ville de tous les excès et de tous les vices. Tom Wolfe
le premier y repère un phénomène esthétique majeur et en rend compte dans un recueil d’ar-
ticles publié en 1965 : « Longtemps après que l’influence de Las Vegas comme paradis du
jeu se sera éteinte, les formes et les symboles de Las Vegas influenceront la vie américaine.
Cette ligne d’horizon fantastique ! Les sculptures en néon de Las Vegas, ses enseignes fantas-
tiques de quinze étages de haut, paraboles, boomerangs, rhomboïdes, trapézoïdes et tout
le reste, constituent déjà le design courant du paysage américain hors des vieux quartiers
des vieilles villes. Ils sont partout dans chaque banlieue, chaque lotissement, chaque auto-
route… chaque hameau, en cela ils sont les nouveaux carrefours, les enseignes spiralées
des centres de services. Ils sont les nouveaux points de repère de l’Amérique, les nouveaux
poteaux indicateurs, la nouvelle manière dont les Américains s’orientent 6. » Wolfe, lui-même
si camp par son style, associe cette vitalité à l’origine crapuleuse de la « ville du péché » :
« Las Vegas se trouve avoir été créée après la guerre, par des gangsters. Des gangsters qui
se trouvaient avant tout être sans éducation… mais plutôt dans le sens non aristocratique,
hors de la tradition aristocratique… les premiers prolos américains, petits bourgeois, sans
éducation, qui avaient assez d’argent pour construire un monument à leur style de vie 7. »
À un moment où le pouvoir d’achat des habitants de Las Vegas progresse beaucoup plus
vite que leur éducation et leur culture, les casinos tape-à-l’œil, les hôtels clinquants et toutes
ces constructions voyantes poussent comme des champignons le long du strip, le boulevard
central. Ce phénomène rappelle la floraison du Kitsch dans la seconde moitié du XIXe siècle,
un « succédané de culture destiné à une population insensible aux valeurs culturelles authen-
tiques 8 », comme a pu l’avancer le critique d’art Clément Greenberg. Wolfe poursuit la célé-
bration de ce nouveau style dans « Electrographic Architecture », un article paru en 1969
dans Architectural Design. Il y revient sur l’architecture extravagante des enseignes de néons
et leurs concepteurs qui par leur créativité bouleversent les canons de l’esthétique : « Le voca-
bulaire existant de l’histoire de l’art n’est d’aucune utilité devant ce que les artistes commer-
152 V al ér y Di d el on
ciaux font maintenant dans l’Ouest des USA. Les artistes commerciaux ont maintenant, au
moins dix ans en avance sur les artistes sérieux dans à peu près tous les domaines, l’ar-
chitecture comprise… » En conclusion, Wolfe exhorte les architectes à se saisir de cette nouvelle
réalité : « Quelqu’un doit écrire, maintenant, rapidement, un nouveau livre sur le plus somp-
tueux papier couché à 18,50 $ l’exemplaire, appelé Beyond Modern Architecture 9. » Son
appel ne tarde pas à être entendu.
Lorsqu’elle part rejoindre son poste d’enseignante à Berkeley en 1965, Denise Scott Brown
s’arrête au passage à Las Vegas. Elle est à ce moment-là déjà prédisposée à jeter un regard
compréhensif sur cette ville. D’abord parce que ce paysage haut en couleurs lui rappelle
l’Afrique du Sud de sa jeunesse, où elle a fait l’expérience d’une culture populaire vivace,
celle des Africains, indûment éclipsée par la culture dominante et aristocratique des Anglais 10.
Ensuite, le strip de Las Vegas évoque en elle les échos du Nouveau Brutalisme qu’elle a
découvert dans l’Angleterre des années 1950. Étudiante à l’Architectural Association à Londres,
elle a en effet côtoyé les architectes Alison et Peter Smithson, chantres de l’ordinariness (la
banalité) comme source d’inspiration. « Leur charisme résidait, je pense, dans la combinaison
de l’esthétique dadaïste de l’objet trouvé, et le souci du progrès social. Pour moi, cet équi-
libre était extrêmement important. Je crois, et je crois toujours, que la beauté (bien qu’an-
goissante) peut découler de la réalité la plus dure, et que faire face aux faits déplaisants
peut acérer le regard et affiner notre sensibilité esthétique. Le Nouveau Brutalisme me fait
penser que les objectifs sociaux peuvent être atteints par la beauté, si seulement nous pouvions
apprendre à élargir notre définition de la beauté 11. »
Denise Scott Brown a théorisé son inclination dans un article publié en 1969 dans le
journal de l’American Institute of Planners. Elle y assure qu’un regard « objectif », ou « neutre »,
si ce n’est bienveillant, sur le paysage ordinaire de l’Amérique urbaine est susceptible d’ap-
porter un regain de vitalité aux architectes. « Le frisson que produit la tentative d’aimer ce
que les gens n’aiment pas est connu depuis longtemps pour être source de créativité ; il
secoue l’artiste de ses habitudes esthétiques et le resensibilise aux sources de son inspira-
tion. Il peut être atteint en brisant les règles comme l’ont fait les maniéristes. […] Cet effet
peut également venir de l’utilisation d’une source nouvelle et choquante — les photogra-
phies du Corbusier des ascenseurs à grain de l’Ouest et les superstructures de bateaux sont
parvenues à épater le bourgeois, à souffler sur l’esprit des gens, de plusieurs continents
Les Venturi publient dès 1968 17 leurs premières réactions au choc qu’ils ont subi, et à l’au-
tomne de cette même année prennent l’initiative de faire travailler une poignée d’étudiants
de Yale, où ils enseignent dorénavant de concert, sur le strip. La compilation de ces travaux,
cosignée par Steven Izenour, l’un de leurs plus proches collaborateurs, paraît finalement en
1972 sous le titre Learning from Las Vegas 18.
Au vu de ce qui précède, je ferai ici l’hypothèse que le livre des Venturi participe pleine-
ment à la sensibilité camp. D’abord, parce que les auteurs y envisagent le strip de Las Vegas
comme un phénomène purement esthétique, visuel : « Cette architecture faite de styles et
d’enseignes est antispatiale ; c’est une architecture de communication qui prévaut sur l’es-
pace ; la communication domine l’espace […] Le signe graphique dans l’espace est devenu
154 V al ér y Di d el on
l’architecture de ce paysage […] L’architecture dans le paysage devient symbole dans l’es-
pace plutôt que forme dans l’espace 19. » L’historien Stanislaus von Moos a relevé ce parti
pris : « Comme s’ils voulaient provoquer leurs critiques plus engagés politiquement, les Venturi
se limitent à la documentation sobre des règles formelles et iconographiques qui sont à la
base du strip comme “système de communication”. Ils s’en tiennent au visible, à ce que qui
peut être visuellement perçu et photographiquement documenté, et ils collent aux critères
quantitatifs qui les conduisent à une description positiviste 20. »
Ensuite, la démarche des Venturi est camp parce qu’elle se veut non-engagée, dépolitisée,
et amorale. Ils tiennent à préciser qu’il ne faudra pas les embêter pour leur manque d’enga-
gement social : « De même qu’une analyse de la structure d’une cathédrale gothique n’in-
clut pas nécessairement un débat sur l’aspect moral de la religion du Moyen Âge, ainsi les
valeurs de Las Vegas ne sont pas ici mises en question. La moralité de la publicité commer-
ciale, celle des jeux et l’instinct de compétition ne sont pas ici notre affaire 21. »
Enfin, la seconde partie du livre relève du Camp le plus littéral lorsque ses auteurs se
lancent dans un plaidoyer pour « L’architecture laide et ordinaire ». La leur d’abord, qu’ils
commentent en parlant de la Guild House, une maison de retraite construite en 1961 à
Philadelphie : « La construction en brique pas très avancée technologiquement, les fenêtres
à guillotine démodées, les jolis matériaux autour de l’entrée et la laide antenne qu’on n’a
pas cachée derrière le parapet comme cela se fait habituellement, relèvent tous distinctive-
ment d’images comme de substances conventionnelles ou, plutôt, du laid et de l’ordinaire 22. »
Le dessin de la façade est pourtant savamment élaboré, plein d’artifices, et profondément
ironique. « C’est cela qui fait de Guild House un hangar décoré d’architecte — non pas de
l’architecture sans architectes 23 », et une œuvre camp et non kitsch peut-on ajouter.
Capitulation ?
Subversion ?
Pour le comprendre, il faut revenir sur l’un des postulats de Susan Sontag, et le tenir pour
faux ; le Camp n’est en fait pas apolitique, loin de là. Depuis ses origines, il a servi à défendre
les formes culturelles et sociales marginales. Il tire d’ailleurs sa légitimité de son opposition
aux vues courantes sur la normalité. Le milieu gay l’a ainsi utilisé pour confronter les hétéro-
sexuels à leurs préjugés. Pour Judith Butler 27, le Camp joue un rôle éminemment politique
par sa capacité à bousculer les idées reçues, à inverser les notions et à exagérer l’artifi-
cialité de ce que la société dominante tient pour naturel. Par exemple, incarné par les drag-
queens, il montre que les genres, masculin et féminin, sont « performatifs ». En renversant le
caractère inné des genres, le Camp rend chacun libre d’adopter celui qu’il veut.
De la même manière, en réintégrant dans leur répertoire les constructions extravagantes qui
peuplent les bords de route — comme le fameux canard de Long Island — ou le strip de
Las Vegas, les Venturi mettent en crise la norme qui fait d’une cathédrale une architecture,
et d’un abri à vélo un simple bâtiment, comme le dicte l’orthodoxie moderne 28. Ils minent
les fondements d’une discipline qu’ils jugent excessivement normalisée, et œuvrent pour sa
rénovation. La lutte ne s’inscrit plus ici dans la tradition marxiste, dans la perspective de
156 V al ér y Di d el on
changer le monde grâce à l’architecture, mais avec l’intention de transformer — de subvertir —
l’architecture à partir de la réalité, aussi prosaïque soit-elle.
En cela, la démarche des Venturi a rencontré un certain succès et sans aucun doute contribué
à briser le conformisme imposé par le Style international. L’année 1972 est celle de la publi-
cation de Learning from Las Vegas, mais aussi, si on en croit Jencks, celle de la mort de l’ar-
chitecture moderne avec la destruction du grand ensemble de Pruitt-Igoe à Saint-Louis 29. La
période historique qui s’ouvre alors est celle du pluralisme, du développement du multicul-
turalisme et du postmodernisme. Le Camp gagne à cette époque une certaine reconnais-
sance, on l’étudie dans les départements de littérature, et il trouve sa place parmi les Cultural
Studies.
Le Camp tel qu’il se manifeste dans Learning from Las Vegas témoigne donc de la trans-
formation des conditions de l’engagement des architectes aux États-Unis au début des années
1970. Comme le fait remarquer Andrew Ross, « à la différence de l’intellectuel traditionnel,
dont la fonction est de légitimer le pouvoir culturel des intérêts dominants, ou de l’intellec-
tuel organique, qui favorise les intérêts d’une classe émergente, l’intellectuel camp, marginal,
exprime son impuissance comme fraction dominée d’une classe dirigeante, en même temps
qu’il prend ses distances avec la moralité conventionnelle et le goût de la bourgeoisie
montante 31 ». Les Venturi qui sont plus proches d’une gauche culturelle et libérale, et qui ne
se reconnaissent en rien dans la rhétorique marxiste de leurs homologues européens, emprun-
tent résolument cette voie étroite et périlleuse, et inaugurent une nouvelle figure de l’enga-
gement pour les architectes.
1. Susan SONTAG, « Le Style “camp” » (1964) in L’Œuvre version française : « Le Style “Camp”», loc. cit., p. 307-
parle, trad. Guy Durant, Paris, Le Seuil, 1968, p. 326. 327.
2. Susan SONTAG, « Notes on “Camp”», Partisan Review, 3. Charles JENCKS, Modern Movements in Architecture,
vol. XXXI. 515, 1964. Toutes les citations sont tirées de la Londres, Penguin Books, 1973, p. 185.
158 V al ér y Di d el on
4. C. Ray SMITH, Supermannerism: New Attitudes in oublié de la forme architecturale, Sprimont, Mardaga,
Post-Modern Architecture, New York, Dutton, 1977. 1977.
5. Ibid., p. 161 (traduction personnelle). 19. Ibid., p. 22-23, 27.
6. Tom WOLFE, The Kandy-Kolored Tangerine-Flake 20. Stanislaus VON MOOS, Venturi, Rauch & Scott Brown,
Streamline Baby, Londres, Picador, 1981 (1965), p. 14 New York, Rizzoli, 1987, p. 16 (traduction personnelle).
(traduction personnelle). 21. Robert VENTURI, Denise SCOTT BROWN et Steven
7. Ibid., p.13. IZENOUR, L’Enseignement de Las Vegas, op. cit., p. 20.
8. Clement GREENBERG, « Avant-garde et kitsch » (1939) 22. Ibid., p.103.
in Art et Culture (1961), trad. Ann Hindry, Paris, Macula, 23. Id.
1989, p. 16. 24. Martin PAWLEY, « Leading from the Rear »,
9. Tom WOLFE, « Electrographic Architecture », Archi- Architectural Design, octobre 1970, p. 45 (traduction
tectural Design, juillet 1969, p. 380-382 (traduction personnelle).
personnelle). 25. Kenneth FRAMPTON, « Place, Production and
10. Lire le récit que Denise SCOTT BROWN en fait dans Architecture. Towards a Critical Theory of Building »,
Architecture as Signs and Systems. For a Mannerist Time, Architectural Design, juillet-août 1982, p. 37-38 (traduc-
Londres, Belknap Press, 2004, p. 105-108. tion personnelle).
11. Denise SCOTT BROWN, « Learning from Brutalism » 26. Voir notamment la défense de Denise SCOTT BROWN
in The Independent Group. Postwar Britain and the dans « On Architectural Formalism and Social Concern.
Æsthetics of Plenty, Cambridge, MIT Press, 1990, A Discourse for Social Planners and Radical Chic
p. 204 (traduction personnelle). Architects », Oppositions, n° 5, 1976, p. 317-330.
12. Denise SCOTT BROWN, « On Pop Art, Permissiveness 27. Judith BUTLER, Gender Trouble. Feminism and the
and Planning », AIP Journal, mai 1969, p. 184-186 Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990.
(traduction personnelle). 28. Voir Nikolaus PEVSNER, An Outline of European
13. Id. Architecture (1943), Londres, Penguin, 1998.
14. Robert VENTURI, Complexity and Contradiction in 29. Voir Charles JENCKS, The Language of Postmodern
Architecture, New York, The Museum of Modern Art, Architecture, New York, Rizzoli, 1977.
1977 (1966), p. 104. 30. Jean-Claude LEBENSZTEJN, « Hyperréalisme, Kitsch
15. Denise SCOTT BROWN, « Learning from Brutalism », et Venturi », Critique, vol. XXXII, n° 345, 1976, p. 119.
loc. cit., p. 203. 31. Andrew ROSS, No Respect. Intellectuals and Popular
16. Denise SCOTT BROWN citée dans Lynn GILBERT et Culture, New York, Routledge, 1989, p. 146 (traduc-
Gaylen MOORE, Particular Passions, New York, Clarkson tion personnelle).
N. Potter, 1981, p. 316 (traduction personnelle). 32. Interview de Robert VENTURI et Denise SCOTT
17. « A Significance for A&P Parking Lots or Learning BROWN dans Archithese, n° 13, 1975, p. 30 (traduc-
from Las Vegas » est publié dans Architectural Forum en tion personnelle).
mars 1968, « On Ducks and Decoration » est publié dans 33. Stanislaus VON MOOS, Venturi, Rauch & Scott
Architecture Canada en octobre 1968. Brown, op. cit., p. 11.
18. Robert VENTURI, Denise SCOTT BROWN et Steven 34. Ibid., p. 67.
IZENOUR, Learning from Las Vegas, Cambridge, MIT 35. Robert VENTURI et Denise SCOTT BROWN, dans
Press, 1972. Toutes les citations sont tirées de la version un entretien avec l’auteur en juillet 2005.
française : L’Enseignement de Las Vegas ou le Symbolisme
English translations and abstracts
Learning from Ca m p
Valéry Didelon
À propos du concept de logiques inhérentes aux nouvelles l’esthétique, la notion peut également
réflexivité pratiques urbaines). être saisie comme un puissant révé-
Jean-Louis Genard lateur des métamorphoses qui affec-
tent le champ de la production de
D’usage de plus en plus courant, le La réflexivité comme méthode l’urbain, en particulier du statut de la
concept de réflexivité permet chez de d’enquête : sociologie de démarche architecturale à l’intérieur
nombreux auteurs, Anthony Giddens l’inventaire du patrimoine de celui-ci. Les situations de projet
ou Zygmunt Bauman par exemple, Nathalie Heinich urbain constituent à cet égard un labo-
d’identifier la spécificité des formes ratoire d’observation particulièrement
prises par la modernité la plus Qu’en est-il de la réflexivité lorsqu’elle efficace. À partir du thème de la
récente. On le retrouve également est utilisée comme une méthode d’in- « qualité urbaine », les opérations
dans le champ de l’anthropologie vestigation sociologique, dans le urbaines d’envergure engagées par
pour décrire, comme chez Marcel cadre d’une enquête de sociologie plusieurs grandes agglomérations
Gauchet, les transformations récentes pragmatique, attachée à la descrip- françaises affichent en effet, à travers
de la subjectivité. Modernité réflexive, tion concrète des opérations effec- les rhétoriques institutionnelles qui les
sujet réflexif…, bref le mot « réflexi- tuées par les acteurs ? Cette question exposent à cette occasion, un souci
vité » a fait, depuis quelque temps, est très présente dans les débats croissant de démarche qualitative,
une percée importante dans le voca- actuels sur les nouvelles avancées de esthétique, en contrepoint explicite à
bulaire des sciences humaines. De la sociologie française. Elle est un urbanisme fonctionnaliste auquel
manière plus circonscrite, une incur- abordée ici sous une forme elle-même est reproché la standardisation et l’in-
sion et un succès comparables réflexive, par le retour sur une enquête humanité. Pourtant, le cas de deux
peuvent s’observer dans le champ de menée auprès des chercheurs de projets urbains suivis dans la ville de
la réflexion urbanistique, chez des l’Inventaire du patrimoine, centrée sur Nantes (France) témoignent de
auteurs comme François Ascher ou les critères de sélection des bâtiments contraintes d’un nouveau type pesant
Yves Chalas notamment. Une telle et objets jugés dignes d’intérêt. sur le processus créatif, illustrent de
gamme d’usages ne manque évidem- Qu’apporte donc, à l’élucidation de nouvelles tensions entre lesquelles
ment pas de générer des polysémies ces critères, le recours aux capacités celui-ci est amené à prendre place,
et des confusions. L’objectif de cet de réflexivité des acteurs, dans le cas qu’il soit porté par un urbaniste ou
article est de clarifier, dans le champ précis de l’expertise appliquée au un architecte de renom. Parmi ces
de l’urbanisme et de l’architecture, patrimoine architectural ? tensions, le tiraillement entre une
ce que peut nous aider à comprendre clôture de la production architecturale
le concept de réflexivité. Les travaux sur elle-même ou, à l’inverse, la mise
du sociologue anglais Scott Lash L’esthétique architecturale à en péril de toute possible créativité à
seront ici mobilisés. S’appuyant sur l ’ é p r e u v e d u p r a g m a ti s m e . travers un processus « pragmatique »
la distinction kantienne entre juge- L’exemple de la qualité de débat public.
ments déterminants et refléchissants, urbaine dans deux projets
Lash propose une approche du urbains à Nantes
concept de réflexivité pensé à la fois Marc Dumont Portraits
comme praxis (permettant ainsi de Olivier Cornil
penser l’urbanisme participatif) et Si l’on ne peut faire l’économie d’une
comme poïésis (permettant alors de interrogation plus fondamentale et À travers une série de photographies,
situer les innovations méthodo- théorique sur le sens contemporain de Olivier Cornil revient sur le processus
Résumés 165
de l’aménagement de la place Concomitamment, la pratique des le territoire. Partant de ce constat, cet
Flagey. Les acteurs dont il tire le architectes et urbanistes s’est ouverte article propose des pistes de réflexion
portrait ont tous en commun d’avoir à d’autres expertises, faisant du qui visent à enrichir une vision objec-
été associés, à un moment ou à un projet d’urbanisme un projet partagé tivante de la ville contemporaine en
autre, à ce projet dont les caracté- et porté par un maximum d’acteurs. lui superposant une lecture qui
ristiques signent la timide émergence Deux exemples concrets illustrent assume l’inévitable part de subjecti-
d’un urbanisme plus réflexif. En cette hypothèse : la définition de vité dans l’approche du territoire. À
mettant l’accent sur l’individualité, son programmes de base des contrats de travers l’analyse d’œuvres et de
regard marque un écart par rapport quartier Maritime à Molenbeek-Saint- démarches artistiques contextuelles
à une catégorisation réductrice des Jean et l’élaboration d’un plan d’im- ayant pour cadre les villes de Mexico
acteurs de la gestion urbaine. La série plantation d’une grande opération de City et Tijuana, cet écrit tente d’illus-
de visages met ainsi en évidence la logements sociaux et moyens sur le trer de quelles manières il est possible
multiplicité des mondes en présence site Dame-Blanche à Woluwé-Saint- de tirer de l’art (et de la perception
et la diversité des lieux à partir Pierre. Le volet participatif de ces que nous en avons) des enseigne-
desquels les actions ont été menées. opérations a été confié respective- ments sur l’urbain aussi pertinents que
Alors que le chantier de la place ment aux bureaux d’étude MSA et ceux procurés par d’autres disciplines
Flagey est aujourd’hui en phase Suède 36, auxquels les auteurs de dites « raisonnables ».
terminale, le photographe a en outre cet article sont associés.
permis aux personnes photographiées
d’exprimer une dernière fois, dans la Inventaire spatio-temporel
rencontre et la discussion, les récits Art contextuel en milieu illustré de Bruxelles
de cette aventure urbanistique. urbain : de la réception Nathalie Mertens
esthétique comme outil de
connaissance de la ville. Articulées autour de trois théma-
Démarche partici p a t i v e e t Mexico City et Tijuana tiques — les interventions « posi-
projets de logeme n t s comme laboratoires tives » réalisées dans l’espace public,
publics : du nimb y s m e a u Rafaella Houlstan-Hasaerts la valeur immatérielle et émotive de
w imbysme ? Bruxelles, les idées et les projets non
Benoît Moritz et Christophe Mercier Nulle idée n’est plus communément réalisés —, les cartes de Nathalie
admise que celle qui oppose la Mertens rendent compte d’un territoire
Cet article s’attache à illustrer, dans démarche scientifique, tenue pour d’usages, de perceptions, de souve-
le détail des faits, la manière dont factuelle et objective, à la démarche nirs et de projections. Réalisé au fil
des dispositifs participatifs ont été mis artistique, considérée comme sensible de rencontres entre plusieurs groupes,
en place à Bruxelles, dans le cadre et subjective. De même, lorsqu’il s’agit plusieurs individualités, l’ensemble se
de processus récents de projets d’ur- de comprendre la réalité urbaine, les forme par l’accumulation et l’inter-
banisme. Ces dispositifs sont recadrés spécialistes en la matière ne se action des éléments qui, de tour de
dans une perspective historique des sentent que trop souvent dans l’obli- table en tour de table et de récit en
politiques publiques d’aménagements gation de procéder à une collecte plus récit, s’interpellent et se collectionnent.
urbains menées à Bruxelles depuis ou moins exhaustive d’éléments L’artiste construit ainsi, à travers les
l’immédiat après-guerre jusqu’à nos « tangibles » et « mesurables », et lais- rencontres et le temps, une géogra-
jours. L’hypothèse développée dans sent de côté les données imagi- phie spatio-temporelle de la vie cultu-
le texte est qu’il existe une mutation naires ou émotionnelles qui relle urbaine bruxelloise. Les
de ces politiques, caractérisée par conditionnent notre expérience des représentations auxquelles elle donne
une évolution progressive d’un urba- villes. Or cette attitude aurait — au lieu entendent rompre avec une
nisme technocratique vers un urba- moins — un effet déplorable : les conception objectiviste et scientiste
nisme de concertation et aujourd’hui professionnels de l’urbain manquent de l’outil cartographique.
vers un urbanisme de participation. cruellement de métaphores pour lire
166 Résumés
La réflexivité en objets. L a Learning from Minneapolis. en architecture. Quelques années plus
pensée faible en archite c t u r e De la réflexivité dans l’architecture tôt, l’essayiste américaine Susan
Marie-Cécile Guyaux monumentale contemporaine Sontag avait défini le Camp comme
Maarten Delbeke à la fois une qualité et une sensibi-
Cette contribution entend interroger lité propres à certains objets et
divers « objets architecturaux » à la La réflexivité est indissociable du certaines personnes. Learning from
lumière de la « pensée faible » mise « monumental » : la catégorie du Las Vegas peut être considéré a poste-
en évidence par le sociologue urbain monument renvoie à la fois aux condi- riori comme un manifeste camp, à
Yves Chalas, en vue de rendre compte tions, culturelles, politiques, etc., condition que l’on envisage cette caté-
de la polysémie de ce concept et de dans lesquelles l’architecture s’érige gorie critique comme une nouvelle
ses rapports avec l’architecture. La et aux fondements même de l’archi- forme de l’engagement, et non
pensée faible est une notion qui se lit tecture en tant que discipline. Si, depuis comme un simple dandysme.
à plusieurs niveaux et chacun d’eux au moins la moitié du XXe siècle, l’ar- Envisager le travail des Venturi sur
met en évidence un aspect différent chitecture répugne à revendiquer Las Vegas à la lumière du Camp, c’est
de ce que l’on peut comprendre et ses liens avec son contexte culturel éclairer d’un nouveau jour une
attendre de la réflexivité. Rapportée ou politique, elle est par contre démarche encore aujourd’hui mal
systématiquement aux objets d’archi- restée consciente de son identité disci- comprise.
tecture, la pensée faible offre une grille plinaire. Cela signifie-t-il que l’ar-
de lecture qui en rassemble les aspects chitecture est (à nouveau) capable de
théoriques, préliminaires, processuels produire des monuments ; et si oui,
et construits. Dans ces formes, la réflexi- comment ? Pour répondre à cette
vité semble pouvoir trouver des question, l’article compare l’archi-
supports, des outils, des résultats. Ainsi, tecture récente de Minneapolis à l’im-
comme instrument de communication portant héritage monumental de la
du projet, outil de recherche archi- région, en particulier les silos à
tecturale, matière polémique ou archi- grain et les centres commerciaux. Cet
tecture supermoderniste, les objets sont héritage permet de mettre au jour
au moins les moyens de l’action deux « modes » intrinsèquement liés
réflexive. Comme espaces publics co- de monumentalité : la « présence » et
produits, polysémiques et multi-usages, le « sens ». Si l’architecture actuelle
ils en sont également le produit. est, de fait, très présente, on peut se
Objets esthétiques en tant que tels, ils demander si et de quelle manière elle
prennent le concept de réflexivité peut encore produire du sens ou s’y
depuis son terrain d’origine mais rapporter. Et, si tel est le cas, le sens
rendent compte d’une esthétique qui de l’architecture se limite-t-il à refléter
est aujourd’hui parfois immatérielle et l’état actuel de la discipline, ou bien
souvent politique. Leur position dans témoigne-t-il de son contexte culturel ?
l’histoire de l’architecture en général
ou dans le dispositif de projet en parti-
culier met en évidence les multiples Learning from Camp
moments réflexifs que l’architecture est Valéry Didelon
susceptible de subir et de susciter. Par
l’évocation, la provocation, la co- Robert Venturi, Denise Scott Brown
production, la polysémie ou encore et Steven Izenour ont publié Learning
la neutralité, c’est de multiples façons from Las Vegas en 1972. Cet
que les objets s’érigent en réalités agis- ouvrage est reconnu comme l’un des
santes. textes fondateurs du postmodernisme
Les auteurs
Olivier Cornil est photographe diplômé en écrit régulièrement comme critique dans (avec Steve Jacob et Frédéric Varone,
2001 de l’École supérieure des arts de plusieurs revues d’architecture. Bruxelles, Peter Lang, 2007), Action
l’image « Le 75 » à Bruxelles. Son travail publique et subjectivité (avec Fabrizio
de fin d’étude — Carcoke — réalisé avec Marc Dumont est maître de conférences Cantelli, Paris, LGDJ, 2007). Ses travaux
Lionel Vancauwenberge, a reçu une en aménagement urbain à l’Université de portent principalement sur l’éthique, la
distinction et a été exposé à de multiples Rennes II, chargé d’enseignement à l’Institut responsabilité, le droit, les politiques
reprises. Il est, pendant deux ans, l’assis- d’études politiques (Sciences Po) de Paris, publiques, la culture, l’art et l’architecture.
tant de Serge Brison, photographe d’ar- chercheur associé du laboratoire LAUA Dans ce dernier domaine, on peut citer
chitecture, tout en exerçant divers métiers (École nationale supérieure d’architecture notamment, avec Jean-Didier Bergilez,
alimentaires. À partir de 2003, il rejoint de Nantes). Depuis 2000, docteur en « L’Architecture à l’ère de l’esthétisation de
le groupe pop-rock Girls in Hawaii, pour géographie urbaine, chercheur en urba- la vie quotidienne » (Recherches en commu-
qui il crée des visuels et réalise des courts- nisme à Nantes puis collaborateur scien- nication, n° 18, 2002) et « Minimalisme
métrages projetés en concert. Il les suit en tifique à l’École polytechnique fédérale de architectural : quand l’éthique s’inscrit dans
tournée de Copenhague à Milan, de Berlin Lausanne, ses travaux ont porté sur les ques- le style » (Intervalle, n° 1, 2004).
à New York. Parallèlement, il se consacre tions d’urbanisme à petite échelle (espace
à des travaux plus personnels, sur les fron- public, plans lumières) et de développe- Marie-Cécile Guyaux est architecte
tières belges, sur son enfance près de ment territorial (suburbanisation, gouver- diplômée de l’Institut supérieur d’archi-
Charleroi, sur l’architecture. nance urbaine). Membre du comité de tecture de la Communauté française – La
rédaction de la revue internationale de Cambre à Bruxelles. Son travail de fin
Maarten Delbeke est professeur assistant sciences sociales EspacesTemps.net, il d’études — Conversation avec Yves
en histoire et théorie de l’architecture aux collabore également activement à la revue Chalas et autres pensées faibles — porte
universités de Gand et de Leiden, il est Pouvoirs locaux. sur les reconfigurations de la pensée et
également chargé de recherches au Fonds de l’action urbanistique en régime d’in-
flamand pour la recherche scientifique Jean-Louis Genard est philosophe et certitude. Elle suit actuellement un master
(FWO – Vlaanderen). Il a été chercheur docteur en sociologie. Directeur de l’Institut en sciences politiques et relations inter-
qualifié de la Fondation Scott Opler supérieur d’architecture de la Communauté nationales à l’UCL et collabore avec
(Worcester College, Oxford), il a publié française – La Cambre à Bruxelles, il est Véronique Patteeuw et Jean-Didier Bergilez
différents articles sur l’art et la théorie du également chargé de cours à l’Université au sein de la maison d’édition A16.
XVII siècle. En collaboration avec Evonne
e
libre de Bruxelles et aux Facultés univer-
Levy et Stecen Ostrow, il a dirigé l’ouvrage sitaires Saint-Louis. Il dirige le GRAP, Nathalie Heinich est sociologue, directeur
Bernini’s Biographies. Critical Essays Groupe de recherche sur l’action publique, de recherche au CNRS. Outre de
(University Park, Penn State University Press, attaché à l’ULB. Il a publié de nombreux nombreux articles dans des revues scien-
2006). Son travail de critique en archi- articles ainsi que plusieurs ouvrages parmi tifiques ou culturelles, elle a publié des
tecture apparaît dans de nombreux livres lesquels Sociologie de l’éthique (Paris, ouvrages portant sur le statut d’artiste et
et revues, notamment dans AA Files, L’Harmattan, 1992), Les Dérèglements du la notion d’auteur (entre autres L’Élite
El Croquis, Journal of Architecture ou A+. droit (Bruxelles, Labor, 1999), La artiste. Excellence et singularité en régime
Enfin, il a été l’un des commissaires de Grammaire de la responsabilité (Paris, Le démocratique, Paris, Gallimard, 2005),
l’exposition « Homeward. Contemporary Cerf, 2000), Les Pouvoirs de la culture l’art contemporain (entre autres Le Triple
Architecture in Flanders », présentée à la (Bruxelles, Labor, 2001), Qui a peur de Jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit,
Biennale de Venise en 2000. l’architecture ? Livre blanc de l’architecture 1998), la question de l’identité (entre autres
contemporaine en Communauté française États de femme. L’identité féminine dans
Valéry Didelon est enseignant, historien de Belgique (avec Pablo Lhoas, Bruxelles, la fiction occidentale, Paris, Gallimard,
et critique d’architecture. Il enseigne à La Lettre volée / La Cambre, 2004), 1996), l’histoire de la sociologie (entre
l’École nationale supérieure d’architecture Expertise et action publique (avec Steve autres La Sociologie de Norbert Elias,
de Nantes, termine une thèse de doctorat Jacob, Bruxelles, Presses de l’Université Paris, La Découverte, 2002 ; Ce que l’art
en histoire de l’art à la Sorbonne sur la libre de Bruxelles, 2004), L’Évaluation des fait à la sociologie, Paris, Minuit, 1998 ;
réception de Learning from Las Vegas, et politiques publiques au niveau régional La Sociologie de l’art, Paris, La Découverte,
Olivier Cornil, a photographer, graduated Marc Dumont is a lecturer in urban plan- (with Fabrizio Cantelli; Paris, LGDJ, 2007).
in 2001 from the École supérieure des arts ning at the Université de Rennes II and the The principal focus of his work is ethics,
de l’image “le 75” in Brussels. His final Institut d’études politiques (Sciences Po) in responsibility, law, public policy, culture,
year work – Carcoke – created with Lionel Paris as well as an associate laboratory art and architecture. Notably in this last
Vancauwenberge, received a distinction researcher in LAUA (École nationale field, together with Jean-Didier Bergilez he
and has been exhibited several times. For supérieure d’architecture de Nantes). published “L’Architecture à l’ère de l’esthéti-
two years, he has been an assistant to the Since 2000, after gaining a doctorate in sation de la vie quotidienne” (Recherches
architecture photographer Serge Brison, urban geography and becoming a en communication, n° 18, 2002) and
whilst financing himself with various jobs. researcher in urban planning in Nantes “Minimalisme architectural : quand
Since 2003, he has been a member of and then scientific contributor at the École l’éthique s’inscrit dans le style” (Intervalle,
the pop-rock group Girls in Hawaii, for polytechnique fédérale in Lausanne, his n° 1, 2004).
which he has created visuals and short films work has focused on the issues surrounding
which are screened at concerts. He small-scale urban planning (public space Marie-Cécile Guyaux graduated in archi-
followed them on tour from Copenhagen and lighting plans) and land development tecture from the Institut supérieur d’archi-
to Milan and from Berlin to New York. (suburbanisation and urban governance). tecture de la Communauté française – La
Alongside this, he has undertaken more He is a member of the editorial committee Cambre in Brussels. Her final year work—
personal work on Belgium’s borders, his of the international social sciences journal Conversation avec Yves Chalas et autres
childhood near Charleroi and architecture. EspacesTemps.net and is also an active pensées faibles—considers the reconfig-
contributor to the journal Pouvoirs Locaux. urations of thought and urbanistic action
Maarten Delbeke is an assistant professor in times of uncertainty. She is currently
in architectural history and theory at the Jean-Louis Genard is a philosopher and studying for a Master in Political Sciences
universities of Ghent and Leiden, and a doctor of sociology. He is the Director of and International Relations at the UCL and
postdoctoral fellow of the Research the Institut supérieur d’architecture de la is working with Véronique Patteeuw and
Foundation – Flanders (FWO). Formerly Communauté française – La Cambre in Jean-Didier Bergilez in the publishing
a Scott Opler senior research fellow at Brussels, whilst also lecturing at the company A16.
Worcester College, Oxford, he is the Université libre de Bruxelles and the
author of several articles and a forthcoming Facultés universitaires Saint-Louis. He is Nathalie Heinich is a sociologist and
book on Seicento art and theory. With head of the GRAP, a public action research director of research at the CNRS. Apart
Evonne Levy and Steven Ostrow he is the group attached to the ULB. He has from the numerous papers in scientific and
editor of Bernini’s Biographies. Critical published a number of papers and several cultural journals, she has also published
Essays (University Park, Penn State books, including Sociologie de l’éthique books on the status of the artist and the
University Press, 2006). His architectural (Paris, L’Harmattan, 1992), Les concept of the author (including L’Élite
criticism has appeared in a number of Dérèglements du droit (Brussels, Labor, artiste. Excellence et singularité en régime
books and journals, such as AA Files, El 1999), La Grammaire de la responsabi- démocratique, Paris, Gallimard, 2005),
Croquis and Journal of Architecture as well lité (Paris, Le Cerf, 2000), Les Pouvoirs de contemporary art (including Le Triple jeu
as A+. Venice. He also co-curated the exhi- la culture (Brussels, Labor, 2001), Qui a de l’art contemporain, Paris, Minuit,
bition “Homeward. Contemporary peur de l’architecture ? Livre blanc de l’ar- 1998), the question of identity (including
Architecture in Flanders”, which was chitecture contemporaine en communauté États de femme. L’identité féminine dans
presented at the Venice Biennale in 2000.- française de Belgique (with Pablo Lhoas; la fiction occidentale, Paris, Gallimard,
Brussels, La Lettre volée / La Cambre, 1996), the history of sociology (including
Valéry Didelon is a lecturer, historian and 2004), Expertise et action publique (with La Sociologie de Norbert Elias, Paris, La
architecture critic. He teaches at the École Steve Jacob; Brussels, Presses de Découverte, 2002; Ce que l'art fait à la
nationale supérieure d’architecture in Nantes, l’Université libre de Bruxelles, 2004), sociologie, Paris, Minuit, 1998; La
is completing a doctoral thesis in art history L’Évaluation des politiques publiques au Sociologie de l'art, Paris, La Découverte,
at the Sorbonne on “The Reception of niveau régional (with Steve Jacob and 2001; with Jean-Marie Schaeffer: Art, créa-
Learning from Las Vegas” and regularly Frédéric Varone; Brussels, Peter Lang, tion, fiction. Entre philosophie et sociologie,
contributes critiques to architecture journals. 2007) and Action publique et subjectivité Nîmes, Jacqueline Chambon, 2004; La
Cet ouvrage a été imprimé en décembre 2008 sur les presses de l’imprimerie SNEL Grafics (Liège).
Ce sixième numéro des Cahiers de l’Institut supérieur d’architecture de la Communauté
française – La Cambre propose d’interroger la notion de réflexivité dans ses rapports avec la
discipline architecturale. Alors que nous vivons dans un contexte que d’aucuns qualifient d’in-
certain, ce concept né dans l’esthétique kantienne fait aujourd’hui l’objet d’un intérêt renou-
velé parmi de multiples champs. Quel sens cette notion recouvre-t-elle aujourd’hui ? De quelles
réalités rend-elle compte ? Que subsiste-t-il de sa part esthétique ?
Ce volume délibérément hybride associe sociologie, philosophie, architecture, urbanisme
et contributions artistiques. Il entend ainsi confronter la pensée et l’action architecturales à une
notion riche et stimulante mais également pragmatique et prudente. Une notion à même
d’apporter des pistes instructives en matière d’architecture, à même d’honorer la «part esthétique»
de la discipline.
ISBN 978-2-87317-338-8
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