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« UNE COMÉDIE BIEN HUMAINE »

L’INTERVIEW SELON MIRBEAU

J’ai toujours présentes à l’esprit, mon cher Huret,


beaucoup des figures, si étrangement humaines, que
vous fîtes défiler dans une longue suite d’études
sociales et littéraires. Elles me hantent. C’est que nul,
mieux que vous, et plus profondément que vous, n’a
senti, devant les masques humains, cette tristesse et ce
comique d’être un homme.
Dédicace du Journal d’une femme de chambre

En tant que journaliste et écrivain – deux carrières que l’auteur du Journal d’une
femme de chambre et le chroniqueur du Journal a menées de front pendant presque toute sa
vie –, Octave Mirbeau s’est trouvé confronté doublement à l’interview : d’un côté comme
homme de lettres interviewé et, de l’autre, comme reporter interviewer. Jouissant d’un point
de vue croisé sur l’interview, Octave Mirbeau est un observateur privilégié du phénomène, et
par conséquent un cas intéressant à examiner. D’autant plus intéressant, dans la perspective
qui est la nôtre1, que loin de s’en tenir à l’exercice ordinaire de l’interview, Mirbeau a
pratiqué l’interview imaginaire, s’attribuant ainsi simultanément le rôle de l’interviewer et de
l’interviewé. Passé maître dans le genre, Mirbeau a ainsi multiplié les interviews fictives
dans ses « chroniques dialoguées », où il fait tenir les propos les plus incohérents et les plus
compromettants à ses ennemis.
Non content de détourner l’interview de sa fonction informative initiale en en faisant
un usage satirique, Mirbeau est allé plus loin en en faisant un objet littéraire. C’est ainsi
qu’avec lui l’interview fait son entrée au théâtre avec une petite pièce grinçante publiée en
1897 intitulée : Chez l’Illustre écrivain2, et plus tard, avec une comédie en un acte intitulée
Interview3. Qu’elle soit pratiquée au premier ou au second degré, l’interview est
omniprésente dans l’œuvre mirbellienne. Cette forme hybride fascine Mirbeau. Pour
comprendre les causes de cette fascination, il faut aller, selon nous, du côté du théâtre, ou
plus exactement du comique. Notre hypothèse est en effet que l’intérêt croissant de Mirbeau
pour la comédie dans ces années-là est étroitement lié, corrélé même, à l’émergence de deux

1
Ce texte est la version remaniée d’une communication prononcée à Montpellier le 14 mai 2004 lors
d’un colloque sur « l’interview d’écrivain (1870-1914) ». Une certaine lassitude du fonctionnement des
colloques nous avait alors conduit à décliner l’invitation des organisatrices à donner ce texte pour qu’il soit
publié dans les actes (actuellement sous presse). Ayant appris l’an dernier son existence, Pierre Michel en a
souhaité la publication dans sa revue. Nous présentons nos excuses à Marie-Ève Thérenty et Martine Lavaud, à
qui ce petit texte était originellement destiné. Il leur est cordialement dédié en forme de réparation.
2
Chez l’Illustre écrivain a été publié hebdomadairement du 17 octobre au 28 novembre 1897 dans Le
Journal. Quotidien, littéraire, artistique et politique, et publié en volume chez Flammarion, en 1919. Seule
édition disponible à ce jour, le volume comporte également les pièces suivantes : Une bonne affaire, Un grand
écrivain, Littérature, Scènes de la vie de famille, La Divine enfance, Sentimentalisme, Il est sourd !, La Peur de
l’âne, Tableau parisien et Les Mémoires de mon ami.
3
Interview, farce en un acte représentée pour la première fois sur le théâtre du Grand-Guignol, le
er
1 février 1904. Publiée dans le recueil Farces et Moralités, Charpentier, 1904 (pp. 237-287), elle est recueillie
dans le tome IV de l’édition critique du Théâtre complet de Mirbeau, Eurédit, 2003 (pp. 191-217).

1
figures spectaculaires, révélées grâce à l’interview : la figure du Reporter d’un côté, et celle
(symétrique) de l’Écrivain de l’autre. Deux « caractères » fin-de-siècle au potentiel comique
inexploité, que Mirbeau se contentera de pousser sur la scène...

Portrait de l’interviewer en jeune singe

À la différence de la plupart de ses confrères, qui furent les victimes (consentantes) de


l’interview, Mirbeau ne s’est pas contenté d’ironiser sur l’incompétence des interviewers, ou
de dénoncer leur « ignorance » : l’impitoyable chroniqueur est allé plus loin (c’est du reste un
des traits de caractère invariants de Mirbeau que d’aller toujours plus loin, trop loin, au gré
de ses contemporains…) : il s’est efforcé d’en dessiner le profil, d’en montrer les grimaces –
bref, d’en dégager le type… Aussi bien son réquisitoire contre l’interviewer n’implique pas
une condamnation de l’interview en elle-même : non seulement Mirbeau ne critique pas
l’interview comme instrument d’enquête, mais, à l’instar de Zola, il soupçonne tout le profit
qu’il y aurait à tirer littérairement de ce nouveau « genre ».
Si l’esthétique de l’interview le séduit, l’éthique de l’interviewer, en revanche, le
préoccupe : le reporter est jugé avec d’autant plus de sévérité qu’il abuse de la position de
supériorité que l’interview lui confère. Et tel est justement ce qui se produit dans la farce
intitulée Interview, qui se donne comme la première attaque en règle contre la figure de
l’interviewer. Cette petite comédie en deux scènes, montée en 1904, est plus ancienne dans sa
conception : elle résulte de la fusion de deux chroniques dialoguées publiées en 1896 et 1897.
Le canevas de cette pièce est contemporain de l’écriture de Chez l’illustre écrivain. Elle
oppose Chapuzot, un marchand de vin de la rue Lepic à un reporter de la petite presse (ou
presse à scandales). Le journaliste vient interroger le brave homme sur les circonstances du
meurtre de sa femme, assommée à l’aide d’une bouteille de cassis. Convaincu d’avoir en face
de lui le meurtrier, le reporter s’obstine à tourmenter le marchand de vin (il veut, dit-il lui
« arracher le récit de son crime »), sans se douter, malgré les réponses interloquées du
bonhomme, que le véritable criminel n’est pas celui qu’il interviewe, mais un autre marchand
du même nom, qui habite Montrouge et non Montmartre…
Le quiproquo constitue le ressort comique principal de cette pièce. Par ce moyen
Mirbeau fait ressortir l’incroyable sans-gêne du journaliste, sa manie de tout noter et de
penser tout haut, bref ses manières policières... La satire de cette nouvelle race de journaliste
– le reporter – qui mène une interview comme un interrogatoire de police, et qui, par des
procédés d’intimidations indignes, fait avouer n’importe quoi à son interlocuteur, est sans
équivoque. Pourtant, ce qui fait l’originalité véritable de cette pièce, c’est que Mirbeau y
dépasse le stade du quiproquo. La levée du malentendu intervient en effet au milieu de la
pièce, mais, contre toute attente, elle ne débouche pas sur une résolution du conflit. Au
contraire, une fois le quiproquo dissipé, le reporter poursuit sans relâche son interrogatoire.
« Mais puisque je suis de Montmartre », lui répète découragé le pauvre marchand de vin ; et
l’interviewer de répondre : « Eh bien, … Qu’est-ce que ça fait ? […] Taisez-vous !... Là n’est
pas la question… ».

2
S’agit-il d’une anticipation du théâtre de l’absurde ? Non. Plus simplement, de
l’aboutissement logique de l’étude d’un caractère affecté d’une tare que l’on pourrait
appeler : surdité totale à l’autre – ce qui est un comble pour un interviewer ! –, incapacité,
non pas seulement à poser les bonnes questions, ou à les transcrire – défaut mineur, quoique
courant –, mais plutôt à entendre une vérité autre que celle du préjugé (ici le préjugé selon
lequel tout représentant du prolétariat est un criminel en puissance, un assassin par nature…).
Conforme en cela aux personnages de Molière enfermés dans leur monomanie4 – individus
incorrigibles en dépit des moyens déployés autour d’eux pour les ramener à la raison –, le
reporter est un fou qui préfère le mensonge à la vérité, quand bien même celle-ci éclate sous
ses yeux et à ses oreilles. Preuve s’il en est que la figure du reporter l’obsède dans ces
années-là, Mirbeau revient par deux fois sur le personnage de l’interviewer. Une première
fois en juin 1896 dans une interview fictive, une seconde en octobre 1897 dans ce qui
constitue la première scène de Chez l’Illustre écrivain. Ces deux pièces complètent le
portrait, perfectionnent le type, en mettant en exergue d’autres travers.
L’interview fictive consiste, comme on sait5, à décrédibiliser une personnalité
publique par ses déclarations, à le ridiculiser par la seule teneur de ses propos. Tout l’art de
Mirbeau tend en l’occurrence6, par un jeu de questions faussement naïves (modèle de la
maïeutique socratique), à laisser le personnage s’enfoncer dans l’erreur, à s’autodétruire par
les seuls pouvoirs de sa parole. La victime désignée ici est Formentin, critique d’art à L’Écho
de Paris, bombardé conservateur du musée Galliera, « conservateur qui ne conserve rien »
(Goncourt), sinon sa place, et les interviews qu’il a faites… Car, et c’est là l’intérêt de cette
chronique pour nous, ce personnage vaniteux et creux, est un interviewer reconverti en…
conservateur : au cours de l’interview, Formentin, dont toutes les réponses font éclater
l’insondable bêtise, fait un aveu important : on l’a nommé conservateur de musée pour lui
donner une « compétence artistique » qu’il n’avait pas lorsqu’il n’était que simple reporter.

J’allais, de droite et de gauche, interviewer les gens sur n’importe quoi… Et, mon Dieu,
ça n’était guère intéressant !… Que de fois j’ai fait le voyage à Médan !… En ai-je prêté
à Zola de drôles de conversations !… Je ris, quand j’y pense, car ce n’est pas sur son
œuvre qu’on juge Zola, c’est le plus souvent sur les propos que, fort gratuitement, je lui
attribuais… Non par rouerie – je suis un brave homme –, mais par manque de mémoire,
et à cause surtout de la difficulté que j’eus toujours de relier ensemble deux idées…,
même deux idées des autres…

4
Voir les travaux de Patrick Dandrey (en particulier : Molière, ou L’esthétique du ridicule, Klincksieck,
1992).
5
J.-M. Seillan, « Introduction » aux Interviews de Joris-Karl Huysmans, Champion, Coll. « Textes de
Littérature Moderne et Contemporaine », 2002, pp. 7-88.
6
Cette interview fictive, intitulée « Points de vue », est publiée dans Le Journal du 14 juin 1896 (et
recueillie dans les Combats esthétiques de Mirbeau, Séguier, 1993, t. II, pp. 140-142). Charles Formentin avait
attaqué Goncourt dans un article du Journal. Mirbeau riposte en ridiculisant le bonhomme. Ce qui lui vaudra
plus tard ces quelques lignes dans le Journal des Goncourt à la date du dimanche 14 juin 1896 : « Dans toutes
les attaques outrageuses dirigées contre moi, jamais un jeune de mon grenier n’a versé pour ma défense une
plumée d’encre. Seul Mirbeau, à l’encontre de Formentin et de Bonnières, a pris ma défense spirituellement,
délicatement et bravement, et je lui en ai une grande reconnaissance. » (Journal, Mémoires de la vie littéraire,
éd. Robert Ricatte, Robert Laffont, coll. « Bouquins », tome III, p. 1297).

3
Cette déclaration, sortie de son contexte, n’ajoute rien aux critiques courantes qui sont faites
à l’interviewer : incompétence notoire (absence de mémoire) et faiblesse intellectuelle
(impossibilité de relier ensemble deux idées). Réinsérée dans le mouvement général du texte,
elle apporte en revanche un élément nouveau, qui complète de manière décisive le portrait-
type de l’interviewer esquissé quelques mois auparavant. Le fait que le reporter ait été promu
conservateur est lourd de signification. En dépit de sa bêtise, Formentin n’en exerce pas
moins une autorité réelle sur le monde culturel, dont il est un des principaux arbitres : « Je
taille, je rogne, tranche dans les œuvres d’art, avec une remarquable spontanéité… », dit-il
avec satisfaction. Or cette autorité n’est pas moins grande que celle qu’il exerçait tout aussi
aveuglément lorsqu’il était reporter. Le sort de la littérature y était déjà entre les mains de
l’interviewer (Ne jugeait-on pas les écrivains à l’aune de ses interviews ?). En clair, le
reporter est devenu le conservateur de la littérature, et du savoir en général. Il modèle la
culture à son image (tout en prenant une belle revanche sur les intellectuels). Rien d’étonnant
alors que l’ex-reporter ne trouve à conserver dans son musée que ses propres interviews… La
vis comica de l’interviewer, effrayante à bien des égards (et toujours, hélas ! d’actualité),
tient essentiellement dans le fait que le personnage dispose d’un pouvoir inversement
proportionnel à son savoir.
Cette confrontation de l’interviewer aux valeurs de l’art constitue aussi le principal
ressort comique de la première scène de Chez l’Illustre écrivain. Mais cette fois le
personnage du reporter accède pleinement au rang de type. En témoigne son portrait en
didascalie, d’esprit physiognomonique, où se fixe la figure grimée et grimaçante du reporter :
« Petit, gringalet, l’œil louche, le dos servile7 ». Sa conduite est en tout point conforme à son
physique : obséquieux, flatteur, indiscret, calculateur, vaniteux, jobard (« cent trois
cravates !... C’est merveilleux8 ! »), et pour finir malhonnête (il accepte de publier une note
de l’écrivain sous son propre nom). Et comme cela se produit toujours lorsqu’un auteur
comique vide un personnage de sa substance pour le remplir de ses défauts, tous ses gestes et
ses paroles deviennent automatiques : ainsi le reporter tâte tout et note tout, tandis qu’il se
borne à répéter mécaniquement : « C’est merveilleux ! », ou « Mon cher maître ! ». En
somme, il est devenu, à proprement parler, une marionnette.

Portrait de l’écrivain en histrion

Si le reporter trouve en l’écrivain, qu’il jalouse, le meilleur révélateur de ses ridicules,


la réciproque est aussi vraie. En présence de l’interviewer, l’écrivain se transforme
automatiquement en personnage de comédie. La prise de conscience de ce phénomène ne
date pas de 1897 : elle remonte à la fin des années 80 avec la montée en puissance du
mondanisme et du réclamisme (Bourget), et au début des années 90, surtout, avec la
publication dans L’Écho de Paris de l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret9.
Mirbeau y faisait alors la découverte – outre celle d’un reporter d’exception (littéralement :
7
Op. cit., p. 3.
8
Ibid., p. 5.
9
L’Écho de Paris, 1891 (en feuilleton) ; Charpentier, 1901 (en volume) ; José Corti, 1999 (édition de D.
Grojnowski).

4
l’exception qui confirme la règle) – d’un type comique dont il ne soupçonnait pas jusqu’alors
l’existence : l’Écrivain. L’écrivain avec ses tics de langages, ses monomanies, ses vanités mal
placées. Tandis en effet qu’on attendait une enquête sur les théories littéraires (les écoles, les
courants, etc.), voici que surgit, presque aussi « hénaurme » que le Père Ubu, la figure de
« l’Illustre écrivain ». Mirbeau exulte :

Comme toutes ces physionomies diverses sont restituées dans leur intégrale et profonde
réalité ! Comme elles s’agitent dans leur intime atmosphère morale, comme elles vivent !
On les voit et on les entend. Trois ou quatre vous demeurent sympathiques ; elles n’ont
rien perdu à ce déballage familier. Mais les autres, mais toutes les autres ! Avec une
adresse qui sait s’effacer, au moyen d’interrogations insidieuses et polies qui n’ont l’air
de rien, M. Jules Huret oblige chacun à se révéler tout entier, à montrer ce qu’il y a en
lui, sous le maquillage des faux sentiments et des grandes idées, de grotesque, de
ridicule, de grimaçant10.

Sans doute, l’intelligence et la clairvoyance de l’interviewer y sont pour beaucoup : comme


ne cesse de le dire Mirbeau, Huret est un questionneur habile qui sait merveilleusement
« forcer les confidences, extirpe[r] les bas aveux, apprivoise[r] les inoubliables rancunes ».
Reste que, si l’écrivain se donne à ce point en spectacle, étale sans vergogne tous ses
ridicules, c’est que le dispositif même de l’interview, à savoir la supériorité prétendue que lui
confère sa position d’interviewé, l’y pousse. Flatté par les questions de l’interviewer qui le
mettent en vedette, l’écrivain tombe à pieds joints dans le piège involontaire que le reporter
lui tend, et se transforme alors en histrion :

Il s’est trouvé que le petit reporter, qu’on attendait, pareil aux autres, un petit reporter
avec lequel il n’y avait pas à se gêner, il s’est trouvé que ce petit reporter était un
observateur aigu, dangereux et fidèle, et qu’il était aussi le plus habile homme du monde
à faire jouer tous les ressorts de la vanité, chez ces marionnettes, à mettre en branle leurs
orgueils sans défiance. […] Il ne faut s’en prendre qu’à nous-mêmes, qui avons donné au
public cette comédie, bien humaine celle-là, et bien littéraire, surtout, oh oui, bien
littéraire11 […].

De la comédie « bien littéraire » de 1891 à la comédie de Chez l’Illustre écrivain de 1897, il


n’y a qu’un pas, rapidement franchi par Mirbeau, à qui il suffit de tirer les conséquences
littéraires de ses observations sociales : à partir du moment où l’interview, avec son unité de
temps, de lieu et d’action, poussait l’écrivain à se donner en représentation, n’était-il pas
logique de le faire paraître sur la scène du théâtre ?
Cette métamorphose de l’écrivain en personnage de comédie est bien mise en valeur
dans les premières répliques de Chez l’Illustre écrivain : à peine le valet de chambre a-t-il
annoncé l’arrivée imminente du reporter, que l’écrivain s’affaire pour transformer sa demeure
en bonbonnière théâtrale : choix du lieu (la chambre) disposition des accessoires (cartes de

10
« L’Enquête littéraire », L’Écho de Paris, 25 août 1891 (recueilli dans les Combats littéraires de
Mirbeau, L’Âge d’Homme, 2006, p. 357).
11
Ibidem.

5
visite éparpillées sur la table), etc. L’interview qui suit cette petite mise en scène ne prend pas
modèle sur l’interview fictive : elle suit les lois propres du théâtre, elle obéit aux impératifs
de la représentation : le discours du poète cède l’initiative à la gestuelle de l’écrivain, à sa
gesticulation intime : moins qu’une interview, il s’agit d’une « visite » avec commentaires.
L’Illustre écrivain, flanqué du reporter, est dans sa chambre comme un enfant qui montre ses
jouets : nécessaire de voyage, invitations, boîte recouverte de broderies, tout y passe...
L’intention satirique est évidente : il y a dénonciation des connivences entre la presse et la
littérature, attaque des mœurs littéraires mondaines, critique du réclamisme, etc. Mais il y a
plus que cela : ce que dit Mirbeau en usant des moyens du théâtre, c’est, plus
fondamentalement, la théâtralisation du monde littéraire : le fait que l’écrivain est devenu un
« personnage public », un caractère identifiable, un être qui n’existe plus guère qu’à travers
l’exhibition de ses attributs.

La littérature est devenue aujourd’hui un métier très compliqué, très en dehors, où la


force du talent, la qualité de la production ne sont rien, où la mise en scène, spéciale et
continue de la vie de l’auteur, est tout. Il ne s’agit plus de créer une belle œuvre, il faut
savoir s’organiser une belle réclame. Et cette réclame savante, raffinée, ne portera pas
directement sur les livres, ce qui serait grossier et ne contenterait personne ; elle
englobera les choses étrangères au travail littéraire12.

Si l’écrivain a sa place sur les planches, c’est parce qu’il a accepté de se mettre en scène : il a
ouvert ses portes au public, dévoilé son intimité, fait de sa demeure un théâtre. En 1889 déjà
Mirbeau s’irritait de cette tendance à l’exhibitionnisme : « Pour la millième fois, Le Gaulois
refait un “Chez Paul Bourget”, avec une exégèse nouvelle de son cabinet de travail et de ses
bibelots d’art13 ». Là désormais a lieu la cérémonie du « sacre de l’écrivain ». L’obscénité,
entendue comme mise en scène du Moi, théâtralisation de l’intime, est devenue un geste
obligatoire pour être reconnu « écrivain ».

Pour être un véritable écrivain, la première condition est, non point de dérober sa vie
jalousement à la curiosité du public, mais de l’ouvrir toute grande, de permettre qu’on y
entre non seulement par la porte, mais par les fenêtres, par les lucarnes, par les
soupiraux, par les fentes des murs14.

Dans ce système, le rôle de l’interviewer est crucial. Car, si le monde des lettres est un
théâtre, et l’écrivain un histrion15 sur son tréteau, l’interviewer joue le rôle de faire-valoir qui
permet au public d’entrer à son tour dans la demeure, d’assister à la grande comédie de
l’écrivain. Aussi les deux figures de l’écrivain et de l’interviewer sont-elles aussi
inséparables que celles du maître et du valet chez Molière. Tout en feignant de mépriser le
12
« Le Manuel du savoir écrire », Le Figaro, 11 mai 1889 (Combats littéraires, loc. cit., p. 291).
13
Lettre d’Octave Mirbeau à Paul Hervieu, vers le 6 mars 1889, citée par P. Michel et J.-F. Nivet,
Octave Mirbeau. L’Imprécateur au cœur fidèle. Biographie, Librairie Séguier, 1990, p. 265 (Correspondance
générale de Mirbeau, L’Âge d’Homme, 2005, t. II, p. 47).
14
« Le Manuel du savoir écrire », art. cit. (Combats littéraires, loc. cit., p. 291).
15
Cette problématique de l’histrionisme est l’un des thèmes récurrents du livre de D. Oster et J.-M.
Goulemot, Gens de lettres, écrivains et bohèmes. L’imaginaire littéraire, 1630-1900, Minerve, 1992.

6
reporter (« cet imbécile »), l’écrivain sait qu’il n’existe pas sans lui. En définitive, ce que dit
Mirbeau, c’est que, comme enquête littéraire, l’interview n’a aucune valeur : c’est, dans le
meilleur des cas et pour qui sait observer, une comédie qui révèle que l’Écrivain est nu et que
le Reporter est roi…

Conclusion

Sans jamais songer à embrasser la carrière de dramaturge, Mirbeau a manifesté, dès le


début de sa carrière littéraire, un vif intérêt pour le théâtre (notamment dans ses articles
critiques). Dans les années 70-80, sa conviction est faite : « Le théâtre meurt du théâtre16 ».
Et de déplorer les « bonshommes de carton », les sujets convenus, et surtout la langue
artificielle du théâtre de son temps. En dépit des tentatives de quelques novateurs qu’il
appuie avec ferveur (Maeterlinck), il n’y a plus rien à attendre, selon lui, du théâtre. Le
hasard l’y ramènera cependant, presque malgré lui, grâce au développement de la « parole
écrite17 » dans la presse, de l’interview en particulier. Qu’ils se présentent sous la forme
d’interviews imaginaires, de conversations dialoguées, ou de petites saynètes, ses Dialogues
tristes (écrits au début des années 9018) sont une transition vers le théâtre. Une forme inédite
est en train de naître, qui n’échappe pas à la clairvoyance de Mallarmé : « Je continue à lire
les Dialogues tristes, et vous assure que vous avez mis la main sur quelque chose ; cette
formule, qui permet de ne pas mésuser de la vraie phrase, allant à merveille au journal et lui
apportant, cursive, la dose de rêverie qu’il accepte19. » Alors que tout le XIXe siècle, de
Balzac (Illusions perdues) à Mallarmé (« l’universel reportage »), n’avait cessé d’opposer le
discours du journaliste à celui de l’Écrivain, on assiste, avec Mirbeau, à un retournement
inattendu : l’écriture du journal vient revivifier la littérature20. De l’enquête qu’il doit faire
pour le compte du Figaro « pour voir la fièvre typhoïde et avoir une interview avec cette
gracieuse personne21 », naîtra ainsi la farce de L’Épidémie. L’année même de la publication
de L’Enquête sur l’évolution littéraire, Mirbeau ne cache plus ses ambitions théâtrales : « Je
vais me mettre à tenter le théâtre, et puis à réaliser, ce qui me tourmente depuis longtemps,
une série de livres, d’idées pures et de sensations, sans le cadre du roman. […] Le théâtre, si
j’y réussis, fera passer ces livres qui ne se vendront pas à cent exemplaires 22. » Ce retour au
théâtre passe évidemment par l’interview. Mirbeau continue sur la scène son œuvre de
journaliste. Chez l’Illustre écrivain prend indiscutablement sa source dans l’Enquête de Jules
Huret. De la même manière, nombre des personnages des Mauvais bergers proviennent en
16
« À propos de la censure », Le Gaulois, 20 juillet 1885.
17
Conversations de Goethe avec Eckermann, éd. C. Roëls, trad. J. Chuzeville, N.R.F., Gallimard, coll. «
Du Monde Entier », 1988 (expression employée par Eckermann dans son « Avant-propos », p. 433).
18
Voir l’édition des Dialogues tristes procurée par Arnaud Vareille, Eurédit, 2005.
19
Lettre de Stéphane Mallarmé à Octave Mirbeau du 18 octobre 1890 (citée par P. Michel et J.-F. Nivet,
op. cit., p. 430).
20
Cette idée rejoint celle développée par Marie-Ève Thérenty dans son article : « L’Invention de la
fiction d’actualité », dans Presse et Plumes. Journalisme et littérature au XIXe siècle, Nouveau Monde Editions,
2004, pp. 415-427.
21
Lettre d’Octave Mirbeau à Paul Hervieu, 2 juin 1888 (Correspondance générale, L’Âge d’Homme,
2003, t. I, p. 809).
22
Lettre d’Octave Mirbeau à Claude Monet, début septembre 1891 (citée par P. Michel et J.-F. Nivet, op.
cit., p. 483 ; Correspondance générale, t. II, p. 447).

7
droite ligne des interviews de l’Enquête sur la question sociale. Car, ce que l’interview
apporte à Mirbeau dans ces années-là, ce n’est pas seulement des « types modernes
universels » (l’Écrivain, le Maire, le Reporter, l’Industriel, etc.), c’est une langue nouvelle,
proche de la conversation réelle, avec ses tics de langage, ses silences, ses solécismes, etc.
(point que nous n’avons pas développé, et qui le mériterait…). L’interview est, pour le dire
autrement, la source d’une nouvelle esthétique théâtrale : contre le faux dialogue
romanesque, contre les conventions artificielles de la parole comique, l’échange qui a lieu
dans l’interview propose une autre voie, qu’il faut bien appeler naturaliste… Mais ce qui fait
surtout que l’interview est une forme pré-théâtrale, au moins aux yeux de Mirbeau, c’est
qu’elle renoue avec les principes fondateurs du théâtre en ce sens qu’elle met à vif les
ridicules des personnages en les plaçant dans une situation, qui encourage la parole : cette
situation, en 1900, c’est celle qu’offre par excellence, et par une sorte de contre-pied de
l’histoire littéraire, l’interview.
Vincent LAISNEY
Université de Paris X-Nanterre

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