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(1975-1985 et 1992-1997)
INTRODUCTION
La littérature est art et langage : c'est un système esthétique
-- le texte -- impliquant un registre rhétorique de genres, de
styles ou de figures et un régime socio-historique -- l'archi-
texte -- impliquant un récit constitutionnel (ou un
parcours), qui inclut lui-même un discours institutionnel.
Qui dit art dit technique; qui dit langage dit grammaire; qui
dit technique et grammaire dit tekhnê : poiêsis et physis. Le
système esthétique fait de la littérature un art; le régime
socio-historique en fait un métier : la littérature devient un
art quand les artisans deviennent des artistes; mais c'est
l'origine de l' (œuvre d') art qui est l'origine des artistes.
Martin Heidegger : «L'origine de l'œuvre d'art» dans Chemins qui ne mènent nulle part. Gallimard
nrf (Classiques de la philosophie). Paris; 1962 [1950] (320 - 2 p.) [p. 11-68].
Sans admettre qu'il faille parler d'art chez les Grecs ou chez
les Égyptiens et surtout avant (aux temps préhistoriques), il
faut mentionner que pour les Grecs de l'Antiquité, la poésie
est une technique qui s'accompagne de musique; seule la
poésie est un "art", qu'elle prenne la forme du poème ou de
la tragédie, du dithyrambe ou de l'épopée. La poésie et la
musique -- et la poésie est une sorte de musique chantée, de
chant -- sont à l'âme ce que la gymnastique est au corps.
Quand Platon parle d'expulser les poètes de la Cité, c'est
parce qu'ils ne sont pas assez "artistes", c'est-à-dire pas
assez philosophes -- et peut-être pas assez athlètes (dans
leur imitation)...
Le terme "littérature"
LE RÉGIME SOCIO-HISTORIQUE DE
L'ARCHI-TEXTE
A) LE DISCOURS INSTITUTIONNEL
Le discours institutionnel est la conception du parcours
littéraire (ou du récit constitutionnel) qui est proposée par
l'esthétique transcendante de l'agréable (ou du bon) et du
beau, l'esthétique du goût et du plaisir constitutive d'une
métaphysique de l'art jusqu'en histoire et en critique
littéraire.
Jean-Marc Lemelin. «La communication de l'art ou De l'esthétique» dans La signature du spectacle
ou de la communication. Ponctuations II. Ponctuation. Montréal; 1984 (208 p.) [p. 17-58].
1) L'ESTHÉTIQUE LITTÉRAIRE
Nous pouvons proposer que, chez les Grecs de l'Antiquité,
l'esthétique est le lien entre la technique et la métaphysique
: elle est le devenir-technique de la métaphysique et le
devenir-métaphysique de la technique; elle est inséparable
de la dialectique et ainsi de la politique, qui est l'art des arts.
La dialectique est l'art -- la tekhnê -- de dialoguer et de
persuader, de convaincre et donc de vaincre l'adversaire;
elle est mise en scène dans et par l'éloquence; aussi a-t-elle
les pieds dans la rhétorique, qui est l'art du discours en
général et qui inclut la poétique, celle-ci étant alors l'art --
le métier et ses règles -- d'un discours comme la poésie (à
ne pas confondre avec le poème, puisqu'on la retrouve
autant dans la tragédie et l'épopée).
2) L'HISTOIRE LITTÉRAIRE
Pendant très longtemps, les études littéraires se sont
confondues avec l'histoire littéraire, celle-ci consistant à
raconter après coup ce qu'elle considère être la littérature, à
en faire l'historique; en France, après la Révolution,
l'histoire littéraire s'est affairée à constituer un ensemble
d'écrits en littérature nationale et la littérature en un art, en
établissant un corpus d'œuvres connus et de chefs-d'œuvre
reconnus, selon divers critères :
1°) la langue écrite : le français et non d'autres langues
parlées sur le territoire français;
2°) l'époque : le Moyen-âge, la Renaissance, le Classicisme
et les Lumières avant la Révolution et la Modernité depuis;
3°) l'école (ou le courant);
4°) le genre : la non-fiction et la fiction, le poème et le
roman ou les autres formes romanesques (nouvelle, conte),
la pièce de théâtre, les écrits intimes ou autobiographiques,
etc.;
5°) le style : variable d'une œuvre ou d'un auteur à l'autre;
6°) l'auteur lui-même : sa vie et son œuvre.
L'histoire littéraire cherche, à travers ces différents critères,
à établir un répertoire d'œuvres et un palmarès d'auteurs;
elle fait donc l'inventaire ou la nomenclature des œuvres et
elle opère des classements : elle classe en tendances, en
courants, en écoles, en genres, en styles, en thèmes, en
influences, etc. Pour l'histoire littéraire, l'objet des études
littéraires, c'est le corpus à constituer ou à reconstituer, à
instituer, à ficher dans les annales et les archives et dont il
faut rendre compte dans des bibliographies et des
monographies ou dans des anthologies et des manuels. Pour
l'histoire littéraire, la littérature est d'abord et avant tout ce
qui se retrouve à la bibliothèque ou ce qui doit s'y retrouver;
c'est là qu'on la cherche et qu'on la trouve.
3) LA CRITIQUE LITTÉRAIRE
a) La critique historique
Inséparable de l'histoire littéraire, la critique historique est
une approche externe ou extérieure, transcendante par
rapport aux textes; c'est une critique qui est parfois
normative ou prescriptive (corrective), selon une idéologie
religieuse, morale, politique ou autre. C'est une critique
adjective, en ce sens qu'elle ajoute beaucoup au texte par la
paraphrase, qu'elle multiplie les intermédiaires et les
médiations entre l'auteur et le texte ou entre le texte et le
lecteur et qu'elle fonctionne surtout à l'épithète. C'est une
critique génétique; c'est la genèse, c'est-à-dire l'origine et
l'historique de l'oeuvre, qui mobilise toute son énergie et
trouve son aboutissement ultime dans l'édition critique. La
critique historique ou génétique, que l'on appelle aussi
"ancienne critique", peut être philologique ou
psychologique.
1°) La critique philologique
La critique philologique est une critique académique
d'érudition. Devant l'affluence, l'abondance, des oeuvres, il
lui faut faire appel à la bibliographie. La critique
bibliographique consiste à faire l'inventaire de ce qui se
publie et à le répertorier dans les manuels, les anthologies,
les dictionnaires, les encyclopédies, etc. La critique
philologique doit aussi faire appel à l'historiographie. La
critique historiographique examine les différents états
d'un texte, de la première version ou des premiers
manuscrits à l'édition originale (ou princeps) et aux autres
éditions; il lui faut donc comparer les notes, les projets, les
plans, les ébauches, les brouillons, les remaniements, les
corrections, les scolies, les ajouts ou les coupures d'un
version à l'autre : c'est l'avant-texte qui l'intéresse et qui est
le moyen d'établir une édition critique. Elle peut aussi
s'attarder aux influences entre les oeuvres ou entre les
auteurs et s'inscrire ainsi dans l'histoire des idées et des
mentalités.
La critique philologique, de la bibliographie à
l'historiographie, se préoccupe du style de l'œuvre et elle
favorise la publication de thèses, de mémoires, de journaux
intimes, de correspondances, contribuant ainsi à la gloire
des auteurs et sous le prétexte que c'est le hors-texte (les
textes d'accompagnement) qui explique ou éclaire le texte.
2°) La critique psychologique
La critique philologique est souvent complétée ou relayée
par la critique psychologique, qui lui sert d'exégèse et qui
est une critique sentimentale de vulgarisation. Très souvent,
la critique psychologique est une critique biographique,
pour ne pas dire hagiographique : elle parle plus des auteurs
que des oeuvres. La critique psychologique peut autant faire
appel à la démagogie, dans le pire des cas, qu'à la
pédagogie, dans le meilleur des cas. La critique
démagogique domine la critique journalistique : le journal
fait passer la propagande pour de l'information, la
promotion pour de l'opinion, la publicité pour de la
popularité. C'est souvent une anecdote à propos de l'auteur
ou l'aventure du texte qui lui sert de fil conducteur. Du
journal au magazine, la différence n'est que quantitative :
plus spectaculaire. L'auteur y est en quelque sorte le
personnage ou l'acteur principal. La critique démagogique
ne cherche pas à expliquer le texte mais à impliquer le
lecteur en appliquant au texte trois ou quatre recettes de
lecture : elle résume, elle répète, elle annonce, elle glorifie
ou sacrifie...
C'est la philologie (de la genèse à l'exégèse) qui permet à la
critique psychologique de se faire pédagogie. La critique
pédagogique cherche à énoncer la littérature, à l'enseigner
par la revue ou le manuel, plutôt qu'à renseigner sur elle;
elle s'attarde surtout aux personnages, à leur caractère, à
leur vraisemblance, etc.
La critique philologique (de la langue et du style) et la
critique psychologique (des personnages et des thèmes)
sont donc inséparables au sein de la critique historique ou
génétique, qui consiste à amener la littérature à l'oeuvre, à
recouvrir l'oeuvre du manteau de la littérature et à se
(con)fondre ainsi avec une stylistique : pour la critique
philologique, l'oeuvre c'est le style de l'auteur; pour la
critique psychologique, le style de l'oeuvre c'est l'auteur.
Répétons que «la philologie, ou la bibliographie, lit l'oeuvre
dans la vie de l'auteur (écrivain et société, style et langue);
la psychologie, ou la biographie, lit la vie de l'auteur
(individuel ou collectif) dans l'oeuvre».
Jean-Marc Lemelin. «Les études littéraires» dans Le sens (p. 13-21, surtout p. 17).
b) La critique herméneutique
L'ancienne critique allie donc l'érudition philologique et la
vulgarisation psychologique : elle interprète surtout l'oeuvre
par l'auteur; la "nouvelle critique" ou la critique
herméneutique interprète plutôt l'auteur par l'oeuvre. C'est
une critique qui s'avoue plus subjective; mais son approche
est plus interne que celle de la critique historique; l'exégèse
l'occupe davantage que la genèse. Au sein de la critique
herméneutique, nous distinguerons la critique symbolique
et la critique thématique.
1°) La critique symbolique
La critique symbolique considère que les thèmes se
réalisent dans des images, dans l'imaginaire ou l'imagerie
d'une oeuvre, sous la forme de symboles; symboles qui
peuvent, par exemple, tenir des quatre éléments de la
nature.
Gaston Bachelard.
Gilbert Durand.
Si ces symboles tiennent des mythes, il est alors possible de
parler de la critique symbolique comme d'une
mythocritique empruntant à la mythologie et à
l'ethnologie.
Georges Dumézil.
Northrop Frye.
Mircea Eliade.
Roger Caillois.
Claude Lévi-Strauss.
Si les symboles sont attachés à des complexes, il est
possible de parler de la critique symbolique comme d'une
psychocritique, aussi souvent d'inspiration jungienne que
freudienne.
Charles Mauron.
Marie Bonaparte.
Marthe Robert.
Gérard Bessette.
2°) La critique thématique
Pour la critique thématique, il y a toutes sortes de thèmes
mythiques ou psychiques, mythologiques ou
psychologiques, sociologiques ou philosophiques, psycho-
sociaux ou socio-historiques (religieux, moraux, etc.). Le
thème peut être conscient, préconscient ou subconscient; ce
peut être une catégorie ou une forme a priori comme
l'espace et le temps. Parfois la thématique et la symbolique
sont réunies.
Georges Poulet.
Jean-Pierre Richard.
Jean-Paul Weber.
Jean Starobinski.
Jean Rousset.
André Brochu.
Lorsque la thématique rassemble surtout des thèmes
philosophiques (ontologiques, phénoménologiques) ou des
thèmes théologiques, il y a lieu de parler de philocritique.
Georges Bataille.
Pierre Klossowski.
Maurice Blanchot.
Jean-Paul Sartre.
Serge Doubrovski.
Alors que la philocritique est plus ou moins rattachée à la
philosophie existentialiste, la sociocritique l'est plutôt à la
philosophie socialiste ou communiste et nous allons
maintenant nous attarder davantage à la critique
sociologique, dont fait partie la sociocritique.
Jacques Leenhardt.
Henri Mitterand.
Pierre Barbéris.
Jean Decottignes.
Claude Duchet et al.
Charles Bouazis, dans Le littéraire et le social.
Claude Prévost.
Jean Thibaudeau.
c) Le personnalisme ou l'existentialisme de Falardeau
La critique sociologique de Falardeau ne peut être
considéré comme étant de la sociocritique, mais comme une
critique sociologique des contenus, une thématique.
Falardeau inscrit sa sociologie du roman dans une
sociologie de la littérature, elle-même inscrite dans la
sociologie de l'art, qui fait partie d'une sociologie de la
culture; il considère que l'objet de la sociologie de la
littérature est les oeuvres littéraires comme «oeuvres de
civilisation», de culture : «la culture informe la conscience,
les attitudes collectives»; mais «la culture propose ou
impose, les hommes disposent»...
Falardeau distingue la littérature des autres arts, parce
qu'elle est aussi langage; mais contrairement à celui-ci, elle
est davantage communication qu'expression. C'est parce
qu'elle est «une expression pour l'expression» que la poésie
est plus près de la littérature orale : de la parole; en poésie,
«la chose l'emporte sur la signification»; la poésie est
expression; elle s'adresse aux sens. Le roman est plutôt du
côté de la littérature écrite; il est communication et s'adresse
plutôt à l'entendement. Distinguant la poésie (littérature
orale) de la littérature écrite (le roman) et identifiant celle-ci
à l'imaginaire, Falardeau en arrive quasiment à confondre le
roman (c'est-à-dire la fiction romanesque) et la littérature,
comme le fait plus ou moins Sartre. Contrairement à la
poésie, le roman n'est pas une parole mais un discours;
cependant, il demeure du jeu : le romanesque est du
ludique, selon Falardeau.
2) LA CRITIQUE SOCIO-HISTORIQUE : DE LA
PRATIQUE À LA CRITIQUE
La critique sociologique de Lukacs et de Goldmann et la
critique socio-historique ont en commun la dialectique
(hégélienne ou marxienne); mais ce qui distingue les deux
est la prise de parti ouvertement marxiste (communiste
plutôt que socialiste) de la seconde. Ce qui distingue la
critique socio-historique de la critique historique, c'est que
la première s'intéresse à l'histoire sociale et non pas à
l'histoire littéraire. Chez Marx et Engels, elle s'inscrit dans
leur parti-pris prolétarien et dans leur critique de la
philosophie, leur critique de la critique. Alors que la
critique sociologique repose sur la philosophie de
l'aliénation et la théorie de la réification, la critique socio-
historique repose sur la philosophie (ou la double thèse) du
reflet et la théorie de l'idéologie.
a) La critique philosophique de Marx et Engels
Pour Marx et Engels, la littérature est langage, c'est-à-dire
conscience (ou pensée); mais parce qu'elle est langage,
c'est-à-dire parce qu'elle n'est pas la «vie réelle» selon eux,
elle est idéologie et non science. Quand Marx et Engels
parlent de l'idéologie, il parlent entre autres choses :
. d'un langage opaque, contrairement à la science qui serait
un langage transparent;
. d'une "camera obscura", c'est-à-dire d'une image inversée
des choses;
. d'une illusion qui n'a pas d'histoire et qui est conscience
fausse (ou faussée), alors que la science serait conscience
vraie;
. d'une superstructure sociale qui serait le reflet, c'est-à-dire
la réflexion et la réfraction : la représentation et la
reproduction, de l'infrastructure économique : «conditions
matérielles d'existence», forces de production, capital et
travail, mode de production (capitaliste).
Ce qui fait que dans une formation sociale capitaliste, la
littérature est bourgeoise : idéaliste, idéologique,
spéculative, comme la philosophie.
Marx et Engels. L'idéologie allemande.
Pierre Macherey. «Lénine critique de Tolstoï L'image dans le miroir» dans Pour une théorie de la
production littéraire.
Claude Prévost. «Lénine, la politique et la littérature» (surtout «Les articles de Lénine sur Léon
Tolstoï» dans Littérature, politique, idéologie [p. 91-153].
3°) La culture
Selon Lénine, il n'y a pas de culture nationale : toute culture
est une culture de classe; la culture nationale, c'est la culture
de la classe dominante. La soi-disant culture populaire n'est
pas la culture de la classe dominée, malgré ce que prétend
et défend le populisme; la culture populaire n'est pas
synonyme de culture révolutionnaire ou de culture
prolétarienne : c'est une contradiction dans les termes
comme parler d'"art prolétarien", de "littérature
prolétarienne", de "philosophie prolétarienne", de "science
prolétarienne". Il ne suffit donc pas d'opposer une littérature
comme le réalisme socialiste à la littérature dite bourgeoise
: toute littérature implique une domination, des effets de
domination déterminée par la division du travail et la
survalorisation du travail intellectuel. C'est ainsi que Lénine
va plutôt favoriser l'élévation du niveau culturel des masses
par l'alphabétisation, par l'éducation, par l'information et
par la propagande (cinématographique ou monumentale),
ainsi que la popularisation de l'héritage culturel.
Lénine. Sur l'art et la littérature tome 2 [p. 315-436].
f) Le fonctionnalisme de Trétiakov
Pour Trétiakov, l'idéologie n'est pas dans la matériau de
l'art, mais dans sa forme, ou plutôt dans sa fonction de plus
en plus formelle, esthétique, élitique; il faut donc
transformer sa fonction. L'art ne doit plus être une drogue,
être esthético-endormant, comme dans les sociétés
féodalistes ou capitalistes, où il y a primat des tripes par la
fiction; au contraire, dans les sociétés socialistes, il doit y
avoir primat de l'intellect par le documentaire et le journal,
où prévaut le fait. Contre le roman de «l'homme-héros», il
doit y avoir plutôt construction du récit par une méthode
qui est celle de la «biographie de l'objet».
Pour le reportage et l'essai et contre le récit et le roman, il
ne saurait y avoir pour Trétiakov de «Tolstoï rouges» : à
l'épopée tolstoïenne, il oppose l'épopée moderne, qui n'est
pas le roman (comme chez Lukacs) mais le journal. Pour
une écriture sans fiction, Trétiakov est amené à remettre en
question le métier d'écrivain et à prôner la
désindividualisation et la déprofessionnalisation, s'attaquant
ainsi à la division sociale du travail qui valorise et favorise
le travail de l'écrivain parce qu'intellectuel et individuel; il
va même jusqu'à proposer de planifier la production de
livres par la commande sociale. Ainsi le travail littéraire
n'est-il plus un art mais un artel : l'art (individuel) de
l'écrivain et le cartel des éditeurs doivent être remplacés par
l'artel (collectif) des journalistes.
Serge Trétiakov. Dans le front gauche de l'art.
1) Le technicisme de Benjamin
Partisan du théâtre épique de Brecht, Benjamin favorise la
transformation de la littérature davantage que
l'interprétation de l'écriture (par l'identification cathartique
ou l'illusion mimétique). Il refuse de séparer la tendance
politique juste et la tendance artistique (littéraire) juste, car
celle-là inclut celle-ci, comme la fonction inclut la position;
c'est cette tendance littéraire «qui assure la qualité de
l'oeuvre» : «ne peut être politiquement juste que ce qui est
littérairement juste». C'est par la technique qu'il y a
dépassement de l'opposition de la forme et du fond ou du
contenu et qu'il y a rapport entre la tendance et la qualité de
l'oeuvre : détermination de «la fonction qui revient à
l'oeuvre au sein des rapports de production littéraires d'une
époque».
C'est pourquoi, à la suite de Brecht, Benjamin prêche pour
la transformation de la fonction de l'art : il ne faut pas se
contenter d'approvisionner «l'appareil de production», il
faut le transformer; il ne suffit pas de continuer à
l'approvisionner avec un contenu dit révolutionnaire
(réalisme socialiste). Mais cette transformation de la
fonction de l'art ne passe que par la technique : le progrès
technique est la base du progrès politique. Sans la
technique, un auteur n'apprend rien aux écrivains et un
auteur qui n'apprend rien aux écrivains n'apprend rien à
personne, selon Brecht.
Benjamin insiste sur le caractère déterminant de la
production comme modèle pour entraîner les producteurs à
la production et mettre à leur disposition un appareil
amélioré; «cet appareil est d'autant meilleur qu'il entraîne
plus de consommateurs à la production, bref qu'il est à
même de faire des lecteurs ou des spectateurs des
collaborateurs». Le rôle de l'intellectuel est ainsi de faire
progresser la socialisation des moyens intellectuels de
production; la prolétarisation de l'intellectuel ne peut pas
contribuer à cette socialisation, contrairement à ce que
prône l'idéologie de la révolution culturelle de Mao... Selon
Benjamin, «la théorie selon laquelle le niveau des progrès
techniques, qui aboutissent à un changement de la fonction
des formes artistiques et par là des moyens intellectuels de
production, serait un critère déterminant pour une fonction
révolutionnaire de la littérature».
Walter Benjamin. «L'auteur comme producteur» dans L'homme, le langage et la culture.
4) LA CRITIQUE RADICALE
La critique radicale de Perniola s'oppose à l'idéologie
esthétique en tant qu'elle considère que l'art n'est pas une
catégorie ontologique, une essence esthétique (qui serait la
beauté ou la vérité), mais une catégorie historique et
sociale; l'histoire sociale est donc l'origine du concept d'art
même. La critique radicale n'est pas seulement une critique
de l'esthétique, mais aussi une critique de l'art lui-même
comme catégorie historique et de l'émergence de son
concept.
La critique radicale a comme point d'ancrage la catégorie de
totalité : pour Perniola, la totalité n'est pas aliénation; mais
s'il y a aliénation (comme le postule la sociocritique), rien
ne lui échappe, et donc l'art y participe et y contribue
(malgré ce que prétend la théorie critique). La totalité est
l'unité de la signification et de la réalité ou du sujet et de
l'objet dans le concept; l'aliénation est leur séparation.
Ainsi, la critique radicale cherche à voir comment il y a
séparation idéologique, sous le capitalisme, de la réalité et
de la signification et comment -- dans un même geste --
l'économie se présente comme totalité (en déniant l'art) et
l'art se présente comme totalité (en déniant l'économie).
L'art et l'économie sont des catégories totalitaires : des
pseudo-totalités (des modalités et non des nodalités, comme
la signification et la réalité)...
L'économie est réalité sans signification : matérialité ou
passivité réelle; elle fonctionne à l'hétéro-référence, c'est-à-
dire que sa manifestation présuppose un terme extérieur, la
valeur d'échange, qui conduit à l'aliénation de la réalité de
la signification. L'art est signification sans réalité : idéalité
ou activité idéale (ou idéelle); il fonctionne à l'auto-
référence, par laquelle il y a renvoi du produit à l'opération
qui conduit à l'aliénation de la signification de la réalité.
«L'économie monopolise la réalité; l'art monopolise la
signification».
L'économie et l'art sont des «opposés complémentaires»;
c'est-à-dire qu'ils constituent la contradiction fondamentale
de la totalité ou, plutôt, la contradiction générale (dérivée)
de la contradiction fondamentale réalité/signification de la
totalité. L'aliénation économique est aliénation de la réalité;
la réalité y est aliénée parce qu'en elle, la nécessité, qui est
un prédicat de la réalité, devient sujet, en se transformant
ainsi en matérialité, et la réalité devient le prédicat de la
nécessité : réalité aliénée.
L'aliénation artistique est aliénation de la signification; la
signification y est aliénée parce qu'en elle, la liberté, qui est
un prédicat de la signification, devient sujet, en se
transformant en idéalité, et la signification devient son
prédicat : signification aliénée; ce que Lukacs avait déjà
entrevu dans l'art devenu moralité à cause de la réification...
Dans l'aliénation artistique, il y a aliénation de la
signification par la liberté; dans l'aliénation économique, il
y a aliénation de la réalité par la nécessité. Mais la liberté et
la nécessité ne sont que des prédicats de la totalité, des
attributs du sujet; la signification et la réalité sont les
attributs ou les propriétés de la totalité.
Pour Perniola -- ici très hégélien (jusqu'à ne plus l'être) --,
l'aliénation n'est pas réification mais séparation; il y a dans
l'aliénation quelque chose de positif, une dimension
positive qui constitue l'art et l'économie mais qui leur
échappe (comme il échappe à la totalité) : c'est le résiduel.
L'aspect résiduel de l'art est le désir ou l'imagination : le
monde imaginé ou aliéné; en ce sens, l'art est l'aliénation du
désir, désir aliéné : il est au-dessous du désir. L'aspect
résiduel de l'économie est la lutte des classes : l'économie
est l'aliénation du travail, travail aliéné; mais le travail n'est
pas lui-même une activité aliénée, puisqu'il n'est pas une
activité mais une passivité et non créativité. Dans une
«Histoire totale», la lutte des classes et le désir constitue la
vie quotidienne; la réalité et la signification égalent la
réalisation critique en plus de la critique radicale; l'activité
réelle et la réalité significative sont ou font la totalité.
À cause de son aspect résiduel, de son résidu, la réalisation
de l'art n'est pas la (ré)solution esthétique de l'art par l'art;
c'est la dissolution (critique) de l'art, la fin de l'aliénation
étant la fin de l'art (prévue par l'esthétique de Hegel, qui
voit l'art dépassé par la religion, puis par la philosophie
dans la savoir absolu) : le résidu empêche la résolution de
l'art par l'art. Il n'y a pas d'art ou d'économie
révolutionnaire, les deux étant inséparablement liés au
monde bourgeois. La révolution,, comme abolition des
séparations, se situe donc au delà de l'art et de l'économie.
La fin de l'aliénation serait la fin de la séparation et la
réalisation de la signification, ainsi que la fin de la vie
quotidienne, vie quotidienne qui est pourtant le moteur du
processus historique, parce qu'elle est à la fois désir ou
imagination et lutte des classes.
Dans et par l'aliénation économique, le travail voit son être
réduit à un paraître; la marchandise n'a d'être que l'avoir;
l'insécurité et la misère conduisent au sacrifice ou à la
guerre; le luxe n'y est qu'illusion (fausse conscience de
l'économie) et prétention (idéologie qui consiste à asservir
la signification à l'économie).
Historiquement, au niveau de l'aliénation artistique, la
poésie, «langage significatif idéal», a cédé la place à la
tragédie dans l'Antiquité; le poème, puis le dithyrambe
primitif, a été remplacé par la tragédie : le théâtre, le
comportement théâtral, s'est substitué au langage poétique;
l'oeuvre d'art s'est constituée en objet artistique. Au niveau
de l'aliénation économique, le langage commun (matériel),
le langage économique, s'est fait représentation,
comportement économique : idéologie théorique, puis
politique (l'isonomie de la démocratie : l'égalité devant la
loi) et, enfin, spectacle; l'objet économique est constitué en
marchandise industrielle. L'oeuvre d'art, comme objet du
tyran (dans l'Antiquité), de l'artisan (au Moyen-Âge) et de
l'artiste (depuis la Renaissance), devient une simple
marchandise industrielle, qui doit être soumise au
détournement.
Les trois dimensions de la critique radicale sont donc : la
théorie dialectique -- plutôt que critique, malgré ce
qu'affirme lui-même Perniola -- dans son langage, l'action
exemplaire dans son comportement et le détournement en
face des objets : ici, Perniola rejoint Debord. Ces trois
dimensions opposent la critique radicale à l'aliénation
économique et à l'économie politique d'une part, et, à
l'aliénation artistique et à l'esthétique d'autre part.
Mario Perniola. L'aliénation artistique.
C) LE RÉCIT CONSTITUTIONNEL
Le récit constitutionnel est au discours institutionnel ce que
la théorie littéraire est à la critique littéraire; c'est le
parcours social et historique de la littérature, parcours que
présuppose le discours institutionnel : le parcours est au
discours ce que le volume est à la surface qu'il inclut; il en
est ainsi la profondeur (de champ). Le récit constitutionnel
(et constitutif) de la littérature est au système esthétique de
l'écriture qu'il inclut ce que l'architexte -- ici sans trait
d'union = la tradition de la lecture et la lecture de la
tradition -- est au texte. De la même manière, le régime
socio-historique de l'archi-texte est au système esthétique
du texte ce que les rapports de production (ou le travail)
sont aux forces de production (ou au capital) : ce que la
révolution -- au sens (géométrique) de "tourner en rond" --
est à l'évolution...
1) L'ESTHÉTIQUE DE LA RÉCEPTION
Nous allons d'abord examiner un exemple d'herméneutique
théorique inspirée d'une philosophie singulière : la
phénoménologie; nous avons nommé l'esthétique de la
réception de Jauss et de l'École de Constance.
Selon Jauss, l'art, donc la littérature, a d'abord et avant tout
une fonction de communication; s'il l'a perdue, il doit la
retrouver. La communication est une praxis [activité]
impliquant l'auteur, l'oeuvre et le lecteur. L'auteur, comme
destinateur ou émetteur, est l'origine de la production ou de
la poiêsis [action]. L'oeuvre est à la fois code, message et
artefact; elle est le lieu de la mimesis et de la catharsis ou
de la semiosis [raison, signification] et elle passe par la
distribution, la circulation, l'échange. Le lecteur, comme
destinataire ou récepteur et dans la consommation, est sujet
à l'aistêsis [sensation] ou à l'esthesis[sensibilité, passion].
L'oeuvre est le résultat de la convergence du texte et de sa
réception. Entre l'auteur et le texte, il y a un jeu de
questions et de réponses qui est lié à l'action ou à l'effet de
et sur la tradition. Lors de la réception du texte, il y a aussi
un jeu de questions et de réponses de la part du lecteur, par
lequel jeu il y a sélection par rapport à la tradition, c'est-à-
dire le corpus d'oeuvres connues ou reconnues. La tradition
résulte elle-même d'une identification synchronique ou
diachronique de l'horizon d'attente et du consensus ou des
canons esthétiques qui constituent le code esthétique des
lecteurs.
L'horizon d'attente peut être social ou littéraire. L'horizon
d'attente social résulte du code esthétique, d'une sorte
d'habitus; c'est un ensemble de formes et de normes.
L'horizon d'attente littéraire peut conduire, par un écart, à
un changement d'horizon. L'art a une fonction de création
sociale, de création de normes : il n'est pas seulement
réalisation ou rupture des normes, ni non plus transmission
des normes; par la création, par la transmission ou même
par une rupture par rapport à la norme, il y a fusion des
horizons : événement littéraire ou artistique. La fusion de
l'horizon d'attente social et de l'horizon d'attente littéraire
est caractéristique de la grande production.
Le concept d'horizon d'attente est le concept central de
l'esthétique de la réception : «L'analyse de l'expérience
littéraire du lecteur échappera au psychologisme dont elle
est menacée si, pour décrire la réception de l'oeuvre et
l'effet produit par celle-ci, elle reconstitue l'horizon d'attente
de son premier public, c'est-à-dire le système de références
objectivement formulable qui, pour chaque oeuvre au
moment de l'histoire où elle apparaît, résulte de trois
facteurs principaux : l'expérience préalable que le public a
du genre dont elle relève, la forme et la thématique
d'oeuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance,
et l'opposition entre langage poétique et langage pratique,
monde imaginaire et réalité quotidienne».
Lorsque l'esthétique de la réception propose de retourner à
l'horizon d'attente primitif, elle ne peut le faire qu'en s'en
remettant à l'horizon d'attente social : les circonstances
socio-historiques de la réception; pour l'horizon d'attente
littéraire, elle doit s'en remettre au métatexte, c'est-à-dire à
ce qui a été publié sur ou autour d'un texte dans les
journaux, les magazines, les revues, etc. C'est donc dire que
la reconstitution (historique) de l'horizon d'attente n'est
jamais que la constitution (littéraire) d'un tel horizon par
l'herméneutique. Ainsi y a-t-il reconstitution de l'horizon
d'attente social par la constitution d'un horizon d'attente
littéraire. En un mot, il n'y a pas reconstitution d'un horizon
(passé), mais seulement horizon de constitution (présent) :
selon Derrida, ici fidèle à la phénoménologie de Husserl, «il
n'y a pas de constitution -- donc de reconstitution -- des
horizons; il n'y a que des horizons de constitution»...
H. J. Jauss. «Littérature médiévale et théorie des genres» dans Poétique 1 et «Littérature
médiévale et expérience esthétique» dans Poétique 31, ainsi que Pour une esthétique de la
réception.
CELC # 7.
Poétique 39.
Degrés 28.
2) LA THÉORIE SOCIOLOGIQUE
Avec la théorie sociologique de la littérature, on
abandonne les oeuvres littéraires particulières pour le
phénomène littéraire en général, dans lequel
s'inscrivent ces oeuvres; on abandonne le texte pour le
livre comme objet culturel et comme objet économique
(ou marchandise). On ne s'intéresse plus guère à la
société dans la littérature (dans l'écriture), mais à la
littérature dans la société. La théorie sociologique de la
littérature est une sociologie des contenants, plutôt
qu'une sociologie des contenus comme une certaine
critique sociologique; mais les contenants ne sont pas
ici les signifiants : ce sont les conditions de production
et de consommation des oeuvres littéraires; conditions
qui constituent une médiation entre les oeuvres et la
société et qu'il faut observer pour comprendre le
phénomène littéraire.
1) La sociologie de l'écriture
3) La psychosociologie de la lecture
3) LA THÉORIE SOCIO-HISTORIQUE
a) Macherey
b) Hadjinicolaou
c) Vernier
d) R. Balibar
e) Macherey et É. Balibar
4) LA POÉTIQUE
5) LA SOCIO-SÉMIOTIQUE
«Pour la sémiotique, la littérature n'existe pas», disait
jadis Kristeva : la sémiotique n'est pas une théorie de la
littérature, mais une théorie générale de la signification
et une théorie particulière de l'écriture (ou du texte);
c'est pourquoi nous ne nous y attarderons pas plus, ici,
qu'aux autres théories de l'écriture, dont nous avons
déjà traité ailleurs [cf. Lemelin dans références qui
précèdent]. Mais la socio-sémiotique, elle, est une
théorie de la littérature.
a) Zima
b) Grivel
6) LA GRAMMATOLOGIE
CONCLUSION