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Corps instables
I
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II
III
IV
Deux mois, trois peut-être que vous vous connaissez et, déjà, les
désirs se soustraient au lieu de s’additionner. Le présent ne crépite plus
que par intermittence. Il faut que je te prévienne, je ne suis pas
amoureux et contrairement à ce que je t’ai dit, je ne suis pas encore libre,
entre nous j’ai peur que ce ne soit qu’une histoire de sexe, si tu veux l’ex-
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clusivité de la relation dis-le, sur ce site de rencontres j’ai trouvé une
femme qui, je reste pour les enfants que, non je t’en supplie ne pars pas,
dès que te j’ai vue j’ai su que nous vivrions ensemble, est-ce qu’on
tombe amoureux ou est-ce qu’on le devient. Reviens.
VI
VII
VIII
Un mois plus tôt, tu aurais donné tout l’or du monde pour vivre
cet instant et cet instant est gris. Tu es à une terrasse devant un café et
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devant ta dernière passion. Les rayons de septembre vous éclairent sans
vous caresser. Autour de vous, le bruissement anodin d’une clientèle du
samedi, et non le silence peuplé et transgressif de ta chambre. Entre
vous deux, l’image d’une pile d’assiettes glissant sans fin dans le vide
caverneux, tristesse poignante, odeur de poisson mort. Tu es fascinée
de constater à quel point tout désir pour lui t’a quittée. Pendant ce
week-end, tu chercheras ce désir, tu chercheras ce trésor perdu à peine
trouvé, en relisant le millier de messages silencieusement tapis dans ton
ordinateur.
Peut-être est-ce que le mot juste est guéri.
Tu te sens guérie du noir désir.
IX
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morphine ou d’une tétée, tu n’as plus d’âge, juste un corps qui s’étire
dans la nuit, se dilate en un ventre chaud et doux à pleurer.
XI
XII
XIII
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XIV
Coule dans les veines, irrigue, non par spasmes, non par vagues
comme le ferait le désir, mais avec l’assurance d’une marée. Acide inex-
orable, impérieux, de la première chimio.
Désir de son désir tendu et enflé.
Voilà madame, je vais piquer, très bien, on a un bon reflux
sanguin.
On ne bouge plus.
Fulvio Caccia
Ariane ou le projet
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mentaire où il avait néanmoins conservé mon nom dans le générique,
on se rabibocha. La ficelle était grosse. Je restais sur mes gardes. L’échec
commercial du film balaya mes dernières réserves. Gaspard avait perdu
sa superbe. Il était devenu inoffensif, du moins le croyais-je. De toute
façon je m’en fichais. Une chose m’intéressait par-dessus tout : le
Projet.
Le Projet était venu sans crier gare. Le décrire en quelques mots
est difficile voire risqué. Disons d’abord qu’il m’habitait comme il
habitait tous ceux qui s’étaient reconnus en lui. Comme nous étions
peu nombreux, nous décidâmes de créer un cercle. Le Projet était né du
cercle mais le cercle n’était pas le projet, il n’en était que l’extension visi-
ble, palpable, comme le bol de Maria dont m’avait parlé Bandini. C’est
par lui qu’encore une fois je devais revoir Ariane.
D’abord, je ne l’ai pas reconnue ; elle avait changé de coiffure et
de couleur de cheveux. Mais sa manière de dresser l’oreille et de marcher
ne laissait aucun doute. Que faisait-elle dans le ce cercle ? Ariane ne
laissa pas paraître sa surprise de me revoir. J’en fis autant. La lumière
blonde d’octobre rappelait le Sud. Dans le ciel, un vol de canards
survola la ville. Et c’était mon anniversaire : je venais d’avoir 35 ans.
Ariane, je ne sais pas comment, l’a su et l’a proclamé à la cantonade. On
applaudit, on déboucha une bouteille de spumante. Je fus obligé de
prononcer un petit discours où je liais tant bien que mal le hasard de
mon anniversaire à la nécessité de poursuivre le Projet quoiqu’il en
coûte. Après les applaudissements, Ariane me dit qu’elle avait beaucoup
pensé à moi au cours de ces années. Elle m’annonça dans la foulée
qu’elle n’était plus au Conseil de ville — elle avait perdu ses élections
— et qu’elle se faisait maintenant appeler Agathe. Je lui souris. Cela ne
m’étonna pas au demeurant. Nous avions tous un surnom, notre nom
de combat. Elle me tendit sa main qui était longue et soyeuse. Je me suis
souvenu des caresses de ses doigts experts sur mon corps. Nous avons
échangé des banalités sur la décadence de notre monde, la résurgence
Ariane ou le projet
des extrémismes, la crise, les moyens de les combattre ainsi que nos
numéros de téléphones respectifs. Mais déjà Gaspard de sa voix chuin-
tante dominait le ramage de notre petite assemblée et parla des rues
blanchies, des déflagrations, de l’odeur de la peur. Ses propos remplis
de bruit et de fureur surprenaient pourtant chez un homme qui avait
passé sa vie entière dans le périmètre rassurant de Ramontel.
L’idée de cette réunion venait de lui. On avait inséré une petite
annonce. Des affichettes furent posées sur le présentoir des campus,
dans les cafés ou les officines poussiéreuses des imprimeries du centre-
ville. Quelques individus trouvèrent opportun de répondre. Des visages
familiers se pointèrent dans le grand séjour design de Gaspard. Agathe
était de ceux-là. C’est probablement Gaspard qui avait cherché à la
récupérer maintenant qu’elle habitait Ramontel. Dans la petite assem-
blée affalée dans les fauteuils vintage sixties, je reconnus Dimitri, Mike,
Kassal, William, Gaspard, Bandini. Sarah était l’autre femme du groupe.
Elle était étrangère, comme nous tous d’ailleurs, mais elle se refusa à
dire d’où elle venait. La discussion repartit de plus belle.
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prompt à la soumission du plaisir.
Elle habitait un petit studio du centre-ville et donnait des cours
d’anglais dans un centre action communautaire. Elle militait avec
constance pour convertir de nouvelles ouailles. Le bouche-à-oreille fit
le reste.
L’assemblée s’était accrue. La discussion s’engagea sur la néces-
sité d’une action alternative. La fumée de cigarette était à couper au
couteau. Aux questions posées dans une langue, on répondait dans une
autre. Il était question d’un secret dont nous étions les détenteurs et
qu’il fallait révéler. Ce secret s’incarnait dans le Projet, un style voire
une civilisation. Au moment opportun, le Projet se dévoilera à la face
de tous. Mike parlait avec fougue et conviction.
Le Projet ne tarda pas à amplifier sur nous les effets de la loi qui
gouvernait déjà notre nature propre. Certains acquéraient l’autorité des
chefs ; d’autres au contraire se sentirent délestés du poids de la vie de
l’existence. Irrésistiblement, ils s’échappaient.
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y avait d’abord un engouement, « presque de la folie » ; la personne
instruite du Projet réagissait comme si elle découvrait le plus intime
d’elle-même. Parfois le choc était brutal. Car le gouffre autour duquel
gravite toute existence n’est pas étranger au projet.
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Huit mois, quinze peut-être étaient passés. Nous étions en
janvier. La lumière de l’abat-jour en carton bouilli donnait à chacun des
allures de fantômes. « Et si l’inverse se produit ? » demanda Gaspard
en exhibant une missive aux lettres curieusement collées. La dixième
lettre de menaces venait d’arriver au bureau.
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Marie Lina
L’empereur
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fier à l’honneur. Un puma condamné par des hyènes qui l’acculent.
Quelques minutes plus tard, leur chef est arrivé, fatigué de cette longue
attente. Il s’est approché lentement, avec une démarche raide et
hautaine. Il s’est placé devant eux, littéralement à la tête de la troupe,
pour ainsi dire collé à son flanc à lui, qui essayait de ne pas trembler. Il
ne l’a même pas regardé, comme s’il ne daignait pas se pencher sur son
sort, comme s’il allait donner l’ordre fatal, puis se retirer et laisser le
carnage à ses troupes. Il aurait pu lui témoigner un peu de respect,
partager les derniers honneurs. Mais il s’est retourné, impitoyable. Le
chef se tient maintenant à moins de deux mètres de lui. Il lui suffit d’un
seul geste, d’une impulsion quasiment distraite, presque ratée, pour
ainsi dire imperceptible.
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C’est la main du geôlier qui enchaîne un prisonnier de marque. Mais
cette main retiendrait un survivant. Il a envie de sourire, de saluer leurs
réticences. Mais il ne peut trahir. Il ne saurait jouer une autre partie que
la sienne. Il ne peut les rejoindre. Il doit s’opposer jusqu’à son dernier
souffle, son dernier râle. Il le sait. Ils le savent. Pour faire honneur à leur
faiblesse, à cette humanité que tous n’ont pas répudiée, il évoque une
dernière fois de sa patrie, son idée de l’honneur, ses souvenirs et ses
nostalgies. Eux le plaignent. Mais auront-ils le choix… Ils essaient de
le soumettre sans le fer et le sang des armes, de le raisonner. Tant de
personnes ont besoin de lui. Quel honneur y a-t-il à se priver des luttes
à venir ? Ils admirent son rang et son courage. Leur chef est plongé dans
une aphasie totale. Lui qui faisait de grands gestes en tous sens, rameu-
tant les uns, forçant les autres au repli, laisse doucement retomber ses
bras le long du corps, comme accablé par la réponse de l’officier ennemi
et l’issue malheureuse qui l’attend.
Ils savent tous désormais qu’il faut combattre pour en finir. Il n’y
aura plus de complaisance, plus de sentiment. Plus rien qu’un vaincu
présumé, plus rien qu’une mort attendue. Le temps est venu de se jeter
éperdument dans la bataille. Parce que c’est ainsi. Parce que c’est la
guerre. Parce qu’ils sont des hommes. La formation gronde. Les
opposants se relaient, montent valeureusement au combat sans répit,
sans même un regard. Lui, il s’essouffle, il halète. Mais il résiste, évolu-
ant avec grâce et distinction. Il n’a plus d’espace. Il n’a pas une minute
de repos. Une mélodie indistincte vient à ses oreilles pendant qu’il
tranche dans le vif. Il transpire, s’essuie le front entre deux charges. Sa
veste est trempée. Il va leur faire ravaler leur condamnation à mort.
C’est lui qui dirige. Peu importe le nombre de personnes qui s’avancent
face à lui. C’est son heure. C’est ce qu’il aime, c’est ce qu’il voulait. Se
jeter à corps perdu, à cœur premier. Tous ces atermoiements n’avaient
que trop duré. Ses assaillants lui font une implacable démonstration de
L’empereur
force. Ils veulent le terrasser au plus vite, plus question de retarder l’exé-
cution. Il fait quelques pas, il inspire longuement. C’est l’odeur de
l’écrasement, elle le dégoûte jusqu’à la nausée. Les secondes s’étirent
vainement. Il jouera seul, toute la partie, inutile d’attendre de l’aide. Il
n’y aura pas d’aide, l’histoire n’a pas été écrite comme ça. Il lui faut aller
jusqu’au bout, et dignement. Après ça, il tombera sans doute vaincu.
Par l’épuisement et le bruit. Mort, peut-être. Il repousse les vagues
successives tandis que ses forces l’abandonnent. L’adversaire titille, et
soudain terrasse. Ils sont trop nombreux, trop soudés. Il s’effondre. Le
monde ralentit dans une torpeur mœlleuse. Tout est brusquement
doux, lent, reposant. Ses mains font un bruit sourd en tombant. Les
visages s’approchent de lui et se déforment. Il rassemble ses dernières
forces, comme dans le plus clair de ses rêves, comme dans toutes les
promesses téméraires de sa jeunesse. Il rassemble ses forces, se relève et
s’empale sur la ligne des archets tranchants. Jeté, offert. C’est la fin.
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Vivian Lofiego
Ulrica
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Adélaïde de Chatellus
Quand j’étais enfant, à l’âge où l’on est plus petit que le comp-
toir des magasins, quand il suffit d’un peu de monnaie pour sauver le
trésor de chocolats et de caramels promis si l’on est sage et gentille, ma
grand-mère Clara m’emmenait rendre visite à ses amies. Entre elles,
c’était le rite du thé, des conversations à voix basse. Vous avez une
poupée pour jouer ? Il y avait toujours une poupée, un jouet que le
temps oubliait dans un coin. Les lumières de la ville commençaient à
s’allumer, et il suffisait de lever les yeux des jouets éparpillés sur le sol
pour voir que la nuit était là, nous invitant à la fête au marchand de
sable, c’était le moment de rentrer à la maison avec ma grand-mère
Clara.
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l’image des danseuses de Delphes enveloppées dans les ombres avec le
velours des rideaux. Ulrica me donnait des bonbons à la menthe et me
laissait regarder la télévision dans sa chambre tandis qu’elle brodait sa
robe de mariée, blanche aussi blanche que ses mains qui se confondaient
avec le tissu de la robe ; ses doigts comme de fines dentelles allaient et
venaient ourlant la lune ronde de la robe pliée sur son giron.
installé dans les murs et dans notre tête à toutes les deux. Ulrica portait
sa robe de mariée, sa tête était penchée vers le bas et un filet de sang divi-
sait en deux son corps, sa robe. La corde qui entourait son cou était la
cordelière blanche qui retenait les rideaux. La police et ma grand-mère
Clara couvraient le corps qui gisait sur le sol du salon. Petra était une
silhouette étrange, une marionnette thaïlandaise avec le regard sec, vide.
La peur qui m’envahissait m’obligea à me réfugier dans la chambre
d’Ulrica. Là tout était en désordre, les boîtes d’ordinaire disposées avec
soin, montraient désormais leur contenu sans réserve : photos, lettres,
figurines, mouchoirs brodés, limes à ongles. Posée sur sa table de nuit
une enveloppe blanche me terrifia par sa ressemblance avec la couleur du
visage d’Ulrica. Ma grand-mère Clara me cherchait dans toute la maison,
mon prénom se répandait dans les chambres et les couloirs. J’allais sortir
de la chambre, quand j’ai trouvé une photographie sur l’oreiller. C’était
Ulrica et son fiancé, je l’ai prise et l’ai cachée, pliée en deux dans mes
chaussettes bleues. Leurs yeux se mêlaient, et ses cheveux de fils d’or avec
le sourire d’Ezéchiel, je les ai cachés dans la malle à jouets. Alors, quand
la douleur cessa d’être un cri accusateur, retenu, pour s’installer de
manière douce et définitive dans la maison de Petra, ma grand-mère
Clara m’envoyait lui tenir compagnie.
Pétra poussa de hauts cris, il n’était pas possible que je reste avec
cet homme, il avait envoyé Ulrica à la mort, elle en était sûre. Les
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cheveux blonds d’Ezéchiel l’emportaient sur tout raisonnement. Quand
j’ai emménagé chez lui c’était un après-midi froid, de pluie douce. Tout
était prêt à mon arrivée, un coin pour mes livres et mon bureau. La
surprise de trouver la photo d’Ulrica dans la bibliothèque me
condamna au silence tout le dîner. Ulrica ressuscitait de manière
inévitable mais ce n’était plus la douce amie d’enfance, c’était une
ombre qui me réclamait. Elle me harcelait.
Quand j’ai monté les escaliers quatre à quatre pour aller chez
Petra Slanger, la porte était entrouverte, je suis entrée sans prévenir. J’ai
parcouru heureuse les couloirs de la maison jusqu’à trouver le filet de
lumière qui s’échappait sous la porte d’Ulrica. On entendait des voix se
disputer, Ulrica répétait offusquée : C’était toi Ezéchiel. Quand j’en-
tendis un bruit de pas se diriger vers la porte je suis sortie me cacher
vite derrière les rideaux du salon. Il ne fallait pas qu’on me voie. Elle le
suivait, elle pleurait à chaudes larmes, comme moi à la mort de mon
chat Tishka. Il se dirigeait d’un pas pressant vers la sortie, avant d’ar-
river à la porte il se retourna et un éclat de lumière rencontra ses yeux
qui riaient, tandis qu’il attrapait Ulrica luttant de toutes ses forces pour
le retenir et en même temps le faire partir. La scène qui suivit fut
confuse, Ulrica à terre et Ezéchiel sur elle. Mon immobilité était totale
Ulrica
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Aurélie Champagne
Louisa
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comme un boomerang lui aussi. L'ironie tragique, cette expression qui
avait toujours été là, qui avait toujours existé. Avant moi, avant lui, avant
le carrefour et les bras de mon père.
Dans mon dos, les rayons des roues sifflaient comme un drone
interminable, comme un drone vrillé. Le cycliste rebroussait chemin,
me rattrapait. Alors il a fondu sur moi, s'est penché en avant, bras
tendu, paume ouverte, comme le tâton ébahi d'un enfant sur un tapis
laineux, comme un enfant qui joue, comme un enfant qui. Il a touché
mon sein, le sein gauche, côté cœur, et il est parti en riant et il est parti
en riant et il est parti en riant… Il a filé comme une bombe, le cœur
battant, probablement. Soufflée, j'ai regardé son dos fuyant sur
l'avenue, son pull rouge tanguait, rapetissait tanguait. Dans mon sein,
l'impact de ses doigts ricochait comme une balle, et les roues sifflaient
encore et son vélo roulait toujours.
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Derek Munn
L’abonnement
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Ce soir ce n’est peut-être pas plus mal. Je ne cherche pas trop à
croiser des regards. Mais décidemment ta place excite des convoitises.
Les yeux spéculent sur ma veste. Une dame âgée a même tenté sa
chance, faisant semblant d’avoir ce numéro. Je lui ai montré nos billets.
Elle t’aurait fait rire. Il faut se méfier des petites vieilles.
À la limite c’est ce qui me plait le plus au théâtre, ce côté rituel.
Tout le monde joue un rôle et souvent le spectacle sur scène me semble
servir simplement d’excuse.
Ça me plait et ça m’agace. Je n’ai jamais été complètement à l’aise
avec le théâtre. Je me sens en dehors, je ne sais pas où m’attacher,
comment regarder, je n’arrive pas à comprendre. N’empêche, il y a eu
des pièces que j’ai adorées. Mais ça reste un mystère. Ton enthousiasme
m’a toujours dépassé.
Enfin, les lumières se baissent. On frappe les trois coups, le
rideau se lève.
Et je me retourne pour regarder les sorties.
Ta sœur n’a rien compris. Ton beauf non plus, mais ça… Je leur
ai montré la bière, le placard où on garde l’alcool. Les albums de
photos. Comme d’habitude ils regretteront la télé, mais ils auront de
quoi parler. Il y a plein de restes dans le réfrigérateur. Puis je suis sûr
que l’occasion de pouvoir fouiller dans la maison ne déplaira pas à ta
sœur. La pauvre.
Oui, je sais, je suis injuste, mais bon…
Je leur ai expliqué que c’était le dernier spectacle de la saison et
qu’avec notre abonnement nous l’avions prévu depuis longtemps. J’étais
peut-être un peu sec, mais j’étouffais, leur conversation m’horripilait.
J’avais l’impression d’être chez eux, pas chez nous. Au moins trois fois
Alain a répété que d’habitude ils regardaient les infos à 20 heures. Il
n’arrêtait pas de fixer un pan de mur à côté de la cheminée, comme si
un écran devait s’y matérialiser à tout moment. Et je me demande s’il
L’abonnement
n’y a pas un match ce soir. C’est peut-être pour ça aussi que le théâtre
n’est pas complet.
C’est toi qui a sélectionné cette pièce quand nous avons fait
notre programme pour l’année. À moi elle ne disait rien, mais c’est
toujours difficile de choisir sur la base des quelques lignes d’un résumé.
Nous n’avions jamais pris un abonnement avant. Chaque année nous
en parlions, mais nous disions toujours que d’arrêter les dates si
longtemps en avance n’était pas pratique, et puis, pour l’argent ce n’était
jamais le bon moment. C’était pareil pour tout. Nous n’avons jamais
manqué de projets, mais nous les repoussions au plus tard.
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je fous ici. Mais non. Je ressens juste une sorte de légèreté et le senti-
ment d’un trop de banalité.
C’est du théâtre.
Plus le spectacle avance, plus tu t’éloignes. Je n’ai pas l’impres-
sion d’être moins attentif que d’habitude. Il y a de longs moments où
je ne regarde que le public, mais c’est souvent comme ça. Toutes ces
têtes blêmies par la lumière de la scène. J’ai juste peur que le vide à côté
de moi les dérange.
à parler comme des acteurs et qui guettent nos rires, nos silences. Un
verbiage fatigant dans un décor qui ressemble à un décor. Le texte bute
contre les meubles, les cloisons. La nuance, la subtilité, on dirait qu’elles
font peur. Et ça parle, ou crie plutôt, de quoi au juste ? Des injustices
sociales ? Il faut croire. De l’argent, un choix éthique, le tout orné d’une
tentation sexuelle. De la complaisance hypocrite, lassant de modernité
et si énergique. Oui, on n’habite pas un monde, on habite une
économie. Oui, l’actrice principale a de belles jambes et elle les agite
avec acharnement.
Mais dans ma tête le théâtre est autre chose.
La vie aussi.
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chance, c’est rare de trouver une place là, mais finalement cela ne m’au-
rait pas déplu d’avoir à marcher plus longtemps. Il fait encore doux. Il
y a un beau ciel étoilé. Quand je le regarde, j’ai l’impression de voir ton
absence de plus près.
Je ne sais pas comment ils auront passé leur soirée. J’ai dit à ta
sœur qu’elle pouvait regarder, voir s’il y avait quelque chose de toi
qu’elle souhaiterait comme souvenir. J’espère qu’ils seront couchés,
mais cela m’étonnerait. Je les imagine déjà en train de m’attendre dans
notre silence à nous. Ils seront inquiets comme des parents attendant
que rentre un enfant de sa première sortie autonome. Il va falloir tout
raconter.
Le pas
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dent se clot.
La déception s’émousse ; à peine quelques soupirs, des yeux levés
au ciel marquent les minutes perdues.
La femme, comme toutes celles qui, dans la capitale, se commet-
tent dans le métro, se penche, creuse sa paume, s’apprête à passer dans
les rangs « je vais passer Messieurs dames... », la plainte fait plonger les
nez dans les livres, des minutes pèsent. Des doigts farfouillent dans des
poches et tiennent serrés quelques centimes prêts à sortir au bon
moment, comme à la messe en fin de séance, pour garder bonne sa
conscience. La fausse reine tremble d’avoir à ramasser les pièces dans les
mains.
Elle continue pourtant, appelle encore, répète « j’ai un enfant... »
Il le faut, « j’ai un enfant dit elle à nouveau la voix plus affermie. « C’est
pour la petite, « messieurs dames, j’ai... »
Alors, l’enfant jaillit de dessous ses jupes, une gamine à tresses
noires et ballerines de carton si grandes pour ses petons de gosse qu’elle
est obligée de crisper les orteils pour les empêcher de les lâcher ! La
môme a fait un pas mais sa mère la retient. Elle tend déjà la main mais
sa mère, de force la soumet devant elle, les bras le long du corps et la
petite fille lève sur sa mère des yeux perdus. C’est pourtant bien elle qui
le lui a demandé...
La mère, la femme, encore une fois essaye. Elle prend une respi-
ration, elle répète, elle lance doublement fort pour sa fille qu’elle vient
d’empêcher :
« Messieurs dames bonjour, excusez-moi de vous importuner,
j’ai un enfant qui a faim ! » et elle offre alors à sa fille un sourire rassur-
ant de maman. La petite se sent plus grande. Elles ont alors l’air de
deux sœurs, elles sont copines, elles sont ensemble, et que les autres s’en
aillent au diable ! La petite toute joyeuse se coule près de sa mère et elles
lancent leur chant :
– J’ai un enfant qui a faim, qui adore les tortillas...
Le pas
– Et les gambas !
– Et les tapas !
– Et les empanadas !
– Et les albondigas !
– Et les broquetas !
– Et les sardinas !
– Et les pescas melbas !
La petite a lâché le néologisme en sautant mais elle a oublié de
retenir la chaussure et son pied nu et sale s’exhibe hors de la savate trop
grande. Le jeu s’écroule. Les autres tout autour, oubliés grâce au jeu,
sont à nouveau présents. La mère soupire, recreuse sa main et prend la
main de sa fille avec son autre main, et passe dans les rangs : « Bonjour
Messieurs dames... » Maintenant tout le monde les regarde.
On est bien intentionné car il y a de la différence avec les mendi-
ants habituels. Elles ont eu de la fantaisie, elles ont été touchantes, à
chanter toutes les deux !Ils sont même un petit peu jaloux, eux aussi
aimeraient bien oser... De nouveaux doigts fouillent dans les porte-
monnaie. Certains genoux sont même tellement décontractés, tellement
à l’aise, que les livres en tombent ! Ah, vraiment, ce duo... Elles ont
quelque chose ! Une ménagère candide sort même, en plus des pièces,
un crayon et une feuille pour demander des recettes quand elles
passeront ! Tous les regards essayent de croiser ceux des deux femmes,
comme quand on cherche à se faire bien voir par des célébrités.
Elles se sont à peine déplacées, encore plus gauches que tout à
l’heure, avant leur récréation. La fille est très raide, la mère très droite.
Toutes les deux gardent les yeux baissés. Pourtant la mère se force, un
pas, un pas encore, allez, encore ! Elle en fait encore un malgré le
vertige, malgré la nausée, malgré la honte. Encore un.
Et puis sa main s’est refermée et c’est le poing qu’elle montre aux
pitiés du métro ! Elle se traîne et se rattrape à la barre d’appui. Les
pièces brillent maintenant offertes dans les mains, mais elle ne peut rien
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prendre.
Dans un effort ultime elle abaisse un strapontin pour sa fille et
elle s’assied à côté d’elle. Elle sort un livre de sa poche et, des larmes
plein les yeux, baisse le nez sur le livre et sur les pieds de sa fille.
Collector
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ça pour un « au revoir » puisqu’il a refermé sur moi la lourde porte de
bois moulé sur laquelle étincelait sa plaque : « Docteur Cyril Lefumaz,
Psychiatre ». Elle brillait tellement, que je le soupçonnais de l’astiquer
tous les soirs.
Je me suis retrouvé seul dans ce couloir qui sentait la vieille
humidité. Une légère odeur de neuf émanait encore de l’épais tapis
couleur prune installé depuis peu sur l’escalier de pierre qui s’entor-
tillait autour d’un ascenseur brinquebalant. Elle ne masquait toutefois
pas la vétusté de cet hôtel particulier investi par diverses professions
libérales. Mais cette vieille architecture permettait des hauts plafonds,
et de grandes portes en bois, qui devaient ravir le Docteur Lefumaz. Il
s’en dégageait une certaine classe, une respectabilité, que l’on n’aurait
pas trouvées dans un quatre pièces d’un immeuble des années 70.
La carte de rendez-vous dans la main, je l’examinais encore une
fois avec soin : c’était effectivement pour jeudi en quinze 16h45,
comme d’habitude. Une éternité, et surtout un trou de plus dans ma
collection. Le huitième.
Tout comme les vacances, je détestais ces congrès auxquels le
docteur se rendait de temps en temps, et où je l’imaginais se pavanant
parmi ses pairs, en sirotant des cocktails. Il devait sans doute y parler
de moi, de mon « cas très intéressant », comme il disait, tout en
piquant des olives avec un cure-dent.
Quand je me suis retrouvé dans la rue, la nuit commençait à
tomber, comme tous les jeudis de novembre vers 17h45.
Deux cent dix-neuf.
J’avais 219 cartes de rendez-vous du Docteur Lefumaz pour le
jeudi 16h45. Cette pensée a légèrement apaisé ma colère, alors que je
répertoriais ma nouvelle acquisition dans mon calepin.
Voilà plus de quatre ans que je consultais ce charlatan, unique-
ment pour réunir cette collection unique. Je l’avais convaincu sans peine
que j’avais un problème nécessitant un suivi hebdomadaire : je lui ai
Collector
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police venait d’arriver sur les lieux, et prodiguait les premiers soins à la
victime, sous le regard toujours trop curieux des badauds. Le vélo vert,
dont la roue avant était totalement pliée gisait sur la route, trois ou
quatre mètres devant une Subaru couleur rouille. Quelques agents
essayaient de réconforter le chauffard qui semblait être particulièrement
choqué. L’ambulance est arrivée quelques instants plus tard, et a
emmené le blessé.
C’est alors que j’ai remarqué la silhouette jaune que les policiers
avaient dessinée à la craie, à l’emplacement du cycliste.
Elle saignait.
J’ai ressenti une impression étrange face au vide que la victime
avait laissé sur la route. C’était la première fois que je voyais du vide.
Le lieu de l’accident a été mesuré, dessiné, puis peu à peu dégagé.
J’ai alors vu que la silhouette de la voiture, et celle du vélo accidenté
avaient également été marquées. Puis la circulation a repris, écrasant le
vide et le sang.
De retour chez moi, j’ai classé, avec un mélange de satisfaction
et de tristesse, la deux cent dix-neuvième carte de rendez-vous du
Docteur Lefumaz avec les autres.
Quinze jours. Une éternité.
J’ai pris un bain bouillant, tout en relisant le carnet consacré à
ma collection de chaussures gauches. La collection No 66. À chaque
fois que je voyais une paire de chaussures, devant une porte, dans un
vestiaire, n’importe où, je glissais la gauche dans mon sac, avec un senti-
ment de honte, mêlé au plaisir de compléter ma collection, et à la peur
de me faire prendre. Comment aurais-je pu alors me justifier ?
Mocassins, tongs, baskets, sabots, escarpins, sandalettes, bottes, baller-
ines, mules, chaussure de ski, de bowling, de football, chausson de
danse, et j’en passe. La relecture de certaines de ces 377 acquisitions
que j’avais notées également de 1 à 5 selon le degré de danger, m’a fait
sourire, et très vite je me suis senti beaucoup mieux.
Collector
53
vue. Lorsqu’à quelques reprises, j’ai entendu des sirènes, j’ai couru
comme un fou dans leur direction, mais jamais je ne les ai trouvées.
Leur son ricochait d’immeuble en immeuble en me désorientant
complètement.
Après avoir passé la soirée avec ma collection N° 59, « gommes
en forme d’animaux domestiques herbivores », puis avec la N° 47, qui
contenait les pages 47 de tous les livres que j’avais lu depuis quinze ans,
je me suis enfin endormi.
Dès le lendemain, j’ai fait l’acquisition d’un scanner, afin
d’écouter les fréquences de la police. Ainsi, j’en étais certain, je ne
manquerai plus le moindre accident, plus le moindre vide.
Mais malheureusement j’ai constaté qu’il était rare que je trouve
le vide d’une personne blessée. La plupart du temps ce n’était que le
vide rectangulaire et banal de véhicules légèrement accidentés.
J’en ressentais une obsédante frustration, qui grandissait chaque
jour un peu plus. Je parvins à l’apaiser légèrement en subtilisant un
escarpin noir, taille 38, dans les vestiaires de la piscine municipale. Mais
cela ne me suffisait pas. Jour après jour, je recherchais encore et encore.
Je poursuivais ces silhouettes fantômes avec l’acharnement du désespoir.
Grégoire Sammel ne pouvait avoir une collection ne comprenant qu’un
seul exemplaire. Cela n’avait pas de sens.
Jamais je n’avais ressenti un tel besoin d’aller voir le Docteur
Lefumaz. Mais Monsieur se pavanait de l’autre côté de la Manche, et
son absence était le vide le plus inutile que je pouvais trouver.
La veille de ma séance du jeudi, j’ai enfin trouvé un moyen de
compléter ma collection de vide. J’allais en créer moi-même. Je n’aurai
pas l’outrecuidance de faire un faux, et de dessiner moi-même une
silhouette sur un quelconque trottoir, non.
Je suis un collectionneur, pas un tricheur.
Le soir même, alors que je passais dans la rue du Docteur
Lefumaz, j’ai eu le plaisir de voir un attroupement, à une centaine de
Collector
55
Sophie Coiffier
Feu(x)
57
le ciel, juste derrière la gare. Je le connaissais sans le connaître, de ce
savoir ignorant des choses familières. Je regardais distraitement à chaque
« visite » les graffitis fleurir sur la façade grise, ainsi que les bouts de
ciel qui arrivaient à percer de part en part le monstre énucléé, sans
légende, et désormais presque dépourvu d’histoire.
Ce jour-là, la disparition dans les flammes semblaient arriver
comme une revanche de la part de ces vieux murs, ou bien de celle de
promoteurs avides.
Ce jour-là nous assistions à un événement imprévu, tout à la fois
abrités et tourmentés par la chaleur vive du brasier. C’était soudain
comme de se frayer un chemin dans un Pénétrable de Soto. C’était
comme de traverser l’Idée même d’expérience. À contrario, les yeux secs,
c’était me rendre compte que j’avais regardé, jusque-là, la vie depuis la
fenêtre d’un train, avançant plus ou moins vite, et ne m’arrêtant que de
façon sporadique en gare.
Le dernier incendie en date, à La Ciotat, m’a trouvée endormie,
indifférente au monde extérieur, à la tourmente affolée et motorisée des
combattants du feu et des voisins. Trouvant finalement les cieux bien
rageurs j’ai fini par rejoindre notre hôte et ses voisins au-dehors pour
apercevoir la colline voisine jouxtant un jardin somptueux, que nous
venions de traverser à peine une heure auparavant, disparaître dans le
noir en plein midi.
Je pense à ces événements, en voyant de l’autre côté du mur les
restes d’un toit avalé par le ciel, la végétation et les nids, depuis qu’un
incendie ravagea la maison voici 6 ans. Au bout du jardin, dans le même
axe mais sur la gauche est aménagé un coin à barbecue. C’est une
maison dont les souvenirs ne sont pas les nôtres, mais qui les abrite bien
volontiers pour une quinzaine.
Les lieux disparus ne détruisent pas les souvenirs, ils ne les
affadissent pas non plus, ils les rendent légendaires. C’est-à-dire parés
des plus beaux reflets, capables de venir habiter à l’improviste comme
Feu(x)
des amis de passages des décors loués, des hôtels, des plages et des
jardins ; sans toutefois ne plus jamais pouvoir être racontés par celui qui
les a vécus.
Les personnes disparues ne vivent plus que dans ces souvenirs
vagabonds, puisque leur présence est à jamais dissoute dans le marasme
du monde, puisque leur absence est à jamais dissoute dans le silence du
monde. Il se peut que parfois, au détour d’une odeur fugace, d’un ciel
d’orage, d’un tour en voiture, ou d’un carré de potager, ils viennent
nous dire un petit bonjour sans que l’on puisse facilement les accueil-
lir ayant prévu trop grand. Et c’est le cœur serré pour les garder tout à
fait, pour les retenir une minute de plus que l’on observe un plan de
fraise jusqu’à le faire mûrir, les poings serrés et les yeux secs.
Il y a deux formes d’errance dont l’une est éprise de rationalité.
59
l’aventure, les rebondissements. C’est que j’ai le rêve rationnel, construit
sur la demande ou l’aliénation du jour. C’est que j’ai le rêve menteur car
sans joie ni abandon au jeu. C’est que j’ai le rêve utile. Alors, je ne rêve
pas. Je rumine, je déplore, j’avale, j’enregistre.
À cause des mauvaises nuits, avec l’âge, je fatigue. J’ai des coups
de pompe. C’est difficile de dire aux autres pourquoi tout à coup, on
ne parle pas, on ne veut pas sortir. On préfère rester tranquille.
Pourquoi soudain, on aime des trucs de vieux. Pourquoi on aime plus
son corps comme avant. Pourquoi on a oublié qu’on ne l’aimait pas
plus à vingt ans. Pourquoi le sexe compte moins. Pourquoi on érige une
barrière de pudeur. Pourquoi on s’enferme volontiers et pourquoi, de
fait, on téléphone si souvent.
J’ai le rêve bête, qui ne me fait pas sortir de là. Qui ne me fait pas
aimer la plage comme quand j’avais la moitié de mon âge. Où le prin-
cipal plaisir résidait dans ce pincement derrière la nuque au moment
d’arriver sur la plage. Le principal enjeu était de s’offrir aux regards, de
faire son entrée. Le principal plaisir était d’être là. Pincement de la
nuque et brûlure simultanée de la plante du pied qui se pose, après avoir
ôté sa sandale, un résidu de l’enfance, sur le sable brûlant du début
d’après-midi. Les étés ne sont plus aussi beaux. Odeur mêlée de la mer
et des herbes recouvrant les dunes.
Il n’est plus temps aujourd’hui de faire son entrée, mais ce n’est
pas encore le moment d’envisager la sortie. Oui je suis entre deux âges,
mais déjà depuis fort longtemps.
C’est que j’ai une vie bête. C’est que je n’ai jamais été jeune.
J’avais ce corps frileux, pourtant trop là, trop entier, trop en désir
par rapport à moi qui l’habitait, ce moi furieux, timide tantôt conscient
tantôt esquivant. J’avais ce corps blanc, bien découpé, pourtant déjà
Feu(x)
trop lourd à porter, trop encombrant, trop là, trop offert aux regards.
J’avais les yeux fuyants en dedans de ce corps-là. J’avais les yeux rentrés,
terminés au début, myopes, bridés. Mais je comprenais bridés, dans
mon cas, comme un moteur bridé, un moteur qu’on empêche, un œil
qu’on masque, qu’on empêche de voir. Un œil à qui l’on ment, qui voit
tout déjà, très tôt, mais à qui on dit : tu ne comprends pas. Tu es bête.
Tes rêves sont bêtes. C’est de la salissure. C’est de la connerie, tes rêves.
J’avais le corps bridé. Un corps fougueux, rentré sous le blanc, sous les
tâches. Un corps qui ne me regardait pas. Que je scrutais pourtant
jusqu’à y comprendre quelque chose. Je me traversais du regard. J’étais
jusqu’à devenue transparente à moi-même. Je ne m’imaginais pas alors
je voulais maigrir jusqu’à pouvoir me prendre dans la main. Il faut me
ressaisir.
61
Chris Simon
Le baiser de la
mouche
63
gnent. Le sac à dos entre les jambes, le dos courbé, la poitrine affalée,
elles s’impatientent après des heures de “chicken bus” sur les routes
chaotiques.
La lancha fend l’eau, coque pointée vers le ciel, bravant les vagues
régulières que le vent soulève. Nos garçons encapuchonnés saluent les
garçons encapuchonnés d’une autre lancha. La pluie marque les bâches
de ses gouttes épaisses. Les passagers se maintiennent dans un silence
concave qui fait place au ronflement langoureux du moteur qui les
emmène ¿ Adónde vas ? répète la petite fille inlassablement ¿ Adónde
vas ? ¿ Adónde vas ?
Paxanax, crie le jeune couple d’australiens que j’ai croisé au petit-
Le baiser de la mouche
65
et grise qui danse et chante entre les volcans. J’enlève ma robe, enfile des
vêtements secs. Clip, clap, clip, clop disent les vagues contenues par les
roches et les troncs des bambous. Flip flap, flop, les gouttes obstinées
se faufilent entre les planches des pontons de bois dur...
La mouche se cogne sur le carreau de la fenêtre, décompose les
atomes des gouttes. Elle joue et transforme le ch2o en cristaux de pier-
res précieuses et semi-précieuses. Une brume légère s’étale avec grâce
entre l’avocatier, le citronnier, l’eucalyptus et les deux papayers qui ne
se séparent jamais...
J’hésite, je lorgne mon épaule, la mouche est là, sur son arrière-
train comme un chien. Je n’ai pas l’habitude d’écrire en compagnie. On
dit que le vrai voyageur n’a pas d’habitudes… La mouche ne bouge pas
d’une aile. Elle attend.
67
convives rient tandis qu’Alicia la jolie servante de 10 ans, débarrasse les
bols vides ¿ Está lista ? ¿ Quiere más ? No más, no más. La mouche est
figée, pattes en l’air.
No más. Une mouche ? Une fausse oui, peut-être même pas en
or ! Difficile de dire à cause de la patine noire ! s’énerve l’un des
convives. ¿ Está lista ? No más, no más ! Ils s’amusent tous de ma
naïveté. Alicia disparaît avec une colonne de bols dont l’ombre danse
sur les pierres du mur de la cuisine. Comme si une vraie mouche s’ins-
tallerait sur mon majeur, comme un Lalique ! On ne la leur fait pas…
À eux ! Je ramasse ma mouche, la mets dans la petite poche de ma
chemise. Je suis triste, triste à me donner la mort.
transparentes. Ma mouche !
C’est sans doute improbable que nous nous mariions, que nous
ayons des enfants, mais des mots, oui, nos mots, plein les doigts, les
pattes, les oreilles, les yeux, la bouche. Des mots qui nous charment et
qui nous aiment… Oui, des mots qui nous aiment.
Bonjour, Noami !
69
Patrick Boman
La loi de Käsekopf
71
il avait changé de crémerie, détournait le nez d’un air offusqué quand
son nom était mentionné et les autrices bien roulées ne lui adressaient
plus la parole. Au Week-End festif de Saint-Sigismond-le-Protrusif, il
fut rétrogradé dans un deux-étoiles miteux, avec papier mural jauni,
moquette tachée, télé sur bras articulé au-dessus du pucier, vue sur un
parking, odeur de renfermé, sans oublier la minceur des cloisons qui ne
laissait rien perdre des ronflements puissants des voisin(e)s et du
tonnerre de la chasse d’eau, sans oublier les scènes de ménage matinales.
Pour le nourrir, on lui délivra à contrecœur des tickets lui donnant
accès à la cantine d’une école primaire (les bambins étaient en
vacances), où il s’installa sur une chaise et à une table bien trop petites
et où les femmes de service lui servirent à la louche un rata non identi-
fié tandis qu’à sa table, devant un public anesthésié, pérorait un aven-
turier en tenue paramilitaire qui ne laissait rien ignorer de ses
sponsorings ni de ses exploits. Abou al-Hoûl sympathisa pourtant,
devant une carafe de rosé létal, avec un type assez louche venu de La
Nouvelle-Babylone, qui se prétendait vampirologue et qu’une bonne
âme lui signala comme un prêtre suspendu a divinis pour divers débor-
dements, pas uniquement doctrinaux.
73
« Mmes & MM. les Auteurs sont informés qu’en ce qui concerne leur
hébergement sur site la loi de Käsekopf sera dorénavant strictement
appliquée. Toute réclamation donnera lieu à des poursuites. »
Françoise Cohen
Mercedes et la
statue
Elle croyait avoir oublié. Oui, elle l’avait cru jusqu’à aujourd’hui.
Les années avaient passé, recouvrant de couches successives la
douleur et la peur. Des strates de vie colorées, chatoyantes masquaient
l’époque de cendre et brouillard. Elles semblaient bien enfouies, les
heures terribles, mais dans cette après-midi d’hiver glacée, il avait suffi
de peu de choses, une sculpture exposée au musée de Bellas Artes, pour
que le dépôt des ans s’envole, comme par enchantement.
La statue de la femme nue et agenouillée, Mercedes l’avait vue
tout de suite en entrant dans la salle du musée. Elle n’avait d’ailleurs
pas eu besoin de chercher le nom de l’artiste gravé dans la pierre :
Horacio del Viso. Comment ne l’aurait-elle pas reconnu ? C’est cette
femme à la position implorante qui l’avait projetée vingt ans en arrière.
75
peignoir, était montée nue sur l’estrade et s’était installée à sa place
habituelle, sur un tabouret. La vaste pièce au plafond élevé était
éclairée par une large verrière. Cela sentait bon les boiseries anciennes,
et une odeur diffuse d’humidité s’échappait des blocs d’argile encore
emmaillotés et placés sur des trépieds. Elle aimait ce moment initial
où toute l’énergie était encore concentrée : les étudiants retiraient
minutieusement les enveloppes successives de plastique et de chiffon
mouillé qui protégeaient leurs sculptures naissantes. Les regards
commençaient à se diriger vers elle sans timidité mais avec attention.
Entre tous, elle reconnaissait l’œil d’Horacio, le sculpteur, le maître,
fixé sur elle, par son intensité et sa gravité. Lorsqu’elle posait parfois
pour lui seul, il se montrait différent, laissant libre cours à son goût
pour elle. C’était des séances pleines de rires et de bonne humeur tant
ils étaient heureux d’être ensemble. Ils savaient tous deux qu’à la fin, la
distance entre l’artiste et son modèle serait abolie tout à fait pour faire
place à l’étreinte des amants.
Mais aujourd’hui, jeudi, le professeur Horacio s’était contenté
de modifier sa pose en décalant l’une de ses jambes, puis avait légère-
ment incliné sa tête sur le côté. Ensuite, les élèves s’étaient mis au
travail. Elle se souvient parfaitement du rayon de soleil qui tombait
juste sur son pied gauche, du silence, de l’atmosphère calme et
studieuse qu’elle commençait à peine à goûter. Elle se souvient de cet
air de printemps qui éclairait les regards des filles et des garçons
occupés à modeler la glaise.
C’est à ce moment-là, alors qu’elle observait le rayon de soleil
qu’ils avaient entendu le vacarme au-dehors : les moteurs de voitures,
les claquements de portières, les ordres hurlés : « por acà, de prisa, de
prisa ! », les pas précipités avaient violé la douceur de l’après-midi.
Le maître et ses élèves avaient immédiatement interrompu leur
travail. Sans avoir eu besoin d’échanger un seul mot, tout le monde
avait compris : le bâtiment était cerné. Voilà des semaines qu’Horacio
Mercedes et la statue
avait reçu des menaces de mort. C’était chose courante dans cette
époque tourmentée. L’atelier s’était réuni et avait décidé d’un commun
accord de ne pas en tenir compte, de ne pas céder au chantage. Elle
avait été consultée : « Mercedes, tu es aussi concernée que nous, si tu
ne veux pas continuer, dis-le ». Elle avait suivi le mouvement général :
pas question de fuir en Uruguay ou ailleurs, il fallait continuer à vivre
malgré tout, à travailler, à créer. On ne pouvait pas laisser les militaires
semer la terreur. Et puis, que risquaient-ils vraiment ? Horacio n’était
pas un militant, il ne participait à aucune action politique.
Ces raisons, qu’ils avaient cru bonnes, elle les énumérait main-
tenant, effondrée sur un banc, au milieu du musée de Bellas Artes.
Comment avait-ils pu être si naïfs, si imprudents ? L’histoire se charg-
erait de prouver que l’innocence était un piètre bouclier contre l’arbi-
traire et la violence.
Les cris, les ordres hurlés se rapprochaient. La panique avait
envahi l’atelier. Les étudiants couraient en tous sens ; certains
trébuchaient, d’autres tombaient. Le tumulte grandissait. « Sauvez-
vous ! », cria Horacio, « Et que Dieu vous vienne en aide ! » Mercedes
avait cherché en vain à rencontrer le regard du maître. Nue sur son
tabouret, tremblante de froid et de peur, elle s’était saisie sans hésiter
d’un grand morceau de tissu blanc qui servait habituellement pour les
drapés et s’en était recouverte de la tête aux pieds. Ce fut l’affaire d’un
instant. Son instinct l’avait guidée vers un coin sombre de la pièce, là
où s’entassait un tas de sculptures, certaines couvertes, d’autres non.
C’est dans cette sorte de réserve qu’elle était restée, immobile, à atten-
dre.
La scène résonnait aujourd’hui d’autant plus fort à ses oreilles
qu’elle n’avait rien pu voir. Mais elle avait tout entendu. Avant que
personne n’ait eu le temps de fuir, les militaires étaient entrés : « À
terre ! À terre ! » Elle, bien sûr, s’était gardée d’obéir aux ordres.
Tremblante, sous son drap, rien ne lui avait échappé : ni les coups de
77
crosse, ni les coups de pieds, ni les coups de feu. Des pas s’étaient
approchés ; un instant, elle pensa que son corps l’avait trahie, que tout
était perdu. Ils avaient semblé hésiter puis avaient fini par se détourner.
Mercedes retenait sa respiration, tentait de contrôler son tremblement.
Mon Dieu, aidez-moi, mon Dieu, aidez-moi.
Pourquoi Dieu l’avait-il écoutée, elle, plutôt qu’une autre ? Ils
avaient tous été embarqués, tous sauf elle. Peu à peu les bruits s’étaient
éloignés comme si quelqu’un s’était chargé de baisser le volume, de
réduire le son. Elle était restée encore longtemps immobile sous son
drap, peut-être une heure, peut-être deux, craignant qu’ils ne revien-
nent. Le silence était lourd maintenant, dense et, comme gonflé de
hurlements éteints.
On n’avait plus jamais entendu parler d’Horacio et de ses élèves,
tous « disparus ».
79
Alban Lécuyer
Voie de détresse
Tu ne partiras pas, ou, si tu pars, je parti-
rai aussi, et je serai toujours devant ou derrière toi,
et je te forcerai à me traîner ou à me pousser, et tu ne
pourras pas te défaire de moi.
Bernard-Marie Koltès, L’héritage
81
par la pluie s’entrechoquent dans les perspectives, j’ai du mal à croire
que tout cela existait par-delà la barrière de camions et de caravanes. Un
peu plus loin, des arbres noirs, morts debout, puis une éolienne aban-
donnée, immobile, aussi irréelle qu’un élément de décor sur une maque-
tte ; drôle de saison. Virginie regarde toujours droit devant, comme si
nous n’avions pas quitté l’autoroute.
Au milieu du parking désert, l’hôtel a des allures de bureau de
poste désaffecté. Des façades à angles droits, exactes, sans surprise, une
enseigne démesurée promettant des prix réduits en fin de semaine, le
genre d’établissement où Virginie ne va pas se plaire, c’est évident. Elle
envisage déjà la moquette ordinaire, des chambres étroites où tout
prend trop de place, et ça l’angoisse. Mais il est tard, on doit s’arrêter
ici. À cause du petit, surtout.
Le bourdonnement d’un distributeur automatique nous accueille
dans l’entrée. Les spirales sont presque vides, il ne reste que des canettes
et deux ou trois barres chocolatées, Virginie doit trouver cela vulgaire.
Elle n’a pas encore vu le présentoir de dépliants touristiques, ni la
réception en contreplaqué sur laquelle trône un bocal à bonbons
couleur chaîne hôtelière. Derrière, une employée un peu trop familière.
– C’est la première fois que vous venez par ici ? Vous savez, c’est
plutôt calme en ce moment. Ce soir, par exemple, vous êtes nos seuls
clients. Maintenant les gens partent surtout à l’étranger, même le week-
end.
Virginie ne l’écoute pas. Elle inspecte le plafond d’un air
contrarié, comme si elle visitait un appartement qui ne correspondrait
en rien aux prétentions de l’annonce. Pour finir son état des lieux, elle
passe devant la salle éteinte du petit-déjeuner. Les tables sont dressées,
les tasses retournées dans les assiettes et les chaises bien rangées, depuis
quand un client n’a-t-il pas séjourné ici ?
La réceptionniste se penche sur le comptoir, elle a remarqué le
Maxi Cosi posé par terre.
Voie de détresse
83
Maintenant il pleurniche. S’accroche aux barreaux de son lit-
cage, crispe ses petites mains fripées en nous fixant d’un air néfaste, on
dirait un détenu en révolte contre ses conditions de détention. Il a faim,
ou sommeil, ou une exigence inédite, difficile à dire. Cet enfant me
dérange. Son existence bruyante, faite de plaintes et de réclamations, ses
manières de client sans cesse insatisfait me font parfois douter de son
aptitude au contentement. Et Virginie qui ne se rend compte de rien,
passe de la une à la deux, de la trois à la quatre avec le même désintérêt,
sans trouver ce qu’elle cherche, parce qu’en réalité elle ne cherche rien
d’autre qu’à ne pas regarder vers le lit à barreaux. J’aurais dû me douter,
à la seconde où je l’ai vue, qu’elle n’était pas faite pour avoir des enfants.
Dans la salle de bain, pas d’échantillons de shampooing ni de
nécessaire de couture, ce genre de gadget qui certifie qu’on se trouve à
l’hôtel plutôt que chez quelqu’un d’autre. Je pousse la porte un instant
pour pisser, distingue malgré tout le soliloque de la TV : une publicité
pour un nouveau coupé cabriolet, une autre pour des meubles de jardin,
puis un débat politique, c’est vrai, il y avait une élection ce week-end.
Rapidement les pleurs prennent le dessus, des voyelles interminables,
expectorées sans aucune respiration. Je crie à Virginie, pour couvrir le
bruit de la chasse d’eau et les hurlements du petit, que je pourrais rouler
jusqu’à la prochaine station-service. Ils y vendent souvent du lait en
poudre et des plats préparés.
Elle ne répond pas, ou je ne l’entends pas, ça nous arrive souvent
ces derniers temps. Elle ne remarque pas que j’ai enfilé mon blouson,
ni que je m’apprête à sortir de la chambre, s’obstine à regarder droit
devant elle, comme en voiture.
La réceptionniste a disparu. Elle fait un dernier tour dans les
étages pour s’assurer que tout est en ordre, ou elle a déjà quitté son
travail, je ne sais pas. En passant devant le distributeur automatique je
me dis qu’on ne peut tout de même pas nourrir un enfant avec des
confiseries. S’il a des dents, à la rigueur, mais j’ignore si le mien en a. Il
Voie de détresse
85
Parfois je me surprends à l’imaginer avec une autre, dans un lit
de femme célibataire, pas très différent du mien en ce moment. Les
détails me viennent sans effort, je sais exactement ce qui l’intéresse sur
un corps, et comment il en fait usage. Adrien a une manière étrange de
faire l’amour, pour lui, rien que pour lui. C’est un consommateur,
égoïste et méticuleux, il sélectionne des morceaux qu’il va déguster seul
dans son coin, sans toucher au reste, sans donner plus de lui que ce que
son corps expulse instinctivement.
Solan s’est réveillé. Il doit avoir faim, ça s’entend dans ses pleurs,
mais je ne peux rien faire pour lui. En attendant, je vais le changer.
Ça ne l’a pas calmé. Et maintenant je porte cette odeur du bout
des doigts, cette odeur répugnante de la maternité, de l’intérieur de
mon ventre, comme si j’avais enfanté trop tard, d’une chose déjà
périmée, avariée. En accouchant j’ai fait sortir de moi tout ce qu’on ne
devrait jamais voir ni sentir, tout ce jus amer que la nature a pris soin
d’enfouir au plus profond de nous, désormais je ne suis plus étanche,
ça peut fuir à tout moment, le sang, la merde, je suis les intestins percés
du monde, c’est ainsi qu’on devient une femme, en s’éclaboussant. Je
balance la couche dans la salle de bain, dans une poubelle sans couver-
cle, ça pue, on ne se débarrasse pas si facilement d’une odeur, de toute
façon ça recommencera bientôt.
Tout ce que je voulais, en fin de compte, c’était du bruit entre
nous. Un bruit qui ne s’éteindrait jamais, comme les cris d’un nouveau-
né, quelque chose à quoi nous raccrocher quand nous n’aurions plus
rien à nous dire. Je savais que tôt ou tard le silence entame les organ-
ismes, et infeste tout, jusqu’à la matière même des émotions. Faire un
enfant malheureux était la seule façon, je crois, d’excuser notre ennui.
Adrien aurait dû rentrer depuis longtemps. Il répète sans cesse
qu’il n’aime pas conduire la nuit, qu’à cause de sa myopie les phares des
autres l’aveuglent, ou quelque chose de ce genre, ce n’était pas prudent
de reprendre la voiture ce soir. Est-ce que les pompiers m’auraient déjà
Voie de détresse
87
ingénieur des travaux publics, c’est ici que j’aurais choisi de poser un
pont.
C’était une erreur de vouloir passer ce week-end ensemble. Un
mariage en province, des amis rencontrés au cours de nos études, dont
nous n’avions plus de nouvelles depuis. D’ordinaire, en fin de semaine,
je trouve un prétexte pour échapper à l’atmosphère enclose de l’apparte-
ment, et à la solitude de Virginie face à cet enfant muet. Au fond de
moi, je sais que c’est pire quand je ne suis pas là : elle l’abandonne des
journées entières dans son lit à barreaux, aussi désarmé et impuissant
qu’un crabe sur le dos, ne le touche que lorsqu’il s’agit de le changer ou
de le nourrir, pour avoir la paix. Elle passe le reste de son temps
allongée sur le lit de notre chambre, face à la TV. Ne pense à rien. C’est
sa façon, je crois, d’oublier tous ces ennuis qu’elle a laissé sortir de son
ventre.
Maintenant que j’ai atteint la crête, je comprends qu’il n’y aura
pas de pont avant des kilomètres. L’autoroute rebondit mollement au
fond de la vallée, se cambre pour prendre la fuite derrière une colline ;
ces quelques mètres de bitume demeurent aussi infranchissables qu’une
falaise, ou une frontière. Derrière moi j’aperçois l’éolienne, dont la
forme rétrécie marque la distance parcourue depuis tout à l’heure. Elle
a perdu de son envergure, semble s’être enfoncée dans la terre, je me
demande tout à coup ce qui m’oblige à faire demi-tour. Je ne suis pas
fatigué, l’air frais me fait du bien et mon corps apprécie l’effort mono-
tone de la marche. Devant moi la descente s’annonce aisée, la prochaine
côte représente un petit défi pour le non-sportif que je suis, je dois
persévérer.
reprises : je ne dois pas haïr cet enfant. Vous devez à tout prix fuir ce
qui vous le rend étranger. Elle parlait sans doute de cette odeur, entre
autres choses.
Je n’ai pas l’habitude de porter Solan. Je découvre le volume qu’il
occupe dans mes bras, son poids incommode, lui non plus n’est pas à
l’aise, il cherche son équilibre en se tortillant, le contact de ma poitrine
ne le rassure pas. En général, c’est Adrien qui s’en occupe. Moi je ne
peux pas.
Pas encore, me corrige la psy.
Le couloir est éteint, l’obscurité sent la climatisation et l’aérosol
antiacarien. Un panonceau EXIT brille dans le fond, indiquant
l’escalier de service. Ça n’a pas de sens, un hôtel vide. Une réception qui
n’accueille personne, la salle du petit-déjeuner sans bruits, sans odeurs,
des tasses et des assiettes qui prennent la poussière, je ne parviens pas à
m’imaginer cet endroit rempli de monde. L’a-t-il jamais été ? Avant de
sortir, je bloque la porte avec le bocal à bonbons de la réception.
La voiture est garée sur le parking, à la même place, semble-t-il,
que tout à l’heure. C’est Adrien qui a les clés, mais je n’ai plus le choix.
Solan a faim, il faut que je retrouve son père. Je devrais lui en vouloir de
m’avoir laissée seule dans cet hôtel, en pleine nuit, mais je n’y arrive pas.
La psy parle d’un manque d’implication affective de ma part. Pourtant
je l’attends, je n’attends que lui, j’ai besoin de lui. Je ne pense pas que je
retournerai voir la psy.
L’autoroute est calme. Je pourrais la traverser à pied, sans risque,
quelque chose cependant me retient de ce côté de la glissière, un vertige,
une peur, la peur de ces distances abstraites qui ne correspondent pas à
l’amplitude du corps humain. Je décide d’avancer au hasard. Adrien est
parti à pied, il ne doit pas être loin. Mais qu’est-ce que ça signifie ici,
au bord d’une autoroute, au milieu de la campagne ?
Solan s’est calmé. Il se laisse porter, pèse de toute sa fatigue sur
mes bras. Un autre vertige cette fois guide mes pas et me donne la force
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de continuer, en temps normal je me serais déjà effondrée. Tout près de
moi un signal lumineux bat au rythme de mon pouls et m’attire vers lui,
me rassure. Il me semble que tout est là, en moi, une puissance nouvelle,
je dévie de la trajectoire de l’autoroute et mes bras sont légers, mes
jambes ne flanchent pas, je sens que je peux aller loin encore, très loin.
91
finira un jour. Surtout, éviter à toute force de se souvenir comment
c’était avant. Il sait que ça tient à peu de chose, qu’il suffirait d’un
instant sans rien, d’une seconde immobile pour que tout s’effondre.
– Oui ma puce, je crois que tu as raison. Nous aurions pu nous
perdre en chemin.
Dominique Raze
Camille incomplète
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Incomplète, c’est lorsque vous ne pouvez pas avoir d’enfant.
Lorsque vos règles vous gâchent injustement l’existence une semaine
par mois ; lorsque vous n’avez pas à vous casser la tête pour vous
rappeler si vous avez pris ou non votre pilule la veille ; lorsque les verge-
tures post-grossesse ne vous traumatiseront jamais ; lorsque vous n’êtes
pas réellement une femme.
Ni pour vous-même, ni pour les hommes qui croisent votre vie,
ni pour cette société qui derrière ses airs libertaires vous tient globale-
ment à l’écart. À croire que l’infertilité est une maladie, ce qui vous vaut
un petit crédit de commisération au début, mais se conclut sur une
espèce de quarantaine. Vous n’êtes pas contagieuse non, pire : vous êtes
contaminée. Et, invariablement, on en vient à considérer que c’est un
peu de votre faute, que vous avez forcément une part de responsabilité
dans le malheur qui vous frappe.
Parfois, elle a l’impression de comprendre ce que peuvent subir
les obèses. À l’échelle individuelle, cela se limite à un certain regard
moralisateur, une désapprobation muette. À l’échelle de la société, c’est
un coup de poignard.
D’un côté, vous êtes considérée comme une égocentrique avérée;
de l’autre, vous êtes exclue de ce qui constitue le cœur des débats, qu’ils
soient citoyens, consuméristes ou médiatiques.
Vous, qui avez acheté votre utérus à bas prix, vous ne pouvez rien
comprendre… Ni ce qu’est l’amour, ni ce qu’est le stress, ni ce qu’est
la vraie vie. Pour vous, tout est tellement simple, n’est-ce pas ? Vous
n’avez pas à vous encombrer de poussette, à trouver de place en crèche,
à préparer des goûters, à nettoyer des fesses, à gérer un caddie, à financer
des études, à décompter des parts, à transporter votre petit monde à
l’équitation le samedi après-midi.
Vous êtes L-I-B-R-E, et on vous le fait payer.
Camille incomplète
Puis vous êtes écorchée. Par la douleur, par le vide, par la réalité
crue inexpliquée voire inexplicable, par l’impuissance. En même temps
que votre fécondité, c’est votre existence qui s’envole. Celle que vous
aviez dessinée finement année après année, celle dont vous commenciez
à peine à deviner la forme, que vous désiriez soudain avec un appétit
féroce. C’est long, c’est violent, et oui, vous vivez cet instant seule. Ce
n’est pas par égoïsme juste par détresse.
Enfin vous êtes résignée. Vous avez pleuré votre mort et avez fait
son deuil. La résurrection est un joli concept, mais vous ne verrez pas
même si vous croyez. Chaque mois, les règles seront là, du moins
jusqu’à un certain âge ; à chaque cycle, la machine jouera sa mécanique,
mais vos rêves eux vous ont quittée. Et les entretenir ne sert à rien.
Finalement, c’est vrai, il vous reste votre liberté — vous l’avez
bien gagnée ! — mais il n’y a qu’elle. Vous l’utilisez comme vous
pouvez, souvent à tort et à travers, encombrée par cette monnaie
d’échange bien peu sonnante. Vous la revendiquez parfois, n’ayant rien
d’autre à avancer ; vous vous y réfugiez souvent, par dépit.
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Voilà. Elle est incomplète. Elle est libre. Et elle le sera davantage
demain.
Elle pense à cette belle carrière qu’elle mène de main de maître.
À ce respect teinté d’envie qu’inspire sa mince silhouette. À l’abon-
nement annuel à l’Opéra qu’elle s’est offert pour Noël. Au parfum
fugace de cet homme qui flotte encore un peu sur l’oreiller. À ces
cheveux blancs qu’elle n’est pas obligée de couvrir précocement.
Faux-semblants
97
mes peines. Il n’en est rien. La blouse blanche se remet à souffler
comme un phoque au-dessus de mon visage et le revoilà avec son flacon
de gel à m’asperger copieusement la bouche. Mes muqueuses sont enfin
anesthésiées, mais la terreur de ce qui va suivre subsiste inexorablement.
Il comprend enfin ma panique animale et me flatte l’épaule tout en
maintenant fermement ma tête droite. « N’ayez pas peur », souffle-t-
il d’une voix soudain inquiétante ; et joignant le geste à la parole, il
m’enfonce d’un coup l’endoscope en dépit de cette envie de vomir qui
diffuse sur tout mon corps ses spasmes douloureux. Sur les accoudoirs
de Skaï mes mains se crispent non tant de douleur que d’indignation.
Des commissures de mes paupières closes glissent, en rigoles impuis-
santes, les larmes retenues.
demander ça aux flics qui m’ont interrogée après ! Après avoir envahi
mon appartement. Cherché des indices qu’ils n’ont pas trouvés.
Interrogé mes voisins s’ils avaient entendu quelque chose. Ma foi non !
On ne se mêle pas de ce genre d’histoires…
Ouais, ouais… Mais on sort la tête de la porte pour voir
débouler l’escouade en s’excitant : « Que s’est-il passé ? » C’est telle-
ment passionnant, ce qui se passe chez les autres. Ça évite de se poser
des questions sur soi.
Il y a une tache marron sur la moquette, près du canapé. Grosse,
la tache. Je me dis qu’il faudra changer de revêtement de sol. Du lino,
peut-être. À moins que je ne pose un tapis dessus. Là, je n’en ai pas
envie. J’ai besoin de la voir. Tout le temps. Je la vois même dans mes
rêves, c’est dire si elle ne me dérange pas. Comme si elle avait toujours
été là. C’est presque mon garde-fou. Ce qui me permet de ne pas
devenir tout à fait folle.
Au boulot, je fais des heures supplémentaires. Je n’ai jamais bossé
à ce rythme. Mais personne ne s’étonne parce que j’ai toujours eu un
tempérament de bûcheuse. Ce qui est drôle, c’est qu’avant j’étais plutôt
bordélique ; là, je ne supporte pas le moindre désordre. Un peu comme
si j’avais peur du hasard. Mes collègues trouvent facilement la porte de
mon bureau : est-ce parce que je les soulage de leur surcroît de dossiers,
ou me sentent-elles simplement plus à l’écoute ? Les deux, sans doute,
car elles se confient volontiers. Je les laisse me raconter leur vie de
bonheur ou de misère et lorsque par gentillesse elles s’enquièrent de la
mienne je les arrête en souriant. Ma vie ne vaut pas qu’on s’y attarde. Je
crois que j’écouterais le facteur, la poissonnière, le gamin, la percep-
trice… pourvu qu’ils m’empêchent de retourner dans le passé.
*
Résumons-nous. Que s’est-il passé exactement ?
…
99
Trois heures que je leur sers la même salade, trois heures qu’ils
me font passer de bureau en bureau et de gradé en sous-gradé, à moins
que ce ne soit l’inverse. Trois heures que je dis la vérité, rien que la vérité
; je suis prête à le jurer et l’on me dit d’attendre, que ce n’est pas le
moment, que je dirai ça plus tard. J’ai sommeil, il est quatre heures du
mat. J’ai fait ma journée, la reprise après les vacances, en plus ! Je suis
vannée et j’aimerais rentrer chez moi. Mais non : après les interroga-
toires, il y a aussi l’examen à l’Hôtel Dieu… Une heure d’attente pour
trois minutes d’examen. « Ben y’a rien ! », fait le médecin, déçu. Et l’on
me ramène chez moi. Enfin. Il est cinq heures trente. C’est au moment
de partir au bureau que je verrai l’ecchymose, énorme sur mon bras
gauche. Celle qu’on n’a pas regardée. Celle qu’on me reprochera de ne
pas avoir eue. Plus tard. En attendant, je ne dors pas. Ou peut-être que
je m’assoupis un instant sur le canapé. Près de la tache rouge un peu
gluante. Que pourtant, j’ai essuyée avec des serviettes de toilette. Que
j’ai même brossée avec une brosse à ongles. On m’a reproché ça, aussi…
Je n’allais tout de même pas la garder en souvenir, non ? Il faut croire
que si. C’est là que la consigne et le sentiment humain se séparent : la
consigne n’a pas d’âme.
Juste après, j’ai appelé ma sœur. Je lui ai dit que tout s’était très
bien passé. C’est ce qui me venait à ce moment-là. Elle a fini par me
tirer les mots un à un comme on pelote un écheveau de laine d’un vieux
pull. Elle m’a dit qu’elle arrivait et je lui ai dit non, que j’attendais la
police. En fait, je n’attendais rien : je ne l’avais pas encore appelée, la
police. Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter car elle semblait effrayée, que
tout irait bien. Et j’ai raccroché.
Quand tu es revenu, toi que j’aime, j’ai hésité à te parler. Je me
suis dit que tu ne comprendrais pas, alors je t’ai chassé. Interdit, tu as
quand même suivi la fourgonnette jusqu’au commissariat et ces cons de
flics se sont mis dans la tête que tu étais pour quelque chose dans cette
histoire. Je n’allais tout de même pas leur raconter que tu m’avais quit-
Faux-semblants
101
qui me servait de chambre. Il m’a dit en préambule que je devais l’em-
brasser comme si je l’aimais. J’ai protesté, mais il a resserré mon bras
comme dans l’entrée. Je l’ai embrassé. Sans conviction. Ça ne lui suffi-
sait pas. J’ai été plus docile. Est-ce que j’avais peur, à ce moment-là ? Je
ne m’en souviens même plus. J’étais sonnée de m’être fait prendre, moi
qui toute ma vie m’étais méfiée, y compris des gens bien intentionnés.
J’étais tombée dans le panneau, alors il me fallait assumer jusqu’au bout
cette défaillance. Je me suis exécutée dans ma tâche avec application.
Tant qu’il demandait un baiser, il ne demandait pas le reste. Quelque
part, ça me faisait gagner du temps. Après coup, quelle différence ?
Il ne semblait pas violent. J’ai essayé de lui parler, mais sa déter-
mination était inflexible, tout comme ce qu’il m’a demandé de sucer.
J’ai fermé les yeux et j’ai pensé à autre chose, au moment où je serais
libérée, où il quitterait enfin mon salon. Pour toujours. Mais une fois
de plus, je n’y mettais pas assez de cœur, et il s’impatientait avec la
fermeture de mon jean. Je lui ai dit d’accord, je fais ce que tu veux, mais
tu ne me pénètres pas ailleurs. Contre toute attente, il a dit : « Pas de
problème. » Je me suis appliquée ; ce n’était qu’une question de
minutes, maintenant. Après, il partirait.
Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais à un moment, j’ai ouvert les
yeux. Dans mon champ visuel, le coupe-papier marocain abandonné
sur un livre aux pages encore scellées, le Verlaine que j’avais trouvé sur
les quais. Après cette vision fugitive, je n’ai plus pensé qu’à ça. Au
coupe-papier. Au « coupe » tout court. Mes deux bras étaient libres ;
restait seulement à ne pas éveiller de soupçons. Ma victime avait la tête
renversée sur les coussins et arborait un sourire béat. J’ai tendu la main
vers l’étagère, mais mon bourreau a changé de position, m’obligeant à
renoncer pour un temps à mon projet. Que je ne perdais pas de vue
pour autant.
« Suck, Baby, suck… » psalmodiait l’imbécile tandis que je
m’efforçais de le butiner correctement. Soudain, j’ai saisi le couteau et
Faux-semblants
j’ai frappé au hasard. Juste une fois. Ma main me faisait mal, crispée sur
le manche. J’avais dû y mettre tout ce que je pouvais ; mes phalanges
bandées étaient blanches d’effort.
Je me souviens alors du cri épouvantable, de la gerbe d’hémoglo-
bine qui s’est ensuivie, de la tache visqueuse qui s’élargissait sur le blue-
jean baissé. Le geste du type pour se resaper. Son désir de retirer la
pointe de son aine. Mon calme pour lui dire de n’en rien faire, que la
fémorale était sûrement touchée, qu’il ne lui resterait plus une goutte
de sang s’il l’ôtait. Sa peur, maintenant. Son truc tout mou et tout
recroquevillé.
Je l’ai raccompagné à la sortie. Il serrait les dents de douleur,
mais il m’a tout de même demandé de me taire, qu’il ne s’était rien
passé. J’ai dit « d’accord » pour qu’il s’en aille.
J’ai fermé la porte. C’était fini. Sur le lino du couloir, il y avait
de petites gouttes de sang rouge vif. Je les ai essuyées avec l’éponge des
toilettes. Avant de découvrir la grosse, celle du salon.
Après, j’ai appelé ma frangine. Les flics sont en réalité venus tout
seuls. Ils avaient trouvé le type inconscient en bas de chez moi. Les
gouttes les avaient fait remonter jusqu’à mon cinquième étage. C’est
con, je n’avais pas pensé à les enlever, là. C’est pour cette raison qu’ils
m’avaient cuisinée. Selon eux, j’étais une criminelle. En ce qui me
concerne, j’avais fait selon ma conscience. En légitime violence.
Le type n’était pas mort. Dommage. Je crois que j’aurais bien
aimé le savoir rayé du paysage. Il n’aurait pas dû faire une chose pareille,
abuser de ma gentillesse. Je ne serai plus jamais charitable.
C’était il y a six ans. Ce n’est pas que j’avais oublié, car enfin on
n’oublie jamais vraiment. C’était il y a six ans et celui qui, après m’avoir
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introduit de force un endoscope dans la bouche, me demande instam-
ment d’observer mon ulcère à l’écran, n’imagine pas à quel point je rêve
de le tuer.
Repères
bibliographiques
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(Balzac). Il se consacre au roman avec sa trilogie; composée de La ligne
gothique (2004), La coïncidence (2005) et Le secret (2006). Son dernier
roman La frontière tatouée (Triptyque, 2008) aborde l'univers du tag. À
paraître : Italie et autres voyages, un recueil de poésie. Fulvio Caccia anime
une revue en ligne : www.combats-magazine.org. Son site :
www.fulvio-caccia.com
Marie Lina a publié des contes pour enfants, ainsi que plusieurs
textes religieux grand public. Elle travaille actuellement sur deux projets
de romans.
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ment traductrice en espagnol de Bernard Noël, Silvia Baron Supervielle
et André Velter.
ruesaintambroise@gmail.com
http://ruesaintambroise.weebly.com/
Directeur de la publication
Bernardo Toro
Comité de lecture
Esteban Buch, Max Marcuzzi, André Mora,
Naïri Nahapétian, Isabelle Renaud, Sophie Spandonis,
François Teyssandier, Bernardo Toro.
Maquette
Lpm d’après Labomatic
Imprimé en France