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Dossier : La République
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RE VUE
RéPUbli~::~'!;.::n~é:~~~~~u~ ~
Yvés DELOYE : Comparer les
Jean MARCOU, Füsun ÜSTEL, Deniz VARDAR: La République en France et en Turq,uie ,
Sylvie LEMASSON : D'une République à l'autre: le cas de l'intégIi\i!O!L.~ .
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U
INTERNATIONALE
républicaine en All~nîà~~~~:~;~",·' ~ ,
.
Olivier !HL : Influences croisées : France-États"Bn*';i:~~\ :
. " ',,<;:{;.:.j, DE'POLITI
Véronique DIMIER: Cultures nationales et politiques coloniales dans les anné~!~:~ :;~' 'E
~
pour une révision des comparaisons franco-britanniques

Revue de revues ~ :
~I
Notes bibliographiques
René OTAYEK : Démocraties d'ailleurs de Christophe Jaffrelot
Frédéric VARONE : Le service public en devenir de Luc Rouban

Notices biographiques

Abstracts 1 resumenes

ISB N 2-B04 f· 3419-9

1~1II11111
.~ 10-3419
__~~~__ RWC-N~.OO
~B~__ 1111 111111111 IIIm
Rel'ue Illttmol((lnale de Po/ltiqllt Comporie, Vol, 7, I/P 3, 2(X){) 595

REliGION CIVILE ·: LA cARRIÈRE COMPARÉE D'UN CONCEPT

Olivier mL

"Si un cerraïn mot était attribué tantôt à une chose et tantôt à une
autre, ou encore si la même chose était appelée tantôt d'un nom el
tantôt d'un autre, sans qu'il y eût aucune règle à laquelle les phéno-
mènes fussent déjà soumis d'eux-mêmes, aucune synthèse empirique
de l'imagination ne pourrait avoir lieu. "
Emmanuel Kant

Le concept de "religion civile" trace comme une frontière entre les expériences
de la citoyenneté en France et aux États-Unis. Forgé par Rousseau dan s l'avant
dernier chapitre du Contrat Social. il a connu une longue postérité ml cœur des
batailles doctrinales de ces Républiques Sœurs. En/reprendre d'en restituer ['his-
toire comparée. c'est souligner ce que sa valeur doit aux coteries. fac/iollS et
partis qui l'ont inslrumentalisée. De comprendre ce que sa renommée eloillllL\'
stratégies d'écriture qu 'ontfait naître les rivalités militantes qui, en s'autorisant
d'un tel étendard, l'ont à lafois consacré et progressivement enseveli. Ulllravai!
d'interprétation rétrospective entrepris par ceux qu'on peut appeler des "entre-
preneurs de réputation" attachés à contrôler l'espace des réputations illlellec-
tuelles, celui des figures et des doctrines au travers desquelles une communauté
politique s'invente en se donnant en représentation, Analyser leurs raüolllle-
ments, interroger leurs objectifs, ce n'est donc pas retrollver.,Je présent dans les
textes du passé, C'est, au contraire, rechercher ce qui s'est perdu entre hier el
aujourd'hui. Ce qui, en d'autrés tennes, n'a pas résisté en'France à ['elllrée en
scène d'un universalisme d'État qui, depuis la loi de Séparation de 1905, pose, à
l'inverse de ce qui se passe outre-atlantique, une incompatibilité radicale entre
les thé/lires de l'absolu et la civilité démocratique
596 Olivier lM Religion civile: la cam'ère comparée d'lUI cOllcept 597

La notion de "religion civile" n'est plus aujourd'hui en France qu'une gures et des doctrines au .travers desquelles une communauté politique
référence obscure'. Une formule sagement agrafée par la chronologie d'une s'invente en se qonnant en représentation. Restituer leur raisonnement,
histoire des idées qui s'obstine à y voir l'épigraphe du "romantisme" ou interroger leurs stratégies, ce n'est donc pas retrouvede présent dans les
la pierre tombale du "déisme". Une telle situation a de quoi surprendie. textes du passé. C'est, a;' contraire, rechercher ce qui s'est perdu entre
Depuis la fm du xvm' siècle; l'expression a servi de bannière à d'inten- hier et aujourd'hui. Ce qui, en d'autres termes, n'a pas résisté en France à
ses mobilisations. "Dévots" contre "Philosophes", "chevaliers de la li- l'entrée en scène d'un universalisme d'État qui, depuis la loi de Sépara-
berté" contre "chevaliers de la foi", ''rationalistes'' contre "croyants" : au tion de 1905, pose une incompatibilité radicale entre les théâtres de l'ab-
cœur de ces affrontements, elle a acquis une éloquence spécifique. Peu solu et la civilité démocratique'.
importe alors que la notion ait ou non la "cohérence" d'un principe de
gouvernement. Le seul fait d'être invoquée dans et par ces luttes lui a
conféré un éclat qui, en retour, a redoublé l'intérêt d'en détemtiner l'usage. Sous le regard de Dieu, sous le regard du Peuple
Forgé par Rousseau dans l'avant deruier chapitre du Contrat Social, le En France, le terme de "religion civile" est employé principalement pour
concept est devenu emblème. TI a voyagé. Longuement et selon des itiné- mettre en garde : contre l'avènement d'une république de droit divin, contre
raires sinueux: dans des essais et des traités imposants mais aussi dans le retour d'un nouveau sacerdoce d'État. Le constat est facile à établit.
des discours parlementaires, des articles de presse, des rapports adminis- Des programmes rédigés dans la fièvre des combats révolutionnaires aux
tratifs... Échos sans cesse relancés, sous entendus multipliés, réminis- paisibles cérémonies du Bicentenaire de la République, les mêmes accu-
cences ressuscitées: mille emplois qui l'ont transformé en un symbole, sations se font jour. Celle d'une "religion politique" accusée par Condor-
tantôt vénéré, tantôt repoussé, de la profession de foi censée attacher, en cet de "violer la liberté dans ses droits les plus sacrés sous prétexte
république, les citoyens à la Loi. C'est l'occasion justement d'interroger d'apprendre à les chérir"" de "processions laïques" où, selon Jules Val-
la résonance d'une telle construction. Non pas d' exhumer un document lès, chacun irait "comme les croyants d'église s'endormir dans le mysti-
inédit ou un paragraphe inconnu, comme si le problème était de reconsti- cisme des solennités vaines et chanter des cantiquess. Dans son édition
tuer l'intelligibilité d'un concept, non pas de faire retour sur les sources récente du Contrat Social, Michel-Antoine Buruierperpétue l'anathème:
d'une telle théorie comme s'il s'agissait d'en réhabiliter ou d'en ruiner "l'utopie du Contrat Social n'est pas innocente". Et de fustiger une "sou-
les énoncés, mais de souligner ce que sa valeur doit, en France et aux mission" à l'État qui serait la marque d"'un totalitarisme avant la lettre....
États-Unis, aux coteries, factions et partis qui l'ont instrumentalisée. De Comme si une hantise tenace reliait la thématique du civisme républicain
cQmprendre ce que sa renommée doit aux stratégies d'écriture qu'ont fait à la rhétorique rousseauiste. Une filiation toute différente, observons-le,
naître les rivalités militantes qui, en s'autorisant d' un tel étendard, l'ont à de celle nouée aux États-Unis entre république et prophétisme biblique.
la fois consacré et progressivement enseveli. Ce travail d'interprétation
rétrospective a été entrepris par ceux qu'on peut appeler, avec Gary A. De ce côté de l'Atlantique, le concept est revendiqué non pas pour sa
Fine, des "entrepreneurs de réputation'''. Des bâtisseurs d'exemplarité valeur polémique mais, depuis les années 1960, comme une caution aca-
attachés à contrôler l'espace des réputations intellectuelles, celui des fi- démique. Pour le sociologue Robert Bellah, l'un de ses plus ardents pro-

1. Je tiens à remercier Karma Nabulsi pour sa lecture ''patiente et sage" d ' une première version de
ce texte. 3. Sur le contexte plw général de cene interrogation, on se pennettra de renvoyer le lel:teur à
2. FINE G.A., "Reputational Entrepren~and the Memory of Incompetence: Melting Suppor~ DELOYE y. et un. O., 'ileux. figures singulières de l'universel: la république et le sacré" dans
ters, Partisan Warriors and Images of PresidentHarding", American Jaurnal af Sodology, vol. lOI , SADOUN M. (dic.), LA (UmlJcrane 'en France, T lldéologies, Paris, Gallimard, 2000. pp. 138~248.
5, mars 1996, pp. 1159~1l93 . Pour cet aute.ur. l("politique de la réputation" désigne une arène dans 4. "Premier mémoire sur I~instruction publique ", Oeuvres de Condorcet, éd. Arago/O' Connor, 1847,
laquelle des narrateurs professionnels - historiens, journalistes, hommes politiques - s' efforcent de Paris, Firmin Didot. T. VU: p. 2i2 . .
contrôler le crédit et donc la "plausibilité" de figures d'exemplarité, que celles-ci soient artistiques, 5. ·'Les processions républicaines", La Marseillaise du 17 juillet 1878, Oeuvres complètes (pré-
scientifiques ou politiques. Pour saisir les fondements théoriques de cette approche, on lira aussi senté par SCHELER L. et BLANQUART M.C), Paris, Oub Diderot, T. 3, 1969, pp. 124-129.
GOODE W.J., The Celebration of Herpe~ .;. P~stige a.J Control System, Berkeley, University of 6. ROUSSEAU JJ .• DIl, t;Pfltr..a t Social. éditiori originale commentée par Voltaire, Paris, Le Ser~
CalifomÎa Press, 1978. - . pent à plumes, 1998 (préface de KÇ>PANEY N.A., introduction BUMIER M.A.). p. xvm.
Religion civil,: la corrih'e comparü d 'ull C01!Ctpt 599
598 Olivier/hl

pagateurs'. il désigne un ensemble de symboles et de pratiques venant radical. C'est tout l'intérêt d' une comparaison des interprétations du fa-
régler "le problème de l'éthique et de la légitimité politique sans fusion, meux chapitre du Contrat Social au sein de ces "républiques sœurs"" que
ner ni avec l'Église ni avec l'État..•. Cette "dimension religieuse forte, de le mettre en lumière. TI n' y a pas en France cie crédit attaché à l'alterna-
ment institutionnalisée" équivaut à une sanctification du Contrat mais tive d·une. ..religion civile". Un substitut laïque dispense d' en expérimen-
distincte du christianisme comme de l'idéologie de l'American way or ter la forme institutionnelle en traçant comme une frontière entre les
life. Certes, la "religion civile" ne dispose pas d'ùn credo explicite, non expériences française'et américaine de citoyenneté.
plus que d'un clergé clairement désigné. Mais elle se fonde sur des rites
qui lui sont propres. À ce titre. elle formerait "l'expression authentique
de l' identité nationale". Que l'on songe aux Pères Fondateurs: de Washing- De la comparabilité d'une notion
ton à Jefferson, de Adams à Lincoln. de Franklin à Paine. tous sont célé- Dans son ouvrage. La méthode comparative en linguistique historique.
brés comme les héros christiques d'un peuple élu'. Le choix de la devise Antoine Meillet, élève de Saussure et spécialiste des langues indo-euro-
nationale : "ln Gad we trust" réalisé en 1854. le serment au drapeau placé péennes, distingue deux approches en matière d'analyse comparée. La
depuis 1892 "sous le regard de Dieu ("under the Golf'). le culte porté aux première. "la comparaison universelle" , consiste à sélectionner des insti-
cimetières nationaux comme Gettysburg ou Arlington dont Zelinsky note tutions ou des faits à ce point séparés dans le temps ou par l'espace
qu' ils ressemblent "à des temples ou à des lieux saints"'· ou encore les qu'aucune analogie observée entre eux ne pourra jamais être expliquée
cérémonies d'investiture du président, véritable "sacrement de la démo- par une influence réciproque ou une origine commune. La seconde, "la
cratie" pendant laquelle le chef de l'exécutifpréte serment sur la Bible" : comparaison historique". s'appuie. elle, sur des sociétés ou des faits "voi-
la liste est longue de ces lieux, de ces gestes aussi, mêlant références sins ou contemporains", c ' est-à-dire sur des institutions tirant leur exis-
bibliques et exaltation nationaliste. C'est pourquoi beaucoup s'y mon- tenc,e. partiellement du moins. d' infIuences réciproques, voire de leur
trent convaincus de l'existence de ce que O'Brien a appelé de son côté un participation à un même processus historique". Pour ce collaborateur de
"nationalisme saint" (holy nationalism)I'. l'Année sociologique, les çleux méthodologies sont "également légitimes"
En revanche. en France, la sacralisation de la république s' est moins quoique "absolument différentes". Une leçon que sociologues et histo-
effectuée sous le "regard de Dieu" que sous le regard du Peuple. Le siège riens ne peuvent aujourd'hui qu'en partie retenir. Pour Marc Bloch. lec-
de la majesté d'État. c'est ici la "laïcité". Mot terriblement équivoque teur attentif des écrits du linguiste entré au Collège de France en 1906.
mais auquel nul ne parvient à renoncer. S'interroger sur les conditions de seul le second procédé autorise une classification rigoureuse. Car lui seul
son entrée en souveraineté, c'est établir combien la notion de "religion assure une critique véritable des objets comparés". De plus. en s' autorisant
civile". par les manifestations qu'elle a arbitrées. donne la mesure d'une
incompatibilité. Si la conception française de la laïcité constitue l'équi- 13. L'ex.pression est utilisée par Patrice Higonnet pour distinguer un "républicanisme américain"
valent fonctionnel du schéma rousseauiste. elle en est également l'envers héritier de l'éthiquç communautaire de la Nouvelle Angleterre puritaine et un "républicanisme fran-
çais" arc-boUlé, lui, à un autre héritage: l' individualisme exalté par la pensée janséniste. mGONNET
P., Siste,r Repuhlics: The Origins of Fnmch and Amerlcan Republiconism, Cambridge, Harvard
University Press, 1988
7. Une ~se exposée dans un article publié en 1967 ("'Civil Religion in Americn", DaedaJus, 96, 14. La méthode comparée en linguistique hi.Jtorique, Paris, Librairie Hoooré Champion. éd 1967,
pp. 1-21 ) qllÎ suscitera de très nombreuses réactions. p. 13. 1.A premi!re publicatioo de ce texte date de 1925. . "1
8. BELLAH R., The Broun Covenant, New Yqcic. Seabury, 1976, p. 17 1. 15. Dans son célèbre article. "Pour·une bisto~ complUÛ des sociétés européennes" (présenté sous
9. Sur la précocité de cette "canonisation" civile, voir BERENS J.F., Providence and Patriotism in fonne de communication au 6" Corig:œs international de Sciences Historiques, à Oslo, en aoilt 1928
Early America, 1640-1815, Charlottesville, Universjty Press of Virginia, 1978. et publié dans la Revue de Synthèse Historique, 46, 1928, pp. 15-50) Marc Bloch se revendique des
10. ZELlNSKYW., Nation inzo State. The Shifting ofSymbolic Foundatiol1SofA1Mrican Nationalism., travaux de Meillel : il rait memc valoir que de toutes les sciences sociales, seule la linguistique a
Chapel Hill, University of North Carolin!l p~, 1988, p. 81 fidèlement diffétencié les techniques requisC$ pnr l'exercice de la comparaison. Sur l'influence ex.er~
11. Sur l'importance de ce texte dans l'éducation poIitiqueaméricaine, voir Mac WTI..LIAMS W.C., cée plll" les premiers travaux comparatifs de Meillet sur Durkheim publiés au tournant du siècle, voir
''The Bible in the American Political Tradition", dans ARONOFF M.J. (dir.), Religion and Politics, le pontait établi par SOMMERFEELT A., "Allioine MeiUel, the Scholar and The Man", dans SEBEOK
New Jersey, 1984, pp. 11-45. T.A. (dir.), Portairs ofLinguists: A BiographicaI Source Book/or the Hi.story of Western Linguistics,
12. O'BRIEN C.C, Gods Land : Reflecti0Ffi _~!!. Re}igiqn and Narionalism, Cambridge, Harvard 1746~1963. vol. 2, Londres; Blootnirmton, 1966. pp. 24149 et dans le même ouvrage l'article de
University Press, 1988, p. 27. Joseph Vcndryes, en particulier pp. 21 5-216.
6(J{) Olivier lit! Religio" civi/t' : la carri~n comparée J ' UI! ctmcept 601

d'une "relation génétique" entre les faits soumis à l'examen, cette mé- Un cu/te d'État
thode rend d' abord comparable ce qu' ensuite elle compare. Saine pré-
Pour l'époque, l'argumentation est paradoxale'et dangereuse. Paradoxale
caution dont ne sont pas toujours munis les travaux qu'aveugle de nos
parce qu'elle émane d'un "philosophe", collaborateur de l'Encyclopédie
jours une certaine mode comparatiste: SI l'horizon de l'enquête est duc
mais qui prend pour cible une des affirmations premières des "Lumiè-
coup plus limité, il s'avère en revanche beaucoup moins hypothétique,
res" : la puissance illimitée prêtée à la Raison. Contre le rationalisme cri-
Que l'on comprenne bien. TI ne s'agit pas ici de laisser entendre que la tique de Bay le, contre J'optimisme intellectualiste de Locke, Rousseau,
filiation linguistique est de la même étoffe que la filiation historique ou alors soutenu par de grands aristocrates réformateurs comme Mme de
sociologique. Comment nier que la première possède un avantage déter- Boufflers ou le 'Prince de Conti, rétorque. L'entendement réclame une
minant: ses unités d'analyse sur le plan syntaxique ou sémantique (que voix toute personnelle: celle qui. sous le nom de "conscience" ou de
l'on songe aux "phonèmes" ou aux "morphèmes") sont applicables à tou- "sentiment", peut seul fonder la véritable certitude. Voilà pourquoi "le
,i tes les langues du monde et ce quel que soit la période considérée. Alors concours de la Religion dans l'établissement civil"" représente autant
que pour le sociologue ou l'historien, les concepts varient constamment : une nécessité de cœur que de raison. TI faudrait même dire une nécessité,
non seulement en fonction des structures sociales et politiques auxquelles qui à rebours du projet des Encyclopédistes, rallie le cœur à la raison J7.
ils s'appliquent mais aussi de l'époque retenue et, plus encore, du do- L'argumentation est également dangereuse. Le désaccord avec le "parti
maine d'interprétation que circonscrive,nt les hypothèses testées au tra- philosophique" isole la voix du genevois; ce qui l'exposera plus encore
vers de la comparaison. Non, l'objectif est ailleurs. TI consiste à montrer aux foudres des censeurs". Alors que J'ordre des jésuites vient d'être dis-
qu'une exploration comparée des usages d'une notion peut se muer en un persé, que la Direction de la Librairie est toujours aux mains de Malesher-
processus explicatif en tant que tel. Car, loin de s'interroger sur les con- bes, l'ami des Encyclopédistes, que la lutte des parlements s'intensifie, la
naissances que procure de façon généralè la comparaison, par exemple en position de Rousseau s' avère, elle, des plus instables. Adversaires comme
suivant le développement de"l'idée républicaine" dans deux sociétés ar- partisans de la Philosophie peuvent tirer profit de sa mise en cause. Trop
bitrairement choisies, il s'agit d'éclairer ce qui concrètement rend l'exer- évangéliste pour les rationalistes. trop rationaliste pour les chrétiens, il
cice possible, sinon légitime. C'est pourquoi l' attention s'est portée en cumule les motifs de haine. Ce qui expose son discours à un jeu croisé de
amont sur les expériences qui justifient la référence de ces deux républi- répudiations. Accusé de violer les droits de la conscience d'un côté'·, il
ques au projet rousseauiste. En un mot, sur ce qui a pu rendre comparable lui est reproché de l'autre d'introduire les ténèbres de la scolastique, si-
de tels usages alors même qu'ils y révèlent contradictoires. non, de l'inquisition'·.
La question du Contrat Social possède pourtant sa propre logique.
Comment asseoir un ordre institutionnel en rupture complète avec son
La religion de la Cité
temps? Devant ce défi, celui de l'institution de la république, une double
Théoricien d'une Cité républicaine, Rousseau a posé avec force la ques- fascination emprisonne le raisonnement : fascination pour le lien social
tion du consentement politique. Son appel à inscrire le pacte conclu entre
les citoyens dans un credo purement civil - que traduit son concept très
16. Du Contrar Social (1" version), OeuV~S compiltes. Paris. La Plc!iade. T. m-\ 1959, p. 318.
controversé de "religion civile" - en résulte. À quoi fait-il écho ? À la
17. Sur l'opposition de Rousseau à ceux' que Robert Oamton a appe16 les "les Phllosophes de l'esta-
conviction qu'une société républicaiIie'ne safuait être édifiée sans l'appui blishment", voir lAfin des Lumi~res, Paris, Perrin. 1984.
d'une transcendance qui se dérobeau jùgëùient. Le contenu, en l'espèce, 18. Pour un utile rappel des conditions de formation et de cin:ulation des idées à cette q,oque. de
importe moins que la fonction. D'où. la· particularité de ce code fonda- NEGRONl B., LLctIJ.~s interdites. 1L rrrwail des cerueurs au XVI//" siècle, Paris, Albin Michel.
1998.
mental. TI se réduit au commun dénominateur de toutes les religions his- 19. C'est ainsi que Voltaire a réagi à la 'page 319 du Contrat Social: ''Tout dogme est ridicule,
toriques: l'existence de Dieu et l'iriunonalité de l'âme. funeste, toUle contrainte sur le dogme est abominable. Ordonner de croire est absurde. Bome2~Vous
à ordonner de bien vivre", Le Contrat SociaL Édition originale c01111Mntée par \tlltaire, op. cit.
20. Voir. par exemple: DEFORIS. Préservatif pour les fidèles contœ les sophistes et les impiétés
des incrédules .. . Jui..,i d'JUle Riponse à /0 '/:;t!ttre dt Jean-Jacqlll!s Rousseau à M. de Beaumont, Paris.
Desainl, 1764.
602 Olivier lhl Rdigion civile: ra corrl~" compttrée d'un conctpr 603

promu par l'Église catholique; fascination pour la valeur individuelle de Contrat SoCial et des lois"), de l'autre, un dogme "négatif' (la proscrip-
la liberté d'esprit. Or, le nouvel État ne peut laisser à lui-même le fIordes tion de l'intolérance). Au côte de la religion naturelle dont la Profession
opinions individuelles. Pour forger l'union des esprits, il faut ~rolifg;;r . defoi du Vicaire'Savoyard a fixé les traits, peut donc s'élever un véritable
des "croyances communes", cristalliser un "pacte des consciences" : tf'~! (: "catéchisme du citoyen"24.
ce que requiert l'établissement d' une Cité républicaine. Dès lors, sëw" Mais à peine énoncée, l'idée appelle une objection. Par cette déftui-
solution entrevue : établir un substitut au dispositif religieux grâce auqùél tion normative du bon citoyen, l'État ne va-t-il pas reconduire les excès
s'était fixé l'entre soi de la société monarchique. Est-ce à dire que la ré- inquisitoriaux tant reprochés au pouvoir monarchique? Pour parer le re-
publique doive à son tour briser l'ampoule de Saint Chrême sur ce que proche, Rousseau présente les articles de cette profession de foi non comme
Roland Mousnier a appelé "le saint et sacré lien des lois fondamentales "dogmes de religion mais comme sentiments de sociabilité". Faux-fuyant
de l'État"". Non, car pour l'auteur du Contrat Socialle plus redoutable rhétorique ou réelle innovation conceptuelle? De nombreuses controver-
obstacle à une telle souveraineté reste "l'encadrement chrétien des âmes". ses ont entouré ce point de doctrine". L'accent porté sur le terme de so-
À l'en croire, il existe une incompatibilité radicale entre allégeance chré- ciabilité rend compte en tout cas de l'intérêt porté aux fêtes par l'auteur
tienne et engagement dans la Cité. Comme il existe une antinomie abso- des Considérations sur iè Gouvernement de Pologne et du Projet de Cons-
lue entre science du salut et science du gouvernement. D'où son titution de la Corse". Le lien politique doit s'ancrer, non pas dans une
accusation: le christianisme, en plaçant le salut de l'homme dans l'au- présence déléguée, mais dans celle, sensible et immédiate, d'hommes ras-
delà, vient susciter le désintérêt à l'égard des valeurs de l'ici-bas". Pour semblés. Avec les réjouissances publiques, la république s'adjoint le lan-
évincer la symbolique du "pouvoir octroyé", échapper aux effets désas- gage des "mœurs" , et donc ce qui apparlÛt à l'époque comme un trait
treux d"'une théologie du renoncement", un culte purement civil est ima- d'union entre la norme et l'usage, l'égalité et la·civilité". Si science du
giné. Son but? Conduire à un espace public homogène, donner aussi à la salut et science du gouvernement sont irréconciliables, la seconde a beau-
Loi cette complicité qui évite le recours réitéré à la force. À l'arrière plan, coup à apprendre de la première. Et déjà combien, contrairement aux lois
se devine le regret de savoir les "religions civiques" de l'Antiquité irré- civile, politique ou criminelle, l'autorité des mœurs ne se "grave ui dans
médiablement condamnées. C'est leur finalité que poursuit la religion le marbre, ni dans l'airain mais dans le cœur des citoyens"" . Instituer une
civile: réunir "les avantages de la religion de l'homme et de celle du appartenance non confessionnelle, réconcilier la loi et les mœurs, donner
citoyen"" . Encore fallait-il inscrire le sacré, non dans un univers à part, un fondement religieux à l'obligation civique: telles sont donc les atten-
extérieur à l'État, mais dans les procédures mêmes de sa représentation dus de la "religion civile" pour son auteur. Telle sont également les rai-
politique. C'est ce que propose la "religion civile". sons invoquées par "les ennemis des philosophes"" pour organiser les
L'autre enjeu proprement théorique auquel renvoie un tel concept con- premiers contre feux.
cerne le fondement de l'appartenance à la nation. Spécieuse est l'image
du pacte qui postule que tout dans le contrat passé entre les membres de la 24. Lettre à Voltaire du 18 aoOt 1756, Cor~:rpondance glnlrale de Jean-Jacques Rousseau (anno-
communauté est contractuel. En deçà de l'accord conclu entre les parties tée et commentée parT. Dufour), Paris, Annand Colin, T. II, 1923, p. 323
25. Voir notamment DERATHE R., "La religion civile chez Rousseau", Annales de 111 Société Jean-
prenantes, Rousseau perçoit la nécessité d 'un autre accord, non discuté Jacques Rousseau, 35, 1959-1962. pp. 161- 180; ElSENMANN C ., "Politi,que el religion chez Jean-
celui-là mais sans lequel le premier serait inachevé. Deux volets le com- Jacques Rousseau", dans Études offertes à Jean-Jacques CMYallier, Paris, Ed. Cujas, lm, pp. 73-90
posent: d'une part, des dogmes dits "positifs" ("l'existence de la divinité et GOUHIER H.. "La religion du Vicaire dans la cit6 du Contrat", Les midiratîoÏts métaphysiqu.es de
Jean-Jacquu Rousseau, Paris, Librairie .philosophique Vrin. 1984, pp. 244-258.
puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à
26. Sur l'omniprésence de la fête dans la pensée de Rousseau, PAiNE H., "Rousseau and the Festive
venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du Process", Proceedings oflht second Meeting of the Western Society for F~nch History, 21-23 nov.
1974. pp. 83-89. .
27. Sur cette acception du concept de sociabilité, voir GORDON D .• Citizens Withour Soverelgnty.
Equaliryand Sociability in French Tlwught 1670-1789, Princeton, Princeton University Press, 1994,
21. us institutions de la France sous 111 Monarchie absolue, T. l, Paris, P.U.P., 1974, p. 510. p. 33 et 5.
22. "Loin d'attacher les cœurs des Citoyens à l'État, elle les en détache comme de toutes les choses 28. Le Contrat Sqcial, op. cit.. p. 384.
de la terre", Du Contrat Social, op. cit, p. 308. 29. Sur ce courant récemment sorti de l'op1i.ère rustoriographique d 'une vision manichéenne. voir le
23. Du ContraI Social (1 êre version), op. cit., p. 342. beau livre de Di<i!er Masseau. Us ennemis dis philosophes. L'antiphilosophie au temps des Lumiè-
Olivier thi Religioll civile .- la carrière comparée d'un concept 605

Une reconnaissance paradoxale Orangs-Outangs, pour les sauvages habitants les bois". Et de poursuivre :
"notre vraie patrie, notre patrie étemellè est le Ciel"".
Alors que le pays est déchiré par le coi1flit des janséuistes et des jésuites,
tous deux opposés aux écrits du "parti philosophique", les défenseurs, d~, Ces procédés d'invalidation seront promis à une grande fortune.
l'absolutisme et apologistes de la religion se mobilisent. Dans sa Religi;'" D'abord, l'analogie au service d'une pédagogie de l'effroi: en 1825, le
vengée ou réfutation des auteurs impies, le Père Hubert Hayer, récollet, comte de Lanjuinais, pair de France, compare cette religion à "l'inquisi-
ouvre la voie en prenant le contre-pied systématique dé la thèse fOUS- tion atroce émanée du despotisme des empereurs romains"33. Autre pro-
seauiste. Mais, contrairement à ce que l'on pourrait croire, la dénoncia- cédé : isoler l' œuvre de son contexte intellectuel pour lui imputer une
tion du philosophe n'est pas ici simple rappel des fidélités anciennes. responsabilité unique. Oublié l'Histoire romaine de Goldsmith, avec son
Pour se faire mieux entendre, ce tenant de la foi établie n'hésite pas à apologie d'un sacerdoce d'État, oublié l'Histoire des deux Indes avec son
reprendre le vocabulaire de son adversaire: "La religion chrétienne est la code moral de la religion que l' abbé Raynal demandait à la sagesse des
religion civile puisqu'il importe toujours pour le bien de l'État d'adopter gouvernants, oubliée toujours la religion susceptible de révision, de mo-
ce qu'il Y a de plus parfait". Certains idéaux sont également retournés dification et de réforme selon l'état de la civilisation chez Helvétius dans
contre le "philosophe" : c'est ainsi que ce prélat vient railler l'obligation le livre 11 chapitre VII d'un ouvrage au moins aussi décrié De l'esprit.
de croyance dissimulée derrière le pluralisme apparent de ce catéchisme Pour ternir l'image du Contrat Social, rien ne vaut d'en faire l'étendard
civique: "comment concevoir que ce Souverain ne puisse obliger per- d'un parti voire d'une dynamique sociale. Pour Aster Kana, dans sa thèse
sonne à croire ces dogmes et que cependant il puisse banuir de l'État de doctorat La Religion civile chez Jean-Jacques Rousseau et la menta-
quiconque ne les croit pas 1"30 Stratégie subtile de réappropriation qui lité laïciste, ce "hréviaire de la Révolution" est "à l'origine de l'indiffé-
permet d'opposer un Rousseau chrétien aux matérialistes et athées qui rence religieuse" qui a envahi le royaume". Autre procédé : les typologies
dominent alors le "parti philosophique" tout en gardant le profit d'une orientées qui, sous prétexte de classement, opère une hiérarchisation à
condamnation des "erreurs et des mensonges" du genevois. Sur le fond, peine déguisée: dans ses Principes du droit politique mis en opposition
l'argumentaire se déploie tantôt sur le plan de la logique en venant soute- avec le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau, Honoré Torombert,
uir l'idée d'une série de "contradictions" et de "paradoxes", tantôt sur le membre des académies de Lyon, de Dijon et de la Société Philotechuique
terrain moral pour établir la présence de ce que le Père de Bauclair nomme de Paris, défend une lecture bien adaptée aux prétentions œcuméuiques
dans son Anti-Contrat Social un "sophisme dangereux"". Pour le Père d'une Restauration qui se veut d'abord expérience du ')uste milieu". Aussi
Bergier, chanoin,; de l'Église de Paris, les critiques qu'appellent cette oppose-t-il au système rousseauiste trois autres modèles: le système anglo-
transcendance d'Etat sont évidentes: "la religion nationale, sainte, civile, américain dans lequel la "loi protège toutes les religions et n'en salarie
politique, tout comme il vous plaira, ne vaut rien, eUe est fondée sur l'er- aucune ; il Y a nécessairement entière liberté de conscience". Dans le se-
reur et le mensonge, une Religion qui n'a aucune relation particulière cond système, la France, il "y a une religion très improprement appelée
avec le corps politique, qui détache le cœur des citoyens, bonne pour les religion de l'état et qui est salarié par l'état" mais dans lequel "les autres
cultes établis sont librement exercés". Enfin, le troisième système, avec
l'Espagne, le Portugal ou l'Amérique méridionale, où on ne laisse de li-
berté que pour la religion catholique, "ce qui est détruire la liberté de
res, Paris, Albin Michel. 2000. L'approche de l'auteur relève de "l'histoire culturelle" : elle s'attache conscience"3S, .
àretrouver les soubassements de ce mouvement d'idpes.-les ''tçndances qui la constituent. les acteurs
le
qu'elle regroupe, les milieux auxquels elle s'adresse, les stratégies qu'elle met en œuvre, contexte
historique immédiat dans lequel elle s'inscrit et les luttes. politico~religieuses qui dirigent ses orienta- 32. Le déisme rlfuté par lui-même. Emmen en fomœs de lettres des Principes d'incrédulité répan-
tions". On y trouveca de nombreuses pages sur l'usage polémique de Rousseau mais aucune évoca- dus dans divers ouvrages de M. Rousseau, Paris (1765), édition Vrin de 1981, p. 86. Surceleaderdes
tion détaillée de la "religion civile". opinions apologistes, voir BINGHAM A., ''The Abbé Bergier: an Eighteenth-Century Catholic
30. REGNARD et CHAUBERT, Signé par "Une sodéjl d~ gens de lettres", Paris, par en 1763 (T. Apologist", The Modem Language Review, 1959, UV, pp. 327-350
21 , p. 109).
33. Examen du 8' chapitre du Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau intitulé De la religion ci-
31. Et d'ajouter: "réunir les deux de l'aigle ferait l'avantage des lYrans et non celui de la Société", vile, Paris, Imprimerie Rignoux, 1825. p. 8.
Anti-Contrat Social, La Haye, 1765. L'édition u~~! .iç~ ~lle de la Librairie philosophique Vrin 34. Rome, Pontificas Universita, 1992, PO·150.
en 1981, p. 257.
35. Paris, Rey et Gravier, 1825, p. 398.
606 Ofivit'T /hl Rt'lig jon ci~'ile : la carrière comparù d'uil concepr 607

Ces tactiques de présentation s'accompagnent parfois de la volonté philanthropiques dans la constitution d'un rousseauisme sentimental au
d'écarter un "intellectuel" touche-à-tout au nom de son "incompétence" tournant du siècle". L'homme traqué par les poliCeS des monarchies coa-
qui reviennent de droit à des "spécialistes" rompus aux sciences théoiôgr~ lisés, décrié par les Puissants et les membres de l'intelligentsia parisienne,
ques. L'ironie et la condescendance servènt alors à marquer la disi~ilE~ esprit hunible et'sensible; dépositaire des certitudes du cœur; gardien des
entre deux univers du savoir réputés de qualité inégale. Quant aux simpli- beautés de la foi contre les cléricalismes de la tradition et de l'argent:
fications opérées, elles renvoient à la nécessité de toucher un large public l'ombre portée du mythe va s' étendre très loin. Et déjà sur le compagnon-
et de faire œuvre pédagogique. Le débat se joue désormais devant le "tri- nage des réseaux franco-américains. Ces derniers ne concernent pas seu-
bunal de l'opinion". Au point que le commentaire doctrinal est d'abord lement l'obtention d'armes, celles dont les Insurgés avaient crnellement
l'occupation d'une position: une réplique dans un espace plus ou moins besoin pour se libérer du joug anglais, elles portent aussi sur des mots
euphémisé de polémiques. Les stratégies de reprise du vocabulaire d'ordre et des idéaux politiques. Ces derniers circulent au sein d'espaces
rousseauiste ou certaines modes intellectuelles s'expliquent par-là". El- de sociabilité que la "République des Lettres" avait favorisé mais que la
les constituent la traduction d'un mimétisme paradoxal, un mimétisme vogne rousseauiste colore désormais de ses motifs. C'est ce qne montre
qui laisse entrevoir le jeu de rapports et de concurrences qui a favorisé la la décision de la loge maçonnique Le Contrat Social: après la victoire de
première reconnaissance de la thématique de la "religion civile". Ne ré- Yorktown, elle adresse ses félicitations à Franklin en l'honneur de la vic-
vèle-t-il pas déjà en pointillé la manière dont ce concept a pu deveuir toire et organise une fête dans un Paris qui rêve du Nouveau Monde".
l'horizon de tant d'écrits et de discours, y compris chez ses adversaires
les plus farouches? Car c'est au creux de ces croisements et entrecroise-
ments référentiels que s'est progressivement cristallisée la réputation de Les prophèùs du républicanisme
ce dogme philosophique: dans l'idée d' une radicalité qui, loin d'opposer
Si le. fameux chapitre du Contrat Social devient un programme politique,
messianisme et politique, visait à les réconcilier au service d'un État dé-
c'est en vertu des catégories de pensée qui dominent alors le radicalisme
sormais entièrement émancipé. Les cultes révolutionnaires, après la chute
républicain40 • Ne l'oublions pas: les premiers mouvements révolution-
de la royauté de part et d'autre de l'Atlantique, allaient en raviver l'usage
naires, après avoir brisé les portraits des rois, ont laissé intacts leurs mi-
mais en le transposant cette fois sur un terrain directement politique.
roirs. Comme si au corps du monarque, ils avaient substitué un corps
allégorique, celui de la Nation, mais en continuant à user de références
proclamant sa divinité. Raison, liberté, justice, égalité: autant de formu-
Le prophétisme révolutionnaire
les qu'ils récitèrent avec une sombre ferveur. Les révolutionnaires ne se
De part et d'autre de l'Atlantique, l'action révolutionnaire va consacrer le sont-ils pas empressés de construire de nouveaux répertoires de dévo-
statut de prophétie savante du Contrat Social: c'est la seconde consécra- tion ? Aux États-Unis, contre la domination du Puritanisme. En France,
tion du texte. La Révolution va transformer le livre en monument. Signe contre l'Église catholique. Il serait facile d'en conclure que le ressort ca-
qlle l'événement n'est pas le résultat de causes qui le préfigurent. Au ché de la République fut de fonder une nouvelle religion: une théocratie
contraire, il agit comme s'il fabriquait son propre passé, solennisant des civigue dont la vocation n'était autre que de remplacer les cadres tradi-
textes et des figures qui n'auraient pas été pris en considération s'il n'avait tionnels de la croyance" .
pas eu lieu" ...Les historiens ont montré l'importance des réseaux
39. Sur Ce!! réseaux franco-américains à Paris. voit FOUCHE N., Benjamin Franklin et Thomas
üffuson. Aux soun:es de l'amitiifranco-aml ricaine 1776-1808 (préface par Claude Folhen), Paris,
36. Pour une étude de ce-type d'usages rhétoriques, voir à propos de la position de l' Église lors des M. Houdiard, 2000, p. 64
f!tes de la Révolution française de 1889: IHL O., "Des cahiers de doléances contre la Révolution 40. Pour retrouver les troupes qui organisent la pensée d' W1e liturgie civique à la fin du XVIII~
Notes sur la commémoration catholique du centenaire de 1789" , dans SEURIN J.-L., LERAT C. et siècle, celle d'une conspiration religieuse à la fois universaliste. fraternelle et rationnelle, destinée à
CEASER J. (dir.), u discours sur les Rivolurions, Paris, Economica, T. 2, 1991, pp. 273-288. forger W1 homme nouveau, voir WOODS G., "Conspiracy and the Paranoid Style: Causality and
37. Sur cette critique désormais classique de l'antécédence historique de l'idée et de l'action, voir Deccit in the Eighteenth Century", William and Mary Quanerly, vol. 39, 3, juillet 1982; pp. 401-
CHARTIER R., Les origines culturelles de fa Révolutionfrançaise. Paris, Le Seuil, 1990, pp. 11-31. 441.
38. Voir par exemple ROCHE O., "Les primitifs du rousseauismc".Annales ESC, 1971, l, pp. 151- 41. On se.reportera'cn priorité, parmi une abondante littérature, à SOBOULA., "Sentiments reli-
172. gieu,," et cultes populaires pendant la Révolution, saintes patriotes et martyrs de la liberté", Annales
608 609
Olivier lhl Religion civile.' la carrière comparée d'lUI cQncept

Ce qui est sfir, c'est qu'en France, du discours de Robespierre le 18 Contrat Sodallui-même fut auréolé d'une gloire incomparable, TI sera
floréal aux manuels théophilanthropiques propagés sous le Directoire, publié treize fois entre 1792 et 1795 et une édition en papier bible spécia-
toute une littérature va faire de cette idée un mot d'ordre. À la tribûti;;,~de$ lement prévue pour l'usage des soldats défendant la Patrie. Des collec-
Cinq Cents, la notion prend les traits d'un programme d'action. PotitqudL" tions d'extraits seront diffUsées massivement dans un format "populaire" :
se demande Jean-Baptiste Leclerc abandonner les sentiments utiles"à la l'un de ses éditeurs allant jusqu'à exprimer l'espoir que ce texte puisse
uation au hasard des divers principes religieux, Le "respect des aïeux"; la "renverser les trônes de l'Europe''''''. On comprend que cette intrurnentalisa-
"mémoire des parents et des amis", les souvenirs des "traits d'héroïsme" : tion politique ait pu se retourner en'chef d'accusation au moment de la
tout ceci peut lier les cultes entre eux "par une communauté fondamen- "réaction" thermidorienne. Et que les mots et les phrases empruntés au
tale", une communauté que ce député du Maine-et-Loire n'hésite pas à genevois aient pu être assimilés à des pensées, voire à des motivations
qualifier de "religion ci vile" en référence explicite à Rousseau". L'année véritables. Mais si Jacques Louault condarune l'ouvrage comme "dange-
suivante, Lanthenas publie la quatrième édition de sa Religion civile pro- reux"", le directeur La Révellière-Lépeaux contiuue d'y puiser la caution
posée aux républiques pour lien des gouvernements représentatifs. Cons- d'une Théophilanthropie soutenue par plusieurs membres du Ministère
tatant que "la Souveraineté du peuple et le Gouvernement représentatif de l'Intérieur. L'intention n'était pas toujours pas d'assimiler le christia-
transplantés de l'Amérique en Europe, comme des plantes qui ont besoin nisme mais bien de le remplacer. En raison du conflit ouvert par la
de s'acclimater, étendent peu àpeu des racines profondes", il en appelle à proclamation de la Constitution civile du clergé, c'est à l'État qu'il revenait
exécuter le programme de Rousseau : à établir "une sorte de lien général d'imposer la "religion nouvelle", non aux églises de l'investir de leur doc-
sans dogme, ni culte, supérieur dans l'ordre politique seulement en qu'il trine de salut, comme ce fut le cas dans l'ancienne colonie britannique46 •
lierait au gouvernement toutes les opinions religieuses"4J. Faire l'union
des citoyens, assurer la force de l'État: tels sont les objectifs de ce nou- Dans la Nouvelle Angleterre mais aussi dans les États du ''Middle'',
l'enthousiasme du "radicalisme" va se laisser au départ séduire par les
veau credo. De façon générale, la figure du philosophe est devenue l'ob-
jet d'un culte d'État. Livres, éloges, poèmes, hymnes, noms de rue et de mên;;es abstractions. Certains vont rêver tout haut d'un sacerdoce dévoué
villes, bustes, pétitions, almanachs, pièces de théâtre: le "divin Jean Jac- à la République. On connaît les grandes figures de ce mouvement: Fran-
klin, Jefferson, Paine, Barlow ou Freneau47 • D'autres prophètes, oubliés
ques" est sacralisé par la République conventionnelle. Toute une série de
"disciples" au rang desquels Mirabeau, Sylvain Maréchal, Babeuf ou depuis, comme Ethan Allen, révolutionnaire libre-penseur ou Elihu Pal-
mer, proche de la théophilantropie, ont joué un rôle plus actif. Pour ces
Barère vont travailler à bâtir la légende d'un combattant et martyr de la
cause républicaine. Que l'on songe à Louis-Sébastien Mercier offrant une porteurs de "révélations éthico-religieuses" comme les auraient appelés
Max Weber, il s'agissait de donner corps à une "Église républicaine".
couronne civique à "l'un des premiers auteurs de la Révolution". Un sta-
D'où leur activisme dont témoigne par exemple la fondation dujoumal
tut de "saint patron" revendiqué jusque par certains clubs politiques et
The Temple ofReason. D'autres comme Kirkhride, John Foster ou "l'am-
dont le point d'orgue sera bien sOr la panthéonisation d'octobre 1794. Le
bulant" John Steward, animeront des sociétés initiatiques, à l'image de
"La Société des Anciens Druides", avec ses rites inspirés de la franc-
maçonnerie mais aussi d'anciens cultes du soleil. Dans son ouvrage con-
de ln Révolurionfrançaise, 1957, XXIX, pp. 193-213; VOYELLE M., Religion et révolution. La
sacré à ce "culte de la Raison", Gustav A. Koch est le premier à avoir
déchristianisation de l'An Il, Hachette, 1976 ; PLONGERON B., "Le fait religieux dans l'histoire de
la Révolution; objet, méthodes, voies nouvelles", dans Voies nouvelles pour l'histoire de la Révolu-
,
tionfrançaise, Paris, Bibliothèqu~nationa1e, 1978, pp. 237-264; LANGLOIS c., "La religion révo-
lutionnaire", dans Pratiques religieuses dans l'Europe révolutionnnire (cotloque de Chantilly. nov.
1986), PLONGERON B. (dir.), Paris, Brépols, 1988, pp. 369-377 ;SIRONNEAU I -P., Sécularisation 44. Mc NEllL G. H.. ''The Cult of Rousseau and The French Revolution", Jou17Ul1 of HislOry of
et religions politiques, M.outoJ:1" . ~' 982, pp. 237-247 ; OZPUF M.. art. "Religion révolutionnaire", ldeas, vol. 6, 2, avril 1945, pp. 197-212.
Dictionnaire critique de la.Réyol{.ltion Française, François Furet et Mona Ozouf (dir.), Paris, Flam- 45. Du Control Social. Paris. Imprimerie nationale, an V, pp. ii-Iii.
marion, 1988.
46. SWE1TW.W, The Story.ofReligion inAmerica, New York. Harpers and Brothers, 1946. pp. 189~
42. Discours sur ['existence et l'utilité d'un e religion civile en France. RJ. Hansen. an 5, p. Il. Sur 204
le contexte et les attendus de ce projet, voird'AUSSY D. "Un plan de religion civile en 1797", Revue 47. Pour une vue d'ensemble de l'action de ces mouvements insurrectionnels, on se reportera à
des questions historiques•.'l'. ~_~ .1, 1884, pp. 235-248. BEST G., War -and--Society in Revolutionnary Europe 1770-1870, Leicester, Leicester University
43. Paris. Comminges. an VI. pp. 9 et s. Press, 1982, notamment pp. 252-272.
R~{igioll civi/l': 10 carrière comparée d 'un COIICt pl 6//
610 OlivÎl'r 'iii

souligné l'importance de ces réseaux transnationaux pour la formation millénarisies ont directe·ment participé de la lutte pour l'Indépendance.
d'un messianisme républicain". il a montré combien cette révolution de- Mais en sanctifiant une Révolution vécue comme une "guerre sainte"
vait beaucoup aux associations de miliciens. C'est en leur sein que contr~ les forces de l' ~técbrist'l . . .
l'homme du peuple a pu entrer en contact d'abord avec les soldats anglais
puis avec les soldats français et, partant, "avec le déisme anglais et le
scepticisme français"". Les nouveaux hoTÏ40ns d'un concept
Si cette "religion républicaine" joua un rôle essentiel dans le dévelop- Comment continuer à en douter? La valeur emblématique d'un concept
pement de l'idéal patriotique entre 1775 et 1810, elle fut toutefois rapide- ne s'établit pas d'elle-même, en vertu de ses propriétés intrinsèques. Elle
ment balayée par le Réveil évangélique du début du XIX· siècle. Son dépend d'abord de la capacité d'''entrepreneurs de réputation" à justifier
crépuscule peut être daté avec précision : l' échec du journal The par ce moyen leurs prétentions: celles qui, au travers de leurs rivalités
Theophilanthropist (1810-1811) dispersa les plus "respectables" de ces doctrinales, visent à définir les frontières morales de la communauté po-
figures qui, le plus souvent, se fondirent dans l'Unitarianisme (comme litique. C'est en ce sens que le sort de la religion civile s'ouvre à une
Charles Chauney, Jonathan Mayhew, William Bentley ou Joseph Priest- interrogation de type socio-historique". Parce que journalistes, savants,
ley). Le règne de la Terreur en France, les dissensions internes du mouve- artistes ou hommes politiques ont concurremment travaillé à définir les
ment, la vigueur du prosélytisme des communautés méthodiste ou baptiste : narrations permettant d'en fixér la crédibilité. Pour les mouvements fidè-
tels sont les facteUrs qui ont précipité la fm de ce "culte de la raison". De les à la politique religieuse de la Convention, l'emphase du Contrat So-
ce fait, le thème de la "religion civile" servira à désigner une autre effer- cial vient ennoblir une croyance: celle de remplacer la religion des rois
vescence révolutionnaire. Rappelons-le: dans le cas américain, c'est la par une "religion républicaine"". Le secret de cette "puissance sacerdo-
référence chrétienne qui donna sajustification au rejet des autorités insti- tale:' tient tout entier sans sa vocation: transmettre le sens de la recon-
tuées. Le Puritanisme, par sa prédication et ses capacités de mobilisation, naissance en égrenant des articles de foi dans une profusion d'emblèmes
est venu inscrire l'action révolutionnaire dans la lettre du texte biblique. et d'oraisons. Disciples de Saint-Simon, positivistes orthodoxes, adeptes
En réclamant réparation pour les "trahisons" des commandements divins, de la théophilanthropique, déistes proches de Fourier: nombreux seront
en affirmant la supériorité des droits de la conscience. Du coup, il prit les groupes politico-religieux qui, au XIX· siècle, placeront le salut de la
l'exact contre-pied de l'Église catholique en France. Au lieu d' être la nation sous le signe d'une profession de fOP4. Même si tous ne situeront
cible de la "foi patriotique", le clergé de la Nouvelle Angleterre en a cons- pas pour autant "la religion nouvelle" dans l'ombre portée du Contrat
titué le ressort'° Synonymes de la quête d'un ordre neuf, les sermons
51. L'ouvrage classique est celui de HEIMEKl' A., Religion and the American Mind : From the
Gnal Awakening ID the Revolution, Cambridge, Mass ; 1966. Voir aussi l'ouvrage plus récent de
ALBANESE C. L.. Sons of the Fathers: the Civil Religion of the American Revolution, Philadel·
48. Republican Religion: The American Revolution and the Cult of Reason, New York, Henry Hait
and Company, 1933. Que l'on songe ault convictions d'un Thomas Paine revenu de Paris en 1802. pbie, Temple University Press, 1976.
52. On retrouvera Il un tcbo aux thèses chères à Quentin Skinner de "textes du passt" analysés
Voir sur ce point l'article très documenté de CLARKE H.H., "An Historical Interpretation of Thomas
comme porteurs d "'jnteotions" politiques se dtployant dans "\ln contexte discursif spécifique",
Paine's Religion", University ofCalifornia Chronicle, XXXV,janvier 1933, pp. 56-87.
49. Un mimétisme dO à l'action transnationale de réseaux d'action très largement structurés mois "Menning and Understanding in History of Ideas", History and Theory, VIn, 19~9, pp. 3·53.
53. Comme ceue brochure de la Société des Droits de l'Honune vendue un sou, place des Terreaux
qui devait par la suite être défi&Utt.ea! des raccourcis explicatifs consacrant J'autonomie d'une lm·
à Lyon. en février 1834: intitulée La religion des rlpubficains. eUe s'adresse à des catégories de
jectoire révolutionnaire réputée n~9-nale et souveraine. D 'où le succès de fonnules comme "infiltrn· 1

tion de la culture française" ou "io·terférence arbitraire" dans une certaioe littérature uni versitaire, lecteUIS peu cultivés pour les convaincre, dans des termes qui leur sont faoûlien, du caractère salva·
teur d'un tel combat : "Ds savent les républicains, que si les premi~.rs chrétiens, pr!sentant les mains
voir. A titre d'illustration. l'article de MORAIS H. M.• "Déism in Revolutionary America 1763· 1
1789", International Journal of Êthiès, vol. 42, 4, juillet 1932, pp. 434-453. aux fers et la t!te aux bourreaux, parvinrent à convertir le monde avec une simple croÎx de bois, c'est
50. Sacvan Bercovitcb a abonda:mment souligné combien les Puritains du Massachusetts Bay étaient qu'ils vinrent se placer entre le faible et le fort. entre le maître et l'esclave, entre l'oppresseur et 1
l'opprimé, entre le ricbe-et le pauvre. C'est qu'ils vinrent annoncer aux nations la liberté et l'égalité".
persuadés d 'avoir un rOte assigiié par Dieu dans la quête du progùs, à la manière finalement des
54. L'ouvrage très documen~ de Edward Berenson offre un utile point d' appui : BERENSON E., 1
prophètes de l'ancien Isrnët D'où leur constance à plaquer des images bibliques sur ce conflit en
faveur de la " liberté". D'où aussi la fusion de cet argumentaire avec l'idéologie proprement politique Popufist Religion and Left· Wing Po/ities in France,.1830.1852, Princeton, Princeton University Press,
1984. Et, pour un ·exemple plus précis: IlU... O ., "Un messianisme politique : le propb!tisme saint· 1
des "Real Whigs" pour légitimer la Révolution. The Puritan Origins of The American Self. New
Haven, Conn., 1915. ... . simonjen de 1830 à 1848", Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, 10, 1999, pp. 339·351.
1
-.J
6/2 OlivÎer Ifli Rdig ion civite : 10 CQTril re compari e d'wr concept 6/3

Socia!". C'est que, si en France, la "religion civile" fut l'auréole d'une par l'idée d"'un expédient de défense nationale"". À l'en croire, c'est
science de gouvernement, l'avènement de la république a fmi par.en dé- l'investissement militant, avec ses calcùls et ses contraintes, qui fit la
valuer l'emploi. Au moins celui prophétique ou simplement analytique fortune des nouveaux cultes populaires. D' où' leur disparition au gré des
qui, en revanche, continua outre-atlantique d'exercer une importante force règleinenis de compte au sommet de l'État: l'Être Suprême pour les
d'attraction. Robespierristes, la déesse de la Raison pour les Hébertistes, les fêtes
théophilanthropiques pour les Thermidoriens. Mais, là encore, la transfi-
L'historiographie des cultes révolutionnaires en porte témoignage, avec
guration de chaque mot d'ordre ne fait d'abord que plébisciter la volonté
ses chevauchements idéologiques, ses sentences, et ses anathèmes. Comme
politique de ceux qui s'en servent.
cet empressement des milieux contre-révolutionnaires à désigner du doigt
les "philosophes". L 'Histoire philosophique des deux Indes de l'abbé À cette combinaison, celle qui définit la voie d'une politique religieuse,
Raynal, les Entretiens de Phocion de Mably, la Lettre sur la Tolérance de s'oppose l'option d'une religion politique. Un schéma dans lequel le dé-
Turgot: c'est dans ces pages qu'aurait été ourdi le plan de cette politique chaînement des forces relève, cette fois, d'un mobile divin. La Révolu-
religieuse. Mais évidemment les œuvres de Voltaire et Rousseau en for- tion passe alors pour être le fait d'un Dieu coiffé du bonnet phrygien. Ce
ment les pièces maîtresses. C'est pourquoi elles sont présentées comme scénario illumine les prophéties des poètes et romanciers. Ainsi d'un Vic-
"hantant la mémoire, montant aux lèvres des sectateurs du culte de l'Être tor Hugo, notamment après sa découverte derrière le destin révolution-
Suprême comme de ceux du culte de la Raison"". Dans le camp des libé- naire de la main d'un "rédacteur énorme et sinistre"". D est celui du
raux et des républicains, la filiation directe va céder la place à des méta- Lamartine des Révolutions rencontrant dans la violence de 1793 l' encou-
phores qui, au fù du siècle, se cantonnent de plus en plus au monde ragement divin à aller toujours plus avant, la fameuse supplique "Mar-
littéraire. Durant la première moitié du XIX' siècle, ce qui domine, sché- che""'. Mais, sa grande figure, c'est bien sur Michelet. Fasciné par la
matiquement, c'est une lecture fondée sur une structure à double ressort. puissance d'idéalisation de la Révolution, l'historien s'abandonne au pou-
Un tableau d'interprétations au sein duquel politique et religion sont clai- voir de la métaphore. D s' interroge dés 1846 : "Que s' est-il donc passé?
rement opposés lorsqu'il s'agit d' expliquer la sacralisation du lien civi- Quelle lumière divine a donc lui pour faire un si grand changement? Est-
que. Ainsi, les historiens ont dans l'ensemble répondu en privilégiant ce la force d'une inspiration nouvelle, d'une révélation d'en haut ?". La
l'option politique : pour Edgar Quinet, la Révolution recourt à des procé- réponse se veut à l'image d'une foi sans partage: "Oui, il y a eu révéla-
dés déclamatoires pour rompre, dit-il, avec le régime des images royales tion"". Pour la jeunesse des écoles qui se presse, ce jour-là, sous les voû-
et religieuses. Le mobile? Politique: la lutte contre le pouvoir symboli- tes du Collège de France, ces quelques mots rejaillissent comme un appel.
que du régime déchu. Cependant, la gnerre nouvelle que consacre la rup- Ds incitent à faire une religion de la transformation politique que l'épo-
ture entre l'Église et l'État a cette particularité qu'elle commande de lutter que convie à réaliser. Après tout, rien n'est impossible à une Révolution
avec des armes d'un genre particulier: des Te Deum, des sermons noctur- qui passe pour aussi invincible que le Dieu dont elle a pris la place. En
nes, des chapelets à la boutonnière, des sacré-cœur cousus aux habits, revanche, tous les regrets s'abattent sur le motif de cette exaltation injus-
bref un ensemble de rites qui met en branle un imaginaire foncièrement tement privée de liturgie et de dogmatique. De liturgie : en dehors de la
religieux, celui auquel les révolutionnaires se devront d'opposer leur pro- fête de la Fédération, les rituels sentent trop les mesures de police pour
pre appareil symbolique". Le motif est donc religieux. Aulard aboutit à perpétuer la liesse et le prodige. De dogmatique: les représentants du
une conclusion voisine lorsqu.'i1 explique le mysticisme révolutionnaire peuple ont été trop politiques. Ds ont préféré pactiser ave'c l'Ennemi en
constitutionnalisant le clergé plutôt que de bâtir leur propre "Église

55. Sur ces exp6riences, voie entre autres DESROCHE H., Les ~Jjgjons de contrebande. Paris. 58. AULARD A..lL Culte de la Raison et le culte de l'ttre Supâme. 1793-1794. Paris. F. Alcan.
Mame, 1974 et BOWMAN F.. Le Christ romantique, Genève, Droz. 1973 1892. p. vm.
56. BRUGERETl'E H., Les Créations religieuses de la Rivolution, Paris. Bloud and Cie, 1904. 59. HUGO V.. Oeuvres complètes. Jean Massin. Paris. 1967, vol. XV, p. 380
p. 13. Yoir aussi: BESSE D., Les Rt!ligions lai'ques. Un Romantisme religieux, Paris. Nouvelle Li- 60. DE LAMARTINE A., Les Rêvo{utiofls, dans Oeuvres poétiques. Marius-François Guyard. Paris.
brairie nationale. 1913, p. 236 . . _ .. Gallimard, 1963, p. 30. - .
57. QUINET E.. De la Rlvolution, pœface de C. Lefort, Paris, Éditio~ Belin (1" éd. 1865). p. 27. 61. MICHELET 1., Introduction. à l'Histoire de la Révolution. Gallimard, Paris, 1939. T. 1., p. 59.
614 Olivia Iii! Re/igioll c;v;!e ,' /a car,i~1? comparie d'ull concept 615

républicaine". Une faute qui manifesterait l'incapacité du politique à se dogmes qu'il soit utile d'j.mposer au nom de l'État sont ceux qui se rap-
hisser à la hauteur de l'événement. On pourrait superposer à ces opposi- portent à la morale. Pour tout le reste, chacun doit être libre de professer
tions des clivages proprement idéologiques: si pour les uns, il s'aglid:'tme les opinions qu' il veut. Le corps politique n'a pas à s'en occuper par ce
contre religion établie, une foi nouvelle dans laquelle l'bumanitéi.!oute qu'i1 'n'a ·pas à en souffrir.,. En d'autres termes, s'il faut ·une religion
entière fut invitée à commnnier, pour les autres, il n'y avait là qu'une civile dans dés intérêts civils, son empire ne doit s'étendre que dans la
odieuse contrefaçon, une imitatjon tantôt servile tantôt parodique des prê- mesure réclamée par ces intérêts'''' De la seconde réaction - l'hostilité
ches bonnis. Mais, pour autant, nul ne doute de l'échec de ces essais reli- déclarée -, la présentation de Jean Bauvalon offre un bel exemple: l'idée
gieux : aussi la conclusion revient-elle toujours à son point de départ en de Rousseau " aurait un .caractère chimérique, artificiel et dangereux' ...·
posant l'existence d'une foi sans liturgie ou au contraire de dévotions Henri Martin développe l'argnment : l'État "n'a pas le droit d' inaposer en
sans mystère. particulier à chaque citoyen une profession de foi quelconque''''. À croire
que la notion de "religion civile" est dorénavant frappée d' interdit. D ' où
Avec l'avènement de la illè République, un autre consensus va se cons-
l'inaportance de rappeler que le label de l'échec n'est pas objectif: il tra-
truire, cette fois pour dénier toute exemplarité à l'idée d'une "religion
duit sinaplement l'absence d'une alternative crédible", c'est-à-dire l'ab-
civile". En témoigne la gêne qui entoure dorénavant le fameux chapitre
sence de groupes capables de justifier avec suffisamment de visibiliié une
du Contrat Social. Deux stratégies d'écriture commandent sa présenta-
autre réputation.
tion" : soit le silence délibéré, soit la condamnation dans appel. De la
première attitude témoignent les éditions du Contrat Social proposées
par J. Laroque (Librairie des Bibliophiles, 1889) ou E. Dreyfus-Brisac
Une mystique répudiie
(Félix Alcan, 1896) ; tous deux évitent soigneusement d'annoter ou de
commenter les pages incriminées. La différence est frappante avec l'ac- Si dans le camp républicain, l' atracbement croissant à la laïcité signifie la
cueil réservé au même moment aux États-Unis: commentant l'édition fin de tout prophétisme d' État, la tradition catholique a, de son côté, con-
établie par Dreyfus-Brisac dans la revue Political Science Quanerly, servé ses propres chefs d'accusation, afoniori au moment où s'ouvre une
William A. Dunning, s'atrache surtout à relever que les accusations por- lutte frontale entre l'État et l'Église. Que dénonce l' abbé Sicard dans son
tées à l'époque par le gouvernement manifestaient une haute appréciation ouvrage À la recherche d'une religion civile? "La politique poursuivie
du "génie de Rousseau", appréciation que n'ont pas recondnite ses con- pendant dix ans par la Révolution". C'est elle qui conf'mne, selon ce pré-
tempteurs par la suite: sur les quatre pages concernant la religion civile, lat, "la conviction qu'il n'est pas possible d'établir, en dehors des reli-
"le jugement du procureur général Tronchin sur le Contrat Social est net- gions positives, en debors du christianisme, des institutions, des fêtes,
tement plus flatteur que celui exprimé par Voltaire''''. Grand admirateur des doctrines qui aient une réelle influence sur les mœurs publiques"",
de l' œuvre du philosophe, Durkheim lui-même, en dépit de similitudes C'est la raison pour laquelle il faudrait condamner "les affirmations bau-
de pensée, se refuse à employer le terme". Dans son article sur "Le Con- taines sur la toute-puissance de l'État à tirer de son propre fonds toutes
trat Social de Rousseau", le fondateur de l' École française de sociologie
explicite pourtant la thèse rousseaniste. Mais c' est aussit~t pour insister
sur la dimension purement morale de cette obligation d'Etat: "les seuls 65 . Revue de Mltaphysique el de Morale, T. XXV, 2. 1918. pp. 158 159. 4
.,
66. ROUSSEAU 1.-1., Du Con.trat Social, Paris, Société nouveUe de Iibrnirie et d'édition, 1903,
Introduction. p. 34. Et, ~· Ia m!me veine , le commeotaire qu'en donne le gendre de Michelet
62. Sur les micro-strat~gie5 qui. dans la glose universitaire, permettent de créerune "image d'auteur", dans: DUMESNIL G. L'âm~ ~t l'évolution d~ la littlratu~ des origines à nos jours. T. 1. Paris,
voir RICHARDSON L. f Writings Strategies: Reaching diverse Audiences, Newbury Park. C.A.,l990. Société française d'imprimerie el de librairie, 1903, p. 394.
63. Political Science QUlmerly, vol. 11. l , mars 18915, p. 165-166. 67. Voltaire et Rousseau et la philosophie du XVIII' siècle, Paris. Publications illustries, 1878, p. 818.
64. Voir sur ce point l'eoquête meD& par Wallace : WALLACE R.A. "Émile Durkheim and the 68. "Reputational Enttepreneurs ... ", op. cit., p. 1162.
Civil Religion Concept", Review ofReligiow Research, vol. 18,3, 1977, pp. 287-290. Pour cet auteur, 69 . À la reclu!rrhed'une religion civile, Paris. ViClOcLecoffre, 1895, p. 299. Pour Pierre : "le lecteur
le patriotisme durkheimien serait l'cxpression marne de la "religion civile de la soci~ moderne". eOt volontiers suivi M. l' abbé Sicard dans l'examen des efforts qu'on fait encore de nos jours pour
Une manière de renouer avec la th~se de Robert Bellah selon laquelle Durkheim sern.it "le grand réessayer une religion civile ... mais l'auteur a préféré s'amter aux temps historiques et ne donner à
prêtre et théologien de la rel,igiol!.civile de la mè République" :BELLAH R., Émilt: Durkheim on la polémique-courante qu "un coup.d'œil et une allusion" : PIERRE V., Revue des questions histori-
M'!.raliry and Society, Chicago, University of Chicago Press, 1973, p. X. ques, T. 14,30, l , 1895, p. 612.
6/ 6 Olivier Ih/ Religion civile: la carrière comparü d' u/I com:epl 6/7

les forces morales et éducatrices". Signe que les apologies ou les attaques l'ombre portée du précédent rousseauiste. Et encore du bout des lèvres :
dont fait l' objet l'expression rousseauiste défmissent un nouveauré~ _ au détour d' une brève note de lecture sUr la philosophie du xvm' siè-
de confrontations. Non plus un débat sur. les prétentions respecti~es d9·0" cle"- C'est là que Mathiez livre l'intention générale de son étude : pro-
théisme et de la Révélation ou sur les irrévérences d'un "parti philosiipbf; i.: mouvoir le projet ébauché dans le Contrat Social. À croire que l'aveu
que" accuser de ruiner le sacré. Mais le refus d'accepter le développe~ · menaçait la gravité affectée de la pose académique. L'hostilité de l'Uni-
ment d'une morale laïque. Revirement de la tradition républicaine; versité française, dans ces premières années de la IIIè République, est, il
suspicion de l'exégèse catholique: ·à la fm du XIX' siècle, les conditions est vrai, implacable. n suffirait de parcourir les comptes rendus des pre-
étaient réunies pour qu'en France les cultes de l '~tre Suprême ou les apo- miers travaux de Mathiez dans les revues savantes pour en être convaincu74.
théoses autour de Marat couvrent d'opprobre le mot même de "religion Comme si, pour le républicanisme qui domine désormais les instances du
civile". Accusé d'avoir justifié l'injustifiable, - ici le sacrifice de la li- savoir, la citoyenneté ne s' établissait plus dans mais contre le concept de
berté de pensée, là d'avoir opposé le citoyen et le chrétien -, celui-ci religion civile.
devait en ressortir profondément discrédité.
Aux États-Unis, le retour des principes monarchiques n'étant plus à
Le dernier à en avoir fait un modèle à suivre est l'historien socialiste craindre après 1787, c'est la conquête de la Frontière qui est venu ache-
Albert Mathiez. Pour lui, la Révolution constitue non pas un simple idéal ver le divorce d'avec le républicanisme des Lumières. La "religion ci-
mais une véritable "religion" avec ses sermons, son rituel, son clergé, ses vile" ne fut dans le cas américain, ni construite au terme d' une stratégie
lieux de culte. La position est défendue dans ses travaux de doctorat : La concertée, ni véritablement contrôlée par quiconque. Elle s'est établie
Théophilantropie et le culte décadaire 1796-1801. Essais sur l'histoire tout au long du XIX' siècle progressivement : par la collusion des modes
religieuse de la révolution, publié chez Félix Alcan en 1903 et Les Origi- d' emprise de l'État et des Églises sur les formes d' expression de la cons-
nes des cultes révolutionnaires, paru chez Bellais en 1904. Deux critères cience nationale. C'est donc ici l'absence de conflit entre ces structures
y justifient l'emploi du terme religion: un ensemble de croyances com- d' autorité qui explique la présence d'une dimension religieuse dans la vie
munes et obligatoires; l'existence de symboles et de rites partagés. On politique. John Coleman en fait l'observation: "L'Église proposa
aura reconnu une approche inspirée de la conception durkheiruienne des Thanksgiving à la nation et le symbole fut accepté. L'État proposa le
"phénomènes religieux"'·. Quant aux dogmes de cette "foi révolution- Mother's DŒJI et le Memorial Day et les églises répondirent en les in-
naire" ils se résument à la capacité régénératrice de la Loi et à une adhé- cluant dans leur symbolique sacré"". De sorte qu'en même temps que la
sion impérieuse à la Déclaration des droits. Mais cette foi n'est pas morte. nation américaine établissait dans sa Constitution et ses amendements
Elle continue, selon Mathiez, de rayonner. Après avoir traqué ses résur- ultérieurs une séparation politique entre les Églises et l'État", elle
gences tout au long du XIX' siècle, il croit la voir autour de lui dans la
fête nationale du 14 juillet ou dans les propositions visant à opposer des
fêtes laïques aux fêtes catholiques : '~e m'imagine la retrouver presque 73. Dans son commentaire sur l'édition de G. BeauvaJon du COnlrat Social (Revue d'h istoire mo-
toute entière dans le socialisme qui en est sorti par une filiation directe"". dern e ercontemporaine. t. V, 15 février 1904. pp. 357-362), Mathiez reconnait explicitement la fili a-
L' aveu renseigne sur le contexte d' une telle lecture : il traduit la montée tion de sa thèse alors en cours d ' impression avec la déman::be de Rousseau. Or, fait notable, œ
dernier ne sera plus mentionné dans les de'bals qui suivront cette publication, pas plus que dans le
en puissance d'une autre communauté d'interprétation, un mouvement rapport de soutenance. TI ne réapPanûtra que dans La question rr!ligiewe sous l~ RivolutiolL Cours
dont les leaders proclament encore sans détour l'ambition religieuse" . En profeJSI d: la Faculti chs lenres ch-Pa ris / 928·1919. Paris. R. Guillon, 1936, p. 25.
revanche, du côté de l'Université, la thèse de Mathiez est livrée dans 74. Sur l' accueil de ces thèses par la communauté historienne de la mè république. voir IHL O., La
fêrt rl publica;ne, Paris, Gallimard, 1996, pp. 53 et s.
75. COLEMAN l A., "Civil Religion", Sociological Analysis, 1970, 3 1, p. 75. L' argument est aussi
celui de VETI'ERLI R. etBRYNER G. dans ln Sea rch afThe Republic : Public Vil1Ue and-th e RooIJ
ofAmerican Govemment (fotowa, Rowman Littlefield, 1987 : "' a force de la religion civile n' a pas
70. "ne la définition des phénomènes religieux", L 'Annie sociologique. t. II (1897-1898), 1899, été générée primitivement par l'État ... mais par les institutions primaires de la société, la famille.
pp. 1-28. l'école, les églises, les communautés de voisinage et autres institutions locales", p. 45.
71. " Réponse à M. Caron", R~ue d 'hisloire moderne et contemporfJine, t. VI, mai 1905, p. 593 . 76. C'est ainsi que l'article 6 stipule quO"aucune condition de religion ne sera jamais requise pour
72. Voir, par exemple, REBElUOUX-M .• "Socialisme el religion : un inédit de Jaur~ (1891)", An- accéder à aucune fonction des États-Unis". Le 1er amendement, inscrit dans le Bill ofRight.s de 1791 ,
M ies E.S.C., 6, novembre !961 , pp. 1096-1120. pose, quant à lui, que "le Congrès ne promulguera aucune loi concernant l'é!:attlissement d ' une reli-
618 Olivier lM ReUgiol1 civile: la carriin comparie d'un concept 619

s'enveloppa dans la mythologie d'une communauté culturelle investie et de chasubles, déploiement de reliques : les signes confessionnels sont
par un principe divinn. L'image développée par Tocqueville, ~lled'une ici pleinement intégrés au cérémonial républicain. La fête républicaine
"religion républicaine", va à son tour cautionner la quête d'un cultenatio- s'ouvre, le matin. pli( U!, service religieux tandis que toutes les églises
nal'8. arborent les couleurs étoilées. Quant à l'idée de république, elle fait l'ob-
jet de prêches élogieux. Tenue pour l'''ÎDStrument divin du renversement
Ce faisant, une distinction fondamentale doit être établie. La "religion
fmal des royaumes et autres pouvoirs à jamais despotiques"W, elle oc-
civile peut être conçue de deux manières. Soit comme une religion de la
cupe une place d'honneur lors de chaque office.
république, dans laquelle des valeurs proprement politiques, à la fois ra-
tionnelles et individualistes, forment une structure de dévotion distincte, Les récentsbicentenarres de la Déclaration d'Indépendance et de la
~-
rivale des religions historiques: sa mission est de former un facteur d'in- Convention de Philadelphie offrent toujours ce visage: celui d'une fer-
tégration dans un processus de salut encourageant les individus à adopter veur patriotique intimement associée à la dévotion religieuse. Pour le pre-
1 la conviction d'une interdépendance "divinement élue ... réalisant les vœux mier, du 2 au 4 juillet 1976, des manifestations considérables eurent lieu:
et la volonté de Dieu comme une mission en dirigeant les peuples vers la plus de 500.000 personnes dans le centre de Washington, près d'un mil-
démocratie, le progrès et la civilisation"". Soit comme une religion dans lion à Philadelphie autour du Hall de l'Indépendance où avait été signée
la république: dans ce cas, les religions traditionnelles s'accommodent la fameuse Déclaration. Avec un rôle majeur de cette scénographie du
des notions étatiques d'autorité, de morale publique et même de laïcité, serment si obstinément repoussée en France. En se saisissant du texte de
simplement elles subissent des changements internes et investissent sur l'Indépendance, le Président Ford, le 2 juillet, convia tous les Américains
la base d'un pluralisme de marché la culture du système politique. C'est à déclarer sur l'honneur y être fidèles. De même, pour traduire la solidité
assurément cette configuration qui prévaut dans la République du Nou- de l'Uuion, toutes les cloches du pays se mirent à sonner simultanément
veau Monde. Comme si au corps propre du Princc s'était substitué le pendant deux minutes, saluant symboliquement deux siècles de liberté.
"corps" républicain d'une communauté religieuse. Une appartenance à la Même caractéristique lors du second bicentenaire, en 1987. Tandis que la
fois distincte de l'attachement confessionnel qu'elle surplombe de sa toute foule envahissait les centres des villes, que des arbres de la liberté étaient
puissance et confondue en ene du fait qu' ene la présuppose pour exister. plantés à travers tout le pays, que des chars retraçaient l'histoire de la
rédaction de la Convention, le Président vint réciter sur les marches du
Quel spectacle les fêtes nationales adoptées par la république améri-
Capitole le serment à la Constitution. Une déclaration placée sous l'invo-
caine proposent-elles à un observateur français? Une mise en scène à la
cation d'un Dieu qui, sans être celui d'une confession particulière, est
fois familière et inaccoutumée. Faruilière puisqu'on y célèbre comme lors
du 14 juillet un souverain impersonnel: la figure maguifiée du Peuple.
censé unir tous les Américains dans une foi communeSI •
Mais inaccoutumée car la fête d'Action de Grâce le 26 novembre En France, une telle défiuition de la citoyenneté a longtemps fasciné.
(Thanksgiving Day) et la fête d'indépendance, le 4 juillet, revêtent une Non seulement par ce que la Révolution américaine a crée une profonde
dimension explicitement religieuse. Homélies pastorales, cortèges de croix attache entre la nation américaine et les réformateurs français 82, mais aussi
parce que depuis Tocqueville, intrigué en 1835 par ce "christianisme dé-
mocratique et républicain", toute une cohorte d ' observateurs s' est
gion, ni la prorubition du libre exemce de cette dcmière"Des dispositions qui devaient favoriser un ,
"désttablissemcnt" des ag1ises aux États-Unis. Voir sur ce point CURRY TJ.. The First Fre~dom :
Church and Stat~ in Am.erica ta the Passag~ o/tM First Amendement, New York., Oxford Univernity
Press, 1986 80. GORDON S.G.E, Oration Delivered on 1114 Eighty-Second Anniversary o/ the Declaration 0/
77, Sur cette recomposition in.tense tout au long du XIX"sii!cle. on lira surtout MARTY M.E.. Reli- Independance, 1858, Philadelphie, 1858, p. 13.
gion and R~public. The American Circumstance. Boston, Beacon Press, 1987. 81. Soria place tenue par le texte biblique dans J'éducation politique américaine. voir Mc Wll..LIAMS
78. Cushing Strout en propose une lecture historique en montrant que les forces venues soutenir W.C .• 'The Bible in the American PoliticaI Tradition", dans Religion and PoUlics. MJ. Aronoff
cette "religion américaine" répondaient·moins à une conviction philosophique qu'à une impulsion (dir,). New Jersey, 1984, pp. 11-45.
sociale, "en tenant de dépasser par-là leur ex~rience de l'isolement dans la société moderne". in 82. Sur les agents, les réseaux et les circonstances de cette proximilé décidée, on liraJoyceAppleby :
STROtIT C. : The New Heavens and New Earrh : Polirical religion in America, New York., Harper APPLEBY J.• "America as a Madel for The Rad!cal French Refonners of 1789", William and Mary
and Row, 1974, p. 332. Quarrer/y, vol. 28, 2. avril -1971, pp. 267-286, mame si le propos est ici limité au débat constitution-
79. SMITH E.A. (dir.), The Religion o/the Rep!4blic, Philadelphie, Fames! Press, 1971, p. 213. nel de la première année de la Révolution.
620 Olivier !hl R~1i8jon civil~ : la co.rn·~re comparu d 'un cOl/cepr 62/

empressée d'en faire un modèle à imiter. Du côté des républicains protes- comme occupant une trop grande place dans les préoccupations politi-
tants, pour prôner une "religion laïque"". Au sein des milieux positivi!>tes _ ques du vieux monde". Mémoire d' une ~ocati!ln, aux ~tats-Unis, la thén-
pour réveiller les espoirs placés par Auguste Comte danS un culte de'Djjù,;:,. rie du pouvoir divin était, en France, rappel d'une sujétion. Aussi, école
manité : la religion du Nouveau Monde n'était-elle pas un "positivisflie:r ' de vertu civique d'un côté, puissance portant atteinte à l'autonomie indi-
en face des "théologies" d'Europe à la manière dont la religion des Greès viduelle de l'autre: le schéma d'une "religion nationale" traçait aux "ré-
avait défié les théogonies de l'Orient" ? Même dans les milieux catholi- publiques sœurs" des chemins diamétralement opposés.
ques, J'idée fit des émules. Certes, les secteurs les plus traditionnels de
l'Église continuaient à se montrer inqniets de la place des protestants dans
cette "démocratie imprégnée de religion"'" Et les mises en garde de Léon Les tourments de J'académisme
xm les encourageaient à ne voir dans la "religion américaine" qu'une En France, c'est la notion du sacré qui semble défmir pour le "pouvoir
résurgence insidieuse du paganisme'" Cependant, les "libéraux", adeptes
civil" un espace d'intervention inédit. Non pas le domaine des média-
du Ralliement, louèrent sans réserve cet État "moderne, républicain, dé-
tions spirituelles -la lutte entre l'État et les Églises n'y est plus, comme
mocratique, offrant à Dieu publiquement des adorations, des prières et
sous la Révolution, une rivalité pour le monopole de la distribution des
des actions de grâce"". Ne proposait-il pas fmalement une voie à suivre ?
biens de salut - mais celui des formes d'universalités susceptibles de ré-'
D'une part pour faire advenir un idéal de salut politique vécu tout à lafois
gir la Cité. n s'agit pour ses partisans d'inventer une conception spécifi-
dans et contre les cadres coutumiers de la croyance, d'autre part, pour
que de la majesté d'État. D'un côté, en l'élevant jusqu'à la suprématie par
transformer en une communauté solidaire l'agrégat défait des sujets d' an-
l'imposition d'une définition autonome de l'obligation, de l'autre en con-
cien régime.
duisant les individus à se désengager de liens jusque là universels mais
Intense tout au long du XIX' siècle, le débat ne connut son terme véri- qualifiés désormais de particuliers. C' est le sens de la confessionalisation
table qu'avec la loi de 1905 sur la "séparation des Églises et de l'État". des religions, celui de l'invention de la laïcité. Car si le sacré est revendi-
C'est le moment où le rapprochement espéré des expériences républicai- qué, il est explicitement construit en France par opposition au fidéisme
nes de part et d'autre de l'Atlantique se heurta à une fin de non-recevoir : rituel, par opposition aussi à toute révélation divine". Peut être est-ce la
la laïcité française ne serait ni simple sécularisation, ni amorce de reli- raison pour laquelle les monuments élevés à la gloire de cette république,
gion civile. Le rapport Briand, au nom de la "commission relative à la une fois l'inauguration passée, tombent si vite dans l'oubli. Le Panthéon,
séparation de l'Église et de l'État et de la dénonciation du Concordat", le lieu de recueillement et de reconnaissance, est le "temple vide" évoquée
4 mars, en livre la raison: "si les interventions des églises dans les affai- par Mona Ozou!". Les arbres de la liberté et les bustes à son effigie ? ns
res politiques devenaient plus fréquentes et moins discrètes ... , si les ef- mènent une existence des plus discrètes. Comme si les lieux et objets de
forts ... qu'a fait l'église catholique en vue de constituer un enseiguement cette "liturgie" de substitution étaient marqués d'une telle sobriété d'usage
confessionnel apparaissaient un jour comme dangereux, notamment au que leur l'éclat même paraissait frappé de torpeur.
point de vue du retard qui en résulte pour l'assimilation des immigrés
catholiques et leur fusion avec les autres races, peut-être les Américains
connaîtraient-ils à leur tour cette question cléricale qu' ils considèrent avec La spécialisation du commentoire
un dédain un peu superficiel et avec la confiance d'un peuple jeune ...
Si le fameux chapitre relève désormais d'un objet d'étude universitaire,
a-t-il pourtant perdu les liens privilégiés qui le reliaient à la définition de
l'obligation civique? Voulon: répondre à cette question supposerait
83. ALBRESPY A.t Les lîbres p~nsl!urs et la RépubliqUe, Sandoz et Fiscbbacher, 1878. p. 46.
84. BARGY H.,lA religion dans la société QIU" États-Unis. Paris. Armand Colin. 1902, p. XII.
8S. Vicomte de Meaux, L'Église catJwlique et la libertl au.x États·Unis. Paris. V. Lecoffre. 1893. 88. Pour une opinion contraire, on lira l'article de WilIajmc : Wll.LAIME J.P. "De la sacralisation
p. 297. de la France. Lieux de mémoire et imaginaire nationale" (Archives des Sciences des Religions, 66--1,
86. AT J.A.. La situation religieuse aux ÉlalS-Unis. Illusions et rlalitls. Paris. A. Sava!te. 1905. juillet septembre 1988. pp. 125-1'45) qui soutienllui t'idée d'une "religion civile à la française".
p.22. 89. "Le Panthéon. École ilonhàlé· tle~ÏIl6its... dans NORAP. (dir.). Les lieux de mémoire, tome 1. La
87. KLEIN. La séparation aux États-Unis. Paris. Bloud &: Cie, 1908, p. 67 République. Paris, Gallimard. 1984, pp. 139- 166.
6Z2 Ofiv;ulhl R~/i8ioll civife : fa camin comparit! d'un conc~pl 623

d'ouvrir un autre chantier: de rendre compte de des controverses susci- religieux. C'est ainsi que la nouvelle religion fut accusée d~ avoiF ~u'i~é
tées depuis un demi-siècle par la concurrence académique pour l'inter:- "l'esprit de fanatisme à émigrer du corps théologique (bodythé'ologii:af)
prétation du "sens" de l' œuvre. Or, la bibliographie des lectures propos~s au corps politique (harly politicaf)94. Ou d'avoir "abouti à rejeter le prin"
est tellement prolixe qu'il faut y renoncer"'. Les styles historiographiqueS; cipe de tolérance"". Comme si Rousseau, dans le panthéon des figures
les attendus normatifs, les partis pris disciplinaires s' y projettent selon incarnant les valeurs américaines, pêchait surtout par sa réputation d'être
d'infinies variations. Certes, il reste possible de relever, dans l'entrecroi- un anti-Locke. Dunning enfonce le clou: "Si son génie littéraire prolifi-
sement de ces grilles d'analyse, des.oppositions tranchées. Comme celle que a donné une grande yogue et une influence fugitive à différents dog-
qui sépare une lecture "philosophique", attachée à ce que l'œuvre trans- mes qni manquaient de l'une ou l'autre de ses qualités ... il s'est aventuré
cende son contexte d'élaboration, à une lecture "historique" n'hésitant à dénoncer les catholiques comme incapables par leurs croyances reli-
pas à faire du concept un symptôme: celui des croyances d'une époque gieuses d'être de bons citoyens et ceci est une plaie pour l'idée de tolé-
ou d'un milieu" . Possible aussi de souligner la constance de certaines rance"". L'édition de référence établie par C.E. Vaughan (The Political
stratégies rhétoriques : comme celle du gont qu'aurait Rousseau pour "les Writings of Jean-Jacques Rousseau) avait largement déblayé le terrain en
paradoxes sémantiques" ("on le forcera d'être libre", "proscrire l'intolé- 1917. Dans cette optique, Rousseau était crédité d'avoir cherché, pour
rance"). Des formulations qui engagent sur la voie d'un portrait propre- . l'observance du Contrat, une garantie relevant de Dieu: "aucun pouvoir
ment psychologique de l'œuvre, avec son lot d"'énoncés ombrageux" et dans le monde ne peut forcer un homme à rester fidèle moralement aux
d'''ambiguïtés coupables"". Cependant, et pour rester fidèle à la problé- lois ou au Contrat mais Dieu le peut". Et de considérer ce chapitre, ajouté
matique de cette recherche, deux types de schématisation peuvent être au dernier moment et rédigé de façon significati ve au dos du chapitre sur
mis en contrepoint de part et d'autre de l'Atlantique. le Législateur, comme "la clef de vonte de toute la structure de Rous-
D'abord, la différence d'intensité dramatique dans le traitement de seau"". L'orientation des critiques diffère donc sensiblement d'un pays à
l' œuvre. Non que le texte n'ait connu aux États-Unis de sévères critiques. l'autre. En France, ce qui domine c' est la lecture d'un Rousseau politi-
L'appel à produire une loyauté indivise a été accusé de porter en germe que. Comme si le texte ne pouvait se comprendre qu'au regard des prati-
un véritable "totalitarisme". C'est par exemple l' opinion de Robert Nisbet ques gouvernementales qui dans le passé s'en étaient inspiré. Que l'on
lorsqu'en 1943 il fustige les attributs premiers de la religion civile: "Res- songe à Paul Janet, dans sa monumentale Histoire de la science politique
pect pour la Souveraineté, allégeance unique à l'État et subordination de dans ses rapports avec la morale, s'exclamant: "c'est une chimère de
tous les intérêts aux lois du royaume ( ... ) La psychologie politique du croire que l'État, après avoir affranchi les consciences du joug des reli-
totalitarisme est ici révélée dans des termes dont la clarté et l'énergie
n'ont jamais été surpassés dans aucun document contemporain"". Mais,
ce type de propos est assez rare. En fait, la plupart des mentions critiques
94. SCHAPINO J.5 .. "Catholics and Unbelievers in Eighteenth Century France",American Hiszorical
recueillies tournent autour de l'idée d' une atteinte possible au pluralisme Review. vol. 45, 4,juillet 1940, p. 863 .
95. SALKEVER S.G., "lnterpreting Rousseau's Paradoxes", Eightetnth-Century Studies, vol. n, 2,
1977. p. 207
90. Pour une présentation des grandes orientations qui animent ces études d6sonnais dominées par 96. ''The Political Theories of Jean-Jacques Rousseau". Po/itical Science QU4rterly, vol. 24. 3. sep-
les philosophes et les historiens des lettres. voir l'article de Trousson : l'ROUSSON P., "Quinze tembre 1909, p. 407 "t

années d'études rousseauistes", Dix-Huitième Siècle, IX, 1977 et les rétrospectives desAnnales Jean- 97. The Politica/ Wrirings of Jean-Jacques Rousseau, edited for the Original Manuscripts and
JacqUt:s Rousseal/. en 1978. Autbentic EditoR with introduction and notes of C.B. Vaughan,. (2 T.), Oxford. BlackweU, 1962 (1'"
91. Jusqu'A fairedispanûtre, dans l'analyse d'in.spÎJ'ation marxiste, toute autonomie Acette partie de éd. 1915), T. l, pp. 90-95. Voir le compte rendu qu'en donne Albert Schinz dans : SCHINNZA., le
la théorie rousseauiste. Voir,l titre d'illustration, l'introduction par laquelle Henri Guillemin ouvre Philosophical Review, vol 26, nO2. p. 22S et s. La préc6deote édition de rtférence reliait déjà le
l'édition du Contrat Social chez 10/18 (paris, Union g6nérule d'6ditioDs, 1973, pp. 1-50) et, dans le ContraI Social li: la Révolution française: il s'agissait de ceUe de Henry J. Tozer. publiée li. Londres
contexte américain, MELZER A., "Rousseau and the problem of Bourgeois Society", The American chez 50nnenscbein et à Ne.w York chez Scribners en 1895. Mais à la différence des accusations
Political ScienCi! Rewiew, vol. 74, 4, décembre 1980, pp. 1018-1033. portées pnr en France, le rapport entre ces év!nements était moins appréhend6 en rennes de cause et
92. Comme celui qui fnit de ce "rebelle égotiste" le "responsable d'un nouveau romantisme indivi- d'effet mais en tennes d' "effets joints de causes communes". Rousseau, pour le dire autrement, 6tait
dualiste", JONES H.M.. R€Yo/ution and Romanticism, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, présenté comme ayant foumi les "phrases et les formules plus que les idées et les motivations des
1974, pp. 235 à 243. révolutionnaires". Sur cene inflexion anglo-saXonne, voir le compte rendu du Political Science
93. "Rousseau and Totalitarism", The Journal of Polirics, yol. 5,2, 1943, p. 107. Quanerly, vol. JI. 3, septembre 1896, p. 583.
624 Olivier lM ReligivII civile: la carrièu comparée d 'un concept 625

gions positives, pourra leur imposer une religion purement naturelle'''' . un effet taritôt polémique .tantôt littéraire. De la première catégorie relève
Aux États-Unis, en revanche, c'·est plutôt la foi du genevois qui est rete- l'évidente satisfaction qu'y procure l'utilisation .des notions de "clergé
nue comme clef d' interprétation. Comme si le sentiment piétiste était le républicain" ou "d'église révolutionnaire". Dé la seconde la manière toute
véritable fù conducteur de l'ouvrage09 .Cest lui qui donne accès à l'idée solennelle, sinon grandiioquente, de parler des valeurs républicaines en
d' une transcendance nationale. D'où la facilité à y défendre l'auteur con- les assimilanfà un "catéchisme civique"IO', ou en réclamant en leur nom
tre certains chefs d'accusation. Le commentaire sur l'édition de Charles une gratitude définie lors du Bicentenaire comme une expression toute
Frankel chez Hafner Publisbing Company à New York en 1947 est révé- filiale de "piété"'o,. AuxÉtats-Unis, en revanche, l'efficacité procurée est
lateur: "Si Rousseau parle franchement de fraternité à une époque où tantôt analytique tantôt prophétique. Ce type de rapprochement y sert à
l'idéal semblait plus éloignée qu'il ne peut l'être aujourd'hui, aucun lec- penser le lien entre "moralité et politique". Ainsi, pour Hilail Gildin, une
teur attentif du texte, qui a été rendu depuis accessible à faible coUt, ne société dont la morale a été sécularisée a besoin d'être soutenue par une
peut croire qu' il pense réellement à une fraternité obligatoire"'oo. Pour foi religieuse minimale et le Contrat Social lui-même peut être renforcé
Norman Wilde, l'accusation d'une "obsession de l'unité" chez Rousseau par des principes religieux même si cela n'ajoute rien à son caractère
doit être tempérée. C'est le seul problème de "la cohérence externe du fondamentalement séculier'''. Noone va plus loin: il défend Rousseau
culte public" qui l'intéresse. Attiré sinon par une religion toute person- contre une charge souvent lancée contre lui (la religion civile comme
nelle, il "reconnaît la nécessité mais aussi la difficulté d'une telle unité productrice de totalitarisme) en rappelant qu'il n'avait aucune sympathie
comme étant d' abord de nature politique". C'est parce que l'État est inca- pour les méthodes inquisitoriales. Et de multiplier les citations destinées
pable d' atteindre un corps commun d'obligations fondé sur des bases ra- à démontrer que ce credo est cohérent avec les principes des droits politi-
tionnelles qu' il s'efforce d' en faire l'objet d'une volonté divine'o, . D'où ques lOS •
l'image, en France, d'un Rousseau irrationnel et mystique, soumettant la
Avec Bellab, l'utilisation en revanche relève d'un genre plus hybride:
morale au mauvais infini des mots en rêvant de théocratie, et celle, aux
à la fois prophétique et académique. Le succès rencontré par son article
États-Unis, d' un théiste, permettant de contrer le libéralisme lockien, par
de 1967 est indéniable. Des centaines d'articles, de livres, de numéros
sa sacralisation de la moralité publique et ses mises en garde contre la
spéciaux de revue sont venus doncer corps à la thèse d'une "religion ci-
profanation du politique.
vile américaine". Celle d'une foi non sectaire ancrée dans le Puritanisme
et l'historie politique. Une "transcendance universaliste"'" qui conforte
l'idée d'un destin unique de l'Amérique. On observera cependant que la
Les résonances d'une évocation
religion civile décrite par Bellab doit plus à Durkheim qu'à Rousseau. Et
Deuxième observation: les rivalités doctrinales du passé rendent large- déjà parce qu' elle est moins un projet conduit par les élites dirigeantes
ment compte des profits associés de nos jours à l' usage du terme. En qu'une propriété réputée émerger de la vie sociale elle-même. Pour Micbael
France, le rapprochement des vocabulaires religieux et politique procure Hughey, sa réalité tiendrait à une sécularisation de la morale puritaine et
à l'émergence à partir de la fin du XIX' siècle d "'une idéologie civique
liée à la business class des petites villes américaines"'07. D' ailleurs son
98. Histoire de la science politiqu.e do.ns ses rapports avec la morale, T. 2, Paris. F~fu. Alcan, 1887.
promoteur ne serait lni-même qu' un universitaire courroucé proposant
p. 451
99. C'est ce que soutient Frédmc Atzger dans une ~tude passée inaperçue en France à son Epoque.
,
Et de résumer son prop:>s par une fannule : "Rousseau débute par une critique de la civilisation que
ne désavouerait pas Saint Augustin et il finit par la constitution d'une rellgio.n ciyi1e dont le dogma- 102. ARREAT L., Croyances de demain, Paris, Félix Alean, 1898, p. 146,
tisme autoritaire ne répugnerait pas à Calvin": ATZGER F., Essai sur l 'histoin des docm'nu du 103, Déclarntion du président de la République, u Monde du 16 janvier 1988.
Comrat SociaL, Paris, Félix Alean, 1906, p, 235. Or, eeUe-ci est soulignée par A, Dunning eomme un 104. GILDIN H., RousseauJ Social Contract : The Design of the AlJument, Chicago et Londres,
"excellent passage" dans soo c.ompte rendu. Voit DUNNING A" PoLitical Science Quarrer/y, vol. 22, Univernityy of Chicago Press, 19.83, p. 30
0 :4, décembre 1907, p. 696 105. NOONE J.B., Rousseau J Social Contract : A Conceptual Analysis. Albens (Georgia), Univer-
100. L'expression en italique est en français. The Journal of Philosophy, vol. 45, 24, novembre sity of Georgia Press, 1980, p. 182
1948, p. 666. Cette publication reprend le texte d' une édition anglaise anonyme de 1791 et non celle 106. RICHEYR. etlONES D., American Civil .Religion, New York, Harper and Row, 1974, pp. 4-18
habituelle de Henry Tozer. 107. Civil Religion and Moral Order- : theorical and Hisrorical Dimensions. Wesport. GreenwoOO
101. "The Doctrine orthe Righi ta Believe", Mind. vol. 26, 10l, janviu 1917, p. 1,7. Press, 1983.
626 Olivier lM Religion civile: fa carrière comparü d'Ull COIICtpt 627

"une réponse idéologique et intellectuelle à la fragmentation et à l'imper- mineure, l'idée que la moderuité consiste justement à séparer le domaine
sonnalité croissantes de l'organisation sociale dans la société industrielle confessionnel de ce qui relève de l'État. Dés lors il n'y aurait qu'une
moderne". Reste que cette prophétie académique a rencontré des "fidè- conclusion possible : définir le religieux comme désormais extérieur à
les" : James A. Mathisen a pu, vingt ans 'après, dresser une impressIon- toute 'église constituée mais possédant néanmoins, par analogie, ses pro-
nante recension des travaux qui avaient métamorphosé le concept'en phètes et ses martyrs, ses lieux sacrés et ses rites. Peu importe que cette
paradigme 1O'. Avec pour effet principal de préserver la rhétorique de la "foi civile" ne soit vécue que de façon inconsciente, elle répond aux deux
république au sein d'une structure politique menaçant de devenir celle postulats essentiels de cette construction syllogistique: d'une part, l'idée
d'un État constitutionnel libéral fondé sur l'équilibre des intérêts particu- que l'intégration nationale n'est possible que sur la base d'un mimétisme
liers. de pensée et de conviction, en somme qu'il faille une morale uuique et
partagée pour fonder le lien social; d'autre part, qu'il est nécessaire d' éla-
Si l'hypothèse est juste, il serait alors possible d'expliquer pourquoi,
borer une spiritualité commune pour unifier la mosaïque des appartenan-
depuis les années 1970, la portée d'une telle lecture s'est réduite. La cri-
tique développée par les historiens Martin Marty'''', John Wilson"· ou ces individuelles.
Sidney AItIstrom'" consiste à établir que si la religion civile s'est bien A l'évidence, la professionoa1isation du commentaire, fruit du mono-
développée sous la présidence d'Eisenhower, en revanche, depuis les an- pole d'interprétation progressivement conquis par les disciplines uuiver-
nées 1960, elle a décl.4Jé de façon notable'l2 : dans l'historiographie amé- sitaires, est loin d'avoir banalisé le chapitre sur la religion civile'''. Si elle
ricaine,le paradigme libéral avait détrôné celui du républicanismell3.Autre le rend même plus présent dans les procès en paternité qui, deux cents ans
critique plus subtile mais plus radicale: celle formulée par les sociolo- après, s'obstinent à le convoquer, la part de légende demeure. En France,
gues Richard Feno"4 ou Brian Wuson'" observant combien chez Bellah sous la forme d' une croyance démotivée, aux États-Uuis, sous les traits
la notion d"'intégration" commande toute l'architecture de la démonstra- d'une prophétie rationalisée. C'est tout l'enjeu de cette esquisse de re-
tion. Le raisonnement ne prend-il pas la forme d'un syllogisme? Avec en construction comparée que de tenter d' en livrer les raisons. Celles-ci tien-
majeure, la proposition que toutes les sociétés humaines sont fondées, nent, non pas à des caractéristiques intemporelles, source de
comme l'établit l'anthropologie, sur des constructions religieuses. Et en "contradictions logiques", mais à la façon dont ses usages participent di-
rectement de luttes doctrinales destinées à promouvoir ou, au contraire, à
empêcher une certaine représentation de la république. C'est pourquoi la
108. "Twenty Years After Bellah. Whatever Happened lO American Civil Religion 7", Sociological
notion de "religion civile" a d'abord le statut emblématique d'un signe.
Analysis, vol. 50. 2. été 1989. pp. 129-146. Une fois constitué le paradigme va donner naissance à
des extrapOlations illimitées et, partant, incontrôlées. L'ouvrage de Maureen Henry est caractéristi- Signe des temps, ajoutera aussitôt le prophète. Signe de ralliement: lui
que. Professeur à Saint John University, elle entreprend une généalogie des "différentes étapes de la rétorquera le politiste. Le repoussoir, en France, d'un uuiversalisme d' Etat,
religion civile de l'Europe moderne" car la religion civile serait "aussi veille que la société politique" le gage, aux États-Uuis. d'un nationalisme sanctifié. Dans tous les cas, un
(p. 175) : depuis "Les fondements: la religion civile romaine" (Chapitre 1er) en passant par les
figures de Hobbes (au chapitre 3)jusqu' à Saint Simon ÇlI.! Comte au Chapitre 10. The Intoxication of discours dont la valeur se constitue non par rapport à un étalon de mesure
Power : An Analysi.s of Ci'lil Religion in Relation 10 Ideology, Dordrecht. D. Reidel. 1979. - la parole du philosophe genevois qui parait pourtant en garantir le sens
109. Religion and Republic, 1987, Boston, Beacon - mais dans le contexte que déliruite la structure de ses emplois. Dans un
110. Public Religion in Amuican Culture, 1979, Philadelphie, Temple University Press
Ill. A ReligioJlS Hisrory of the American People, New Haven, Yale University 1972
espace de concurrences et de correspondances au sein duquel des réseaux
112. Ce que finira d'ailleurs par reconnaître BeUah dans BELLAH R., The Broken CoveTUlnt publié d'interprètes ont fini par forger un héritage intellectue'l à un concept
en 1976. On observera au passage que ce sociologue n'a ~re explicit6I'usage que fit Rousseau du aujourd'hui dépourvu d'héritiers proclamés.
concept de "religion civile", reconnaissant simplement qu'il utilisait le terme parce qu'il " a deux
s i~c les de ~nance historique", dans Varietiu of Civil Religion, BEUAH R. et HAMMOND E.
(dir.), New York, Harper and Row, 1980, p. 4.
113. Voir, sur ce changement dans le socle des représentations qui organise l 'kriture de J'histoire
américaine, la synthèse de Matthews : MATIHEWS. "Liberalism. Civic Humanism and theAmerican
Political Tradition : Understanding Genesis", The Journal of Politics, vol. 49, 4. novembre 1987, 116. Pour une application récente au système soviétique, voir : THROWER J•• Marxism-leninism
pp. 1127-1153. as the Civil Religion of Soviet Society. God:r .C ommissaT, Edwin Melleo Press, Lewiston. 1992.
114. Toward a Theory of Secu/arizarion, Stom. Society of the Scientific Study of Religion, 1978. À signaler que le nominalisme s' y déploie pleinement puisque J'auteur y amalgame l'usage que
115 , Conremporary Transformations of Religion, Oxford, Oxford Uni~ersity Press, 1976. Rousseau et Bellah firent du f,erme. à deux cents ans de distance (p. iX, note 5).

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