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Le drame
de l'enfant doué
A la recherche du vrai Soi
Traduit de l'allemand
par Bertrand Denzler
et revu par Jeanne Etoré
Presses Universitaires de F r a n c e
Le présent ouvrage est la traduction française de
Das Drama des begabten Kindes und die Suche nach dem wahren Selbst
Alice MILLER
Suhrkamp Verlag,
Frankfurt-am-Main, 1979
ISBN 2 13 045211 6
ISSN 0768-066x
AVANT-PROPOS 7
La dépression et la grandiosité :
deux formes parentes
du trouble narcissique
Introduction 45
Destins des besoins narcissiques 46
I — Narcissisme sain 47
II — Le trouble narcissique 49
1. La grandiosité, 53 — 2. La dépression, revers de
la grandiosité, 57
2 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ
La légende de Narcisse 64
Phases dépressives pendant l'analyse 65
1. Fonction de signal, 66 — 2. « Ecrasement du
Soi », 66 — 3. De forts affects « en gestation », 67
— 4. Confrontation avec l'introject, 67
La prison intérieure et le travail analytique 68
Un aspect social de la dépression 74
Points communs avec quelques théories concernant la
dépression 77
Du mépris
LE M O N D E PERDU
DES SENTIMENTS
A LA R E C H E R C H E DU V R A I SOI
LA SITUATION
DU PSYCHANALYSTE
REMARQUES FINALES
DESTINS
DES BESOINS NARCISSIQUES
I — Narcissisme sain
II — Le trouble narcissique
leur enfant afin qu'il ne crie pas et ne dérange pas. Elles ont
enfin trouvé un être qui les respecte et les considère.
J'aimerais donner un exemple qui illustre très bien
cela. Une patiente, elle-même mère de quatre enfants,
ne parlait que très rarement de sa mère. Au début du
traitement, elle la décrivait comme une femme chaleu-
reuse et affectueuse qui s'occupait beaucoup de ses enfants,
se sacrifiait entièrement à sa famille et qui, très tôt déjà,
« parlait ouvertement de ses soucis » à sa fille. Elle était
du reste très sensible aux problèmes des autres, et c'est
pourquoi les adeptes de la secte dont la famille faisait
partie lui demandaient souvent des conseils. Elle était
d'autre part très fière de sa fille, m'expliqua ma patiente.
Maintenant, sa mère était vieille et fragile et elle me
dit qu'elle se faisait beaucoup de soucis quant à sa
santé. Elle rêvait d'ailleurs souvent qu'il était arrivé
quelque chose à sa mère et ces rêves étaient toujours
très angoissants.
Dans la suite de l'analyse, sous l'effet des sentiments
apparaissant dans le transfert, l'image de cette mère se
transforma considérablement. C'est surtout au moment
où nous abordâmes dans l'analyse la période de son édu-
cation à la propreté que la patiente commença à trouver
que sa mère, qu'elle vivait à travers moi, était despotique
et exigeante, qu'elle voulait la contrôler, la manipuler,
qu'elle était méchante, froide, bête, bornée, obsession-
nelle, susceptible, exaltée, fausse et harassante. La
patiente projetait sans doute dans cette image toute
sa rage contenue pendant si longtemps, mais la mère
de ses souvenirs d'enfance avait des traits parfois vrai-
ment assez semblables.
C'est seulement avec le temps, après avoir mis en scène
dans l'analyse certaines situations de son enfance que la
patiente découvrit, à travers sa relation avec ses propres
enfants, le vrai visage de sa mère. Vers la fin de l'analyse,
elle m'expliqua que sa mère avait sans doute effective-
52 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ
1. La grandiosité
L'être « grandiose » est admiré partout et il a besoin de
cette admiration, il ne peut pas vivre sans elle. Il doit
réussir brillamment tout ce qu'il entreprend, et il y
parvient (il n'entreprend jamais rien d'autre que ce qu'il
est sûr de réussir). Il s'admire lui-même pour ses qualités :
pour sa beauté, son intelligence, son talent, ses réussites
et ses performances. Mais malheur à lui si une de ces
qualités lui fait défaut : la catastrophe de la dépression
profonde est alors imminente. On pense généralement
qu'il est normal que des êtres vieux ou malades, qui ont
subi de grandes pertes, ou que des femmes atteignant
54 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ
3. On entend parfois des mères raconter avec fierté que leurs nourrissons
ont appris à réprimer leur faim, et qu'ils a t t e n d e n t l'heure du repas calme-
ment, gentiment occupés. J ' a i connu des adultes qui avaient vécu cela
dans leur toute petite enfance et le relataient dans des lettres ; ces adultes
ne savaient jamais vraiment s'ils avaient réellement faim ou s'ils se le
« figuraient » seulement, et ils avaient sans cesse peur de tomber d'inanition.
A. MILLER 3
62 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ
LA LÉGENDE DE NARCISSE
tellement horrible que je ne pouvais plus rien manger et que j ' a v a i s 40° de
fièvre. Je pus alors arrêter d'allaiter et, subitement, j'allai mieux. P e n d a n t
longtemps, je n'ai rien ressenti qui puisse ressembler à des sentiments
maternels. Si l'enfant était mort, ça ne m ' a u r a i t p a s déplu. Et tout le monde
s'attendait à ce que je sois heureuse. Une amie me dit que l'affection ne
viendrait qu'avec le t e m p s , lorsque je m'occuperais toute la journée de lui
et qu'il serait t o u t le temps dans mes jambes. Cela n'est pas vrai non plus.
Je n'ai commencé à avoir de l'affection pour lui q u ' à p a r t i r du m o m e n t
ou je pus de nouveau aller travailler et qu'en r e n t r a n t à la maison je le
retrouvais, un peu comme une distraction ou un jouet. Mais, honnêtement,
un petit chien aurait t o u t aussi bien « fait l'affaire ». Maintenant que m o n
enfant est plus grand et que je r e m a r q u e que je peux l'éduquer, qu'il s'accroche
à moi et qu'il a totalement confiance en moi, je suis contente qu'il soit là ;
et une relation tendre s'établit entre nous peu à peu. (C'est moi qui souligne,
A. M.) Je vous ai écrit cela simplement parce que je trouve bien qu'il y
ait enfin quelqu'un qui dise qu'il n ' y a pas d'amour maternel, au sens où
on l'entend généralement — et encore moins d'instinct maternel — »
(cf. Emma, juillet 1977).
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 65
PHASES DÉPRESSIVES
PENDANT L'ANALYSE
1. Fonction de signal
Tout analyste connaît ces séances où le patient arrive en
se plaignant de la dépression et où il quitte le cabinet en
larmes, mais très soulagé et sans dépression. Peut-être
a-t-il pu enfin vivre une rage longtemps contenue contre
sa mère, ou exprimer sa méfiance à l'égard de la souverai-
neté de l'analyste, ou ressentir pour la première fois la
tristesse d'avoir perdu tant d'années de sa vie, ou vivre
une fois de plus la colère qu'il éprouve avant les vacances
ou chaque fois qu'il doit se séparer de l'analyste. Peu
importe la nature des sentiments, ce qui compte c'est
qu'ils aient pu être vécus. La dépression a annoncé non
seulement leur proximité mais aussi leur déni. La séance
d'analyse a permis l'irruption de ces sentiments, faisant
immédiatement disparaître l'humeur dépressive. Celle-ci
a donc signalé le fait que des parties niées du Soi (senti-
ments, fantasmes, désirs, angoisses) s'amplifiaient sans
avoir pu trouver d'exutoire dans la grandiosité.
2. « Ecrasement du Soi »
Il y a des patients qui, à chaque fois qu'ils se sont, dans
une séance, approchés très près de ce qu'il y a de plus
profond en eux, organisent une fête ou autre chose qui
leur est à ce moment-là totalement indifférent, et ou ils
se sentent à nouveau isolés et surmenés. Quelques jours
après, ils éprouvent des sentiments de vide et d'aliénation
de soi ; ils n'ont plus accès à leur vrai Soi. Inconsciem-
ment, le patient a provoqué activement des circonstances
qui répètent ce qui se passait lorsqu'il était enfant :
lorsque, dans le jeu, il se sentait lui-même, c'est-à-dire
qu'il était créatif, au sens de Winnicott, on lui demandait
une performance, on voulait qu'il fasse quelque chose
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 67
LA PRISON INTÉRIEURE
ET LE TRAVAIL ANALYTIQUE
UN ASPECT SOCIAL
DE LA D É P R E S S I O N
POINTS COMMUNS
AVEC QUELQUES THÉORIES
CONCERNANT LA D É P R E S S I O N
i
Ou bien, si je suivais jusqu'au bout ma
volonté de révolte, est-ce que Dieu ne trouve-
rait pas une échappatoire, une mystification
qui ferait valoir sa supériorité, selon la
recette infaillible des grandes personnes et des
puissants, qui trouvent dans leur jeu un der-
nier atout, vous couvrent de honte sans vous
prendre au sérieux et vous humilient sous le
masque odieux des bonnes intentions ?
« Ame d'enfant », p. 74.
L'HUMILIATION DE L ' E N F A N T ,
LE MÉPRIS DE LA FAIBLESSE
ET CE QUI S'ENSUIT
1. Comme est injuste d'ailleurs la situation d'un enfant qui se trouve face
à deux adultes plus forts que lui comme devant un mur ; nous estimons
être « conséquents dans notre éducation » lorsque nous refusons à l'enfant le
droit de se plaindre d'un de ses parents auprès de l'autre.
DU MÉPRIS | 83
fier que son fils ne pleure pas. L'enfant recevait des coups
supplémentaires s'il pleurait, et il apprit donc a ravaler
ses larmes, étant lui-même fier de pouvoir faire par son
courage un si beau cadeau à son père. Cet écrivain parlait
des coups que lui administrait régulièrement son père
comme de la chose la plus normale du monde (ce qu'elle
était naturellement pour lui) et il dit ensuite : « Les coups
ne m'ont pas fait de mal, ils m'ont préparé à la vie, ils
m'ont endurci, ils m'ont appris à serrer les dents, et
c'est pourquoi je me suis si bien développé profession-
nellement. »
Dans une émission télévisée, le metteur en scène Ingmar
Bergman, contrairement à cet écrivain tchèque, nous
parle tout à fait consciemment de son enfance ; une
enfance qui ne fut si on l'en croit qu'une longue suite
d'humiliations. L'humiliation était l'instrument princi-
pal de l'éducation qu'il reçut. C'est ainsi par exemple
qu'il devait porter toute la journée un habit rouge lorsqu'il
avait mouillé ses culottes, afin que tout le monde le
sache et qu'il en éprouve de la honte. Il était le plus
jeune des deux fils d'un pasteur protestant. Durant cette
interview, il décrit une scène qui se produisait fréquem-
ment lorsqu'il était enfant : son père frappe son frère
aîné sur le dos. Sa mère tamponne ensuite avec de la
ouate le dos du frère. Lui-même est assis et il regarde.
Bergman raconte cette scène sans émotion visible, presque
froidement. On l'imagine enfant, qui regarde, tranquille-
ment assis. Il ne se sauve pas, il ne ferme pas les yeux,
il ne crie pas. On a alors l'impression que cette scène
s'est certes réellement déroulée ainsi, mais qu'elle est
en même temps un souvenir-écran qui cache ce qu'il a
dû subir lui-même. On a en effet de la peine à croire que
ce père n'ait battu que son fils aîné.
En analyse, certains patients sont convaincus que seuls
leurs frères et sœurs eurent droit aux humiliations. Ce
n'est qu'après des années d'analyse qu'ils arrivent à se
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LE MÉPRIS INTROJECTÉ
DANS LE MIROIR
DE LA PSYCHANALYSE
I — La compulsion de répétition
« voix cassée » du Soi
II — La perpétuation du mépris
dans la perversion
et dans la névrose obsessionnelle
III — La « dépravation »
dans l'enfance de Hermann Hesse
comme exemple du « mal » concret
IV — La mère
des premières années de la vie
comme intermédiaire de la société
V — La solitude
de celui qui méprise
4. L'œuvre de Van Gogh ou celle du peintre suisse Max Gubler sont des
exemples bouleversants qui illustrent bien ce phénomène : ils essayèrent
d'obtenir par tous les moyens la compréhension et l'amour de leur mère, et
leurs efforts furent aussi inutiles que sublimes.
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VI — Libération
des introjects méprisants
Ceci est aussi une des conditions qui doivent être remplies
pour que l'analysant arrive à se séparer de son introject.
J'aimerais donner ici un exemple : à un certain moment
de son analyse, une patiente décida soudain d'aider sa
fille de dix ans, très intelligente, à faire ses devoirs, bien
que celle-ci n'ait jusque-là jamais eu besoin d'aide.
Consciemment, cette patiente avait pris cette décision
en se référant aux conseils que l'instituteur avait adressés
à tous les parents, lors d'une réunion. En peu de temps
sa fille perdit sa spontanéité et sa faculté d'apprendre
rapidement ses leçons, elle n'eut plus la même assurance
et commença à rencontrer de réelles difficultés à l'école.
Il était dès lors évidemment justifié que ma patiente
continuât à contrôler les devoirs de sa fille. La mère de
cette patiente était une enseignante très fière de ses dons
de pédagogue. Elle disait souvent qu'elle pouvait « faire
quelque chose de n'importe quel enfant ». Elle était une
de ces mères qui manquent d'assurance, et qui voudraient
même apprendre à leur enfant à marcher et à parler.
La patiente avait déjà pris conscience de tout cela car,
dans le transfert, elle avait à plusieurs reprises vécu sa
mère à travers moi et m'avait alors reproché de ne pas
m'intéresser à elle et avait fantasmé que seule m'importait
ma propre réussite. Peu après, des souvenirs et des rêves
de scènes dans lesquels elle se heurtait à sa mère vinrent
confirmer ses intuitions. Mais ce n'était pas encore suffi-
sant. La patiente devait encore découvrir sa mère en elle,
elle devait vivre la peur — totalement irréaliste — qu'elle
éprouvait à l'idée que sa fille pourrait la compromettre,
en tant que mère, aux yeux de l'instituteur. Elle détes-
tait cette compulsion qui la poussait à intervenir dans la
vie de sa fille, et elle ressentait cette compulsion comme
un corps étranger en elle, mais ne pouvait s'en libérer.
Pour finir, des rêves où elle se voyait dans la situation
de sa mère, après la guerre, l'y aidèrent. Elle put alors
se représenter plus exactement cette situation, celle d'une
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