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REGARDS SOCIOLOGIQUES

Directeur de Publication : Christian de MONTLIBERT

2003 - Numéros 25 & 26

LIEUX, ESPACES, ENVIRONNEMENT

Publié avec le concours

de la Formation Doctorale de la Faculté des Sciences Sociales


et
du C.R.E.S.S. : Centre de Recherches et d'Etudes en Sciences Sociales

de l'Université Marc Bloch de Strasbourg


SOMMAIRE

Christian de Montlibert
«Une relation bijective : espace social, espace aménagé ».
Loic Wacquant, traduit de l'anglais par Sébastien Chauvin
« L'avenement de la marginalité avancée : notes sur sa nature et ses implications »
Sylvie Tissot
« La production d'espaces pacifiés ? La réforme des "quartiers sensibles" par le
développement social urbain »
Olivier Masclet
« "Lutter contre les ghettos" Contribution a une socio-histoire d'un mot d'ordre qui a
réussi »
Stavros Kannas
« Note de recherche : l'épuration du centre d'Athenes »
Chantal Callais
« Entre intéret général et intérets particuliers : la fabrication de la ville par lotissements.
Aspects morphologiques : l'exemple de Bordeaux »
Bénédicte Florin
«Faire la ville hors la ville ou l'extraterritorialité des compounds, quartiersfermés du
Grand Caire »
Nicolas Souliotis
« Propriétés sociales des entrepreneurs et propriétés économiques du marché: le cas
des loisirs dans une banlieue populaire d'Athenes »
Denis M onnerie
« Espace et relations sociales a Arama et dans la région Hoot ma Whaap (Nouvelle-
Calédonie) »
Arsenio González
« La controverse mondiale apropos des grands barrages : d'une réalité hétérotopique a
la construction d'un espace restreint de représentation (la World Commission on
Dams) »
Carole Waldvogel
« L'environnement et les associations : les luttes pour la structuration de l'espace »
Véronique Biau
« La consécration des "Grands Architectes »
Arsenio González
Doctorant en sociologie al'EHESS.

LA CONTROVERSE MONDIALE A PROPOS


DESGRANDSBARRAGES:
d'une réalité hétérotopique a la constructioD d'UD espace
restreint de représentation (la World Commission on Dams).
PRISES DE POSITION HETERO-
TOPIQUES. Comrne on peut l'apprécier sur le tableau
suivant, l'espace intemational de positions et
"Les Grands Barrages avaient bien eom- prises de position met en cause des agents et
meneé, mais ils ont mal fini. 11 fut un temps des situations tres hétérogenes. C'est pour
ou tout le monde était pour, ou tout le cela que nous disons que cet espace est hété-
monde en avait : les communistes et les ca- rotopique4 . Chaque barrage est l'enjeu qui
pitalistes, les ehrétiens et les musulmans, les articule un ensemble spécifique de champs
hindous et les bouddhistes. 11 fut un temps sociaux. Mais la sornme de tous les barrages
ou ils étaient l'occasion d'effusions lyriques. du monde ne génere pas la somme de tous
Ce temps-Ia est révolu. Partout dans le les champs sociaux qui leur sont liés. Reste
monde se dessine aujourd'hui un mouve- que le fait qu'un ensemble d'agents s'assume
ment contre les Grands Barrages". Arund- en tant que représentants mondiaux de la
hati Royl controverse a propos des grands barrages
implique la formation d'un champ qualitati-
L'espace de prises de position au sujet du vement différent de la réalité hétérotopique
bien-fondé des grands barrages a évolué, mondiale. Cet ensemble d'agents fait partie
d'une étape ou prédornine la vision de dé- d'une série d'organismes et d'évenements
veloppernent qui les con~oit comme des intemationaux a partir desquels se construit
instruments de progres vers une étape dans un socle cornrnun, c'est-a-dire un espace de
laquelle le socle de légitimation se retrouve capitaux intemationaux syrnboliques.
scindé. lIs ne sont plus uniquement consi-
dérés comme des reuvres bénéfiques (rap-
pelons la fameuse phrase de Nehru qui les L'ESPACE DE PRISES DE POSITION
définit comme les "Temples modernes de INTERNATIONAL: UN CHAMP PO-
1'lnde")2 ; il existe aussi une opinion sociale LARISE
croissante qui les visualise comrne des ca- "Ceux qui Jont la promotion et soutiennent
tastrophes énormes pour les communautés et les projets de barrages eontinuent a mettre
pour l'environnement. Dans une perspective en avant des bénéfices qui n'ont pas été
plus radicale, les dornmages occasionnés eonsidérés ou qui sont sous-estimés ,. ceux
aux populations déplacées a cause des rete- qui luttent eontre les ba"ages continuent a
nues d'eau sont qualifiés de "véritables gé- signaler les dommages oecasionnés aux
nocides planifiés"3. Cet espace de prises de eommunautés et a l'environnement, eomme
position aboutit a un état de polarisation et quelque ehose d'inacceptable. Et fréquem-
d'antagonisme qui empeche tout dialogue. ment le débat n'aboutit a rien ,,5.
Les prises de position sont définies par les
propres agents cornme inconciliables. Les
intérets qui les soutiennent (c'est-a-dire l'es-
pace de positions sous-jacent) sont égale-
ment inconciliables.

1 Roy, 1999, p.27


2 Nebro, in : Sbarma (ed.), 1989 4 Foucault, 1984.
3 Roy, 1999, p.35 et www.narmada.org 5 WCD, 1999, p.7
Prises de position hétérotopiques
Pour Contre
1) Les grands barrages sont des instruments
stratégiques utilisés par les nations pour
controler et générer des richesses sur leur ter-
ritoire. Ces infrastructures sont con~ues pour 1) Un barrage peut avoir des coOts géopolitiques
irriguer, produire de l'énergie électrique, pour les pays se situant en aval. Ces coOts impli-
controler les inondations, créer des voies na- quent une réduction du potentiel de développement
vigables, assurer le développement industriel de la nation affectée. La réaction des Etats affectés
d'une région ou doter d'eau potable la popu- par un barrage d'une autre nation peut etre : a) une
lation d'une ville. table de négociations diplomatiques pour la gestion
Entre 1930 et 1980, les Etats-Unis ont déve- d'une riviere commune, comme ce fut le cas de
loppé leur patrimoine hydraulique (notam- l'accord en 1992 entre I'Egypte, l'Ethiopie, le Sou-
ment dans la vallée du Mississipi et dans dan et d'autres états traversés par le Nil ; b) un
I'Quest). Cette base leur a permis de dévelop- conflit armé, cornme le bombardement par l'avia-
per leur agriculture, leur urbanisation et 1'in- tion israélienne du barrage consguit par la Jordanie
Etats dustrialisation a grande échelle. L'Europe et sur le fleuve Yarmouk, en 1967.
l'ex-Union Soviétique elles aussi ont déve-
loppé l"'harmonisation hydraulique" de leur 2) Selon l'hypothese de Robert Steuckers, pour-
territoire durant les memes décennies. Ac- raient s'aligner contre les grands barrages les inté-
tueIlement, ce sont les pays en voie de déve- rets géopolitiques de Washington, paree qu'il
loppement qui investissent dans la construc- eonvient aux Etats-Unis d'éviter que d'autres pays
tion de leur patrimoine hydraulique. En parti- développent leur autonomie alimentaire et énergé-
eulier la Chine, l'Inde et la Turquie (trois na- tique pour qu'ils restent ainsi dans une dépendance
tions qui se retrouvent faee a de forts taux de strueturelle, surtout s'agissant de nations ayant le
croissanee démographique et économique) potentiel et le désir de devenir de nouvelIes puis-
ont faít le pari de eonstruire les barrages les sanees (la Chine, I'Inde, la Turpuie, le Pakistan, le
plus grands du monde pour aequérir leur in- Sud-Est asiatique, entre autres)
dépendanee énergétique, leur autonomie ali-
mentaire et avoir un support pour leur déve-
loppement industriel et urbain.
3) Apres les pressions de la part des associations
2) La Banque Mondiale est, depuis 1948, la environnementales nord-américaines et une au-
plus importante source de financem§nt inter- dience de l'ONG indienne Narmada Bachao An-
national pour les grands barrages. Cepen- dolan devant le Congres nord-américain, la Ban-
dant, eette institution a progressivement di- que Mondiale a déeidé de supprimer le crédit
minué sa participation financiere dans ces in- qu'elle avait alloué au projet Sardar Sarovar (en
frastruetures : entre 1970 et 1985, elle a aidé, Inde). La Banque du Japon s'est aussi retirée, de-
chaque année, 26 projets ; par contre, entre vant l'inviabilité politique du projet de barrage in-
~ 985 et 19~0, elle a appuyé seulement 4 pro- dien. 1
Banque 4) La Banque Mondiale a refusé de financer le bar-
Jets par an.
3) Le schéma innovateur du financement du rage des Trois Gorges réalisé par la République
barrage des Trois Gorges implique, en plus Populaire Chinoise. La ExIm Bank a répondu né-
de la Banque Nationale chinoise, deux ban- gativement a la demande d'etre le garant financier
ques fran~aises (Banque Nationale de Paris et des entreprises nord-américaines qui s'impliquent
Société Générale), une banque allemande dans cette reuvre. Cela signifie que ces demieres
(Dresdner), une banque canadienn~b une de ne participeront pas initialement a I'appel d'offre
Hong Kong et une banque japonaise. lancé par 1'Etat Chinois, laissant iinsi le champ li-
bre aux entreprises européennes. 1

6 Cans, 2001.
7 Steuckers, 2000.
8 Il faut cependant préciser que 90% de l'investissement dans les grands barrages provient de l'argent public (im-
pOts) prélevé par les Etats.
9 World Bank, Statistics, 2000.
10 Sanjuan et Béreau, 2001.
11 Racine, 2001.
12 Sanjuan et Béreau, 2001.
4) Le marché énergétique en généra} et hy- 5) Le géographe Yves Lacoste fait sienne l'hy~o-
draulique en particulier est en expanslon. Les these que les intérets économiques ?es compag~lles
possibilités pour les compagnies mult!natio- nord-américaines pétrolieres et gazleres Pl0frraIent
nales en ce qui conc~rne la c0D:structlon, !a aller a I'encontre des grands barrages.. Sel0I!-
conduite I'administration du servlce, sont tres I'accusation lancée par l'Etat Turc, pourraIent aUSSl
attractiv~s dans les pays qui ouvrent ce sec- aller a I'encontre de la création de nouveaux barra-
Compa- teur. Une étude réalisée par Elec~ricité ~e
gnies ges les jntérets des producteurs d'énergie nu-
France soutient que les pays en VOle de de- cléaire. 1 11 pourrait convenir a toutes ces compa-
veloppement ont mis en valeur .seulement l~s gnies que ne se développent pas de nouvelles sour-
20% de leur potentiel hydrauhque. On VOlt ces hydro-électriques de grande envergure, pour
apparaitre ainsi un vaste champ d'i~vestiss~- ainsi garder l~ marché énergétique libre de toute
ment a se disputer par les compagmes multl- concurrence.
nationales.
6) Les ONG environnementales nord-américaines
5) Les trois associations intem~tionales 80- et européennes considerent que les grands barrages
cio-professionnelles les plus Importantes, sont des disruptions qui détruisent les écosystemes
promotrices des grands barrages, sont: la habitant dans les rivieres. Ces associations civiles
Commission Intemationale des Grands Bar- font leur apparition dans les sociétés qui ont déja
rages (ICOLD), I'Association Internati.on~le complété leur patrimoine hydraulique. Dans le. cas
d'Hydro-Electricité (IHA) et la Comml~slon des Etats-Unis, le taux de démantelement de VI~UX
Internationale d'lrrigation et de Dralnage
barrages est RIgs élevé que celui de la constructlon
Associa- (ICID).
de nouveaux. 1
tions 6) Dans ce cas, il ne s'agit pas a proprement
7) Les ONG qui défendent les populations affec-
parler d'ONG mais pIutot d'activistes et de
tées et les groupes vulnérables (indigenes, femmes,
politiques qui représentent la "demande so-
pauvres, paysans). Ces organisations effectuent un
ciale" d'eau potable et, d'électri~cati~n. Des important travail de terrain et en meme temps dé-
Ieaders sociaux, des deputés qUl soutlenn~nt
veloppent des stratégies a impact symbolique dans
l'acces d'une population rurale e~,urba!n.e l'espace intemational. Elles s'érigent en interlocu-
marginalisée aux services d'eau et d electncl-
teurs valides de la Banque Mondiale, du Congres
té.
des Etats-Unis, des forums mondiaux.
7) Les populations bénéficiaires habitent
principalement les vill~s (aussi bien les. élites
urbaines que les marglnaux dans les bldons-
8) Les populations affectées di.rectement sont. ce!-
villes). Les patrons et les employés de l'agri-
les qui habitent dans la zone lnondable, ou lndl-
Popula- culture capitaliste a grande échelle qui béné-
rectement sont celles qui développent leur activité
tions ficient des programmes d'irrigation. Ainsi que
économique de subsistance en aval. II s'agit de
les promoteurs du développement industriel.
cornmunautés locales et régionales.
En général on argumente que c'est la société
nationale, et son modele de développement,
aui est bénéficiaire de ces infrastructures.

13 Lacoste, 2001
14 Irnhonf et al., 2002
15 "Il faut en effet tenir compte que le prix du kilowattheure produit par de grand~s centrales hydr~électriques
alimentées par les tres grands barrages est en fait 20% a 25% moins élevé que celUI des centrales qUI brulent du
gaz ou dufuel". (Lacoste, 15)
16 WCD, 2000.
Coalition promotrice et constructrice de Coalition en lutte contre les grands bar·
barrages rages
Cette action sociale implique une coalition Cette action sociale agglutine des capitaux
de capitaux majeurs (économiques, culturels sociaux et culturels a I'échelle com-
et sociaux) : la structure comme le volume munautaire. II s'agit de stratégies sociales
des capitaux nécessaires a promouvoir, défensives devant une menace de perte to-
concevoir, construire et mettre en reuvre des tale (habitation, moyens de subsistance, co-
grands barrages sont nécessairement énor- hésion sociale, traditions). Pour les popula-
mes. lIs impliquent l'alliance de fonctionnai- tions affectées, qui peuvent aller de quelques
res de l'Etat au niveau le plus haut, de prési- milliers de ruraux jusqu'a un ou plusieurs
dents d'entreprises nationales ou multinatio- millions d'habitants de zones urbaines et ru-
nales, de scientifiques, d'ingénieurs, de tech- rales, les grands barrages sont générateurs
nologues du plus haut niveau, ainsi que de de souffrance psychologique, morale et phy-
dirigeants de banques internationales. Les sique. Le discours de ces populations va de
populations bénéficiaires (c'est-a-dire la I'incertitude jusqu'a la tragédie communau-
"demande sociale" a partir de laquelle sont taire.
construites ces infrastructures) sont compo-
sées: des groupes de pression capitalistes A un second niveau, ces situations de me-
nationaux (agriculteurs, industriels, finan- nace de dévastation sociale et de destruction
ciers) et les grandes populations majoritai- des écosystemes et du rnilieu ambiant en gé-
rement urbaines. néral attirent l'attention d'agents dont les in-
térets sont d'ordre culturel et social. Les
Ces coalitions d'agents dominants mettent en membres des ONG nationales et internatio-
reuvre une stratégie offensive avec une vi- nales trouvent la une cause ou investir leurs
sion a long terme : trans-régionale et trans- vieSe Ces leaders, qui revendiquent d'etre les
générationnelle. Leurs justifications reposent représentants des populations affectées et de
sur des discours nationalistes et de dévelop- l'environnement menacé ou du patrimoine
pement: leur perspective s'exprime en chif- archéologique en danger, mettent en route
fres a l'échelle nationale. Chaque grand bar- des stratégies de lutte symbolique destinées
rage est une opportunité de faire des affaires, a sensibiliser l'opinion publique nationale et
un investissement de capital qui générera internationale. II s'agit de protéger ce qui est
des profits de grande amplitude (économi- menacé, de sauver ce qui est détruit, de faire
ques et politiques). 11 implique de plus une que les victimes soient dédommagées.
modification des possibilités structurelles de
développement économique pour un terri- Dans cette zone de l'espace social, qui s'op-
toire déterminé. pose radicalement ala zone des coalitions de
promoteurs et de constructeurs des grands
II existe, au sein de ces coalitions, des divi- barrages, les agents sont habituellement des
sions et des différences. Cornmunérnent, il y intellectuels et/ou des leaders charismatiques
a plus d'un groupe politique qui encourage qui disposent de capitaux culturels indispen-
les infrastructures (ce sont parfois des mem- sables pour agir dans les mass médias, dans
bres de partis politiques concurrents). II ar- les forums internationaux, dans les congres
rive aussi que diverses entreprises soient en nationaux, etc. Leur force réside dans l'auto-
compétition pour gagner le contrat. II peut rité engendrée par: a) la congruence mo-
exister des controverses parmi les techni- rale : ce sont souvent des personnes qui ris-
ciens sur le site idéal de construction du bar- quent leur vie pour défendre les autres plus
rage. Cependant, ces différences ne sont que vulnérables ; b) la capacité a générer une in-
des variations a l'intérieur d'une meme zone formation critique qui révele les calculs er- .
de l'espace social. Ce sont des agents dont ronés ou les promesses irréalisables des
les positions analogues les font concourir promoteurs des grands barrages. Les sources
pour le meme type de capital. Ce sont des de légitimation de ces coalitions d'agents dé-
rivaux rnais pas des ennemis. fenseurs proviennent de l'échelle locale
cornmunautaire et de l'échelle intemationale menées par des ONO, la Banque Mondiale
(droitsde l'homrne, paradigrne du dévelop- supprima ses crédits aux projets Sardar Sa-
pernent durable, de l'égalité entre les genres rovar (Inde) et Arun III (Népal), et adopta
et les groupes ethniques, etc.). Dans de une attitude prudente vis-A-vis de nouveaux
nornbreux cas, ces mouvements ne repren- projets. Les fonctionnaires de niveau opéra-
nent pas comme source de légitimité les dis- tionnel de la Banque Mondiale souhaitaient
cours nationalistes car ce sont les prorno- revenir au financement de grands barrages ;
teurs des grands barrages qui les utilisent. cependant le conseil de direction de cette
institution était divisé El ce sujete L'industrie
En plus des populations affectées qui pro- constructrice des grands barrages et l'indus-
testent et s'organisent, et en plus des mem- trie productrice de pieces et équipements
bres des ONO qui les représentent, surgit un souhaitaient sortir de l'impasse le plus vite
agent de troisieme niveau: se sont les ré- possible. Quelques Etats nationaux voulaient
seaux d'ONO dont l'existence ne dépend aussi que se termine l'étape d'incertitude in-
plus de la lutte contre un barrage en particu- temationale l8 . Les organisations écologistes
lier, mais contre tous les grands barrages du et les mouvements de défense des popula-
monde. Ces organisations professionnalisées tions affectées se trouvaient, pour leur part,
amassent un capital culturel et social consi- au point le plus haut d'une série de carnpa-
dérable en regroupant des centaines de mou- gnes intemationales anti-barrages I9.
vernents locaux et d'ONO de diverses por-
tées. Comme étape initiale pour sortir de cet enli-
sement, la Banque Mondiale, en coordina-
tion avec I'Union Intemationale de Conser-
WORLD COMMISSION ON DAMS : vation de la Nature (IVCN), convoqua les
UN ESPACE RESTREINT DE REPRE· différentes parties impliquées dans cette
SENTATION controverse a un atelier-consultation, dans la
ville de Gland, en Suisse. Cet atelier se tint
"La monopolisation de l'universel est le ré- durant le mois d'avril 1997, et y assisterent
sultat d'un travail d'universalisation qui une cinquantaine de représentants de l'in-
s'accomplit notamment au sein meme du dustrie de la construction, de l'industrie des
champ bureaucratique. Comme le montre, pieces et équipements pour les grands barra-
par exemple, l'analyse dufonctionnement de ges, des ONG écologistes et des droits de
cette institution étrange qu'on appelle com- l'homme. Y assisterent aussi des représen-
mission - ensemble de personnes qui sont tants de la Intemational Commission on
investies d'une mission d'intéret général et Large Dams (ICOLD) et du gouvernement
invitées a transcender leurs intérets parti- chinois. 11 fut décidé de maniere unanime,
culiers pour produire des propositions uni- lors de cette réunion, de créer une Cornmis-
verselles - les personnages officiels doivent sion indépendante qui réaliserait un dia-
sans cesse travailler, sinon a sacrifier leur gnostic des grands barrages et proposerait
point de vue particulier (au point de vue de une série de grandes lignes permettant de
la société), du moins a constituer leur point dégager la situation de blocage a laquelle on
de vue en point de vue légitime, c'est-a-dire était arrivé.
universel, notamment par le recours a une
rhétorique de l'officiel". Pierre Bourdieu l7 . La sélection des membres de cette commis-
sion fut le fmit d'un long processus de négo-
Tout au long de la décennie des années ciations entre toutes les parties concemées.
1990, le mouvement mondial contre les Les deux parties prenantes du conflit étaient
grands barrages a entrainé une forte polari- d'accord sur le fait que les membres de cette
sation d'opinions et a fait que plusieurs pro- cornmission devaient représenter les diffé-
jets se retrouvent dans une impasse. Comme rents intérets et points de vue impliqués dans
conséquence des campagnes anti-barrages
18 Iyer, 2001
17 Bourdieu, 1994, p. 131-132 19 Irnhonf et al., 2002
cette controverse intemationale. Le proces- l'espace social restreint (WCD) leurs capi-
sus de sélection fut tres méticuleux afin de taux hétérogenes se rejoignent et donnent
garantir que chacune des parties se sente re- naissance a un capital symbolique qualitati-
présentée de maniere adéquate au sein de vement distinct, comme le montre l'analyse
cette commission, car l'enjeu était considé- suivante.
rabIe: le premier jugement global et la pro-
position de lignes universelles pour réguler Du fait de leur profil et de la fonction dis-
la construction future de grands barrages. tinctive qu'ils occupent au sein de la Com-
Aucune des parties n'aurait accepté d'etre mission, nous avons dfi considérer le Prési-
sous-représentée ou de se trouver dans une dent, Prof. Kader Asmal (KA) et le Vice-
situation défavorable dans cet espace res- Président, M. Laksmi Chand Jain (LJ),
treint de lutte symbolique que serait la comme deux agents coordinateurs concilia-
WCD, World Commission on Dams. teurs.

Les membres de cette commission sont re- M. Achim Steiner, le membre commissionné
présentatifs de l'espace mondial de prises de ex-officio, c'est-a-dire celui qui fut nommé
position au sujet des grands barrages. lIs ne par les institutions convoquantes (IUCN)
représentent pas leur pays, ni meme les ins- pour remplir la fonction de coordinateur du
titutions auxquelles ils appartiennent, mais secrétariat technique, reste en dehors de no-
chacun d'eux représente la prise de position tre analyse du fait qu'il ne fut pas nommé
dont il est le défenseur dans l'arene intema- pour représenter l'une ou l'autre partie en dé-
tionale. De plus, tous incarnent un habitus saccord. Sa nomination fut explicite et ex-
spécifique de l'espace de prises de position clusivement technique.
intemational : langue anglaise (c'est la lan-
gue matemelle de 10 des 12 membres), con- Les promoteurs de grands barrages sont : M.
naissance des normes intemationales et des Donald J. Blackmore (DB), M. José Gol-
formes de sociabilité dans les forums rnon- demberg (JG), M. Goran Lindahl (GL) et M.
diaux20. Jan Veltrop (N). Les défenseurs des popu-
lations affectées et des écosystemes ménacés
Cornment peut-il etre vraisemblable qu'une sont : Mme Judy Renderson (JR), Mme De-
douzaine de personnes représentent un fait borah Moore (DM), Mme Josi Cariño (Je),
social si ample ? Cela est dfi a ce que cha- Mme Medha Patkar (MP) et M. Thayer
cune d'elles fut sélectionnée par un ensemble Scudder (TS)
d'agents dominants de ce champ social pour
incarner les capitaux symboliques efficaces
qui le gouvernent. C'est-a-dire que chaque
membre commissionné est la personnifica-
tion d'un type d'autorité sociale reconnu
dans cette controverse morale. C'est le vo-
lume de capital spécifique concentré par
chacun d'eux (en plus d'etre passé par un
processus de sélection entre pairs) qui lui
confere une légitimité incontestable.
Dans un vaste espace social, la distance so-
ciale entre ces douze personnalités est défi-
nitive et leurs différences de prises de posi-
tion sont inconciliables. Cependant, dans

20 Une critique intéressante faite par les ONG sur


l'énorrne travail de consultation effectué par la
WCD fut qu'il n'y avait pas de stratégie pour
consulter des groupes ou des individus qui ne
parlaient pas anglais. (Irnhonf et al, 2002)
L'espace positionnel des membres de la World Commision on Dams.
A) Coordina- C) Défenseurs de popula-
Somme B) Promoteurs des Somme Somme
teurs tions affectées et écosyste- Total
A grands barrages B C
Conciliateurs mes
KA LJ DH JG GL JV JH DM JC MP TS
Capitauxinrernadonaux (; 1 7 1 4 4 1 10 3 3 3 2 O 11 28
Membre directif d'organisme 1 1 3 3 7 O 8
1
international
Membre directif d'asociation 1 1 2 2 2 2 (; 9
1 1
internationale
Campagne activisme interna- 1 O 1 1 1 1 4 5
1
tionale
~x intemational 3 1 4 1 1 1 1 (;

Capitaux d'Etats nationaox 3 4 7 2 4 O 1 7 2 O O 1 O 3 17


Ministere national 2 2 2 2 O 4
Direction d'organisme gouver-
1 3 4 1 1 2 O (;
nemental
Direction d'asociation natio-
1 1 1 1 1 3 2 1 3 7
nale

Capitaux secteor privé O 1 1 2 O 2 2 (; O O O O O O 7


tpDG ou membre direction 1 1 1 1 1 3 O 4
Chef executif : travail directe
O 1 1 1 3 O 3
en chantier

Capitaox Acdvisme social O 2 2 O O O O O 2 2 3 2 1 10 12


Direction d'association civile
1 1 O 1 1 1 1 4 5
(ONG)
Assistance sociale et soutien 1 1 O 1 1 1 1 4 5
Engagement de terrain, organi-
O O 1 1 2 2
sative (mouvement social)

Capitaox académiQoes 2 O 2 1 4 O 3 8 O 1 O O 4 5 15
Professeur-chercheur 1 1 1 1 1 3 1 1 2 6
Direction universitaire 1 1 1 1 2 O 3
Prix scientifiQue O 2 1 3 3 3 6

rOTAL 11 8 19 (; 12 6 7 31 7 6 (; 5 5 29 79

Dans cet exercice analytique, nous partons pace positionnel restreint. II existe un certain
de I'idée que chaque agent n'est pas repré- degré d'arbitraire dans le fait de désigner
sentable a travers un point de I'espace posi- avec une meme unité de valeur des positions
tionnel, mais au moyen d'une aire définie par aussi différentes que : avoir été Ministre de
différentes positions occupées dans le pré- l'Education ou avoir re~u une distinction
sent et dans le passé21 . Chaque case du ta- pour avoir contribué au développement de
bleau des capitaux symboliques contient un I'ingénierie hydraulique ; etre PDG d'une
nombre qui représente la quantité de posi- entreprise multinationale ou etre leader d'un
tions sociales et de distinctions que chaque . mouvement de populations affectées ; etre
individu annonce dans son CV. Chaque un expert participant a un panel intemational
unité, par conséquent, représente une posi- ou etre président d'une ONG écologiste.
tion dominante dans chacun des cinq Chacune de ces positions, a l'intérieur de
champs sociaux qui convergent dans cet es- champs sociaux distincts, est représentée par
une unité. Cette décision, malgré son degré
21 Dans eette eoneeption nous avons repris l'idée d'arbitraire, n'est pas si erronée car le fait
germinale de Lue Boltanski sur la multiposition- que tous les membres commissionnés aient
nalité. (Boltanski, 1973) le meme droit a la parole et au vote signifie
qu'ils font partie d'un schéma de représenta- meme un volume total de capitaux hétéroge-
tion qui fixe un taux d'équivalence entre les nes accumulés) doit etre considérée seule-
capitaux totaux de chacun d'eux. ment cornrne un exercice de pondération
qualitative. Cette analyse nous révele un axe
Meme si la construction sociale de cet as- ou se situent de maniere inversement pro-
pect social restreint que fut la WCD établit portionnelle les capitaux symboliques des
un droit d'entrée qui institue le taux d'équi- entreprises et ceux de l'activisme social. Un
valence entre les différents capitaux symbo- autre axe tend a opposer les capitaux cultu-
liques des membres cornmissionnés, cela ne rels (scientifiques) des ingénieurs civils et
signifie pas pour autant que nous pouvons hydrauliques aux capitaux culturels des
mesurer avec exactitude ces capitaux sym- scientifiques sociaux. 11 peut y avoir dans les
boliques équivalents. Notre idée de conce- deux poles une accumulation de capital spé-
voir chaque position distincte dans les cifique notable (reconnaissance entre sem-
champs pertinents cornme un quantum pou- blables) et cependant cela n'unifie pas leurs
vant s'additionner a d'autres et nous donnant prises de position, mais tend plutot a les
un chiffre cumulatif (aussi bien pour chaque éloigner. L'analyse de réseaux appuie cette
individu que pour les coalitions d'agents, et hypothese.
Analyse de réseaox

latioasAfTedóea

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-t"StJDjvelllird

SciertiflCSacíal

Expert Droits HlIII:lIiDs

Pm:IDta1Iatiolla1del'Eau
ECONOMIE SYMBOLIQUE ET PRISE "Nous nous sornmes rendus compte que l'es-
DE POSITION UNIVERSELLE·IDE· sor sans précédent de la construction des
ALE grands barrages tont au long du XXe siecle a
été clairement bénéfique pour de nombreu-
"Nous avons écouté les points de vue des ses populations (leur apportant irrigation,
uns et des autres avec un véritable esprit eau potable, matiere premiere pour le déve-
d'ouverture et le désir de trouver un terrain loppement industriel, électricité et controle
d'entente commun. . Ce document consen- des inondations). Cependant, cette contribu-
suel est le résultat de notre travail, cepen- tion positive des grands barrages au déve-
dant il serait faux d'affirmer que nous avons loppement a été marquée en de nombreuses
réussi a unifier notre pensée. Les différences occasions par des impacts sociaux et envi-
individuelles persistent. Malgré tout, nous ronnementaux significatifs ; ce qui, du point
sommes tous d'accord sur les principes fon- de vue des valeurs actuelles, est inaccepta-
damentaux et les valeurs qui étayent ce rap- ble"25 .
port et les lignes directrices que nous pro-
posons pour le futur". Les membres de la La révision globale a démontré que les
World Cornmission on Dams22. grands barrages ont généré moins d'électri-
cit~, irriFué moins de parcelles et procuré
Finalement, apres deux ans de travail ardu mOlns d eau potable que ce que leurs pro-
qui inclut un Forum Consultatif (composé de moteurs avaient annoncé. Par rapport a
68 représentants), quatre Consultations Ré- l'évaluation globale de la WCD, les bénéfi-
gionales (auxquelles participerent 1400 per- ces réels des barrages étaient inférieurs aux
sonnes concemées par le débat), huit études attentes initiales.
de cas, 17 révisions thématiques et une ana-
lyse statistique de 125 grands barrages, les
membres de la commission firent une ana- La WCD. s'est rendue compte que les im-
lyse et arriverent a un accord sur les criteres P8:cts SOClaux n'avaient pas été valorisés ni
pns en compte de maniere adéquate.
et les grandes lignes concemant les futurs
barrages. Le rapport "Dams and Develop- - Entre 40 et 80 millions de personnes dans
ment: A new framework for decision- le monde entier ont été déplacés a cause
des grands barrages26.
making" fut présenté au monde le
16 novembre 2000, a Londres devant l'in- Des millions de personnes qui vivent en
vité d'honneur Nelson Mandela23 . aval des grands barrages ont vu leurs
moyens de subsistance sérieusement en-
Selon le calcul de la WCD, il existe actuel- dommagés et leurs ressources mises en
lement plus de 45 000 grands barrages dans péril pour l'avenir.
le monde. 24 Leur construction a atteint son Beaucoup des personnes déplacées ne fu-
rent pas reconnues (ou enregistrées)
apogée d~ns les années 1970. Depuis lors, la
constructlon des ces reuvres hydrauliques a comme telles et de ce fait n'ont pas été
relogées ou indemnisées.
diminué de 60%.
A ceux qui ont été réinstallés les moyens
de subsistance ne leur fure~t que rare-
!TIent re~titu~s car les prograrnmes de ré-
22 WCD, Commissioners foreword, 2000, p. viii lnstallatlon etaient centrés sur le dépla-
23 ~ssisterent a ce~e cér(:)JJ~onie en tant qu'invités
cement physique et non pas sur le déve-
d honneur : le Prince WI1ham de HolIande James loppement économique et social des po-
Wolfensohn, Président de la Banque M~ndiale, pulations affectées.
entre autres.
24 ~ C?~mission ~ondiale des Barrages reprend la
definltion formulee par la Commission Internatio- 25 WCD, 2000, p. ix.
nale des Grands Barrages (ICOLD): un grand 26 Comm~ n~us l'avons signalé, la WCD effectue
barrage a une hauteur mínimum de 15 metres (a des estimations qualitatives qui peuvent avoir une
partir des fondations). Les barrages de 15 metres fourchette tres étendue comme le montre ce chif-
~e hauteur avec une retenue de plus de trois mil- fre : "entre 40 et 80 millions". Ceci a été tres du-
hons de metres cubes sont aussi classés comme rem~nt critiqué par quelques spécialistes en la
grands barrages. mallere.
"En résumé, la Base de Connaissances a Ce paragraphe contient le changement de
démontré un manque d'engagement géné- perspective éthico-sociale opéré par la
ral, ou un manque de capacité, pou'if¡aire WCD: substituer a une optique ou prédomi-
lace au déplacement de population" · nent les droits et le calcul des risques des
Aditionnellement, les grands barrages ont promoteurs du barrage, une autre ou seraient
engendré des effets adverses dans le pa- pris en compte les droits de toutes les per-
trimoine culturel du fait de la perte des sonnes impliquées et ou le calcul des risques
ressources culturelles des communautés et des coíits prendrait en considération les
locales et de la submersion et la dégrada- impacts subis par les populations les plus
tion de monuments archéologiques et de vulnérables.
cimetieres.
Les membres de la cornmission ont déclaré
Le rapport de la WCD a constaté que les que leur intention était de déplacer le centre
impacts sociaux les plus importants sont de gravité du débat sur les grands barrages
concentrés sur les populations indigenes, les pour le focaliser sur l'évaluation des Wtions
tribus, les femmes, les pauvres et autres et la prise de décisions participative2 . Cela
groupes vulnérables. On estime aussi que les signifie que, au lieu de prendre parti en fa-
générations futures souffriront des impacts veur ou contre les grands barrages, le pari
sociaux et environnementaux occasionnés des membres fut de proposer une réforme de
par les grands barrages sans que cela signifie la prise de décisions pour la rendre plus
qu'elles participeront aux bénéfices générés. transparente et participative. JI s'agissait de
créer de nouvelles formes de représentation
qui régulent et établissent les décisions
Construire une nouvelle étbique pour les concernant les grands barrages. II s'agissait
décisions futures de créer une base éthique qui tienne compte
"La pratique traditionnelle consiste a res- de la légitimité de I'accord initial entre les
treindre la définition du risque au risque personnes impliquées (promoteurs et affec-
que courent les promoteurs ou l'investisseur tés).
en termes de capital investi et de prévision
de bénéfices. Ces groupes qui courent un
risque de maniere volontaire ont la capacité LA RECEPTION SOCIALE DIFFE·
de définir le degré et le type de risque qu'ils RENTIELLE DU RAPPORT DE LA
désirent courir, et d'en établir explicitement WCD
les limites et l'acceptabilité. Par contre,
comme l'a montré la Révision Globale, il ar- Quelles ont été les réponses des secteurs im-
rive tres souvent qu'un groupe beaucoup pliqués dans la controverse a cette proposi-
plus important doive faire face ades risques tion ? L'attente de la Commission était que
imposés sans son consentement et manreu- les acteurs impliqués dans le débat laissent
vrés par d'autres. Normalement, ces groupes de coté leurs perspectives partiales30 et arri-
qui courent des risques de maniere invo- vent a un accord éthique cornmun qui s'in-
lontaire participent peu ou pas du tout aux corpore a leurs formes de penser et d'agir,
politiques globales relatives a l'eau et ainsi qu'aux législations nationales et aux
l'énergie dans le choix de projets spécifiques reglements des organismes financiers inter-
ou dans l'élaboration ou l'exécution des dits- nationaux.
projets. Mais les risques auxquels ils sont
confrontés affectent directement leur bien- Le travail symbolique des membres de la
etre personnel, leurs moyens de subsistance, cornmission a réussi a édifier un socle com-
leur qualité de vie, et meme leur monde spi- mun. Si cela était suffisant, sa diffusion gé-
rituel et leur propre survie ,,28. nérerait une "prise de conscience" transfor- .
matrice de tous les champs. Cependant,

27 CMR, 2000, p.12 29 Ibid., p. 26


28 CMR, 2000, p. 17-18 30 Ibid., p.25
malgré la bonne volonté, l'esprit d'ouverture fronter diplomatiquement ou a travers la
et l'honneteté intellectuelle démontrés par "guerre").
les membres, le systeme d'écarts différen-
tiels qui définit les différentes positions dans En effet, les trois organismes socio-
l'espace social31 continua a exercer son in- professionnels promoteurs des grands barra-
fluence sur l'espace des prises de position. ges dans le monde - la Cornmission Inter-
Cela a généré une réception sociale diffé- ~ationa~e .des Grands Barrages (ICOLD),
rente du rapport de la WCD. 1AssocIatIon Internationale d'Hydroélec-
tricité (IHA) et la Commission Intematio-
La coalition des promoteurs et des cons- nale d'lrrigation et de Drainage (ICID) -
tructeurs des grands barrages ont rejeté le rapport de la WCD. Dans une
I~ttre ouverte, ils réiterent leur prise de posi-
Un spécialiste hydraulique indien a démon- tlon en faveur de la construction de nou-
tré les évidences de la stratégie de coordina- veaux barrages :
tion entre les gouvemernents Chinois et In-
dien et les associations cornrne I'ICOLD et "On espere que dans les 25 prochaines an-
I'IHA pour faire pression sur les organismes ~ées l~ producti0n. d'aliments et d'énergie
internationaux afin de les empecher d'ac- electrlque se duplIque pour pouvoir satis-
cepter les résultats et les propositions du faire la croissance rapide de la population.
~ap~ort ~e I~ WCD. Ramaswarny Iyer, qui a
En l'an 2050, trois millions de personnes de
e!~ lmphq~e dans le processus de génération
plus auront besoin d'etre fournis en eau et
d Informatlons pour la WCD, décrit cette électricité. Le développement du potentiel
campagne de la maniere suivante: "Les mo- hyd~aulique de la planete, amplement dis-
tivations peuvent etre totalement honora- ponIble da..ns.les p"'ay~ en voie de développe-
bles. 11 est possible que toutes ces personnes ment - ou bIen sur 11 est plus nécessaire -
intéressées a construire des barrages (gou- peut jouer un role substantiel dans l'amélio-
vernements et organisations internationales ration de la 9ualité ,d~ vie. l}e plus il ap-
en rapport avec la construction de ces bar- p'0,:te av~c .z~l d~s benéfices ecologiques en
rages) soient convaincues que le monde a eVltant 1utlllsatlon de combustibles fossiles
besoin de plus de barrages, que le dévelop- et en réduisant en meme temps l'émission de
pement généré par ces derniers est un bien- gaz.Q effet de se~re ... N'importe quelle autre
fait pour l'humanité, et que le rapport de la optlque pourralt apporter des restrictions
WCD se met en travers de cette noble entre- inutiles ~ un si nécessaire développement
prise: A c~,u~e. de cela, ils pensent qu'il s",:bs~antlel des r~ssources hydrauliques et,
conVlent d ellmlner ce danger. Mais il est alnSl, aggraveralt la menarante crise mon-
évident que nous ne sommes plus dans le re- diale de l'eau"33.
gne du discours civil et diplomatique, mais
dans la guerree Cela explique la férocité des Un an apres la publication du Rapport Bar-
attaques contre la WCD (conrue comme un r~ges et D~veloppe~ent.' la Banque Mon-
ennemi) et des tentatives de dénigrement de dIale foumlt une explIcatIon détaillée de ses
toutes les personnes en relation avec celle- points de divergence avec ce Rapport. On
ci, par tous les moyens possibles"32. peut ~ lire que la politique de la Banque
Mondlale est basée sur le principe d'encou-
Cette description est un bon exemple de la ragement de la participation éclairée des
con~eptualisation pratique qu'un agent peut pe~sonnes ,~ectées .lors des phases d'élabo-
avo!r. de l'espace de ,?ositions et de prises de ratlon et d Implantatlon des projets ; mais en
posltIon dans lequel 1I se trouve irnmergé. II ~ucune maniere elle n'implique la négocia-
est évident qu'il le per~oit comme un charnp tIon des plans de réduction des dommages
de lutte (oii les bandes adverses peuvent s'af- occasionnés et de développement. Dans
cette perspective, les personnes affectées .
bénéficient d'une assistance qui leur permet
31 Bourdieu, 1994, p.22
32 1yer, 2001, p.5 33 ICOLD, 2000 in: www.dams.org
de récupérer leur qualité de vie ; mais il alignée avec les intérets du groupe promo-
reste clair que c'est l'Etat qui a le droit teur des grands barrages et ne représenter
d'exercer son autorité pour donner une im- qu'un seul point de vue au sein du débat.
pulsion a l'intéret public général dans chaque
circonstance. Un des principaux leaders d'opinion du sec-
teur des ONG, Patrick Mc Cully, directeur
"La Banque Mondiale souligne que, aussi de I'IRN, affirme que la réponse de la Ban-
bien dans les pays développés que dans les que Mondiale influencerait de maniere déci-
pays en voie de développement, l'Etat a le sive les autres organisations intemationales
droit de prendre des déeisions en fonetion impliquées dans les projets des grands bar-
des intérets majeurs de la eommunauté na- rages. "La Banque Mondiale continue aetre
tionale eomme un tout, et de déterminer un référent international et ses politiques
l'usage des ressources naturelles en aeeord sont eonsidérées eomme le standard mon-
avee les priorités nationales"34. dial par tous les agents impliqués dans la
eonstruetion de barrages. Si la Banque
Dans une entrevue, le spécialiste de la Ban- Mond,iale integre les reeommandations de la
que Mondiale en affaires hydrauliques, John WCD dans ses propres politiques, celles-ei
Briscoe, a répondu clairement que son ins- seront adoptées par les autres organisations
titution n'adopterait pas les directives de la internationales. Dans le cas contraire, les
WCD. "La majorité de nos Etats débiteurs propositions de la WCD rencontreront une
sont d'avis que ces direetives ne sont pas a grande résistance parmi les acteurs impli-
mettre en oeuvre, et meme le propre eoordi- qués,,36.
nateur de la Commission, Asmal, dit qu'elles
ne sont pas obligatoires. Nous les utiliserons Une activiste de I'ONG suisse "Déclaration
eomme des références mais non comme un de Beme", Christine Eberlein, a déclaré a ce
ensemble de eonditions a remplir". Briscoe sujet: "Si la Banque Mondiale ne metpas en
fait remarquer, de plus, que la Banque Mon- place les recommandations édietées de ma-
diale est une institution gouvemée par ses niere eonsensuelle par la WCD, alors nous,
actionnaires et environ 182 Etats débiteurs. les ONG, ne ferons plus eonfiance dans
"Chaque Etat-débiteur que nous avons l'avenir a tout processus encouragé par la
consulté dit CJfe de telles directives ne sont Banque qui prétend réunir toutes les parties
pas réalistes" 5. concernées par la diseussion et la partici-
pation"37.
Parallelement, et en dehors du systeme de
crédit de la Banque Mondiale, les gouver- L'accueil positif le plus important qu'ait re~u
nernents chinois, indien et turc déclarerent le rapport de la WCD a été l'appropriation
catégoriquement qu'ils ne respecteraient pas que s'en sont faite les ONG intemationales,
les grandes lignes proposées par la WCD. surtout l'Intemational Rivers Network qui a
édité un manuel d'utilisation de ce rapport.
La coalition en lutte contre les grands Cornment les leaders des populations affec-
barrages tées peuvent-ils avoir acces, a travers un
langage clair et direct, aux découvertes et
A peu pres une centaine d'organisations non aux propositions de la WCD? Et meme
gouvemementales de 30 pays écrivirent une comrnent peuvent-ils instaurer ce référent
lettre au Président de la Banque Mondiale, internationaI comme instrument de lutte so-
James Wolfensohn, pour lui exprimer leur ciale pour défendre leurs droits devant les
déception devant la position officielle de promoteurs d'un grand barrage ? Ces ques-
cette institution concemant le Rapport Bar- tions trouvent leur réponse dans le Citizens'
rage et Développement. Dans cette lettre, la
Banque Mondiale est critiquée pour s'etre

34 World Bank, 2001, p.3 36 Ibid.


35 www.nadir.org 37 Ibid.
Guide to the World Commission on Dams, Rapport et les contraintes additionnelles que
disponible librement sur intemet38 . cela impliquerait.

Patrick McCully, directeur de l'IRN et au- Nous pouvons dire que la WCD a utilisé son
teur du livre "Silenced Rivers", pense ceci : travail et la reconnaissance dont jouit chacun
"Le rapport de la Commission Mondiale des de ses membres dans son propre milieu pour
Barrages récupere beaucoup des critiques proposer une proto-normativité, une sorte
qui ont été ¡aites aux grands barrages pen- d'étage éthique commun. Pourtant, bien que
dant de nombreuses années. Si ceux qui tout le monde reconnaisse que le rapport
construisent et ceux qui financent les grands "Dams and Development" a été réalisé avec
barrages prenaient en compte les recom- un haut degré de professionnalisme et
mandations de la Commission, alors ce se- d'éthique, personne n'apporte de réponse a
rait le début de la fin de l'aire des barrages quelques questions fondamentales : Quelle
destructeurs. Si, dans le passé, on avait suivi autorité va garantir que ces directives se
les recommandations de la WCD, beaucoup convertiront en normes ? Quelle autorité in-
de barrages n 'auraient pas été cons- temationale va veiller a ce que ces normes
truits"39. ne soient pas violées ? Quelle autorité inter-
nationale sera capable d'évaluer les Etats
nationaux sans que ceux-ci posent le prin-
Vers un nouveau monopole global de la cipe de souveraineté dans leurs décisions ?
violence légitime ? Quelle autorité pourrait punir l'action des
constructeurs qui ne respectent pas les di-
La réception sociale différenciée du Rapport rectives de la WCD ? S'il n'y a pas de moyen
de la WCD peut etre expliquée au moyen du de coercition légitime qui garantisse le res-
modele d'espace social que nous avons pect de ces lignes directrices, leur applica-
ébauché. Les positions objectives (intérets et tion résulte d'une décision éthique, faculta-
structure de capitaux) ne se sont pas modi- tive. Cependant, on ne doit pas sous-estimer
fiées du fait qu'il existe un nouveau référent le rapport de la WCD. En meme temps qu'il
éthique. Le clivage et les tensions entre les a contribué a concevoir tous les barrages du
deux bandes continuent a opérer et a pro- monde comme objets de connaissance et
duire des prises de position antagoniques d'action publique, il a préfiguré une autorité
bien que les membres de la commission (cognitive, morale, pré-institutionnelle) a
aient créé une proposition normative idéale l'échelle globale. Nous devons voir ce rap-
et conciliatrice. La nouvelle prise de posi- port comme une étape dans le processus
tion (générée a l'intérieur de l'espace social d'institutionnalisation d'un milieu de pouvoir
restreint de la WCD) est lue a partir des dif- cognitif et prescriptif dans le secteur hy-
férentes perspectives du champ, et re- draulique mondial.
traduite a partir de son systeme d'écarts.
Le champ absorbe ou réfracte différentiel-
lement le sens de cette prise de position qui
se prétend universelle et conciliatrice. 11 est
intéressant de constater que c'est la zone de
l'espace dont les capitaux sont de caractere
culturel et moral qui s'est approprié ce réfé-
rent éthique et le convertit en instrument de
lutte. Au contraire, la zone de l'espace dont
les énormes volumes de capital suivent le
profit économique et politique tente de le
disqualifier et se refuse a s'approprier ce

38 www.im.org
39 Me CulIy, in : www.dams.org
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