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À Votre Gorge Marchand de Paris
À Votre Gorge Marchand de Paris
»
chez Jean-Jacques Rousseau et Béroalde de Verville
Dans un passage célèbre des Confessions (Ire Partie, Livre Troisième, 1731-1732),
Rousseau s’applique à lui-même un exemple presque caricatural de ce qu’on
appelle « l’esprit de l’escalier » :
Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la
manière : un tempérament très-ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes
à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On diroit que mon
cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que
l’éclair, vient remplir mon âme; mais au lieu de m’éclairer, il me brûle et m’éblouit. Je sens
tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide; il faut que je sois de sang-froid pour
penser. Ce qu’il y a d’étonnant est que j’ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de
la finesse même, pourvu qu’on m’attende : je fais d’excellents impromptu à loisir, mais sur
le temps je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferois une assez jolie conversation par la
poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d’un duc de
Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier : À votre gorge, marchand de Paris !, je dis :
Me voilà.
« À [ou : En] votre/ta gorge ! » est une invective (le choix du vouvoiement par
Rousseau doit être d’ordre stylistique), dont Jérôme Pichon (1846) fournit dans
une note au Mesnagier de Paris un exemple qui sort de l’ordinaire :
On voit dans le récit d’une querelle de Pierre de Lesclat [† 1418], célèbre conseiller au
parlement et confident du duc de Berry, avec Raoul Drobille, procureur au parlement, ce
dernier dire à Pierre : « Je ne doubte toy ne ton povoir ! [Je ne redoute ni toi, ni le pouvoir
que tu représentes] un sanglant étron en ta gorge ! »
Le Moyen de parvenir (1616), de Béroalde de Verville, est une polyphonie qui rap-
pelle à bien des égards le Banquet des Sophistes (ou des Sages, ou des Savants, selon
le sens qu’on donne à Δειπνοσοφισταί) d’Athénée de Naucratis. Au chapitre LVIII,
Stance, un devisant dénommé Plaute raconte deux anecdotes à la faveur d’une
comparaison :
PLAUTE. Il estoit bien question que ce maquereau d’Aretin nous vînt troubler, et en parler,
quarante lieuës apres la premiere parole, il a fait comme le Prince de delà les Monts, qui
demanda à Paris, « per in fort de velurs »: et le marchand qui pensoit qu’il deût en prendre
grande quantité, lui dit, « Bran, bran. » Ce seigneur estant sur la montagne de Tarare, s’en
souvint et demanda à ses gens que c’estoit à dire bran, le plus hardy lui dit que c’estoit
merde : « Ha, dit ledit seigneur, en ta gorge, marchand de Paris ! » C’est luy-mesme qui, ayant
mangé des lentilles qui lui avoient eschaudé la goule et, se trouvant en un champ, comme
on lui eut dit que ce qui s’estoit levé estoient lentilles : « Piquez, piquez ! dit-il, qu’elles ne brus-
lent pas les pieds des chevaux ! »
L’image est celle d’un prince achetant pour un liard de velours ; d’où la déconve-
nue du marchand et sa grossièreté.
La montagne de Tarare, dans le Rhône, se trouve à quelque 45 km à l’ouest
de Lyon. Tarare a été choisi par l’écrivain en raison de tarare « Espèce d’interjection
familière, dont on se sert, pour marquer qu’on se moque de ce qu’on entend dire, ou qu’on ne
le croit pas. » (Dict. de l’Acad., 1762 [4e éd.]), dont les lexicographes donnent comme
1re attestation la Comédie des proverbes (III, iii) d’Adrien de Montluc, où Thesaurus
réagit aux prédictions d’une bohémienne : « Tarare pompon ! vous estes des devins de
Montmartre : vous devinez les festes quand elles sont venues. » On peut rapprocher un
plus ancien tarabin tarabas (encore chez Rabelais ; cf. la farce Tarabin, Tarabas et Tri-
boulle-Mesnage) et, plus près de nous, taratata.
« que c’estoit à dire » : ce que voulait dire.
« en ta gorge, marchand de Paris ! » : Formule retournant l’injure au destina-
teur : « Mange ! » (Michel Renaud, folio classique no4426, 2006, note p. 246.)
« luy-mesme » : le même.
« eschaudé » : ébouillanté.
« goule » : lat. gŭla « gosier » aboutit à gole, goule, qui a évolué en gueule ; cf.
goulée, goulet, goulot, goulu, dégouliner, engoulevent…
« comme on lui eut dit » : quand…
« ce qui s’estoit levé » : « Lever, est quelquefois neutre [= intransitif], & se dit
des plantes, des graines qui commencent à pousser & à sortir de terre. Il avoit semé
là du gland. voilà des chesnes qui commencent à lever. les orges levent plus viste que les
froments. les bleds commençoient à lever. les pois ne sont pas encore levez. » Dict. de
l’Acad., 1694 [1re éd.].
« Piquez » : On dit, Piquer un cheval, & absolument, Piquer, pour dire, Donner
des éperons à un cheval, & le pousser au galop. On dit dans le même sens en ter-
mes de Chasse, Piquer dans le fort, pour dire, Pousser son cheval au galop dans le
fort du bois. Et, Cet homme-là pique bien, pour dire, Cet homme-là pousse vigoureu-
sement son cheval au galop. Piquez un peu jusques-là. Piquer des deux, C’est pousser
un cheval en lui appliquant l’éperon des deux côtés. » Dict. de l’Acad., 1694 [1re éd.].
Dans son Histoire de Savoie depuis la domination romaine jusqu’à nos jours (Annecy,
1852), Claude Genoux [1811-1874] écrit p. 300 sans citer ses sources :
On dit qu’en apprenant la conclusion du traité de Lyon, Lesdiguières s’écria:
« Henri IV s’est conduit en vrai marchand ; Charles-Emmanuel, lui, s’est conduit en roi. »
Natif d’Albertville, l’auteur des Mémoires d’un enfant de la Savoie ne pouvait man-
quer de connaître l’ouvrage de l’historien bressan Samuel Guichenon [1607-1664],
Histoire de Bresse et de Bugey (1650), dont voici un extrait trouvé sur le site officiel
de la commune de Saint Martin-du-Frêne [écrit Fresne dans l’usage local], dans
l’Ain (http://www.saintmartindufresne.com/region/histoire/40ansain/historique.htm) :
« Les politiques parlent diversement de ce traité ; les uns en donnoient l’avantage au Duc
de Savoye, parce que le Marquisat de Saluces qui estoit la cause de la guerre, luy estoit
demeuré, qu’il avoit fermé la porte de l’Italie aux François, et avoit réuny le Piémont en un
seul corps que le Marquisat de Saluces divisoit. Les autres louoyent le Roy d’avoir estendu
la frontière jusques aux portes de Genève, de s’estre acquis le passage libre pour la Suysse
et l’Allemagne, et d’avoir eu plus de centaines de marquis, comtes, barons et gentils-
hommes qu’il n'y en avoit de douzaines en tout l’estat de Saluces, et qu’ainsy il devoit
avoir l’honneur du traitté puisqu’il en avoit le profit. Un grand capitaine et grand politi-
que de ce royaume [Lesdiguières] donnant son advis sur un événement si remarquable, dit
de fort bonne grâce et ingénieusement, que le Roy avoit traitté en marchand et le Duc de
Savoye en Prince ». [c’est moi qui souligne]