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faire de l’histoire & faire l’histoire

Introduction

« L’Histoire, dit Stephen, est un cauchemar


dont j’essaie de m’éveiller. »
JAMES JOYCE, Ulysse.

« La tradition de toutes les générations


mortes pèse comme un cauchemar sur le
cerveau des vivants. »

KARL MARX, Le 18 Brumaire de Louis


Bonaparte.

« En Irlande, l’histoire est propagande. »


BICO, The Economics of Partition,
(1972), p. 7.

Pour tout lecteur s’étant senti – comme cela est sans doute une loi de
toute existence humaine – sommairement catalogué par le regard des autres et
à plus forte raison si, mutatis mutandis, ce lecteur a fréquenté les murs ou
contre-plaqués d’un département d’histoire, le renommé Eric Hobsbawm
suscite dans un passage de son autobiographie, une sympathie amusée,
fraternelle :

« Hobsbawm, l’historien marxiste », écriteau que je porte encore autour du cou,


comme ces carafes dûment étiquetées qui circulent après dîner dans la salle des
profs, afin que les mandarins universitaires éméchés ne confondent pas le porto et le
1
sherry.

1
Eric Hobsbawm, Franc-tireur, Autobiographie, Paris, Ramsay, 2005, traduit de l’anglais par Dominique Peters
et Yves Coleman (1ère éd. Penguin Books, 2002), p. 362.

1
L’estampille « marxiste », un stigmate ? Le sentiment est compréhensible. Un
peu à la façon qu’avait le plus célèbre révolutionnaire irlandais James Connolly2
de s’exprimer sur ce qu’il voyait comme le sort de l’Irlande après la soumission
de celle-ci à la conquête britannique, la tentation est grande de caractériser
l’actuel destin des travaux inspirés de près ou de loin par Karl Marx d’un « Woe
to the vanquished »3, « malheur au vaincu ».
Qu’on lui donne une tournure amère ou cynique, une portée provisoire ou
Vae victis !
définitive, ce constat s’impose. Le marxisme reflue considérablement depuis
plus d’un quart de siècle. Et sa misère actuelle tranche avec ses grandeurs
passées. Loin, en effet, est le temps de la Seconde Internationale quand ses
concepts s’insinuaient progressivement dans les recherches universitaires.4
5
Presque plus loin de nous encore est la phase de sa canonisation avec la
pensée de Lénine quand cette dernière essaimait son marxisme grâce à l’onde
de choc provoquée par une Révolution d’Octobre au « charme universel ».
Des lustres nous séparent aussi du semblant de vérification de la théorie dans
les années trente quand la crise laissait entrevoir l’inéluctabilité de
l’effondrement du mode de production capitaliste et montrait les « vertus »
d’une économie socialiste dirigée. Des vallées de désillusions refroidissent les
engouements suscités par l’épique (et effroyable) victoire de l’Armée Rouge sur
les forces nazies sur le front de l’Est. L’ère où le tiers de l’humanité vivait sous
un des régimes communistes s’est refermée avec fracas. S’éloigne aussi cet
Après-Guerre où un étudiant français prometteur venant d’entrer à l’école de la
rue d’Ulm « lit Marx, c’est évident [commente son biographe], puisque tout le
monde le lit. »6 Le marxisme n’est plus présenté de nos jours comme

2
Né en 1868 à Edimbourg de parents irlandais James Connolly vécut (mis à part les mois qu’il a passé dans une
caserne en Irlande comme soldat de l’armée britannique qu’il rejoignit de 1882 à 1889) jusqu’à 29 ans en
Ecosse. Il en gardera l’accent. En 1894, il se qualifiait de « Scotto-Hibernian » [lettre à Keir Hardie du 3 juillet,
citée in Austen Morgan, James Connolly: A Political Biography, Manchester, Manchester University Press,
1988, p. 16] Militant pour l’indépendance de l’île & entré dans la martyrologie nationale, l’épithète « irlandais »
n’est donc pas usurpé.
3
James Connolly, Labour in Irish History, in Collected Works. Volume One, Dublin, New Books Publications,
1987, p. 19.
4
Des anciens communistes devenus marxologues comme Leszek Kolakowski ou Kostas Papaioannou voient la
période de la Seconde Internationale comme « l’age d’or » du marxisme.
5
Cf. : Kostas Papaioannou, L’idéologie froide, Paris, Pauvert, 1967, pp. 53-56.
6
Didier Eribon, Michel Foucault (1926-1984), Paris, Flammarion, « Champs », 1991 (1ère éd. 1989), p. 47.

2
« l’indépassable philosophie de notre temps ».7 Politiquement, le vent d’Est ne
semble plus l’emporter.8 L’affirmation radicale et mâtinée de marxisme de la
jeunesse occidentale repue de 1968 et des années 70 s’est abîmée dans sa
vanité et dans le morne théâtre de la vie réelle.
Le bloc soviétique s’est effondré, ne laissant « qu’un paysage de ruine
matérielle et morale ».9 La Chine s’est éveillée à l’économie de marché et se
révèle un « élève » déluré et puissant grâce notamment au sacrifice d’une
grande partie de sa population dans un exode rural d’une violence sans
précédent. Dans une formule devenue piteusement banale et qui est plus
encombrante qu’utile, il est possible d’admettre en quelque sorte que « Marx
est mort ».10
Or la déchéance d’une pensée majeure et de ses réinterprétations
diverses qui ont formées un pôle incontournable de la vie intellectuelle dans de
e
nombreux pays au XX siècle n’est pas sans influence sur l’écriture de
l’histoire. Prenons l’exemple français puisqu’il nous est offert dans un ouvrage
récent, L’histoire contemporaine sous influence de l’irréductible Annie Lacroix-
Riz. Cette dernière y fustige la « conversion droitière de la pensée historique en
France ».11 Pour elle, « la France historiographique a vu en vingt ans
[d’unilatéralisme idéologique 12] la référence au marxisme quasiment liquidée, le
plus souvent dans la hargne des chasseurs et la honte des pourchassés »13 et
ce, alors qu’à l’étranger des études qui recueillent son suffrage sont encore
conduites. Derrière les écarts polémiques qui décrédibilisent parfois son
propos, le pamphlet d’A. Lacroix-Riz témoigne bien d’une vérité : les historiens
français ne sont plus guère « entichés » de marxisme. Nous allons voir que
l’évolution des historiens de l’Irlande a des tendances qui la font se rapprocher
de celle des historiens français dans la mesure où l’Irlande n’a pas pu produire

7
Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, pp. 9. 17, 29, 32 et 109 cité in
Maurice Lagueux, « Grandeur et misère du socialisme scientifique », Philosophiques, vol. X, n° 2, octobre 1983.
pp. 315-340, p. 315.
8
Cf. : « […] le vent d’est l’emportait sur le vent d’ouest […] » [Intervention à la Conférence de Moscou des
Partis communistes et ouvriers (18 novembre 1957)], Mao Zedong, Les citations du président Mao Tsé-toung,
Paris, Le Seuil, coll. « politique », 1967, p. 44.
9
E. Hobsbawm, Franc-Tireur, op. cit., p. 157.
10
Pour une pensée s’insurgeant contre la sentence, voir par exemple : André Tosel, L’esprit de scission : études
sur Marx, Gramsci, Lukács, Besançon, Université de Besançon, 1991.
11
A. Lacroix-Riz, L’histoire contemporaine sous influence, Paris, Le Temps des Cerises, 2004, p. 22.
12
Ibid., p. 17.
13
Ibid. p. 8.

3
dans les années 50-60 de grands historiens marxistes universitaires comme en
France et surtout en Grande-Bretagne.
Parce que le communisme est un fait essentiel du siècle passé et parce
qu’au-delà de cette question le fait de s’inscrire en société comme « marxiste »
et d’écrire l’histoire en « marxiste » n’est pas un phénomène anodin, ce
mémoire ne satisfera pas les demandes d’Eric Hobsbawm qui déclara attendre
« avec impatience le jour où personne ne posera la question de savoir si les
auteurs sont marxistes ou non. »14 Mais avant d’entrer dans le vif des
interrogations de ce sujet, délimitons son cadre.

Définition (et intérêt) du sujet

L’Irlande est une île. « Marx était un philosophe allemand. »15 Et la


rencontre de la question irlandaise et du marxisme n’a pas été fortuite.16
L’histoire était, et est toujours, le terrain privilégié de cette relation peu ou prou
instable de plus d’un siècle et demi.
Ce mémoire assume le titre un peu ronflant d’ « Écriture marxiste de
l’histoire irlandaise ». Il se présente donc comme un travail d’historiographie.
Notre intérêt se porte en cela bien entendu sur l’aspect d’« histoire de
l’histoire » ou si l’on veut d'« annales » d’une discipline voire d’une
connaissance historique. Mais en plus de ceux qui exercent le « métier
d’historien », les militants qui ont produit des textes à dimension historique y
tiennent une place majeure. Nous comprendrons mieux à travers l’analyse des
rapports des discours marxistes entre eux, à travers leurs relations avec les
autres discours (nationalistes, unionistes, universitaires…) et plus généralement
14
Eric Hobsbawm, « Le pari de la raison, Manifeste pour l’histoire », discours prononcé le 13 novembre 2004
pour clore le colloque de l’Académie Britannique sur l’historiographie marxiste, publié in Le Monde
diplomatique, n°609, décembre 2004, pp.1, 20-21, p. 20.L’historien cite un texte qu’il avait écrit dans les années
70. On remarque que cette hantise du vénérable historien de se voir coller l’étiquette « marxiste » témoigne bien
de l’attachement que porte les hommes au moi que la société leur reconnaît. Cf. Erwing Goffman, Asiles, études
sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968 (1ère éd. 1961), p. 220.
15
Première phrase du tome 1, d’ Histoire du marxisme de Leszec Kolakowski (Paris, Fayard, 1987, 1ère éd. 1976
en allemand) en référence à une conférence de Jules Michelet qui commençait par : « Messieurs, l’Angleterre est
une île ».
16
Cf. : la première phrase de Maurice Goldring dans L’Irlande : Idéologie d’une révolution nationale (Paris,
Editions sociales, 1975, p. 8) : « La rencontre de l’Irlande et d’un universitaire n’est pas fortuite. »

4
en replaçant cette historiographie dans son contexte, quelles sont les
spécificités des versions marxistes de l’histoire. Nous verrons aussi dans quelle
mesure il n’a pas été déplacé d’avoir conçu l’histoire en Irlande comme un
exercice de propagande.17 Les réflexions de Michel de Certeau sont, dans cette
optique, d’une grande utilité. L’historien jésuite souligne en effet que :

L’historiographie (c’est-à-dire « histoire » et « écriture ») porte inscrit dans son nom


propre le paradoxe – et quasi l’oxymoron – de la mise en relation de deux termes
18
antinomiques : le réel et le discours.

C’est précisément en confrontant non pas le réel mais le discours le plus


« réaliste » sur le réel avec le discours que nous avons pris comme objet
d’étude qu’apparaîtront les structurations et les caractéristiques de cette
écriture de l’histoire.
Le terme d’« écriture » traduit parfaitement la compréhension de l’histoire
en tant que pratique. En parvenant à saisir les tenants et les aboutissants de
cette pratique nous pourrons mieux comprendre ensuite ce vers quoi elle
renvoie : les représentations qui ont nourries le « praticien » (individu ou
organisation). L’inadéquation entre ce qui s’est passé et le discours qui s’en
rapporte est le sort de toute pratique historique. Mais les inadéquations sont
plus ou moins heureuses. Les interprétations malheureuses réinjectées dans le
réel comme grille de lecture du présent et guide pour l’action peuvent se révéler
les signes avant-coureurs des échecs politiques.
Par histoire « irlandaise » nous entendons l’histoire de l’île des
« origines » à nos jours en faisant cohabiter, pour la période contemporaine, les
développements de l’Irlande du Nord et au Sud de l’État libre devenu
nominalement en 1949 une République. Bien entendu, la « diaspora » fait
partie de cette histoire irlandaise.
Qu’entendons-nous par historiographie « marxiste » ? Marx est-il lui-
même « marxiste » ? Assurément non. En génie orgueilleux, il n’appréciait que
l’on se réclame de sa pensée en la mésusant et la travestissant. Engels

17
Le Petit Robert (1996) définit la propagande dans son acception la plus courante comme l’ « action exercée sur
l’opinion pour l’amener à avoir certaines idées politiques et sociales, à soutenir une politique, un gouvernement,
un représentant. »
18
Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2002 (1ère éd. 1975), p. 11.

5
rapporte à ce sujet que Marx aurait dit à Paul Lafargue : « Ce qu’il y a de
certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste. »19
S’ajoute à ce problème de départ le fait qu’il n’est vraiment pas aisé de se
repérer parmi les « marxistes », les « marxiens »20, les « marxisants », les
« marxoïdes »21 ou encore les « marxizouillants » dans la mesure où se
reconnaîtraient sous cette désignation les fils cachés de celui qui, comme Victor

Hugo, cultivait la ‘’barbe de grand-père“ et les amours ancillaires. La frontière

entre « marxistes » et « non-marxistes » est souvent floue et perméable. Ainsi,


Lionel Munby et Ernst Wangermann qui ont conçu la bibliographie Marxism and
History de 1967 affirment qu’il est plus pratique de maximiser l’appartenance de
textes à la sphère des idées marxistes que de tenter de définir un canon.22
Comme pour Leszek Kolakowski dans son Histoire du marxisme, il ne s’agira
pas ici de « décerner des brevets du marxisme “le plus authentique” ».23
Dans le cadre de ce mémoire, nous appellerons « marxistes » par commodité
et les pères fondateurs Marx & Engels et leurs continuateurs que ces derniers
appartiennent à la Seconde Internationale (Connolly, Kautsky par exemple) ou
qu’ils soient communistes, c’est-à-dire marxistes-léninistes. Nous qualifierons
aussi de « marxistes » les auteurs qui ont tenté de comprendre les problèmes
que soulèvent l’histoire de l’Irlande à partir de concepts qu’ils ont tirés du
marxisme (par ex. : « mode de production » et « lutte des classes »). Ces

19
Lettre d’Engels à E. Bernstein, 2 novembre 1882 in http://www.marxists.org
20
Raymond Aron parle de « marxien » ou de proposition « marxienne » lorsqu’on se réclame de la pensée de
Marx « sans appartenir à l’interprétation provisoirement orthodoxe du marxisme par les représentants officiels
des États qui se veulent marxistes. » Aron ajoute que certains comme Maximilien Rubel donne à « marxiste » un
sens péjoratif en se référant à la phrase de Marx à Lafargue. (R. Aron, Le Marxisme de Marx, Paris, Editions de
Fallois, 2002, pp. 21-22) Comme depuis le cours d’Aron (1962-63) les grands régimes se réclamant de Marx se
sont effondrés ou acceptent l’économie de marché, il est possible de parler d’une grande famille marxiste élargie.
Notre « petit camarade » Frédéric Lépine, quoique que pouvant s’appuyer sur Georges Haupt, est plus original :
« Nous appellerons marxien tout ce qui se trouve explicitement dans les textes de Marx écrit avec ou sans la
collaboration d’Engels. Nous appellerons marxisme tout ce qui vient de ceux qui se revendiqueront de l’héritage
marxien, Engels y compris, après la mort de Marx. » (Cf. : Frédéric Lépine, La question nationale dans le
discours des organisations maoïstes, mémoire de maîtrise d’Histoire contemporaine, Université Reims
Champagne-Ardenne, Année 2003-2004 (sous la direction de Philippe Buton), p. 5 (notes)
21
Jacques Derrida voyait en 1993 la possibilité d’une nouvelle forme radicale de critique chez les non-marxistes
qui reprendraient d’une certaine façon l’« héritage ». A travers la citation suivante, qui en elle-même n’est pas à
prendre avec légèreté, on se déconcerte un peu plus de la multiplicité des « espèces » marxistes: « On n’a peut-
être plus peur des marxistes, mais on a encore peur de certains non-marxistes qui n’ont pas renoncé à l’héritage
de Marx, des crypto-marxistes, des pseudo- ou des para- « marxistes » qui seraient prêts à prendre la relève sous
les traits ou des guillemets que les experts angoissés de l’anti-communisme ne sont pas entraînés à démasquer. »
in Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 88.
22
Munby, L.M., Wangermann, E., Marxism and History, A Bibliography of English Language Works, Londres,
Lawrence & Wishart, 1967, p. I.
23
Leszek Kolakowski, Histoire du marxisme, tome 1., op. cit., p. 14.

6
marxistes sont universitaires, historiens mais aussi économistes, sociologues,
géographes, enseignants en Sciences politiques ou encore (pour un cas),
critique littéraire.
En bref, nous étudierons les textes des auteurs de la Seconde Internationale,
des communistes et de ceux qui explicitement se disent élaborer une
interprétation marxiste et se réclame de la pensée de Karl Marx.
Parallèlement à ces scripteurs nous regroupons artificiellement sous les
estampilles « adjuvants » (d’un discours marxiste) et « avatars » les auteurs qui
ont lu Marx ou un théoricien marxiste, qui en ont tiré partie et qui développent
une interprétation de classe sans pour cela se considérer eux-mêmes comme
« marxistes ». Les textes de ces auteurs ne seront pas étudiés pour eux-
mêmes mais en rapport avec les textes qui nous concernent. Nous trouvons,
par exemple, dans cette fausse catégorie un socialiste républicain comme
Peadar O’Donnell qui a lu Marx et qui était lié aux communistes irlandais, un
ancien membre du Parti Communiste Irlandais comme Andrew Boyd ou un
universitaire américain spécialiste du Proche-Orient, Ian Lustick, qui a utilisé la
si stimulante pensée d’Antonio Gramsci…

Le mélange détonant I r l a n d e , m a r x i s m e , h i s t o i r e
constitue l’intérêt le plus évident du sujet proposé.
L’Irlande a longtemps eu une relation presque pathologique avec son
histoire liée à son passé colonial. Elle n’en est d’ailleurs pas totalement libérée.
La réécriture spécieuse de l’histoire de l’île, c’est-à-dire l’élaboration d’une
histoire à des fins politiques, a d’abord été le fait du pouvoir colonial britannique
qui affirmait qu’il n’y avait aucune trace de civilisation dans l’île avant la
conquête afin de bloquer les réformes et la démocratisation.24 Les
commémorations et les processions, autant chez les unionistes que chez les
nationalistes, sont les exemples contemporains les plus parlants d’une vision
continuiste de l’Histoire. Cette lecture linéaire où le temps est suspendu et le
passé réinjecté farouchement dans le présent relève, comme nous le
réaffirmerons plus loin, d’un discours de l’identité. Cela n’est bien évidemment

24
Paraskevi Gkotzaridis, La révision de l’histoire en Irlande et ses liens avec la théorie : révisionnisme,
poststructuralisme, postmodernisme, postcolonialisme, 1938-1999, Thèse de doctorat, Paris III, 2001, pp. 35-37.

7
pas spécifique à l’Irlande. On a pu dire cependant que l’histoire est l’idéologie
irlandaise.25
Prenons pour illustrer ce rapport de l’Irlande à son histoire l’exemple d’une
proclamation de 1867 dans laquelle les fenians haranguaient la population
ainsi :

Souvenez-vous de la disette et de la dégradation imposées à votre foyer par


l’oppression du travail. Souvenez-vous du passé, regardez vers l’avenir et vengez-
vous vous-mêmes en donnant la liberté à vos enfants dans le combat à venir pour la
26
libération de l’humanité.

La proclamation des insurgés sécessionnistes républicains des Pâques 1916


en appelait aux « générations mortes » qui outre « Dieu » et leurs
contemporains Irlandais étaient censées leur conférer la légitimité. En fin
d’année 1969, l’annonce de la formation d’un « Conseil de l’Armée Provisoire »
qui confirmait la scission de l’I.R.A. et augurait de la séparation de son aile
politique (Sinn Féin) débutait en ces termes :

Nous déclarons notre allégeance à la République Irlandaise des 32 comtés proclamée


aux Pâques 1916, établie par le premier Dáil Éireann [le Parlement] en 1919,
27
renversée par la force des armes en 1922 et supprimée jusqu’à ce jour…

En 1977, un des pères fondateurs de histoire professionnelle en Irlande,


Théodore Moody se déclarait à ce propos inquiet car l’I.R.A., mettant en avant
d’une part, ce qu’elle considère comme les crimes de l’Union (notamment la
Famine) et d’autre part, l’héroïsme des rebelles de l’Easter Rising de 1916, peut
facilement revendiquer un « manda historique infini ». Comme il l’explique :
25
Emmet O’Connor, Reds and the Green, Ireland, Russia and the communists internationals, 1919-43, Dublin,
University College Dublin Press, 2004, p. 2. L’universitaire de référence sur le Labour irlandais et depuis ce
livre sur le communisme en Verte Érin faisait, en rapportant ce bon mot, par ailleurs référence à l’influence qu’il
juge remarquable des communistes anglais T. A. Jackson et C. D. Greaves sur l’historiographie radicale jusque
dans les années soixante-dix.
26
Proclamation de mars 1867 du mouvement fenian : cité dans Bob Mitchell, « Fenians : Rise and Decline »,
Workers’Republic, 1967, n°19, p. 26. cité in Roger Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire
irlandais, Paris, Maspero, 1978, p. 82.
27
“We declare our allegiance to the thirty-two-county Irish Republic proclaimed at Easter 1916, established by
the first Dáil Éireann in 1919, overthrown by force of arms in 1922 and suppressed to this day …”, cité in
Sunday Times Insight Team, Ulster, Harmondsworth, Peguin Books, 1972, p. 194. Bernadette Devlin raconte les
conséquences des cours d’histoire qu’elle suivait dans son école catholique d’Irlande du Nord : « Pour nous c’est
inconsciemment que nous avons acquis une conscience politique, en entendant raconter l’histoire de notre
pays. », B. Devlin, Mon âme n’est pas à vendre, Paris, Seuil, 1969, p. 34.

8
quelque soit le prix en souffrance humaine, démoralisation, destruction, et dégâts
matériels, ils voient leur campagne en Irlande du Nord comme étant justifiée par leur
28
propre interprétation infaillible du passé de l’Irlande.

Si en Irlande du Nord pour des raisons structurelles, les témoignages et les


exemples provenant de la communauté catholique sont plus nombreux, plus
flamboyants, remarquables de rhétorique et remarqués, la communauté
protestante, beaucoup plus repliée sur elle-même car voulant conserver ses
acquis n’en est pas moins productrice de discours historiques essentialistes.
Prenons un cas extrême mais représentatif d’une partie importante de la
population protestante, celui du populiste et charismatique Ian Paisley. Il
affirmait dans une logique de colonisateur que :

Nos ancêtres ont arraché une civilisation aux marais et aux prairies de notre pays
quand les ancêtres de M. Haughey portaient encore des peaux de porc et vivaient
dans les cavernes. Nos ancêtres ont revêtu l’uniforme britannique et combattu pour le
roi et la patrie […]. Ils ont versé leur sang pour la patrie sur les champs de bataille.
29
[…] Ils sont aujourd’hui massacrés dans leur lit par les assassins de l’IRA.

Trêve d’exemples bruts sur l’Irlande. Le marxisme entretient lui aussi des
rapports fusionnels avec l’histoire. Comme le souligne Maurice Moissonnier,
« l’histoire occupe une place de choix, quasi centrale »30 dans la genèse et la
problématique marxiste. « Nous ne connaissons qu’une seule science, la
science de l’histoire »,31 écrivaient Marx et Engels dans le manuscrit de

28
T. W. Moody, “Irish history and Irish mythology”, in C. Brady, Interpreting Irish history: the debate on
historical revisionism, 1938-1994, Blackrock, Co. Dublin, Irish Academic Press, 1994, pp. 4-5, cité et traduit par
P. Gkotzaridis in La révision de l’histoire en Irlande et ses liens avec la théorie : révisionnisme,
poststructuralisme, postmodernisme, postcolonialisme, 1938-1999, Thèse de doctorat non publiée, Paris III,
2001, p. 49. Sur l’enseignement de l’histoire : « Nous apprenions l’histoire de l’Irlande. Les enfants qui allaient à
l’école protestante apprenaient, eux, l’histoire anglaise. Nous étudiions les même choses, les mêmes événements,
les mêmes périodes, mais l’interprétation qui nous en était donnée variait complètement d’une confession à
l’autre. », Bernadette Devlin, Mon âme n’est pas à vendre, Paris, Seuil, coll. « combats », 1969, [traduction par
Jacqueline Simon de The Price of my Soul, Londres, Pan, 1969], p. 57. Cf. David Fitzpatrick, « Une histoire très
catholique ?, Révisionnisme et orthodoxie dans l’historiographie irlandaise », in Vingtième Siècle, revue
d’histoire, n° 94, avril-juin 2007, pp. 121-133, pp. 122-123.
29
Cité in Maurice Goldring, Renoncer à la terreur, Monaco, Editions du Rocher, 2005, p. 89.
30
Maurice Moissonnier, « Histoire », in Gérard Bensussan, Georges Labica, Dictionnaire critique du marxisme,
Paris, PUF , coll. « Quadrige », 1999, (1ère éd. 1982), pp. 539-542, p. 539.
31
Cité in M. Moissonnier, Ibid. Il faut tout de même signaler que cette phrase a été biffée sur le manuscrit de
L’Idéologie allemande (1845-46), texte écrit à deux et qui ne fut, lui-même, jamais publié du vivant de Marx ou
Engels. Cf. : L’idéologie allemande, « Première Partie : Feuerbach », Paris, Éditions Sociales, 1974, p. 42.

9
L’Idéologie allemande. Le léninisme, la version du marxisme qui s’est le plus
universellement propagée, hérite de cette prédilection. Comme le dit de façon
concise Andreas Dorpalen dans son ouvrage monumental sur le traitement de
l’histoire allemande par les universitaires de la R.D.A. : “Marxism-Leninism is a
32
history-minded Weltanschauung.” Ainsi, la militante trotskyste la plus célèbre
de France, Arlette Laguiller, a joliment affirmé dans un entretien radiophonique
qu’elle est « née à l’histoire en militant ».33
Plus généralement, la pensée de Karl Marx a emblavé le champ de la
recherche en sciences humaines, et notamment en histoire. Son apport n’est
pas nié par les historiens. Il est cependant souvent difficile à préciser.34 Le
philosophe allemand a, par exemple, influencé l’école des « Annales » même si
Marc Bloch ne le reconnaît pas explicitement.35 Pour Fernand Braudel, Marx a
36
été le premier à forger de « vrais modèles sociaux » opératoires dans la
longue durée. Selon Paul Veyne, il a « incité […] les historiens à affiner leur
sens critique »37 en leur fournissant des pistes pour ne pas prendre au pied de
la lettre les discours sur lesquels ils s’appuient.
Quant aux rapports de l’Irlande avec le marxisme, nous nous y
pencherons plus en détail tout au long du travail. Si Kautsky a probablement
raison, en excluant tout de même les britanniques, de dire que « les socialistes
dans tous les pays ont toujours suivi la lutte de l’Irlande contre ses oppresseurs
avec la plus grande sympathie »,38 le marxisme a été rejeté majoritairement
comme une théorie allemande, étrangère. Un des chevaux de bataille du plus
important théoricien marxiste irlandais, James Connolly a été de tenter de faire
admettre qu’au contraire Marx avait un précurseur irlandais en la personne de

32
« Le marxisme-léninisme, traduirait-on de façon imparfaite, est une vision du monde qui s’intéresse
particulièrement à l’histoire. » A. Dorpalen, German History in Marxist Perspective, The East German
Approach, Londres, I.B. Tauris & Co. Ltd, 1985, p. 23.
33
« L’imaginaire historique des candidats à l’élection présidentielle, 6/10 Arlette Laguiller », La Fabrique de
l’histoire d’Emmanuel Laurentin, France Culture, 26 février 2007.
34
Cf. : S. H. Rigby, « Marxist historiography », in Michael Bentley (dir.) Oxford Companion to historiography,
Londres, Routledge, 1997, pp. 889-928., p. 889.
35
Guy Bourdé, Hervé Martin, Les écoles historiques, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points », 1997 ( 1ère éd.
1983), p. 226.
36
Cité in Bourdé, Martin, Ibid., p. 256. Selon les mots empruntés à cet ouvrage, pour Jacques Le Goff, Marx,
« est l’ancêtre des périodisations larges et de l’analyse structurelle du social. »
37
Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points », 1996 (1ère éd. 1971), p. 251.
38
“Socialists in all countries have always followed Ireland’s struggle against its oppressors with the greatest of
sympathy.”, Karl Kautsky, Ireland, http://www.marxists.org, 2002 [1ère éd. Berlin, Freiheit, 1922 ; 1ère éd. en
anglais, Belfast, Athol Books, 1974, traduit en anglais et annoté par Angela Clifford], (chapitre 5., a, § 1.)

10
William Thompson 39 et que la chose la plus étrangère importée en Irlande n’est
autre que le capitalisme.40 En toute logique, pour ce qui est du communisme : la
« greffe » n’a pas prise. Que se soit de la dénonciation par Carson en juin 1920
de « l’alliance bolchevik – Sinn Féin »41 aux cristallisations politiques lors des
« Troubles » en Irlande du Nord en passant par « l’hystérie anti-communiste »42
en Éire à l’époque de la Guerre d’Espagne, les sociétés irlandaises
contemporaines ont généralement fait montre, c’est le moins que l’on puisse
dire, d’une rétivité face au communisme. Il y a cependant ce qu’Henry
Patterson appelle une « utilisation fonctionnelle du marxisme » par les
républicains socialisants 43 qui n’est pas négligeable.
La première partie du corps de ce mémoire dresse entre autre le
contexte de ces faits sociaux que sont les écrits marxistes sur l’histoire
irlandaise. Mais essayons déjà de recadrer brièvement ces textes dans une
histoire plus générale des idées.

39
“The First Irish Socialist: A Forerunner of Marx”, chapitre X de James Connolly, Labour in Irish History, in
Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, (1ère éd. 1910) pp. 17-184, pp. 104-115.
40
“the capitalist system is the most foreign thing in Ireland.”, J. Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 22
Cf. : aussi p. 28.
41
“the Bolshevik-Sinn Féin alliance”, phrase maintes fois citée. Par ex. : D. R. O’Connor Lysaght, The Making
of Northern Ireland (and the basis of its undoing, Dublin, Citizens Committee, 1969, p. 33; Éamonn McCann,
War and an Irish Town, Londres, Harmondsworth, Penguin, 1974, p. 155.
42
Michael Farrell, Northern Ireland: The Orange State, Londres, Pluto, 1980 (1ère éd. 1976), p. 146. Cf.: aussi la
chanson de Charlotte Despard “Connolly House …” où se réunissait le R.W.G. attaquée et incendiée par les
« fascistes » ou du moins une foule farouchement anti-communiste en 1934; notamment le passage où Despard
fait dire à la foule : “Communists ! Hunt them ! Burn them !”, citée in [CPI], Outline History, Dublin, New
Books Publications, 1975, p. 46.
43
“functional use of Marxism”, Henry Patterson, The Politics of illusion: republicanism and socialism in modern
Ireland, Londres, Sydney, Aukland: Hutchinson Radius, 1989, p. 157. Cf. aussi: R. English, Irish Freedom, The
History of Nationalism in Ireland, Londres, Macmillan, 2006, pp. 173-174. Richard English parle du rôle de
Connolly, de celui de Peadar O’Donnell dans les agitations agraires des années vingt ou plus récemment de la
politisation de l’IRA dans les années soixante.

11
L’histoire consacrée : les origines intellectuelles
de l’historiographie marxiste de l’Irlande

En Europe, c’est le christianisme – alors que l’homme grec se satisfaisait


dans une conception du cosmos éternel – qui introduit l’idée de progrès et celle
de l’homme appréhendé dans sa condition historique.44 Bien sûr, avec la doxa
chrétienne, l’histoire s’éloignait plus encore de la science et servait à
« prouver » la présence du divin dans les actions humaines.45
Avec les Lumières, ce courant philosophique qui traverse la pensée
européenne au XVIII e siècle, se conçoit, en plus d’une apologie de la nature et
d’un rejet des superstitions, la croyance en la marche inéluctable de l’humanité
vers le perfectionnement et le progrès. La raison, la science et l’éducation
doivent mener les hommes dans un état idéal d’épanouissement, de bonheur
terrestre.
Conjointement aux conquêtes intellectuelles des Lumières, les débuts de
l’industrie avec notamment la Révolution industrielle anglaise (1770-1830),46
l’accélération des échanges et la progressive constitution des marchés
nationaux font de la participation de la population dans les affaires publiques,
de l’idée de souveraineté des peuples et donc de la perception que se font ces
peuples d’eux-mêmes, des questions plus pressantes. Le sentiment national et
le socialisme tirent leurs origines du même terreau que les philosophies
attribuant un sens à l’histoire.
La Révolution française est l’évènement majeur de la période. Les
Français, écrit François Furet, inaugurent avec elle « la politique démocratique
comme idéologie nationale ».47 Des penseurs français et européens, Edmund
Burke notamment, tentent de faire des analyses immédiates sur les ruptures
que la Révolution a provoquée. Il s’agit ainsi d’un tel drame sans précédent qu’il
crée dans toute l’Europe « un bouleversement dans la manière de penser de

44
Pour simplifier, nous appauvrissons le propos de Kostas Papaioannou. Cf. : K. Papaioannou, La consécration
de l’histoire, Essais, Paris, Ivrea, 1996 (1ère éd. Champ Libre, 1983), p. 70.
45
Ibid., p. 78. aussi, p. 95.
46
Et ces concurrents directs qui mettront un siècle à combler au fur et à mesure leur retard. Cf. : Jean-Charles
Asselain, « Révolution industrielle », Encyclopaedia Universalis, http://www.universalis-edu.com
47
F. Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, coll. « folio histoire », 2002 (1ère éd.1978), p. 50.

12
l'histoire ».48 La façon de penser l’Histoire connaît elle-même un changement
brutal.
Hegel (1770-1831), estime ainsi qu’avec la Révolution française, « vérité,
présence et réalité sont réunies ; les deux mondes sont réconciliés ; le ciel est
descendu et transporté sur terre ». Dans ce qu’il appelle le « jour spirituel du
présent »,49 le Dieu du christianisme se comprend dorénavant comme le Dieu
de l’histoire qui « apparaît au milieu de ceux qui se savent comme pur
savoir. »50 Pour le philosophe, l’Histoire possède un sens et obéit à une fin. Elle
est la manifestation de la Raison universelle. Si la Raison est le démiurge de
l’Histoire, les hommes, déraisonnables, aliénés, ne recherchant que leurs
intérêts, ne sont que les agents inconscients de leur histoire.51 Pourquoi, selon
lui, les hommes sont-ils aliénés, étrangers à eux-mêmes ? Parce qu’ils créent
des institutions (États, Églises) dont ils perdent le contrôle et qui leur
deviennent étrangères. La fin de l’Histoire arrive lorsque l’homme redevenu
conscient de lui-même, détruit ces institutions et reprend ainsi ses aliénations.
L’homme redevient lui-même à travers des institutions à son image, qui lui sont
propres et qui lui permettent de se réaliser.52 En quelque sorte, nous explique
R. Aron, « l’Histoire est [pour Hegel] le devenir de la vérité ou le devenir de
l’humanité vers la vérité. […] [Elle est] la dimension essentielle de l’homme
créateur de lui-même et de son essence à travers le temps. »53 Tout au long de
son aventure intellectuelle, Karl Marx sera hanté par la pensée de G. W. F.
Hegel.54

48
Jean.-Clément Martin, « Révolution française (historiographie) », Encyclopaedia Universalis,
http://www.universalis-edu.com J.-Cl. Martin évoque aussi l’ « urgence inhabituelle » de l’épisode et le fait que
le « concept de révolution [acquiert] son sens actuel de mutation brutale, globale et difficilement réversible ».
49
Cf. : sa phrase célèbre : « La lecture des journaux est la prière du matin moderne. »
50
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Phénoménologie de l’esprit (1807), extraits cités par Kostas Papaioannou
in La consécration de l’histoire, op. cit., p. 136.
51
K. Papaioannou, ibid., pp. 136-140. Cette volonté de résoudre les contradictions entre la pensée et le réel, cette
idée de « ruse de la raison », de nécessité inconsciente des actes des hommes se retrouvera chez Marx dans l’idée
voulant que la classe capitaliste creuse sa propre tombe à travers la prolétarisation de la population et de la baisse
tendancielle du taux de profit ainsi dans l’idée subséquente de l’inéluctabilité de la Révolution (Cf. : « Bien
creusé, vieille taupe ! »)
52
Raymond Aron, Le Marxisme de Marx, Paris, Editions de Fallois, 2002. (cours datant à la base de 1962), p.
175.
53
Ibid., p. 104.
54
Jean-Yves Calvez, La pensée de Karl Marx, Paris, Seuil, coll. « Esprit », 1966, (7ème édition revue et corrigée,
ère
1 éd. 1956), p. 121. Dès 1837, Marx évoquera dans une lettre à son père son désarroi devant l’idéalisme
hégélien. Dans ses années de maturité où paraît le Capital, il se sent encore obligé de dire ce qu’il doit à Hegel et
de définir les points où il s’en détache. Cf. : aussi, Raymond Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., pp. 300-309.
ou Joseph McCarney, “Hegel’s Legacy”, Res Publica, 5, 1999, pp. 117-138.

13
Outre la philosophie allemande, Karl Marx s’appuie sur une autre
tradition : le socialisme. Dans un passage substantiel, Leszek Kolakowski
souligne que :

Les idées socialistes ont toutes un aspect commun, qui provient de la double
influence de la Révolution française et de la révolution industrielle, et il réside dans la
conviction que la concentration incontrôlée des richesses ainsi que la concurrence
conduisent inéluctablement à un paupérisme grandissant et à des crises, à la
conviction que ce système devrait être remplacé par un autre dans lequel
l’organisation de la production et de l’échange exclurait la misère et l’exploitation et
conduirait à une nouvelle répartition des biens qui serait en harmonie avec les
55
fondements de l’égalité […]

Le mot « socialisme » apparaît en anglais pour désigner la pensée de Saint-


Simon et en français dans les années 1820 ou au début des années 1830. Le
socialisme est introduit en Allemagne et diffusé notamment chez les
intellectuels Jeunes-Hégéliens par Moses Hess.56 Le socialisme renvoie à une
réalité cruelle. La réalité de la violence sociale, de la précarité, l’insécurité, du
délabrement des conditions de vie des petites gens avec notamment ces crises
qui interrompent brutalement les phases d’expansion. Le socialisme entend
réguler ces désagréments provoqués par les mutations de ce qu’Engels semble
avoir été le premier à avoir appelé vers 1845 la « Révolution industrielle ».57
Au début du XIX e siècle, la pensée scientifique, héritière des Lumières,
ne jurait que par les faits et ne voulait plus s’embarrasser de toute question de
finalité. Au contraire, les tenants de la justice sociale avaient une vision
moralisante dans laquelle « la dignité humaine [était] irréductible à quelque
dimension matérielle que ce soit et ils proposaient, somme toute, la poursuite
55
L. Kolakowski, op. cit., p. 262.
56
Gerard Bensussan, Jean Robelin, « Socialisme », » in Gérard Bensussan, Georges Labica, Dictionnaire
critique du marxisme, Paris, PUF , coll. « Quadrige », 1999, (1ère éd. 1982), pp. 1063-1068, p. 1064. Cf. : aussi:
Raymond Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., p. 311 et suiv. Les Jeunes Hégéliens, contrairement aux
hégéliens « orthodoxes » ou de droite, ne retiennent de la doctrine d’Hegel que la méthode dialectique ou
critique. (J.-Y. Calvez, op. cit., p. 23.) Les penseurs les plus connus du Doktorklub de Berlin outre Marx, Engels
et Bakounine qui s’en démarqueront sont David Strauss (Vie de Jésus, 1837), Bruno Bauer, Ludwig Feuerbach (
L’Essence du christianisme, 1841), Arnold Ruge (qui influencera Marx avec sa conception de l’action, de
praxis) et « Max » Stirner (L’Unique et la propriété, 1844)
57
Jean-Charles Asselain, « Révolution industrielle », Encyclopaedia Universalis, http://www.universalis-
edu.com J.-Cl. Asselain montre que « la courbe des salaires réels tend à se déprimer vers la fin du XVIIIe siècle
(sous l'effet notamment de la mécanisation associée au travail massivement sous-payé des femmes et des
enfants), et il faudra attendre les années 1820 pour dépasser le niveau atteint vers 1760. Certains, comme les
tisserands à bras, sont durablement perdants, et tous subissent une forte instabilité des salaires. »

14
consciente d’une finalité sociale. »58 La science et le combat pour la justice
sociale se rapprochent avec d’une part, le mouvement socialiste débutant et
d’autre part, la non moins nouvelle discipline nommée « économie politique »
depuis Jean-Baptiste Say (1767-1832). Ce rapprochement n’était pas gagné
d’avance. Le socialisme de Saint-Simon, conçu comme un « nouveau
christianisme » voyait dans la science le moyen de construire une société plus
juste. En revanche, l’économie politique n’était devenue une science
respectable, avec David Ricardo (1772-1823) notamment, qu’en se démarquant
des valeurs de la morale traditionnelle. Par conséquent, les premiers penseurs
des phénomènes concernant la production, la distribution et la consommation
des richesses étaient assez hostiles aux politiques volontaristes socialisantes.
Entre 1844 et 1848, séparément d’abord puis conjointement, Marx et
Engels élaborent une synthèse de la philosophie allemande et de l’économie
politique leur permettant avec force innovations théoriques de promouvoir leur
socialisme et d’établir un programme intellectuel et politique.
Quelques années auparavant, Karl Marx était parti de la critique de la
philosophie hégélienne. Il se démarque des Jeunes Hégéliens en établissant
une relation entre l’aliénation dans les idées et l’aliénation dans la vie réelle. Il
en conclu que « la critique de la religion est la condition de toute critique ».59 La
critique du ciel le mène à la critique de la terre. Il s’attaque à la politique, à
l’État, au droit et conclu que tout ceci repose sur la société civile. Toujours
garde-t-il dans cette « phase critique » (R. Aron) comme fil conducteur l’idée
que les fausses représentations découlent de la fausseté de l’existence
vécue.60 Dans les Manuscrits de 1844, Marx croit fermement et avec passion
avoir découvert que l’origine de toutes les aliénations provient de l’aliénation du
travail qui trouve elle-même son origine dans la propriété privée.61 Dans cette
logique mais aussi grâce à l’apport d’Engels qui venait d’écrire son étude La

58
Maurice Lagueux, « Grandeur et misère du socialisme scientifique », Philosophiques, vol. X, n° 2, octobre
1983, pp. 315-340., p. 318.
59
Deuxième phrase de Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel (1843), citée in Raymond
Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., p. 60 et p. 83. Aron corrige la traduction de Jules Molitor disponible sur
http://www.marxists.org
60
Raymond Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., pp. 110, 146 (ou 222 par rapport à la thèse 2 sur Feuerbach),
etc. … L’exposé le plus clair de l’évolution de la pensée en formation du « jeune Marx » semble être dans les
pages 76-233 du livre d’Aron. (Pour un résumé plus concentré, cf. : pp. 296-300.) Nous nous y référons plus
qu’amplement.
61
Ibid., p. 188.

15
Situation des classes laborieuses en Angleterre, Karl Marx entame la critique
de l’économie politique. En une année, il compulse les ouvrages des grands
auteurs (A. Smith, D. Ricardo …).
En s’inspirant de la dialectique hégélienne, il élabore alors une vision de
l’Histoire où les hommes se sont perdus dans la propriété privée et donc dans
le développement des forces productives. Il considère qu’avec la société
industrielle jamais l’aliénation de l’homme n’a été aussi totale et estime que le
temps où l’humanité pourra reprendre ses aliénations et les richesses créées
sous forme aliénée approche.62 L’énigme de l’histoire sera résolue, le jour où
l’homme, créateur de lui-même sans le savoir dans le travail, devient conscient
de l’histoire, du caractère nécessaire de l’aliénation dans la propriété privée
pour atteindre un niveau de développement et de socialisation de la
production.63 En passant de la critique des représentations et des systèmes de
pensée dominants à l’interprétation historique, il souhaite retrouver dans le
passé les grandes étapes du processus d’aliénation et entend cerner le
mécanisme qui régit ce procès d’auto-création de l’homme qu’est l’histoire pour
anticiper la reprise nécessaire des aliénations.64 Dans L’Idéologie allemande
écrit avec Engels (1845-46) il conçoit l’histoire comme une succession de
« stades de développement de la division du travail [qui] représentent autant de
formes différentes de la propriété. »65 Il s’agit des célèbres « modes de
production » : le clan, le stade antique, la forme féodale et le mode de
production capitaliste. Dans ce texte, non publié du vivant de ses auteurs, tout
comme dans la Misère de la philosophie (1847), Marx estime que pour passer
d’un mode de production à l’autre, il faut d’une part, que les forces productives
en expansion entrent en contradiction avec les rapports sociaux de production
établis et, d’autre part, que les classes impliquées dans cette contradiction
jouent pleinement leurs rôles. Cela implique de concevoir, comme dans l’illustre

62
Ibid., p. 191. Dans sa définition d’alors le communisme est l’ « abolition positive de la propriété privée (elle-
même aliénation humaine de soi) et par conséquent appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et
pour l’homme […] Il est l’énigme résolue de l’histoire et il se connaît comme cette solution », cité in ibid., p.
195.
63
Ibid., p. 197 et p. 216.
64
Ibid., p. 227.
65
K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, « Première Partie : Feuerbach », Paris, Éditions Sociales, 1974
[écrit entre 1845 et 1846, 1ère éd. en allemand : 1932], p. 45. Cf. Engels dans l’Anti-Dühring « c’est […] la loi de
la division du travail qui gît au fond de la division de la société en classes antagoniques. » cité in Kostas
Papaioannou, Marx et les marxistes, op. cit., p. 76.

16
« brochure de propagande »66 qu’est le Manifeste du parti communiste que
l’histoire peut se résumer aux antagonismes de classes.67 Pour clarifier le
propos, illustrons cette idée en évoquant l’exemple-type pour Marx : la
Révolution française, cette « Révolution colossale que l’histoire connaît ».68
L’État, selon le scénario marxiste, était aux mains de la noblesse, c’est-à-dire
des résidus du féodalisme. La bourgeoisie bénéficia du développement
économique, d’une accumulation du capital accrue, d’une extension de la
division du travail qui se traduisait notamment par la soumission de la
campagne à la ville. En somme, la bourgeoisie accéda au pouvoir par les
nouvelles forces de production d’alors et se trouvait porteuse des idées
relatives au nouveau rapport matériel dominant,69 c’est-à-dire les idées des
Lumières. Toujours d’après le schéma marxiste, le règne de Louis-Philippe,
« roi des Français », malgré le semblant de Restauration de la période
précédente, est là pour témoigner de la nouvelle domination de la bourgeoisie.
Détentrice des rouages du pouvoir et productrice des idées dominantes, la
bourgeoisie est dorénavant la classe conservatrice et réactionnaire. Le sort de
l’humanité tient désormais dans les bras d’une seule classe qui a la tâche de
faire la Révolution : le prolétariat. Dans le devenir, prédit Marx, les rapports
sociaux établis à l’image de la bourgeoisie entreront en contradiction avec le
développement des forces productives. Il est exposé dans le Manifeste que la
lutte des classes est le moteur de l’histoire et que cette lutte se caractérise par
1°) l’antagonisme des oppresseurs et des opprimés e t 2°) la polarisation des
autrement nommés bourgeoisie et prolétariat, l’une accumulant les richesses et
concentrant son capital et l’autre, classe de plus en plus nombreuse, sombrant
dans une plus grande misère.70 De cette situation, surgira la nécessaire
révolution.
Avec le Manifeste (1848), Marx et son ami ont « achevé, comme le dit
Aron, la mise au point de [leur] conception de l’histoire »71 qui sera reformulée
11 ans plus tard dans les lignes envoûtantes de la préface de la Contribution à
66
R. Aron, op. cit., p. 51.
67
Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Le Livre de Poche, 1973, (1ère éd. 1848),
p. 51. Plus précisément, la lutte des classes est le moteur de la transition d’un mode de production à un autre.
Cette transition ne peut se réaliser que quand les conditions matérielles sont réunies.
68
K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., Cf. : R. Aron, op. cit., p. 184
69
K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 80.
70
Ibid., p. 52.
71
R. Aron, op. cit., p. 45.

17
la critique de l’économie politique [Cf. : Annexes]. Leur philosophie de l’histoire
établie, Marx et Engels passeront le reste de leur vie intellectuelle à tenter, pour
Marx avec son opus magnum, Das Kapital, de la prouver scientifiquement et
pour Engels de diffuser ses principes.
Mais qu’est-ce qui distingue la contribution de Karl Marx de ces
prédécesseurs ou contemporains socialistes ? Selon Maurice Lagueux, l’apport
de l’œuvre de Marx pour ceux qui ont souscrit à ses thèses réside dans « la
conviction de pouvoir satisfaire du même souffle ce qu’on peut sans doute
considérer comme les deux plus nobles aspirations de tout être humain, soit
son aspiration à la justice et son aspiration à la vérité. »72 Sans partager la
lecture que Friedrich Engels expose dans Socialisme utopique et socialisme
scientifique (1880), le philosophe canadien convainc quand il voit l’origine de
l’importance et de la postérité de Karl Marx dans le raccordement que ce
dernier a fait (ou a prétendument fait) entre « science » et « socialisme ».
L’idée que l’on pouvait fonder le socialisme, émanciper la classe laborieuse, en
se basant sur une analyse scientifique est « l’un des projets les plus constants
e
du XIX siècle » mais qui n’arrivera à s’imposer qu’avec le lent et progressif
essaimage conceptuel du Capital et des ouvrages de vulgarisation de Marx et
surtout d’Engels.73
Cette conception matérialiste de l’histoire que Max Adler voyait comme
« la base du marxisme »74 a deux vices fondamentaux. Premièrement et malgré
l’attrait du schéma simplificateur, Kostas Papaioannou soulève à juste titre
qu’aucune classe n’a réellement endossée dans l’histoire le rôle révolutionnaire
de faire triompher un « mode de production » sur un autre. Pour l’ancien
communiste grec devenu marxologue incisif et respecté en plus d’historien
raffiné des arts grec et byzantin, le problème du scénario marxiste est qu’il est
fondé sur l’anticipation optimiste d’une révolution prochaine :

72
Maurice Lagueux, « Grandeur et misère du socialisme scientifique », Philosophiques, vol. X, n° 2, octobre
1983. pp. 315-340, pp. 316-317.
73
Ibid., p. 317. Cf. sur les « lois » de l’histoire : A. Dorpalen, German History in Marxist Perspective, op. cit., p.
37.
74
M. Adler, Lehrbuch, cité in Andreas von Weiss, « Historical Materialism », in Marxism, Communism and
Western Society, a comparative encyclopedia, Vol. IV, New York, Herder and Herder, 1972, pp. 138-151, p.
149.

18
[…] il est évident que le schéma qui fait de la lutte des classes le moteur du
changement historique n’est qu’une projection sur le passé de la victoire anticipée du
75
prolétariat industriel.

Moins fondamental pour la perspective révolutionnaire et du point de vue


théorique, mais peut-être plus intéressant pour ce mémoire, apparaît le
deuxième défaut de la conception matérialiste de l’histoire : celui d’une
distinction peu évidente entre histoire marxiste et histoire bourgeoise. Une nette
différenciation est revendiquée par les marxistes eux-mêmes. Ils prennent
toujours position, quand ils ne sont pas des marxistes d’État, en faveur de ce
qu’ils considèrent dans l’histoire comme les forces sociales progressives et
surtout pour les révoltes contre l’ordre établi et plus généralement pour les
opprimés. Comme « les idées dominantes d’une époque n’ont toujours été que
les idées de la classe dominante »,76 la discipline historique participe de la
domination de la bourgeoisie sur le prolétariat et baigne dans l’idéologie
dominante.77 Ainsi, le promulgateur du marxisme traditionnel, Friedrich Engels,
écrit dans un passage de l’ébauche de son Histoire de l’Irlande que « la
bourgeoisie transforme tout en une marchandise, et par conséquent l’écriture
de l’histoire […qu’elle] falsifie […]. »78 L’historiographie bourgeoise ne peut être
objective et scientifique parce qu’elle est liée aux intérêts de la bourgeoisie au
pouvoir et que les marxistes estiment que le temps où il était progressiste
d’exploiter des classes est révolu.79
Mais que dit Marx lui-même de son propre apport à l’histoire ? Dans une lettre à
Joseph Weydemeyer de 1852, il affirme :

ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert l'existence des classes dans
la société moderne, pas plus que la lutte qu'elles s'y livrent. Des historiens bourgeois

75
K. Papaioannou, La consécration de l’histoire, op. cit., p. 150. Cf. « la “marche de l’Histoire” pour Marx était
celle de sa pensée et la “nécessité historique “ la réalisation de ses idées […] », M. Molnár, Marx, Engels et la
politique internationale, Paris, Gallimard, coll. « idées », 1975, p. 116.
76
K. Marx, F. Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Le Livre de Poche, 1973, p. 78.
77
Cf. M. Moissonnier, « Histoire », in Gérard Bensussan, Georges Labica, op. cit., p. 540.
78
Traduction anglaise de l’allemand du passage complet : “The bourgeoisie turns everything into a commodity,
hence also the writing of history. It is part of its, of its condition for existence, to falsify all goods: it falsified the
writing of history.” in Engels « Material for “History of Ireland” », K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish
Question, Moscou, Progress Publishers, 1971, p. 211.
79
Ernst Nolte,“The Relationship between “Bourgeois” and “Marxist” Historiography”, History and Theory, vol.
14, n° 1. (février 1975), pp. 57-73, p. 59.

19
avaient exposé bien avant moi l'évolution historique de cette lutte des classes et des
économistes bourgeois en avaient décrit l'anatomie économique. Ce que j'ai apporté
de nouveau, c'est :

1. de démontrer que l'existence des classes n'est liée qu'à des phases
historiques déterminées du développement de la production ;
2. que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ;
3. que cette dictature elle-même ne représente qu'une transition vers
80
l'abolition de toutes les classes et vers une société sans classes.

De ce fait, comme le dit Ernst Nolte, « ce que l’on désigne souvent sous le nom
de marxisme aujourd’hui – la démonstration de l’existence des classes,
l’analyse structurelle des sociétés, l’acceptation du concept de lutte des classes
– tout cela est en fait, comme Marx le formulait clairement, le produit de la
pensée bourgeoise […] »81 La définition même de Engels du « matérialisme
historique » à savoir la « conception de l’histoire qui recherche la cause
première et le grand moteur de tous les événements historiques importants
dans le développement économique de la société, dans la transformation des
modes de production et d’échange, dans la division de la société en classes qui
en résulte et dans les luttes de ces classes entre elles »82 peut être un canevas
pour la réflexion d’un historien « bourgeois » l’emphase sur le « grand moteur
de tous les événements » mise peut-être à part. Les historiens marxistes et
non-marxistes peuvent partager les mêmes méthodes, les mêmes techniques,
les mêmes analyses. Pour Ernst Nolte, la grande ligne de démarcation entre les
deux est la croyance chez les marxistes en la possibilité d’une société sans
classe.83 En signalant que le futur auteur de thèses controversées sur les
origines du nazisme traite avant tout dans son texte de 1975 des historiens des
deux Allemagnes, nous verrons qu’il est possible de se présenter comme
marxiste sans supposer cette société possible. Nous aurons l’occasion de

80
Karl Marx, lettre à Joseph Weydemeyer, 5 mars 1852, in http://www.marxists.org
81
“[…] what often goes under the name of Marxism today -demonstration of the existence of classes, structural
analysis of societies, acceptance of the concept of class struggle -all this is in fact, as Marx himself clearly stated,
the product of bourgeois thought, […].”, Ernst Nolte,“The Relationship between “Bourgeois” and “Marxist”
Historiography”, op. cit., pp. 66-67.
82
F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, Editions sociales, 1969, p. 37, trad. P.
Lafargue, cité in Kolakowski (I), op. cit., p. 483.
83
Ibid., p. 67.

20
reparler plus bas de cette fausse distinction marxistes / non-marxistes dans
l’écriture de l’histoire.
Nous serons également amené à considérer tout au long du mémoire
de ce que Richard English considère comme « la force la plus cruciale dans
l’histoire de l’Irlande »84 et en laquelle Marx et nombres de marxistes ont vu un
allié possible de la révolution socialiste : le nationalisme. Ce nationalisme fut
d’abord protestant avec des figures comme William Molyneux (1656-98) ou
Jonathan Swift (1667-1745) qui aspiraient à l’indépendance législative de
l’Irlande. Il devient radical, républicain et sécessionniste avec les Irlandais Unis
sorte d’écho à la Révolution française composé avant tout de presbytériens et
mené notamment par Wolfe Tone (1763-1798). Le nationalisme irlandais que
Marx et Engels ont connu est catholique, conduit par Daniel O’Connell (1775-
1847) dont le mouvement obtint l’émancipation des Catholiques et réclama
l’abrogation de la loi d’Union à la couronne britannique effective depuis 1801.
Ayant fondés quelques espoirs dans le mouvement Jeune Irlande (1842-48),
Marx et Engels soutiendront le mouvement fenian (l’Irish Republican
Brotherhood, société secrète fondée en 1858) vers 1867-70, tout en se
désolant du terrorisme de ses membres.
Après avoir retracé grossièrement ce qui a mené à la formation d’une
représentation particulière de l’histoire lourde de plusieurs traditions
intellectuelles, nous sommes parés pour évoquer la façon dont les textes vont
être interrogés.

84
“It has certainly been the most crucial force in the history of Ireland.”, R. English, Irish Freedom, The History
of Nationalism in Ireland, Londres, Macmillan, 2006, p. 3.

21
Penser avec Marx, être ou paraître marxiste :
questionnements et problématique

Ce mémoire entend analyser et comprendre l’historiographie marxiste


de l’Irlande par le biais d’une interrogation sur l’identité, et plus précisément sur
l’identité politique. Le mot « identité » vient du latin « idem », c’est-à-dire « le
l’identité
même ».85 La notion auquel il renvoie peut se concevoir comme l’interface
psychologique privilégiée à travers laquelle l’individu se caractérise et se définit
en fonction de ses rapports à la collectivité. L’identité est ce qui rend l’individu
conscient d’être unique, différent des autres et donc semblable à lui-même.86
Il est clair qu’une démarche s’inspirant de la problématique identitaire est
symptomatique de notre temps. Comme le dit l’anthropologue Malek Chebel,
« parler aujourd’hui d’identité est devenu banal, une coquetterie en vogue dans
le domaine social et dans celui des recherches en sciences humaines. »87
Grand est effectivement le risque de n’adopter cette problématique que par
fade et servile esprit d’imitation. Et il semble juste de garder à l’esprit qu’il est
d’autant plus fâcheux de voir le concept d’identité comme le sésame universel,
que ce serait attitude à rappeler la disposition qu’ont eu beaucoup d’esprits à
gratifier d’un « Amen » l’assertion stimulante mais ô combien trompeuse :
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des
classes ».88
Déjà, dans le milieu des années soixante-dix, Claude Lévi-Strauss critiquait
vertement les média qui, à travers ce qu’il voyait relever d’une « psychologie à
bon marché », avaient tendance à prétendre que « la crise d’identité serait le
nouveau mal du siècle » sans « regarder en face les conditions objectives dont
elle est le symptôme et qu’elle reflète ».89
Mais au niveau des sciences humaines, s’il faut bien se garder – pour
reprendre la métaphore gaullienne – de sautiller sur sa chaise tel un cabri en

85
Le Petit Robert, 1996 (édition revue et augmentée datant de 1993 ; 1ère éd. 1967)
86
Les formulations sont différentes, mais nous nous basons sur la définition de Pierre Tap dans : « Identité »
Encyclopaedia Universalis, Corpus 11, Paris, 2002, [pp. 788-793], p. 790.
87
Malek Chebel, La formation de l’identité politique, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot, 1998, p. V.
88
Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Le Livre de Poche, 1973, (1ère éd. 1848),
p. 51.
89
Claude Lévi-Strauss (dir.), L’identité, Paris, Grasset, 1977, p. 9.

22
invoquant l’idole creuse « IDENTITÉ, IDENTITY », cette thématique se trouve,
comme le souligne l’auteur de Tristes Tropiques, à plusieurs carrefours dans
diverses disciplines.90 Symptomatique, répétons-le, le questionnement sur
l’identité découle d’une évolution historique où, peut-être, « nos petites
personnes approchent du point où chacune doit renoncer à se prendre pour
l’essentiel ».91
Le thème de l’identité apparaît aussi dans une autre perspective : celle
de l’homogénéisation du monde actuel. Bien qu’il est vrai qu’elle « repren[ne] –
selon les termes de l’anthropologue Jean-Loup Amselle – d’une certaine façon
la thématique marxiste et luxemburgiste du marché mondial et de
l’impérialisme »92, la problématique de la globalisation paraît gommer la raison
d’être et la justification du marxisme : la question sociale. A cette question
sociale et à celle de la question territoriale semble se substituer, pour les
tenants de la problématique de la globalisation, celle de la guerre identitaire.93
Ces penseurs se situent – la coïncidence est trop flagrante pour y voir une
« ironie de l’histoire » – après la chute du communisme et dans une redéfinition
d’une Weltanschauung susceptible de dépasser l’impasse intellectuelle
symbolisée par le livre célèbre de Francis Fukuyama, « l’homme qui a
ressuscité la fin de l’histoire » dans « l’expression du rêve qu’elle voudra enfin
s’arrêter ».94 Ils se divisent cependant quant aux effets de cette globalisation
entre ceux qui prédisent un « choc des civilisations » comme Samuel
Huntington et ceux qui devinent une tendance qui mènerait vers un mélange
voire une créolisation du monde.95

90
Ibid.
91
Ibid., p. 11, Lévi-Strauss évoque plus précisément ici « la fameuse crise de l’identité dont on nous rabat les
oreilles ».
92
J.-L. Amselle, Branchements, Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion « Champs »,
2005, 1ère ed. 2001, p. 19.
93
Ibid.
94
Krzystof Pomian, « La fin de l’histoire n’a pas eu lieu », in Le débat, n°60, mai-août 1990, [pp.258-261] , p.
259 & 261. Ce mythe repris d’une tradition hégélienne semble être un travers de tout système politique s’auto-
célébrant ; rappelons qu’il était véhiculé par l’URSS et que la dissolution de ce mythe coïncidait avec la
déliquescence du symbole révolutionnaire qu’était l’Etat soviétique. F. Fukuyama est revenu ensuite sur le
procès qu’on lui a, selon lui, faussement intenté. Sa « fin de l’histoire » n’est pas un constat sur la condition
empirique du monde mais un « argument théorique ». L’histoire n’est pas finie. Mais elle doit être finie pour des
raisons théoriques parce que la démocratie libérale basée sur l’économie de marché est le moins mauvais des
régimes. Cf. Francis Fukuyama, “Reflections on the End of History, Five years Later”, History and Theory, vol.
34, n° 2, Theme Issue 34: World Historians and Their Critics. (May, 1995), pp. 27-43.
95
J-L. Amselle, Branchements, op. cit., p. 20.

23
Une face sombre du concept existe donc. On le voit quand il s’érige
« comme une ressource idéologique »96 des discours politiques véhiculant
l’idée qu’une société ou qu’un pan important d’une société qu’ils représentent,
ont leur intégrité mise en danger. Ils choisissent alors l’option du repli sur soi.97
Mais au delà des fièvres obsidionales, c’est l’ensemble des enjeux de pouvoir
et des rapports de forces qui sont marqués d’une empreinte identitaire. Fort
logiquement on peut voir aussi avec Jacques Chevallier, qui a dirigé un
séminaire sur la question,98 que les phénomènes identitaires sont
« intrinsèquement politique[s] ».99
Ce qui nous mène à nous interroger sur la légitimité de lire le marxisme
et donc l’ensemble des ouvrages de notre corpus comme des phénomènes
identitaires. Même si l’appréhension verticale et sociologique de classe semble
s’opposer à une vision horizontale prenant en compte les identités juxtaposées,
la contradiction n’est qu’apparente. Car le discours marxiste est un discours
identitaire. Nous savons qu’il n’y a d’identité que conflictuelle, que « toute
identité se construit et se définit par rapport à d’autres identités »100. Or Marx et
Engels ont adapté les penseurs des Lumières et surtout les historiens de la
Révolution française (François Guizot, François-Auguste Mignet, Augustin
Thierry) qui pensaient en termes de classes. Les deux amis en ont déduit que
le cours de l’Histoire est le résultat de « la lutte des classes ».101 Les classes,
pour Karl Marx, sont les groupes sociaux auxquels adhèrent les hommes en
102
fonction de leurs intérêts économiques et plus généralement de leur

96
Jacques Chevallier, « L’identité politique : un enjeu de pouvoir » in Jean-Claude Ruano-Borbalan, (dir.),
L’identité, L’individu, le groupe, la société, Auxerre, Sciences Humaines Editions, 1998, [pp. 307-308, propos
recueillis par Sylvain Allemand], p. 308.
97
comme les « phénomènes » Ian Paisley, Jean-Marie Le Pen ou d’ivoirité, etc… mais aussi quand un ancien
ministre de « Forza Italia » voit la victoire de son équipe de football en finale du Mondial comme celle des
Lombards et des Vénitiens sur une équipe de noirs, d’islamistes et de communistes… mais encore, de façon plus
élaborée dans les accroches électoralistes d’« immigration choisie » ou de « ministère de l’immigration et de
l’identité nationale » ; pour discuter la racialisation des sphères intellectuelle et politique, voir Jean-Loup
Amselle, Logiques métisses : anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1999 (1ère éd. 1990),
p. V et suiv. On s’aperçoit que « l’immigration choisie» est l’héritière de l’« immigration de qualité » distinguée
par Georges Mauco dans les années trente de « l’immigration de quantité » [G. Mauco, Les Étrangers en France,
Paris, Armand Colin, 1932, cité in Amselle, ibid., p. IV]
98
Ce séminaire à fait l’objet d’une publication, Cf. : Jacques Chevallier (dir.), L’identité politique, Paris, PUF,
1994.
99
Jacques Chevallier, « L’identité politique : un enjeu de pouvoir », op. cit., p. 307.
100
Edmond Marc Lipiansky, « Comment se forme l’identité des groupes », in Jean-Claude Ruano-Borbalan,
(dir.), op. cit., [pp. 143-147], p. 146.
101
Pour plus de précision Cf. l’extrait de la Préface de la Critique de l’Économie politique (1859) dans les
Annexes.
102
plus précisément d’ « une correspondance entre les rapports de distribution et les rapports de production », Cf.

24
existence humaine. Selon les mots du marxologue jésuite Jean-Yves Calvez,
pour le philosophe allemand :

les hommes s’identifient à leur classe, qui pourtant ne représente qu’une partie de ce
qu’ils sont en tant qu’hommes : ils perdent ainsi toute une partie de l’essence
103
humaine, cette partie étant identifiée avec une autre classe.

Un sociologue contemporain dira la même chose, l’idée d’ « essence humaine »


en moins et en insistant sur le fait que l’identification de classe n’est qu’une
facette de l’identité. Rajoutons avec Eric Hobsbawm que la « conscience
ouvrière, bien qu’inévitable et essentielle, est probablement politiquement
secondaire aux autres sortes de consciences ».104 Mais identité ouvrière et
identité ouvrière d’un marxiste (qu’il soit vraiment ouvrier ou intellectuel, etc…)
sont deux choses distinctes même si elles peuvent s’entremêler ou se
confondre.
Marx et les marxistes prennent fait et cause pour le prolétariat,105 produit
et agent de l’Histoire en tant que revers de la bourgeoisie. Le concept même de
« prolétariat » forgé vers 1843-1844 fait passer Marx d’une rhétorique
d’émancipation à une critique révolutionnaire.106 Selon la théorie marxiste, le
développement de l’industrie et de la masse des prolétaires a pour corrélat la
diminution des effectifs des autres classes. « […] Le prolétariat se recrute [ainsi]
dans toutes les classes de la population. »107 Quand les penseurs allemands
voient croître la force du prolétariat,108 ils pensent que croit avec elle « le
sentiment [qu’il a] de lui-même ».109 Et si Marx et Engels exhortent les

Etienne Balibar, « Classes » in Gérard Bensussan, Georges Labica, Dictionnaire critique du marxisme, Paris,
PUF , coll. « Quadrige », 1999, (1ère éd. 1982), [pp. 170-179], p. 174. E. Balibar souligne que l’opus magnum de
Marx, Le Capital sont « 2 500 pages sur la luttes des classes sans les avoir définies ! »
103
Jean-Yves Calvez, La pensée de Karl Marx, Paris, Seuil, coll. « Esprit », 1966, (7ème édition revue et corrigée,
ère
1 éd. 1956), p. 187. Souligné par nos soins.
104
“[…] working-class consciousness, however inevitable and essential, is probably politically secondary to
other kinds of consciousness.”, E. Hobsbawm, « Working Classes and Nations » in Saothar n°8, 1982, pp. 75-
85, p. 82.
105
Pour voir les similitudes et divergences avec le concept de « classe ouvrière », voir Georges Labica,
« Prolétariat », in Labica-Bensussan, op. cit., [pp. 923-930], p. 928.
106
Georges Labica, « Prolétariat », op. cit., p. 924.
107
Marx et Engels, Le Manifeste du Parti communiste (1848), Paris, Le livre de Poche, 1973, p. 62.
108
Ibid., p. 63.
109
Jean-Yves Calvez, La pensée de Karl Marx, op. cit., p. 217. Nous soulignons ce qui nous semble être une
définition de l’identité de groupe. Calvez se réfère à l’édition allemande du Manifeste. Dans l’édition française
sus-mentionnée que nous avons utilisée, traduite par Corinne Lyotard, il est écrit : « il est entassé en masses plus
grandes, sa force croît, avec le sentiment qu’il en a. » (p. 63). Cf. texte original : « [das Proletariat] wird in

25
« PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS » à s’unir à travers des partis
communistes, c’est afin de renverser la bourgeoisie et faire disparaître la
propriété privée, source pour eux de l’aliénation humaine.
Mais pour l’heure, le prolétariat est outre l’envers, également l’opposé, la
négation de la bourgeoisie. Or, Marx, Engels (et la grande majorité de leurs
épigones) qualifiés dans le Manifeste d’« idéologues bourgeois qui sont
parvenus à la compréhension théorique de l’ensemble du mouvement
historique »110 ont opéré une désidentification 111
d’avec les intérêts et les
valeurs de leur milieu d’origine.
Erik Erikson a montré que « l’identité personnelle naît de l’interaction entre
mécanismes psychologiques et facteurs sociaux ».112 Les attentes de la société
sont intériorisées et ses valeurs sont négociées et ainsi acceptées ou rejetées
dans le for intérieur de chacun. Mais quand il s’agit des systèmes de
représentations, la relation entre la société et l’individu n’est pas univoque. Il y a
réciprocité. « Le social s’élabore aussi par projection des attributs de
l’individualité au groupe. »113 Quand un marxiste écrit et parle politique, il
exprime son identité et (de façon relative) celle de la classe dont il se veut le
représentant. Par là même, il révèle le concept-clef qu’on ne peut séparer de
l’identité, l’altérité. Quand il couche sur papier une « bourgeoisie » objectivée, il
décrit en quelque sorte une identité négative qu’il projette sur ce qui constitue
« l’Autre » par excellence. Une vision de l’Histoire comme une succession de
lutte entre classes est une polarisation qui permet à son camp de se conforter,
de se poser comme uni voire de se purifier des éléments douteux.114 Il est
possible d’interpréter l’identification d’un marxiste à un prolétariat quasi
115
personnifié comme une manifestation de narcissisme dans laquelle sont
valorisées son adhésion aux valeurs de la classe ouvrière et sa propre
participation aux destinées de cette classe. Dans son ouvrage sur les
terrorismes en Irlande et au Pays Basque, Maurice Goldring fait aussi un bilan

größeren Massen zusammengedrängt, seine Kraft wächst, und es fülhlt sie immer mehr. » in
http//www.marxists.org/deutsch/archiv/marx-engels/
110
Ibid., p. 65.
111
Malek Chebel, La formation de l’identité politique, op. cit., p. 26.
112
E.H. Erikson, Adolescence et crise de la quête de l’identité, Paris, Flammarion, 1972, cité in Edmond Marc
Lipiansky, « Comment se forme l’identité des groupes », op. cit., p. 143.
113
Lipiansky, op. cit., p. 145.
114
Cf. : Lipiansky, op. cit., p. 147.
115
Ibid. , p. 145.

26
de son engagement politique. Il évoque dans un passage saisissant et – dans
un sens – édifiant, son identification à la classe ouvrière, son identité
communiste à grammaire marxiste :

Une fois au pouvoir, la classe ouvrière détruirait l’Etat bourgeois et mettrait en place la
dictature du prolétariat, dans une première étape, afin de réduire par tous les moyens
les résistances des anciens propriétaires et de leurs alliés, puis, une fois ces
résistances réduites, par l’éducation du peuple et la rééducation des bourgeois et de
leurs alliés, la classe ouvrière et son parti instaureraient le communisme, de chacun
selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. Ça vous fait rire ? Ça nous faisait
116
vivre, respirer, transformer chaque jour en étape.

Dans la même logique, Jean-Pierre Vernant affirme dans son livre Entre mythe
et politique (1966) qu’ « être bâti intérieurement en militant, c’est penser et agir
d’instinct avec les autres, par et pour les autres : en compagnie, toujours. C’est
aussi vivre son présent, si dur, si décevant soit-il, en projet d’un avenir. »117 On
remarque un point commun chez Goldring et Vernant : l’identification de
l’individu au collectif est tournée vers l’action et la réalisation de l’Histoire à
travers celle du communisme.
Au surplus, le scripteur marxiste, par ses professions de foi, exorcise
dans son activité le fantôme, le spectre de son identité refoulée.118 Son groupe
de référence, la classe ouvrière, prend le pas sur son groupe d’appartenance.
Les valeurs de ce scripteur marxiste, « ses modèles d’attitude, d’opinion et de
comportement »119 sont ceux qu’il projette sur une classe ouvrière plus ou
moins mythifiée et qui est devenue son groupe de référence. C’est, par
exemple, dans la « recherche d’identité » qu’a effectuée Karl Marx que Miklós

116
Maurice Goldring, Renoncer à la terreur, Monaco, Editions du Rocher, 2005, p. 16.
117
cité en exergue du chapitre 5 du livre de Marnix Dressen, De l’amphi à l’établi, Les étudiants maoïstes à
l’usine (1967-1989), Paris, Belin, 1999, p. 167.
118
Parmi les scripteurs de notre corpus seul James Connolly semble être d’origine ouvrière et y être resté malgré
ses divers emplois d’organisateur syndical et politique. Bernadette Devlin, Eamonn McCann, Terry Eagleton, et
d’autres que nous oublions certainement, ont, dans une période plus propice à l’ascension sociale, dû aussi
« partir du ras des pâquerettes, n’est-ce pas », selon l’expression du plus éminent professeur - et nonobstant des
plus sympathiques - du département d’histoire rémois, tout magnifié qu’il est d’une élocution giscardienne et de
boutons de manchettes fleurdelisés.
119
Lipiansky, op. cit., p. 149. outre la distinction groupe d’appartenance / groupe de référence, existe celle
établie en 1909 par le sociologue américain Charles H. Cooley entre groupe primaire (la famille par exemple) et
groupe secondaire (synonyme d’organisation) où les liens entre personnes sont fonctionnels. E. M. Lipiansky
voit une ressemblance entre ces vues et celles de l’allemand Ferdinand Tönnies qui distingue les rapports
qu’entretient un individu à la communauté de ceux qui le lient à la société (Gemeinschaft – Gesellschaft).

27
Molnár trouve une explication aux positions plus que discutables du
révolutionnaire sur les juifs :

Refusant de se considérer soit comme juif, soit comme juif-allemand converti, Marx
s’est tourné vers une autre communauté : la communauté de la classe prolétarienne
120
en gestation.

Or il y a contradiction chez celui que nous appelons « scripteur marxiste ».


L’écriture est, en effet, une pratique qui demande un certain capital culturel et
qui est généralement dans la période contemporaine le privilège de la classe à
altérité dépréciée, la « bourgeoisie ».121

Marx, Engels, Lénine et leurs émules pensent que le prolétariat se


délivrera de ses chaînes de par une prise de conscience historique de son rôle,
qui équivaut à une conscience de classe tournée vers l’action.122 Or l’écriture
est un acte, une pratique.
La pratique de l’histoire, le « faire de l’histoire »123 n’est jamais une immaculée
praxis conception. Elle est toujours marquée par l’étreinte de son contexte. Elle est
et
historicité modelée par le vécu, la personnalité,124 les objectifs politiques ou académiques
(voire carriéristes) de son auteur.125 Quand cette pratique se veut marxiste, elle
est alors éminemment politique. Le « faire de l’histoire » marxiste se confond, à
des degrés divers, au « faire l’histoire ». Le texte d’un militant, découlant d’une
pratique politique, est habité de tensions entre sa logique de savoir et sa
logique de pouvoir. Dans l’écriture communiste, les frontières se franchissent

120
Miklós Molnár, Marx, Engels et la politique internationale, Paris, Gallimard, coll. « idées », 1975, p. 77.
121
Pour une analyse marxiste sur l’Etat reproduisant la division entre travail manuel et travail intellectuel par le
biais de l’écriture, voir Nicos Poulantzas, L’Etat, le Pouvoir, le Socialisme, Paris, PUF, coll. « politique », 1978,
pp. 64-66. Dans cette même problématique des rapports qu’entretiennent l’écriture et la prise parole avec le
pouvoir et la promotion individuelle, cette fois-ci au niveau de l’instrument de contrôle de base communiste,
c’est-à-dire la cellule, se reporter aux éclaircissements butoniens in Philippe Buton, Communisme, une utopie en
sursis ?, Paris, Larousse, coll, « 20/21 », 2001, pp. 138-140.
122
Pour comprendre l’influence d’un hégélien de gauche, August von Cieszkowski (1814-1894) sur Marx au
sujet du concept de praxis, Cf. : L. Kolakowski, op. cit., pp. 120-124.
123
Cf. : Jacques Le Goff, Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des
histoires », 1974.
124
même si cette dernière peut être en retrait par rapport au groupe. On pense aux textes anonymes, peut-être
écrits collectivement, et signés par le parti …
125
On pourrait y rajouter l’orgueil, la volonté de puissance, celle de comprendre, l’estime de soi ou le nec plus
ultra : la recherche de soi dans la compréhension des autres…

28
dialectiquement et cette logique-ci déborde souvent sur cette logique-là, en
particulier si entre en jeu la logique du vouloir, i.e. celle du parti léniniste.
Michel de Certeau a fort habilement tiré parti de ses lectures de Karl Marx. Il
considère que l’écriture de l’histoire, l’opération historiographique « fait partie de
la “ réalité “ dont elle traite, et que cette réalité peut être saisie “en tant
qu’activité humaine “, “en tant que pratique “ ».126 Quand chez Certeau « cette
réalité » est avant tout celle d’un milieu universitaire, elle est comprise dans ce
mémoire plus globalement dans la sphère politique, dans les rapports de
classes et dans la volonté des différents marxistes de participer à la maîtrise
l’historicité. La définition communément admise de l’historicité est « la
constitution foncière de l'esprit humain qui […] prend conscience de sa propre
situation historique. »127 Nous utiliserons ici plus volontiers les conceptions
d’Alain Touraine qui voit dans l’historicité « la production de la société par elle-
même ».128 Un scripteur marxiste se conçoit ainsi comme un agent d’historicité
qui tente dans sa pratique de l’histoire d’imposer sa version du passé pour
promouvoir sa vision de ce que devrait être l’avenir. Le scripteur marxiste,
acteur social parmi d’autres, entend participer ainsi à la direction de l’action
historique voire la contrôler entièrement avec son parti s’il est léniniste.
En bref, ce mémoire tente de comprendre l’historiographie marxiste
comme une pratique politique.129

Généralement, l’historien et tout producteur d’un discours historique


peine dans son exercice à se départir de ses déterminismes ainsi que de ses
valeurs, préjugés et, si l’on peut dire, « pré-conceptualisés ». A titre d’exemple

qu’est-ce et pour éviter toute confusion ultérieure, il est à propos d’évoquer tout de suite
que le le ‘courant’ historiographique auquel on a attribué en Irlande l’estampille
révisionnisme
en Irlande? « révisionniste ».130 On peut le faire débuter à la fin des années trente avec la

126
Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 78. Certeau cite la Thèse 1 sur Feuerbach. Pour le
discours compris comme « capital » : ibid., p. 30.
127
Hans Georg Gadamer, « Historicité », Encyclopaedia Universalis, http://www.universalis-edu.com
128
A. Touraine, Production de la société, Paris, Seuil, coll. « Sociologie », 1973, p. 34. Cf. M. de Certeau : « Pas
plus que le discours ne peut être désolidarisé aujourd’hui de sa production, il ne peut l’être de la praxis politique
économique ou religieuse, qui change les sociétés et qui, à un moment donné, rend possible tel ou tel type de
compréhension scientifique. », M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 51.
129
Cf. : Georges Lavau, « L’historiographie communiste : une pratique politique », Pierre Birnbaum, Jean-Marie
Vincent (dir.), Critique des pratiques politiques, Galilée, 1978 , pp. 121-163.
130
Comme rien n’est simple, ceux qui s’opposent au « révisionnisme » sont divisés. Parmi les adversaires du
« révisionnisme », l’historien Brendan Bradshaw le comprendra comme un véritable courant alors que le

29
professionnalisation de la discipline historique en Irlande. Ce ‘courant’
intellectuel – qui ne se limite pas à l’histoire – a pris une ampleur sinon
torrentielle du moins déterminante dans les années soixante-dix suite à
l’exacerbation des tensions au sein de la société d’Irlande du Nord. Le
révisionnisme en Irlande est une tentative de dépasser les deux monismes qui
ont fixés la pratique historique en deux camps rivaux : l’unionisme et surtout le
nationalisme.131 Dès les premiers historiens professionnels, il fallait « rejeter les
abus de l’histoire » que commettaient ces deux adversaires et promouvoir le
dialogue entre chercheurs et étudiants des deux communautés.132 Pour une
spécialiste de la question, Paraskevi Gkotzaridis, le terme est opaque et
« échappe aux limites d’une seule définition ».133 Parmi ses acceptions
possibles, elle voit 1°) « l’expression d’une natio n tourmentée par la question de
son identité », 2°) une réplique intellectuelle tar dive des descendants de
l’ancienne élite contre les gagnants aux niveaux politique et économique du
134
séisme de 1916 - 1921/23 ou encore et plus vraisemblablement 3°) la
compréhension que la solution globale aux malheurs de l’île ne peut être un
nationalisme unilatéral qui ne prendrait pas en compte les aspirations de la
communauté protestante.135
La professionnalisation du métier d’historien en Irlande s’est répercutée sur
l’écriture de l’histoire. A ses débuts, ce milieu universitaire en construction,
libéral, proclamait ses volontés de travailler libéré de toute valeur (value free) et
de réaliser ce que l’on peut traduire par une « histoire pour l’histoire » (history

journaliste Kevin Whelan non. Nancy J. Curtin, « “Varieties of Irishness”: Historical Revisionism, Irish Style »,
The Journal of British Studies, vol. 35, n° 2, Revisionisms. (avril 1996), pp. 195-219, p. 196 et p. 200. N. J.
Curtin considère aussi que ce n’est pas un courant. David Fitzpatrick parle, quant à lui, d’ « orthodoxie » et entre
guillemets d’ « école ». Cf. D. Fitzpatrick, « Une histoire très catholique ?, Révisionnisme et orthodoxie dans
l’historiographie irlandaise », in Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 94, avril-juin 2007, pp. 121-133, p. 125.
131
En bref, sont dits « unionistes » ceux prônent une intégration politique à la Grande-Bretagne, le terme étant
quasiment devenu synonyme de « protestants » ; à l’opposé, les « nationalistes » désignaient jusqu’au début des
années 1920 ceux qui aspiraient à une indépendance totale ou au Home Rule (statut d’autonomie interne). En
Irlande du Nord, depuis la partition de l’île en 1921, le terme désigne les partisans de la réunification de l’île
pour son indépendance. A partir des « Troubles » du début des années 1970, il se réfère aux catholiques modérés
opposés à la violence des « républicains » i.e. le Sinn Féin et son bras armé l’IRA.
132
David Fitzpatrick, « Une histoire très catholique ?, Révisionnisme et orthodoxie dans l’historiographie
irlandaise », op. cit., p. 125.
133
P. Gkotzaridis, La révision de l’histoire en Irlande et ses liens avec la théorie : révisionnisme,
poststructuralisme, postmodernisme, postcolonialisme, 1938-1999, Thèse de doctorat non publiée, Paris III,
2001, p. 7. Le terme « révisionniste » ne désigne pas que des chercheurs mais aussi des journalistes ou des
politiciens.
134
Cette nouvelle donne a été qualifiée par Seán O’Faolain de « putsch des classes moyennes » Cf. Gkotzaridis,
op. cit., p. 8.
135
Ibid.

30
for its own sake). Le « métier d’historien » peut sans conteste tendre vers ce
genre de conception à condition que l’on ne se méprenne pas. L’idée constitue
dans l’absolu une gageure. Elle relève, en effet, encore en soi de valeurs, celles
d’une « catégorie de lettrés » qui conçoit l’histoire comme une pratique
collective élaborant ses méthodes et réalisant des travaux dont la qualité est
évaluée entre pairs. Les historiens d’aujourd’hui préfèrent généralement
considérer cette idée de “value free history” comme naïve.
Michel de Certeau indique qu’« il est impossible d’éliminer du travail
l’idéologie
historiographique les idéologies qui l’habitent ».136 Nous touchons à un point
essentiel. Selon Joseph Gabel :

l’idéologie est un système d’idées lié sociologiquement […] à un groupement


économique, politique, ethnique ou autre, exprimant sans réciprocité les intérêts plus
ou moins conscients de ce groupe, sous la forme d’anhistorisme, de résistance au
changement ou de dissociation des totalités. Elle constitue donc la cristallisation
137
théorique d’une forme de fausse conscience.

En d’autres termes moins techniques et moins négatifs (puisqu’il peut y avoir


une idéologie du changement, de la modernisation, de l’universel), l’idéologie
peut se comprendre comme un système clos (mais pouvant se redéfinir) de
représentations. Ce système vise à justifier théoriquement un groupe contingent
d’humains aspirant par ce biais à la pérennité ou la promotion de leurs vues et
d’eux-mêmes.138 L’idéologie est donc le bras armé de l’identité de groupe. Elle
est « le tourniquet qui permet aux discours et aux actes de se prêter main-forte
[…] ».139 Sa meilleure définition est peut-être celle de Guy Rocher qui la
comprend comme :

[…] un système d’idées et de jugements explicite et généralement organisé, qui sert à


décrire, à expliquer, interpréter ou justifier la situation d’un groupe ou d’une collectivité

136
M. de Certeau, op. cit., p. 48.
137
J. Gabel, « Idéologie », in Encyclopaedia Universalis, Corpus 11, Paris, 2002, [pp. 793-797], p. 795.
138
Le début de cette définition prend appui sur : J. Baechler, « Religion », Traité de sociologie, R. Boudon (dir.),
Paris, PUF, 1992, p. 452, cité in Marnix Dressen, op. cit., p. 10.
139
Tzvetan Todorov, « Préface à l’édition française » (1980) de Edward W. Said, L’Orientalisme, L’Orient créé
par l’Occident, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2005 (1ère éd. en anglais 1978), pp. 7-10, p. 8.
« L’Orientalisme, rajoute Todorov, raconte un chapitre des destins croisés du Pouvoir et du Savoir. »

31
et qui, s’inspirant largement de valeurs, propose une orientation précise à l’action
140
historique de ce groupe ou de cette collectivité.

Un marxiste est forcément intéressé par le concept d’idéologie parce qu’il


conçoit la bataille des idées comme étant la forme extérieure que prend la
bataille réelle : la lutte des classes.141 Le mot, forgé par Destutt de Tracy en
1796, est passé dans le langage courant grâce au marxisme. Marx et Engels
n’en ont pas donné une définition claire. L’idéologie est dépendante du monde
matérielle. Elle est « le reflet inversé d’un monde à l’envers, enchanté »142 et
sert les classes dominantes. Lénine ne dénonce l’idéologie que pour critiquer
les idées des autres. Selon lui, le marxisme est lui-même « l’idéologie du
prolétariat éduqué par le capitalisme. »143 L’idéologie, du fait de la volonté du
parti, est devenue, selon Dominique Colas dans le schéma léniniste,
l’infrastructure de la société.144 Ainsi, par exemple, un historien communiste est
porteur dans ses écrits de l’idéologie marxiste qu’il tient de l’URSS. Pour le cas
irlandais, il a tendance à embrasser une autre idéologie alliée : le nationalisme.
Un décryptage des représentations marxistes de l’histoire de l’Irlande
permettra de mieux cerner sur un temps long dans l’interstice des mots, dans
l’épaisseur des récits 145 mais aussi dans les revendications et les non-dits, les
constantes et les variables de deux choses essentielles pour notre propos.
D’une part, une telle étude permettra de comprendre le rôle de la pensée de
Karl Marx dans les batailles d’idées successives en Irlande. D’autre part, en se
demandant « que signifie le fait de se représenter comme ‘marxiste’ ? », elle
éclairera la condition contingente de l’identité politique.

146
Une réflexion de Roland Barthes donne la conviction qu’il est
judicieux, avant de décortiquer un texte, de s’interroger sur la p o s t u r e de

140
Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, Montréal, Hurtibise hmh, 1992, p. 124-125, cité in Yves
Boisvert, L’analyse postmoderniste, Une nouvelle grille d’analyse socio-politique, Paris, Montréal,
L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, p. 14.
141
R. Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., p. 269.
142
Georges Labica, « Idéologie », in Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., p. 560-572, p. 568.
143
Cité in Dominique Colas, Le léninisme, op. cit., p. 108.
144
Ibid., p. 262.
145
Cf. Michel Foucault, Utopies et hétérotopies, Deux conférences radiophoniques diffusées sur France Culture
les 7 et 21 décembre 1966 dans l’émission « Culture française » CD, Paris, INA, 2004.
146
Celui qui s’est fait initier au marxisme par un ami trotskyste dans l’immédiat Après-Guerre et qui s’est,
comme beaucoup, un peu vite enflammé pour la « révolution culturelle » (allant jusqu’à faire un « pèlerinage »

32
celui qui écrit.147 Il est facile de comprendre qu’un ouvrage d’histoire écrit par un
la
posture communiste ou par un politicien en général a des arrières-pensées partisanes.
d’écriture
Cet ouvrage, encore une fois, découle d’une pratique politique. Comme le dit
Lucien Jaume, « […] l’acteur politique incite à agir : le texte d’intervention
politique est une action qui pousse à l’action. »148 Pour comprendre pleinement
ce texte, il faut simplement le replacer dans son contexte politique et dans le
champ historiographique dans lequel il s’inscrit.149 Un scripteur d’histoire se
situe dans ce champ avec son livre ou son article en se réclamant d’un courant
politique, d’une éthique professionnelle, en rejetant tel ou tel livre, telle ou telle
école historiographique, en faisant preuve de suivisme ou en étant novateur,
etc. …
Ce travail s’intéresse aux scripteurs qui ont adoptés une posture marxiste
150
d’écriture pour disserter sur l’histoire irlandaise. Comprendre la posture
d’écriture d’un auteur, c’est savoir appréhender sa pratique de l’histoire dans ce
qu’elle recèle en amont (une tradition historiographique, l’identité politique de ce
scripteur …) et dans ce dont elle est porteuse en aval (une volonté de réfuter un
autre texte, un projet politique…). Cette posture d’écriture détermine également
la position défendue par le texte, sa thèse. 151

en Chine avec Julia Kristeva, Philippe Sollers et consorts) se demande si l’on peut « […] commencer à écrire
sans se prendre pour un autre ? ». Suit une révélation magnifique de l’identification du Barthes-essayiste à
l’écrivain André Gide : « […] l’origine de l’œuvre, ce n’est pas la première influence, c’est la première posture :
on copie un rôle, puis par métonymie, un art : je commence à produire en reproduisant ce que je voudrais être. »,
Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in Œuvres complètes, IV, 1972-1976, Paris, Seuil, 2002, p. 677.
147
Il faut préciser que, dans ce mémoire, le mot « posture » est neutre. Nous ne parlerons d’ailleurs pas
d’« imposture » ou de quelque « poseur » que se soit.
148
L. Jaume, « La pensée en action : pour une autre Histoire des idées politiques, Un bilan personnel de
recherche. », Texte d’un colloque tenu à Naples en 2003, IHTP, (format pdf, 13 p.), in http://www.ihtp.cnrs.fr ,
p. 6
149
Le champ historiographique est d’abord l’ensemble des ouvrages sur une question. Il est également relatif
aux différentes valeurs et méthodes employées généralement dans l’opération historiographique qu’un auteur
rejette ou s’approprie.
150
Dans l’excellent portail « Persée », en tapant « posture » et « écriture », on tombe sur un texte très intéressant
d’un lecteur de Barthes qui entend, lui aussi analyser des postures d’écriture : celles des politiciens français qui
publient. (Cf. Christian Le Bart, « L’écriture comme modalité d’exercice du métier politique », Revue française
de science politique, 1998, vol. 48, n° 1, pp. 76-96.) Ch. Le Bart ne veut pas se demander si l’homme ou la
femme politique est véritablement l’auteur du texte. Or certaines révélations peuvent faire vaciller les postures.
Et cela aurait pu tout à fait être pris en compte dans son travail. Ainsi, un ancien ministre du budget et de
l’intérieur a tellement mal choisi son nègre que le livre qu’il a signé sur Georges Mandel, dont on a tiré un film,
devrait être un candidat sérieux à l’entrée au 16 rue de la Faisanderie ou au récent Museum Plagiarius de
Solingen. Cf. chapitre 18 de Victor Noir (coll.), Nicolas Sarkozy ou le destin de Brutus, Paris, Denoël, 2005, pp.
195-204 où sont comparés avec gourmandise des passages de l’original [Bertrand Favreau, Georges Mandel, un
clémenciste en Gironde, Pedone, 1969] avec les extraits correspondants de la copie.
151
Le mot « thèse », dont on a trace en français dès 1579 est emprunté du latin de la rhétorique thesis, mot lui-
même pris au grec, qui signifie proprement « action de poser ». Nous lui voyons ainsi d’autant plus un lien avec
« posture », que l’on trouve ce dernier terme en 1588 sous la plume de Montaigne. Les malicieux noteront – à la

33
Pour chaque écrit, il faudra repérer l’« inter-action textuelle qui se produit à
l’intérieur [de lui] », c’est à dire son intertextualité.152 Prenons un exemple au
hasard :

Au lendemain de 1905, la situation est de plus en plus dominée par la préparation de


153
la guerre impérialiste.

Ce texte est chargé de la substantifique moelle des écrits de Lénine sur


l’impérialisme. Il a bien interaction entre ce passage de l’histoire du Parti
communiste français (manuel) de 1964 et l’Écriture du révolutionnaire russe.
Ce mémoire s’intéresse aux auteurs qui se disent marxistes. Cela amène
à se demander comment l’on devient « marxiste » et donc comment en vient-on
à adopter une posture marxiste d’écriture. De même que « personne ne naît
O.S. ; on le devient. »,154 le marxisme n’est pas une bénédiction ou une tare
atavique. Les raisons à l’adhésion au marxisme sont multiples. Les marxistes
ont trouvé, en se référant à Karl Marx, un arsenal conceptuel sans précédent
offrant une compréhension globale du monde.155 Pour Raymond Aron, la
théorie matérialiste de l’histoire que le philosophe allemand a développée :

[…] est une vision historique grandiose, dont il est extrêmement difficile de se
156
détacher quand on l’a adoptée, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie.

Un des problèmes de ceux qui ont voulu après le penseur allemand


radicalement changer le monde réside dans le fait que les sociétés humaines
ne les attendent pas pour évoluer. Ce sont, certes, les conclusions scientifiques

manière de Nietzsche qui stigmatisait « les savants, ces poules harassées » [Nietzsche, « De l’utilité et des
inconvénients de l’histoire pour la vie », in Considérations inactuelles, I et II, Paris, Gallimard, coll. « folio
essais », 1992, p. 141.] – que « posture » est de la famille de « pondre » : Cf. : Oscar Bloch et Walther von
Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF, 1968, (5ème éd. revue et corrigée, 1ère
éd. 1932).
152
Julia Kristeva, « Problèmes de la structuration du texte », La Nouvelle Critique, 1968, n° 61, n° spécial
« Linguistique et Littérature » au colloque de Cluny des 16 et 17 avril 1968, pp. 55-64, citée in
« intertextualité », Trésor de la Langue française [CNRS], http://atilf.atilf.fr
153
PCF, histoire du Parti communiste français (manuel), Paris, Editions sociales, 1964, p. 46.
154
Robert Linhart, L’Etabli, Paris, Minuit, 2003 (1ère éd. 1978-81), p. 81. « O.S. » est une abréviation par nature
sans moelle, ciselée pour désigner un « Ouvrier Spécialisé », plus ou moins l’équivalent de « manœuvre ».
155
Cf. : Eric Hobsbawm, Franc-Tireur, op. cit., p. 96 & p. 121 : « Le « matérialisme dialectique » fournit, sinon
une « théorie de tout », du moins un « cadre pour tout », reliant la nature inorganique et organique aux affaires
humaines, le collectif à l’individu, fournissant un guide de la nature de toutes les interactions dans un monde
constamment en mouvement. »
156
R. Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., p. 300.

34
de Marx qui ont fait sa renommée. Mais les nouvelles réalités auxquelles ont
été confrontés ses successeurs firent que ces derniers ont dû reformuler son
analyse. Pour Karl Popper, la théorie de Marx était parfaitement scientifique.
Conjecturer que le capitalisme allait s’effondrer était une idée audacieuse. Mais
à partir du moment où elle s’est révélé fausse, elle devait être rejetée.157 Or
ceux qui se sont réclamés de Marx ont préféré adapter ses écrits aux nouvelles
questions au prix de mutations radicales. Ces transformations ont fait du
marxisme de 1917 en Russie ou de celui de l’école de Frankfort, par exemple,
des approches qui ne se basent plus sur les thèses du philosophe allemand.
On y verra bien des traits de famille, mais le marxisme, comme le note Maurice
Lagueux, ne peut pas se définir par la fidélité à la pensée de Marx.158
D’aucuns pourront bien sûr tout de même trouver dans l’histoire du marxisme
des permanences communes à toutes les générations dans toutes les latitudes.
On peut ainsi évoquer la condamnation de la propriété privée des moyens de
production et la volonté d’établir une société sans classe. Cependant, si Marx
s’était contenté d’exprimer ces banalités, il serait plus obscur encore que ne le
sont les autres Jeunes Hégéliens aujourd’hui (qui ne sont connus que grâce à
lui). Fondamentalement, ce qui rattache ceux qui se présentent comme
marxistes n’est pas la pensée du patriarche mais, selon M. Lagueux :

bien plutôt un mouvement au sens sociologique du terme, soit celui qui, depuis plus
d’un siècle déjà, consacre une sorte de parenté idéologique entre tous ceux et celles
qui entretiennent l’idée qu’il est essentiel de renverser le capitalisme pour lui
159
substituer une société que l’on voudrait plus humaine.

Si on s’est tant référé à Karl Marx, c’est parce qu’il a synthétisé dans ses écrits
les grandes aspirations de justice et de vérité, de « bon cœur » et de
science.160 Il a su convaincre que ses deux désirs pouvaient fusionner dans
« une seule et même cause. »161 La pensée de Marx a été ainsi perçue :

157
Michael Burawoy, “Marxism as a science : Historical Challenges and Theoretical Growth”, American
Sociological Review, vol. 55, n° 6 (décembre 1990), pp. 775-793, p. 776.
158
M. Lagueux, « Le marxisme est-il encore pertinent aujourd’hui ? », Recherches sociographiques, XLV, 2,
2004, pp. 289-305, p. 297. Les lignes qui suivent s’inspirent beaucoup de cet article.
159
M. Lagueux, « Le marxisme est-il encore pertinent aujourd’hui ? », op. cit., p. 297.
160
Maurice Lagueux, « Grandeur et misère du socialisme scientifique », op. cit., pp. 316-317 ; M. Lagueux, « Le
marxisme est-il encore pertinent aujourd’hui ? », op. cit., p. 297.
161
M. Lagueux, « Le marxisme est-il encore pertinent aujourd’hui ? », ibid.

35
comme la première et la seule véritable analyse scientifique des phénomènes
sociaux. C’en était assez pour qu’elle exerce le rôle idéologique qu’elle a
e
effectivement exercé en apportant aux révolutionnaires du XX siècle la puissante
caution morale dont ils avaient grandement besoin pour poursuivre leurs audacieuses
et éprouvantes entreprises. Seule une théorie hautement crédible peut offrir un
support idéologique efficace à ceux qui recherchent les justifications nécessaires pour
affermir leur volonté de s’engager dans une action qui semble si souvent contre-
162
productive. Or, dans le monde moderne, rien n’est plus crédible que la science.

Forts de ces considérations de Maurice Lagueux, il faut se dire que si l’on veut
comprendre l’écriture de l’histoire par le biais de l’identité politique, deux
éléments sont à prendre en compte : le rapport qu’entretient chaque scripteur à
la pensée de Marx ou de quelque autre marxiste et plus important,
l’identification du scripteur à ce mouvement sociologique, social, anti-capitaliste,
relayé peut-être d’ailleurs par un État, lui-même garant de la doctrine.
Ces deux éléments interagissent bien évidemment. Mais il faut se dire
que sur le plan individuel comme collectif, le marxisme n’est rien de moins
qu’un habillage conceptuel.163 Cela peut être déplaisant à porter, comme en
témoigne le professeur de stylistique française de Saint-Petersbourg Konstantin
164
Dolinine qui évoquait dans un entretien radiophonique que la phraséologie
marxiste dans les ouvrages publiés dans la période soviétique était « du
cinéma » notamment parce que les éditeurs imposaient des citations. Il pense,
en outre, qu’expurgés des scories superfétatoires, certains ouvrages de
linguistique mériteraient d’être réédités et que l’on pourrait les « lire aujourd’hui

162
Ibid., p. 298.
163
L’habit fait le pseudo-marxiste. Roland Barthes imagine une fiction amusante à ce sujet de quelqu’un qui
entre dans une bibliothèque, lit tous les marxistes « comme on palpe des vêtements » et choisit le marxisme qui
lui va le mieux. (Cf. Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in Œuvres complètes, IV, op. cit., p. 730.) Mais
ce n’est qu’une fiction. Ce qui nous intéresse est le fait de paraître marxiste. D’ailleurs, dans l’attitude
vestimentaire au sens propre, des gens d’extrême gauche de nos jours auront une certaine façon de s’habiller.
Contrairement aux oiseaux, c’est la femelle qui est la plus colorée, le mâle préférant, par exemple, une veste
kaki. Ils peuvent faire la paire en arborant un keffieh. Mais la présentation de son moi social et politique par le
vêtement est universelle. Ainsi, une journaliste de Libération écrit de Robert Redeker, le professeur de
philosophie proche au demeurant dans les années soixante-dix de la CNT, menacé de mort après avoir publié une
tribune critiquant l’Islam dans Le Figaro : « Le costume-cravate, ça fait quatre ans qu'il s'y est mis pour se
distinguer de la salle des profs, «parka et gauche obligatoire». Il leur ressemblait de moins en moins et tenait à
ce que ça se voit. » & « Il laissait ses collègues dire qu'il était de droite. Plus des leurs. «Peut-être que je ne suis
pas tant en désaccord que ça avec eux. Je ne supportais plus l'uniforme.» Judith Perrignon, « Il paie cache »,
Libération, 24 janvier 2007.
164
in La Fabrique de l’histoire d’Emmanuel Laurentin sur France Culture le 9 janvier 2006.

36
avec profit et plaisir ». La customisation marxiste peut être également
bénéfique. En invitant à s’intéresser à l’économie, aux rapports de classes, le
marxisme, notamment selon sa version, peut ainsi aussi bien faire s’épanouir
une pensée qu’en corseter une autre.
Mais attention ! : si le langage marxiste et ses concepts peuvent être compris
comme tel pull seyant, confortable et chaud, tel dernier froufrou à la mode ou
telles autres bandelettes avec lesquelles on va entourer une momie, il ne faut
surtout pas oublier l’utilisation culturelle, sociale et politique qu’on en fait. Et ce,
au niveau individuel, des classes sociales, des générations ou des États.
Par exemple, toute la charge identitaire que peut receler l’étiquette « marxiste »
se retrouve parfaitement dans ce que disait le philosophe Ivan Svitak, maître à
penser de la jeunesse tchécoslovaque en révolte contre le régime communiste
en 1968 :

N’oubliez pas que Marx n’a jamais défendu le rôle de quelque parti que ce soit en tant
qu’appareil placé au-dessus de la classe ouvrière […] Si, eux, sont des marxistes,
165
nous ne le sommes pas ; si nous sommes des marxistes, ils ne le sont pas.

Le marxisme est un ingrédient de l’identité politique : il articule, sert ou est


déterminé par d’autres composants comme la culture nationale ou
communautaire, la culture politique et le pedigree (communiste, trotskyste, mao
…).166 L’identité politique est réactive au contexte national, international et à la
sphère des idées politiques. En ce sens, nous allons voir que toute écriture de
l’histoire est poïkilostatique. Et ce n’est pas lui faire injure que de dire cela !167
Nous étudierons les textes dont nous disposons à travers une
problématique toute simple : si une posture marxiste d’écriture témoigne bien
de la contingence des identités politiques et de leurs redéfinitions, de quelle
façon s’articule le jeu entre interprétation historique et pratique politique ?

165
K. Papaioannou, « Les idées contre l’idéologie, Formes et degrés de la débolchevisation », in Revue française
de science politique, Année 1969, volume 19, n° 1, pp. 46-62., p. 58.
166
Malgré la dimension pseudo-généalogique, ne pas y voir une provocation : « pedigree » est un mot anglais
dont on a trace en 1828 et qui vient de l’ancien français pié de grue « marque formée de trois traits » (Le Petit
Robert). C’est donc, pour les vêtements l’équivalent de « griffe » ou de « marque ».
167
du gr. poikilos « variable » et stasis « position », i. e. une écriture dont la position est variable, dont le
positionnement épistémologique, politique change selon son milieu, son contexte, le champ historiographique
qui la détermine et dans lequel elle s’inscrit … Mise à part peut-être pour un temps plus ou moins long la
fonctionnelle, l’administrative routinière aucune écriture n’est homéostatique, indépendante de la société.

37
La première partie du mémoire est un catalogue qui essaye d’être le plus
raisonné possible en mettant en lumière les différentes postures d’écriture des
scripteurs marxistes de l’Irlande. Les seconde et troisième parties traitent
respectivement de l’historiographie marxiste de l’Irlande des clans gaéliques à
la République et de son équivalent, plus réduit, pour l’Irlande du Nord.

38
PREMIÈRE PARTIE :

Une historiographie
protéiforme mise en contexte

(mi-XIX e – 2005)

39
La formule est facile, mais il n’est pas déraisonnable de dire qu’un
spectre a toujours hanté le marxisme : celui de la question nationale.
Marx et Engels n’ont pas laissé de théorie cohérente sur le sujet.168 Alors qu’en
1848, le Manifeste voyait en lui un phénomène transitoire, les marxistes auront
toujours à intégrer le nationalisme dans leur conception de l’évolution sociale et
politique. Le théoricien Ernest Gellner pense que le courant de pensée initié par
Engels et Marx, nie le caractère fondamental de cette construction qu’est le
nationalisme :

le marxisme aime à réfléchir les conflits ethniques comme s’ils dissimulaient des
conflits de classes. A ses yeux, l’humanité gagnerait à voir ce masque arraché et se
porterait mieux si seulement le peuple devenait lucide et, donc, se libérait des œillères
et des préjugés nationalistes. Il semblerait que ce soit une interprétation erronée tant
169
du masque que de la réalité qu’il cache.

L’un des chefs de file de la « Nouvelle Gauche » britannique, Tom Nairn,170


dont les conclusions se rapprochent beaucoup de celles de Gellner estime,
quant à lui, que « la théorie du nationalisme représente le grand échec
historique du marxisme. »171 Nous nous garderons bien de prendre les
conclusions de Gellner et de Nairn comme postulats. Nous les conserverons
cependant à l’esprit dans cette partie et tout au long du mémoire. Les auteurs
que nous étudions nous y obligent. Pendant plus d’un siècle et demi, les
marxistes qui se sont intéressés à l’Irlande ont confronté leur théorie des
classes à la question nationale irlandaise. Lors des « Troubles » en Irlande du

168
Miklós Molnár, Marx, Engels et la politique internationale, Paris, Gallimard, coll. « idées », 1975, p. 104. Ils
ne l’ont d’ailleurs pas cherché.
169
E. Gellner, Nations et nationalisme, op. cit., p. 136. Gellner rajoute plus loin une touche de mordant en
évoquant : « La Théorie de la Mauvaise Adresse que préconise le marxisme : de même que les extrémistes
musulmans chiites soutiennent que l’Archange Gabriel s’est trompé, en donnant le Message à Mahomet alors
qu’il était destiné à Ali, les marxistes, au fond, aiment à penser que l’esprit de l’histoire ou la conscience de
l’homme a commis un terrible impair. Le message du sursaut s’adressait aux classes, mais la poste, par erreur,
l’a distribué aux nations. Pour les agitateurs révolutionnaires, il est aujourd’hui nécessaire de convaincre le
mauvais destinataire de remettre à la bonne adresse, le message, source d’enthousiasme. Mais le bon destinataire
et l’usurpateur refusent tous deux d’accepter cette exigence, ce qui existe la colère des militants. », (ibid., p.
183.)
170
Nous aurons l’occasion de revenir sur ce marxiste et nationaliste écossais et d’étudier plus en détail le
chapitre qu’il a consacré à l’Irlande dans son The Break-Up of Britain.
171
“The Theory of nationalism represents Marxism’s great historical failure.”, T. Nairn, The Break-Up of
Britain, Londres, New Left Books, 1977.

40
Nord, près de cinquante ans après la Partition et l’établissement de l’« État
libre » au Sud, beaucoup ont vu ressurgir cette séculaire question.172
L’objet de cette première partie est simple. Nous allons voir à travers les
interprétations marxistes de l’histoire irlandaise successives comment les désirs
de révolution sociale et d’affirmation nationale se sont conciliés et exclus.
Mieux : au-delà de cette perspective générale, nous partirons de chacun des
textes que nous avons consulté. De là, nous exposerons sa thèse et ses idées
principales. Nous replacerons ce texte dans son contexte et analyserons son
inscription dans le champ historiographique mais également dans les luttes
politiques. Bien sûr, qui dit « écrit » dit « auteur ». Dans la mesure où cela a été
possible, nous retracerons le parcours, les origines, les appartenances, les
référents de chaque scripteur afin d’éclairer sa façon d’écrire l’histoire. Nous
verrons ainsi dans quelle mesure on peut considérer le marxisme comme
ingrédient qui interagit dans l’identité politique.

172
C. D. Greaves, The Irish Crisis, Londres, Lawrence & Wishart, 1972, p. 11.

41
Chapitre 1 :

Marxisme
et
nationalisme irlandais :
un siècle de confluence
dans l’historiographie

« La classe ouvrière anglaise ne va jamais


rien accomplir avant qu’elle ne se soit
débarrassée de l’Irlande. Le levier doit être
appliqué en Irlande. C’est pourquoi la
question irlandaise est si importante pour le
mouvement social en général. »

KARL MARX 173

« […] la question irlandaise est une question


sociale, toute la lutte séculaire du peuple
irlandais contre ses oppresseurs se résout, en
dernière analyse dans la lutte pour la
maîtrise des ressources vitales, les origines
de la production, en Irlande.
[…] Avec cette clef [« clef de l’histoire […]
exposée par Karl Marx »] l’histoire
irlandaise est une lampe aux pieds [de
l’ouvrier irlandais] dans les chemins
orageux d’aujourd’hui. »
JAMES CONNOLLY 174

173
“The English working class will never accomplish anything before it has got rid of Ireland. The lever must be
applied in Ireland. That is why the Irish question is so important for the social movement in general.”, lettre de
Marx à Engels du 10 décembre 1869, in MARX et ENGELS, Ireland and the Irish Question, op. cit., p. 284.

42
I. Les « Écritures »

… ou l’abouchement d’une question nationale à la théorie


marxiste des classes : Marx & Engels, Connolly, et Lénine

(mi-XIXe – 1917)

Nous allons étudier les « Écritures » marxistes de l’Irlande. Cela


comprend l’historiographie de James Connolly mais également les divers textes
politiques, stratégiques de Marx, Engels, Connolly ou Lénine sur l’Irlande. Il
s’agit en analysant ces textes-ci de reculer pour mieux sauter. Car
l’historiographie marxiste qui suivra va s’en référer constamment. C’est le cas
notamment de C. Desmond Greaves (1913-1988), l’historien communiste
principal de l’Irlande et chef de file de la Connolly Association.175 Plus encore,
un militant trotskyste du Revolutionary Communist Group favorable aux
campagnes de l’IRA Provisoire pourra dire en 1984 de la politique de Marx vers
1869-70 par rapport à l’Irlande qu’elle « n’a rien perdu de son importance
pratique pour construire un mouvement communiste aujourd’hui. »176

174
“[…] the Irish question is a social question, the whole age-long fight of the Irish people against their
oppressors resolves itself, in the last analysis, into a fight for the mastery of the means of life, the sources of
production, in Ireland. […] this key [“key to history […] set forth by Karl Marx”] Irish history is a lamp to his
feet in the stormy paths of to-day.”, Connolly, Labour in Irish history, op. cit., pp. 183-184, et p. 36.
175
Le Connolly Club a été fondé en septembre 1938 de l’association de différents groupes républicains et anti-
impérialistes. Greaves, qui y avait adhéré en 1941, reprend les rênes du journal l’Irish Democrat. La Connolly
Association entend peser sur l’opinion britannique et notamment sur les Irlandais de Grande-Bretagne pour
favoriser l’unification de l’Irlande et par ricochet le socialisme en Grande-Bretagne. Cf. Anthony Coughlan, C.
Desmond Greaves, 1913-1988: An Obituary Essay, Dublin, Irish Labour History Society, 1990, pp. 4-6. Cf. C.
D. Greaves, “foreword”, in K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, Moscou, Progress Publishers,
s.d. (1ère éd. “On Ireland” 1971), pp. 11-15.
176
“That policy has lost none of its practical importance for the struggle to build a communist movement today”,
David Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, Londres, Larkin, 1984., p. 3. Cf. aussi : p. 378.

43
Bien que ce ne soit le but recherché, l’examen de ces textes nous permettra par
la même de comprendre l’importance de la question irlandaise pour le
développement du marxisme.

1. Marx, Engels, la cause nationale irlandaise et l’idée de Révolution

Les écrits de Karl Marx et de Friedrich Engels sur l’Irlande sont


relativement nombreux. Ils ont fait l’objet d’une compilation publiée très à-
propos en 1971 par les éditions du Progrès de Moscou.177 Ces textes
témoignent du grand intérêt que portaient ces deux auteurs à l’Irlande des
années 1840 à 1870 (et au-delà dans une moindre mesure). Cet intérêt était
théorique et stratégique.178 Théorique, puisque l’Irlande fournissait à Marx un
exemple contemporain d’accumulation capitaliste soutirée par un pays
dominant sur un pays dominé. Marx laissera ainsi de sa réflexion sur l’Irlande
des pages assez célèbres dans le Capital.179 Sur le plan stratégique, Marx et
Engels ont compris en effet que l’Irlande recelait, de part ses liens avec
l’Angleterre, un potentiel révolutionnaire que les militants internationalistes
devaient soutenir.
Il n’y a pas d’écrits de Marx ou Engels proprement historiques sur
l’Irlande. Engels tenta bien d’écrire une Histoire de l’Irlande dont il n’a fini que le
premier des quatre chapitres prévus.180 Nous verrons dans les chapitres 3 et 4
de ce mémoire certains passages de ce « scriptum interrompu » mais aussi des

177
K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, Moscou, Progress Publishers, 1971 (On connaît
également ce travail sous le titre “On Ireland”)
178
personnel également pour Engels qui s’intéressa à l’Irlande dès 1843 du fait qu’il était le compagnon de Mary
puis de Lizzie Burns. Il effectua deux voyages en Irlande et pouvait lire le gaélique ancien.
179
K. Marx, « f.) L’Irlande », in « VII e Section : Accumulation du capital », in Le Capital, Œuvres, Economie I,
Paris, Gallimard, 1965 (1ère éd. 1867), pp. 1389-1406.
180
Son travail fut interrompu, précisera-t-il plus tard, par la guerre franco-prussienne, la Commune et la crise au
sein de l’Internationale mettant aux prises la tendance qu’il représentait avec Marx contre les partisans de
Bakounine. La note des Éditions du Progrès signale qu’il utilisera ses résultats pour ses travaux théoriques
ultérieurs, notamment L’Origine. Ces ébauches n’ont été publiées qu’à partir de 1948 en russe. Cf. Note n°178,
in K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish question, op. cit. p. 449. L’ironie de l’histoire est que les Éditions du
Progrès reprennent la traduction anglaise de l’Histoire de l’Irlande réalisée par l’ « anti-khrouchtchevite »
Angela Clifford.

44
extraits d’articles, voire de lettres et de discours qui offrent une interprétation
historique susceptible d’être commentée. Pour l’heure et pour bien poser les
problèmes auxquels ont dû répondre les différents marxistes, il est nécessaire
de revenir sur les positions que Marx et Engels ont adoptées concernant la
question irlandaise. Et traiter la question irlandaise vue par les deux théoriciens
suppose de considérer leur approche de la question nationale en générale.
Dès 1843, dans un reportage écrit pour le Schweizerische Republikaner
de Zurich, Engels s’enthousiasme et fanfaronne quelque peu sur le potentiel
politique des Irlandais : « Donnez-moi deux-cent mille Irlandais et je pourrais
renverser la monarchie britannique en son entier,» 181 clame-t-il dans toute sa
fougue de jeune révolutionnaire de vingt-trois ans.182 Dans ce même article,
Engels fait preuve d’un essentialisme de son temps qui dépeint « la haine
nationale passionnée du Gaël pour le Saxon »183. Dans son livre pionnier pour
le mouvement socialiste, La Situation des classes laborieuses en Angleterre
publié en 1845, Engels adopte le même essentialisme. Bien qu’il évoque les
conditions sociales pour expliquer la misère des émigrés irlandais dans les
villes anglaises, cette pauvreté s’explique également par « leur caractère »
coïncidant tout de même sous sa plume à leur « développement historique ». Il
juge que « les Irlandais sont un peuple apparenté dans tout leur caractère aux
nations latines, aux Français et spécialement aux Italiens. »184 Ainsi, avec eux,
« sentiment et passion prédominent […]».185
Dans son article “Becoming a Race Apart”,186 Amy E. Martin donne une
interprétation intéressante de cet essentialisme en le contextualisant et en lui
donnant un impact sur les positions de maturité de Marx et Engels sur l’Irlande.
Ces positions souligneront l’importance de la question irlandaise « pour le

181
“Give me two hundred thousand Irishmen and I could overthrow the entire British monarchy “
Friedrich Engels « Letters from London », in Ireland and the Irish Question, Moscou, Editions du Progrès, 1971,
pp. 33-36 , p. 33 (publiée dans le magazine radical de Zurich Schweizerische Republikaner, n° 39, 27 juin 1843)
182
Sa pensée n’étant pas à maturité, n’ayant d’ailleurs pas déjà rencontré Marx, il s’agit bien entendu d’un
caractère révolutionnaire qui aspire à renverser les vieilles monarchies et qui est donc inspiré de la Révolution
française.
183
“[…] the passionate national hatred of the Gael for the Saxon […]”, Engels, op. cit., p. 34.
184
“The Irish are a people related in their whole character to the Latin nations, to the French, and especially to
the Italians.”, Engels, “Condition of Working-class in Ireland”, pp. 37-43 du chapitre “The Agricultural
Proletarit’, pp. 39-43, in Ireland and the Irish Question, Moscou, Editions du Progrès, 1971 [p. 41] Le texte a été
publié en anglais en 1892.
185
“With the Irish, feeling and passion predominate […]”, ibid., p. 42.
186
Amy E. Martin, “ ‘Becoming a Race Apart’: Representing Irish Racial Difference and the British Working
Class in Victorian Critiques of Capitalism”, in Was Ireland a colony ?, op. cit.

45
mouvement social en général. » Martin replace les thèses de Marx dans
l’intertexte des critiques du capitalisme de la Grande-Bretagne Victorienne. Elle
note la proximité des thèses d’Engels avec celles de Thomas Carlyle exposées
dans Chartism (1839). Dans La Situation des classes laborieuses en
Angleterre, Engels cite cet historien et philosophe, défenseur de la théorie des
grands hommes, comme une autorité prolongeant son propre discours.187 Or
Carlyle, explique Amy E. Martin, pensait que la crise nationale à laquelle
devait faire face la Grande-Bretagne est une crise des relations avec l’Irlande.
La compréhension de phénomènes relativement nouveaux comme l’essor de la
classe ouvrière, la domination capitaliste de l’Irlande, l’immigration des Irlandais
qui étaient ressentis comme une menace pour les ouvriers anglais favorisaient
la fixation de stéréotypes raciaux. La peur d’une désintégration nationale et
d’une révolution sociale en Angleterre dans les milieux conservateurs aurait
activé une affirmation de l’identité anglaise et britannique.188
Même s’il partage l’idée de contamination induite par les immigrants irlandais,
Engels ne prône pas une politique anti-immigration comme Thomas Carlyle. Il
préconise au contraire le métissage. Le caractère violent, impétueux de
l’Irlandais apporterait à la nation anglaise sa radicalité pour les besoins
révolutionnaires. Carlyle et Engels même si leurs conclusions sont
diamétralement opposées, voient un lien entre une vision essentialiste
agrémentée de stéréotypes raciaux et la potentialité d’une révolution sociale.
Pour Amy E. Martin, cette observation permet « d’ouvrir de nouvelles lignes
historiques de recherche sur les façons avec lesquelles l’analyse et la politique
marxistes dès leurs débuts étaient obligées de composer avec des catégories
comme la race qui sont souvent vues comme marginalisées dans la pensée
marxiste classique. »189
Des relations entre les deux îles pourraient donc surgir une révolution ?
Laissons reposer cette idée. En attendant, arrêtons-nous brièvement sur la

187
Engels, Engels, “Condition of Working-class in Ireland”, op. cit., p. 41. Il cite en l’occurrence un passage de
The State of Ireland (Londres, 1821, 1ère éd. 1807) qui brosse un portrait de l’Irlandais allant de son indolence à
sa prodigalité en passant par son impétuosité …
188
Amy E. Martin, “ ‘Becoming a Race Apart’ […]”, op. cit., p. 189. Nous trouvons Amy Martin très persuasive.
Cependant elle utilise des catégories qui n’existaient pas durant la période qu’elle traite.
189
“[…] to open up new historical lines of inquiry for the ways that Marxist analysis and politics from its
beginnings was forced to reckon with categories such as race that are often seen as marginalised in classic
Marxist thought.”, Martin, op. cit., pp. 189-190.

46
190
perception immédiate que se faisaient Marx et Engels de la politique
irlandaise.
En 1843, Engels se dit impressionné par le mouvement d’O’Connell.191 A
la mort de ce dernier, Engels mettra beaucoup d’espoirs dans le chartiste
Feargus O’Connor. Il voyait en lui, outre le successeur d’O’Connell, le chef de
file de la démocratie dans « les trois royaumes ».192 Toujours en 1848, dans un
journal allemand de Bruxelles, il estime qu’O’Connor « est simplement l’homme
dont l’Irlande a besoin ».193 Il pense que le peuple irlandais, les ouvriers anglais
et les Chartistes doivent lutter côte à côte pour l’adoption des 6 points du
194
programme chartiste puis l’abrogation de l’Union. Engels parle donc une
nouvelle fois, en soutenant O’Connor, d’une alliance entre les peuples
britannique et irlandais.
Décrivant en 1855 la « revanche de l’Irlande », Marx se révèle un témoin
assez clairvoyant des relations entre Irlande et Grande-Bretagne. Cette
revanche s’effectue à ses yeux socialement par l’immigration des Irlandais et
l’établissement d’un quartier irlandais dans chaque ville anglaise dynamique et
politiquement par l’établissement d’une « brigade irlandaise » à Westminster 195
dont se servent les Whigs contre les Tories. Marx assure que :

Il est […] un phénomène fort remarquable : à mesure que l’influence irlandaise grandit
dans la sphère politique en Angleterre, la puissance celtique dans la sphère sociale
décroît en Irlande. Le « quartier irlandais » au Parlement et le clergé irlandais
semblent également ignorer le fait que, derrière leur dos, une révolution anglo-
saxonne bouleverse de fond en comble la société irlandaise. Cette révolution consiste
en ce que le système agricole irlandais fasse place au système anglais, la petite

190
nous verrons dans le ch. 3, leur discours d’histoire
191
Engels « Letters from London », op. cit., p. 34. Cf. en français : Jean-Pierre Carasso, La Rumeur irlandaise,
Paris, Champ Libre, 1970, p. 15.
192
Angleterre, Écosse, Irlande. Engels, “[The coercion bill for Ireland and the Chartists]”, in Marx et Engels,
Ireland and the Irish Question ,op. cit., pp.45-47), p. 46. [1ère publication in La Réforme, 8 janvier 1848 (traduit
du français)]
193
“[…] Fergus O’Connor is just the man Ireland needs.” Engels, Ireland and the Irish Question ,op. cit., Publié
dans la Deutsche-Brüsseler Zeitung, n°3, 9 janvier 1847 (par des émigrés allemands : organe Ligue Communiste
(janv. 47 Fevrier 48) (Cf. note p. 422)
194
d’après un texte de 1837-38 : suffrage universel masculin, scrutin secret, suppression du cens d’éligibilité,
indemnité parlementaire, égalité des circonscriptions électorales et renouvellement annuel des parlements. (Serge
Berstein, Pierre Milza, Histoire du XX e siècle, Paris, Hatier, coll. « Initial », 1996, p. 132.)
195
K. Marx “Ireland revenge”, in K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish question, op. cit. pp. 74-76., p. 74.
[article publié pour la 1ère fois in Neue Oder-Zeitung, n° 127, 16 mars 1855.]

47
amodiation à la grande, de même que les anciens propriétaires terriens sont
196
remplacés par les capitalistes modernes.

Il parle de « puissance celtique » à laquelle se substitue une « révolution anglo-


saxonne » transformant l’agriculture de l’île. Les causes « qui préparèrent le
terrain » de cette transformation sont pour le contemporain qu’est Marx : la
Famine, l’émigration, l’échec de l’insurrection des Jeunes Irlandais et la Loi des
terres encombrées de 1853.
Comme nous l’avons déjà vu, si l’intérêt pour l’Irlande est grand chez les
Pères fondateurs du marxisme, cela vient des liens qui unissent l’île à
l’Angleterre, pays le plus industrialisé d’où éclatera la Révolution. D’une
curiosité pour l’immigration irlandaise et pour l’influence « dégradante »197 de
cette population sur la classe ouvrière anglaise, les révolutionnaires allemands
en sont venus à prêter une attention particulière à la société irlandaise et à la
nature de sa soumission à l’Angleterre. En témoigne un passage d’une lettre
d’Engels à Marx datant de mai 1856, écrite lors d’une visite avec sa femme
irlandaise Mary Burns de l’exsangue 198 Verte Érin :

L’Irlande peut être regardée comme la première colonie de l’Angleterre et comme


celle qui, du fait de sa proximité, est encore gouvernée directement selon l’ancien
système, et l’on peut déjà remarquer ici que la soi-disante liberté des citoyens anglais
199
est basée sur l’oppression des colonies.

196
„Es ist jedoch ein sehr bemerkenswertes Phänomen, daß in demselben Maße, wie der irische Einfluß politisch
in England steigt, die keltische Macht sozial in Irland fällt. Das "irische Viertel" im Parlament und die irische
Geistlichkeit scheinen gleich unbewußt, daß hinter ihrem Rücken eine angelsächsische Revolution die irische
Gesellschaft von Grund aus umwälzt. Diese Revolution besteht darin, daß das irische Agrikultursystem dem
englischen Platz macht, das kleine Pachtsystem dem großen - ebenso wie die alten Grundeigentümer modernen
Kapitalisten.“ in http://www.mlwerke.de ; nous avons eu recours au texte original parce que la traduction
anglaise [K. Marx “Ireland revenge”, op. cit., p. 76.] est assez différente de celle de J. Molitor [ Cf. K. Marx,
Oeuvres politiques, Costes, Paris, 1930, tome VI, pp. 118-119, cité in Jean-Pierre Carasso, La Rumeur
irlandaise, Paris, Champ Libre, 1970, p. 34.] Notre traduction s’est appuyée tout de même sur la version de Jules
Molitor.
197
Chapitre « L’immigration irlandaise », La situation de la classe laborieuse en Angleterre, in
http://www.marxists.org
198
« Je n’ai jamais cru qu’une famine pût se traduire par une réalité aussi tangible. Des villages entiers sont
déserts […] La famine, l’émigration et la décimation réunies ont abouti à ce résultat. » Engels, lettre du 23 mai
1856, cité in J.-P. Carasso, op. cit., p. 36, trad. Jules Molitor.
199
“Ireland may be regarded as England’s first colony and as one which, because of its proximity, is still
governed exactly in the old way, and one can already notice here that the so-called liberty of English citizens is
based on the oppression of the colonies.” Lettre d’Engels à Marx, 23 mai, 1856, Ireland and the Irish question,
op. cit. pp. 83-85., p. 83.

48
Jean-Pierre Carasso semble avoir raison de dire, à propos de ce passage,
qu’encore une fois « Engels précède Marx, le lançant en quelque sorte sur la
bonne piste. »200 Cette idée que les citoyens anglais ne sont libres que du fait
de l’oppression des colonies est destinée à une longue postérité puisqu’elle
constituera le fondement de l’interprétation de Marx et des marxistes sur
l’Irlande.201 D’où l’attrait de Marx pour la question nationale irlandaise.
L’insurrection polonaise de 1863 et l’attitude des libéraux russes lors du conflit
raviva plus encore leur intérêt pour la question nationale.202 A partir de cette
période, ils militent pour que soit reconnu d’abord, les liens entre les
oppressions de classe et les oppressions nationales et, par conséquent,
« l’impossibilité pour le prolétariat d’une nation oppressive d’acquérir sa liberté
s’il accepte que la liberté d’autres peuples soit brimée par son pays. »203
Comment Marx et Engels ont-ils appréhendés la question nationale ?
Même si l’on peut dire avec Leszeck Kolakowski qu’en règle générale la
question nationale est absente de leur théorie de la stratégie révolutionnaire,204
il n’en demeure pas moins que Marx et Engels ont compris son importance,
même si cela n’a pas toujours été à sa juste mesure. L’historien hongrois de la
Première Internationale, Miklós Molnár affirme d’ailleurs que cette question est
« une de leurs préoccupations constantes. »205
Dans le Manifeste, l’abolition des classes doit entraîner la disparition des
antagonismes nationaux. Comme nous l’avons déjà vu chez Engels, la cause
e
nationale au XIX siècle est celle du peuple, de la démocratie contre les
monarques qui permet en même temps, dans la version socialiste, la

200
Jean-Pierre Carasso, La Rumeur irlandaise, Paris, Champ Libre, 1970, p. 35. Nous laissons en revanche au
militant situationniste ses conclusions qui, quoique assez justes dans l’absolu, jouent cavalièrement avec la
terminologie léniniste: « Ainsi la « liberté » des citoyens britanniques repose en fait sur l’oppression des autres
peuples par l’Angleterre, créatrice et maîtresse du marché mondial. L’impérialisme n’est pas le stade suprême du
capitalisme, il est l’une des conditions de son existence et de son développement. Le capital, la marchandise ne
deviennent pas, ils sont impérialistes. » (ibid., p. 37)
201
Cf. Carasso, op. cit., p. 37. C’est cette même idée qui revient dans la note confidentielle écrite par Marx en
français en 1870 : « Le peuple qui subjugue un autre peuple se forge ses propres chaînes […] », cité in K.
Papaioannou, Marx et les marxistes, op. cit., p. 185. Cette oppression ne servira plus alors à la « soi-disante
liberté des citoyens anglais » mais à l’asservissement du prolétariat anglais. Cette lecture est à l’origine du
concept d’« aristocratie ouvrière ». L’idée se retrouve enfin dans le léninisme, nous en reparlerons, et le Tiers-
mondisme.
202
Hélène Carrère d’Encausse, « Communisme et nationalisme », Revue française de science politique, Année
1965, vol. 15, n° 3, pp. 466-498., p. 470.
203
H. Carrère d’Encausse, ibid.
204
L. Kolakowski, Histoire du marxisme, tome I, op. cit., p. 110.
205
Miklós Molnár, Marx, Engels et la politique internationale, op. cit., p. 38.

49
« libération des classes opprimées ».206 Miklós Molnár souligne qu’en 1848,
l’Europe – mise à part la France – entrait dans une période révolutionnaire où
les luttes sociales et politiques allaient se confondre avec la cause nationale.207
Ainsi, dans leur discours du 22 février 1848 prononcé à Bruxelles pour célébrer
la mémoire de la révolution de Cracovie de 1846, Marx et Engels font le lien
entre cause nationale, démocratie et « la lutte de classe (…), cause motrice de
tout progrès social »208 que l’épisode polonais incarne selon eux. Ils
comprennent cet événement comme étant une partie intégrante du mouvement
des démocrates d’Europe qui s’est exprimé aussi en Italie, en Suisse et qui est
en marche en Irlande.209
Les peuples ayant un statut de nations historiques dont font partie les Irlandais
avec les Polonais,210 les Hongrois, les Italiens, les Allemands sont distingués
par Marx et Engels des peuples non historiques auxquels ils font appartenir au
premier chef en Europe les Slaves.211 Cette discrimination criante repose sur
une série de raisons plus ou moins cohérentes dont la pierre angulaire est la
perception de la Russie comme cause du maintien de l’arriération politique en
Allemagne et plus généralement en Europe grâce notamment aux régimes
prussien et autrichien.212
La position de ces auteurs sur le nationalisme découle peut-être de l’idée d’un
« primat de la classe sur toute catégorie historique »213 et encore plus
probablement de ce « critère fondamental » décrit par Eric Hobsbawm, qui est
de savoir :

si le nationalisme […] fait avancer la cause du socialisme ; ou réciproquement,


comment l’empêcher d’endiguer son développement ; ou alternativement, comment le
214
mobiliser comme une force aidant à ce développement.

206
Molnár, op. cit., p. 49.
207
Ibid.
208
Discours de Friedrich Engels sur la Pologne (1848), in http://www.marxists.org
209
Molnár, op. cit., p. 48.
210
Engels revenant sur ces illusions en 1851 ira qualifier la Pologne de « nation foutue » alors que sa mission
européenne sera de nouveau exaltée dans les années 1860, Cf. Molnár, op. cit., p. 71.
211
M. Molnár, op. cit., p. 59, L. Kolakowski, t. 1, op. cit., p. 109.
212
Cf. M. Molnár, op. cit., pp. 106-107. Pour ce qu’il appelle « ce socio-darwinisme appliqué à la destiné des
peuples [qui] rendait impossible la formulation d’une théorie. »
213
George Haupt, Michael Löwy, Claudie Weill, Les marxistes et la question nationale, 1848-1914, Paris,
Maspero, 1974, pp. 12-13, cité in M. Molnár, Marx, Engels et la politique internationale, op. cit., p. 105-106.
214
“The fundamental criterion of Marxist pragmatic judgement has always been whether nationalism as such, or
any specific case of it, advances the cause of socialism; or conversely, how to prevent it from inhibiting its

50
Toute la difficulté du marxisme à comprendre le phénomène des nationalités
découle de son historicisme. Comme tous les chemins mènent au socialisme et
que même après le Printemps des Peuples de 1848, Marx et Engels perçoivent
le nationalisme comme un phénomène transitoire (et ils ont peut-être raison)
conduisant au socialisme (on sera plus sceptique), les marxistes ont été
confrontés à cette myriade de revendications nationalitaires qui ont jusqu’à
présent invalidé leur théorie. Pour Marx et Engels, qui dit nation dit « règne de
la bourgeoisie ». Mais comme le soutient Miklós Molnár, « il est douteux qu’ils
considéraient vraiment la formation des nations comme un phénomène
universel découlant de la nécessité historique. »215 En clair, chaque peuple
n’aura pas une bourgeoisie propre l’élevant en nation. Ce sont les peuples
auxquels ils ont attribué un brevet de nation historique qui voient ou verront leur
bourgeoisie régner. Les peuples ayant atteint ce niveau de développement
doivent intégrer alors les peuples inessentiels. Selon Marx, le capitalisme tend
à l’unification du monde,216 un monde modelé par la bourgeoisie « à sa propre
image ».217 Or, comme les libéraux, Marx a mis l’accent sur l’importance du
commerce mondial pour briser les structures héritées des anciens modes de
production. Il rend ainsi nécessaires les conquêtes.218 Par exemple, malgré les
crimes, il a justifié la colonisation de l’Inde.219 On se souvient des lignes du
Manifeste sur le caractère progressiste, modernisateur du capitalisme. La
bourgeoisie en ayant « réduit la dignité humaine à la valeur d’échange » a tout
de même « joué dans l’histoire un rôle révolutionnaire décisif. »220
Cela nous invite à revenir à nos moutons et à nos Irlandais. On se
souvient qu’Engels voit en l’Irlande la première colonie de l’Angleterre. A
l’époque où il écrit ceci, les termes de « colonie » ou « colonisation » n’ont pas
un sens défini. Sous leur plume, le plus souvent, ces mots renvoient aux formes

progress; or alternatively, how to mobilize it as a force to assist its progress.”, E. Hobsbawm, “Some reflections
on ‘The Break-up of Britain’ ”, in New Left Review, n° 105, [pp. 3-24], p. 10. Riazanov va plus loin en ce sens en
disant que Marx et Engels ramenaient tout au mot de révolution. Cf. D. Riazanov, Marx et Engels. Conférences
faites aux cours de marxisme auprès de l’Académie socialiste en 1922, Paris, Anthropos, 1967, p. 108, cité in
Miklós Molnár, op. cit., p. 109.
215
Miklós Molnár, op. cit., p. 106.
216
d’un monde urbain. Et si Marx est le prophète de quelque chose c’est bien de cela. ibid., p. 321.
217
K. Marx, F. Engels, Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 57.
218
On pense à l’Asie notamment. Cf. Molnár, op. cit., p. 223-224.
219
Ibid., p. 192.
220
Manifeste, op. cit., p. 54.

51
de conquête et d’expansion du capitalisme européen à partir du XVI e siècle. 221
Or, dans sa théorie lui permettant de comprendre le capitalisme de sa période,
Karl Marx voit que la colonisation est consubstantielle à l’essor du capitalisme
par l’accumulation capitaliste dans sa phase planétaire.222 L’accumulation
primitive requérait fondamentalement dans la préhistoire, dans la genèse du
capitalisme l’expropriation et donc la violence.223 Les expropriés doivent ensuite
devenir des travailleurs salariés. Dans le même temps le capital doit être
centralisé dans les mains de cet « agent fanatique de l’accumulation » forçant
les hommes « à produire pour produire »224 qu’est le capitaliste. 225
Comme « accumuler, c’est conquérir le monde de la richesse sociale, étendre
sa domination personnelle, augmenter le nombre de ses sujets, c’est sacrifier à
une ambition insatiable »,226 la colonisation contribue à la suprématie de la
bourgeoisie qui a besoin de conquérir de nouveaux espaces pour leurs
ressources et pour étendre un marché à vocation universelle.227
La compréhension de la question irlandaise par les Marx et Engels « de la
maturité » s’inscrit dans ces réflexions.
Si Marx se fait valoir de sa prescience par rapport aux parlementaires irlandais
et aux membres du clergé comme nous l’avons vu précédemment, les Anglais
n’ont pas plus conscience du devenir historioque. Dans une lettre à Engels de
1867, il écrit que :

Ce que les Anglais ne savent pas déjà, c’est que depuis 1846 la teneur économique
et, par conséquent, le but politique de la domination anglaise en Irlande sont
entièrement entrés dans une nouvelle phase, et ce, précisément à cause de cela, le

221
René Gallissot, « Colonisation / Colonialisme », in Labica-Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, op.
cit., pp. 189-193, p. 190. On ajoutera le « -isme » de « colonialisme » au début du XX e siècle. (Le Petit Robert)
222
R. Gallissot, ibid. Pour comprendre pleinement ce que Marx entend par « accumulation capitaliste », il est
préférable de saisir les concepts de « valeur » et de « plus-value ». Cf. par ex. : J.-Y. Calvez, « Ch. 3,
L’Aliénation économique : critique de l’économie politique », in La pensée de Karl Marx, op. cit., pp. 239-332. ;
Jacques Bidet, « Valeur », in Labica-Bensussan, Dictionnaire…, op. cit., pp. 1193-1198. ; Jean-Pierre Lefebvre,
« Survaleur (ou Plus-value) », ibid., pp. 1113-1117.
223
J.-Y. Calvez, La pensée de Karl Marx, op. cit., p. 327. Pour le marxologue « seules la violence et la volonté
de puissance fournissent une explication cohérente de la présence du premier capital. » La formule est heureuse
puisque l’on sait que Nietzsche considérait le socialisme comme une « volonté de puissance inversée ».
224
Marx, Le Capital, cité in K. Papaioannou, Marx et les marxistes, op. cit., p. 148.
225
« L’accumulation capitaliste présuppose la présence de la plus-value et celle-ci la production capitaliste qui, à
son tour, n’entre en scène qu’au moment où des masses de capitaux et de forces ouvrières assez considérables se
trouvent déjà accumulées entre les mains des producteurs marchands. », K. Marx, Le Capital, cité in J.-Y.
Calvez, op. cit., p. 327.
226
Marx, Le Capital, cité in K. Papaioannou, Marx et les marxistes, op. cit., p. 149.
227
Cf. R. Gallissot, op. cit., p. 191.

52
Fenianisme est caractérisé par une tendance socialiste ( dans un sens négatif, dirigé
contre l’appropriation de la terre) et en étant un mouvement des catégories les plus
228
humbles (“a lower orders movement”)

Quelle est cette nouvelle phase ? Elle consiste au passage d’une agriculture
parcellaire à une agriculture capitaliste. La Famine et l’émigration en sont les
conséquences. Avec cette nouvelle phase de domination, appuyée par la
législation, l’Irlande devient la région nourricière de la Grande-Bretagne. Marx
reconnaît la base populaire du mouvement Fenian. Cependant, le fait qu’il voit
en lui « une tendance socialiste » marque bien qu’il considère ce mouvement
comme anti-capitaliste et réactionnaire et donc hors du mouvement ouvrier
auquel il entend se référer.229 Le mouvement est décrit ailleurs par Engels
comme une « secte » dont les leaders « sont pour la plupart des ânes, certains
même des exploiteurs ».230 Politiquement, Marx et Engels soutiennent
cependant le mouvement Fenian. Ils le font car ils ressentent dans la vie
politique et les luttes sociales et nationales de cette « première colonie » les
premières manifestations de contradictions coloniales que l’on retrouvera dans
e
les luttes d’indépendance du XX siècle. Ainsi, Marx fit adopter quelques
résolutions par l’Association Internationale des Travailleurs en faveur de la
cause nationale irlandaise.231 La Première Internationale avait été fondée à
Londres en septembre 1864. Cette « grande âme dans un petit corps », selon
l’expression de Charles Rappoport,232 est née précisément du problème des
233
nationalités mais aussi d’un terrain et d’une conjoncture assez favorable

228
“What the English do not yet know is that since 1846 the economic content and therefore also the political
aim of English domination in Ireland have entered into an entirely new phase, and that, precisely because of this
Fenianism is characterised by a socialist tendency (in a negative sense, directed against the appropriation of the
soil) and by being a lower orders movement.” Marx to Engels, 30 novembre 1867, Ireland and the Irish
question, op. cit., pp. 146-148, p. 147.
229
Marx ne se désigne pas d’ailleurs comme « socialiste » pour se démarquer des luttes prolétariennes du début
du XIX e siècle et des critiques réactionnaires du capitalisme. Il préfère à ce terme celui de « communiste ». Cf. :
Gérard Bensussan et Jean Robelin, « socialisme », in Labica, Bensussan, Dictionnaire critique du Marxisme, op.
cit., pp. 1063-1068, p. 1064. Le glossateur soviétique de la compilation Ireland and the Irish question les qualifie
de « révolutionnaires petits-bourgeois », Cf. : note n°92, op. cit., p. 432.
230
Engels, le 29 novembre 1867 cité in J.-P. Carasso, La rumeur irlandaise, op. cit., p. 40, d’après la traduction
de J. Molitor in Correspondance K. Marx-F. Engels, Paris, Coste, 1934, tome, IX, pp. 250-251. (Cf. en anglais :
Ireland and the Irish question, op. cit. pp. 145-146.)
231
Cf. discours et résolutions cités in K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish question, op. cit., pp. 126-142,
151-159.
232
Citée in A. Kriegel, Ch VI. « L’Association internationale des Travailleurs (1864-1876) », chapitre VI de J.
Droz, Histoire générale du socialisme, tome 1, pp. 603-635, p. 609.
233
A. Kriegel, ibid., p. 629. Cf. aussi p. 605. L’internationalisme est « le produit d’une époque marquée par la
vague révolutionnaire de 1848 et par les mouvements nationaux allemand et italien. »

53
dans l’Angleterre des années 1860.234 L’organisation internationaliste entendait
à l’origine faire se solidariser les classes ouvrières anglaise et française.235
L’A.I.T. voulait ainsi structurer par le bas une force sociale révolutionnaire en
étant le foyer idéologique du mouvement prolétarien. Elle entretenait aussi
l’espoir de s’ingérer par le haut dans la politique des États.236 Avant que cette
entreprise, par la force des événements et « l’édification des nations »237 ne se
termine après 1870 en fiasco, l’Internationale a tout de même établi des
branches en Irlande.238 Par ailleurs et bien que son socialisme soit relatif, le
leader Fenian James Stephens a adhéré à l’A.I.T.
Toujours est-t-il qu’en 1867 Marx lança une agitation en faveur des
Fenians. Cette agitation, qui visait à soutenir les prisonniers des « martyrs de
Manchester » à Jeremiah O’Donovan Rossa, ne s’étendit pas beaucoup au-
delà de sa famille et de ses proches.239 Sa fille, Jenny Longuet se distingua
particulièrement.240 Il condamnera cependant le terrorisme des Fenians en
qualifiant l’épisode de l’explosion de la prison de Clerkenwell de « sottise »
mettant à mal la sympathie – toute relative au reste – que suscitait la cause
irlandaise dans la classe ouvrière anglaise.241
La politique que prône Marx pour l’Irlande découle de cette perception
des contradictions coloniales et de l’espoir né avec le Chartisme dans les
années 1840 d’une alliance entre le mouvement ouvrier en Angleterre et les
nationalistes irlandais. Alors que, selon lui, les Anglais ne comprennent rien à
leur propre domination, « les Irlandais […] savent » ce que cette domination
implique.242 Marx a longtemps pensé qu’une séparation de l’Irlande par rapport
à l’Angleterre était impossible, il la juge, en fin d’année 1867, inévitable. Et ce,
même sous la forme d’une fédération.243 Il écrit à Engels que :

234
François Poirier, La revendication du droit de vote dans les années 1860 en Angleterre, op. cit.,
http://www.univ-paris13.fr/CRIDAF/TEXTES/FPvot509.PDF (version révisée d’un article paru dans la Revue
française de civilisation britannique en 1995, format pdf, 31 p.), pp. 10-11.
235
A. Kriegel, op. cit., p. 627.
236
Molnár, op. cit., p. 38.
237
Kriegel, op. cit., p. 632.
238
Voir sur la question : Seán Daly, Ireland and the First International, Cork, Tower Books, 1984, [233 p.]
239
Molnár, op. cit., p. 39.
240
Cf. les articles de Jenny Marx in Marx & Engels, Ireland and the Irish question, op. cit., pp. 379-403.
241
J.-P. Carasso, La rumeur irlandaise, op. cit., p. 42, d’après la traduction de J. Molitor in Correspondance K.
Marx-F. Engels, Paris, Coste, 1934, tome, IX, p. 271. (Cf. en anglais : « Marx to Engels », 14 Décembre 1867, ,
in Marx, Engels, Ireland and the Irish question, op. cit., p. 149).
242
Marx à Engels, 30 novembre 1867, Ireland and the Irish question, op. cit., pp. 146-148, p. 148.
243
Marx à Engels, 2 novembre 1867, Ireland and the Irish question, op. cit. p. 143.

54
« Ce qu’il faut aux Irlandais c’est :
1) Autonomie et indépendance [par rapport à] l’Angleterre ;
2) Une révolution agraire ;
Les Anglais avec la meilleure volonté du monde, ne peuvent faire cette révolution pour
les Irlandais, mais ils peuvent donner les moyens légaux de la faire eux-mêmes ;
244
3) Des tarifs protectionnistes contre l’Angleterre. […] »

Ce que Marx entend par « moyens légaux » octroyés par les Anglais (i.e. sous
la pression des ouvriers anglais), n’est autre que l’abrogation de la loi d’Union
effective depuis le début du siècle et qui instaure un libre-échange entre deux
« partenaires » de niveau de développement inégal. Ce libre-échange est de ce
e
fait très défavorable au pays soumis. Le dernier développement de la VII
section sur l’accumulation du capital de Das Kapital (t. 1)245 nous sert à mieux
comprendre pourquoi il préconise l’autonomie et l’indépendance de l’Irlande. Du
point de vue théorique, ces pages constituent une infirmation cinglante des
thèses malthusiennes, véritable « dogme » voulant que « la misère provien[ne]
de l’excès absolu de la population et que l’équilibre se rétabli[sse] par le
dépeuplement. »246 Marx s’appuie sur des données concernant l’évolution de la
population, la production agricole, la rente, la concentration des propriétés ou
encore sur des rapports d’inspecteurs, etc. … Il y montre que le dépeuplement
et la transformation de l’île en « district agricole de l’Angleterre » qui fournit à
cette dernière en outre « des recrues pour son industrie et son armée »247 n’a
pas revigoré l’économie de la Verte Érin malgré l’affirmation et l’enrichissement
de plus en plus de capitalistes, ces « fauteurs d’accumulation ».248 Il n’y a pas
d’industrie pour absorber la population rurale. Il existe bien la fabrication de la
toile mais d’une part, elle n’emploie qu’une petite partie de la population et
d’autre part, elle s’est construite sur la misère de « l’armée ouvrière […] éparse

244
cité in Jean-Pierre Carasso, La rumeur irlandaise, op. cit., p.41-42, d’après la traduction de J. Molitor in
Correspondance K. Marx-F. Engels, Paris, Coste, 1934, tome, IX, pp. 262-264. (Cf. en anglais : « Marx to
Engels », 30 Novembre 1867, p. 146-148, in Marx, Engels, Ireland and the Irish question, op. cit., p. 148.)
245
K. Marx, « f.) L’Irlande », in « VII e Section : Accumulation du capital », in « Le Capital », Œuvres,
Economie I, Paris, Gallimard, 1965 (1ère éd. 1867), [1821 p.] (préf. François Perroux, éd. établie et annotée par
Maximilien Rubel) [pp. 1389-1406]
246
Ibid., p. 1396. constatant que l’île est toujours dans un état surpopulation relative, il conclut : « Tel est le pays
de Cocagne que la dépopulation, la grande panacée malthusienne, a fait de la verte Erin. », Ibid., p. 1402.
247
Ibid. p. 1396.
248
Ibid., p. 1403.

55
dans les campagnes ».249 L’émigration massive influe négativement sur le
marché intérieur. De plus, la vie étant plus chère, le salaire réel a diminué 250 et
251
les conditions de travail se sont dégradées pour les prolétaires, ces
« vendeurs d’eux-mêmes »252 devenus depuis la Famine pleinement des
salariés. Pour Marx, l’Irlande serait ainsi dans un état de surpopulation relative,
253
d’un excès de travailleurs comme avant ce qu’il appelle « la catastrophe de
1846 ». Ce qui est un comble pour lui. Comme il l’écrira plus tard, l’aristocratie
et la bourgeoisie anglaise, ont « le même intérêt à réduire la population
irlandaise ». 254
Après cette nécessaire mise au point, revenons au commentaire. Marx
255
juge que si une révolution agraire est menée en Irlande par les Anglais, elle
ne permet pas son corollaire : l’industrialisation de l’île.256 C’est pour permettre
un essor industriel en Irlande que Marx prône des tarifs protectionnistes. Il
affirmera ainsi dans un discours devant les représentants de l’Internationale
que :

La question irlandaise est […] non seulement une question de nationalité mais aussi
une question de terre et d’existence. Ruine ou révolution est le mot d’ordre ; tous les
Irlandais sont convaincus que si tout doit [finalement] arriver, cela doit arriver
257
rapidement.

Si Marx compose avec des catégories comme la « nation », ce n’est pas


l’affirmation nationale des Irlandais qui lui importe vraiment. Il pensait que la
249
Ibid., p. 1398.
250
Ibid., p. 1399.
251
Ibid., p. 1400.
252
Marx, « section VIII : L’accumulation primitive ; chapitre XXVI : Le secret de l’accumulation primitive », in
Le Capital (t. 1), in http://www.marxists.org
253
Ibid., p. 1401. Il compare les exodes ruraux de l’Angleterre et de l’Irlande : « l’Angleterre étant un pays
d’industrie, la réserve industrielle s’y recrute dans les campagnes, tandis qu’en Irlande, pays d’agriculture, la
réserve agricole se recrute dans les villes qui ont reçu les ruraux expulsés ; là les surnuméraires de l’agriculture
se convertissent en ouvriers manufacturiers ; ici, les habitants forcés des villes, tout en continuant à déprimer le
taux des salaires urbains, restent agriculteurs et sont constamment renvoyés dans les campagnes à la recherche de
travail. »
254
Cf. la lettre du 9 avril 1870 à A. Vogt et S. Mayer in http://www.marxists.org
255
K. Marx, « f.) L’Irlande », op. cit., p. 1397.
256
Pour permettre cette industrialisation il faudrait une accumulation du capital tendue vers ce dessein ( et non
des capitaux vampirisés pour l’industrie anglaise) et que les travailleurs extirpés de la glèbe deviennent des
travailleurs d’industrie.
257
“the Irish question is therefore not simply a nationality question, but a question of land and existence. Ruin or
revolution is the watchword; all the Irish are convinced that if anything is to happen at all it must happen
quickly.” « procès-verbal d’un discours de Marx sur la question irlandaise, 16 décembre 1867 », in Marx, K.,
Engels, F., op. cit., pp. 140-142., p.142 [trad. de l’allemand]

56
classe ouvrière anglaise pouvait se mobiliser pour l’abrogation de la loi d’Union
et donc l’octroi d’une certaine liberté à l’Irlande. La confiance excessive de Marx
dans la classe ouvrière anglaise provient de sa mauvaise lecture de la réforme
électorale introduite par le conservateur Benjamin Disraeli. Karl Marx a cru
comme beaucoup d’autres aux effets immédiats d’une réforme qui permettait à
20 % de la population du royaume d’accéder au droit de vote.258 Les nouveaux
électeurs étaient des ouvriers qualifiés et syndiqués qui voulaient avant tout
défendre leurs intérêts et obtenir des gains concrets.259 Cette réforme,
proposée par Disraeli en mars 1866, pour damner le pion aux libéraux de
Gladstone, fut acceptée par le roi en août 1867. Elle a été adoptée dans un
climat de pression ouvrière disciplinée.260 Marx, qui avait la satisfaction de voir
un certain nombre de leaders syndicaux liés à l’A.I.T.,261 était donc optimiste.
Son calcul concernant l’Irlande était alors le suivant : l’indépendance serait un
coup fatal pour l’aristocratie foncière qui était au plus mal en Irlande étant
donné qu’elle suscitait, en plus d’une hostilité économique, une rancœur
nationale. La chute des landlords d’Irlande devait entraîner celle de leurs pairs
anglais et amorcer la révolution en Grande-Bretagne et dans le monde. 262
Les élections qui ont suivies en Grande-Bretagne lui ont fait comprendre
qu’il avait présumé des volontés émancipatrices des ouvriers anglais.263 Les
travailleurs qualifiés ne voulaient répéter les erreurs de la période chartiste.264
Ainsi, ils n’entendaient pas privilégier la politique – d’autant plus si elle est
aventureuse – aux luttes trade-unionistes. Leur conception élitiste qui faisait
déjà peu de cas de la masse des travailleurs anglais, les rendaient indifférents,
quand ce n‘étaient pas hostiles, à la cause nationale irlandaise.
Marx révise alors ses positions. On possède des traces écrites permettant de
cerner le tournant. Dans une lettre de décembre 1869 à Engels, il écrit que :

[…] il est de l’intérêt direct et absolu de la classe ouvrière anglaise de se débarrasser


de [sa] connexion actuelle avec l’Irlande. […] La classe ouvrière anglaise ne va jamais

258
F. Poirier, La revendication du droit de vote dans les années 1860 en Angleterre, op. cit., pp. 29-30.
259
Ibid., p. 27.
260
Ibid., p. 24.
261
Ces leaders étaient aussi proches des libéraux. ibid.
262
Fergus D’Arcy, « Marx, Engels and the Irish question », in Kevin B. Nowlan (dir.), Karl Marx: The
Materialist Messiah, Dublin, Mercier Press, 1984, p. 23.
263
D’Arcy, op. cit., p. 23-24.
264
Poirier, op. cit., pp. 8 et 27.

57
rien accomplir avant qu’elle ne se soit débarrassée de l’Irlande. Le levier doit être
appliqué en Irlande. C’est pourquoi la question irlandaise est si importante pour le
265
mouvement social en général.

De même, dans la célèbre « Communication confidentielle », circulaire écrite


266
peu après en français qui visait à contre-attaquer devant les charges des
partisans de Mikhaïl Bakounine, il affirme que :

la position de l'Association internationale vis-à-vis de la question irlandaise est très


nette. Son premier besoin est de pousser à la révolution sociale en Angleterre. A cet
effet, il faut frapper le grand coup en Irlande et exploiter de toutes les manières
267
possibles la lutte économico-nationale des Irlandais.

« Frapper le grand coup en Irlande » y appliquer « le levier » : l’élément


déclencheur change mais le schéma, l’engrenage et la fin restent les mêmes.
La continuité se trouve dans le fait que Marx, plus que jamais, considère que
l’Angleterre – la « métropole du Capital »268 – est le pays où le niveau de
développement, la socialisation de la production, les conditions matérielles sont
les plus avancés et où réside « toute la matière nécessaire à la révolution
sociale ».269

265
“[…] it is in the direct and absolute interest of the English working class to get rid of their present connection
with Ireland. […] The English working class will never accomplish anything before it has got rid of Ireland. The
lever must be applied in Ireland. That is why the Irish question is so important for the social movement in
general.”, Marx à Engels, 10 décembre 1869, Ireland and the Irish question, op. cit., pp. 284-285., p. 284. Marx
ne fait pas état de cette volonté de changer de stratégie dans sa lette à Ludwig Kugelmann du 29 novembre 1869.
(Cf. Lettres à Kugelmann, in http://www.marxists.org, pp. 72-73 (format word). Quelque marxologue chevronné
a peut-être déjà établi si le penseur allemand a effectué ce changement dans son approche en cette dizaine de jour
ou s’il faisait des « cachotteries » à ce gynécologue de Hanovre qui fut un admirateur « fanatique » selon le mot
même de Marx (Cf. « avant-propos de Gilbert Badia »). Il lui enverra au reste la « Communication
confidentielle », dont les 4ème et 5ème points portent sur l’Angleterre et l’Irlande. (Cf. Lettres à Kugelmann, op.
cit., pp. 83-85.) thèse exprimée dans la lettre du 9 avril 1870 à A. Vogt et S. Mayer in http://www.marxists.org
266
« (car ce sont les publications françaises, et non allemandes, qui ont le plus d'effet sur les Anglais) », lettre à
Siegfried Mayer et August Vogt du 9 avril 1970, op. cit. , Cf. : J.-P. Carasso, op. cit., pp. 44-48. ici, la traduction
de cette phrase anecdotique donne un contre-sens désopilant (p. 45) « journaux » se substitue à « publications » :
concernant une note confidentielle !, Cf. en anglais, Ireland and the Irish question, op. cit., pp. 292-295. toujours
dans la lettre à Mayer et Vogt, on apprend qu’il a rédigé la « note confidentielle » dès le 1er janvier 1870.
267
Lettre du 28 mars 1870, Lettres à Kugelmann, op. cit., p. 84. A noter que les éditions soviétiques ont publié
une version biffant la fin du passage : « et exploiter … » Cf. : Ireland and the Irish Question, op. cit., p. 163.
268
K. Marx, lettre du 28 mars 1870 contenant la « Communication confidentielle », in Lettres à Kugelmann, op.
cit., p. 84
269
Ibid., p. 83. Cf. : sur l’Angleterre, le passage précédant : « C'est le seul pays où il n'y a plus de paysans et où
la propriété foncière est concentrée en peu de mains. C'est le seul pays où la forme capitaliste, c’est-à-dire, le
travail combiné sur grande échelle sous des maîtres capitalistes, s'est emparée de presque toute la production.
C'est le seul pays où la grande majorité de la population consiste en ouvriers salariés (wage labourers). C'est le
seul pays où la lutte des classes et l'organisation de la classe ouvrière par des trade-unions ont acquis un certain

58
Pourquoi la révolution sociale en Angleterre partirait alors d’Irlande ?
Nous avons vu qu’il a dû déchanter de ses illusions concernant la classe
ouvrière anglaise. A l’inverse il fut impressionné par l’attitude des électeurs
irlandais qui venaient d’élire le prisonnier fenian O’Donovan Rossa à Tipperary.
Outre que cette élection était un geste de défiance contre le gouvernement,
cela pouvait inciter les fenians à renoncer au terrorisme.
Plus encore, il estime que deux écueils étroitement liés à l’Irlande empêchent
les ouvriers Anglais de réaliser leur destin émancipateur. Le premier se situe
dans le fait que « l’Irlande est le rempart (“bulwark”) du landlordisme
anglais ».270 Le second écueil se trouve dans l’ « antagonisme profond entre le
prolétaire irlandais et le prolétaire anglais » dans toutes les villes industrielles
anglaises.
Les contradictions coloniales en Irlande, « la lutte économico-nationale des
Irlandais » qui est une lutte pour l’existence, pour la terre rend la position des
landlords en Irlande beaucoup plus inconfortable. La chute du landlordisme en
Irlande entraînera sa chute en Angleterre. On voit que dans cette lecture tout
est lié. Par exemple, l’armée est la seule raison du maintien des landlords en
Irlande et l’Irlande est le « seul prétexte » de l’entretien de troupes prêtent à
mater tout début de révolte sociale chez les ouvriers anglais.
Quant à l’antagonisme viscéral entre irlandais et anglais, Marx reprend
l’interprétation d’ Engels dans La situation des classes laborieuse en Angleterre
en décrivant le travailleur venant d’Irlande comme un « concurrent qui déprime
les salaires et le standard de vie »271 de l’ouvrier anglais. Mais il va au-delà et
traite de la teneur du nationalisme et de l’identité britannique.272 Ainsi, dans la
« Communication confidentielle », il écrit :

Le landlordisme anglais ne perdrait pas seulement une grande source de ses


richesses, mais encore sa plus grande force morale, c'est-à-dire celle de représenter.

degré de maturité et d'universalité. A cause de sa domination sur le marché du monde, c'est le seul pays où
chaque révolution dans les faits économiques doit immédiatement réagir sur tout le monde. Si le landlordisme et
le capitalisme ont leur siège classique dans ce pays, par contrecoup, les conditions matérielles de leur
destruction y sont les plus mûries. Le Conseil Général étant placé à présent dans la position heureuse d'avoir la
main directement sur ce grand levier de la révolution prolétaire, quelle folie, nous dirions presque quel crime,
de le laisser tomber dans des mains purement anglaises. » [la dernière phrase évoque la tentative des
bakouninistes de transférer le Conseil général de l’Internationale à Genève]
270
K. Marx, lettre du 28 mars 1870 à Kugelmann, in Lettres…, op. cit., p. 84.
271
Ibid.
272
Cf. Amy E. Martin, “ ‘Becoming a Race Apart’ […]”, op. cit., p. 187.

59
la domination de l'Angleterre sur l'Irlande. De l'autre côté, en maintenant le pouvoir de
ses landlords en Irlande, le prolétariat anglais les rend invulnérables dans l'Angleterre
273
elle-même.

Et dans la lettre à Siegfried Vogt et August Mayer :

Par rapport à l'ouvrier irlandais, il [l’ouvrier anglais] se sent membre de la nation


dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son
pays utilisent contre l'Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se
berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se
comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens
États esclavagistes des États-Unis. L'Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa
pièce. Il voit dans l'ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la
274
domination anglaise en Irlande.

Pour Marx, cette rivalité est « artificiellement nourri[e] et entretenu[e] par la


bourgeoisie ». Plus encore : cette division en deux camps est « le véritable
secret du maintien de son pouvoir. »275 Outre que Marx fasse s’imbriquer tous
les éléments du monde capitaliste dont il est l’interprète vigilant, cela montre
clairement, comme le dit Amy E. Martin,276 à quel point Marx est « incapable »
d’établir sa stratégie révolutionnaire sans prendre en compte les phénomènes
nationaux et coloniaux qui mettent à mal le pur sentiment de classe. Il traduit la
fierté des ouvriers anglais d’appartenir à l’Empire britannique. Cette fierté, cette
intégration horizontale interclassiste confère au landlordisme « sa plus grande
force morale », en quelque sorte sa légitimation idéologique. Mais au delà,
Marx prévoit que la domination britannique sur l’Irlande sera celle de
l’aristocratie ouvrière anglaise, les ouvriers anglais ayant l’impression d’être des
« êtres supérieurs » par rapport aux Irlandais.277 Nous comprenons mieux
maintenant l’origine de la confluence entre nationalisme irlandaise et théorie

273
K. Marx, lettre du 28 mars 1870 à Kugelmann, in Lettres…, op. cit., p. 84.
274
K. Marx, lettre du 9 avril 1870 à A. Vogt et S. Mayer in http://www.marxists.org , Cf. : Annexes
275
K. Marx, lettre du 28 mars 1870 à Kugelmann, in Lettres…, op. cit., p. 84. Dans sa lettre à S. Vogt et A.
Mayer du 9 avril 1870 (Cf. Annexes), il assure que cet antagonisme aide à désamorcer les conflits sociaux en
Angleterre et aux Etats-Unis (ses correspondants se trouvent en Amérique) et à empêcher l’union des classes
ouvrières des deux pays.
276
Amy E. Martin, op. cit., p. 188.
277
K. Marx, extrait du protocole de la séance du Conseil fénéral du 14 mai 1872, http://www.marxists.org ; il
s’agit de la première apparition du concept d’ « aristocratie ouvrière » qui sera promit à un grand avenir avec
Engels et surtout Lénine.

60
marxiste des classes. A partir de la fin de l’année 1869, Marx perçoit le
nationalisme irlandais comme un « catalyseur nécessaire »278 pour le
renversement du landlordisme et du capitalisme en Grande-Bretagne.

Un des problèmes majeurs sur la question que rencontra Marx et l’A.I.T.


fut qu’au sein de l’organisation des anglais comme Thomas Mottershead
proféraient un nationalisme et un sentiment fort d’appartenance à l’Empire
britannique et que parallèlement les membres irlandais, issus le plus souvent
de la diaspora, s’intéressaient majoritairement à la question nationale en
laissant de côté l’internationalisme.279
Après la dissolution de l’Internationale, Marx et Engels n’ont pas perdu
totalement leur intérêt pour l’Irlande qui a décru tout de même avec les espoirs
de révolution.280 Engels écrira ainsi à Kautsky :

[…] deux nations en Europe n’ont pas seulement le droit mais aussi le devoir d’être
nationaliste avant de devenir internationaliste : les Irlandais et les Polonais. Ils sont
281
plus internationalistes lorsqu’ils sont sincèrement nationalistes.

Avec du recul, Engels expliquera en 1888 que les masses irlandaises étaient
trop arriérées et les ouvriers anglais trop satisfaits des bénéfices qu’ils tiraient
de la suprématie sur le monde de l’Angleterre pour se conformer aux idées de
Marx.282
En cette même année 1888, il déclare avec raison à un journal new yorkais
d’expression allemande que les Irlandais voulaient être propriétaires d’un lopin
de terre pour s’établir comme paysans. Il y affirme également qu’ « un
mouvement purement socialiste ne doit pas être attendu en Irlande avant un

278
“a necessary catalyst”, Martin, ibid.
279
Fergus D’Arcy, « Marx, Engels and the Irish question », in Kevin B. Nowlan (dir.), Karl Marx: The
Materialist Messiah, ibid., pp. 28-29.
280
Ibid., p. 30.
281
“I therefore hold the view that two nations in Europe have not only the right but even the duty to be
nationalistic before they become internationalistic : the Irish and the Poles. They are more internationalistic
when they are genuinely nationalistic.” « Engels to Karl Kautsky », 7 février 1882, Ireland and the Irish
question, op. cit., p. 332. Pour Engels, ainsi, l’internationalisme consiste toujours en partie à saper les empires
russe et britannique.
282
D’Arcy, op. cit., p. 31.

61
temps considérable. »283 Même s’il est possible d’ergoter sur ce que veut dire
« purement socialiste » voire, si l’on est plus cynique, sur la signification de
« mouvement », c’était sans compter sans l’arrivée en 1896 en Irlande de
James Connolly, fils d’émigrés irlandais installés à Édimbourg, qui fonde dans
la foulée l’Irish Socialist Republican Party.

2. Le marxisme naturalisé de James Connolly

C’est en novembre 1910 qu’est publié à Dublin Labour in Irish History.


Cet ouvrage qui est considéré comme son opus magnum est difficile à « mettre
en contexte ». La raison en est simple : il s’agit d’une compilation d’articles qu’il
a commencé à publier en 1898 dans la Workers Republic et qu’il a finalement
mis en forme dans les derniers mois de son séjour américain.
Ce texte est devenu un classique de la littérature nationale irlandaise.
Beaucoup pensent qu’il mériterait de tenir une place plus prestigieuse que celle
qu’il occupe dans le corpus marxiste mondial. Il est vrai que son auteur – en
dépit de certaines lacunes, notamment théoriques – est à bien des égards le
plus grand révolutionnaire qu’ont produit les îles britanniques. Il est peut-être
également le penseur marxiste d’expression anglaise le plus original.
Le récit de Labour in Irish History embrasse une période allant des guerres du
XVII e siècle284 aux Fenians en passant par les luttes paysannes, le Parlement
de Grattan, les United Irishmen de Wolfe Tone, Robert Emmet, Daniel
O’Connell, les Jeunes Irlandais mais aussi la communauté utopique de
Ralahine ou encore William Thompson qu’il voit comme le précurseur irlandais
de Karl Marx. L’idée directrice de son travail est que le capitalisme a été
importé par les Anglais et que la seule force capable de renverser la domination
britannique est la classe-ouvrière, héritière des luttes passées. La classe-

283
“A purely socialist movement cannot be expected in Ireland for a considerable time”, Engels, interview au
New Yorker Volkszeitung, n° 226, 20 septembre 1888, in Ireland and the Irish question, op. cit., p. 343.
284
qui ont, selon lui, achevées l’expropriation des Irlandais et détruites la structure clanique de la société

62
moyenne et les capitalistes irlandais ont en effet toujours trahi la cause. Son
discours alterne les interprétations stimulantes,285 les critiques virulentes,286 les
287
longues citations laissées sans commentaires et les insuffisances que
comblent tout juste les envolées rhétoriques.288
Le livre se présente comme une rupture dans le champ historiographique de
l’Irlande. Connolly veut par ce texte :

réparer l’abandon délibéré de la question sociale par nos historiens, et préparer le


chemin afin que d’autres plumes plus capables que la nôtre puissent démontrer au
public la manière avec laquelle les conditions économiques ont contrôlé et dominé
289
notre histoire irlandaise.

En quoi consiste donc sa posture d’écriture ? Elle réside dans son rattachement
à la tradition intellectuelle qualifiée depuis Engels de « socialisme
une posture
socialiste scientifique ».290 James Connolly considère Karl Marx comme étant « le plus
grand des penseurs modernes … ».291 Par son livre, ce « compte-rendu du
mouvement ouvrier dans l’histoire irlandaise »,292 il s’assigne la tâche d’exposer
au travailleur irlandais la conception matérialiste de Marx, considérée comme
la « clef de l’histoire ».293 L’histoire est explicitement perçue comme le moyen

285
sur le Parlement de Grattan par exemple.
286
A l’endroit des capitalistes à la fin du XVIII siècle, de Daniel O’Connell, des Jeunes Irlandais Mitchel et
Lalor exceptés, etc. …
287
pour lesquelles devait savoir gré son lecteur de 1910. Par exemple les citations de Swift (pp. 41-42), des
paysans du Munster en 1786 (pp. 51-53), de Wolfe Tone (pp. 72-74 et p. 88), des Irlandais Unis (pp. 88-95), de
W. Thompson (pp. 108-111), des statuts de Ralahine (pp. 122-127 et 129), de John Mitchel (pp. 157-159), de
Lalor (pp. 163-164) et enfin Karl Marx (pp. 176-179).
288
Comme le note D. R. O’Connor Lysaght dans The Unorthodoxy of James Connolly, le dernier chapitre du
livre passe sous silence les années qui le séparent du « coup » des Fenians de 1867.
289
“to repair the deliberate neglect of the social question by our historians, and to prepare the way in order that
other and abler pens than our own may demonstrate to the reading public the manner in which economic
conditions have controlled and dominated our Irish history.”, James Connolly, Labour in Irish History, in
Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 17-184, p. 27.
290
Cf.: Kolakowski, op. cit., pp.11-12. Pour reprendre les mots du marxologue polonais, durant la période de la
Seconde Internationale, le socialisme est une « conception du monde, selon laquelle la réalité est accessible à
l’analyse scientifique.»
291
« … et le premier des Socialistes scientifiques. », “[…] the greatest of modern thinkers and first of scientific
Socialists”, Connolly, op. cit., p. 36.
292
Et non « une histoire du mouvement ouvrier en Irlande » : citation intégrale originale : “This book does not
aspire to be a history of labour in Ireland; it is rather a record of labour in Irish History.”, ibid., p. 171.
293
Cf. : le second épigraphe de ce chapitre, Connolly, Labour in Irish history, op. cit., pp. 183-184, et p. 36. Voir
aussi page 30 où il expose le principe que « les révolutions réussies ne sont pas le produit de nos cerveaux, mais
de conditions matérielles mûres » qu’il semble avoir délaissé en 1916 !

63
qui fera parvenir l’ouvrier à la conscience de classe. Elle est la « lampe »294
éclairant la voie qui le mène à son émancipation.

La vie militante de Connolly est presque parfaitement contemporaine de


la Seconde Internationale (1889-1914). Leszek Kolakowski pense que « l’on
peut avancer sans exagération que l’époque de la Seconde Internationale fut
l’âge d’or du marxisme. »295 Pour le marxologue polonais, c’était alors « une
doctrine suffisamment élaborée pour être considérée comme une « école » aux
contours théoriques clairement définis ».296 Cette « école » admettait les
controverses internes.297 Le marxisme commençait alors à poindre et se
diffuser dans les réflexions des universitaires européens. La Seconde
Internationale fédérait des partis hétérogènes, aussi bien des groupuscules
sans influence que des partis de masse comme le S.P.D. allemand qui dominait
le socialisme européen. Ce mouvement a longtemps semblé irrésistible alors
que le déclin du libéralisme paraissait inévitable.298
Les marxistes de la Seconde Internationale 299 pensent que l’évolution du
capitalisme mènera inéluctablement à un socialisme qui abolira l’aliénation et
l’oppression exercées sur les ouvriers et délivrera l’ensemble de l’humanité. La
lutte du prolétariat s’effectue sur le plan économique (par la pression syndicale)
et politique (ce qui inclus la participation à la vie parlementaire) car le prolétariat
doit d’abord s’organiser en partis politiques autonomes et autour de
revendications réformistes qui le prépareront à la « lutte finale ». La Révolution
est donc indispensable au passage au socialisme. Elle s’effectuera dans le
monde entier ou dans les pays les plus industrialisés quand la conscience du
prolétariat sera arrivée à maturité.
Le marxisme de James Connolly sourd des marges du mouvement
socialiste britannique qui ne fut, dans son ensemble, que faiblement influencé
par Marx et Engels.300 En 1889, Connolly adhère à la Scottish Socialist

294
Ibid., p. 184.
295
Histoire du marxisme, Tome 2, L’âge d’or de Kautsky à Lénine, Paris, Fayard, 1987, p. 7.
296
Ibid.
297
ce qui tranche avec l’âge sombre ultérieur de l’orthodoxie dogmatique du marxisme-léniniste au service de
l’URSS, de la Chine de Mao Zedong etc. …
298
en dépit même des lois anti-socialistes adoptées par Bismarck en 1878. ibid., pp. 13-14.
299
nous ne faisons que synthétiser la démonstration de Kolakowski, op. cit., pp.11-12.
300
qui ont pourtant construit leurs œuvres majeures à Londres et ont pensé le capitalisme britannique. Ce qui
deviendra le Labour britannique sera beaucoup plus influencé par Owen, Bentham ou Mill.

64
Federation de John Leslie. La S.S.F. est la branche écossaise de la Social
Democratic Federation d’Henry Hyndman, le « premier » marxiste anglais. La
pensée d’Hyndman amalgamait un chauvinisme britannique rudimentaire, la
croyance que le socialisme peut s’obtenir par la conquête de l’État en place et
le rejet sans concession des syndicats.301 W. K. Anderson estime que dans ses
premières années de militance, les conceptions de Connolly étaient
« façonnées par l’analyse politique et les objectifs de la S.D.F. »302
John Leslie publie en 1894 différents articles dans Justice, le journal de
John la S.D.F. qui sont compilés la même année dans une brochure intitulée The
LESLIE
Irish Question.303 Ce travail, qui traite vaguement de la Famine, du mouvement
Jeune Irlande, des Fenians et surtout de la Land League, est à considérer
comme une des bases de la pensée de Connolly. Bien des thèmes présents se
retrouveront chez le révolutionnaire irlandais. On pense notamment à l’idée que
la classe ouvrière irlandaise doit s’émanciper des mouvements bourgeois 304 ou
que l’Eglise ne peut renverser l’ordre établi. Son respect pour John Mitchell,
pour Parnell, et surtout son admiration pour James Fintan Lalor et Michael
Davitt ont été reprise par Connolly.
En 1896, Connolly avait fondé à Dublin l’Irish Socialist Republican Party. Son
programme [Cf. Annexes] est en effet inspiré du manifeste de la Social
Democratic Federation de Hyndman.305 Le parti de Connolly milite pour
« l’établissement d’ “UNE RÉPUBLIQUE SOCIALISTE IRLANDAISE “ basée
sur la propriété publique par le peuple irlandais de la terre, et des instruments
de production, de distribution et d’échange. »306 La « conquête par la social-
démocratie du pouvoir politique » s’effectuera, selon ce programme, par les
urnes. Par la propriété commune des moyens de production (etc. …), Connolly
entend donner du travail aux Irlandais et ainsi résorber l’émigration. Il préconise

301
Geoffrey Foote, The Labour Party’s Political Thought, A History, Houndmills, Basingstoke, Londres,
MacMillan Press, 1997 (3ème éd., 1ère éd. 1985), p. 23.
302
“shaped by SDF political analysis and objectives.”, W. K. Anderson, James Connolly and the Irish Left,
Dublin, Irish Academic Press, 1994, p. 32.
303
John Leslie, The Irish Question, Cork, Cork Workers Club, 1986 (1ère éd. 1894).
304
Ibid., p. 1.
305
Socialism Made Plain (1883) Cf. Austen Morgan, James Connolly: a political biography, Manchester,
Manchester University Press, 1988, p. 25. ; W. K. Anderson, James Connolly and the Irish Left, Dublin, Irish
Academic Press, 1994, p. 33.
306
“Establishment of AN IRISH SOCIALIST REPUBLIC based upon the public ownership by the Irish people
of the land, and instruments of production, distribution and exchange.”, Irish Socialist Republican Party (1896)
in http://www.marxists.org

65
une série de mesures concernant la nationalisation des secteurs-clefs de
l’économie (transports, banques), une sécurité sociale accrue, la
démocratisation de l’éducation et le suffrage universel (femmes incluses)…
De 1896 à 1903, l’activité de Connolly, bien qu’émaillée de coups d’éclat,307
stagne. Son parti n’attire guère de membres et lors des élections municipales,
sa base électorale reste maigre. Partant de considérations presque anti-
syndicales, son horizon glisse de plus en plus à ce qu’Owen Dudley Edward et
Bernard Ransom appellent un « syndicalisme marxien ».308
Ce glissement s’est effectué en grande partie sous l’influence de Daniel De
le 309
syndicalisme Leon leader du Socialist Labor Party auquel il adhère en 1903 quand il
de
Connolly émigre aux Etats-Unis. Sous fond de conflits personnels, Connolly critiquera De
Leon pour sa conception de l’inutilité de la lutte pour les conditions de travail
des ouvriers.310 Connolly privilégie ainsi durant cette période les activités
syndicales à celles qui relèvent simplement de la politique.311 En 1910, c’est un
Connolly différent qui revient en Irlande. Il pense dorénavant que :

[…] la lutte pour la conquête de l’État n’est pas la bataille, c’est seulement l’écho de la
bataille. La vraie bataille est livrée tous les jours pour le pouvoir de contrôler
l’industrie. […]
Cette bataille aura son écho politique, cette organisation industrielle aura son
expression politique. Si nous acceptons la définition de l’action politique ouvrière
comme celle qui mène les ouvriers en tant que classe dans le conflit direct avec la
classe possédante EN TANT QUE CLASSE, et les retient là, alors nous devons
réaliser que RIEN NE PEUT LE FAIRE AUSSI FACILEMENT QUE L’ACTION DANS
312
LES URNES.

307
par exemple l’opposition au jubilé de la reine Victoria en 1897 avec Maud Gone. Cf. A. Morgan, James
Connolly: a political biography, op. cit., p. 33 et suiv.
308
Titre de la partie V de leur recueil Selected Political Writings.
309
Pour plus de détails sur ce glissement sur l’influence d’une lecture supposée du livre 3 du Capital par
Connolly et sur les conceptions de De Leon Cf. W. K. Anderson, James Connolly and the Irish Left, op. cit., pp.
33-34. il est en contact avec De Leon depuis 1899 et est invité en 1902 aux Etats-Unis pour faire une série de
conférences et récolter des fonds.
310
De Leon croyant s’appuyer sur Marx, utilise en fait les idées de Lasalle. Cf. Anderson, op. cit., p. 35.
311
Pour De Leon, le syndicat doit être entièrement au service du parti. En 1906, Connolly s’engage dans le
Industrial Workers of the World (I.W.W.) connu sur le surnom de « Wobblies » prêchant le One Big Union qui
est également sous l’influence de De Leon. En 1907, il rend sa carte du S.L.P. Il rejoint alors le Socialist Party of
America. Durant la même période, il fonde l’Irish Socialist Federation et lance le journal The Harp pour les
ouvriers d’origines irlandaises.
312
“[…] the fight for the conquest of the political state is not the battle, it is only the echo of the battle. The real
battle is the battle being fought out every day for the power to control industry […]
That battle will have its political echo, that industrial organisation will have its political expression. If
we accept the definition of working-class political action as that which brings the workers as a class into direct

66
Il place alors de nombreux espoirs dans l’Irish Transport and General Workers’
Union (I.T.G.W.U.), le trade-union de James Larkin. Cette organisation fondée
en 1909 qui se remarquait pour sa témérité face au patronat et son
indépendance vis-à-vis des syndicats britanniques avait tout pour plaire à un
Connolly dont la vie fut gouvernée par une volonté farouche et inflexible de
combattre pour l’émancipation des travailleurs.313

Après cette mise au point sur la teneur du marxisme de Connolly,


revenons à sa posture d’écriture dans Labour in Irish History. Nous avons vu
que son point de départ est The Irish Question de John Leslie. L’historiographie
socialiste sur l’Irlande s’était enrichie en 1905 de The Historical Basis of
Socialism in Ireland de Thomas Brady du Socialist Party of Ireland.314 La
brochure évoque brièvement les clans, les invasions, le féodalisme, les
Irlandais Unis et l’Union. Le travail prêche la République socialiste pour entre
autres « sauver la race ».315
Négativement, Labour in Irish History s’inscrit dans le rejet de la plupart
des historiens bourgeois. Nous savons que Marx s’est fait le contempteur des
mystifications de la science économique bourgeoise.316 Nous avons aussi vu
qu’Engels estimait que l’écriture de l’histoire était falsifiée par la bourgeoisie.317
Engels s’était, en effet, avec Marx dès la rédaction de L’idéologie allemande
(1845-1846) attaché à développer une « conception de l’histoire [qui] a […] pour
base le développement du procès réel de la production, et cela en partant de la
production matérielle de la vie immédiate […] ».318 L’idée que « les pensées de
la classe dominante sont aussi, à toutes les époques les pensées dominantes
[…] »319, reprise dans le Manifeste 320
, trouve une résonance particulière chez

conflict with the possessing class AS A CLASS, and keeps them there, then we must realise that NOTHING
CAN DO THAT SO READILY AS ACTION AT THE BALLOT BOX. “, Connolly, The Axe to the Root,
Dublin, Irish Transport and General Workers’ Union, 1921 (1ère éd. pour les ouvriers américains: 1908)
313
Anderson parle d’un dévouement à la « guerre de classe », Cf. : W. K. Anderson, James Connolly and the
Irish Left, op. cit., p. 38.
314
Th. Brady, The Historical Basis of Socialism in Ireland, Cork, The Cork Workers’ Club, n. d. (1ère éd. 1905
par le Socialist Party of Ireland).
315
Ibid., p. 18.
316
J.-Y. Calvez, La pensée de Karl Marx, op. cit., p. 263 et suiv.
317
K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, Moscou, Progress Publishers, 1971, p. 211.
318
K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, Paris, Editions sociales, 1974 (texte non édité avant 1932)
319
Ibid., p. 86.

67
Connolly. Il n’a de cesse, tout au long du livre, quasiment à chaque chapitre,
de dénoncer avec fiel les « scribes de la classe possédante ».321 « L’histoire
irlandaise, dit-il, a toujours été écrite par la classe dominante – dans les intérêts
de la classe dominante. »322 Notons tout de même que Labour in Irish History
repose quasiment entièrement sur des lectures de livres « bourgeois », en
particulier nationalistes. Son originalité, plus formelle que réelle il est vrai,
réside dans sa tentative de mise en lumière du petit peuple irlandais, c’est-à-
dire en termes marxistes des « producteurs ».
Le révolutionnaire porte d’ailleurs aux nues, dès les tous premiers mots de sa
préface, l’ouvrage nationaliste d’Alice Stopford Green (1848-1929), The Making
323
of Ireland and its Undoing (1200-1600) publié en 1908. Ce livre est pour lui
« la seule contribution à l’histoire irlandaise qu’[il connaisse] qui se conforme
aux méthodes de la science historique moderne […] ».324 Presque logiquement,
dans sa volonté de se placer dans le sillage de la veuve de l’historien anglais
John Richard Green, Connolly déclare que son propre livre peut être regardé
« comme une contribution à la littérature du renouveau gaélique. »325
Qu’est-ce que le “Gaelic revival” ? Il s’agit d’un mouvement culturel
the
Gaelic polymorphe amorcé dans les années 1880 et qui embrasse les sports (Gaelic
Revival
Athletic Association fondée en 1884), les lettres (Yeats, Synge, etc. …), les
savoirs (la Gaelic League de Hyde). C’est aussi un mouvement générationnel
où ses éléments se montraient « mûrs », selon D. George Boyce, pour la
mobilisation politique à forte teneur identitaire.326 Ces gens talentueux et
impétueux étaient de tempérament radical car ils méprisaient l’inefficacité des
politiciens du Home Rule, mais aussi conservateur de par leur opposition à la

320
« Vos idées mêmes sont le produit de rapports bourgeois de production et de propriété […] », Le Manifeste du
Parti communiste, Paris, Le livre de Poche, 1973 (1ère éd. 1848), p. 74.
321
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 42. Cf. aussi pp. 26 27, 37, 55, 59, 60, 61 (deux fois), 69,
72, 79, 96, 113 sur Standish O’Grady, 142, 143, 154, 155, 164, 182. en comptant aussi la littérature irlandaise en
anglais (car il semble parler de littérature comme de l’art en non un ensemble d’ouvrages sur une question) qui
serait « née avec une apologie dans la bouche », p. 20 et aussi pp. 18 (« les charlatans bourgeois de la littérature
irlandaise » qui sont en vénération devant aristocratie, et p. 21.
322
Ibid., p. 26. “Irish history has ever been written by the master class – in the interests of the master class.”
323
Publié en 1908 par Macmillan & Co. Ce livre fut un succès puisqu’il fût réédité en 1909, 1913, 1920 chez
Macmillan puis Maunsel et comme classique encore en 1972 à New York par Books for Libraries Press.
324
“The only contribution to Irish history we know of which conforms to the methods of modern historical
science […]”, James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 17.
325
“as part of the literature of the Gaelic revival.”, James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 22.
326
D. G. Boyce, Nineteenthe-Century Ireland, The Search for Stability, Dublin, Gill and Macmillan, 1990, p.
216.

68
modernité, au matérialisme i. e. à l’influence anglaise.327 Le fait qu’ils exaltaient
le passé gaélique se combinait pour nombre de leurs protagonistes avec une
ascendance protestante.
L’Irlande était en fait dans une phase où les besoins économiques, du moins au
Sud, nécessitaient le composant cohésif qu’est l’idéologie nationaliste. Ernest
Gellner évoque ainsi cette idéologie :

elle prétend défendre la culture populaire alors qu’en fait elle forge une haute culture ;
elle prétend protéger une société populaire ancienne alors qu’elle contribue à
328
construire une société de masse anonyme.

Les intellectuels en appellent à un passé mythifié pour fonder une entité


politique capable de tenir son rang devant les autres États-nations. Par
exemple, la volonté de la Ligue Gaélique était de créer une « race irlandaise »
qui aurait assimilée les « Saxons » du Nord.329
Labour in Irish History se situe dans la période de radicalisation de la
politique irlandaise amorcée par la guerre des Boers vers 1900.330 Bien qu’il se
soit autrefois, prononcé sur le danger d’un « culte du passé » et d’« une
idéalisation morbide » du passé irlandais,331 il est très révélateur que Connolly,
ce militant dévoué à la cause de la classe ouvrière, s’attribue une place – si
excentrée soit-elle – dans ce mouvement culturel.
Le révolutionnaire marxiste affirme mener un combat pour « la reconversion de
l’Irlande au principe gaélique de propriété commune par un peuple de [ses]
sources de nourriture et de subsistance. »332 Outre la lecture mythique du
passé gaélique (que nous verrons au chapitre 4) et son essentialisme, on peut
noter l’importance que Connolly accorde aux idées. Labour in Irish History doit
déclencher le processus de prise de conscience qui mènera à la destruction de

327
Ibid. et R. Foster, Modern Ireland, 1600-1972, op. cit., p. 448. Voir son développement, ibid. pp. 446-460.
328
E. Gellner, Nations et nationalisme, op. cit., p. 177.
329
D. G. Boyce, op. cit., p. 221. Boyce s’appuie notamment sur un travail semblant aller dans le sens de Gellner :
John Hutchinson, The Dynamics of Cultural Nationalism : The Gaelic Revival and the Creation of the Irish
Nation State, Londres, 1987.
330
Roy Foster, Modern Ireland, 1600-1972, op. cit., p. 433 et p. 456. La thèse de Foster est que cette
radicalisation sera exacerbée par la Première Guerre mondiale.
331
“worship of the past”, “our nationalism is not merely a morbid idealising of our past”, in “Socialism and
Nationalism”, pp. 304-309, p. 304 [1ère publication Belfast, Shan Van Vocht, janvier 1897.]
332
“the reconversion of Ireland to the Gaelic principle of common ownership by a people of their sources of food
and maintenance”, James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 22.

69
l’aliénation de la conscience historique que subissent les Irlandais. La littérature
anglo-irlandaise est accusée de leur imprégner des idées fausses sur le
caractère irlandais et l’histoire de l’Irlande.333 Cette dénonciation du rapport
dominant / dominé, cette volonté de pourfendre l’inculcation au colonisé par le
colonisateur d’un sentiment d’infériorité sont des thèmes bien connus
maintenant. Il semble, en effet, légitime de voir avec Charlie McGuire en James
Connolly « le premier théoricien du néo-colonialisme ».334
Cela nous amène à tenter de définir précisément le rapport de son
marxisme à la question nationale irlandaise. Nous avons déjà cité le fait qu’il
voulait « réparer l’abandon délibéré de la question sociale ». A la fin de Labour
in Irish History, il campe :

[…] la question irlandaise est une question sociale, toute la lutte séculaire du peuple
irlandais contre ses oppresseurs se résout, en dernière analyse dans la lutte pour la
335
maîtrise des ressources vitales, les origines de la production, en Irlande.

La question irlandaise est, selon lui, une question sociale car en remontant
dans l’histoire il constate que « le système capitaliste est la chose la plus
étrangère en Irlande ».336 Il veut faire prendre conscience à son lecteur que
l’indépendance politique n’est pas suffisante si, servilement les Irlandais croient
au système capitaliste de société.
Il s’agit d’une permanence dans la pensée de Connolly. Dès son premier travail
337
important, Erin’s Hope : The End and the Means toute sa pensée est déjà

333
Ibid.
334
Charlie McGuire, “Irish Marxism and the Development of the Theory of Neo-Colonialism”, in Éire-Ireland,
volume 41 : 3 & 4, hiver 2006, pp. 110-132, p. 119.
335
“the Irish question is a social question, the whole age-long fight of the Irish people against their oppressors
resolves itself, in the last analysis into a fight for the mastery of the means of life, the sources of production, in
Ireland.”, James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 183.
336
“the capitalist system is the most foreign thing in Ireland.”, ibid., p. 22 Cf. : aussi p. 28, A l’inverse, il
s’opposera au fait que le socialisme soit une idée étrangère, en l’occurrence allemande, en faisant de William
Thompson le précurseur irlandais de Marx.
337
une série de trois articles publiée en brochure en 1897, Cf. A. Morgan, op. cit., pp. 26-27.

70
établie.338 Ce travail se conclut sur le fait que seul le socialisme est la solution
pour l’Irlande.339 Mieux, il assure que :

la crise qui annoncera la chute des classes dirigeantes en Irlande sonnera le tocsin
340
pour la révolte des déshérités en Angleterre.

Sur ce point, nous voyons ici clairement que Connolly se place dans la tradition
radicale héritée de la période du Chartisme et plus encore de l’interprétation de
Marx.341 Il annonça en 1897 dans son article « Socialism and Nationalism » que
la République socialiste irlandaise serait un phare pour tous les oppressés du
monde.342
Connolly reste fidèle à ses lignes les plus célèbres tirées encore de l’article
Socialism and Nationalism publié en janvier 1897 dans le journal républicain de
Belfast Shan Van Vocht :

Si vous enlevez l’armée anglaise demain et hissez le drapeau vert sur Dublin
Castle, à moins que vous n’entrepreniez l’organisation de la République Socialiste,
vos efforts seront vains.
L’Angleterre vous dirigera toujours. Elle vous dirigera par ses capitalistes, par
ses landlords, par ses financiers, par tout l’étalage des institutions commerciales et
individualistes qu’elle a implantées dans ce pays et abreuvées des larmes de nos
mères et du sang de nos martyrs.
L’Angleterre vous dirigera toujours jusqu’à votre ruine, même lorsque vos
lèvres offraient l’hommage hypocrite au sanctuaire de cette Liberté dont vous avez
trahi la cause.
Le Nationalisme sans le Socialisme – sans une réorganisation de la société
sur la base d’une forme plus large et plus développée de cette propriété commune qui

338
Il s’appuie sur John Stuart Mill pour affirmer que la notion de propriété privée a été importée par les
conquérants en Irlande et que le système démocratique des ancêtres celtiques, une forme de communisme
primitif, était un exemple pour l’avenir de l’Irlande. Connolly critique ensuite l’attitude de la classe moyenne
irlandaise dont la revendication du Home Rule n’est qu’une compensation pour la trahison de leurs politiciens. Il
note que leur projet d’industrialiser l’Irlande n’est qu’une chimère au regard de la compétition mondiale.
339
“Ireland’s Future”, in Erin’s Hope, op. cit., pp. 183-191.
340
“[…] the crash which would betoken the fall of the ruling classes in Ireland would sound the tocsin for the
revolt of the disinherited in England.”, ibid., p. 188.
341
Reste à savoir comment les interprétations de Marx lui sont parvenus. Sans doute via les militants qu’il a
fréquenté à Edimbourg puisque les lettres à Kugelmann et dont la « Note confidentielle » ne seront publiées
qu’en 1902 par Kautsky dans la Neue Zeit. (lettres qu’il lira alors).
342
J. Connolly, “Socialism and Nationalism”, in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications,
1987, pp. 304-309, p. 305, (1ère publication Belfast, Shan Van Vocht, janvier 1897.)

71
soutenait la structure sociale de l’Ancienne Érin – n’est qu’apostasie nationale. [Cf. :
343
l’expression : Nationalism without Socialism […] is only national recreancy.]

Pour James Connolly, l’Irlande ne sera libre que lorsque le pays aura
l’indépendance politique, et que l’île sera débarrassée de la propriété privée.344
Du fait de la situation particulière de l’Irlande mais aussi parce que sa pensée a
été structurée par le marxisme, on voit encore une fois dans ce funeste
« l’Angleterre vous dirigera toujours » que Connolly anticipe le néo-
colonialisme. Connolly ne traite que sommairement du fait que le joug
britannique aurait empêché l’accumulation du capital en Irlande.345 Un des
paramètres fondamentaux que prend en compte Connolly pour sa stratégie
révolutionnaire est que l’Irlande n’a pas les moyens et les ressources
économiques de son indépendance. La « première colonie » restera sous-
industrialisée. Déjà dans Erin’s Hope, il disait :

[…] dites-moi comment la pauvre Irlande, exténuée et vidée de son sang par chaque
pore, avec une population presque entièrement agricole et non habituée aux
occupations mécaniques, est censée établir de nouvelles usines, et où elle est censée

343
Il s’agit, avec l’idée que la Partition entraînerait un « carnaval de réaction », de ses mots les plus célèbres.
Cette citation est reprise dans le film de Ken Loach, The Wind That Shakes the Barley. (Le Vent se lève, Palme
d’Or 2006) “If you remove the English army to-morrow and hoist the green flag over Dublin Castle, unless you
set about the organisation of the Socialist Republic your efforts would be in vain.
England would still rule you. She would rule you through her capitalists, through her landlords, through
her financiers, through the whole array of commercial and individualist institutions she has planted in this
country and watered with the tears of our mothers and the blood of our martyrs.
England would still rule you to your ruin, even while your lips offered hypocritical homage at the shrine of
that Freedom whose cause you had betrayed.
Nationalism without Socialism – without a reorganisation of society on the basis of a broader and more
developed form of that common property which underlay the social structure of Ancient Erin - is only national
recreancy. [J. Connolly, “Socialism and Nationalism”, op. cit., p. 307] Il existe une autre traduction française
sans doute plus fiable in G. Haupt, M. Löwy, C. Weill, Les marxistes et la question nationale, op. cit.
344
Cf. : “The struggle for Irish freedom has two aspect : it is national and it is social. The national ideal can
never be realised until Ireland stands forth before the world as a nation, free and independent. It is social and
economic, because no matter what form the government may be, as long as one class owns as private property
the land and instruments of labour from which mankind derive their substance, that class will always have it in
their power to plunder and enslave the remainder of their fellow creatures.”, cité in Greaves, The Life and Times
of James Connolly, op. cit., p. 75. Cet extrait est repris par W. K. Anderson (op. cit., p. 42) et Charly McGuire
(op. cit., p. 114) mais nous ne savons où C. D. Greaves a été le piocher puisqu’il ne cite pas ses sources. Il nous
dit qu’il s’agit de la première déclaration de l’I.R.S.P. Nous n’en trouvons nul place sur « marxists.org » ou dans
les recueils de textes que nous avons consultés.
345
Dans Labour in Irish History, il en fait état dans le chapitre 3 en disant que « les Lois Pénales ont [mal]
fonctionnées pour prévenir l’accumulation de richesse par les classes possédantes catholiques. » (op. cit., p. 40)
Et il cite Marx dans son ultime chapitre qui oppose l’effrayante pauvreté irlandaise à la richesse de la métropole
qui regroupe « la plus énorme accumulation de richesse que le monde n’a jamais vu », (cité in ibid. p. 179.)

72
trouver les clients pour qu’elle fonctionne. Elle ne peut pas créer de nouveaux
346
marchés.

Il ne croit pas, comme les partisans du Home Rule (Arthur Griffith en


particulier), au développement capitaliste de l’Irlande. Le révolutionnaire prône
l’autosuffisance.347 Il entend lier le combat de l’émancipation nationale à
l’émancipation prolétarienne. Connolly voit la classe moyenne comme étant liée
d’ « un millier de cordelettes » au capitalisme anglais et comme ayant « fléchit
les genoux devant Baal »348 depuis 1798. Elle est donc incapable de mener la
lutte pour l’indépendance nationale. Elle n’a fait qu’utiliser pour ses propres
intérêts le peuple irlandais dans les mouvements patriotiques idéalistes qu’elle
a dirigée.349 La constance dans l’histoire que voit Connolly est qu’une fois que
la classe moyenne a vu ses intérêts assurés, elle trahit la population et donc la
cause nationale.350 « Seule – pour lui – la classe ouvrière irlandaise reste
comme l’héritière incorruptible de la lutte pour la liberté en Irlande. »351

Le second ouvrage qui nous intéresse, et ce dans une bien moindre


mesure entremêle l’histoire, la sociologie et le journalisme politique. Il s’agit de
352
The Re-conquest of Ireland. L’ouvrage est publié en 1915. Il est également
un recueil d’articles que Connolly commença à rédiger vers 1912-13 quand il

346
“[…] tell me how poor Ireland, exhausted and drained of her life-blood at every pore, with a population
almost wholly agricultural and unused to mechanical pursuits, is to establish new factories, and where she is to
find the customers to keep them going. She cannot create new markets.”, in Erin’s Hope, op. cit., p. 179.
347
L’Irlande n’ayant aucune chance sur le marché mondial, face en particulier à l’agriculture « scientifique » des
Etats-Unis, il entend organiser l’agriculture comme un service public., ibid., p. 187.
348
“a thousand of economic strings” ; “bowed the knee to Baal”, Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p.
25. Cf. : aussi p. 28 où les portes-parole de la classe moyenne ne cherchent qu’à « émasculer » le mouvement
national, « la distorsion de l’histoire irlandaise, et par dessus tout, le déni de toute relation entre les droits
sociaux des travailleurs irlandais et les droits politiques de la nation irlandaise. » “Hence the spokesmen of the
middle class, in the Press and on the platform, have consistently sought the emasculation of the Irish National
movement, the distortion of Irish history, and, above all, the denial of all relation between the social rights of the
Irish toilers and the political rights of the Irish nation.”, ibid., p. 28.
349
Ibid., p. 28. Cf. : aussi, p. 85.
350
Chez Connolly, le marxisme se joint alors à la tradition républicaine. On pense à la fameuse phrase du
commandant de l’insurrection de 1798 dans le comté d’Antrim, Henry Joy McCracken, dans une lettre à sa sœur
avant son exécution : « Le Riche toujours trahit le Pauvre », “The Rich always betray the Poor.” Cité en exergue
du chapitre IX de Labour in Irish History, op. cit., p. 98. Dans sa vision continuiste de l’histoire il affirme (p. 92)
que le socialiste irlandais est le seul dans la ligne des Irlandais Unis.
351
“only the Irish working class remain as the incorruptible inheritors of the fight for freedom in Ireland.”, ibid.
Cf. : aussi p. 36.
352
Labour in Irish History est appareillé à The Re-conquest of Ireland dans un livre qui porte le titre Labour in
Ireland : [ par ex. : Dublin, Three Candles, n. d. ; grâce au soutien de l’Irish Transport and General Workers’
Union et avec une introduction de Cathal O’Shannon ; New Books réutilisera cette forme dans l’édition de ses
Collected Works ]

73
structurait la branche belfastoise du I.L.P.353
Il réaffirme que le mouvement ouvrier est le seul à pouvoir mener la reconquête
354
et ce, en considérant toujours que « les urnes sont le véhicule de
l’expression de [la] conscience sociale [ouvrière].»355 Il tente de combler la
grosse lacune de Labour in Irish History concernant le Nord en faisant un
chapitre sur la conquête en Ulster. Les chapitres suivants portent sur Dublin,
Belfast, la femme, l’éducation, le mouvement coopératif pour s’achever sur les
espoirs de reconquête.
La brochure, écrite à la hâte,356 est marquée par le « Dublin Lock-Out », la
Grande-grève de Dublin de 1913-14. Connolly considère qu’ « historiquement,
la grève de solidarité (“sympathetic strike”) peut trouver une ample
justification. »357
Son flirt avec le mouvement coopératif de George Russell (« Æ ») est
significatif. Il y voit un complément au mouvement ouvrier.358 Cette politique
« d’ouverture », de recherche d’alliances a été en fait amorcée dès 1910 à son
retour d’Amérique. Ainsi :

L’idée sous-jacente de ce travail est que le mouvement ouvrier d’Irlande doit se fixer
la Reconquête de l’Irlande comme son but final, que cette reconquête implique la
prise de possession du pays entier, de tout son pouvoir de production de richesse et
de toutes ses ressources naturelles, et leur organisation sur une base coopérative
359
pour le bien de tous.

Connolly est fusillé après s’être engagé dans l’insurrection nationaliste des
Pâques 1916. L’échec de la grève de 1913-14 à Dublin, la menace de la
Partition, le déclenchement de la Guerre mondiale et la déroute du mouvement
socialiste international ont provoqué chez lui de terribles désillusions et l’ont

353
A. Morgan, James Connolly …, op. cit., p. 106.
354
James Connolly, The Re-conquest of Ireland, in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books
Publications, 1987, pp. 185-280, pp. 190, 194 et 195.
355
“The ballot-box is the vehicle of expression of our social consciousness […]”, James Connolly, The Re-
conquest of Ireland, op. cit., p. 208.
356
Cf. : ibid., p. 222.
357
“Historically, the sympathetic strike can find ample justification.”, ibid., p. 224.
358
Ibid., p. 260.
359
“The underlying idea of this work is that the Labour Movement of Ireland must set itself the Re-Conquest of
Ireland as its final aim, that that re-conquest involves taking possession of the entire country, all its power of
wealth-production and all its natural resources, and organising these on a co-operative basis for the good of all.”,
ibid., p. 185. Cf. aussi, ibid., p. 222.

74
mené a participer à cette rébellion non dirigée par la classe ouvrière et d’une
teneur socialiste quasi-imperceptible.
Près d’un an et demi plus tard, d’autres marxistes prirent le pouvoir en Russie.

3. La question irlandaise, l’impérialisme et la théorie marxiste-


léniniste

« Travailleurs du monde, “regardez la Russie”. »360 C’est ainsi qu’un


révolutionnaire du nom de plume de « Ronald » exhorte dans Freedom’s Road
for Irish Workers en fin d’année 1917 ses lecteurs ouvriers irlandais à croire que
le capitalisme est condamné à périr prochainement.
Cette petite brochure ne peut être évidemment pas être qualifiée de « marxiste-
léniniste », cette nouvelle « étoffe » ne pouvant véritablement se trouver en
dehors de Russie que dans les années vingt voire qu’au tout début des années
trente. La Révolution d’Octobre est, au moment où écrit Ronald un étendard
pour les révolutionnaires, un symbole, un « écran de cinéma »361 où ils
projettent leurs rêves d’émancipation de l’humanité.
Ronald fait un très bref exposé de principes mâtinés de perspectives
historiques. Il nous semble qu’il a lu Connolly voire qu’il soit un supporter du feu
révolutionnaire puisque son programme a beaucoup de points communs avec
celui de l’I.S.R.P. [Cf. : Annexes]. Il brasse dans ses courts chapitres des
thèmes comme la conquête, l’éducation, les Révolutions, le rapport entre les
mouvements agraires et ouvriers, 1916 et 1917, etc. …
Ronald affirme que l’Irlande n’a jamais admise le fait d’être une nation
conquise.362 Elle doit, selon lui, prendre sa place dans le mouvement mondial
en marche :

Les jeunes hommes et femmes d’Irlande doivent s’engager sans délai, et relayer les
363
mouvement progressifs qui se propagent maintenant à travers le pays. […]

360
« Workers of the world, "Watch Russia." » Chapitre « 1917 », §.7., “Ronald”, Freedom’s Road for Irish
Workers, Cork, The Cork Workers’ Club, 1975 (1ère éd. 1917), in www.irsm.org
361
expression de Philippe Buton, Cf. : cours de licence sur les extrémismes politiques (2002-2003).
362
Chapitre “general”, §. 13.

75
Cette île est trop petite pour le Féodalisme et la Liberté. L’un ou l’autre doit partir.
« Terre et Liberté » est la devise des travailleurs russes – cela doit être aussi fait pour
l’Irlande – pour le monde. […] Le drapeau tricolore et le drapeau rouge persévérant
tous deux sur la Route de la Liberté – avancent de l’Obscurité à l’Aube d’une nouvelle
364
ère.

Si Ronald verse dans l’espérance, c’est donc du fait du surgissement des


décombres de l’Empire russe et de la Première Guerre mondiale du régime
bolchevique. Lénine (1870-1924)365 est le principal artisan de ce nouveau
régime, son « chef d’orchestre ». 1917 est un événement majeur car la prise du
pouvoir par les bolcheviks était loin d’aller de soi. Par la Révolution d’Octobre
triomphe une volonté qui a su, selon les mots de Lénine, « apprécier avec
exactitude les conditions et le moment où l’avant-garde du prolétariat pourra
s’emparer victorieusement du pouvoir […] »366 Celui qui pensait, dans les
semaines précédant la Révolution d’Octobre, que si les bolcheviks ne prenaient
pas le pouvoir en Russie, l’histoire ne leur pardonnerait pas,367 n’a, comme
Marx, nullement laissé d’écrits d’ordre historique sur l’Irlande.
Il a exprimé cependant de nombreuses positions concernant l’île comme
publiciste et théoricien marxiste de la révolution. Nous verrons ainsi
l’importance du cas de l’Irlande, cette « sorte de Pologne anglaise […] »368 dans
sa construction de la théorie léniniste de l’impérialisme.

363
“The young men and women of Ireland should join up without delay, and push on the progressive movements
which are now spreading through the land.”, Ronald, op. cit., “1917”, §. 7.
364
“This island is too small for Feudalism and Freedom. One or the other must go. "Land and Liberty" is the
motto of the Russian workers - it should also do for Ireland - for the world. […] Tri-colour and Red Flag all
pushing on Freedom's Road - stepping from Darkness into the Dawn.”, Ronald, op. cit., §. 9. Cette envolée
lyrique n’est pas simplement éloigné de trois années et de milliers de kilomètres de la phrase de Lénine : « le
drapeau de la guerre civile du prolétariat deviendra le point de ralliement non seulement de centaines de milliers
d'ouvriers conscients, mais aussi de millions de semi-prolétaires et de petits bourgeois aujourd'hui bernés […] » ;
Lénine, « La situation et les tâches de l’Internationale », in http://www.marxists.org , paru dans le n°33 du
Social-Démocrate (1.11.1914)
365
Et donc le quasi exact contemporain de Connolly (1868-1916). Connolly semble n’avoir jamais entendu
parler de Lénine. De même, Lénine dont la renommée de James Larkin parvint jusqu’à lui, ne connaissait pas le
marxiste irlandais avant qu’un délégué irlandais ne lui remette un exemplaire de Labour in Irish History en 1920
lors du deuxième Congrès de la III e Internationale.
366
Lénine, La Maladie infantile du communisme cité in Annie Kriegel, « La crise révolutionnaire (1919-1920 :
hypothèse pour la construction d’un modèle. » (1972) in Communismes au miroir français, op. cit., pp. 13-30, p.
16.
367
« Lettre au membres du Comité central », écrite le 24 octobre (6 novembre) 1917 in www.marxists.org ;
Nicolas Werth cite un autre texte dans lequel Lénine reprend cette formule : Cf. : Histoire de l’Union soviétique,
Paris, PUF, 1999 (1ère éd. 1990).
368
Lénine, “Guerre de classes à Dublin” , in Œuvres, tome 19, Paris, Moscou, Editions sociales, Editions du
Progrès, 1967., pp. 357-361., p. 357 [1ère publ. La « Sévernïa Pravda », n° 23, 29 août 1913]

76
Faisons d’abord le point sur sa perception de la question nationale en
générale. Contrairement à James Connolly, qui était loin des débats théoriques
menés sur le continent européen, Lénine est très au fait des controverses et se
positionne par rapport à elles.
La Seconde Internationale est une organisation visant à fédérer les
mouvements ouvriers des différents pays pour la conquête du pouvoir. Son
« principe de mobilisation »369 est l’internationalisme. Elle n’a cependant jamais
émit de position claire sur la question nationale et sur la question du droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes.370 De fait, les positions diffèrent dans les
mouvements ouvriers en fonction du pays dans lequel ces derniers sont
implantés. On note tout de même que les nations et les nationalismes sont
beaucoup plus pris en considération par la théorie marxiste par rapport à la
période de la Première Internationale. En 1893, dans la préface à l’édition
italienne du Manifeste, Engels affirmait que :

Sans le rétablissement de l'indépendance et de l'unité de chaque nation prise à part, il


est impossible de réaliser, sur le plan international, ni l'union du prolétariat ni la
coopération pacifique et consciente de ces nations en vue d'atteindre les buts
371
communs.

Pour Kautsky, qui est le garant principal de la légitimité théorique à la


mort d’Engels, la nation n’est qu’une forme transitoire qui cache le véritable
moteur de l’histoire : la lutte des classes.372 Ainsi, l’oppression nationale,
quoique dénoncée par l’Internationale, n’est qu’une « fonction », qu’un avatar
de l’oppression sociale qui disparaîtra avec cette dernière.373 Karl Kautsky
pense, qu’à l’heure où il écrit, le progrès technique impose la centralisation
politique dans le cadre des grands États-Nations tout en estimant,
qu’ultérieurement, ce cadre sera trop étroit pour la concentration des « forces
productives » et devra être dépassé. Dans cette logique, « le principe des

369
A. Kriegel, « La IIe Internationale (1889-1914) », in. Jacques Droz, Histoire générale du socialisme (t. 2),
op. cit., pp. 555-584, p. 558.
370
L. Kolakowski, Histoire du marxisme, Tome 2, L’âge d’or de Kautsky à Lénine, Paris, Fayard, 1987, p. 36.
Ce sont des questions qui se faisaient pressantes en Europe centrale et orientale.
371
in http://www.marxists.org Cf. : aussi dans l’autre sens, Jean Jaurès : « Jamais un prolétariat, qui aura renoncé
à défendre avec l’indépendance nationale la liberté de son propre développement, n’aura la vigueur d’abattre le
capitalisme » cité in L. Kolakowski, Histoire du marxisme, Tome 1, op. cit., p. 574.
372
A. Kriegel, op. cit ., p. 574.
373
L. Kolakowski, Histoire du marxisme, Tome 2, op. cit., p. 37.

77
nationalités » qui implique le morcellement des États est contre-
révolutionnaire.374
Otto Bauer considérait en 1907 que « dans tous les États du centre-
Europe, la position du parti ouvrier social-démocrate envers les questions
nationales se situe au centre des débats ».375 Le marxisme se doit ainsi de
considérer le nationalisme comme un paramètre incontournable de la stratégie
révolutionnaire. Pour Bauer, le développement du capitalisme en Europe
central a entraîné le « réveil des nations sans histoire » qu’avaient condamné
Marx et Engels.376 S’il reconnaît le caractère national de ces peuples, Bauer ne
leur reconnaît cependant pas le droit à l’indépendance. Bauer et les austro-
marxistes377 en général aspiraient à un Etat plurinational où l’autonomie
culturelle serait accordée à chaque communauté.
Rosa Luxemburg, quant à elle, pensait que la question nationale n’était
qu’une rouerie créée par la bourgeoisie pour détourner les ouvriers de leur
cause.378 L'indépendance de la Pologne, que prônait Marx et Engels, serait un
obstacle au processus d'industrialisation de la Russie, un obstacle à la
centralisation accrue de l’État. L’indépendance de la Pologne empêcherait
également un autre progrès historique coïncidant aux deux premiers : la
formation d’un prolétariat d’industrie et donc des hommes qui manieront les
armes fatales à la bourgeoisie.379
Lénine et l’aile gauche de la sociale-démocratie russe défendaient le
droit à l’autodétermination et l’État-Nation.380 Le problème concret que devaient

374
Roland Lomme, « Socialisme – Mouvement communiste et question nationale » in http://www.universalis-
edu.com
375
Cité in Roland Lomme, op. cit.
376
Ibid.
377
Terme du socialiste américain Louis Boudin employé en 1914 pour désigner Max Adler, Otto Bauer, Rudolf
Hilferding, Karl Renner, Friedrich Adler qui pensaient que le marxisme n’était pas un dogme, Cf. : Kolakowski
(2), op. cit., 281. Otto Bauer dans La Question des nationalités et la social-démocratie, publiée en 1907 est le
premier marxiste à définir la nation. Les nations sont « des communautés de caractère issues de communautés de
destin », cité in R. Lomme, op. cit.
378
Rosa Luxemburg (1870-1919) publiait un ouvrage en 1898 basé sur sa thèse de doctorat soutenue un an plus
tôt à Zurich, L’ évolution industrielle de la Pologne. Elle soutient que « l’évolution du capitalisme est le résultat
de la politique des puissances occupantes qui ont réussies à associer le sort de la bourgeoisie polonaise à celui de
l’Empire russe et à son expansion économique vers l’est. » Ainsi, pour elle, l’indépendance irait à l’encontre de
la « tendance économique objective ». Ces conceptions se traduiront par la constitution d’un parti (SDKPiL)
opposé au nationalisme du parti révolutionnaire socialiste Prolétariat (PPS). Selon elle, la question nationale ne
se poserait plus après la révolution socialiste qui supprimerait toute forme d’oppression. (Kolakowski (2), op.
cit., pp. 78, 110 et 115)
379
Rosa Luxemburg qui militait dans la partie de la Pologne annexée par la Russie de pair avec les sociaux
démocrates lituaniens, dénonçait le « social-patriotisme » de ses adversaires socialistes liés à Pilsudski.
380
Kolakowski (t. 2), op. cit., p. 37.

78
résoudre Lénine et ses partisans résidait dans les tensions occasionnées par la
domination russe sur les nationalités que contrôle le pouvoir tsariste. A ces
yeux :

C'est ce poison du nationalisme grand-russe qui intoxique l'atmosphère politique de la


Russie tout entière. Malheur au peuple qui, en asservissant d'autres peuples, renforce
381
la réaction dans toute la Russie.

Lénine réécrit ici la phrase mémorable de Karl Marx dans la « Note


confidentielle » de 1870 au sujet des relations irlando-britanniques : « Le peuple
qui subjugue un autre peuple se forge ses propres chaînes … »382 L’oppression
nationale est, dit Lénine, un poison. Il soutient en 1913 le droit à la séparation
mais se déclare contre son usage, contre son application par les petites
nationalités.383 L’octroi de ce « droit » purement formel sert donc à endormir les
velléités séparatistes, jugées de façon orthodoxe par Lénine comme contre-
révolutionnaires.
Pour faire le point sur la question nationale et répliquer au principe d’autonomie
culturelle des austro-marxistes, Lénine délègue à Staline un travail de synthèse.
L’article de Staline Le Marxisme et la question nationale qui sera publié en 1913
voit la nation comme une entité stable et arrivée à un achèvement.384 Lénine
préfèrera ignorer le résultat de sa commande.

Lénine, plus encore que Marx et Engels, a eu un intérêt avant tout


théorique pour l’Irlande. En ce qui concerne son activité de publiciste, il a

381
Cité in Roland Lomme, op. cit.
382
cité in K. Papaioannou, Marx et les marxistes, op. cit., p. 185. Nous savons que Lénine a trouvé très
stimulantes les Lettres à Kugelmann dont il a préfacé l’édition russe de 1907. Cf. : « Avant-propos de Gilbert
Badia » in Marx-Engels, Lettres à Kugelmann, op. cit., p. 4. Lénine a aimé ces lettres en particulier parce que de
celle que Marx a envoyée le 12 avril 1871 au sujet de la Commune de Paris, il a retenu qu’il fallait : "Briser la
machine bureaucratique et militaire". Cf. : Annexe 1 : L’ État et la Révolution in Marx-Engels, Lettres à
Kugelmann
, Ibid., p. 134. ; la préface de Lénine est en Annexe 2. (pp. 136-139)
383
Roland Lomme, op. cit.
384
Staline, Le Marxisme et la question nationale, Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 41/42 (janvier-
juin 1996), pp. 50-51 (Extraits présentés par Claudie Weill). Nous reparlerons de la définition que Staline a
donnée de la nation en évoquant les stalinistes du British & Irish Communist Organisation.

79
consacré à l’île quelques articles. Il tirait ses informations, lui qui vivait alors à
Cracovie, probablement des journaux libéraux et travaillistes britanniques.385
Concernant la théorie, devant les problèmes saillants de l’Internationalisme, il a
actualisé – c’est-à-dire léninisé – l’interprétation de Marx sur l’Irlande. Lénine
fait également souvent une analogie entre le cas de l’Irlande et les difficultés
auxquelles est confronté l’empire russe tant au niveau social que du
développement du capitalisme et des nationalités.386 Il utilise le premier travail
de Karl Kausky sur l’Irlande, écrit en 1880, pour en déduire que la réduction des
fermages excessifs en Russie serait utile pour extirper les « vestiges […] du
mode de production précapitaliste. »387 En ce qui concerne les questions
sociales, l’exemple de l’Irlande sert surtout à Lénine pour traiter de la question
des paysans en Russie.388
Lénine rend compte de la grande grève de Dublin de 1913 (le Dublin
Lock-out) en y voyant une conséquence des contractions de la société. La lutte
des classes s’étant « aggravée jusqu’à dégénérer en guerre de classe ».389 Il
constate les difficultés à bâtir une politique révolutionnaire :

[…] L’oppression nationale et la réaction catholique ont transformé les prolétaires de


ce malheureux pays en indigents, les paysans en esclaves encroûtés, ignares et
stupides du clergé, la bourgeoisie en une phalange de capitalistes, despotes pour les
ouvriers, qui se drapent dans une phraséologie nationaliste ; l’administration, enfin, en
390
une clique coutumière des violences de toute sorte.

385
BICO, The Two Irish Nations: A Reply to Michael Farrell, Belfast, BICO, 1975 (1ère éd. de la 1ère partie :
Oct. 1971, de la 2nd partie: avril 1973), p. 7. B. Clifford parle de journaux « sociaux-démocrates » et non
« travaillistes ».
386
Il nous apprend d’ailleurs que cette analogie était déjà utilisée par les « ouvrages économiques des
populistes », Lénine, Œuvres, tome 6, janvier 1902 – août 1903, Paris, Moscou, Editions sociales, Editions du
Progrès, 1966, p. 520.
387
Lénine, « Projet de programme pour notre parti » [Rédigé fin 1899, Publié pour la première fois an 1924 dans
la première édition des Œuvres de Lénine, tome1], in Œuvres, tome 4, 1898- avril 1900, Paris, Moscou, Editions
sociales & Editions du Progrès,1959, pp. 233-261, p. 257. Cela marche dans l’autre sens, l’Angleterre étant
comparée à « la Saltytchikha, grande dame russe et propriétaire de serfs. », ibid. Cf. : aussi : « Et voilà les
conservateurs anglais, avec à leur tête le grand propriétaire foncier Cent-Noir Pourichkévitch … je veux dire
Carson, hurlent comme des enragés contre l’autonomie de l’Irlande. » Lénine, « Les libéraux anglais et
l’Irlande », in Œuvres, tome 20, Paris, Moscou, Editions sociales, Editions du Progrès, 1959, pp. 152-155, p.
154. [ 1ère publication « Pout Pravda », n°34, 13 mars 1914.]
388
ex Tome 19, mars-décembre 1913 (1967) p. 186-204 : A propos de la politique agraire (générale) du
gouvernement actuel [Ecrit au plus tard le 7 (20) juin 1913. Publié pour la première fois en 1930 dans les 2e-3e
éditions des Œuvres de Lénine, tome XVI], p. 201.
389
Lénine, “Guerre de classes à Dublin” , in Œuvres, tome 19, Paris, Moscou, Editions sociales, Editions du
Progrès, 1967., pp. 357-361., p. 357 [1ère publ. La « Sévernïa Pravda », n° 23, 29 août 1913]
390
Ibid.

80
Il loue Larkin qui « a réalisé – dans ces conditions – des prodiges parmi les
391
ouvriers non qualifiés.» Il voit dans ces événements « un tournant dans
l’histoire du mouvement ouvrier et du socialisme en Irlande ».392 Ce tournant
permet à Lénine d’entrevoir un prolétariat qui « s’éveille à la conscience de
classe ». Les ouvriers sont en train de s’émanciper de l’influence de ceux qui
leur ont déclaré la guerre : les nationalistes bourgeois, récemment victorieux
des landlords anglais et ayant obtenu le Home Rule.
Il pense cependant que, par rapport aux débats parlementaires anglais, le
Home Rule « offre un intérêt éminent du point de vue des rapports de classes,
comme de la compréhension des questions nationales et agraires. »393

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale sonna le glas du


mouvement ouvrier international social-démocrate et consacra la « faillite de
l’Internationale »394 abîmée dans ce que Jean-Jacques Becker appelle « un
choc de nations ».395
Après avoir accueilli la nouvelle du vote des crédits de guerre des sociaux-
démocrates et des différents ralliements aux efforts de guerre nationaux avec
incrédulité,396 Lénine se ressaisit et tente de reprendre prise. Il affiche, en
octobre 1914, une ferme sérénité : « L'Internationale prolétarienne n'est pas
morte et ne mourra pas » affirme-t-il au nom de son parti. 397
Les deux piliers de sa politique vont être alors : sa lecture de la Guerre
mondiale à travers la théorie de l’impérialisme et « le mot d'ordre de la
transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. »398

391
Ibid., p. 358. qui s’oppose à « l’aristocratie ouvrière ».
392
Ibid., p. 360.
393
Lénine, « Les libéraux anglais et l’Irlande », in Œuvres, tome 20, Paris, Moscou, Editions sociales, Editions
du Progrès, 1959, pp. 152-155, p. 152. [ 1ère publication « Pout Pravda », n°34, 13 mars 1914.] Et ce, malgré le
fait que les libéraux et les conservateurs refusent de « voir la vérité crue de la lutte des classes », Lénine, « La
crise constitutionnelle en Angleterre », in Œuvres, tome 20, Paris, Moscou, Editions sociales, Editions du
Progrès, 1959, pp. 235-238. [1ère publ. « Pout Pravdy, n° 57, 10 avril 1914.]
394
Lénine, La faillite de la IIe Internationale, in http://www.marxists.org (1ère éd. septembre 1915 dans la revue
« Le Communiste »)
395
Jean-Jacques Becker, L’Europe dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 1996, p. 45.
396
Kostas Papaioannou, L’idéologie froide, Essai sur le dépérissement du marxisme, Paris, Pauvert, coll.
« Libertés », 1967, p. 53.
397
Plus exactement le « Comité central du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. », cf. :Lénine, « La guerre et
la social-démocratie russe », in http://www.marxists.org , écrit avant le 28 septembre (11 octobre) 1914. Paru
dans le n°33 du Social-Démocrate (1.11.1914)
398
Lénine, « La situation et les tâches de l’Internationale », in http://www.marxists.org , paru dans le n°33 du
Social-Démocrate (1.11.1914)

81
L’impérialisme, stade suprême du Capitalisme entamé au printemps
1915 et publié en 1916 reprend les réflexions que Lénine a menées depuis
quelques années et dont la guerre a donnée une actualité pressante. La théorie
de l’impérialisme, que l’on voyait simplement poindre chez Marx399 est apparue
dans le débat intellectuel avec la publication en 1902 par J. A. Hobson de
L’impérialisme. Dans ce livre, Hobson prédit et dénonce le passage d’un
capitalisme de libre-échange à un capitalisme de monopole.400 La guerre
mondiale est apparue comme une illustration des contradictions entre les
grandes puissances capitalistes que percevaient les théoriciens
révolutionnaires de l’impérialisme.401
Les Éditions du Progrès montrent très bien que Lénine a forgé les thèses
de L’impérialisme en s’aidant des écrits de Marx sur l’Irlande.402 Il a notamment
consulté les notes de N. Kroupskaïa.403 Celle qui fut plus tard qualifiée
d’« hystérique » par Staline avait noté consciencieusement les éléments
politiquement utilisables de la correspondance de Marx et d’Engels.404 Au
surplus, comme nous le savons déjà, Lénine connaissait très bien les lettres à
Kugelman et donc la « Note Confidentielle » de 1870 exposant les thèses de
Marx sur l’Irlande.
En renouant sa confiance en la scientificité du marxisme qui est « la théorie du
mouvement libérateur du prolétariat »405 il soutient que, si la Seconde
Internationale a été utile en temps de paix pour l’organisation des masses,406 la
guerre a permis de séparer le bon grain de l’ivraie dans le mouvement ouvrier :

La crise créée par la grande guerre a arraché le voile, balayé les conventions, fait
crever l'abcès mûri depuis longtemps, et a montré l'opportunisme dans son rôle
407
véritable d'allié de la bourgeoisie.

399
à travers l’idée de concentration du capital, Cf. : René Gallissot, « Impérialisme », in Labica-Bensussan,
Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., pp. 574-583, p. 576.
400
Ibid., p. 574. La théorie de l’impérialisme a été discutée aussi par Rosa Luxembourg, Karl Kautsky, Rudolf
Hilferding et Nicolaï Boukharine.
401
René Gallissot, « Impérialisme », op. cit., p. 577.
402
Cf. en particulier : Lénine, Œuvres, tome 39, op., cit., pp. 686-689.
403
Lénine, Œuvres, tome 39 « cahiers « Le Marxisme et l’impérialisme », Paris, Editions Sociales, Moscou,
Editions du Progrès, 1970, p. 686.
404
Marx à Weydemeyer du 11 sept 1851 (Italie) et 5 mars 1852, Cf. : Lénine, Œuvres, tome 39 op. cit.
405
Lénine, La faillite de la IIe Internationale, op. cit., (3.)
406
Lénine, « La situation et les tâches de l’Internationale », in http://www.marxists.org , paru dans le n°33 du
Social-Démocrate (1.11.1914)
407
La faillite de la IIe Internationale, op. cit.,(9.) Cf. : la même chose en plus imagé dans « l’avant-propos ».

82
Sous la plume des marxistes qui se veulent les garants d’une certaine
orthodoxie, le mot « opportunisme » s’est multiplié lors des polémiques autour
de la tentative révisionniste d’Edouard Bernstein (fin XIXe début du XXe
siècle).408 Le vocable apparaît, surtout sous la plume de Lénine, comme un
synonyme de déviation. En 1902, dans Que faire ?, il écrivait que la liberté de
critique dans le parti n’était que « la liberté de l’opportunisme », « la liberté de
faire pénétrer dans le socialisme les idées bourgeoisies et les éléments
bourgeois ».409
Les chefs sociaux-démocrates ralliés à « l’union sacrée » sont donc des
« traîtres », des « étrangleurs de l'énergie révolutionnaire des masses ».410 Le
« social-chauvinisme »411 de ces leaders, leur fétichisme de la légalité les ont
entraînés à vendre « le droit du prolétariat à la révolution en échange du plat de
lentilles ».412 Il s’agit de manifestations du « degré supérieur » atteint par l’
« opportunisme » grâce à la guerre.413 Lénine en vient à reprendre les lettres de
Marx et Engels qui traitaient de l’embourgeoisement des ouvriers anglais et
donc des rapports de l’Angleterre à sa « première colonie ».414 Avec Lénine, le
concept d’« aristocratie ouvrière » passe à la postérité. Pour lui, tout est lié.
Rappelons que l’« aristocratie ouvrière » est formée des ouvriers qualifiés qui
ont un mode de vie et des représentations s’approchant de ceux de la petite-
bourgeoisie. Elle est formée des ouvriers à qui l’on octroie « des bribes des
bénéfices du capital national »415 et qui ont donc des intérêts au pillage des
colonies dont le nouveau partage est précisément l’enjeu réel de la guerre

408
Gérard Molina, « Opportunisme », Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., pp. 817-824., p. 818., En
1891, Engels avait déjà critiquer avec ce terme le programme d’Erfurt. Bernstein sera attaqué par Parvus,
Plekhnov, Rosa Luxembourg puis Kautsky et Lénine.
409
Cité in Kostas Papaioannou, L’idéologie froide, op. cit., pp. 60-61.
410
La faillite de la IIe Internationale, op. cit.,(8.)
411
« (socialisme en paroles, chauvinisme en fait) », Lénine, « préface à l’édition d’avril 1917), in
L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (essai de vulgarisation), Paris, Le Temps des Cerises, 2001 (1ère
éd. 1916), p. 33.
412
La faillite…, op. cit., (8.)
413
« Le social-chauvinisme, c'est l'opportunisme mûri au point que cet abcès bourgeois ne peut plus continuer à
subsister comme autrefois au sein des partis socialistes. », ibid., (7.)
414
Il le dit lui-même : « Le modèle pour nous restera Marx qui, ayant vécu des dizaines d’années en Angleterre,
était devenu à moitié Anglais et revendiquait la liberté et l’indépendance nationale pour l’Irlande, dans l’intérêt
du mouvement socialiste des ouvriers anglais. », Lénine, « De la fierté nationale des Grands-Russes » [le
« Social-Démocrate » n° 35, 12 décembre 1914.] in Œuvres, tome 21, août 1914- décembre 1915, Paris, Editions
sociales, Moscou, Editions du Progrès, 1976, pp. 98-102, p. 102.
415
La faillite…, op. cit., (7.)

83
impérialiste.416 Lénine inclut ainsi dans sa théorie de l’impérialisme la question
nationale et plus exactement les rapports entre les nations opprimées et leurs
oppresseurs :

L’impérialisme, c’est l’oppression croissante des nations du globe par une poignée de
grandes puissances, c’est l’époque des guerres entre ces grandes puissances pour
l’accentuation et l’établissement de cette oppression des nations, c’est l’époque de la
mystification des masses populaires par les social-patriotes hypocrites, c’est-à-dire
par des gens qui prennent prétexte de la « liberté des nations », du « droit des nations
à disposer d’elles-mêmes » et de la « défense de la patrie » pour justifier et défendre
417
l’asservissement de la majorité des nations du globe par les grandes puissances.

Ces rapports dominants / dominés à l’échelle internationale sont une


concrétisation du stade du « capitalisme monopoliste d’État ».418 Cette division,
comme le dit Lénine est « l’essence de l’impérialisme […]».419 L’oppression des
puissances dominantes sur les peuples dominés est primordiale pour la
révolution. Voyons comment il a compris l’insurrection des Pâques 1916 menée
par Patrick Pearse et le camarade qu’il ne connaissait pas, James Connolly.
Lénine est très clair : l’insurrection « doit servir de matériel d’étude pour
vérifier [ses] vues théoriques ».420 Il s’oppose à la lecture de l’événement qu’a
faite Karl Radek dans un article publié le 9 mai 1916 dans le Berner
Tagwacht.421 Radek le qualifie de « putsch » qui « ne représentait pas grand-
chose au point de vue social ». Pour Radek, la question irlandaise si importante
pour Marx était une question avant tout agraire. La « question irlandaise » n’a
plus le potentiel révolutionnaire qu’elle avait à l’époque de Marx car elle fut

416
« La guerre impérialiste est le prolongement direct et le couronnement de cet état de choses, car c'est une
guerre pour les privilèges des nations impérialistes, pour un nouveau partage entre elles des colonies, pour leur
domination sur les autres nations. », ibid. (7.) Cf. : aussi (3.)
417
Lénine, « Prolétariat révolutionnaire et droit des nations à disposer d’elles-mêmes », in Œuvres, tome 21,
(écrit en allemand en octobre 1915), pp. 423-430.
418
René Gallissot, « Impérialisme », op. cit., p. 578.
419
Cité in ibid.
420
Lénine, « Bilan d’une discussion sur le droit des nations. 10. L’insurrection irlandaise de 1916 », in Œuvres,
tome 22, Paris, Moscou, Editions sociales, Editions du Progrès, 1960, pp. 381-386, p. 381, [écrit en juillet 1916,
publié en oct. 1916 dans le « Recueil du Social-Démocrates » n° 1. L’insurrection lui sert aussi à asseoir sa
légitimité intellectuelle, elle prouve qu’il n’a « pas parlé en l’air de la possibilité d’insurrections nationales même
en Europe ! », Lénine, « Une caricature du marxisme » (rédigé d’août à octobre 1918, publié pour la première
fois en 1924, dans les numéros 1 et 2 de la revue ‘Zveda’ in Œuvres, tome 23, août 1916-mars 1917, Paris,
Editions sociales, Moscou, Editions du Progrès, 1959., p. 68. Il parle de ses thèses publiées dans le n°2 du
Vorbote
421
Ibid., p. 382.

84
réglée au début du siècle par les réformes agraires. Or cette lecture, qui n’est
pas fausse, se heurte au système que s’ingénie Lénine à mettre en place.
La thèse de Lénine, concernant le rôle des nations opprimées par les grandes
puissances dans le processus révolutionnaire est la suivante :

La dialectique de l’histoire fait que les petites nations, impuissantes en tant que
facteur indépendant dans la lutte contre l’impérialisme, jouent le rôle d’un des
ferments, d’un des bacilles, qui favorisent l’entrée en scène de la force véritablement
422
capable de lutter contre l’impérialisme, à savoir : le prolétariat socialiste.

En invoquant la « dialectique de l’histoire » ( précisons qu’il décrit la guerre


mondiale comme « une étape inévitable du capitalisme »423), Lénine tente
d’apprécier les endroits où les contradictions du capitalisme au stade de
l’impérialisme sont les plus à vif. Il ne fait qu’extrapoler Marx. Il le réécrit. Le
« levier » n’est plus à appliquer à l’Irlande spécialement. Lénine est d’ailleurs
moins affirmatif que Marx. La lutte des petites nations est un levier parmi
d’autres. La tâche de réaliser la Révolution incombe toujours au prolétariat
industriel, non plus seulement anglais, mais aussi allemand ou français … Le
« rôle » des petites nations opprimées est donc de porter un coup au
capitalisme monopoliste d’État qui endort les masses ouvrières avec les miettes
du pillage des colonies et d’éveiller ces masses à la conscience de classe.
Ainsi, l’avis de Karl Radek sur l’insurrection irlandaise est qualifié de
« pédantesque et ridicule » :

Croire que la révolution sociale soit concevable sans insurrections des petites nations
dans les colonies et en Europe […] c’est répudier la révolution sociale. […] Quiconque
attend une révolution sociale « pure » ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il
n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable
424
révolution.

A ses yeux, « la révolution socialiste en Europe ne peut pas être autre chose
que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et mécontents de toute

422
Ibid., p. 385.
423
Ibid.
424
Lénine, « Bilan d’une discussion sur le droit des nations. 10. L’insurrection irlandaise de 1916 », op. cit., p.
383.

85
espèce. »425 Il estime que cette lutte de masse est impossible sans « des
éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés » qui malgré leurs
tares inhérentes à leur conditions,426 sont nécessaires à la victoire du
socialisme qui « ne « s’épurera » [sic] pas d’emblée, tant s’en faut, des scories
petite-bourgeoises ». Si l’on se met à la place du révolutionnaire russe, ces
positions sont compréhensibles. Le plus important pour nous est de dégager
leur portée. On peut dire, en ce sens que ce texte recèle toutes les ambiguïtés
qu’entretiendra le futur mouvement communiste avec le nationalisme irlandais.
Petits-bourgeois ou ouvriers inconscients, là n’est pas l’important pour Lénine,
l’essentiel, c’est qu’« objectivement, ils s’attaqueront au capital ».427
Les membres des PC irlandais, comme les trotskystes conserveront
l’interprétation de Lénine quant aux « Pâques Sanglantes » :

Le malheur des Irlandais est qu’ils se sont insurgés dans un moment inopportun, alors
428
que l’insurrection du prolétariat européen n’était pas encore mûre.

Au même moment dans le journal d’exilés russes à Paris, Nashe Slovo (« Notre
Parole ») qu’il domine, Trotsky, dans un article évoquant l’exécution probable
de Roger Casement, adopte la même lecture que Radek concernant la
paysannerie.429 De plus, l’élite s’étant vendue à l’impérialisme anglais, il voit
dans les ouvriers les seuls porteurs de la « révolution nationale »430 et dit
comprendre qu’ils hésitent entre nationalisme et syndicalisme. Cette
interprétation de Trotsky sera oubliée jusqu’aux années soixante.431

Lénine entrevoit à ce moment ce que l’on appellera le « néo-


colonialisme » en voyant que « les chefs lucides de l’impérialisme » tentent

425
Ibid., p. 384.
426
« ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisie réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs »
427
Ibid.
428
rappelons que c’est écrit en juillet 1916., ibid., p. 386.
429
Il reprend d’ailleurs le point de vue méprisant que Marx adopte à leur sujet dans La Guerre civile en France.
430
Sa propre mise entre guillemets. Trotsky, « Sur les événements de Dublin », Nashe Slovo, 4 juillet 1916,
http://www.marxists.org (traduit de la traduction anglaise de Allen Clinton (Cf. : Trotsky, Writings on Britain,
Volume 3, New Park Publications Ltd, London 1974) que l’on trouve sur http://www.workersrepublic.org On
trouve sur ce dernier site l’article « Clémence ! » (Nashe Slovo, 11 mai 1916, trad. en anglais par Richard
Chappell) dans lequel Trotsky ironise « l’intention [du gouvernement d’Asquith] de montrer une ‘raisonnable
clémence’ à l’encontre des révolutionnaires irlandais emprisonnés.»
431
Cf. : il n’est pas question de Trotsky dans un ouvrage publié par le communiste anglais Ralph Fox en 1933,
Marx, Engels and Lenin on the Irish Revolution dont nous reparlerons.

86
« d’étouffer les petits peuples » en créant des États « politiquement
indépendants » sous « dépendance financière ».432 C’est pour rompre avec
cette dépendance qu’il prêche en 1917 que l’Angleterre, comme la Russie et les
autres grandes puissances, devra renoncer au territoire conquis « mais encore
à t o u t e s s e s c o l o n i e s. […] [en] laissant à chaque peuple la faculté de
décider librement par un vote s’il entend former un Etat indépendant ou un Etat
fédéral avec qui il voudra.»433 Les socialistes des puissances dominantes
doivent alors montrer l’exemple en s’engageant pour le droit à la séparation.434
Pour lui, « cette exigence est la seule qui soit compatible avec le marxisme. »435

Les écrits de Marx, Engels, Connolly et Lénine vont constituer le socle


théorique du communisme irlandais et plus généralement de l’approche
marxiste sur l’Irlande pendant le demi-siècle qui suit. Cela se retrouvera dans
l’historiographie.

432
« Un tournant dans la politique mondiale » in Lénine, Œuvres, tome 23, août 1916-mars 1917, Paris,
Editions sociales, Moscou, Editions du Progrès, 1959, pp. 288-297, p. 294. Et Lénine d’affirmer qu’ « Il est plus
avantageux (dans une guerre de grande envergure entre puissances impérialistes) d’être l’allié de l’indépendante
Bulgarie que le maître d’une Irlande dépendante ! » Cf. : aussi : Lénine, « Projet de Thèses » [Rédigé avant le
25 décembre 1916 (avant le 7 janvier 1917) ; Paru pour la première fois en 1931, dans le Recueil Lénine XVII]
in Œuvres, tome23, août 1916-mars 1917, Paris, Editions sociales, Moscou, Editions du Progrès, 1959, pp. 226-
238, p. 234.
433
Lénine, « Mandat pour les députés des usines et des régiments au soviet des députés ouvriers et soldats », in
Œuvres, tome 24, avril-juin 1917, Paris, Editions sociales, Moscou, Editions du Progrès, 1966, p. 363.
434
« Les socialistes doivent expliquer clairement aux masses qu’un socialiste anglais qui n’engage pas
immédiatement la lutte pour le droit à la séparation de l’Irlande, de l’Inde, etc., n’est qu’un socialiste et
internationaliste qu’en paroles, mais qu’en fait il est un chauvin et un annexionniste », Lénine, « Proposition du
C.C. du P.O.S.D.R. à la deuxième conférence socialiste, convoquée par l’I.S.K (conférence de Berne) » [rédigé
au début d’avril 1916, publié pour la première fois les 6-7 novembre 1927, dans le n°255 de la « Pravda »] in
Œuvres, tome 36, 1900-1923, Paris, Editions sociales, Moscou, Editions du Progrès, 1959 pp. 390-400, p. 396.
435
Lénine,« A propos du « programme de Paix » [« Le Social-Démocrate », n°52, le 25 mars 1916], in Œuvres,
tome 22, décembre 1915- juillet 1916, Paris, Editions sociales, Moscou, Edition du Progrès, 1960, pp. 175-182.,
pp. 179-180. Il rappelle alors la position de Marx sur l’Irlande.

87
II. entre loyauté à l’URSS & conception d’une
nation irlandaise Une et fallacieusement divisée :

la fixation d’une interprétation « anti-impérialiste »

(1918/21-1968)

La Révolution d’Octobre, cette « grande lueur de l’Est » comme la


décrivait Jules Romains, érigée en mythe, devint acte fondateur. Il servit à
sceller une nouvelle communauté historique : les communistes.436
Peu à peu, de nouvelles interprétations sur l’histoire irlandaise vont s’affirmer.
L’orthodoxie marxiste sera inspirée des écrits de Connolly et du marxisme venu
d’URSS.

1. de nouvelles interprétations pour une nouvelle donne internationale &


une nouvelle situation politique dans l’île :

les années 1920

a.) les idées fausses du Labour sur le bolchevisme et le chemin qui mène au
premier Parti communiste irlandais (1917-1921)

436
Cf. : Jacques Ellul, « Le rôle médiateur de l’idéologie », in E. Castelli (éd.), Démystification et Idéologie,
Paris, Aubier, 1973, pp. 335-354, évoqué in Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 137.

88
Les bolcheviks étaient généralement assez populaires en Irlande
(nationaliste) car ils s’opposaient à la guerre et étaient favorables à
l’autodétermination.437 Ainsi, l’Union Soviétique sera le premier pays à
reconnaître le Dáil Éireann sécessionniste en 1919.
Bien que le mouvement ne semble pas avoir su interpréter la Révolution
d’Octobre dans un premier temps,438 le Labour irlandais 439
affichait en 1918
une rhétorique de solidarité avec le régime bolchevique. La frange radicale
440
connollienne du Labour, le Socialist Party of Ireland défendait, comme le dit
Emmet O’Connor, un « bolchevisme ambigu jusqu’en 1921».441 Le bolchevisme
était pour ces connollistes la « principale version du révolutionnarisme » et
« une idéologie résolument anti-impérialiste »442 contrastant avec la tiédeur
social-démocrate.
Les trade-unions irlandais, comme ailleurs en Europe, étaient en expansion.443
Tandis que les employeurs prospéraient,444 les conditions sociales se
dégradaient.445 Les syndicats se manifestaient notamment par un mouvement
pour l’augmentation des salaires ou la semaine des 44 heures. Les dirigeants
jouaient, selon E. O’Connor, avec le feu à masquer leur inertie avec un discours
radical qui soutenait l’action directe et les soviets.446 L’allocution de William
O’Brien au congrès de l’I.T.G.W.U. de 1918 consacrait Connolly et sa soi-
disante « influence » sur « la grande Révolution russe ».447

437
Emmet O’Connor, Reds and the Green, Ireland, Russia and the communists internationals, 1919-43, Dublin,
University College Dublin Press, 2004, p. 2.
438
Cf. : dans « une esquisse du projet d’organisation du Parti Travailliste Irlandais », “The Irish Labour Party”,
in Irish Opinion, 8 décembre 1917, il n’est pas question de l’événement, ni d’ailleurs, plus logiquement, de
l’Easter Rising. Cf. : E. O’Connor, op. cit., p. 14. pas d’allusion dans le premier numéro du 1er décembre.
439
Irish Trade Union Congress and Labour Party (ILPTUC)
440
l’Irish Socialist Republican Party (fondé en 1896 par James Connolly, fusionne en 1904 avec le Socialist
Labour Party pour donner le S.P.I. qui est réorganisé fin 1921 et devient le Communist Party of Ireland.
441
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 13.
442
Ibid.
443
Ainsi de 1917 à 1920, les trade-unions en Irlande sont passées de 100 000 à 250 000 membres Cf. : Ibid. & E.
O’Connor, A Labour History of Ireland 1824-1960, Dublin, Gill and Macmillan, 1992, p. 94. ou David
Fitzpatrick, “Strikes in Ireland, 1914-21”, in Saothar, n°6, 1980 pp. 26-39., p. 30.
444
E. O’Connor, A Labour History of Ireland, op. cit., p. 94.
445
Ibid., p. 96.
446
E. O’Connor, A Labour History of Ireland, op. cit., p. 105.
447
Cité in Emmet O’Connor, A Labour History of Ireland, op. cit., p. 102. Dans le journal du Labour irlandais
l’Irish Opinion du 9 février 1918, son rédacteur en chef Cathal O’Shannon évoque la rencontre des représentants
irlandais dont lui-même avec Maxim Litvinoff « premier plénipotentiaire de la première République Socialiste »
à la Conférence du Parti Travailliste britannique à Nottingham, affirmant que James Connolly était respecté en
Russie et que Lénine avait lu Labour in Irish History. Cet « enjolivement » de la réalité sera repris par W. P.
Ryan dans The Irish Labour Movement, from the ‘twenties to our own day, (Dublin, The Talbot Press Limited,
1919., p. 258) puis par Roderic Connolly dans l’article où est esquissée pour la première fois - il nous semble –

89
Au-delà de cette fable qui voulait que Lénine eut été « puissamment frappé par
[les] écrits » du marxiste irlandais,448 on remarque que l’analogie James
Connolly / bolchevisme qui s’est établie alors est d’une naïveté fort logique.
Dans son article « Connolly un bolchevik »,449 Cathal O’Shannon qui se
considérait lui-même comme un « bolchevik irlandais »450 voit dans les soviets
la même chose que ce que prêchait Connolly dans Socialism Made Easy.451
Sur le plan national, James Connolly était celui que la classe ouvrière peut
regarder avec fierté.452 Le S.P.I., parti dans le parti, n’était pas pour Emmet
O’Connor un groupe marginal mais le parti marxiste irlandais le mieux ancré,
celui qui dispose du plus de ressources, mais également celui qui bénéficiait de
la meilleure conjoncture.453 Dans quelques articles d’un universitaire, M. W.
Robieson, on tâcha de faire connaître la pensée de Karl Marx.454 La chose
n’était pas facile tant l’atmosphère dans laquelle respirait la société irlandaise
était imprégnée de la question de l’indépendance. En avril 1918, parce que
l’armée britannique commençait à avoir un besoin pressant de nouvelles
recrues, une loi sur le service militaire menaçait d’étendre la conscription à
l’Irlande jusqu’ici préservée.455 En décembre 1918, les élections à Westminster
456
voient un plébiscite pour le Sinn Féin dont les députés, élus sur un
programme sécessionniste ne siègent à Londres et établissent en avril 1919
leur Parlement, le Dáil Éireann déclaré illégal en septembre. C’est le début de
la Guerre d’Indépendance.

la « nécessaire » bolchevisation de la gauche irlandaise Cf. : “The Nationality of Bolchevism” The Voice of
Labour, 10 mai 1919 [ The Voice of Labour étant le successeur de l’Irish Opinion]
448
“(Lenin in particular had been powerfully affected by his writings)”, W. P. Ryan, The Irish Labour
Movement, ibid.
449
C. O’Shannon, “Connolly a bolshevik”, in Irish Opinion, 23 février 1918.
450
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 19.
451
Il affirme que son « héros » aurait combattu en Russie en 17 et en Allemagne et en Autriche au moment où il
écrit son article.
452
“Connolly in Easter week”, in Irish Opinion, 6 avril 1918
453
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 19. Il convient de rajouter que le S.P.I. était très influencé par
l’influence du syndicalisme américain qui leur vient de l’héritage de J. Connolly. (Cf. O’Connor, Ibid., p. 16) et
il avait élu à sa tête en janvier 1917 William O’Brien, trade-unioniste, un héritier désigné de Connolly, avant tout
organisateur et qui n’avait pas grand chose d’un radical bien que beaucoup ont vu d’abord en lui le « Lénine
irlandais ».
454
M. W. Robieson, “Marx: The Great Un-Read.”, in Irish Opinion, 9 février 1918; “Marx, Utopia, and The
Class War”, Voice of Labour, 4 mai 1918, et dans le même numéro “The Marx Centenary”
455
Richard English reprend les mots de Peadar O’Donnell qui pensait que l’influence de l’Easter Rising de 1916
sur la révolution nationale irlandaise était à relativiser et que c’était la menace de la conscription qui fit le peuple
se soulever. R. English, Radicals and the Republic : Socialist Republicanism in the Irish Free State, 1925-1937,
Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 1.
456
73 députés Sinn Féin, 6 pour l’Irish Parliamentary Party, 25 unionistes, 1 unioniste indépendant.

90
Le Labour joue un certain rôle. C’est un de ses leaders, Thomas
Johnson, qui rédige le « Programme Démocratique » du Dáil qui s’inspire de
The Sovereign People de Pearse et traduit les craintes des républicains devant
une révolution sociale.457 En début d’année 1919, au Congrès de Berne de la
Seconde Internationale, Johnson et O’Shannon siégeaient dans la minorité de
gauche et votèrent pour la résolution soutenant le système soviétique et
prônant la « dictature du prolétariat ».458 Ce n’était que discours de façade.
Une résolution du premier Congrès de la Troisième Internationale improvisé au
mois de mars 1919 en réponse à la réunion suisse de l’ « Internationale
Jaune »459 stipulait qu’il était « essentiel de couper les éléments les plus
révolutionnaires du ‘centre’ […]».460 Les bolcheviks pensaient que la Révolution
pour vaincre devait s’étendre aux pays les plus développés. Leurs partisans
devaient extirper en eux tout réformisme. Aux yeux des militants du S.P.I. le
degré de révolutionnarisme se mesurait dorénavant en fonction de la politique
menée vis à vis de la Troisième Internationale.461 Deux mois plus tard, Roderic
Connolly, le fils de James Connolly écrit en mai 1919 qu’ « en Irlande la
462
Dictature du Prolétariat arrive » et que l’ « ergatocratie » n’est pas une
chose étrangère.463
Le second congrès de L’Internationale Communiste qui s’est déroulé à
Moscou du 19 juillet au 9 août 1920 fut « marqué – selon les mots de Nicolas
Werth – par l’attente messianique du dénouement de la lutte des classes ».464
Les délégués irlandais furent Roddy Connolly et Éadhmonn MacAlpine. Le

457
E. O’Connor, A Labour History of Ireland, op. cit., pp. 105-106.
458
Ibid., p. 106. et du même, Reds and the Green, op. cit., p. 28.
459
Mot courant chez Lénine à partir 1914. Cf. : par ex. : la condition n° 10 pour l’admission d’un parti à
l’Internationale Communiste, http://www.marxists.org
460
Cité par E. O’Connor en exergue du chapitre 2 de Reds and the Green, op. cit. Version française Cf.:
http://www.marxists.org Il n’y avait pas de représentants irlandais à ce premier congrès. Pour cause : 30 des 34
délégués habitaient Moscou. Ce Congrès demandait aux travailleurs des pays hostiles au régime bolchevik de se
mobiliser contre leur gouvernement (Cf. : N. Werth, op. cit., p. 159-160)
461
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 31. O’Connor remarque ce trait surtout chez les militants
proches du Socialist Labour Party of Great-Britain basé à Glasgow et proche de la politique de James Connolly.
462
Joli mot, parfois employé en anglais, venant du grec ergon « travail » (et aussi « action » !, « réaction ».
Ergon donne « agir » ou « énergie », etc. …) et de kratos « force, puissance ». L’ergatocratie est donc le pouvoir
des travailleurs.
463
C’est exactement ce que son père voulait montrer en son temps au sujet du socialisme de la Seconde
Internationale [Cf. par ex. “Unpatriotic”, The Workers Republic, mai 1903, p. 5] Dans “The Nationality of
Bolshevism”, in The Voice of Labour, 10 mai 1919, Roddy Connolly dit que le bolchevisme ou selon son terme
plus vague l’ « ergatocratie » n’est pas plus étranger à l’Irlande que le fédéralisme suisse ou la « politique
hésitante de Freddy [sic] Lizt ». Il assure ensuite que les bolcheviques s’étaient inspirés de son père et de De
Leon.
464
Nicolas Werth, Histoire de l’Union soviétique, op. cit., p. 160.

91
Komintern attache de l’importance à la question irlandaise et note que « le
mouvement révolutionnaire en Irlande continue sans s’essouffler. »465 Les
résolutions qui y sont entérinées se présentent comme la simple prolongation
des thèses du révolutionnaire Lénine par des moyens étatiques et
transnationaux. Ceci, tant du point de vue du « centralisme démocratique » que
du droit à l’autodétermination. Tout parti communiste doit s’astreindre ainsi à
« une discipline de fer confinant à la discipline militaire » (condition n°12) et à
obéir aux ordres de Moscou (condition n°16). 466 De même la condition n° 8
stipule que les partis des pays colonisateurs se doivent :

de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d'émancipation dans les
colonies, d'exiger l'expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir
au cœur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de
la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées et d'entretenir
parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des
peuples coloniaux.

Le Congrès a également arrêté à ce sujet des « Thèses et additions sur les


questions nationales et coloniales ».467 Ces thèses entraînent la révision de la
position des éléments radicaux du S.P.I. qui mettent dorénavant l’accent sur la
question nationale et sur sa signification géostratégique.468 En plus d’essayer
d’organiser les mouvements paysans, les communistes doivent s’allier aux
mouvements de libération dans les colonies « sans toutefois jamais fusionner
avec eux, et en conservant toujours le caractère indépendant de mouvement
prolétarien même dans sa forme embryonnaire ». Cette alliance avec les
éléments bourgeois est présentée comme temporaire. Elle est « en réalité […]
l'ouverture du chemin pour le prolétariat opprimé lui-même. »469 Dans ces
thèses apparaît l’idée, exprimée déjà en 1907 concernant la Russie dans Deux

465
“The revolutionary movement in Ireland continues unabated”, bulletin daté du 16 juillet 1920 adressé aux
délégués du Congrès, cité in E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 43. O’Connor décèle dans ces mots
une « satisfaction implicite ».
466
« Conditions d’admission des Partis dans l’Internationale Communiste », http://www.marxists.org
467
http://www.marxists.org
468
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 43.
469
Souligné par nos soins, in « Thèses et additions sur les questions nationales et coloniales », (B., 6.)
http://www.marxists.org

92
tactiques […] ,470 que la révolution nationale dans les pays dominés constitue le
« premier stade » de la révolution socialiste. Cette révolution nationale devra
nécessairement être portée par un programme avec des « réformes petite-
bourgeoises, telles que la répartition des terres. »471 Au cours de cette
révolution nationale, les communistes doivent tenter d’en prendre la direction
pour encadrer « les masses ».
Le troisième congrès de l’Internationale (22 juin -12 juillet 1921) ne traite
plus beaucoup de la question coloniale mais du reflux révolutionnaire en
Europe. Roddy Connolly rédige cependant un rapport à l’attention de Lénine où
il affirme que si le mouvement républicain avait une direction bourgeoise, les
masses pouvaient être gagnées par le communisme.472
Le 9 septembre, en l’absence des membres syndicalistes, les communistes
avec à leur tête R. Connolly s’accaparent la majorité dans la direction du
Socialist Party of Ireland. En octobre, les nouveaux dirigeants votent pour
l’affiliation à l’Internationale Communiste et adoptent une nouvelle constitution.
Le journal-fanion de James Connolly le Workers’ Republic renait et les
éléments « réformistes » comme William O’Brien ou Cathal O’Shannon sont
expulsés. Le premier Communist Party of Ireland voit le jour.473
Le Parti soutient la campagne anti-impérialiste de l’I.R.A. à défaut d’avoir
suffisamment d’influence sur les travailleurs. L’annonce du Traité anglo-
irlandais de décembre 1921 a été reçu avec fureur par Roddy Connolly qui le
voit comme « la plus honteuse trahison de la lutte de l’Irlande pour
l’indépendance et de la cause du républicanisme irlandais. »474 On reconnaît
les accents connolliens sur la félonie inhérente aux classes possédantes dans
cette réaction qui n’évoque pourtant pas le problème de la partition. Roddy
Connolly exhorte les ouvriers irlandais à ne pas croire qu’un État à l’intérieur de

470
Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, in http://www.marxists.org ,
Août 1907, format pdf.
471
« Thèses et additions sur les questions nationales et coloniales », op. cit., (B., 9.)
472
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 49. O’Connor décrit l’analyse de R. Connolly comme balançant
« entre fantaisie et réalisme ». Mike Milotte évoque un article du 12 novembre 1921 dans le renaissant Workers’
Republic du nouveau Parti Communiste Irlandais où R. Connolly se désole que les masses soient « apathiques ».
(M. Milotte, Communism in modern Ireland: the pursuit of the workers’ republic since 1916, Dublin, Gill &
Macmillan, 1984, p. 50.)
473
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., pp. 50-51. Le parti est reconnu par Moscou en janvier 1922.
474
“the most shameful betrayal of Ireland’s fight for national independence and of the cause of Irish
republicanism.”, Charlie McGuire, “Irish Marxism and the Development of the Theory of Neo-Colonialism”, in
Éire-Ireland, volume 41 : 3 & 4, hiver 2006, pp. 110-132, p. 121. McGuire cite un article de R. Connolly du 17
décembre 1921 dans Workers’ Republic.

93
l’empire britannique puisse être libre.475 Le Parti Communiste de Grande-
Bretagne (CPGB) et son expert ès questions irlandaises, Thomas Alfred
Jackson étaient plus mitigés sur le problème du nouvel « État Libre d’Irlande ».

b.) Irland (1922) du « renégat » relégué Kautsky

C’est dans la pesanteur de ce contexte irlandais et du contexte

Karl international que Karl Kautsky publie, en tout début d’année 1922, un texte
KAUTSKY court : Irland.476 Comme nous l’avons déjà vu, Kautsky est la figure tutélaire du
marxisme de la Seconde Internationale après la mort d’Engels en 1895. Il est
même – après les Pères fondateurs – le référent privilégié de Lénine quand il
s’agissait de férir doctrinalement contre les autres révolutionnaires russes. Cela
se passait, bien sûr, avant la Première Guerre mondiale à partir de laquelle il
n’est plus, sous la plume du bolchevik, qu’« un hypocrite de premier ordre et un
virtuose dans l'art de prostituer le marxisme ».477
Karl Kautsky (1854-1938)478 est à né à Prague d’une mère allemande et d’un
père tchèque. Il étudie à Vienne l’histoire, l’économie politique et la philosophie
et rejoint les sociaux-démocrates en 1875. Sa première étude,479 influencée par
le darwinisme, l’entraîne à s’intéresser à la question irlandaise pour critiquer la
théorie malthusienne de la surpopulation.480 On sait, au demeurant, qu’il
s’entretenait avec Engels sur la question irlandaise.481
Son engagement dans le mouvement socialiste le mène à travailler pour la
presse socialiste et à rencontrer Marx, Engels (dont il est le secrétaire à
Londres), Wilhelm Liebknecht, ou Adler. En 1883, il fonde à Vienne l’organe le

475
Ibid.
476
K. Kautsky, Irland, Berlin, Freiheit, 1922.
477
Lénine, La faillite de la IIe Internationale, in http://www.marxists.org (1ère éd. septembre 1915 dans la revue
« Le Communiste ») (9.) En 1918, Lénine publie La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky en réponse à
La Dictature du Prolétariat où Kautsky dénonce les conceptions léninistes.
478
Cf. : Kolakowski (2), op. cit., pp. 42-45.
479
L’Influence de la croissance démographique sur le progrès social (1875) [Einfluss der Volkvermehrung] La
partie sur l’Irlande fut publiée à la levée des lois anti-socialistes en 1880 ; les travaux parallèles sur l’Inde de
l’Est furent abandonnés.
480
Karl Kautsky, « Foreword », § 1, in Ireland, http://www.marxists.org (traduction de 1974 d’Angela Clifford
du B&ICO).
481
Par exemple Engels écrivait à Kautsky en février 1882 « En effet, pour un grand peuple il est historiquement
impossible de discuter sérieusement de la moindre question interne, aussi longtemps que l’indépendance
nationale fait défaut. » cité in Miklós Molnár, Marx, Engels et la politique internationale, op. cit., p. 105.

94
plus important de l’époque pour la diffusion du marxisme, Le Temps nouveau
(Die Neue Zeit) qu’il dirigera jusqu’en 1917. Symbole par excellence de
l’orthodoxie marxiste de la Seconde Internationale, il rédigea avec Bernstein le
programme d’Erfurt, combattit les « déviations » anarchistes et révisionnistes.
Parmi ses nombreux ouvrages, la Doctrine économique de Marx (1887)
constituait un bréviaire d’initiation idéal à la pensée marxiste. Il est un des
premiers marxistes à fonder une théorie de l’impérialisme. Reprenant les idées
de la Préface d’Engels aux Luttes de Classes en France (1895), il prêche en
1902 dans Die soziale Revolution un passage graduel au socialisme par voie
de la démocratie parlementaire.482 « Pape » de la doctrine marxiste, sa pensée
nous dit Kolakowski « reprend intégralement la version scientiste et positiviste
des derniers écrits d’Engels ».483 Ainsi, son socialisme est dit « scientifique ».
Et cela est primordial. La conception de la conscience socialiste comme
connaissance est ainsi le fait d’individus instruits. Comme elle n’est intégrée
qu’ensuite par le mouvement ouvrier, elle est l’antichambre de la conception
léniniste « substitutiste » du parti.484
Le livre le plus abouti théoriquement de Kautsky est Ethique et conception
matérialiste de l’histoire (1906). On retient aussi généralement ses démêlés
théoriques d’avec Eduard Bernstein. Bernstein soulevait les contradictions du
S.P.D. qui était un parti puissant, légaliste et réformiste dans la pratique et qui,
dans son discours prêchait toujours la révolution.485 La victoire de Kautsky est
celle de la phraséologie marxiste orthodoxe au sein du mouvement ouvrier
allemand et européen. Kautsky prévoyait la polarisation des classes et
l’inéluctabilité de l’effondrement du capitalisme.
La conflagration mondiale de 1914 lui fait adopter une attitude centriste
entre les socialistes ralliés au bellicisme du gouvernement allemand et les
militants les plus à gauche de l’ancien S.P.D. (R. Luxemburg, K. Liebknecht).
Tout en refusant de voter les crédits de guerre comme la plupart des sociaux-
démocrates allemands, il se déclare partisan de la « défense de la patrie ». Sa

482
Cf.: Paul Claudel, « Kautsky », in Encyclopaedia Universalis, Thesaurus, 26, Paris, Encyclopaedia
Universalis, 2002, pp. 2454-2455.
483
Kolakowski, (2), op. cit., p. 47.
484
Cf. L. Kolakowski, (2), op. cit., p. 55 : “[…] une conséquence directe de l’interprétation naturaliste de la
conscience et plus généralement de l’interprétation darwinienne des processus sociaux. »
485
Pierre Séverac, « Révisionnisme » in Labica, Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., pp.
1004-1006, p. 1004.

95
tendance est surnommée « le centre » (Cf. : Lénine : « je dirais plutôt “le
marais” »486)
Il fonde pourtant avec Luxembourg et Liebknecht, l’U.S.P.D. (Parti social-
démocrate indépendant). En 1918, il se rapproche de la droite du parti alors
que les plus radicaux forment le Parti communiste allemand. Dénonçant le
bolchevisme dans La Dictature du Prolétariat (1918), il est brocardé comme
« renégat » par Lénine et Trotsky. En réponse, il publie Terrorisme et
communisme (1919) puis De la démocratie à l’esclavagisme d’Etat (1921). La
Révolution russe étant devenue la référence du « communisme comme
réalité », son ouvrage La Révolution prolétarienne et son programme (1922)
met l’accent sur sa conception de la dictature du prolétariat comme
gouvernement de coalition.487 Ayant l’intime conviction que la révolution ne peut
triompher que lorsque les conditions économiques sont mûres, il pense comme
d’autres socialistes non-léninistes que les bolcheviks mésusaient de la notion
de « dictature du prolétariat » qui, pour Marx et Engels, « n’est pas une forme
de pouvoir, mais le contenu social de celle-ci. »488
Bien qu’il affirme que le projet d’une étude sur l’Irlande l’ait occupé « de
Irland
temps en temps » dans les années qui précèdent, c’est l’actualité de l’île qui l’a
poussé à publier ce qu’il considère comme « une ébauche préliminaire » d’un
prochain livre dont il déclare que la publication dépendra de sa santé et surtout
« de la nature des problèmes imposés aujourd’hui aux socialistes en profusion
surabondante par le processus historique ».489 Ce n’est ainsi peut-être pas trop
aléatoire de voir en ce livre une réponse masquée aux thèses de la IIIe
Internationale concernant les questions nationales et coloniales que nous avons
évoquées plus haut.
Kautsky fait une esquisse très générale en partant du Moyen-Age. Il évoque
ensuite l’Irlande du XIXe siècle d’un point de vue économique puis politique.
Son chapitre sur le siècle en cours évoque les origines du cas ulstérien, le
nouveau nationalisme, mais aussi ce qu’il appelle « la guerre civile », c’est-à-

486
« Lettre ouverte à Boris Souvarine » (1916) in Lénine, Œuvres, tome 23, , op. cit., p. 215. On appelle aussi la
position centriste d’alors le « kautskivisme ».
487
Paul Claudel, « Kautsky », op. cit., p. 2455.
488
L. Kolakowski, (2), op. cit., p. 64.
489
“on the kind of problems being forced on socialists today in superabundant profusion by the historical
process”, Kautsky, Ireland, op. cit., “Foreword”, 6ème et dernier paragraphe.

96
dire la lutte pour l’indépendance (1919-21)490 et enfin ce qu’il voit comme la
réconciliation. Kautsky ne tarit pas d’éloge sur Lloyd George, allant jusqu’à
souhaiter au prolétariat allemand un Lloyd George pour l’unifier !491
Logiquement, il dénonce la politique du Sinn Féin. Il se sert également du nom
de « De Valera » comme repoussoir. A travers l’intransigeance de « Dev »
envers le Traité Anglo-Irlandais,492 Kautsky dénonce les « De Valeras de la lutte
de classes prolétarienne » qu’il espère revoir à la « table des négociations ». Il
semblent viser ici les communistes allemands. Par ailleurs, il accuse aussi les
nationalistes allemands du même « calibre » qu’Éamon de Valera qui veulent
« mener l’Allemagne dans de nouvelles guerres ». Condamnant les violences
de la guerre d’indépendance, Kautsky espère que la question irlandaise est en
passe d’être résolue. C’est le message de son dernier chapitre où il tente de
dégager des perspectives pour le futur de l’île. Pour lui, l’État Libre d’Irlande va
permettre le développement de l’industrie dans une certaine mesure.493 Avant
tout, la fin des contradictions nationales va permettre aux contradictions de
classes de surgir au grand jour.494 En reprenant l’analyse de Marx, (Cf. : « La
classe ouvrière anglaise ne va jamais rien accomplir avant qu’elle ne se soit
débarrassée de l’Irlande »)495 il dégage le potentiel international du dénouement
de la guerre d’Indépendance et estime que cela aura des répercussions
sociales positives sur le prolétariat anglais mais aussi américain. Cette idée
risque d’être interprétée comme totalement stupide si l’on ne comprend pas
Irland comme un ouvrage de propagande. Ce qui avait, en effet, une once de
vérité à l’époque de Karl Marx est en 1922 révolu. Au regard de l’expansion
coloniale de la Grande-Bretagne et des échanges effectués à l’échelle

490
Il en profite pour égratigner le régime bolchevique en constatant que l’armée anglaise et ses troupes
auxiliaires ne peuvent comme la Tcheka en Russie pour « supprimer un peuple insoumis » car ces méthodes ne
portent leurs fruits en Europe de l’Ouest. Kautsky, Ireland, op. cit., [ 4.) c. ]
491
il regrette aussi que les Français n’eurent pas été aussi intelligents avec l’Allemagne que Lloyd George avec
l’Irlande. Ce qu’il voit positivement en lui est qu’ « il n’a pas agit […] en autocrate ». Ce point de vue tranche
avec l’opinion de Lénine et surtout du communiste anglais Desmond Greaves (1913-1988) – biographe entre
autre de Connolly et de Liam Mellows – qui exécrait le Premier ministre britannique. (Au regard de la génération
à laquelle appartenait Greaves, le fait que le vieux Lloyd George eût été le premier homme politique d’envergure
internationale à rendre visite à Hitler a peut-être joué dans cette détestation.)
492
Éamon de Valera, élu président de la République d’Irlande en août 1921, s’oppose au Traité de Londres (déc.
1921) qu’il n’a pas été négocier. Le Dáil Éireann approuvant le Traité le 7 janvier 1922 par 64 voix contre 57,
ses partisans quittent le Parlement et il démissionne de sa fonction de président.
493
Kautsky, Ireland, op. cit., ch. 5. (pénultième §.)
494
Ibid. (antépénultième §.)
495
Marx à Engels, 10 décembre 1869, Ireland and the Irish question, op. cit., pp. 284-285., p. 284. Passage que
cite Kautsky.

97
mondiale, on peut douter que l’indépendance politique de l’Irlande puisse libérer
les forces révolutionnaires en Angleterre et surtout celles des Etats-Unis. Nous
avons dit qu’Irland était un livre de propagande ? Kautsky cite la lettre de Marx
à Kugelmann du 29 novembre 1869 :

Et ce n'est pas seulement l'évolution sociale intérieure de l'Angleterre qui est


paralysée par les rapports actuels avec l'Irlande, mais encore sa politique extérieure
et notamment sa politique envers la Russie et les États-Unis d'Amérique.
Comme c'est incontestablement la classe ouvrière anglaise qui constitue le poids le
plus important dans la balance de l'émancipation sociale, c'est ici qu'il nous faut
496
agir.

Miracle de l’intertexte et de la tradition marxiste ! Cet argument d’autorité, qui


« s’applique encore plus aujourd’hui » selon lui, lui sert à montrer implicitement
que la Révolution ne peut pas s’effectuer dans un pays arriéré
économiquement comme la Russie.
Si Kautsky « salue joyeusement [la] création » de l’État Libre d’Irlande,497 c’est
qu’il a dans son rôle de théoricien révolutionnaire sans doute moins l’occasion
de se réjouir. Sa posture d’écriture est celle d’un homme qui ne veut pas
apparaître défait, mais qui est tombé dans les années précédentes de toute la
hauteur de son prestige et de ses certitudes d’antan. A travers son objet
d’étude irlandais, il utilise l’analogie pour dénoncer les dérives extrémistes de
gauche comme de droite en Allemagne et le bolchevisme. Il assure que sa
lecture des événements est doctrinalement correcte. Il se pose encore comme
héritier de Marx et Engels. « Mais les faits sont têtus »498 : son marxisme est
passé de mode.

496
Cité par Kautsky, in Ireland, op. cit., ch. 5.; trad. fr: Marx, Engels, Lettres à Kugelmann, in
http://www.marxists.org, (format word) p. 72
497
Kautsky, Ireland, op. cit., ch. 5., b., dernier §.
498
« Mais les faits sont têtus, comme dit le proverbe anglais et, qu’on le veuille ou non, on doit en tenir
compte. », Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (essai de vulgarisation), Paris, Le Temps des
Cerises, 2001. p. 54.

98
c.) les tentatives malheureuses de xénogreffes communistes en Irlande et
l’absence d’interprétations historiques de valeur

Le moins que l’on puisse dire du communisme irlandais des années


499
vingt, c’est que les tentatives successives de greffes ont donné lieu à des
rejets cuisants. Les praticiens bolcheviques à la tête du Komintern sont autant
responsables de ces échecs que le corps sociétal receveur ou que le greffon
lui-même. Comme cette période a été particulièrement pauvre du point de vue
l’historiographique, nous renvoyons aux pages d’Emmet O’Connor.500
Évoquons tout de même cette période brièvement.
Le jeune mouvement communiste ne s’est pas développé pendant la guerre
civile.501 Des négociations se sont tenues entre des membres du Parti
Communiste de Grande-Bretagne et des représentants de l’I.R.A. pour se
mettre d’accord sur une plateforme de revendications socialisantes. Les
« Notes de Mountjoy » de Liam Mellows sont la concrétisation de cette tentative
d’alliance.
Ne donnant pas satisfaction, le C.P.I. est dissout. Ses membres
rejoignent les troupes de l’Irish Worker League de James Larkin de retour des
États-Unis. Mais James Larkin dont la phénoménale aura en Irlande de 1907 à
1913 avait suscité les plus vifs espoirs du Komintern. Mais un tel personnage
ne pouvait être un militant docile. L’impétueux, « l’humain trop humain » Larkin
ne pouvait faire que du Larkin. L’IWL n’était à ses yeux que le complément
politique de ses activités de rédacteur en chef et de syndicaliste.
En 1926, Roddy Connolly lance le Workers’ Party of Ireland avec Maud Gone
MacBride et Charlotte Despard. Mais son espace politique est bouché par la
création du nouveau parti d’Éamon de Valera, le Fianna Fail (les « Soldats de
la Destinée ») aux accents populistes et anti-britanniques.502

499
Cf. : Annie Kriegel, « La crise révolutionnaire (1919-1920) : hypothèse pour la construction d’un modèle »,
in Communismes au miroir français, Temps, cultures et sociétés en France devant le communisme, Paris,
Gallimard, 1974, pp. 13-30, p. 26.
500
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., pp. 55-139.
501
Brendan Clifford estime qu’il ne s’agit pas d’une guerre civile puisque les camps opposés étaient
substantiellement du même moule et avaient le même idéal. Cf. : conversation du 10 septembre 2006 à Fère-en-
Tardenois. Cf. Brendan Clifford, “Mangling Irish History: Professor Roy Forster’s Achievement Surveyed”, in
B. Clifford, Julianne Herlihy, Envoi, Taking Leave Of Roy Foster, Cork, Aubane Historical Society, 2006, pp. 9-
93, p. 71.
502
Charlie Maguire, “Roddy Connolly and the Workers’Party of Ireland in 1926”, in Saothar, Journal of the
Irish Labour History Society, n° 30, 2005, pp. 33-45. [par Ch. McGuire]

99
Dans les années vingt comme nous l’avons déjà dit, l’activité
historiographique sur l’Irlande est faible. On peut noter divers articles écrits par
le spécialiste communiste anglais de l’Irlande, Thomas Alfred Jackson.503 On
sait qu’un soviétique, Kernheizev a publié un ouvrage sur l’Irlande
révolutionnaire en 1923.504
Le seul ouvrage intéressant de cette période est une brochure publiée à
SCHÜLLER 505
Chicago en 1926 par le Workers (Communist) Party des Etats-Unis : James
Connolly & Irish Freedom de G. Schüller. 506
Cette brochure se pose comme une « analyse marxiste ».507 Dans son
introduction, Tom O’Flaherty dit que le travail de Schüller est un hommage au
martyr révolutionnaire irlandais et un appel aux travailleurs d’origine irlandaise
des États-Unis à prendre conscience :

de la nécessité de se serrer les coudes avec les ouvriers de toutes les races dans le
pays afin qu’ils puissent s’émanciper de l’asservissement dans lequel les confine le
système [capitaliste] dont la lutte pour le renversement duquel mourut Connolly et
[que les prolétaires venant de tous les pays puissent] ériger sur [les] ruines [du
508
capitalisme], la République Ouvrière pour laquelle Connolly dévoua sa vie.

503
T. A. Jackson, “Connolly and the Proletarian Struggle”, The Workers’ Republic, 8 octobre 1921. Jackson qui
avait rencontré Connolly traite de ce qui est déjà un mythe-Connolly, de sa vie et, en disant que Connolly fut un
marxiste, donne sa propre version du marxisme de façon pédagogique. Cf. aussi du même auteur “Labour and
Larkinism”, The Workers’ Republic, 15, 22, 29 octobre 1921.
504
Cité par G. Schüller dans l’ouvrage qui suit.
505
issu du Socialist Party en 1919 ; devient le Communist Labor Party. Après différents schismes et péripéties,
l’alors Communist Party of America fusionne avec le United Communist Party en 1922 pour devenir le Workers
Party of America. Cette organisation rallie à elle la plupart des autres organisations communistes et devient
toujours en 1922 le Workers (Communist)Party, nom qu’il conserva jusqu’en 1929 où il prend l’appellation :
Communist Party, USA. (Cf. : Paul Buhle, Dan Georgakas, “Communist Party, USA”, in Encyclopedia of the
American Left, Urbana, University of Illinois Press, 1992, (1990) article obtenu sur le site :
http://www.marxists.org
506
Dont nous ne savons rien. G. Schüller, James Connolly & Irish Freedom, A Marxist Analysis, Cork, The Cork
Workers’Club, 1974, 1986 (1ère éd. Londres, Communist International, Journal of the Comintern, 1926 ;
première publication en tant que brochure par le Workers'(Communist) Party, Chicago, 1926), in
http://www.irsm.org Le texte est assorti d’une introduction de T. J. O’Flaherty. Le frère de ce dernier, le
romancier Liam O’Flaherty, fut lui-même un membre important du C.P.I. (Cf. : M. Milotte, Communism in
modern Ireland, op. cit., p. 57) T.J. O’Flaherty fut secrétaire du New York Larkin Defense Committee à l’époque
où James Larkin croupissait dans les prisons américaines pour activités séditieuses. Il rompit avec le comité et
avec Larkin (Cf. : E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., pp. 82 & 103) et s’engagea dans le communisme
américain.
507
James Connolly & Irish Freedom, A Marxist Analysis. A noter que nous avons utilisé la version numérique
disponible sur http://www.irsm.org où manque le premier chapitre “The Significance of Ireland For the
Comintern” et le non moins alléchant chapitre 4; “Connolly, the Revolutionary and Marxist”
508
(au regard de la difficulté à traduire le passage, quelques libertés ont été prises. Mais le sens des propos est là)
“to the necessity of joining hands with workers of all races in the land in which they are exploited to the end that

100
Une des ambitions affichée du livre est de raconter la vie héroïque d’un
camarade. Les prolétaires d’origine irlandaise établis aux Etats-Unis se doivent
de former une communauté de destin avec les prolétaires venus d’autres
horizons.
L’invite d’O’Flaherty n’est pas anodine. Le Workers (Communist) Party doit faire
face, en effet, à la division entre communautés de la classe ouvrière. Dans son
manifeste “For a Labor Party ” de 1922, le Parti impute le manque de solidarité
au sein de la classe ouvrière à l’antagonisme entre ouvriers qualifiés et ouvriers
non-qualifiés et surtout à l’antagonisme entre les ouvriers américains et les
travailleurs issus de la nouvelle vague d’immigration et qui ne parlent pas
l’anglais.509 En somme : faites émigrer ce que l’on prend trop souvent pour du
naturel, à savoir le sentiment communautaire, et il revient au galop. Les
communistes américains et leur théorie marxiste des classes se trouvent en
butte, comme leurs camarades européens, aux différends nationaux.
G. Schüller peut s’appuyer sur une base solide en la première biographie
consacrée à Connolly écrite par le syndicaliste aux sympathies républicaines
Desmond Ryan 510 qu’il cite et discute quelque peu.
L’entreprise de l’ouvrage est de faire passer Connolly pour « un révolutionnaire
de type nouveau, un homme qui savait tous les points faibles dans les
structures impérialistes et qui savait aussi comment mobiliser toutes les forces
anti-impérialistes contre l’ennemi.»511 En bref, Schüller fait de Connolly un

they may emancipate themselves from the thralldom of the system which Connolly died fighting against and to
erect upon its ruins the Workers' Republic which Connolly laid down his life fighting for.”, T.J. O’Flaherty,
“Introduction”, in G. Schüller, James Connolly & Irish Freedom, op. cit.
509
les Irlandais ne sont pas évoqués parce qu’ils étaient de la première vague et qu’ils parlaient, pour les vagues
suivantes, à coup sûr l’anglais. Ils étaient ainsi plus assimilables que les populations de l’Est et du Sud de
l’Europe. “Chapter IV : The Development of a uniform working-class” in For a Labor Party, Recent
Revolutionary Changes in American Politics, a Statement by the Workers Party, http://www.marxists.org
(édition originale: New York City, Workers Party of America, 1922.)
510
Demond Ryan, James Connolly, Dublin, The Talbot Press, 1924. D. Ryan est le fils de W. P. Ryan, l’ancien
rédacteur en chef de l’Irish Peasant et auteur de The Irish Labour Movement en 1919. Desmond Ryan, qui a
participé à l’Easter Rising, reprend le projet et les premières notes de son père. On lui doit les compilations des
œuvres et articles de Connolly en trois volumes de 1948 à 1951 chez Three Candles que les éditions
communistes New Books rééditeront. Pour une discussion des interprétations de Ryan père et fils, Cf. : John
Newsinger, « Connolly and his biographers », Irish Political Studies, n°5, 1990, pp. 1-9. , pp. 3-4.
511
selon les mots d’O’Flaherty, “Connolly was a revolutionist of the new type, a man who knew all the weak
spots in the imperialist structure and also knew how to mobilize all the anti-imperialist forces against the enemy,
is proven by Comrade Schüller in his excellent article.”, “Introduction”, in G. Schüller , op. cit.

101
Lénine.512 On avait déjà vu le socialiste Cathal O’Shannon faire de James
Connolly un bolchevik.513 Mais c’était par ignorance du léninisme.
G. Schüller souscrit à la thèse connollienne attribuant à la classe ouvrière le
« rôle de libérateur » et constate l’absence de mouvement révolutionnaire en
Irlande à l’heure où il écrit. C’est le rôle des communistes de fédérer autour des
ouvriers, les républicains et les forces de la paysannerie. 514

En Irlande, les diverses entreprises communistes tournent au fiasco.


Roddy Connolly en arrive à apporter son soutien tactique à la politique du
Fianna Fail d’Éamon de Valera.515 En 1929, « enfin » serions-nous tentés de
commenter, les relations sont rompues entre James Larkin et le Komintern.516
Fort de ces expériences irlandaises peu concluantes, ce dernier lança une
nouvelle initiative dont il prit soin d’avoir le contrôle le plus ferme possible.

2. l’écriture communiste des années trente et quarante : le poids des


turbulences mondiales

Dans les années sombres, l’historiographie communiste apparaît, entre


autre, comme un sismographe révélant bolchevisation, menace fasciste et autre
guerre mondiale.

a.) les années trente, la reprise en main par le Komintern et le premier


« véritable » parti marxiste-léniniste d’Irlande

512
même si nous ne disposons pas du chapitre “Connolly, the Revolutionary and Marxist”, l’action ou l’analyse
de Connolly sont qualifiées par 4 fois de « léniniste ».
513
C. O’Shannon, “Connolly a bolshevik”, in Irish Opinion, 23 février 1918.
514
Schüller, op. cit., chapitre 6, § 1 - § 4.
515
Ch. Maguire, “Roddy Connolly and the Workers’Party of Ireland in 1926”, op. cit., p. 40. Roderic Connolly
tiendra un rôle ensuite dans le Republican Congress en 1934 puis devint membre du Labour.
516
E. O’Connor, James Larkin, Cork, Cork University Press, 2002, pp. 92-93; E. O’Connor, Reds and the
Green, op. cit., p. 140 et suiv.

102
Après des mois de préparation, le Revolutionary Workers’ Groups, voit le
jour dans l’été 1930. C’est le premier parti communiste qui est implanté à la fois
dans l’État Libre et en Irlande du Nord. Il s’appuie sur des éléments qui ont été
formés à l’École Lénine de Moscou, en particulier James Larkin Junior et Seán
e
Murray. Le temps était, depuis le VI Congrès du Komintern en 1928, à une
politique « classe contre classe ». Elle se manifestait dans le rapport à Larkin
Senior comme on l’a vu, dans les relations aux républicains et dans l’épuration
du parti des éléments peu fiables « déviationnistes de droite ».517 Emmet
O’Connor voit des inconvénients dans cette bolchevisation : l’exclusivisme
doctrinal et les changements de ligne répétés. Mais la discipline sans précédent
pour un mouvement d’extrême gauche en Irlande permit au RWG d’entrer dans
« la phase la plus héroïque du communisme irlandais » alors que le climat était
beaucoup moins favorable que pour ses prédécesseurs.518

En 1931 paraît British Imperialism in Ireland d’Elinor Burns. Nous ne


Elinor savons quasiment rien de cet auteur.519 Elle a publié en 1926, The General
BURNS
Strike May 1926 : Trades Councils in Action (Labour Research Department).520
Son livre s’inscrit dans une série d’études sur l’impérialisme britannique dans le
monde. L’Irlande clôt cette série qui l’a menée successivement à s’intéresser à
la Malaisie, la Chine, la Namibie et l’Egypte.521 La maison d’édition, Workers’
Books qui appartient au R. W. G., écrit pour la présenter qu’elle est renommée
chez les ouvriers anglophones pour les « dénonciations intrépides » qu’elle a
assénée dans ses travaux.522 L’ouvrage qui nous occupe, court et dense,
s’appuie sur de nombreuses sources littéraires ou officielles. A le feuilleter, on

517
N. Werth, Histoire de l’Union soviétique, op. cit., pp. 289-290., E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p.
153 et suiv.
518
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 160. Pour la réaction devant l’avancée relative du communisme
dans l’automne 1932 : ibid., p. 184 et suiv. Se créa notamment en 1933 une St Patrick’s Anti-Communism
League.
519
Burns est probablement britannique. En tout cas, elle a travaillé avant tout pour le CPGB, Cf. plus tard : E.
Burns, A Call to Co-operators, Londres, Communist Party, 1954
520
Cité in Lionel M. Munby & Ernst Wangermann, Marxism and History, A Bibliography of English Language
Works, Londres, Lawrence 1 Wishart, 1967, p. 51.
521
E. Burns, British imperialism in Malaya, Londres, Labour Research Department, “colonial series n°2”, 1926,
[64 p.]; E. Burns, British imperialism in China, Londres, Labour Research Department, “colonial series n° 3”,
1926, [64 p.]; E. Burns, British imperialism in West Africa, Londres, Labour Research Department, “colonial
series n° 4”, 1927, [64 p.] E. Burns, British imperialism in Egypt, Londres, Labour Research Department,
“colonial series n° 5, 1928, [72 p.]. Les trois derniers ouvrages ont été traduits en italien en 1941.
522
“Introduction” par Workers’ Books, in E. Burns, British Imperialism in Ireland, Cork, The Cork Workers’
Club, 1983 (1ère éd. Dublin, Workers Books, 1931), p. II.

103
voit qu’il « fait marxiste ». De nombreuses tables sont présentes, en effet, pour
témoigner des évolutions « infrastructurelles ». La démonstration de Burns part
des « invasions » anglaises du XVII e siècle, s’arrête sur ce qu’elle voit comme
les deux stades de la « guerre agraire »,523 pour ensuite parler de
l’industrialisation et la subséquente lutte industrielle menée entre autre par
Larkin et Connolly. Les deux derniers chapitres tentent respectivement de
comprendre la révolution nationale en termes de classes et d’affirmer le
caractère nécessaire d’une « République des Ouvriers et des Paysans ».
L’importance de l’Irlande pour l’Impérialisme britannique vient de sa « position
stratégique ».524 Au delà de ce lieu commun, elle critique les rapports des trade-
unions britanniques et de la petite-bourgeoisie irlandaise. L’inconséquence et la
division de cette dernière se retrouve, selon elle, dans le fait que les
républicains n’ont pas de programme clair.525 Le livre se clôt sur le constat que
les partis bourgeois et petit-bourgeois d’Irlande ne peuvent prendre pas la
direction des masses pour :

l’achèvement de la révolution agraire et le gain de l’union et de l’indépendance


nationale. Cette direction peut simplement venir du parti révolutionnaire de la classe
ouvrière, qui, par sa nature même, est en opposition à tous ces intérêts qui retiennent
526
la lutte ; la classe qui est essentiellement anti-impérialiste.

Dans cet appel à l’union des ouvriers d’industrie et des ouvriers agricoles à
travers un parti communiste, exhortation déjà présente d’une façon plus floue
chez Schüller, nous retrouvons l’éternelle chute attendue du scénario marxiste-
léniniste. Comme le dit Georges Lavau :

523
Le premier stade s’étendrait de la fin du XVIII e siècle à la mi-XIX e avec la Famine et la révolte manquée de
1848. Le second stade serait marqué par le mouvement Fenian et la « Guerre agraire », E. Burns, op. cit., p. 10.
pour le détail Cf. : ch. 3.
524
E. Burns, op. cit., p. 64.
525
Ibid., p. 65.
526
“ […] the completion of the agrarian revolution and the winning of national unity and independence. This
leadership can only come from the revolutionary party of the working class, which, by its very nature, is in
opposition to all those interests that are holding back the struggle; the class which is essentially anti-
imperialist.”, ibid., p. 66.

104
[le] chapitre final – comme celui de tous les manuels d’histoire des partis communistes
écrits par tous les P.C. – se clôt par l’énoncé obligatoire : l’histoire démontre la
527
nécessité pour la classe ouvrière d’un Parti communiste toujours plus puissant.

Un article publié dans le Communist International en mai 1932 tire le


Gerhart bilan de la décennie de l’État Libre d’Irlande après l’arrivée au pouvoir d’Éamon
EISLER
de Valera en février.528 Cette sorte d’ « histoire immédiate » est l’œuvre de
Gerhart Eisler un austro-allemand né en 1897 à Leipzig. Eisler est fils d’un
philosophe et frère du compositeur Hans Eisler et de l’ancienne secrétaire
générale du K.P.D. connue sous le nom de Ruth Fisher et disgraciée avec
Arkadji Maslow par Staline et Boukharine en 1924-25. Gerhart Eisler fait la
Première Guerre mondiale dans l’armée autrichienne et participe à la fondation
du Parti Communiste autrichien. Parti à Berlin en 1920, il devient membre du
K.P.D. et travaille comme journaliste pour la presse communiste. Il participe à
l’accession de Ernst Thälmann à la direction du parti. De 1929 à 1931, il est
délégué du Komintern en Chine.529 Il a été choisi pour écrire cet article. Comme
il n’est pas spécialiste de l’Irlande, Emmet O’Connor suggère sans conviction
qu’il a peut-être été désigné parce qu’il a été en contact avec des étudiants
irlandais dans le cadre de ses fonctions d’enseignant à l’École Lénine.530
Toujours est-il que l’on peut être certain d’une chose : son article sert à stipuler
aux lecteurs anglo-saxons la ligne de Moscou sur la question irlandaise.
Car il s’agit bien d’un rappel à l’ordre des partis communistes britannique
et irlandais. Le ton de l’article est injonctif : ce que les communistes irlandais ou
britanniques « doivent » faire est martelé tout au long des dernières pages

527
G. Lavau évoque ici le chapitre final de l’Histoire du réformisme réalisée en deux tomes par les historiens du
Parti Communiste Français. G. Lavau, « L’historiographie communiste : une pratique politique » , in Pierre
Birnbaum, Jean-Marie Vincent (dir.), Critique des pratiques politiques, Galilée, 1978, pp. 121-163, p. 133.
528
“Gerhart”, The Irish Free State and British Imperialism, Cork, Cork Workers’Club, 1986 (1ère éd. in
Communist International, mai 1932) D’autres écrits théoriques sur l’Irlande parurent dans le Communist
International et Inprecorr. Cf. : E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 180.
529
http://de.wikipedia.org/wiki/Gerhart_Eisler Un livre lui a été récemment consacré: Ronal Friedmann,
Ulbricht Rundfunkmann, Eine Gerhart-Eisler-Biographie, Berlin, Neue Das Berlin GmbH, 2007. [Eisler fit la
Guerre d’Espagne, fut parqué dans « la France des camps », s’exila aux Etats-Unis où il a tenu avec Kurt
Rosenfeld le journal « The German American ». De retour en Allemagne de l’Est en 1949, il devint un homme
important du régime en tant que chef du Comité d’Etat de la Radiodiffusion et de la Télévision. Elu au comité
central en 1967, il meurt lors d’un voyage officiel en Arménie en 1968.]
530
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., pp. 176-177.

105
exposant leurs « tâches ».531 Une enquête à usage interne du Komintern avait
précédemment critiqué la phraséologie nationaliste du R.W.G. lors des
élections de 1932 qui virent l’arrivée au pouvoir du Fianna Fáil de De Valera.532
De Valera qui, lors de ces élections, avait été attaqué par ses détracteurs du
Cumann na Gaedheal (le parti gouvernemental pro-Traité) comme faisant le jeu
des communistes et même comme étant le Kerenski irlandais est un casse-tête
et une source de division pour les communistes. Eisler met en avant le fait que
De Valera « combine ses demandes nationales contre l’impérialisme
533
britannique avec une politique interne réactionnaire » et qu’il ne peut donc
avec son parti mener la « lutte pour la libération sociale et nationale de
534
l’Irlande ». Les communistes irlandais doivent mettre l’accent, selon lui, sur
les inconséquences de De Valera, insister sur le lien entre les aspirations
nationales et les demandes sociales et donc faire entendre leur voix et ne pas
rester isolés par le discours du Fianna Fail. 535 Ce sont les communistes anglais
et leur journal le Daily Worker qui reçoivent pourtant l’admonestation la plus
forte. Ils ont pris « une position incorrecte tactiquement », commis une
« erreur » dans leur lecture du conflit entre « les impérialistes et social-fascistes
britanniques » et De Valera. Dans leur prise de position sans mesure contre ce
dernier, ils ont pu embrouiller de nombreux travailleurs.536
537
G. Eisler souligne le tribut que doivent encore payer les pauvres paysans et
affirme que les communistes doivent soutenir la campagne du Fianna Fail
contre le serment d’allégeance à la couronne britannique comme « un pas vers
la vraie bataille ».538

531
Les passages : « The Task of the Irish Communists », pp. 14-17 et « The Task of the British Communists »,
pp. 17-19. in “Gerhart”, The Irish Free State and British Imperialism, op. cit.
532
Les communistes ayant parmi leurs slogans « l’Irlande libre et unifiée » ou mettant en avant non Lénine mais
Connolly comme héros révolutionnaire. Cf. : document portant sur le résultat des élections de 1932 cité in E.
O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 176.
533
“combines his national demands against British imperialism with a reactionary internal policy” “Gerhart”,
The Irish Free State and British Imperialism, op. cit., p. 14.
534
Dont il nomme erronément l’organisation « Irish Workers’ League », le nom du parti de Larkin, au lieu de
R.W.G.
535
“Gerhart”, The Irish Free State and British Imperialism, op. cit., p. 14-15.
536
Ibid., p. 18. L’historiographie communiste est vraiment un sismographe : par huit fois est employé le terme de
« social-fasciste »
537
c’est-à-dire les annuités. “Gerhart”, The Irish Free State and British Imperialism, op. cit., p. 7.
538
Ibid., p. 10.

106
Tous les communistes de l’époque étaient confrontés à une nécessité :
celle d’asseoir leur militantisme et leurs luttes quotidiennes sur les textes
« classiques » du marxisme. Ils devinrent peu à peu disponibles, souvent sous
forme de sélections, grâce en partie aux publications traduites et
539
subventionnées sous l’égide de l’Institut Marx-Engels de Moscou.
Marx, Engels and Lenin on the Irish Revolution du communiste anglais
Ralph Ralph Fox s’inscrit dans cette politique.540 Fox est né à Halifax en 1900. Si un
FOX
livre a été consacré à sa vie et son œuvre par des camarades, c’est qu’il est
mort en Espagne en 1936 alors qu’il était engagé dans les Brigades
Internationales.541 Il grandit dans une famille de classe moyenne et fit ses
études à Oxford. Selon Harry Pollitt, la Révolution russe le détourna d’une
carrière littéraire qui lui semblait promise.542 Les écrits de Fox des années 20 -
dont une pièce de théâtre - conservent cependant un aspect littéraire. Mais,
comme le souligne Thomas Alfred Jackson, dont nous reparlerons d’ici peu, ce
sont ses écrits politiques qui constituent « la plus grande masse de son
travail ».543 Sa brochure, Marx, Engels and Lenin on the Irish Revolution se
situe dans une série d’ouvrages de vulgarisation comprenant également une
biographie de Lénine, un livre sur la politique coloniale britannique puis deux
volumes succincts sur la lutte des classes en Grande-Bretagne.544 Ces travaux
sont le fruit de son travail à l’Institut Marx-Engels de Moscou au début des
années trente. Jackson ne dresse pas un panégyrique : si les livres de Ralph
Fox sont écrits dans un anglais alerte, ils pèchent parfois d’un manque de
conséquence dans leur construction et sont parsemés de petites erreurs quant
aux noms ou aux dates. 545
Ce qui ressort du portrait intellectuel réalisé par Jackson sur feu son camarade
est l’attachement de Fox pour la pensée « réelle » tournée vers l’action.

539
Cf. : par ex. E. Hobsbawm, Franc-Tireur, op. cit., p. 121.
540
Ralph Fox, Marx, Engels and Lenin on the Irish Revolution, Cork, The Cork Workers’Club, “Historical
Reprints n°3”, n.d. 197? (1ère éd. Londres, Modern Books Ltd., 1932)
541
John Lehman, Thomas Alfred Jackson, C. Day Lewis, Ralf Fox : A Writer in Arms, Londres, Lawrence &
Wishart, 1937.
542
Il rejoint le CPGB en 1920 après un voyage en Union Soviétique. Harry Pollitt, « Tribute to Ralf Fox », in
John Lehman et al., op. cit., p. 3.
543
T.A. Jackson, « Ralf Fox’s Political Writings », in John Lehman et al., op. cit., p. 151.
544
Respectivement : Lenin : A biography, Gallancz, 1933 ; Colonial Policy of British Imperialism, Martin
Lawrence, 1934 ; Class Struggle in Britain, 2 vols., Martin Lawrence, 1934.
545
Ibid., p. 153.

107
Marx, Engels and Lenin on the Irish Revolution, ce bréviaire des positions des
trois révolutionnaires quant à la question irlandaise se présente comme étant
d’une « importance immense pour les travailleurs d’Irlande, les bâtisseurs de la
future République Socialiste irlandaise [dans un contexte où] l’Irlande est
encore une fois engagée dans un combat à mort avec l’impérialisme anglais
[…] ».546 R. Fox pense à la « guerre économique » que doit livrer le
gouvernement De Valera à la Grande-Bretagne.547
Les auteurs sur lesquels glose Ralph Fox sont canonisés, portés aux nues. Ce
sont :

les révolutionnaires les plus grands et les plus couronnés de succès de tous les
temps, capables de combiner l’analyse la plus scientifique d’un fait historique AVEC
L’HABILETÉ DE CHANGER LE COURS DE L’HISTOIRE PAR UNE ACTION
548
RÉVOLUTIONNAIRE DE CLASSE.

En considérant ces textes, Fox estime que le mouvement révolutionnaire


international a beaucoup appris de l’Irlande et que c’est dorénavant l’Irlande qui
a à apprendre de la Russie ou de la Chine.549 Bien sûr le rôle de la classe
ouvrière est réaffirmé dans son primat. Avec l’aide des « fermiers »550 et le
551
ralliement de la base de l’I.R.A. au communisme , la classe ouvrière
552
structurée dans un parti prolétarien de masse permettra la libération et
l’unification de l’Irlande et le développement d’un même parti en Grande-
Bretagne. Cette compilation aurait eu « quelque influence dans les années
trente ».553

546
“when Ireland is once more engaging in a life and death struggle with British imperialism”; “immense
importance to the toilers of Ireland, the builders of the future Socialist Irish Republic”, Ralph Fox, Marx, Engels
and Lenin on the Irish Revolution, op. cit., pp. 1-2.
547
Ibid , p. 29. Si c’est une lutte « anti-impérialiste » que livre le gouvernement De Valera, le Fianna Fáil n’en
est pas moins le parti du capitalisme indigène.
548
“the greatest and most successful revolutionaries of all time, able to combine the most scientific analysis of
historical fact WITH THE ABILITY TO CHANGE THE COURSE OF HISTORY BY REVOLUTIONARY
CLASS ACTION.” ibid., p. 2.
549
Ibid., p. 15.
550
Ibid., p. 31.
551
Ibid., p. 30.
552
Ibid., pp. 16, 30, 31.
553
Desmond Greaves, « foreword », in Marx, Engels, Ireland and the Irish Question, Moscou, Editions du
Progrès, 1971, p. 12.

108
The War for the Land in Ireland paraît en 1933 à Londres, Dublin et New
York.554 Il est l’œuvre de Brian O’Neill, le rédacteur de l’Irish Workers’ Voice 555

Brian
et le théoricien en second du Revolutionary Workers’ Groups après Seán
O’NEILL
Murray.556 C’est en 1932 que Moscou avait envoyé des directives à O’Neill et à
James Larkin Junior pour l’écriture de deux brochures sur la lutte nationale et
sur les mouvements paysans qu’ils devaient rédiger en 6 semaines.557
Le travail d’O’Neill fait l’objet d’une introduction écrite par Peadar O’Donnell qui
est considéré avec raison par Richard English comme « le plus important
socialiste républicain irlandais de l’entre-deux guerre ».558 O’Donnell signale
« l’importance vitale » du livre pour les mouvements séparatistes irlandais.559 Il
estime que l’ouvrage « sera largement lu dans l’Irlande rurale »,560 qu’il
« provoquera des étincelles, [et qu’il] pourrait même initier un feu ».561
L’introduction de Peadar O’Donnell suppose une volonté d’ouverture aux
hommes de l’I.R.A. et aux luttes agraires qu’O’Donnell incarne d’une certaine
façon.
Pour revenir à la propre posture d’écriture de Brian O’Neill, une phrase ressort
des quelques lignes de remerciements :

554
Brian O’Neill, The War for the Land in Ireland, Londres, Martin Lawrence Limited, 1933. Martin Lawrence
est la maison d’édition du Communist Party of Great Britain. A Dublin, l’ouvrage est publié par Sphinx du
R.W.G. et à New York par International Publisher. [Cf. : http://www.copac.ac.uk] La population immigrée
irlandaise était nombreuse en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.
555
Communist Party of Ireland, Outline History, Dublin, New Books Publications, 1975, p. 14.
556
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 199. En janvier 1933, nous apprend Emmet O’Connor, est
publié par les éditions Sphinx The Irish Case for Communism, le manifeste du Parti par Murray, un livre de
Peadar O’Donnell, For or Against the Ranchers ?, The Next Step in Ireland, Britain and America.de Joe Troy, S.
I. Gusev, Harry Pollitt et un catalogue de nombreuses brochures, en particulier sur l’U.R.S.S.
557
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 180. Seul donc abouti un peu plus tard l’ouvrage sur les luttes
agraires.
558
Richard English, Radicals and the Republic : Socialist Republicanism in the Irish Free State, 1925-1937,
Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 7. O’Donnell était lié aux communistes. Il était le meilleur ami de Seán
Murray. Il lança en 1928 l’Anti-Tribute League et travailla avec Bob Stewart à partir de janvier 1930 pour en
faire une section du Congrès Européen des Paysans, une tentative pour revigorer le Krestintern, l’Internationale
des paysans. Ainsi est lancé en mars 1930 à Galway, l’Irish Working Farmers’ Committee. (E. O’Connor, Reds
and the Green, op. cit., p. 151). En 1931, il participe à la création de Saor Éire (« l’Irlande Libre »), une
organisation vite dissoute soutenue par l’IRA pour l’établissement d’une Irlande indépendante et socialiste.
559
“Introduction” in Brian O’Neill, The War for the Land in Ireland, op; cit., p. 11. On voit bien ici le rôle
« d’entremetteur » d’O’Donnell entre le mouvement communiste et le républicanisme.
560
“This book will be widely read in rural Ireland.”, “Introduction”, ibid.. Il est vrai qu’il avait emis
précédemment dans son beau récit de sa détention dans les prisons gouvernementales lors de la guerre civile, The
Gates Flew Open, un point de vue assez paternaliste : “I know the insides of the minds of the mass of the folk in
rural Ireland: my thoughts are distilled out of their lives.”, P. O’Donnell, The Gates Flew Open, Cork, The
Mercier Press, 1965 (1ère éd. 1932)
561
“will raise sparks; it may even start a fire”, ibid., p. 12. O’Donnell avoue une certaine jalousie et qu’il aurait
aimé écrire un tel livre., ibid., p. 18.

109
Nous connaissons tous notre histoire en Irlande, ce dont on a besoin est d’analyse
562
marxiste.

The War for the Land in Ireland débute son récit avec les luttes agraires du
XVIII e siècle en se basant notamment sur des passages de Connolly, évoque
les Ribbonmen, les Fenians, et la Land League avec ce qu’il appelle la trahison
de la classe moyenne. Puis pour décrire le règlement de la question agraire, il
utilise la formule percutante “Bondlordism replaces landlordism” comme titre du
chapitre 5.563 Ses derniers chapitres sont consacrés à la crise agraire qui
débute dans les années 20 et offre les solutions du scénario classique des
communistes irlandais.
En bon communiste du début des années 30, il estime que le capitalisme, qui
564
cause des malheurs de l’Irlande, est condamné. Il est à son « stade final et
agonisant, l’impérialisme ».565 James Connolly reste un référent fondamental. Il
cite abondamment son interprétation de la Land League 566 ainsi que le lien que
le héros national faisait entre la cause irlandaise et la cause révolutionnaire
européenne.567 Mais le livre se place surtout dans la lignée de 1917 qui aurait
« établi la base pour le changement ».568 L’événement était devenu « le point
de référence central de l’univers politique » pour la première génération de
communistes. 569
Bien évidemment, sa lecture de l’Histoire et du rôle moteur de la lutte des
classes,570 l’amène à affirmer sa confiance dans le prolétariat et le parti qui
conduiront la Révolution.571 Une position, qui découle de ce que l’on vient de

562
Brian O’Neill utilise les mots « Marxian analysis » « analyse marxienne ». Nous savons que le livre Labour
in Irish History était caractérisé par le premier biographe de Connolly, Desmond Ryan, comme étant un tenant
de « la conception marxienne orthodoxe » [“the orthodox Marxian outlook”]. (Cf. : cité in John Newsinger,
« Connolly and his biographers », Irish Political Studies, n°5, 1990, pp. 1-9, p. 4) ». C’est surtout sous la plume
d’un communiste que le terme « marxien » est quelque peu étrange. La raison en est simple : certaines
traductions anglaises ont tendance à confondre « marxiste » et « marxien ». Cf. : http://www.marxists.org “We
all know our history in Ireland; what is needed is Marxian analysis.”, ibid., p. 7.
563
“Bondlordism” est un néologisme, construit apparemment à partir des mots landlord « propriétaire [dans ce
contexte propriétaire terrien et noble] » et bondholder « personne qui possède des titres de rente» de bond
« obligation, bon ». O’Neill entend dénoncer le Wyndham Act.
564
Brian O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., pp. 154, 157, 158, 160, 163, 178, 180, 181, 182.
565
“Capitalism is no longer on the ascendant, but is in its final and dying stage, imperialism”, ibid., p. 180.
566
Ibid., pp. 92-95.
567
Ibid., p. 178.
568
“The November Revolution of 1917 laid the basis for the change.”, ibid., p. 169.
569
E. Hobsbawm, Franc-tireur, op. cit., p. 259.
570
Ibid., p. 184.
571
Ibid., pp. 158, 185, 192

110
dire, est plus intéressante à commenter : à ses lecteurs – qu’il voudrait voir être
les ruraux irlandais et les émigrés originaires des vertes campagnes d’Érin – il
offre comme panacée le modèle agricole soviétique. Il vante l’URSS pour avoir
réalisé dans les quinze années qui précèdent « une des plus remarquables
révolutions dans la technique agraire que l’humanité ait connue ».572 Ces
résultats « montrent la route pour les travailleurs agricoles [“working farmers”]
d’Irlande ».573 Or au delà de la propagande de l’État et de l’Église, on peut
penser que cette perspective ne s’accordait pas avec les aspirations des
travailleurs agricoles irlandais. L’immense majorité d’entre eux aspirait à avoir
son petit cottage et non à se faire enrôler dans une entreprise collectiviste.574
Cela semble être une des principales raisons de l’échec du communisme en
Irlande.
En juin 1933, le Revolutionary Workers’ Groups devient le second
Communist Party of Ireland. Dans le manifeste du parti “Ireland’s Path to
Freedom”, Seán Murray considère dans la tradition de Lénine que les paysans
sont des alliés de la classe ouvrière et, plus généralement, que :

La lutte nationale est la première question à laquelle nous sommes confrontés en


Irlande. […] Nous, Communistes sommes internationalistes, et nous sommes les plus
grands représentants de la lutte pour l’indépendance nationale. Les batailles du passé
prouvent que les capitalistes irlandais ont déserté le mouvement national. […] Les
capitalistes sont contre l’indépendance nationale. Ils ont trahi la lutte pour la libération.
[…] La formation du Parti Communiste d’Irlande va faire avancer la révolution
575
nationale.

Suivant la logique de la politique extérieure soviétique et dans une période où la


menace des Blueshirts du capitaine Eoin O’Duffy était encore sérieuse, le CPI

572
“one of the most remarkable revolutions in agrarian technique that humanity has experienced”, ibid., p. 169.
573
“the achievements of Soviet agriculture point the road for the working farmers of Ireland”, ibid., p. 178.
574
Le premier document en appendice, qui devance des tables biens fournies en chiffres, est la reproduction d’un
discours de Staline de janvier 1933 où ce dernier, parlant de la collectivisation des terres, cite Lénine « Il n’y a
pas de moyen de se sortir de la misère pour les petites tenures » “There is no way out of poverty for small
holdings”, ibid., p. 193.
575
“The National struggle is the prime question with which we are faced in Ireland. […] We Communists are
internationalists, and we are also the greatest exponents of the national independence struggle. The battles of the
past prove that the Irish capitalists have deserted the national movement. […]The capitalists are against national
independence. They have betrayed the struggle for liberation. […] The formation of the Communist Party of
Ireland will drive forward the national revolution.” cité in CPI, Communist Party of Ireland : Outline History,
Dublin, New Books Publications, 1975, p. 20.

111
forme avec les dissidents socialistes de l’IRA menés par Frank Ryan, Peadar
O’Donnell ou George Gilmore en 1934 le Republican Congress.576
Communistes et Républicains n’étaient cependant pas sur la même longueur
d’ondes.577 De plus, le secrétariat anglo-américain qui chapeautait le CPI
estimait que le parti s’était noyé dans le Republican Congress et qu’il n’arrivait
pas à imposer ses slogans et son autorité.578 Les Républicains se défiaient
quant à eux de ces alliés bien versatiles et le Republican Congress sera dissout
dès 1935.
Le CPI devait par ailleurs subir une virulente vague d’anticommunisme
orchestrée notamment par l’Église et qui aura son plus haut degré d’intensité
lors de la guerre d’Espagne. Le professeur James Hogan publie ainsi en 1935
un libelle Could Ireland become Communist ? The facts of the case où il
dénonce la manipulation des Républicains par le Komintern.579
Concrètement, sur le plan historiographique, les communistes irlandais

commémorer se devaient d’être actifs pour marquer le vingtième anniversaire de 1916. Seán
1916
Murray sort une brochure intitulée The Irish Revolt : 1916 and After.580 Le
leader communiste en appelle dans une logique de Front Populaire à « un
mouvement ouvrier uni à tout ce qu’il y a de viril dans la cause nationale ».581
Brian O’Neill n’est pas en reste. Son Easter Week publié à New York et à
Londres.582 Il n’y a pas grand chose à dire de ce livre car il est totalement
factuel et chronologique. O’Neill évoque tout de même longuement la grève de
1913 ainsi qu’à la fin de l’ouvrage la controverse entre Radek et Lénine sur
l’interprétation de l’insurrection.583 Sa dernière phrase “We shall rise again”,584
« Nous devons nous insurger de nouveau » est un écho au “We Will Rise
Again” de James Connolly.585

576
Richard English, “Peadar O’Donnell: Socialism and the Republic, 1925-37”, in Saothar, n°14, 1989, pp. 47-
58, pp. 52-54. Les archives de Moscou montrent que le Komintern ne voulait pas de scission de l’IRA. Cf. E.
O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 189.
577
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 197.
578
Ibid., pp. 202-203.
579
Ibid., p. 206.
580
S. Murray, The Irish revolt : 1916 and after, Londres, CPGB, 1936.
581
“a united labour movement joined to all that is virile in the national cause.”, cité in ibid., p. 211.
582
Nous avons consulté : B. O’Neill, Easter Week, New York, International Publishers, 1936. Martin Lawrence
du CPGB s’est associé avec la famille « libérale et anti-fasciste » Wishart pour devenir « Lawrence & Wishart »
(Cf. : www.lwbooks.co.uk). Sphinx, l’éditeur des communistes irlandais semble avoir périclité.
583
B. O’Neill, Easter Week, op. cit., pp. 88-91.
584
Ibid., p. 94.
585
J. Connolly, “We Will Rise Again”, Workers’ Republic, 25 mars 1916, in http://www.marxists.org

112
Outre ce livre et cette brochure, une pièce de théâtre “Easter 1916” de Montagu
Slater évoquant le Dublin Lock-out et les Pâques Sanglantes fut jouée à l’Unity
Theatre de Londres en 1936.586
L’historiographie des Pâques Sanglantes et plus généralement de la
révolution nationale était dominée par les politiciens, les militants et notamment
les anciens acteurs. Au niveau des historiens professionnels, en 1938, les deux
entreprises belfastoise et dublinoise de Theodore William Moody et Robert
Dudley Edwards créées deux ans plus tôt, fusionnent et donnent naissance au
périodique universitaire Irish Historical Studies.587 Cette tentative normative,
impulsée également par D. B. Quinn, fixa des principes de recherches qui
donnaient des résultats, selon David Fitzpatrick, « maigres et souvent
ennuyeux » parmi d’autres défauts mais qui firent profession de « rejeter les
abus » des versions unioniste ou nationaliste de l’histoire.588 La rigueur de ces
nouveaux historiens et leur volonté de mettre à bas certaines « frontières
mentales » a demandé, selon Maurice Goldring, un « courage intellectuel […]
admirable ».589 Ces historiens professionnels ne traitaient pas des événements
trop encore brûlants selon eux du début du Vingtième Siècle. Ils eurent comme
pendants sur le plan culturel les entreprises de George Russel puis de Seán Ó
Faolain qui crée la revue The Bell en 1940. Refermons la parenthèse.

Le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 a surpris comme tant


d’autres les communistes irlandais. Ils soutinrent la politique de neutralité de De
Valera et critiquèrent les puissances française et anglaise. En mai 1940, ils
adoptèrent le slogan “We serve neither Churchill nor Hitler, but Ireland” qui est

586
CPI, Communist Party of Ireland: Outline History, op. cit., p. 26. Lors des célébrations de l’Easter Rising , le
cortèges du C.P.I. a été plusieurs fois attaqué.
587
Ciaran Brady, “ ‘Constructive and Instrumental’: The Dilemma of Ireland’s First ‘New Historians’ ”, C.
Brady, Interpreting Irish history: the debate on historical revisionism, 1938-1994, Blackrock, Co. Dublin, Irish
Academic Press, 1994, pp. 3-31, p. 4. Les deux revues fondées en 1936 sont The Ulster Society for Irish
Historical Studies de Moody et son pendant de Dublin The Irish Historical Society de R. D. Edwards.
588
D. Fitzpatrick, « Une histoire très catholique ?, Révisionnisme et orthodoxie dans l’historiographie
irlandaise », op. cit., pp. 125-126. Cf. Mary Daly, “Review : Recent Writings on Modern Irish History : The
Interaction between Past and Present”, The Journal of Modern History, vol. 69, n° 3, (septembre 1997, pp. 512-
533, p. 514.
589
Maurice Goldring, Pleasant the scholar’s life : Irish intellectuals and the construction of the nation state,
Londres, Sérif, 1993, p. 149, cité et traduit in P. Gkotzaridis, La révision de l’histoire et ses liens avec la théorie,
op. cit., p. 400. T. W. Moody, R. D. Edwards ou D. B. Quinn et leurs élèves sont à l’origine de ce que Terence
Brown appelle la « révolution tranquille » dans l’écriture de l’histoire en Irlande. Terence Brown, Ireland, A
Social and Cultural History, op. cit., p. 291.

113
une référence à celui de James Connolly en son temps.590 Le CPGB et la
Connolly Association menèrent la campagne “Hands Off Ireland” contre les
tentatives de Churchill d’obtenir des bases navales en Irlande. De même, le
communiste britannique Willam Gallacher dans sa brochure de 1941 Ireland –
Can It Remain Neutral ? passe en revue les horreurs passées de la domination
britannique en Irlande et loue la politique de De Valera.591
L’invasion nazie de l’URSS le 22 juin 1941 allait tout changer. Le parti se
dissout en Éire. Seán Murray prend ainsi la direction de la branche d’Irlande du
Nord qui s’investie pleinement dans l’effort de guerre britannique.592

En 1946, paraît chez Corbett Press, Ireland Her Own, An Outline History
593
T. A. of the Irish Struggle de Thomas Alfred Jackson dont on se souvient qu’il fut
JACKSON
le spécialiste des questions irlandaises dans le C.P.G.B.
Thomas Alfred Jackson est né à Clerkenwell en 1879 d’une famille d’artisans et
fut vite initié par son père aux valeurs du trade-unionisme, à la cause irlandaise
et à l’histoire de l’île.594 Le garçon, qui quitta l’école à 13 ans pour travailler
dans l’imprimerie de son père, engloutissait les livres et se converti au
socialisme.595 En 1900, il adhère à la Social Democratic Federation d’Hyndman.
Dans ses Mémoires, il raconte le poids qu’a constitué cette conversion

590
Slogan cité in E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 228. La référence à Churchill était d’autant plus
un repoussoir que son père, Randolph, décida de jouer « la carte Orange » en 1886. Le slogan de James Connolly
était “We Serve Neither King Nor Kaiser”. Cf. J. Connolly, “War at Home”, (1915), http://www.marxists.org
591
M. Milotte, Communism in modern Ireland, op. cit., p. 185, p. 187. E. O’Connor, Reds and the Green, op.
cit., p. 229.
592
E. O’Connor, Reds and the Green, op. cit., p. 232. Les communistes du Sud continuèrent leurs activités sous
divers noms. Leur stratégie était d’infiltrer le Labour pour qu’une coalition Labour - Fianna Fáil fasse basculer
l’Irlande dans la guerre. (ibid.) Les communistes fondèrent en 1942 également les éditions New Books et
publièrent un mensuel “Irish Review”. [CPI, Communist Party of Ireland: Outline History, op. cit., p. 21] Les
communistes du Sud eurent de nouveau pignon sur rue en 1948 avec l’Irish Workers’League qui devint en 1962
l’Irish Workers’ Party. En 1970, le Communist Party of Northern Ireland fusionna avec se dernier pour devenir
le troisième Communist Party of Ireland.
593
Le titre de l’ouvrage est une référence à la phrase fameuse de James Fintan Lalor “Ireland her own, and all
therein, from the sod to the sky.”
594
Toutes les indications biographiques qui suivent viennent de l’entrée « JACKSON » écrite par Vivien
Morton et John Saville dans Joyce M. Bellamy et John Saville, Dictionary of Labour biography, Vol. IV,
Londres, The Macmillann Press, 1977, pp. 99 – 108 . Nous connaissons l’historien marxiste John Saville. Vivien
Morton n’est autre que la fille de T. A. Jackson et la femme de l’historien A. L. Morton qui a écrit un ouvrage
pionnier A People’s History of England et créé le Left Book Club en 1938, Cf. : D. L. Dworkin, Cultural
Marxism in postwar Britain : history, the new left, and the origins of cultural studies, Londres, Duke University
Press, 1997, p. 12. Pour les anecdotes, Clerkenwell est le quartier londonien dont les Fenians ont fait sauter la
prison en 1867 pour libérer un des leurs mais également le lieu où Lénine faisait pour un moment imprimer
l’Iskra au siège de la Social Democratic Federation et où se serait déroulée la première rencontre de Lénine et
Staline. Cf. http://en.wikipedia.org/wiki/Clerkenwell
595
Suite à la lecture d’un livre d’ George Henry Lewes, A Biographical History of Philosophy.

114
notamment par rapport aux désillusions que ce choix à fait naître chez ses
proches.596 T. A. Jackson rencontre James Connolly à Leeds en 1913.597 Il
dénonça l’exécution de son camarade irlandais sur une tribune politique à
Leeds dans ce que son ami Desmond Greaves appelle « le discours le plus
fougueux de sa vie ».598 Il avait été auparavant « choqué et désorienté » par le
support des socialistes d’Europe à la guerre, il fut arrêté pour sédition sous le
Defence of Realm Act pour avoir dénoncé le chauvinisme et prêché la solidarité
internationale de la classe ouvrière. Avec ses camarades du Socialist Labour
Party, il soutient la révolution de février 1917 sur les bases d’une politique anti-
guerre, faute de plus d’information. Puis survint Octobre qui changea la donne.
Il s’engage vite dans le nouveau parti communiste britannique dans lequel il est
organisateur et rédacteur dans les différents journaux du parti. Evoquant ces
premières années du Parti Communiste de Grande-Bretagne, il écrit :

Nous avions à faire le meilleur que nous pouvions … étant donné notre par trop
insuffisante préparation pour une si prodigieuse tâche … je mis en pièce mon propre
marxisme, examinant chaque pièce attentivement et de façon critique à la lumière de
la pratique objective … aidé par les travaux de Lénine au fur à mesure qu’ils
599
apparaissaient en Anglais.

Il devint, comme nous le savons, le spécialiste des questions irlandaises et se


rendit à Dublin.600 A la fin des années 1920, il est contraint de quitter le
journalisme officiellement pour avoir voté contre le lancement d’un quotidien, le
Daily Worker. Officieusement, il était opposé à la nouvelle ligne du Parti. V.
Morton et Saville le décrivent ainsi comme ayant toujours été un « homme aux
idées indépendantes ».601

596
V. Morton, Saville, op. cit., p. 100.
597
Connolly lui avait dit qu’il essayerait de le faire venir à Dublin, quand l’atmosphère sociale serait retombée,
pour qu’il donne quelques conférences sur le marxisme. Jackson affirmait plus tard qu’il ne pouvait se sortir de
l’esprit qu’il aurait pu finir au G.P.O. (General Post Office) lors des Pâques Sanglantes de 1916.
598
“ the most fiery speech of his life”, C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, Londres, Lawrence
& Wishart, 1986, p. 423.
599
“We had to do the best we could … given our all-too-insufficient preparation for so stupendious a task … I
pulled my own Marxism to pieces, examined every piece closely and critically in the light of objective practice
… helped by the works of Lenin as they appeared in English …”, V. Morton, Saville, op. cit., p. 103.
600
Pour le première fois dans l’automne 1921. Il assista plus tard à la séance du Dáil Éireann qui entérina la
partition. Il se rendit à Moscou aussi en 1923 avec Harry Pollitt.
601
Ibid., p. 104. Il a ainsi critiqué la réorganisation du Parti Communiste de Grande-Bretagne en 1923-24 et s’est
retrouvé dans la majorité du comité exécutif du CPGB en cette fin des années 1920 pour dénoncer l’application
des stratégies du Komintern établies lors de son VIe Congrès (juillet-septembre 1928). Dans un article dans

115
Son premier livre, s’intitule Dialectics. The Logic of Marxism and its
importateur Critics: an essay in exploration publié en 1936. Pour « TAJ », cet ouvrage était
d’un
marxisme nécessaire du fait du « consternant état des études marxistes en
« made in
USSR » Angleterre ».602 La seconde raison qui rendait indispensable cet ouvrage pour
son auteur est la nécessaire clarification du clivage en Europe entre les
communistes et les réformistes. Ces derniers sont déclarés, sous les mots
empruntés à Staline, incapables de comprendre « l’essence du marxisme ».603
Son livre suivant porte sur Dickens et ses vues radicales (1937). Il fut
violemment critiqué par George Orwell qui y voyait une tentative d’assimiler le
créateur de Pickwick à un marxiste, ce dont s’est défendu « TAJ ». La même
année, est publié Trials of British Freedom sur les procès de 12 communistes
en 1925. Puis vint en 1945, Socialism : what ? why ? how ? publié par le parti
qui est basé sur des conférences qu’il a donné de-ci de-là dans le pays. Pour
Saville et la fille de Jackson, l’ouvrage « révèle la dévotion de TAJ à Engels et
son admiration pour la technique argumentative d’Engels »604.
605
L’ouvrage qui nous intéresse, Ireland Her Own aurait dû être son
premier livre. Avec cette parution, Jackson tint une promesse faite au tout début
du XX e siècle à son ami Con Lehane (ou Con O’Lyhane, plus tard lieutenant de
Connolly) quand ils faisaient parti de la branche londonienne de la Social
Democratic Federation.606 Il travailla la question irlandaise tout comme elle le
travailla pendant près de quarante ans, le laissant souvent « déconcerté ».607
La première tentative date de 1904 et ce premier jet servira de « squelette » au
livre final. Une publication était repoussée parce que l’auteur tantôt se jugeait

Communist Review intitulé « Auto-criticisme », il accusait les « ultra-gauches » de chasser l’hérésie à l’intérieur
du Parti. Ceci lui valu la réprimande du Présidium dans sa fameuse lettre « Closed Letter » datée du 27 février
1929 qui stigmatisait les « niaiseries philistines au sujet du l’auto-criticisme ».
602
« the appalling state of Marxist studies in England », T.A. Jackson, Dialectics, The logic of Marxism, and its
critics – an essay in exploration, Londres, Lawrence & Wishart, 1936, p. 9. même s’il considérait plus tard que
son livre « est plein de fautes comme l’est un chien de puces … mais avec toutes ces fautes, il concrétise les
résultats de toute une vie de lecture » in Morton, Saville, op. cit., p. 105.
603
Staline cité par Jackson, in Dialectics, op. cit., p. 10. Jackson assimile les réformistes, les sociaux-démocrates
européens à des « opportunistes », des « mencheviks ». Il vise en particulier l’universitaire socialiste Harold
Laski et l’ancien Premier Ministre travailliste Ramsay MacDonald. Les « experts à Moscou » recommandaient la
diffusion de cet ouvrage qui a rencontré un succès populaire bien plus important qu’escompté.
604
“[The work] reveals TAJ’s devotion to Engels and his admiration for Engels’s expository technique.”, in
Morton, Saville, op. cit., p. 105.
605
Que l’on peut traduire imparfaitement par « l’Irlande indépendante » ou « l’Irlande toute seule », « l’Irlande
de son propre chef ».
606
C. Desmond Greaves “Editor’s Preface”, in T.A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 16.
607
Morton et Saville, op. cit., p. 105.

116
trop profane en matière de théorie marxiste tantôt devait revoir ses
connaissances sur l’Irlande.
Vers 1943-44, au bout de sa douzième tentative, son travail est achevé.
Malheureusement, son manuscrit de « 240 000 mots » est deux fois trop long
Ireland pour les éditeurs qui, en ces temps de guerre, ne doivent pas se montrer
Her Own
le travail prodigues en papier. Se sentant trop âgé pour attendre la fin des restrictions, il
d’une vie fit un douloureux choix. Jackson raconte dans ses mémoires : « C’était bien
plus qu’un choc parce que j’avais déjà exclu de mon manuscrit tout ce qui ne
semblait pas essentiel … Il n’y avait pas d’échappatoire facile … Ligne par
ligne, phrase après phrase, je l’ai réécrit … dans l’espace imparti. »608 C. D.
Greaves se rappelle que Jackson commentait qu’en fin de compte « l’histoire
en ressort pure et claire ».609
Cette synthèse embrasse une vaste période qui va de l’Irlande gaélique
à la Partition de l’île. Les tous premiers mots de l’auteur dans sa préface
éclairent les ambitions de ce livre. T. A. Jackson entend expliquer comment
l’Irlande a été conquise, comment le peuple irlandais a rétabli sa souveraineté.
Pourquoi raconter cette histoire ? Jackson pense que « contrairement à la
croyance commune, le processus [de reconquête] n’est pas encore
complet. »610 Il entend faire comprendre les enjeux de la question au petit-
peuple anglais désigné comme son arbitre final. Jackson s’inscrit donc dans la
tradition marxiste prônant l’alliance du mouvement ouvrier anglais et du
nationalisme irlandais. Si Jackson affirme avoir écrit « en tant qu’anglais
principalement pour des anglais », il espère que son livre en ayant aussi des
lecteurs irlandais permette une meilleure compréhension mutuelle.611 Selon
d’ailleurs John Saville et Vivien Morton, le livre a reçu de « grands éloges en
Irlande. »612 Dans cet ouvrage, on peut sentir tout le poids des années trente et
de la Seconde Guerre mondiale avec la forte tendance de Jackson à

608
“It was all the more of a blow because I had already excluded from my MS everything that did not seem
essential … There was no easy way out … Line by line, sentence by sentence, I rewrote it … down to the space
prescribed.” in Morton, Saville, op. cit., p. 106.
609
“ the result may not give full evidence of the sprightly and elegant prose of which he was capable.” & “the
story stands out stark and clear.”, C. Desmond Greaves “Editor’s Preface”, in T. A. Jackson, Ireland Her Own,
op. cit., p. 17.
610
“contrary to common belief, the process is not yet complete.”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 18.
611
Ibid., p. 19.
612
La fin de vie de « TAJ » fut marquée par la mort de sa seconde femme d’une opération, d’un retour au
militantisme ainsi que la publication d’un recueil d’essais sous le titre de Old Friends to keep (1950) et du
premier volume de son autobiographie, Solo Trumpet (1953).

117
amalgamer l’Ordre d’Orange, les Black & Tans ou l’État nord-irlandais avec le
fascisme.613

3. les années cinquante et soixante : un calme historiographique avant la


tempête ?

En 1951, est publié à Londres un ouvrage marxiste au titre évocateur


d’Irish Nationalism and British Democracy.614 Évocateur puisqu’on se souvient
Erich que les liens entre le nationalisme irlandais et le mouvement chartiste puis le
STRAUSS
mouvement ouvrier d’Angleterre était au cœur de la stratégie révolutionnaire de
Karl Marx. Ce travail est la première étude marxiste de facture universitaire sur
l’histoire irlandaise. Malgré certains défauts dont nous reparlerons, elle est
solide et a de quoi rendre jaloux les plus obscurs et ésotériques tenants de ce
que l’on appelle aujourd’hui « l’histoire croisée ». Erich Strauss dit que le sujet
de ce livre est « la connexion entre les deux pays ».615 Le livre traite des
influences réciproques, des interactions entre la sphère politique britannique et
la sphère régionale irlandaise principalement pendant la période de l’Union
(1801-1921). L’accent est mis sur l’effet qu’a eue l’Irlande sur la démocratie
britannique, sa société, sa politique et sa constitution.616
Nous savons peu de chose sur Erich Strauss. La jaquette informe qu’il est
autrichien. Nous pouvons supposer, d’après son nom de famille, qu’il a été
contraint de fuir une Autriche minée et envahie par le national-socialisme dans
les années trente pour la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis à cause de ses
origines juives. Il a travaillé auparavant notamment sur George Bernard Shaw
et sur une histoire sociale de l’URSS.617 Il nous apprend que s’est en

613
aussi peu sympathiques soient cette organisation, ces troupes auxiliaires (surtout) ou ce régime, T. A.
Jackson, Ireland Her Own, op. cit., pp. 145, 414, 431.
614
Eric Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, Londres, Methuen, 1951. [son prénom germanique
« Erich » a été anglicisé, peut-être pour faire vendre davantage]
615
“the nexus between the two countries”, E. Strauss, op. cit., p. V.
616
Ibid. Cf. ibid., p. 71.
617
E. Strauss, Soviet Russia, Anatomy of a social history, Londres, Lane the Bodley Haed, 1941. E. Strauss,
Bernard Shaw : art and socialism, Londres, Gollancz, 1942.

118
s’intéressant aux partis politiques états-uniens et britanniques qu’il a été amené
à étudier l’Irlande.618 E. Strauss se définit comme :

un observateur qui combine une chaude compassion pour la lutte irlandaise contre
l’oppression nationale et l’exploitation économique avec un respect sincère pour les
résultats du développement politique britannique, mais qui est personnellement libre
de l’instinctif préjugé émotionnel qui déforme tellement de livres sur les relations
619
anglo-irlandaises.

L’universitaire autrichien met l’accent continuellement tout au long de son livre


sur la position coloniale de l’Irlande. Ici, il explique le comportement politique
des fenians par le statut de l’Irlande, là il dénonce le fardeau sur le plan
économique de la soumission à la Grande-Bretagne.620 Il faut replacer cette
insistance dans le contexte mondial. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale,
des mouvements de contestations contre les autorités coloniales en Asie, dans
les Indes, au Levant et en Afrique du Nord s’enclenchent. L’indépendance est
octroyée à certains pays (Syrie, Liban, Inde, Ceylan). Des conflits anti-coloniaux
surgissent (Malaisie, Birmanie …) auxquels viennent s’ajouter ceux de la
Guerre froide. Le monde, selon Charles-Robert Ageron, avait pris conscience
que le temps des colonies allait prendre fin.621
Ainsi, pour Erich Strauss, la lutte de l’Irlande pour l’indépendance nationale, de
par :

son caractère colonial en fait le prototype d’un développement qui doit être considéré
parmi le plus important du siècle actuel – l’élévation des peuple coloniaux à la
622
condition de nation indépendante.

618
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. VI.
619
“[…] an observer who combines warm sympathy for the Irish struggle against national oppression and
economic exploitation with genuine respect for the results of British political development, but who is personally
free from the instinctive emotional bias which distorts so many books in Anglo-Irish relations.”, ibid., p. V. Cf.
aussi, ibid., p. 273.
620
Respectivement ibid., p. 147 et p. 42. Plus d’une cinquantaine de fois, E. Strauss dénonce et explique telle
attitude, tel retard économique par la soumission de l’Irlande à l’impérialisme britannique.
621
Ch.-R. Ageron, « Décolonisation », Encyclopaedia Universalis, http://www.universalis-edu.com
622
“its colonial character made it the prototype of a development which must be counted amongst the most
important of the present century – the rise of colonial peoples to independent nationhood.”, E. Strauss, op. cit., p.
274.

119
C’est pour cette raison que l’Ulster a, selon lui, beaucoup plus d’intérêt que ne
le laisserait accroire sa taille et son poids démographique.623 Ironiquement,
quand on songe à la posture marxiste d’E. Strauss, la décolonisation allait
porter un coup à l’idée de « modernité », au projet universaliste, à l’Histoire
avec un grand « H » qui se concevait comme le chemin menant à
l’émancipation de l’Humanité.624 En d’autres termes, et malgré le Tiers-
Mondisme, la décolonisation rongeait un peu plus les fondements du marxisme.
Irish Nationalism and British Democracy est respecté par les tenants de
l’historiographie traditionnelle pour son érudition et parce qu’il montre de la
sympathie pour le mouvement d’indépendance nationale. Sur certains points,
elle a eu une influence évidente sur les historiens.625 Au niveau du simple
corpus marxiste, le livre d’Erich Strauss contient certains éléments marginaux
qui s’avéreront précurseurs des travaux qui vont réviser la doxa marxiste sur
l’Irlande dans les années soixante-dix.

The Life and Times of James Connolly du communiste anglais Charles

C. Desmond Desmond Greaves paraît en 1961 chez Lawrence & Wishart. C. Desmond
GREAVES
Greaves est né en 1913 à Birkenhead près de Liverpool. Son père, qui
travaillait à la poste, et sa mère étaient méthodistes originaires d’Irlande du
Nord. Ses parents étaient des musiciens accomplis qui transmirent à leur fils
cette passion.626 Il obtient à l’Université de Liverpool des diplômes en
botanique, chimie et géographie de 1932 à 1936. En 1934, il rejoint le Parti
Communiste de Grande-Bretagne (CPGB). Il appartient ainsi, comme Eric
Hobsbawm, Christopher Hill ou Edward P. Thompson à la génération « la plus
rouge, la plus radicalisée de l’histoire de l’université [britannique] ».627 Il est
donc de la lutte antifasciste et du Front Populaire,628 ce qui aura une influence
dans son écriture de l’histoire. Pendant la guerre, il est employé au Woolwich

623
Ibid., p. 19.
624
Yves Boisvert, L’analyse postmoderniste, Une nouvelle grille d’analyse socio-politique, Paris, Montréal,
L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, p. 138.
625
Par exemple, sur les poussées sectaires en Armagh à la fin du XVIII e siècle. Cf. Peter Gibbon, The Origins of
Ulster Unionism: The Formation of Popular Protestant Politics and Ideology in the Nineteenth-Century Ireland,
Manchester, Manchester University Press, 1975, p. 43. (P. Gibbon s’oppose à la lecture d’E. Strauss)
626
Anthony Coughlan, C. Desmond Greaves, 1913-1988: An Obituary Essay, Dublin, Irish Labour History
Society, 1990, p. 3. Toutes les indications biographiques proviennent de cet « essai nécrologique » écrit par l’ami
et exécuteur testamentaire pour son œuvre de Desmond Greaves.
627
E. Hobsbawm, Franc-Tireur, op. cit., p. 125.
628
Cf. ibid., p. 259.

120
Arsenal. Il adhère au Connolly Club en 1941. En 1948, il devient rédacteur en
chef du mensuel l’Irish Democrat de l’organisation qui est devenue depuis la
Connolly Association. Il occupa cette fonction jusqu’à sa mort. En 1951, il
démissionne d’une place importante de chercheur en chimie pour se consacrer
à ses activités politiques et journalistiques. Ce tournant dans la vie de C. D.
Greaves est lié en fait à l’affaire Lyssenko, « un parfait imbécile doublé d’un
fumiste », comme le qualifiait Marcel Prenant dont Greaves avait traduit le livre
Biologie et marxisme (1935) en 1938.629
Par le biais de la Connolly Association et de ses ouvrages, il allait dédier son
existence à la cause de la réunification de l’Irlande. Sa stratégie était de mettre
en scène des campagnes d’opinion en Grande-Bretagne pour dénoncer le
régime discriminatoire d’Ulster. Cette stratégie fut inscrite dans la constitution
de l’association en décembre 1955.630 A la question : les activités de C. D.
Greaves étaient-elles déterminées par la ligne du parti communiste
britannique ?, Anthony Coughlan répond que c’était plutôt feu son ami qui
tentait d’imposer sa politique irlandaise au parti.631
The Life and Times of James Connolly est assurément un livre majeur
The Life de l’historiographie de Connolly. Greaves avait envisagé une histoire marxiste
and
Times du mouvement ouvrier irlandais dès les années quarante. Devant l’ampleur de
of James
la tâche, il divisa son travail en deux parties axées sur les vies de Connolly et
Connolly
de Liam Mellows (1895-1922).632 Dans sa biographie de Connolly, il se
concentre sur la vie politique du révolutionnaire, renvoyant au livre de la fille du
révolutionnaire, Nora Connolly O’Brien, pour sa vie privée et émotionnelle.633 Il
s’agit d’un récit allant du berceau à l’exécution du socialiste irlandais. Un
épilogue décante ce que le lecteur doit retenir de cette vie selon le militant
communiste. Une partie de la valeur du livre réside dans le fait qu’il a récolté
nombre de témoignages de gens qui ont connu Connolly. Cela lui permit ainsi

629
Entretien avec Anthony Coughlan à son bureau du Trinity College de Dublin. 6 février 2006. « PRENANT
Marcel (1893-1983) », in Jean Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Paris, Ed.
ouvrières, tome 39, 1990.
630
Anthony Coughlan, C. Desmond Greaves, 1913-1988: An Obituary Essay, op. cit., p. 7.
631
Entretien, 6 février 2006.
632
Anthony Coughlan, C. Desmond Greaves, op. cit., p. 14. Il écrivit également une histoire du travail salarié en
Irlande en trois chapitres qui ne fut jamais publiée mais qui servit de base à ses travaux. Il réunit aussi des
matériaux sur Seán Murray, mais cela n’a jamais abouti. (ibid.)
633
C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, Londres, Lawrence & Wishart, 1986 (4ème édition,
1ère éd. 1961), p. 9.

121
d’établir que Connolly était né à Edimbourg et qu’il servit dans l’armée
britannique de 14 à 20 ans.634 Greaves maîtrise de plus une masse importante
de textes. Malheureusement, il ne cite que rarement ses références.635 Sa
propension à rapprocher les pensées de Lénine et de Connolly sera discutée
longuement dans le chapitre 5 quand nous traiterons de l’historiographie du
révolutionnaire irlandais.
En 1963, il publie The Irish Question and the British People.636 Ce livret
tire les conséquences, entre autres, de l’échec de la campagne des frontières
de l’IRA (1956-1962) et réaffirme sa position sur la possibilité d’en finir avec la
Partition par des voies démocratiques.637 C. D. Greaves est présenté souvent
comme celui ayant conçu l’idée de la campagne des droits civiques pour faire
plier le régime unioniste.638 C. D. Greaves affirme dans The Irish Question and
the British People sa croyance en la nécessaire indépendance nationale,
notamment pour construire une politique économique viable,639 son opposition
à l’entrée de l’Irlande dans la communauté européenne 640 et ses positions anti-
atlantistes. Nous reverrons ces thèses plus en détail quand nous traiterons de
The Irish Crisis (1972) qui est une extension et une mise à jour de cette étude.
La même année paraît sa brochure sur Theobald Wolfe Tone pour
Theobald commémorer le deux-centième anniversaire de sa naissance. Pour Greaves,
Wolfe
Tone and Tone (1763-1798) était « […] un des leaders politiques les plus saisissants
the Irish
Nation produits par tout pays dans sa lutte pour l’indépendance nationale. »641 La

634
A. Coughlan, op. cit., pp. 14-15.
635
Ainsi, comme le note Brian Hanley, Greaves prête à Connolly une phrase qu’il aurait dite la veille de
l’insurrection de 1916 à son Irish Citizen Army : « En cas de victoire, accrochez-vous à vos fusils, comme ceux
avec lesquels nous combattons peuvent arrêter avant que notre but soit atteint. Nous somme dehors pour la
liberté économique autant que pour la liberté politique. », "In the event of victory, hold on to your rifles, as those
with whom we are fighting may stop before our goal is reached. We are out for economic as well as political
liberty.", C. D. Greaves, op. cit., p. 403. Cf. Brian Hanley, “Greaves the historian (1)”, conférence donnée à la
Desmond Greaves Summer School, le 27 août 2005, in http://www.irishdemocrat.co.uk Il s’agit d’une des
phrases les plus connues et des plus importantes du livre de Greaves. Il l’a tient peut-être d’une source orale
fiable, même si la mémoire est oublieuse et complaisante, mais il est toujours possible qu’il ait romancé.
636
C. D. Greaves, The Irish Question and the British People, Londres, Connolly Publication, 1963.
637
Ibid., p. 30.
638
A. Coughlan, op. cit., p. 8. Seán Redmond, Desmond Greaves and the Origins of the Civil Rights Movement
in Northern Ireland, Londres, Connolly Publication, 2000. Fait corroboré par Richard English, Irish Freedom,
op. cit., p. 366. English s’appuie notamment sur les écrits de Derry Kelleher. Cf. C. D. Greaves, The Irish
Question and the British People, op. cit., p. 28.
639
Ibid., p. 29.
640
Ibid., p. 28. Seule l’opposition de De Gaulle l’avait empêché en 1962.
641
“[…] one of the most striking political leaders produced by any country in its struggle for national
independence.”, C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, Connolly Publications Ltd., 1989
(1ère éd. 1963), p. 6. A noter que la seconde édition a été réaliser pour commémorer un autre bicentenaire.

122
préface de C. D. Greaves est éclairante sur l’intérêt qu’il porte au leader des
Irlandais Unis. Il y affirme que l’histoire prouve que la « séparation [de l’Irlande
par rapport à la Grande-Bretagne est] nécessaire ».642 Selon C. Desmond
Greaves, qui reprend une formule de Connolly, « Wolfe Tone était le premier
homme à proposer la reconquête de l’Irlande par le peuple irlandais […] »643 Il
est amusant de voir que C. D. Greaves réécrit une phrase de Lénine en disant
que « […] la lutte nationale irlandaise ne peut être séparée de la
politique. Wolfe Tone n’a pas fait une lutte nationale “pure” contre l’Angleterre,
parce qu’une telle lutte nationale “pure” est impossible ».644 Et Greaves de dire
ensuite que les écrits de Tone sont pleins « d’avis de classes ».645 Ceci n’est
pas faux, quoiqu’il faille prendre garde à ne pas trop sur-interpréter la
compréhension de la lutte nationale en termes de classes par Wolfe Tone (Cf.
fin du chapitre 4). Ce que l’on retient est que l’appel en direction de l’IRA est
« gros comme le Kremlin ». Après l’échec retentissant de la campagne des
frontières, l’IRA amorce sa politisation et son virage à gauche par l’intermédiaire
de Cathal Goulding qui remplace Ruairí Ó Brádaigh comme chef d’État-major
de l’armée irrégulière en 1962.646 Goulding est un marxiste qui entraîne l’IRA et
le Sinn Féin à mettre moins l’accent sur l’entraînement militaire et davantage
sur une approche socialiste de la lutte nationale.647 Sous prétexte de
commémorer le bicentenaire de Tone, des comités républicains fleurirent. A
partir d’iceux des Wolfe Tone Societies qui avaient pour objectif de promouvoir
« une république irlandaise unie »648 s’établirent dans les villes irlandaises.
Cathal Goulding fut assisté dans son évolution par de jeunes intellectuels : Roy
Johnson et Anthony Coughlan. Ces deux hommes ont adhéré à la Connolly

642
“Separation is necessary […]”, ibid.
643
“Wolfe Tone was the first man to propose the reconquest of Ireland by the Irish people […]”, ibid., p. 7.
644
“[ …] the Irish national struggle cannot be separated from politics. Wolfe Tone did not wage a “pure”
national struggle against England, because such a “pure” national struggle is impossible.”, ibid., p. 7. Rappelons
la phrase de Lénine en réponse à la lecture négative que faisait Karl Radek de l’Easter Rising : « Quiconque
attend une révolution sociale « pure » ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. » Lénine, « Bilan d’une
discussion sur le droit des nations. 10. L’insurrection irlandaise de 1916 », op. cit., p. 383.
645
“his works are full of class judgements”, ibid.
646
Richard English, Armed struggle : the history of the IRA, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 82.
647
Ibid., p. 84.
648
“a united Irish republic”, ibid., p. 85. Issue de la constitution des Wolfe Tone Societies.

123
Association lors de leur passage à Londres et furent tous deux
considérablement influencés par Desmond Greaves.649
La stratégie de Greaves et des dirigeants des Wolfe Tone Societies est
qualifiée d’« ingénieuse » par Richard English.650 Ce dernier se réfère aux
travaux de Bob Purdie (que nous reverrons bientôt) pour montrer que l’initiative
du lancement de la NICRA (Northern Ireland Civil Rights Association) est due à
la branche dublinoise de la Wolfe Tone Society.651
L’écriture de l’histoire a donc ici toute sa place dans un projet politique
cohérent en établissant en particulier des ponts entre communistes et
républicains.652

Mais l’Irlande des années soixante est loin de ne se résumer qu’aux


changements de stratégie des républicains. Seán Lemass succède en 1959
aux fonctions de Taoiseach au patriarche Éamon de Valera élu à la présidence
de la République. Lemass, qui portait dans sa jeunesse lui aussi les valeurs de
l’Irlande traditionnelle héritées de la révolution nationale, s’est employé à
dépasser les idéaux autarciques, gaéliques et d’une Irlande unie.
En 1959 est donc abrogée la « Loi des Industriels » (“Manufacturers Act”)
dernier rempart de la politique protectionniste. Le nouveau gouvernement
entend ainsi attirer des capitaux étrangers. Logiquement, est instauré en 1965
le libre-échange entre Irlande et Grande-Bretagne. Les Irlandais éprouvaient
dans les années soixante, qui ont été appelé plus tard « la meilleure des
décennies »,653 un sentiment de nouveauté. En 1965, par deux fois les premiers
ministres de la République et de l’Irlande du Nord se sont rencontrés.

649
Ibid., p. 86. R. English note l’influence de Peadar O’Donnell et George Gilmore sur Greaves, Goulding et
Coughlan.
650
Richard English, Armed struggle, op. cit., p. 88 et p. 90.
651
Ibid., p. 91.
652
Greaves dira plus tard que les leaders de l’IRA qui ont voulu politiser le mouvement républicain n’ont pas
compris le socialisme. C. D. Greaves, The Irish Crisis, Londres, Lawrence & Wishart, 1972, p. 151. Ils étaient,
selon Greaves, toujours républicains. Ils n’eurent pas le temps de digérer la théorie et paient leurs erreurs faites
depuis 1939, c’est-à-dire la date où l’organisation républicaine lança des attentats contre Londres. Bob Purdie
fait la même critique : Bob Purdie, “Reconsiderations on Republicanism and Socialism”, in Austen Morgan, Bob
Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 74-95, p. 83.
653
Fergal Tobin, The Best of Decades : Ireland in the 1960s, Dublin, Gill and Macmillan, 1984, cité in Dermot
Keogh, Twentieth-Century Ireland, Nation and State, Dublin, Gill & Macmillan, 1994, p. 243.

124
Irish Agricultural Production de l’économiste Raymond Crotty paru en

Raymond 1966 doit se comprendre dans ce contexte de changement de politique


CROTTY
économique de la République. 654 Raymond Crotty était fermier dans le comté
de Kilkenny. Il révèle dans la préface que cette expérience fut le point de
départ de ses réflexions :

Il m’apparu que la politique officielle en rapport à l’agriculture était, à un haut degré,


655
incompatible avec l’objectif d’augmenter la production agricole.

R. Crotty est désormais conférencier à l’Université galloise de Aberystwyth. Il


espère que son livre stimulera une nouvelle compréhension de l’agriculture
irlandaise – son passé, son présent et, par-dessus tout, son futur ».656 Son futur
apparaissait en tout cas bien sombre aux fermiers qui marchèrent à Dublin en
octobre 1966 contre les prix agricoles et les conditions de vie.657 Raymond
Crotty est respecté de toute part pour ses travaux chez les marxistes.658
Mais son autorité va bien au delà. Ainsi, selon l’expression de Liam Kennedy et
David S. Johnson, Raymond Crotty assène « la remise en question
fondamentale »659 de l’historiographie économique de l’Union (1801-1921).
Nous le constaterons dans le chapitre 3. Gardons tout de même à l’esprit que
c’est plus le climat d’une Irlande en changement qui a déterminé ses résultats
que la tradition marxiste et, dans une moindre mesure encore, connollienne.

En 1966 est célébré le cinquantième anniversaire de l’Easter Rising


dans la République. L’intérêt pour Connolly s’accroît alors. Desmond Greaves
prononce une conférence qui est en partie une réponse à un article
« révisionniste » publié dans History Today par A. P. Ryan, redacteur adjoint du

654
R. Crotty, Irish Agricultural Production, Its Volume and Structure, Cork, Cork University Press, 1966.
655
“It appeared to me that official policy in relation to agriculture was, to a high degree, incompatible with the
objective of increasing farm output.”, ibid., p. V.
656
Ibid.
657
Dermot Keogh, Twentieth-Century Ireland, op. cit., p. 290.
658
Par Desmond Greaves ou des historiens que nous allons rencontrer bientôt. Lysaght voit en lui, « peut-être le
plus grand économiste agraire de l’Irlande » [D. R. O’Connor Lysaght, The Republic of Ireland: an hypothesis in
eight chapters and two intermissions, Cork Mercier Press, 1970, p. 205.] Cf. aussi: BICO, The Economics of
Partition, Belfast, BICO, 1972, (4ème éd. révisée et augmentée, 1ère éd.1967, 2ème et 3ème janv. et nov. 1969), p.
36.
659
“the fundamental challenge”, Liam Kennedy et David S. Johnson, “The Union of Ireland and Britain, 1801-
1921”, in D. George Boyce et Alan O’Day, The making of modern Irish history: revisionism and the revisionist
controversy, Londres et New York, Routledge, 1996, pp. 34-70, p. 56.

125
Times de Londres. Cette conférence sera publiée sous forme de brochure en
1966 par le CPGB puis en 1991.660 Comme le montre Brian Hanley, en
s’opposant « au mythe du sacrifice sanglant », C. D. Greaves réagissait au
« révisionnisme » du journaliste qui ne voyait dans l’Easter Rising qu’un coup
symbolique sans espoir de succès ayant exacerbé les tensions alors qu’une
transition pacifique vers le Home Rule était possible. Mais C. D. Greaves allait
aussi à l’encontre de la lecture nationaliste traditionnelle. Les nationalistes
étaient satisfaits de savoir qu’un sacrifice pouvait mener à la révolution
nationale. L’historien communiste montrait, au contraire, que l’insurrection était
planifiée et qu’elle aurait pu réussir.661 Un article, moins intéressant, du
662
trotskyste Ted Grant paraît également. Plus généralement, cette
commémoration provoque, comme le dit Roy Foster, des « résultats
historiographiques inattendus »663 comme la composition d’un article d’un
historien jésuite, le Père Francis Shaw, s’attaquant au nationalisme et à la
vision de l’histoire de Patrick Pearse.664


Ce chapitre a couvert le siècle allant des écrits politiques et d’histoire
de Marx, Engels et Connolly sur l’Irlande jusqu’à l’orthodoxie communiste qui se
fait la variante marxiste d’un discours nationaliste. Nous aurions pu, en ce sens

660
C. D. Greaves, The Easter Rising as history, Londres, History Group of the Communist Party, 1966; C. D.
Greaves, 1916 as History, The Myth of the Blood Sacrifice, Dublin, The Fulcrum Press, 1991.
661
Brian Hanley, “Greaves the historian (1)”, conférence donnée à la Desmond Greaves Summer School, le 27
août 2005, in http://www.irishdemocrat.co.uk Comme le signale D. Hanley, de nombreux historiens depuis vont
dans le sens de Greaves sur ce point précis.
662
Ted Grant, “Connolly and the 1916 Easter Uprising “, www.marxists.org (écrit en avril 1966). Ted Grant, de
son vrai nom Isaac Blank est né en 1913 à Johannesburg. La rencontre avec Ralph Lee est déterminante pour sa
conversion au communisme. Il devient trotskyste en tombant sur The Militant de James Cannon en 1929. En
1934, il part pour la Grande-Bretagne. Avec son mouvement, il participe à de nombreuses grèves et adhère à la
IV e Internationale en 1944. Après de nombreuse scissions, il fonde en 1964 The Militant. De 1956 à 1965 son
courant était la section officielle de la IV e Internationale. Cf. par un camarade : Rob Sewell, Ted Grant: A Brief
Biography, in http://www.tedgrant.org/bio/, 2002 ; http://en.wikipedia.org/wiki/Ted_Grant ; Il va sans dire que
ce genre d’article sur Connolly et l’Easter Rising a dû foisonner chez les militants.
663
“[…] the commemoration of the 1916 rising produced some unexpected historiographical results.”, R. Foster,
“History and the Irish Question”, in C. Brady, Interpreting Irish history, op. cit., pp. 122-145, p. 141.
664
Ibid., cet article ne sera publié qu’après la mort de son auteur en 1972, à l’époque où les violences faisaient
rage en Irlande du Nord. Cf. Francis Shaw, « The Canon of Irish History : A challenge », Studies, LXI, 1972. Cet
article est traité en détail in P. Gkotzaridis, La révision de l’histoire en Irlande et ses liens avec la théorie, op.
cit., p. 19 et suiv.

126
par exemple, d’avantage parler pour le comparer avec les marxistes, du
socialiste anglais ayant des affinités républicaines, Richard Michael Fox. Ce
dernier n’aime d’ailleurs guère le dogmatisme des marxistes.665
Bien que des signes avant-coureurs annonçaient, comme nous venons
de le voir, des changements dans l’historiographie, cette dernière allait
connaître un véritable tournant au déclenchement de la crise en Irlande du
Nord.

665
R. M. Fox, James Connolly : the Forerunner, Tralee, The Kerryman Limited, 1946, p. 14.

127
Chapitre 2:

« Troubles », crises, révisions,


profusion plurielle & reflux :
le marxisme et l’éclatement
de la chape historiographique

« Mais pareille aux kaléidoscopes qui


tournent de temps en temps, la société place
successivement de façon différente des
éléments qu’on avait crus immuables et
compose une autre figure. »

MARCEL PROUST, Á l’ombre des jeunes filles en


fleurs (1919) 666

666
In Á la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, nrf, « Bibliothèque de la Pléiade », (tome 1), 1987, p.
507. Le fait de citer « la Recherche » est bien le comble du pédantisme pour un étudiant d’histoire !

128
Nous avons vu que les années soixante furent une période de
changements profonds dans la République d’Irlande et en Irlande du Nord. Dire
que tous les chemins mènent aux « Troubles » et à une nouvelle façon d’écrire
l’histoire serait faire preuve d’une certaine téléologie qu’il vaut mieux renvoyer
aux poubelles de l’histoire et aux cagibis de l’historiographie.667
Cependant les violences sectaires en Irlande du Nord s’insèrent dans un
contexte de modernisation des sociétés irlandaises. Cette modernisation, qui a
été jugée indispensable, et la campagne pour les droits civiques ont mis en
branle l’édifice de la société nord-irlandaise.
Les violences sectaires en Irlande du Nord ont eu un impact majeur sur
l’écriture de l’histoire. L’histoire a fait l’objet d’abus, servant à justifier des
revendications communautaires. Comme le dit Tom Dunne :

L’histoire a été une arme dans le conflit, des milliers [de personnes] ont été les
victimes, en effet, de versions concurrentes du passé, souvent citées pour légitimer
668
leurs morts.

Devant cette situation les historiens de tout poil ont focalisé leurs recherches
sur l’Irlande du Nord. Les historiens professionnels ne pouvaient plus écrire la
même histoire. La vieille garde attirait alors de nouveau l’attention sur leurs
méthodes et sur la nécessité de débarrasser l’histoire de la mythologie.669 La
jeune génération écrivait sous la hantise de ne pas donner de nouvelles
munitions à l’IRA. Le rêve national d’une Irlande unifiée était de plus en plus
enfoui. La population de la République ne voulait d’ailleurs en majorité pas de
cette réunification et de l’importation des problèmes et des tensions qu’elle
entraînerait. Cette crise a changé la perception qu’avaient les sociétés
irlandaises d’elles-mêmes. Michel de Certeau écrit qu’ « un changement de la
société permet une distance de l’historien par rapport à ce qui devient

667
Cf. : « Naguère encore, tous les chemins menaient à la révolution [de 1642]. Les autoroutes de l’histoire
connaissent désormais une circulation alternée. », B. Cottret, Histoire d’Angleterre, Paris, PUF, « Nouvelle
Clio », 1996, p. 89.
668
“History has been a weapon in the conflict; thousands have been victims, in effect, of competing versions of
the past, often cited to legitimize their deaths.”, Rebellions, Memoirs, Memory and 1798, Dublin, The Lilliput
Press, 2004, p. 60.
669
T. W. Moody, “Irish history and Irish mythology”, C. Brady (ed.), Interpreting Irish history: the debate on
historical revisionism, 1938-1994, Blackrock, Co. Dublin, Irish Academic Press, 1994, pp. 71-86 (1ère éd. 1978,
d’une conférence donnée à Trinity College de 1977]

129
globalement un passé. »670 C’est ce que nous allons voir avec l’apparition de
nouvelles postures marxistes d’écriture. Nous allons également étudier la façon
dont les scripteurs marxistes ont perçu leur pratique de l’histoire et ont formulé
leur proposition d’historicité aux sociétés irlandaises, britanniques, aux
travailleurs ou militants dans ces années de crises.

I. entre écritures de crise, réajustement de


l’orthodoxie et révision :

la riche et tumultueuse période des années soixante-dix

(1969-1979)

1. Les écritures de crise : l’Irlande du Nord comme nouvelle focale et


l’affirmation d’une génération sous d’autres labels (1969-1972)

Nous appelons « écritures de crise », celles qui, traitant de l’Irlande du


Nord, se sont pratiquées entre les émeutes de l’été 1969 à Derry et l’année
1972 où le gouvernement et le parlement d’Ulster sont abolis par Londres qui
prend en main la direction des affaires des six comtés en mars. Ces
historiographies témoignent des incertitudes du temps.

670
M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2002 (1ère éd. 1975), p. 92.

130
a.) Le tournant de 1969

En 1968, alors que l’on fêtait le centième anniversaire de la naissance de


671
James Connolly et que l’on commémorait la venue au monde de Karl Marx
cent-cinquante ans plus tôt,672 une « terrible hideur » s’apprêtait à voir le jour.
La modernisation économique et sociale de l’Irlande du Nord, le
décloisonnement amorcé des rapports entre les communautés, la pression des
manifestants dont l’ardeur fut attisée par la révolte de la jeunesse occidentale
voire mondiale 673 et la réaction d’une partie des protestants ont engendré entre
octobre 1968 et août 1969 un engrenage de violence se soldant par les
émeutes de Derry et les premiers morts. Les « Troubles » en Irlande du Nord
ont vu s’affirmer une nouvelle génération de militants.674

Intéressons-nous tout d’abord à The Struggle in the North paru en 1969


à Londres.675 Son auteur, le leader du People’s Democracy, Michael Farrell est
Michael né en 1944 dans le comté de Derry.676 Élevé dans une famille de classe
FARRELL
moyenne catholique, il se destine d’abord à la prêtrise. Étudiant au Queen’s
University de Belfast, il occupe des fonctions de représentant étudiant et la
677
présidence du QUB Labour Group (1965-66). Il faisait partie, avec
notamment Bowes Egan et Éamonn McCann, de la minorité des étudiants
activistes qui s’aggloméraient autour du Queen’s University Independent Left
(QUB Labour Group) et qui s’impliquèrent pour le mouvement des droits

671
Le Communist Party of Ireland et sa maison d’édition New Books Publication republièrent pour marquer
l’événement “The Re-Conquest of Ireland”, “Erin’s Hope and The New Evangel”, ainsi que les écrits militaires
du grand homme sous le titre “Revolutionary Warfare”. Cf. : C.P.I., Outline History, Dublin, New Books
Publications, 1975, pp. 21-22.
672
Par exemple, à Paris se tenait en même temps que la grève étudiante, un congrès sur « Marx et la pensée
scientifique contemporaine » organisé par l’UNESCO auquel participait Eric Hobsbawm, Cf. : Franc-tireur,
Autobiographie, Paris, Ramsay, 2005, p. 297.
673
A laquelle s’ajoute toute une culture contestataire : contestation contre les armes nucléaires ou la guerre du
Vietnam.
674
Ces jeunes militants avaient probablement produit des textes historiques avant les Troubles mais l’histoire ne
les a pas retenu. Il faudrait compulser les journaux militants. Une exception : la première version de 1967 de The
Economics of Partition du BICO a eu vraisemblablement une certaine importance.
675
Michael Farrell, Struggle in the North, in http://marxists.de/ireland/farrell/north.htm
[1ère éd. en brochure : Londres, Pluto Press, 1969 (réed. Belfast, Peoples Democracy, 1972)]
676
Nous utilisons la note biographique dans A. Morgan, B. Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class,
Londres, Inks Links, 1980. p. 125 ainsi que l’article de wikipedia.
677
les détails du parcours de M. Farrell qui suivent sont tirés de : Paul Arthur, The People’s Democracy 1968-73,
Belfast, The Blackstaff Press, 1974, pp. 23-24. Paul Arthur est un ancien membre du People’s Democracy.

131
civiques à travers le Working Committee on Civil Rights in Northern Ireland
lancé en avril 1964. En 1967, il devient membre exécutif du Northern Ireland
Labour Party (NILP)678 et membre fondateur et premier président de l’Irish
Association of Labour Student Organisation (IALSO). Il fut également membre
679
du mouvement trotskyste l’Irish Workers’ Group issu d’une scission d’une
première scission du Parti Communiste de Grande-Bretagne [Cf. Annexes].
Enfin, il devient en juin 1968, le premier président de la Young Socialist Alliance
(YSA) alors qu’il s’était inscrit à l’université de Strathclyde pour suivre des cours
de sciences politiques. Paul Arthur dit de lui que :

ses talents comme organisateur, orateur – d’aucuns diraient ‘démagogue’ – et


agitateur sont incontestables. Plus qu’aucun autre, il personnifie le People’s
680
Democracy dans toute ses phases.

681
Le mouvement estudiantin d’agitation People’s Democracy a été créé le 9
octobre 1968. Il est né de la vague d’indignation qu’ont suscitées les exactions
People’s policières du 5 octobre à Derry retransmises à la télévision contre les
Democracy
et manifestants qui revendiquaient des droits civiques pour les catholiques
le début des
d’Ulster.682
« Troubles »
Le People’s Democracy est un mouvement axant sa politique sur la
spontanéité. Il calque ses actions sur le mouvement étudiant européen
(marches, sit-in …).683 Le PD est lié au courant de la « Nouvelle Gauche »
britannique : la New Left. La « Nouvelle Gauche » britannique est un
mouvement hétérogène d’anciens communistes, de déçus du Labour et
d’étudiants qui se regroupèrent en réponse aux crises de Suez et de Hongrie et
consolidèrent leurs liens autour de la Campagne pour le désarmement

678
De même que E. McCann à Derry. Le NILP est un parti social-démocrate.
679
qualifié d’organisation subversive le 16 octobre 1968 par le ministre de l’Intérieur William Craig. Cf. : Paul
Arthur, op. cit., p. 24.
680
“His talents as organiser, orator – some would say ‘demagogue’ – and agitator are unquestionnable. More
than anyone else he personifies the People’s Democracy in all its phases.”, P. Arthur, ibid.
681
Le traducteur Jean-Pierre Carasso a raison d’écrire qu’il est malheureux de traduire « People’s Democracy »
par « Démocratie populaire ». En effet, comme il le souligne : « en Anglais people signifie aussi « les gens », ce
qui donne à cette ronflante « Démocratie du Peuple » une coloration bon enfant que nous rendrions volontiers
par : « Démocratie de tout le monde, de tout un chacun », J.-P. Carasso, La Rumeur Irlandaise, Paris, Champ
Libre, 1970, p. 84 (note).
682
2 000 personnes dont 6 parlementaires (parmi lesquels 3 anglais venus comme observateurs) et 40 membres
du Young Socialist Alliance de Farrell qui se sont déplacés de Belfast. P. Arthur, op. cit., p. 28.
683
P. Arthur, op. cit., p. 22.

132
nucléaire. Sans avoir construit une organisation politique, ils créèrent, comme le
dit Denis Dworkin « un nouvel espace politique à gauche », autour notamment
de la New Left Review.684 Ce mouvement eut un impact considérable sur le
monde de la pensée britannique et contribua à fonder le marxisme culturel en
Grande-Bretagne.685
En somme, le People’s Democracy est, à ses débuts, un mouvement
hétérogène et spontanéiste de jeunes étudiants radicaux tentant de se faire
entendre au sein du Mouvement des Droits Civiques. Le gros de ses troupes
est nouveau en politique. Ces jeunes gens peuvent avoir des origines
catholiques (Bernadette Devlin) ou protestantes (Paul Bew, Geoffrey Bell – que
nous reverrons). Parmi ses animateurs principaux on trouve des gens venant
du trotskysme ou de l’anarchisme.
Les premières marches organisées par le mouvement évitent les slogans
révolutionnaires et s’organisent autour de demandes modérées.686 Cependant,
la marche de quatre jours de Belfast à Londonderry en janvier 1969 que ces
étudiants décidèrent contre l’avis de la N.I.C.R.A. notamment attisa les
tensions. Le dernier jour, ils furent pris en embuscade à Burntollet par des
extrémistes protestants qui leur témoignèrent leur affection à coups de pierres
et d’objets contondants, parfois cloutés, sous le regard passif des policiers.687
Les manifestants avaient choisi de ne pas répondre aux coups et de fuir. Dans
son rapport, Cameron qualifiera la marche de « martyre calculé » pour attiser
les tensions. La « Longue Marche» eut, selon la commission, des « effets
désastreux » pour les modérés, et « polarisa les éléments extrêmes dans les
communautés dans chaque endroit où elle pénétra.»688 Bernadette Devlin
estime qu’après Burntollet les gens du PD devinrent « beaucoup plus
conscients politiquement qu’auparavant. D’une forme de socialisme assez
vague, nous avions évolué vers un socialisme engagé. »689 Paul Arthur affirme
d’ailleurs que la marche peut être vue comme une tentative de construire une

684
Dennis Dworkin, Cultural Marxism in postwar Britain : history, the new left, and the origins of cultural
studies, Londres, Duke University Press, 1997, p. 45.
685
Ibid., p. 79.
686
P. Arthur, op. cit, p. 30.
687
Cf. : B. Devlin, Mon âme n’est pas à vendre, Paris, Seuil, 1969, [trad. Jacqueline Simon], pp. 137-142.
688
“It polarized the extreme elements in the communities in each place it entered.”, Cameron Commission cité in
Paul Arthur, op. cit., p. 41. P. Arthur tient à rendre compte tout de même de « l’innocence politique sincère » de
la plupart des participants qui croyait que le monde allait se rallier à leur pacifisme. (ibid., p. 43).
689
B. Devlin, op. cit., p. 144.

133
alliance entre ouvriers et étudiants 690 et qu’elle a affirmé l’existence politique du
People’s Democracy au sein du mouvement des droits civiques.691
Aux élections de février 1969, le People’s Democracy connu un succès
inespéré. Michael Farrell s’invita à l’élection du Bannside entre le révérend Ian
Paisley et le premier ministre O’Neill atténuant la victoire de ce dernier et
contribuant à sa future démission.692 Bernadette Devlin devient la député du
Moyen-Ulster à Westminster. Le People’s Democracy est au faîte de sa gloire
mais la politisation a entraîné la disparition de la plupart de ses soutiens
étudiants.693 En avril, alors que certains se voient « dans une situation pré-
révolutionnaire »694 l’enthousiasme commence à décliner. En juillet, des
émeutes se déclenchent à Derry. Une surenchère de violence à Derry et à
Belfast entraîne l’intervention des troupes britanniques.

The Struggle in the North fut écrit dans la période qui suit les émeutes.
The En sept courts chapitres, le livret tente d’expliquer historiquement la nature de
Struggle
in l’État nord-irlandais et remonte pour ce faire à la crise du Home-Rule et
the North
l’utilisation par les capitalistes des haines religieuses (Ch. 1). Farrell s’arrête
ensuite sur le O’Neillisme, la campagne des droits civiques, la réaction des
protestants et explique la non-intervention de la République lors des
« Troubles » par ses rapports néo-coloniaux avec la Grande-Bretagne (Ch. 4).
Farrell n’hésite pas à brandir la menace du « fascisme orange » (Ch. 3).
Considérant que la Grande-Bretagne veut se débarrasser de l’Irlande du Nord
comme elle lui coûte dorénavant plus qu’elle ne lui rapporte, il discute la
solution fédérale et lui oppose « la lutte pour la République Socialiste de
Connolly ».695
Il s’agit, à travers cette brochure, de justifier les positions et l’attitude du
People’s Democracy, mouvement étudiant devenu parti révolutionnaire. Le
texte renvoie dos à dos les unionistes modérés et les politiciens du Fianna Fail

690
Paul Arthur, op. cit., p. 40.
691
Ibid., p. 43. en plus, dit-il, d’avoir peut-être augmenté les divisions sectaires, de créer une élite politique au
sein du PD et d’affaiblir le Premier Ministre, Terence O’Neill.
692
Même si sa défaite était consommée de toute façon au sein du parti unioniste.
693
Paul Arthur, op. cit., p. 51.
694
“in a pre-revolutionnary situation”, Éamonn McCann, People’s Democracy, “People Democracy Militants
Discuss Strategy” in New Left Review, n°55, mai-juin 1969., cité in P. Arthur, op. cit., p. 51.
695
“the struggle for Connolly’s Socialist Republic”, in “Chapter Seven”, in M. Farrell, Struggle in the North, in
http://marxists.de/ireland/farrell/north.htm (Cf. : aussi: la Préface)

134
et traduit un certain optimisme quand il affirme que les choses ont avancé parce
que les gens sont plus au courant de ce qui se passe en Irlande du Nord.696

L’année 1969 a vu également un autre leader emblématique du


Bernadette People’s Democracy publier un livre : Bernadette Devlin. Cette étudiante en
DEVLIN
psychologie au Queen’s University de Belfast est d’origine modeste et
catholique.697 Étant douée pour les joutes oratoires, elle devient une des
activistes les plus en vue du People’s Democracy. Elle se fait connaître dans le
monde entier en étant élue député du Moyen-Ulster à Westminster à 22 ans.
The Price of my Soul (qui fut traduit très vite en français) 698 n’est pas un travail
historique mais un récit autobiographique entrepris, selon elle, pour :

essayer d’expliquer comment ce tout qu’est l’Irlande du Nord avec ses problèmes
économiques, sociaux et politiques, a secrété ce phénomène singulier qu’est
699
Bernadette Devlin.

Au delà de cela, il s’agit d’un ouvrage politique qui prêche une Irlande socialiste
et unifiée 700 et qui se réjouit d’avance de la chute du pouvoir unioniste.701
Dans un style alerte, avec beaucoup d’espièglerie et parfois certaines
naïvetés,702 Bernadette Devlin retrace cette vie qui la faite socialiste.703 Elle y

696
début du chapitre 1.
697
Elle représente bien une des vertus de la politique britannique d’État-Providence mise en place au sortir de la
guerre par le gouvernement Attlee. Le Education Act de 1947 a permis a nombre de jeunes catholiques de faire
des études supérieures.
698
Mon âme n’est pas à vendre, Paris, Seuil, coll. « combats », 1969, [trad. Jacqueline Simon] Conor Cruise
O’Brien pense que le titre a peut-être un rapport avec le fait que l’allégorie de l’Irlande, Cathleen ni Houlihan,
dans la pièce de W. B. Yeats The Countess Cathleen fut contrainte de vendre son âme pour sauver celle des
paysans. Cf. C. C. O’Brien, States of Ireland, St Albans, Panther, 1974 (1ère éd. 1972), p. 59.
699
B. Devlin, Mon âme n’est pas à vendre, ibid., p. 5. En 1975, Maurice Goldring écrira : « L’Irlande est un pays
où l’histoire est autobiographique, et l’autobiographie historique. », M. Goldring, L’Irlande: Idéologie d’une
révolution nationale, Paris, Editions sociales, 1975, p. 9. Cela est moins vrai aujourd’hui bien que par exemple,
la première des trois parties du livre Rebellions, Memoirs, Memory and 1798 (Dublin, The Lilliput Press, 2004)
de l’historien Tom Dunne (qui est un descendant d’une victime de la répression de 1798, John Rice, et du
fondateur des Irish Christian Brothers Edmund Ignatius Rice) soit autobiographique.
700
« lorsque le moment viendra, le combat ne devra pas être mené dans les six comtés par les catholiques, mais
dans l’Irlande tout entière et par toute la classe ouvrière : seule une révolution menée par la classe ouvrière de
toute l’Irlande pourra permettre au petit nombre que nous sommes de renverser les pouvoirs en place. », B.
Devlin, Mon âme n’est pas à vendre, op. cit., p. 157.
701
Les dernières lignes du livre sont d’ailleurs consacrées à cet objectif : « Pendant un demi-siècle, il nous a
opprimés, mais il n’en a plus pour longtemps. Nous sommes témoins de ses dernières convulsions. Et, avec la
traditionnelle miséricorde irlandaise, quand nous l’aurons fait tomber, nous le piétinerons et le ferons rentrer
sous terre. », B. Devlin, ibid., p. 207.
702
Dans l’envolée finale : « Nous construirons nos propres usines […] », ibid.

135
livre quelques interprétations historiques d’ordre général dans une version
704
assez « anti-impérialiste » et évoque de façon censée le problème des
rapports entre communautés.705 Plus intéressant est l’évocation de son
passage du républicanisme au socialisme en 1968,706 son engagement dans le
mouvement des droits civiques et les coulisses du People’s Democracy.707 Elle
y assume son rôle derrière les barricades dans le Bogside, le quartier pauvre
catholique, de Derry: « Ce moment là [12 août 1969], écrit-elle, fut un tournant
de l’histoire d’Irlande » :

En cinquante heures, nous avons mis un gouvernement à genoux et restitué à un


708
peuple écrasé sa fierté et la force de ses convictions.

Au niveau du combat d’idées dans les milieux de gauche Nord-Irlandais,


le People’s Democracy a trouvé un opposant redoutable dans l’I.C.O., l’Irish
Communist Organisation (plus tard le BICO). Dans la mesure où l’on n’oublie
pas le caractère particulier du People’s Democracy, on peut faire remonter les
deux mouvements d’une même origine anti-khrouchtcheviste du communisme
britannique.709 Même si le BICO regroupait beaucoup moins de personnes,710
ses idées n’en ont pas moins eu une influence importante. Le British and Irish
Communist Organisation a été le premier à réviser la position marxiste
traditionnelle sur l’Irlande et à se départir de l’ « anti-impérialisme ».

703
C’est ainsi qu’elle conçoit sa destinée. ibid., p. 44. Née en 1947 ; enfance à Cookstown ; imprégnée de
christianisme ; père qui allait souvent travailler en Angleterre meurt, semble-t-il car le récit n’est pas clair,
comme soldat de l’I.R.A. en août 1956; éducation à l’école aux accents très républicains Saint-Patrick à
Dungannon ; bonne élève ; passages mémorables sur les rapports complices entre l’adolescente en révolte contre
l’ordre établi et la sous-directrice (« Pour mère Bénigne, tout ce qui était anglais était mauvais. » p. 56) ; entrée
au Queen’s University en 1965.
704
Notamment pp. 48-50
705
Ibid., pp. 51-52.
706
Ibid., p. 86.
707
Ibid., pp. 96-99. Elle y parle de sa création, des clivages au sein de l’organisation (ibid., p. 102) même si elle
oublie le rôle des anarchistes. Elle livre également une forme d’autocritique : son élection l’aurait coupée de la
population. Par ailleurs, elle attaque les communistes qui « aussi réactionnaires que les unionistes » (ibid., p.
146) (et p. 157). Cet anti-communisme vient du fait que le CPNI regroupait surtout des protestants et tentait donc
de freiner les ardeurs du PD.
708
Ibid., p. 206.
709
Cf. le schéma dans les Annexes.
710
le P.D. pouvant être considéré comme une organisation de masse dans sa période faste. Le BICO compara
plus tard la confrontation à celle de David et Goliath. Cf. : BICO, The Two Irish Nations: A Reply to Michael
Farrell, Belfast, BICO, 1975 (1ère éd. de la 1ère partie : Oct. 1971, de la 2nd partie: avril 1973), p. 3.

136
Concrètement, des ouvrages marxistes traitant de l’histoire irlandaise,
celui dont l’écriture et les interprétations ont été les plus violemment façonnées
Le B&ICO par la crise nord-irlandaise est probablement The Economics of Partition. Ce
et la
« Théorie des travail a d’abord été édité sous la forme d’un article dans The Irish Communist
Deux
Nations » en 1967 puis révisé et publié comme brochure par deux fois en 1969 (janvier et
novembre). Nous n’avons étudié que la 4ème édition « révisée et augmentée »
de mai 1972. L’auteur, Brendan Clifford, revient sur les éditions de 1969 qui ont
été écrites d’après lui :

quand la Irish Communist Organisation était dans le processus de se libérer de la


711
conception nationaliste catholique de l’histoire irlandaise.

La recherche historique est conçue ici comme un acte libérateur par rapport à
une idéologie. Cette attitude ressemble, d’une certaine façon, à celle de Marx
devant ce monde à l’envers qu’est pour lui l’idéologie.
Si Brendan Clifford considère en 1972 que les versions antérieures avaient bien
cernées la base économique de la partition, elles « échouai[en]t à saisir la
nature de la superstructure sociale et politique générale. »712 Si le BICO,
affirme-t-il, a vite rectifié ses positions, ce n’est pas le cas de ceux qu’il appelle
les « nationalistes catholiques “de gauche” ».713 Concrètement en 1969, à la
question « Qu’est-ce que les 6 comtés ? », Brendan Clifford et le ICO
répondaient :

Nationalement, cela fait partie de la nation irlandaise […] Economiquement […]


714
l’industrie dominante fut une section du capitalisme britannique.

Dans l’édition de 1972, cette interprétation est rejetée comme fausse.


Pourquoi ? Entre août et décembre 1969, Brendan Clifford et l’ICO franchissent

711
“when the Irish Communist Organisation was in the process of working itself free from the Catholic
nationalist conception of Irish history.”, BICO, The Economics of Partition, Belfast, BICO, 1972, p. 71.
712
“failed to grasp the nature of the general social and political superstructure.”, ibid.
713
Ibid. A ses yeux, Michael Farrell ou Éamonn McCann comprennent les causes économiques de la partition,
comme lui avant 1969, mais ne sont pas libérés de l’idéologie nationaliste. Il revient dans l’édition de 1972 aussi
sur The Irish Crisis de Desmond Greaves quand ce dernier discute de la théorie des deux nations.
714
“What is the 6 Counties ? Nationally it is part of the Irish nation … Economically … the dominant industry
has been a section of British capitalism”., passage de l’éd. de 1969 cité in BICO, The Economics of Partition,
Belfast, BICO, 1972, p. 72.

137
le Rubicon et remettent au goût du jour la « Théorie des Deux Nations ».715 Ils
affirment dorénavant que le développement inégal en Irlande entre le Nord-Est
et le reste de l’île a créé deux nations: l’une protestante, l’autre catholique. Par
conséquent, la thèse voulant que les capitalistes ou les reliquats du féodalisme
aient orchestré la division de la classe ouvrière en attisant les tensions
religieuses est fausse. Ainsi, le mouvement unioniste s’affirmant de 1886 aux
premières décades du XX e siècle n’était :

[…] pas […] un mouvement dégénéré de l’aristocratie et de leurs serfs avec les
éléments lumpen des villes. Au contraire, la direction décisive du mouvement
unioniste provenait du mouvement libéral vigoureux de la bourgeoisie. […] La forme
politique du conflit exprimait son essence économique. […] Et cette lutte (entre deux
communautés basées dans la production capitaliste et dirigées par une bourgeoisie)
716
doit être considérée comme une lutte entre deux nationalités.

Si selon ce groupe « staliniste », le mouvement unioniste n’est pas


réactionnaire, c’est le nationalisme catholique, notamment téléguidé par Rome,
qui aurait plus tendance à l’être et à faire figure de principale cause de la
désunion de la classe ouvrière. Le nationalisme catholique a, dans cette
logique, été légitimement repoussé par les protestants.717
La « Théorie des Deux Nations » a été inventée par un journaliste du Times
W.F. Monypenny dans différents articles de janvier / février 1912, c’est-à-dire
dans une précédente période de crise pour les Unionistes qui voyaient leurs
intérêts et idéaux menacés par le troisième projet de Home Rule. Ces articles

715
Plus précisément le tournant semble avoir été amorcé en septembre 1969. Cf. : dans The Two Irish Nations: A
Reply to Michael Farrell, [Belfast, BICO, 1975 (1ère éd. de la 1ère partie : Oct. 1971, de la 2nd partie: avril
1973), p. 6], il est écrit que la « Théorie des Deux Nations » a été formulée pour la première fois dans The Birth
of Ulster Unionism publié en septembre 1969 (page 3, on date la brochure de mars 1970). Dans “Facsimile”
Politics In Northern Ireland, And how it makes the governing of Northern Ireland democratic, A comment on the
creative political accounting of Professors J. McGarry and B. O’Leary, [Belfast, Athol Books, 1996, p. 19],
Brendan Clifford avance encore la date de septembre 1969. Cf. aussi page 16 de The Two Irish Nations pour une
autre évocation de cette mutation qui est comprise comme une tâche, un devoir.
716
“[…] not […] a degenerate movement of the aristocracy and their serfs along with the lumpen elements of
the towns. On the contrary, the decisive leadership of the Unionist movement came from the vigorous liberal
movement of the bourgeoisie.
[….]. The political form of the conflict expressed its economic essence. […]And this struggle (between two
communities based in capitalist production and led by a bourgeoisie) must be considered as a struggle between
two nationalities.”, BICO, The Home Rule Crisis, 1912-1914, Belfast, BICO, mars 1972, p. 3. (lignes de la
Préface synthétisant The Birth of Ulster Unionism)
717
Cf. : John Whyte, Interpreting Northern Ireland, Oxford, Clarendon Press, 1991 (1ère éd. 1990), p. 183.

138
furent compilés et publiés sous le titre The Two Irish Nations (1912).718 Le BICO
apparaît ainsi comme une variante marxiste de l’unionisme de la même façon
que Connolly, les communistes et, d’une façon souvent moins explicite, les
trotskystes font figure de variantes marxistes au nationalisme.
Une question se pose alors : qui sont les militants du BICO ?
L’organisation fut « entièrement » composée de membres issus de la classe
ouvrière dans ses premières années.719 Ils furent ensuite rejoints par quelques
personnes ayant une formation universitaire « et même par des universitaires
professionnels ». Plus intéressant pour nous : le BICO était également
« entièrement » composé de personnes d’origines catholiques à ses débuts.720
Ces faits peuvent-ils nous aider à comprendre leur historiographie ?
Certainement. Brendan Clifford vient de Cork où sa « vision du monde a été
formée ».721 Dans une brochure plus récente, il écrit :

Je renonçais à la religion comme j’entrais dans mon adolescence et à cause de cela


je fus finalement obligé de quitter la République. Ma propre expérience ne me permis
722
pas du tout de douter de la réalité du “Rome Rule”.

Cela le mènera à Londres. Quand il se raconte, le BICO fait partir ses origines
d’un groupe hétérogène de socialistes irlandais de Londres. Ce mouvement
londonien est décrit comme ayant « deux sources politiques immédiates » : le
« fiasco » de la campagne des frontières de l’IRA (1956-62) et le schisme sino-

718
BICO, The Home Rule Crisis, op. cit. , p. 10. Pour une lecture négative des thèses du « journaliste
réactionnaire » (B. Trench) Monypenny, Cf. : parmi d’autre : Brian Trench, “The Two Nations Fallacy”, in
International Socialism (1ères séries), n° 51, avril-juin 1971, pp. 23-29, in http://www.marxists.org
B. Trench, alors militant trotskyste, évoque aussi R.S. McNeill, devenu plus tard Lord Cushendun, et ministre
du premier gouvernement unioniste et qui écrivit en 1922 Ulster’s Stand for the Union qui propagèrent selon
Trench la conception des « Deux Nations ».
719
Réponses écrites de Brendan Clifford via un courriel d’Angela Clifford du 2 septembre 2006.
720
Brendan Clifford, “Facsimile” Politics In Northern Ireland, And how it makes the governing of Northern
Ireland democratic, A comment on the creative political accounting of Professors J. McGarry and B. O’Leary,
Belfast, Athol Books, 1996, p. 47. B. Clifford rapporte que Manus O’Riordan était pratiquant, alors que lui
n’était qu’un catholique « ethnique ».
721
“The back of Mushera is where I come from, and where my world outlook was formed.”, ibid., p. 4.
L’expression “The back of Mushera” , pour la ville de Cork, est nous apprend-il, utilisé comme synonyme
d’arriération rurale.
722
“I gave up religion as I was entering my teens and because of that I was eventually obliged to leave the
Republic. My own experience did not all allow me to doubt the reality of “Rome Rule”. Ibid., p. 47. “Rome
Rule” est un jeu de mot des Unionistes construit d’après “Home Rule”, le statut d’autonomie interne qui fut
revendiqué par le mouvement qui porte son nom en 1870. Repoussé en 1886, 1893, voté en 1912 puis reporté en
1914. Par “Rome Rule”, ses opposants stigmatisent le rôle qu’aurait la religion catholique dans ce régime où les
Protestants n’auraient pas leur place.

139
soviétique de 1962.723 En plus de ces deux sources, le mouvement se déclare
avoir une « base sociale générale » dans la République du fait de l’échec du
protectionnisme à la fin des années cinquante.724
Il est possible d’extraire une tendance de tout cela : la révision de
l’historiographie marxiste qu’a effectué le BICO à partir 1969 ne s’est pas faite
du jour au lendemain. La crise n’a fait que finaliser, que radicaliser la
désidentification de ces militants d’avec leur milieu d’origine. Ainsi, certains de
ces militants qui avaient ralliés la cause républicaine en 1956 étaient devenus
« désillusionnés » quant aux buts du républicanisme.725 Ils ont également réagi
à l’anticommunisme du Sinn Féin et de l’IRA. D’autres, affirme l’auteur de
Communism in Ireland :

se sont rebellés contre le pouvoir social catholique en Irlande, (et contre le


Républicanisme parce qu’il était saturé de catholicisme), et regardèrent vers le
726
communisme parce que l’Église l’avait dénoncé comme athée.

Brendan Clifford est de ceux-ci. D’autres membres de l’organisation que l’on a


appelée « maoïste » mais dont la meilleure étiquette est « staliniste »,727
mériteraient un travail plus complet. On pense ainsi à Jack Lane.728 De même,
la plume la plus importante du BICO dans les années soixante-dix était, avec
Brendan Clifford, Manus O’Riordan, le fils du leader communiste de Cork
Michael O’Riordan qui s’est battu à la Guerre d’Espagne dans la « colonne
Connolly » et a participé activement à la refondation d’un parti communiste au

723
Depuis la révélation des crimes staliniens contre les membres du parti soviétique en 1956 par Krouchtchev, la
crise était larvée. Mao-Tse-tung proclame le « révisionnisme » ennemi n°1. Mao donne deux causes au
« révisionnisme » khrouchtchevien : une influence « bourgeoise » persistante et une « capitulation » devant
l’impérialisme. Cf. N. Werth, Histoire de l’Union soviétique, De l’Empire russe à la Communauté des Etats
indépendants, 1900-1991, Paris, Presses Universitaires de France, 1999 (1ère édition 1990), p. 441.
724
BICO, Communism in Ireland, Belfast, BICO, 1977, p. 5. Il est étrange de parler de « base sociale » pour une
poignée d’individus.
725
Ibid., p. 6. l’auteur de la brochure rajoute que cette désillusion provenait plus de l’incapacité à réaliser ses
buts que par les buts du républicanisme lui-même.
726
“Others had rebelled against Catholic social power in Ireland, (and against Republicanism because it was
saturated with Catholicism), and looked to communism because the church had denounced it as atheistic.”, ibid.,
p. 6.
727
Réponses de B. Clifford, 2 septembre 2006.
728
Selon les réponses écrites de B. Clifford (2 septembre 2006), Jim Lane semble avoir été membre brièvement
en 1970 (“[…] was briefly associated with BICO in 1970”). Cf. La version de 1972 de The Economics of
Partition qui comporte un post-scriptum répondant à la brochure Ireland Upon The Dissecting Table du Cork
Workers Club que Jack Lane avait fondé après avoir lancé avec un camarade la Cork Communist Organisation
après avoir rompu avec le BICO en janvier (1971 ou 72 ?). BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 76.

140
Sud à partir de 1948.729 Angela Clifford est toute aussi intéressante. Elle se
désigne comme étant un « accident ».730 Toujours est-il que sa connaissance
de la langue allemande lui a permis de traduire en anglais notamment l’histoire
de l’Irlande inachevée d’Engels de même que le travail de Kautsky.

L’actualité de l’Irlande du Nord a également amené la gauche radicale


dublinoise à soupeser le potentiel révolutionnaire des « Troubles ». Le Citizens
Committee de Dublin fait ainsi paraître la brochure The Making of Northern
D. R.
O’Connor Ireland (and the basis of its undoing).731 Il s’agit d’une réflexion du trotskyste
LYSAGHT
Donal Rayner O’Connor Lysaght. Ce dernier est né à Cardiff en 1941. En
arrivant en Irlande en 1959, son cousin lui apprend qu’il est un descendant en
ligne collatérale d’Arthur O’Connor des Irlandais Unis et du chartiste Feargus
O’Connor. Il est diplômé de Trinity College où il suit les cours notamment de
Theodore W. Moody (qui ne l’a pas influencé) et de F. S. L. Lyons qui débutait
sa carrière.732 En Angleterre, il écrit des articles pour The Week sur l’Irlande.
Son engagement révolutionnaire se dégage progressivement. Il fait partie des
National Progressive Democrats et du Irish Labour Party. Il s’y positionne à
gauche et quitte le parti suite à l’adhésion de ce dernier à la Seconde
Internationale qui augurait sa participation gouvernementale. Il dit avoir choisi le
733
trotskysme et non de s’engager dans le CPI à cause du trop grand
nationalisme des communistes.734

729
Cf. Michael O’Riordan, Connolly Column, The story of the Irishmen who fought for the Spanish Republic,
1936-1939, Torfaen, Warren & Pell, 2005 (1ère éd. Dublin, New Books, 1979). Michael O’Riordan était à la tête
de la section la plus « moscovite » du Parti.
730
Elle est Palestinienne d’une mère catholique viennoise d’origine juive qui a émigré en Israël et y a rencontré
un Arabe. Cf. Entretien avec Angela et Brendan Clifford à Fère-en-Tardenois. 9 septembre 2006. Pour cette
rencontre, ils ont fait un détour sur la route de leurs vacances italiennes. Il est vrai que le Sud de l’Aisne a déjà
été traversé par Lénine à vélo ! C’était en 1903 et le révolutionnaire russe, de passage à Paris, était venu rendre
visite à une « colonie libertaire » installée dans le hameau deVaux à 5 kilomètres de Château-Thierry. [Cf. Tony
Legendre, Expériences de vie communautaire anarchiste en France, Le milieu libre de Vaux (Aisne), 1902-1907
et la colonie naturiste et végétalienne de Bascon (Aisne) 1911-1951, Saint-Georges-d’Oléron, Les Éditions
Libertaires, 2006, p. 48]
731
D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern Ireland (and the basis of its undoing), Dublin, Citizens
Committee, 1969. [48p.]
732
Entretien avec D. R. O’Connor Lysaght à son domicile dublinois. 13 février 2006.
733
Au Sud : l’Irish Workers’ League (1948-62) devenant l’Irish Workers’Party (1962-70) qui devient après la
réunification avec le Communist Party of Northern Ireland (1941-70) en mars 1970 le troisième Communist
Party of Ireland.
734
Entretien du 13/02/2006.

141
La première partie de The Making of Northern Ireland brosse l’histoire de
la région du XII e siècle au déclenchement de la Première Guerre mondiale. La
seconde relate les années de fondation du régime de la Guerre aux années 20.
Enfin, l’épilogue sous-titré « Où va l’Irlande du Nord ? » part des répercutions
de la crise de 1929 pour arriver aux événements d’Ulster. Pour lui, la crise
économique a affaibli la position des industriels protestants dans le régime. La
guerre mondiale leur a simplement donné un répit.735
Dès les premières lignes de l’introduction, D. R. O’Connor Lysaght affiche les
ambitions du livret :

La crise actuelle en Irlande du Nord peut être, maintenant, soit en train d’approcher de
sa fin ou de se développer d’une manière décisivement différente. Il est par
conséquent important que le meilleur examen objectif possible soit donné des origines
736
de cette crise pour comprendre quelle doit être la propre action de chacun.

En voyant, qu’au delà du problème religieux, ce sont les raisons économiques


qui empêchent la réunification de l’Irlande, il note que :

Le fait le plus saisissant concernant la crise actuelle est qu’il n’y a pas de stratégie
737
viable à opposer à une ré-union à l’intérieur de l’Impérialisme.

L’échappatoire toute désignée, selon lui, pour les classes dirigeantes


britannique et irlandaise semble être l’adhésion à la C.E.E.738 En faisant une
revue des propositions politiques au Sud que ce soit de Connor Cruise O’Brien,
du Fine Gael ou d’Anthony Coughlan, il constate qu’aucune ne prend en
compte l’opportunité révolutionnaire de l’état de « dualité de pouvoirs » [“dual
power”] établi par les barricades de Derry et de Belfast.739 Le concept de
« dualité de pouvoirs » a été avant tout développé par Léon Trotsky qui le

735
D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern Ireland, op. cit., p. 40 et suiv.
736
“The present crisis in Northern Ireland may be, now, either approaching its end or developing in decisively
different fashion. It is therefore important that objective consideration be given to that crisis’ background the
better to understand what one’s own action must be.”, D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern
Ireland, op. cit., p. 3.
737
“The most startling fact about the present crisis is that there is no viable strategy to oppose political re-union
within Imperialism.”, Lysaght, ibid.
738
ainsi il considère que le choix pour l’Irlande n’est pas unité ou partition mais partition, unité dans le cadre de
l’impérialisme ou unité en dépit de l’impérialisme. D. R. O’Connor Lysaght, ibid., p. 43.
739
D. R. O’Connor Lysaght, ibid., p. 6.

142
comprend comme « un état particulier d'une crise sociale », un « équilibre
instable », un « rapport de force » temporaire pendant une phase
révolutionnaire lors de laquelle la classe ascendante, modernisatrice et
porteuse du nouveau mode de production occupe « une position extrêmement
indépendante à l'égard de la classe officiellement dominante […] » et concentre
« en elle les espoirs des classes et couches intermédiaires mécontentes de ce
qui existe, mais incapables d'un rôle indépendant. »740 Lysaght entend montrer
la dialectique des relations anglo-irlandaises. Le problème en Irlande du Nord
découle de l’intérêt britannique, mais aussi de la « situation interne
irlandaise ».741 Ce dernier point révèle que la crise a rendu difficile une lecture
anti-impérialiste qui attribue tous les malheurs de l’île à la Grande-Bretagne. Il
est possible que les écrits de l’ICO, que D. R. O’Connor Lysaght a lu, l’ait
influencé.
Le révolutionnaire pense que tôt ou tard, les Britanniques retireront leurs
troupes.742 Il insiste sur la nécessité de gagner la population protestante pour la
révolution qui nécessitera une politique non-sectaire, une approche socialiste
scientifique et au delà de l’agitation une propagande adaptée.743
De suite, D. R. O’Connor Lysaght passe de l’arme de la critique à la critique des
armes pour terminer sa brochure sur ces mots :

“BUILD A CITIZEN ARMY NOW”.

Avec ce mot d’ordre : « bâtir une armée des citoyens maintenant »,744 le
révolutionnaire ajoute une touche symbolique car la “Citizen Army” était le nom
de la force paramilitaire que James Connolly a menée lors de l’insurrection de
1916. Au delà de ceci, on se rend compte que s’il existait une palme du texte à
perspective historique le plus léniniste, ce serait cette brochure, The Making of
Northern Ireland (and the basis of its undoing), qu’il faudrait récompenser.

740
Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, (11. La dualité de pouvoirs), 1930, in http://www.marxists.org
741
D. R. O’Connor Lysaght, op. cit., p. 8. L’auteur expose une autre considération, moins importante :
l’ingérence britannique existait dans les temps reculées, elle pourrait exister encore si l’Irlande et la Grande-
Bretagne devenaient des états ouvriers. (ibid., p. 9.)
742
Ibid., p. 45.
743
Ibid., p. 47.
744
Ibid., p. 48.

143
En effet, selon Annie Kriegel « ce qui est le plus fondamentalement léniniste,
c’est la théorie de la conjoncture : l’analyse concrète d’une situation
concrète. »745 Maintes fois ce texte se veut plein de précautions quant à la
suite, se pose comme scientifique et invite à davantage d’études socialistes …
scientifiques. L’auteur tâte le pouls de la crise, tendu vers l’objectif de la prise
du pouvoir.746
Un appendice ronéotypé est glissé dans la brochure et concerne
l’épineuse question des protestants d’Ulster. Cette question, selon l’auteur, est
à considérer comme étant de « pure tactique » et à concevoir dans une
stratégie socialiste générale.747 Il s’agit probablement d’une réponse aux
théories de l’Irish Communist Organisation (futur BICO) et en tout cas une
tentative de résoudre le problème de ces ouvriers qui soutiennent le régime
Nord-Irlandais et donc, du point de vue de l’auteur, l’impérialisme britannique.
Ironiquement, l’auteur prend comme point de départ à ses réflexions la
définition de Staline de la nation.748 Il y définit une stratégie en six points pour
se gagner la classe ouvrière protestante et conclut que la communauté à
laquelle ils appartiennent « n’est pas une nation mais plutôt une partie de la
nation non-formée des Irlandais. »749 La réunion du pays ne peut se réaliser
que grâce à un mouvement socialiste en s’inscrivant dans « le processus de la
Révolution permanente ».750

L’Irlande du Nord, jusqu’ici oubliée, est devenue en quelques mois


l’objet de l’attention internationale. D’où l’arrivée d’interprétations venues du
continent. Comme le souligne le « communiste et Rastignac » Bernard
Kouchner en 1972, explosions et attentats « symbolisent […] une lutte de
libération exotique » pour les organisations de gauche et d’extrême-gauche.751

745
A. Kriegel, « La crise révolutionnaire (1919-1920) : hypothèse pour la construction d’un modèle »,
Communismes au miroir français, Temps, cultures et sociétés en France devant le communisme, Paris,
Gallimard, 1974, pp. 13-30, p. 16.
746
Cf. ibid., p. 14.
747
“Appendix: Preliminary remarks on the question of the Protestants in Northern Ireland”, p. 20.
748
Ibid., p. 2.
749
“the Northern Irish Protestant community is not a nation but rather a part of the unformed nation of the
Irish.”, ibid., p. 20.
750
Ibid.
751
B. Kouchner, « Les Jours de cette Guerre », Les Temps Modernes, 29ème année, 311, 1972, pp. 1928-1947, p.
1928.

144
b.) trois lectures libertaires du continent

Trois travaux retiennent l’attention. Ils offrent une interprétation libertaire,


plus ou moins marxiste.752 L’esprit libertaire, de contre-culture est dans l’air du
temps et se rapporte à « une révolte culturelle contre les structures
idéologiques dominantes de la société ».753
La première est l’œuvre de Jean-Pierre Carasso, né en 1942 à Marseille.
Jean-Pierre
CARASSO Il est traducteur d’anglais et journaliste pigiste.754 Son ouvrage, La Rumeur
irlandaise, est publié chez « Champ Libre », maison d’édition fondée par Gerard
Lebovici en 1970 qui sert à diffuser les idées situationnistes. Jean-Pierre
755
Carasso, appartient aux proches de la Vieille Taupe qui participent à
l’aventure de cette nouvelle maison d’édition.
La Rumeur Irlandaise est publiée en fin d’année 1970 et l’auteur annonce
d’entrée que le récit s’arrête en janvier, date de son voyage, car il était
« impossible […] que le livre soit à jour. »756 Formellement, le livre tranche par
son aspect 757 et par son style étrange qui utilise le « nous » du locuteur collectif
académique tout en ayant un style désinvolte amusant. En témoigne sa posture
d’écriture :

752
Tom Nairn affirme qu’elles sont meilleures que les interprétations marxistes traditionnelles. Tom Nairn, The
Break-Up of Britain, Londres, New Left Books, 1977, p. 242.
753
Dennis Dworkin, Cultural Marxism in postwar Britain, op. cit., p. 125.
754
Jean-Pierre Carasso, La Rumeur Irlandaise, Paris, Champ Libre, 1970, Quatrième de couverture. Il est
toujours traducteur. Il a à son actif de nombreux romans américains et films. Le titre du livre vient d’une
expression locale “The Irish rumor” qui désigne les bruits qui s’amplifient dans des communautés repliée sur
elles-mêmes et se répandent dans la ville, la région, le pays : « Ils ont attaqués les notres, il y déjà quatre
morts ! » (p. 158.)
755
Laurent Chollet, Les situationnistes, L’utopie incarnée, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 2004, p. 88.
La Vieille Taupe est également une maison d’édition fondée en fin d’année 1964 par Pierre Guillaume et Guy
Debord que L. Chollet qualifie d’ « anti-librairie Maspero » publiant des textes révolutionnaires éclectiques ou
les publications de l’Internationale Situationniste. Cf. L. Chollet, L’insurrection situationniste, Paris, Dagorno,
2000, pp. 126-127. Cf. l’amusante photo page 127 où Debord et ses amis collent les « Thèses sur Feuerbach »
rue des Irlandais. Le nom de « Vieille Taupe » fait référence à la phrase de Shakespeare dans Hamlet : “Well
burrowed, old mole”, « Bien creusé, vieille taupe ! ». Marx utilise la « taupe » pour incarner la révolution
consciencieuse. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, in Les Luttes de classes en France, Paris,
Gallimard, coll. « Folio Histoire », 1994, p. 296. J.-P. Carasso y fait référence page 18 de son livre.
756
Jean-Pierre Carasso, La Rumeur Irlandaise, op. cit., p. 11.
757
Le dessin sur la couverture représente un paramilitaire (ou peut-être un simple homme du peuple en arme)
brandissant un fusil, une femme derrière lui, tous deux fixant le regardeur. Ils sont derrière les barreaux d’une
cellule qui n’est autre qu’une cannette de Guinness.

145
Pour nous, qui refusions de croire à l’image d’un monde où les étudiants et les nègres
étaient devenus fous, l’insurrection irlandaise s’inscrivait dans un contexte bien défini
et méritait examen. En route, donc, pour l’Irlande avec dans nos bagages un
instrument : le magnétophone, et un sésame : le marxisme. Notre idée de départ était
en effet d’utiliser l’ensemble des écrits de Marx et d’Engels sur l’Irlande comme une
espèce de grille qu’il nous suffirait d’appliquer sur la réalité, d’autre part à mettre en
lumière les points de divergence, les contradictions que le développement historique
aurait éventuellement fait surgir entre ces écrits et la réalité. Dans notre esprit, le
bénéfice serait, en quelque sorte, double : d’un côté, nous parviendrions à une
meilleure compréhension des ces diables d’Irlandais ; de l’autre, nous nous livrerions
758
à une espèce de vérification de la théorie.

Muni de ces bonnes intentions, Jean-Pierre Carasso n’entend pas dépasser


Karl Marx mais estime que « c’est l’analyse du mouvement réel qu’il convient
de porter de l’avant. »759 La volonté du journaliste radical est de rendre compte
de la situation. Le livre débute sur des textes commentés de Marx et d’Engels
et dans une moindre mesure de Connolly et Lénine. Le second chapitre « Le
siècle du capital »760 revient sur l’histoire des tensions anglo-irlandaises en
partant des débuts du mouvement Home Rule. Le chapitre suivant explique le
conflit Nord-Irlandais en partant des années cinquante. La suite de l’ouvrage se
compose essentiellement d’entretiens intéressants des côtés protestants et
catholiques. L’appendice regroupe d’autres textes de Marx, Engels, de Jenny
Marx, Connolly ou Thomas Darragh (le pseudonyme de Roddy Connolly ).
Jean-Pierre Carasso dénonce la situation de la minorité catholique,
761
exploitée, discriminée et estime que le capitalisme a créé ce système pour
se préserver en Irlande mais est victime de ses contradictions internationales
qui étaient inévitables comme est « inévitable [l’évolution] qui conduit aux
émeutes de 1969 ».762 Pour lui, malgré les masques et les idéologies, « c’est
bien […] la lutte des classes qui se déroule en Irlande, au Nord comme au
Sud »763 et son estimation, prenant en considération les revendications

758
Ibid., p. 19. Il étend également utiliser Connolly et Lénine (ibid., p. 20) Sur le regard que porte Bernadette
Devlin, dont l’auteur retranscrit une interview dans son livre, sur ces « journalistes étrangers de tendance
révolutionnaire […] qui affluèrent [ …] », Cf. B. Devlin, Mon âme n’est pas à vendre, op. cit., p. 206.
759
Ibid., p. 20.
760
Ibid., pp. 53-74.
761
Ibid., p. 64.
762
Ibid., p. 75. Cf. p. 190 où J.-P. Carasso écrit que l’Irlande connaît « une profonde crise de modernisation ».
763
Ibid., p. 72.

146
catholiques et des ouvriers protestants, est que « le pouvoir unioniste touche à
sa fin en Ulster »764 et que les dirigeants unionistes :

seront contraints de moderniser l’Irlande du Nord en se gardant à droite et à gauche


des coups des extrémistes. Ce n’est qu’une fois cette modernisation achevée que les
vraies questions, pour le moment présentes seulement à l’état embryonnaire,
765
commenceront à se poser.

Jean-Pierre Carasso s’est aperçu que les choses allaient très vite en Irlande.
En janvier 1970, l’IRA Provisoire naît du rejet de la politique socialisante
qu’avait entreprise la direction après l’échec de la campagne des frontières
(1956-62). Les émeutes appellent les émeutes, les crimes gratuits, les
représailles entre paramilitaires et les assassinats de soldats. En plus des
différents raids aléatoires et brutaux les soldats britanniques dans les quartiers
catholiques qui exaspérèrent la population, le pouvoir unioniste prend la
« décision désastreuse »766 en août 1971 de l’internement arbitraire de tout
suspect de collusion avec l’IRA ;767 ce qui amplifia le soutien à l’organisation.

L’universitaire danois Anders Boserup (1940-90)768 dit avoir écrit


Anders justement son article “Contradiction and Struggles in Northern Ireland” en août
BOSERUP
1971 peu avant l’internement et l’escalade de violence qui s’en suivie.769 Pour
lui, ces événements ne changent rien au problème qu’il se pose :

Ils sont seulement les formes phénoménales de contradictions sous-jacentes. La


tâche de la stratégie est de trouver ces contradictions, et, avec elles, les points sur

764
Ibid., p. 142.
765
Ibid., p. 11.
766
P. Bew, H. Patterson, The British State and the Ulster Crisis: From Wilson to Tatcher, Londres, Verso, 1985,
p. 41. Cf. R. English, Armed struggle : the history of the IRA, Oxford, Oxford University Press, 2003, pp. 140-
141.
767
Ou de toute autre activité séditieuse. Plus tard les paramilitaires loyalistes seront aussi internés.
768
Il était membre du comité éditorial du Journal of Peace Research (1972-74), spécialiste de la loi
internationale sur les armes biologiques et chimiques. Cf. Anders Boserup et Andrew Mack, War Without
Weapons: Non-violence in National Defence, Londres, Frances Pinter, 1974.
769
Anders Boserup, “Contradiction and Struggles in Northern Ireland”, Socialist Register, Londres, The Merlin
Press, pp.157-192, 1972., p. 157. Seule l’introduction est écrite en 1972 après la décision de Londres de
suspendre le gouvernement et le parlement du Stormont et donc d’imposer sa direction directe “Direct Rule” le
24 mars 1972.

147
lesquels l’action politique peut être appliquée le plus efficacement. C’est là que repose
770
toute la différence entre l’improvisation politique et la stratégie basée sur la théorie.

Les conditions de l’action politique ont changé irrémédiablement, mais Boserup


n’a cure de la tactique et juge son article comme n’ayant pas besoin d’être
révisé car il tente de cerner la « contradiction principale [qui se trouve] dans la
structure sociale »771 Cette contradiction est celle que cernent le People’s
Democracy, Lysaght ou Carasso : une contradiction entre « une forme
“clientéliste” traditionnelle d’une formation sociale capitaliste » et « une forme
contemporaine “normale” d’une formation capitaliste. »772 D’un côté un régime
paternaliste et ségrégatif, de l’autre l’intérêt de firmes multinationales et du
capitalisme monopolistique. La thèse de Boserup est que le vrai conflit n’est
773
pas entre catholiques et protestants mais entre deux tendances unionistes
qui sont supportées par les deux formes capitalistes distinctes.
Ainsi, Anders Boserup entend montrer que « la stratégie de “libération
nationale “ que la gauche poursuit actuellement, est basée sur une analyse
défectueuse et mène absolument nulle part. »774 Cette gauche doit se dissocier
du nationalisme des 32 comtés et doit « accepter l’existence de l’État Nord-
Irlandais ».775 Ainsi, il invite les socialistes à supporter tactiquement les
Unionistes modernisateurs pour « écraser le sysème orange » de façon
révolutionnaire, en exploitant les opportunités.776
A. Boserup rejoint par ailleurs la thèse du BICO et pense que Catholiques et
Protestants forment « deux groupes nationaux distincts ».777

770
“They are only the phenomenal forms of underlying contradictions. The task of strategy is to find these
contradictions, and, with them, the points at which political action can be applied most effectively. Therein lies
all the difference between political improvisation and theory-based strategy. “, ibid.
771
“behind the shifting political constellations of these years there is a principal contradiction in the social
structure”, ibid., p. 158.
772
“traditional “clientelist” form of a capitalist social formation” & “the “normal” contemporary form of a
capitalist social formation”, ibid. Cf. aussi : p. 173.
773
elles étaient personnifiées, selon lui, par Ian Paisley le tribun populiste et par Terence O’Neill le premier
ministre modernisateur ; puis sous la “Direct Rule” par Craig et Faulkner. Cette distinction comportant du vrai
est tout de même caricaturale. Des universitaires marxistes tâcheront plus tard de rectifier cette analyse. Cf. P.
Bew, P. Gibbon, H. Patterson, The State in Northern Ireland, Political Forces and Social Classes, Manchester,
Manchester University Press, 1979.
774
“the strategy of “national liberation” which the left is presently pursuing, is based on a faulty analysis and
leads absolutely nowhere.”, ibid.
775
Ibid., p. 188.
776
Ibid., p. 189.
777
Ibid., p. 181.

148
Le troisième texte qui nous occupe fait partie d’un numéro spécial des
Temps Modernes sur l’Irlande conçu par Nelcya Delanoë, Bernard Kouchner et
S. Van der
STRAETEN Jean-Pierre Carasso. Il s’agit de « La Contre-Révolution irlandaise » de Serge
&
Ph. Van der Straeten et Philippe Daufouy.778 Le texte trace les grandes lignes de
DAUFOUY
l’histoire irlandaise de la fin du XVIII e siècle aux « Troubles ». Le point de vue
des auteurs, toujours très intéressant, sera discuté plus tard. La « Contre-
Révolution » fait référence à la Partition et aux deux États créés ensuite en
1922.779 Elle avait débuté plus tôt par la transformation des ouvriers agricoles
en petits propriétaires au début du siècle et à travers la cuisante défaite du
mouvement ouvrier en 1913 et 1916 à travers Connolly. Leur thèse pour
expliquer le conflit en Irlande du Nord est la suivante :

On sait que le capital révolutionne sans cesse ses propres conditions, or en Ulster il a
entrepris de liquider sa propre contre-révolution, en fonction de ses intérêts planétaires
objectifs. La crise actuelle est le résultat de cette contre-révolution battue en brèche par
780
le capital.

Ils insistent sur le rôle du prolétariat « qui partout fait fuir ou affluer le capital
»781 et qui est « appelé à devenir rapidement la seule grande force sociale du
Sud. »782 De même, à leurs yeux « les conditions sont mûres […] pour [la]
disparition [de l’État] »783 et ils prédisent que la modernisation va détruire les
fruits de la « Contre-Révolution » : la frontière, la République et le Stormont.784
Ainsi, la nation irlandaise, « qui n’a jamais pu accéder à l’existence du point de
vue capitaliste » va disparaître.

778
Serge Van der Straeten, Philippe Daufouy, « La Contre-Révolution irlandaise », Les Temps Modernes, 29ème
année, 311, pp. 2069-2104, 1972. Il est possible que les auteurs aient utilisés des pseudonymes. Il est difficile de
trouver leur trace ailleurs. Philippe Daufouy est l’auteur d’un ouvrage aux éditions « Champ Libre » [Philippe
Daufouy, Jean-Pierre Sarton, Pop music/rock, Paris, Editions Champ Libre, 1972], ce qui laisse suggérer que,
peut-être, Jean-Pierre Carasso se cache derrière. Le texte « La Contre-Révolution irlandaise » est plus court et
plus dense que La Rumeur irlandaise et émet des prévisions plus « hardies » mais ce n’est pas impossible. La
version en anglais [The Counter-Revolution, Detroit, Black & Red, 1974] se trouve facilement sur la Toile.
779
Serge Van der Straeten, Philippe Daufouy, « La Contre-Révolution irlandaise », op. cit., p. 2101.
780
Ibid.
781
Ibid., p. 2091.
782
Ibid., p. 2092.
783
Ibid.
784
Ibid., p. 2103.

149
A sa place naît une classe qui ne parle plus ni l’irlandais ni l’écossais mais qui va se
tourner vers l’Angleterre et le Marché Commun, là où se reproduit et circule son
785
véritable ennemi : le capital international.

Et les auteurs de considérer que la meilleure solution pour le prolétariat serait


une fédération avec l’Angleterre comme Marx la préconisait en son temps tout
en prévoyant une réunification capitaliste sous l’impulsion du Marché
Commun.786

Nous le voyons avec ces deux auteurs comme avec Anders Boserup,
c’est la crise qui leur a imposée la révision des interprétations marxistes. Allons
de nouveau consulter les pages du précurseur de cette révision, le BICO.

c.) le B&ICO

L’organisation staliniste continue à faire cavalier seul au niveau de la


gauche irlandaise notamment en attaquant les thèses de’un People’s
Democracy qui sert de plus en plus de caution socialiste à l’IRA Provisoire.

The Two En 1971, paraît The Two Irish Nations: A Reply to Michael Farrell.787 Brendan
Irish Nations
Clifford y discute deux articles sur la Partition parus dans le n°5 du Northern
Star, le journal du People’s Democracy, Socialism and Civil Rights de Gerry
Rudy et New Nations for Old de Michael Farrell. Le chef de file du People’s
Democracy critique dans son article la reconnaissance par le BICO des droits
de la communauté protestante d’Ulster à ne pas vivre dans une Irlande des 32
comtés. Avec The Two Irish Nations: A Reply to Michael Farrell, Brendan
Clifford défend ses thèses sur la spécificité nationale des Protestants d’Ulster.
Le BICO conçoit les nations comme des « communautés
historiques transitoires ».788 Le BICO voit que G. Ruddy et M. Farrell sont

785
Ibid.
786
Ibid., p. 2103-2104.
787
BICO, The Two Irish Nations: A Reply to Michael Farrell, Belfast, BICO, 1975, (1ère éd. 1971, 1ère de la
seconde partie The “Nation and a Bit” Theory : avril 1973)
788
Ibid., pp. 10-11. Cette conception correspond-t-elle aux thèses de Staline dans Le marxisme et la question
nationale ? Oui et Non. Non, quand le « merveilleux géorgien » de Lénine auquel ce dernier avait confié la tâche
d’écrire sur la question nationale affirme que : « […] la nation n’est pas un agglomérat accidentel ni éphémère
mais une communauté humaine stable. », ce qui est généralement ce que l’on retient de l’écrit de Staline. (« Le
marxisme et la question nationale » [extraits], Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 41/42 (janvier-juin

150
d’accord avec The Economics of Partition pour reconnaître que la Partition
découle du développement inégal du capitalisme en Irlande. Selon le BICO et
Brendan Clifford, si les membres du PD ont compris la base économique du
phénomène, ils ne tirent pas les conclusions qui s’imposent pour la
superstructure et qui débouchent sur la reconnaissance que deux nations se
sont développées en Irlande.789 Les protestants d’Ulster étant liés à l’économie
britannique, ils avaient tous les droits démocratiques de rejeter le Home Rule.

790
La brochure, ronéotypée comme les autres, The Home Rule Crisis
regroupe différents articles publiés en août 1970 et janvier 1971 dans The Irish
The Communist, le journal de l’organisation.791 L’auteur annonce que le texte
Home Rule
Crisis continue l’analyse entamée dans The Economics of Partition et dans Birth of
Ulster Unionism. La brochure traite ainsi de la « lutte entre [les] deux
nationalités »,792 entre « deux communautés basées sur la production
capitaliste et menées par une bourgeoisie »793 dans l’intense période allant de
1912 à 1914. La brochure se base beaucoup sur des journaux de l’époque. Si
l’auteur approuve sans les critiquer les textes unionistes, les discours
nationalistes ne sont pas logés à la même enseigne : « […] la position
nationaliste était simple, dogmatique, et entièrement exempte de fondations
factuelles : l’Irlande était une nation […] ».794

Un article du BICO de quatre pages on the “Historic Irish Nation” mérite


l’attention.795 Il entend démonter le mythe d’une nation séculaire irlandaise
remontant aux clans gaéliques. De ce fait, il offre un panorama synthétique de
la perception historique du BICO des clans à la Partition. Il y est réaffirmé que

1996, 1ère éd. 1913), pp. 50-51, p. 50). Oui (mais cela ne correspond pas tout à fait) quand Staline est moins
rigide et écrit : « il va de soi que la nation, comme tout phénomène historique, est soumise à la loi du
changement, qu’elle a son histoire, un commencement et une fin. » (ibid., p. 51.)
789
BICO, The Two Irish Nations, op. cit., p. 35.
790
BICO, The Home Rule Crisis, 1912-1914, Belfast, BICO, 1972.
791
La première publication en brochure date d’avril 1971, et celle dernière de mars 1972. ibid., p. 1.
792
“the struggle of these two nationalities”, ibid., p. 2.
793
“two communities based on capitalist production and led by a bourgeoisie”, ibid.
794
[…]the Nationalist position was simple, dogmatic, and entirely free of any factual foundations : Ireland was a
nation […], ibid., p. 18.
795
BICO, on the “Historic Irish Nation”, Belfast, BICO, janvier 1972, [4 p., ronéotypées], [tire d’un article paru
dans The Irish Communist, janvier 1971]

151
le conflit qui oppose les communautés depuis 1886 n’est pas une lutte de
classes mais bien une lutte entre deux nationalités.796

En 1972, paraît une version revue, corrigée et étendue de The


The Economics of Partition.797 La brochure entend retracer l’économie politique de
Economics
of la Partition et de la spécificité historique des Protestants d’Ulster en évoquant
Partition
1972 des thèmes historiographiques majeurs comme la « coutume d’Ulster », le
Parlement de Grattan, le développement inégal entre Nord et Sud débouchant
sur la Partition en 1922.
La préface attaque « l’attitude d’une section de la “gauche” à l’égard du
comportement des masses Protestantes d’Ulster depuis 1886 »798 qui ne
seraient selon cette lecture que « les “dupes stupides” de l’Ordre d’Orange [et
donc] l’aristocratie ouvrière défendant [ses] pots-de-vin [“bribes”] ».799 La thèse
du développement inégal, l’industrie au XIX e siècle florissait au Nord-Est alors
qu’elle déclinait dans le reste de l’île, qui a engendré deux nations distinctes en
Irlande est réaffirmée.800 L’auteur soutient que la Partition, décrite comme ayant
« dominée la politique irlandaise sur près de cinquante ans »,801 avait forcément
« quelque base interne […] dans la société irlandaise. »802 contrairement à ce
qui est généralement avancé par l’historiographie traditionnelle nationaliste
comme marxiste.
Brendan Clifford dénonce l’emprise de « l’idéologie officielle [gaélique et
catholique qui] est pour embobiner les masses »803 alors qu’elle est
fondamentalement bourgeoise et « juge le monde avec les modèles qui ont été
rendus universels par le capitalisme britannique. »804 De plus, cette idéologie du
bourgeois catholique contemporain tire « son origine économique dans le
mouvement des tenanciers de la seconde partie du XIX e siècle combiné avec

796
Ibid., p. 4.
797
BICO, The Economics of Partition, Belfast, BICO, 1972, [1ère éd. 1967 en tant qu’article mais révisé et
publié sous forme de brochure par deux fois en 1969 (janv. & nov.)]
798
“attitude of a section of “the left” towards the behaviour of the Ulster Protestant masses since 1886.”, ibid., p.
1.
799
Citation entière : “The “stupid dupes” of the Orange Order were said to be labour aristocracy defending their
bribes.”, ibid., p. 2.
800
Ibid., p. 2, p. 4., etc. …
801
“Partition has dominated Irish politics for close on fifty years.”, ibid., p. 3.
802
“[…] there must have been some internal basis for it in Irish society.”, ibid.
803
“The official ideology is for bamboozling the masses;”, ibid., p. 35.
804
“[…] judges the world by the standards that were made universal by British capitalism”, ibid.

152
la conduite générale de l’Église catholique […] » et a été « une sorte populisme
moyenâgeux. » 805 Tout ceci sous-entend que les Protestants d’Ulster formaient
une société liée économiquement à la Grande-Bretagne, donc industrielle et
connaissant une forme plus aboutie de démocratie.
Pour faire définitivement le point avec les thèses du BICO, il mieux est
de reprendre intégralement le résumé qu’en fait Brendan Clifford :

La base économique de la Partition [se situe dans] les deux développements distincts
du capitalisme qui se produisirent en Irlande, à des périodes largement espacées. Le
e
premier développement eut lieu en Ulster dans la dernière moitié du XVIII siècle et
culmina dans le développement du capitalisme d’industrie lourde dans la seconde
e e
moitié du XIX siècle. Le second eut lieu dans le Sud dans la seconde moitié du XIX
e
siècle et dans le début du XX , et n’atteignit pas le développement d’industrie lourde.
Ces développements séparés du capitalisme en Ulster et au Sud à différentes
périodes ne résultaient pas des machinations d’une force externe qui stimulait le
développement économique de l’Ulster et réprimait celui du Sud. Cela résultait du fait
e
que depuis le début du XVII siècle, l’Irlande a été habitée par deux différentes
communautés dont les structures sociales internes étaient très différentes. Ces deux
communautés n’ont pas été empêchées de fusionner au cours des trois siècles et
demi qui se sont écoulés surtout par des manipulations religieuses ou économiques
806
d’un tiers, mais par leurs lignes de développement économique qui ont différées.

En somme : contrairement à l’orthodoxie marxiste, le BICO n’explique pas la


Partition par quelque manipulation des capitalistes ou de l’impérialisme mais
par le développement inégal du capitalisme en Irlande. L’économie nord-
irlandaise est liée à celle de la Grande-Bretagne. Le BICO a eu raison de

805
“resulting from its economic origin in the tenant-farmer movement of the second part of the 19th century
combined with the general guidance of the Catholic Church, has been a kind of mediaevalist Populism.”, ibid., p.
52.
806
“The economic basis of Partition is the two distinct developments of capitalism which occurred in Ireland, at
widely separated periods. The first development took place in Ulster in the latter half of the 18th century and
culminated in the development of heavy industrial capitalism in the second half of the 19th century. The second
took place in the South in the second half of the 19th and early 20th centuries, and fell short of the development of
heavy industry.
These separate developments of capitalism in Ulster and the South at different periods did not result from the
contrivances of an external force which stimulated the economic development of Ulster and repressed that of the
South. It resulted from the fact that since the early 17th century Ireland has been inhabited by two different
communities whose internal social structures were very different. These two communities have not been
prevented from merging over the intervening three and a half centuries mainly by religious or political
manipulations of a third party, but by their differing lines of economic development.”, ibid., p. 75.

153
montrer les insuffisances de ceux qui ne voyaient qu’une nation en Irlande.807
Cependant, l’organisation n’est pas très claire quand il s’agit de définir la teneur
de ce qu’elle voit comme la nation protestante.808

On comprend que pour ces jeunes gens de l’organisation staliniste les


conséquences de cette rupture avec leur tradition ont été grandes. C’était
rompre définitivement avec leurs origines catholiques. Ainsi, Brendan Clifford
raconte les réunions qu’il a tenues au début des années soixante-dix dans
divers endroits de la République pour convaincre les gens des fondements de
l’Unionisme d’Ulster :

J’étais pris pour un traître à la nation, et d’une espèce particulièrement dangereuse,


pour renforcer l’Unionisme d’Ulster à un moment où il était à deux doigts de
809
s’effondrer, en lui conférant la distinction de nationalité.

« Traître » pour la nation mais aussi « traître » pour la gauche « anti-


impérialiste » qui voit les idées du BICO gagner de plus en plus en influence.810
Les attaques fuseront sur ces tenants de la « Théorie des Deux Nations ».811
On comprend mieux en considérant cela que les brochures du BICO soient
particulièrement enflammées, polémiques et corrosives. En face de la tradition
historiographique nationaliste et « anti-impérialiste », le BICO se comporte en
« roquet » comme le Marx inconnu de 1847 face à Proudhon.812

807
John Whyte estime ainsi en 1990 que toute recherche sérieuse ne peut défendre la théorie qu’il y a une seule
et même nation en Irlande. Cf. J. Whyte, Interpreting Northern Ireland, Oxford, Clarendon Press, 1991 (1ère éd.
1990), p. 191
808
les Protestants d’Ulster forment-ils une nation à part ou font-ils partie de la nation britannique, la « Grande-
Bretagne » n’étant pas une nation ? Nous verrons plus loin que le BICO rejette la première solution.
809
“I was held to be a traitor to the nation, and a specifically dangerous one, for reinforcing Ulster Unionism at a
moment when it was on the brink of collapse, by lending it the distinction of nationality.”, B. Clifford,
“Facsimile” Politics In Northern Ireland, And how it makes the governing of Northern Ireland democratic, A
comment on the creative political accounting of Professors J. McGarry and B. O’Leary, Belfast, Athol Books,
1996, p. 19.
810
G. Bell, The British in Ireland: A Suitable Case for Withdrawal, Londres, Pluto, 1984, p. 7. J. Whyte,
Interpreting Northern Ireland, op. cit., p. 184.
811
Brian Trench, “The Two Nations Fallacy”, in International Socialism (1ères séries), n° 51, avril-juin 1971, pp.
23-29 in http://www.marxists.org ; Joseph Quigley, « La Gauche révolutionnaire en Irlande aujourd’hui », Les
Temps Modernes, 29ème année, 311, 1972, pp. 2048-2059, pp. 2049-2051 (J. Quigley est membre du People’s
Democracy). Robert Dorn, Irish Nationalism & British Imperialism, Dublin, The Plough Book, Revolutionary
Marxist Group, 1973 (pseudonyme de D. R. O’Connor Lysaght), etc. …
812
L’expression est de Raymond Aron au sujet du style polémique de Marx dans Misère de la philosophie, Cf.
R. Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., p. 286. Il n’est qu’à voir le nombre de fois où untel (souvent C. D.
Greaves) est dénigré comme opportuniste, et un autre se fait remettre « les guillemets de l’ironie méprisante »,

154
d.) Bob Purdie et C. D. Greaves : une version trotskyste, la version communiste

Dans Ireland Unfree écrit avant mars 1972,813 Bob Purdie de


l’International Marxist Group (IMG) adopte une posture révolutionnaire très
Bob
PURDIE « anti-impérialiste ».814 Le livret est dédié à Peter Graham, un membre de la IV e
Internationale et leader de la controversée organisation Saor Éire, assassiné en
octobre 1971. Son titre fait référence à la phrase célèbre prononcée par Patrick
Pearse dans l’oraison funèbre au vieux leader fenian Jeremiah O’Donovan
Rossa lors de ses funérailles le 1er août 1915 : « l’Irlande soumise ne doit
jamais être en paix. »815 Bob Purdie est né à Edinburgh en 1940 et travailla
comme militant professionnel et journaliste.816 L’IMG est une organisation
trotskyste issue en 1965 de l’International Group fondé au début des années
soixante. D’abord entristes dans le Labour Party britannique, ses membres
déclarent leur existence en 1968 et se détachent du Labour en 1969 pour
e
devenir une section de la IV Internationale. Le groupe est impliqué dans la
campagne contre la Guerre du Vietnam. Son membre le plus important est le
leader étudiant d’origine pakistanaise Tariq Ali.817 Ireland Unfree part des
« Troubles » en Irlande du Nord pour dresser un panorama historique de la
conquête à la campagne des droits civiques en passant par la révolution
nationale. Bob Purdie juge également les forces en présence et considère que

selon l’expression d’Etiemble, à sa condition de « marxiste ». Par ex. : BICO, The Economics of Partition, op.
cit., 8 fois au moins entre les pages 4 et 14, aussi, p. 39, p. 56, p. 74, p. 81 sur le Cork Workers’ Club de l’ancien
membre du BICO Jim Lane, etc.
813
l’auteur donne comme objectif principal la chute du Stormont.
814
Ainsi dans l’introduction, l’auteur précise que par rapport aux problèmes de désignation qui peuvent induire
en erreur le lecteur (il ne parle d’ « Irlande du Nord » mais des « Six Comtés », etc…), « la responsabilité est
entièrement celle de l’Impérialisme britannique, et de ses collaborateurs irlandais. », B. Purdie, Ireland Unfree,
Londres, IMG Publications, coll. “Red Pamphlets”, 1972, p. III.
815
Citation originale complète : "They think that they have pacified Ireland. They think that they have purchased
half of us and intimidated the other half. They think that they have foreseen everything, think that they have
provided against everything; but the fools, the fools, the fools! - they have left us our Fenian dead, and while
Ireland holds these graves, Ireland unfree shall never be at peace.", in http://en.wikipedia.org ; la puissance
évocatrice de cette phrase parle encore aujourd’hui puisque lors de la parade de la Saint-Patrick en 2004 à
Galway une association militant pour les droits des Palestiniens arborait un grand drapeau palestinien avec cette
phrase “Palestine unfree shall never be at peace.”
816
Bob Purdie, “Reconsiderations on Republicanism and Socialism”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland:
Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 74-95, p 74 (note biographique).
817
Sur le IMG : P. Barberis, J. McHugh, M. Tyldesley, Encyclopedia of British & Irish Political Organisations,
Londres, Pinter, 2000, p. 151-152.

155
la chose la plus importante à faire est de « fracasser le Stormont » (“smash
Stormont”)818 et que dans cet objectif il convient de s’allier à l’IRA Provisoire qui
est une « milice du peuple sincère […] d’une importance sans parallèle. »819 La
révolution peut se faire sans les ouvriers protestants dont les propensions
unionistes doivent être sapées par une classe ouvrière irlandaise unie.820

En 1972 paraît également The Irish Crisis de C. D. Greaves.821 Le livre,


The écrit lui aussi avant la chute du Stormont, reprend et actualise les grandes
Irish Crisis
lignes de The Irish Question and the British People publié en 1963.822 Le travail
est construit comme un aller-retour incessant entre les « Troubles » et la
Partition, entre la « question irlandaise » dans l’histoire et la politique
démocratique que Desmond Greaves préconise. Comme selon lui,
l’impérialisme anglais est « responsable » des maux qui agitent l’Irlande du
Nord, le peuple britannique doit se mobiliser « au côté de la lutte irlandaise pour
la liberté nationale […]».823 L’établissement d’une Irlande socialiste permettrait
progressivement, selon lui, de renverser le rapport de force en Grande-
Bretagne en faveur du peuple britannique contre ses capitalistes.824 Il s’agit de
la politique de la Connolly Association qui réactualise la stratégie qu’avait conçu
Karl Marx en son temps entre la classe ouvrière anglaise et le mouvement
national irlandais.825 Les maîtres-mots de Greaves sont « démocratie » et
« solidarité ». Il entend qu’une nouvelle constitution pour toute l’Irlande soit
ratifiée par les trois parlements du Sormont, de Dublin et de Londres.826

A ces « écritures de crises » marxistes, il est possible d’ajouter


différents ouvrages « socialisants ». Ainsi Liam de Paor fait paraître suite à une
commande de son éditeur en 1970 un Divided Ulster qui considère que « le

818
B. Purdie, Ireland Unfree, op. cit., p. 62.
819
“The existence of the IRA as a genuine people’s militia has been of unparalleled importance.”, Ibid., p. 63.
820
Ibid., pp. 67-68.
821
C. D. Greaves, The Irish Crisis, Londres, Lawrence & Wishart, 1972.
822
C. D. Greaves, The Irish Question and the British People, Londres, Connolly Publication, 1963. (il le déclare
p. 8 de The Irish Crisis)
823
“in the side of the Irish struggle for national freedom”, C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 5.
824
Ibid., p. 6.
825
Ibid.
826
Ibid., p. 209.

156
problème de l’Irlande du Nord est un problème colonial […]».827 L’admirateur de
Connolly et fils de Robert Dudley Edwards, Owen Dudley Edwards publie cette
même année The Sins of Our Fathers. L’auteur a des sympathies socialistes
qui ne l’empêchent pas d’être mordant contre les marxistes rigides, trop à
l’étroit dans leurs concepts.828 Il dénonce à la fois les conceptions de l’I.R.A. se
dressant contre une soi-disant occupation de l’Irlande et celles du marxisme
irlandais qui s’en diffère par un langage plus sophistiqué contre le
capitalisme.829 Nous pouvons également citer les journalistes de gauche du
Sunday Times ‘Insight’ Team publiant une compilation d’articles assez poussés
à perspective historique.830

Par « écritures de crise » nous entendions celles traitant de l’Irlande du


Nord dans la période d’incertitudes et de violences de 1969 à 1972. Il eut été
possible d’ajouter des écrits postérieurs. Cependant, c’est bien dans ces mois
que la société a composée une autre figure et que de nouvelles réponses ont
été formulées.
Intéressons-nous maintenant plus généralement à l’écriture militante des
années soixante-dix.

827
“The Northern Ireland problem is a colonial problem […]”, Liam de Paor, Divided Ulster, Harmondsworth,
Penguin, 1970, p. 13. Liam de Paor est archéologue et membre du Labour irlandais. On peut également ajouté
Andrew Boyd, un ancien membre du Parti Communiste Irlandais, qui publia, Holy War in Belfast, New York
Grove Press, 1969 (1ère éd. Anvil Books 1969). Le livre, inspiré certainement par la campagne des droits
civiques et qui adopte un point de vue « nationaliste-catholique, retrace principalement les émeutes sectaires et
avant tout celles du XIXe siècle. Les dernières pages traitent cependant des années soixante. Le livre sera
particulièrement dénoncé par le BICO. Malgré sa partialité, il a eu le mérite de confronter les historiens à un
sujet qu’ils avaient négligés.
828
O. Dudley Edwards, The Sins of our Fathers: Roots of Conflict in Northern Ireland, Dublin, Gill and
Macmillan, 1970, p. 65, pp. 140-141.
829
Ibid., p. 320.
830
Sunday Times ‘Insight’ Team, Ulster, Harmondsworth, Penguin, 1972.

157
2. Quelles écritures militantes pour quels enjeux ? Le poids de
l’interprétation « anti-impérialiste » et la dissonance des « stalinistes ».

Les violences en Ulster ont rendu pesant le climat politique en Irlande


des deux côtés de la frontière. La victoire du Oui au référendum de 1972 pour
l’adhésion à la C.E.E. fait dire à l’historien Tom Dunne que, comme Joyce, les
Irlandais pour échapper au cauchemar de l’Histoire allaient de l’avant et se
tournaient vers l’étranger.831 Les militants étaient majoritairement contre cette
adhésion, en particulier C. Desmond Greaves.832
Qu’elles sont les caractéristiques de l’historiographie militante des années 70 ?

a.) les communistes

Les communistes, sous le magistère de Greaves, se livrent à quelques


« coups éditoriaux ». Labour in Irish History est édité, ou peut-être réédité en
russe en 1969.833 L’historien soviétique A. D. Kolpakov estime que le livre qu’il
préface « n’a pas perdu de son importance à ce jour. »834 Beaucoup plus
intéressant, les Éditions du Progrès font paraître en 1971 un volume compilant
la plupart des écrits de Karl Marx et Friedrich Engels sur l’Irlande. Dans l’avant-
propos, C. D. Greaves affirme que le livre « fournit de nombreuses lignes
directrices qui, mutatis mutandis, ont une grande pertinence aujourd’hui. »835 Il
devrait permettre, selon le rédacteur en chef de l’Irish Democrat, aux marxistes
de s’intéresser à la « question irlandaise » et aux Irlandais d’accroître leur
intérêt pour le marxisme.836 De même, Ireland Her Own de Thomas Alfred
Jackson (1946) est réédité en 1971 avec un épilogue de l’incontournable C. D.

831
Tom Dunne, Rebellions, Memoirs, Memory and 1798, Dublin, The Lilliput Press, 2004, p. 64.
832
C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 109 et suiv.
833
A. D. Kolpakov, « Soviet Historian on Connolly » in J. Connolly, Collected Works I, op. cit. pp. 508-511.
[introduction que l’historien soviétique à consacré à Connolly pour la publication en russe de Labour in Ireland :
Rabochi Klass v Historia Irland, Progress Publishers, Moscou, 1969]
834
“his book has not lost its importance to this day”, ibid., p. 507. On sait grâce à Owen Dudley Edwards que
[“V.”] Kolpakov avait conclu de ses recherches que Patrick Pearse en 1916 « était arrivé à une primitive, mais
néanmoins remarquable, position sociale révolutionnaire » [O. D. Edwards, James Connolly, The Mind of an
Activist, Dublin, Gill and MacMillan, 1971, p. 73]
835
“[…] it provides numerous guide-lines which, mutatis mutandis, have high relevance today.”, C. D. Greaves,
“foreword”, in K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, Moscou, Progress Publishers, s.d. (1ère éd.
“On Ireland” 1971), pp. 11-15, p. 11.
836
Ibid., pp. 11-12.

158
Greaves qui souligne là encore l’actualité – ce qui révèle peut-être un réflexe
pavlovien de tout scripteur communiste qui se livre à l’exercice – de l’ouvrage
qu’il met à jour et en valeur.837
1971 est l’année également de parution de Liam Mellows and the Irish
Liam
Mellows Revolution de C. D. Greaves qui considérait ce fruit de nombreuses années
and the
Irish d’étude, comme son travail le plus mûr et le plus important.838 Son ambition est
Revolution claire : « ce livre raconte l’histoire de la révolution à travers la vie de l’homme
qui doit être son symbole. »839 Il considère cette période comme une phase de
« la reconquête de l’Irlande par son peuple »,840 selon l’expression qu’il
emprunte à Connolly. A travers, cette vie courte (1895-1922) du républicain aux
idées socialistes, il entend faire au fil de son récit une analyse du comportement
politique des classes lors de la révolution nationale. C. D. Greaves regrette
l’attitude du Labour qui a laissé passer sa chance en 1919 au profit du Sinn
Féin et a accepté en 1921-22 le Traité, laissant l’Irlande aux mains des
capitalistes, de l’impérialisme et leur politique contre-révolutionnaire.841 Il lance
de nouveau un appel aux « démocrates britanniques » pour venir soutenir le
mouvement national irlandais, et rendre ainsi un hommage tardif à cette
« grande révolution qui fut étranglée sur le pas de leur porte, par leur classe
dirigeante […] »842 et par voie de conséquence s’aider eux-mêmes dans leurs
luttes.
En 1975 paraît la première histoire du Parti Communiste Irlandais
CPI : réunifié depuis 1970 : Communist Party of Ireland, Outline History par ses
Outline
History membres. Ce livret de 64 pages est plus un patchwork de mémoires militantes
agrémentées de citations des différents programmes, d’articles, de photos, de
portraits et de chansons qu’un véritable travail d’histoire. L’auteur est collectif
mais les « remerciements » indiquent les noms des scripteurs, qui sont des
militants, non professionnels de la plume. Le principal rédacteur est le dirigeant

837
C. D. Greaves, “epilogue”, in Thomas Alfred Jackson, Ireland Her Own, An Outline History of the Irish
Struggle, Londres, Lawrence & Wishart, 1971 (1ère éd. Londres, Corbett Press, 1946), pp. 437-484, p. 437.
Greaves voit d’ailleurs sa biographie de Connolly rééditée.
838
Anthony Coughlan, C. Desmond Greaves, 1913-1988: An Obituary Essay, Dublin, Irish Labour History
Society, 1990, p. 15.
839
“[…] This book tells the story of the revolution through the life of the man who should be its symbol.”, C. D.
Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, Londres, Lawrence and Wishart, 2005 (1ère éd. 1971), p. 29.
840
“ the reconquest of Ireland by its people.”, ibid., p. 7.
841
Ibid., p. 361.
842
“they will pay belated respects to the great revolution that was strangled on their doorstep, by their ruling
class […]”, ibid., p. 393

159
Seán Nolan.843 Ce « premier effort […] de consigner les efforts [sic] et les
difficultés de construire le mouvement communiste en Irlande »844 en appelle
d’autres ayant plus de « ressources et de capacité pour la recherche » dans les
années à venir. Le travail se pose contre la « mode » qui est de « réécrire
l’histoire irlandaise », c’est-à-dire l’historiographie « révisionniste » et donc qui
fait le jeu de l’impérialisme britannique.845 Il revendique l’étiquette
« marxiste »,846 « l’héritage de Connolly »,847 celui de leur mouvement
communiste international et de ces hommes et femmes ayant tenté de
l’implanter en Irlande.
Un des contributeurs de Outline History, Michael O’Riordan, publie en
Michael 1979 son propre ouvrage sur les Irlandais qui, comme lui, se sont engagés
O’RIORDAN
dans les Brigades Internationales lors de la Guerre d’Espagne formant ce que
l’on a eu coutume d’appeler la « Colonne Connolly ».848 Michael O’Riordan est
un ancien membre de l’I.R.A. Conducteur de bus, il fonde à Cork son propre
Socialist Party avant de devenir à partir de 1948, la principale figure du
mouvement communiste renaissant au Sud avec Seán Nolan, l’Irish Workers’
League qui est rebaptisé en 1962, l’ Irish Workers’ Party.849 M. O’Riordan est
connu pour être proche de la ligne de Moscou. En 1968, la condamnation par la
majorité menée par Paddy Carmody de l’invasion de la Tchécoslovaquie a fait
naître des tensions entre deux tendances : les « socialistes démocratiques » et
les « russophiles » qui reconquièrent la direction en 1975 avec à sa tête
l’ancien combattant de la Guerre d’Espagne.850
Connolly Column évoque principalement l’histoire des volontaires irlandais
engagés en Espagne, leur bataille et la captivité de leur chef Frank Ryan. Cela
dépasse notre propos. On peut dire tout de même que le travail est honorable,

843
dont le travail est complété pour les différentes sections par Tom Redmond, Betty Sinclair à travers les notes
d’une conférence qu’elle a tenue dans les années cinquante sur la grève de 1932 à Belfast, Tom Watters, George
Jeffares, Michael O’Riordan, Joe Deasy, Sam Nolan et Jimmy Stewart. CPI, Communist Party of Ireland:
Outline History, Dublin, New Books Publications, 1975, p. 47.
844
Citation complète : “This is the first effort, even of an Outline History, to record the efforts and difficulties of
building the Communist movement in Ireland.”, ibid., p. 47.
845
Ibid., p. 1.
846
Ibid., pp. 1-2, etc.
847
Ibid., p. 2.
848
Michael O’Riordan, Connolly Column, The story of the Irishmen who fought for the Spanish Republic, 1936-
1939, Torfaen, Warren & Pell, 2005 (1ère éd. Dublin, New Books, 1979)
849
M. Milotte, Communism in modern Ireland: the pursuit of the workers’ republic since 1916, Dublin, Gill &
Macmillan, 1984, p. 3.
850
Ibid., p. 291. Cf. sur la démission des membres « eurocommunistes » de l’exécutif en décembre 1975 : ibid.,
p. 294-295.

160
parsemé de longues citations et qu’il jongle entre souvenirs et histoire. Par
contre, le chapitre 2 évoque la Grève de 1913, l’Easter Rising, Connolly et la
Partition et le chapitre 3 les années trente en Irlande en parlant notamment de
l’anticommunisme. Nous y reviendrons.
En 1979 également, C. Desmond Greaves publie son livre sur Seán
O’Casey. Sa démarche semble très pertinente. Il ne veut pas faire une
Seán
O’Casey, biographie, ou une critique littéraire mais entend retracer l’évolution politique du
politics
and art dramaturge.851 L’historien communiste s’oppose aux critiques qui prennent pour
argent comptant la propre vision d’O’Casey sur son travail et sa pensée
politique. Il s’oppose à la légende. La thèse de Desmond Greaves est
qu’O’Casey « a vécu deux vies qui étaient séparées par la révolution et la
contre-révolution qui nous donnèrent ses trois ‘flamboyants chefs-d’œuvre’ ».852
O’Casey n’a pas participé à l’Easter Rising mais s’est enthousiasmé pour la
révolution nationale jusqu’à ce que le Dáil Éireann abandonna le ‘Programme
Démocratique’. Pour Greaves, « dans l’amertume et la désillusion, O’Casey
condamna l’Insurrection [de 1916] rétrospectivement. »853 Quand le dramaturge
se range du côté des communistes pour la Guerre d’Espagne, l’historien parle
de « régénération politique ». Il clôt son récit où il garde intactes ses thèses
précédentes et même les accentue854 en concluant de son personnage que :

c’est malheureux qu’O’Casey ne compris que la libération nationale de l’Irlande à


travers un changement démocratique fait partie de la révolution socialiste mondiale.
O’Casey garde sa place comme un dramaturge révolutionnaire de premier plan, non
parce qu’il compris la partie […] mais parce que tout son travail fut modelé par la
855
vision de l’ensemble.

851
C. D. Greaves, Sean O’Casey, politics and art, Londres, Lawrence & Wishart, 1979, p. 7.
852
“O’Casey lived two lives which were separated by the revolution and counter revolution that gave us his three
‘blazing masterpieces’.”, ibid., p. 8. La trilogie dublinoise regroupe: The Shadow of a Gunnman (1923), Juno
and the Paycock (1924), The Plough and the Stars (1926).
853
“In the bitterness of disillusionment, O’Casey condemned the Rising retrospectively.”, ibid., p. 10.
854
John Newsinger note, par exemple, qu’il a accentué le contraste (pp. 69-70) entre ce qu’il considère le
Connolly de la maturité et celui d’avant 1914. Cf. J. Newsinger, « Connolly and his biographers », Irish Political
Studies, n°5, 1990, pp. 1-9., p. 6. Il accentue le trait probablement en réponse à l’évolution de l’historiographie.
855
“It is unfortunate that O’Casey did not understand that the national liberation of Ireland through democratic
change is part of the world socialist revolution. O’Casey retains his place as a foremost revolutionary dramatist,
not because he understood the part […] but because all his work was informed by the vision of the whole.”,
ibid., p. 195.

161
A cette écriture communiste orthodoxe, on peut adjoindre les
personnes gravitant autour de la Connolly Association comme l’écrivain Peter
Beresford Ellis qui a entrepris de mettre à jour pour le grand public Labour in
856
Irish History de Connolly de façon peu convaincante ou, dans une moindre
857
mesure, John Hoffman.
Alors que le mouvement communiste n’a réussi à avoir un poids réel
sur la société irlandaise qu’à travers l’accession de ses militants à certains
postes de direction dans les trade-unions,858 nous avons vu que cette
historiographie traditionnelle a un poids certain à travers notamment C. D.
Greaves. Cependant elle n’a plus l’hégémonie qu’elle avait avant la fin des
années soixante sur la gauche radicale irlandaise. L’histoire du Parti
Communiste irlandais par lui-même illustre la différence de moyens entre un
parti très minoritaire et un parti de masse européen comme le PCF.859
Dans les années soixante-dix les scripteurs communistes sont rentrés dans un
processus de « maturescence » par rapport aux défis que leur lance la nouvelle
génération de militants. Ils acquièrent une nouvelle conscience d’eux-
mêmes,860 et restent fidèles à leurs convictions voire se crispent derrières elles.
La nouvelle génération se pose également contre son aînée. Par exemple,
Michael Farrell parle du « malheureux Greaves ».861 Cette différence
générationnelle est reconnue et revendiquée par Brendan Clifford :

Le B&ICO et le PD étaient toutes les deux des organisations nouvellement


développées, et la controverse entre elles avaient une liberté et une vigueur qui

856
P. B. Ellis, A History of the Irish Working Class, Londres, Pluto, 1985 ( 1ère éd. 1972)
857
John Hoffman, « James Connolly and the theory of Historical Materialism », Saothar, n° 2, 1975, pp.53-61.,
John Hoffman, “The Dialectic Between Democracy and Socialism in the Irish National Question”, in Austen
Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, Londres, Inks Links, 1980., pp. 138-151, p. 150,
note n° 12, etc.
858
M. Milotte, Communism in modern Ireland, op. cit., p. 5.
859
Cf. G. Lavau, « L’historiographie communiste : une pratique politique », Pierre Birnbaum, Jean-Marie
Vincent (dir.), Critique des pratiques politiques, Galilée, 1978 , pp. 121-163. Marie-Claire Lavabre, Denis
Peschanski, " L'histoire pour Boussole ? Note sur l'historiographie communiste, 1977-1982 ", Communisme n°
4, janvier 1984, p. 105-113.
860
Claudine Attias-Donfut, « La génération, un produit de l’imaginaire social », in J.-Cl. Ruano-Borbalan,
L’identité, L’individu, le groupe, la société, Auxerre, Sciences Humaines Editions, 1998, pp. 157-161.
861
“the unfortunate Greaves”, cité in BICO, The Two Irish Nations, op. cit., p. 14.

162
auraient été à peine possible avec des organisations dont la politique avait été fixée
862
dans les générations précédentes, et qui avait un lourd lest de « tradition ».

Voyons ce qu’il en est de la nouvelle génération trotskyste.

b. les Trotskystes

D. R. O’Connor Lysaght publie un ouvrage important en 1970 : The


Republic of Ireland.863 Au regard de la densité, de la bibliographie et de ce qu’il
The Republic
of Ireland nous en dit, il le portait depuis quelques années.864 Quelques pages partant du
« péché originel » de la conquête tracent les grandes lignes de la période
précédant l’Union. Le livre s’arrête alors sur l’état de la « colonie anglaise »
e
pour ensuite traiter le cœur de son sujet : l’Irlande du Sud au XX siècle. La
constante référence aux termes de « bureaucratie » ou de « bureaucrates »
marque son attachement à la pensée de Trotsky. D’autres choses plus
importantes seront évoquées sur ce livre dans la Seconde Partie.
La même année Lysaght fait paraître un livret sur l’hétérodoxie de
James Connolly.865 Il y critique ses précédents biographes. S’il montre du doigt
son syndicalisme et émet des réserves sur sa conception de la religion, il
considère le révolutionnaire irlandais comme un « penseur Socialiste
Scientifique majeur »,866 un pionnier. Paradoxalement et peut-être pour
récupérer l’aura du personnage dont il a soupesé le marxisme, Lysaght pense
que « les enseignements de Connolly sont, dans bien des cas, plus pertinents
aujourd’hui que quand il les écrivait. »867 D’autres études des années soixante-
dix, du membre du Revolutionary Marxist Group (1972) peuvent être

862
“The B&ICO and the PD were both newly developed organisations, and the controversy between them had a
freedom and a vigour that would scarcely have been possible with organisations whose politics had been fixed in
earlier generations, and which had a weighty ballast of “tradition”., ibid., p. 3.
863
D. R. O’Connor Lysaght, The Republic of Ireland: an hypothesis in eight chapters and two intermissions,
Cork Mercier Press, 1970.
864
Le texte dactylographié fut corrigé en septembre 1968 et les épreuves en juillet 1969, ibid., p. 222.
865
D. R. O’Connor Lysaght, The Unorthodoxy of James Connolly, in http://www.workersrepublic.org (1ère éd.
1970)
866
“a major Scientific Socialist thinker”, ibid.
867
“The teachings of Connolly are, in many cases, more relevant today than when he wrote them.“, ibid.

163
mentionnées, comme sa critique de Conor Cruise O’Brien,868 auteur qui a une
influence considérable sur la jeune génération d’historiens et sur la société et
qui a livré dans States of Ireland une dénonciation de la compréhension de
Connolly des Protestants d’Ulster.

Au delà de leurs « écritures de crises », deux des membres les plus


importants du People’s Democracy Éamonn McCann et Michael Farrell ont
enrichi la littérature sur l’Irlande du Nord. Les événements et leur propre logique
les ont entraîné à reconnaître qu’ils ne gagneront pas à leur cause les ouvriers
protestants. Le People’s Democracy, constate Paul Arthur, « a été pris au piège
dans sa propre rhétorique. »869 L’organisation s’était éloignée dès 1969-70 de
son caractère estudiantin mais il a échoué à devenir un parti de masse. En fin
d’année 1971, le People’s Democracy est devenu un proche allié de l’IRA
Provisoire.870 Reprenant une thèse selon laquelle les 5 semaines
d’emprisonnement qu’a subi Michael Farrell auraient radicalisé le leader du PD
et l’auraient entraîné dans le camp nationaliste,871 Paul Arthur rappelle tout de
même que les liens entre l’organisation et le mouvement républicain étaient dès
l’origine « ténus ».872 Ainsi, concrètement, le PD fit campagne avec les Provos
pour boycotter l’élection à l’assemblée inter-confessionnelle de 1973 mise en
place après la suspension du Stormont en mars 1972. 873

Éamonn McCann n’était plus tout à fait impliqué dans l’organisation


quand il fit paraître War and an Irish Town qui mêle anecdotes
Éamonn
McCann autobiographiques et interprétations historiques assez remarquables pour leur

868
D.. R. O’Connor Lysaght, End of a Liberal: the literary politics of Conor Cruise O’Brien, Dublin, Plough
Books, 1976. Nous avons déjà cité sa critique de la « Théorie des Deux Nations » in Robert Dorn, Irish
Nationalism & British Imperialism, Dublin, The Plough Book, Revolutionary Marxist Group, 1973.
869
“PD had been trapped in its own rhetoric”, Paul Arthur, The People’s Democracy 1968-73, op. cit., p. 111.
870
Ibid. Cf. Jean-François Lévy, « La People’s Democracy », Les Temps Modernes, 29ème année, 311, 1972, pp.
2009-2047 & dans le même numéro : Joseph Quigley, « La Gauche révolutionnaire en Irlande aujourd’hui », op.
cit., pp. 2048-2059. Michael Farrell parle de « soutien critique », M. Farrell, Northern Ireland: The Orange
State, Londres, Pluto, 1980 (1ère éd. 1976), pp. 382-383, note n°11.
871
Michael McKeown, Hibernia, 17 novembre 1972, “Michael Farrell: The Master of Agit-Prop”, cité in P.
Arthur, op. cit., p. 149.
872
P. Arthur, op. cit., p. 112.
873
P. Bew, H. Patterson, The British State and the Ulster Crisis: From Wilson to Tatcher, Londres, Verso, 1985,
p. 56.

164
clarté.874 Ce livre reprend et développe des articles écrits en 1971 pour l’Irish
Times et l’International Socialism. Il est défini comme « une tentative
d’examiner les événements en Irlande des cinq dernières années d’un point de
vue marxiste et de tirer quelques conclusions. »875 E. McCann est né en 1943 à
Derry dans le Bogside. Son père est ouvrier et secrétaire du Derry Trades
Council.876 Ayant suivi une éducation dans les écoles catholiques, il s’inscrit à la
Queen’s University de Belfast en 1961. Il y est président du Labour Group et de
l’Union Debating Society. Il fut exclu en 1965 et devint pour quelqu’un comme
Bernadette Devlin « un personnage mythique ».877 Après avoir travaillé à
Londres, il revient à Derry en février 1968 et aide à organiser la première
marche des droits civiques à Derry d’Octobre 1968. En février 1969, il est
candidat du Northern Ireland Labour Party pour une élection au Stormont. En
juin 1970 sa candidature n’est pas retenue pour Derry par le NILP car il refuse
de faire un serment de non-violence et se présente comme socialiste
indépendant. Il est membre des International Socialists et contribue au Socialist
Worker.
Éamonn McCann insiste sur la nécessité d’une organisation fondée sur
War
and an les luttes et les questions quotidiennes de la classe ouvrière. La profession de
Irish Town 878
foi est généreuse et peut paraître naïve : « Le parti […] doit aller au peuple
plutôt que de tenter d’attirer le peuple à lui. »879 Il convient également pour E.
McCann de tirer des leçons de l’échec de la campagne des frontières de 1956-
62 mais aussi des cinq années passées et « créer un mouvement de la classe
ouvrière. »880 Il croit fermement que l’opportunité se présentera. Les militants à
la base du mouvements républicains seront ainsi demandeurs d’ « une analyse
qui leur permettra d’amener la lutte vers une nouvelle phase. »881 De même
quand les ouvriers protestants se départiront de leurs illusions et se

874
E. McCann, War and an Irish Town, Londres, Harmondsworth, Penguin, 1974. La ville en question est bien
sûr Derry.
875
“It is an attempt to examine events in Ireland in the last five years from a Marxist viewpoint and to draw some
conclusions.”, ibid., p. 5.
876
Note biographique ibid., p. 1.
877
B. Devlin, Mon âme n’est pas à vendre, op. cit., p. 93. « A Queen’s University, ses escapades figuraient dans
les annales, et elles lui avaient valu d’être expulsé. C’était un composé bizarre d’irresponsabilité et de réflexion
politique mûre, originale et intelligente. »
878
N.B. “people” peut-être dans le sens de « gens » comme dans People’s Democracy.
879
“The party, in a phrase, should go to the people rather than attempt to attract the people towards it.”, ibid., p.
31.
880
Ibid., p. 84 et p. 255.
881
“an analysis which will enable them to carry the struggle on to a new phase.”, ibid., p. 256.

165
retrouveront dans la même situation que leurs homologues catholiques
beaucoup se déporteront sur la droite et Paisley, mais d’autres, assure McCann
le feront sur la gauche. Dramatisant ses derniers mots, il estime qu’il n’y aura
qu’un vainqueur entre la classe ouvrière irlandaise et l’impérialisme britannique.
Ce qui illustre le mieux sa posture marxiste d’écriture est l’ultime passage du
livre :

Le futur en Irlande repose sur les petites, mais au final constamment croissantes
forces du marxisme. Pour faire la révolution nous avons besoin d’un parti
révolutionnaire. Ce livre est conçu comme une contribution à la discussion du meilleur
882
moyen de le construire.

Celui qui a accompagné le People’s Democracy dans ses évolutions et qui


Northern incarne l’organisation, Michael Farrell, n’est pas en reste. En 1976, il publie
Ireland :
The Northern Ireland: The Orange State qui traite comme son titre l’indique de l’état
Orange
State Nord-Irlandais de sa création à 1975 d’un point de vue critique. L’auteur
constate dans sa préface que les violences ont suscité un « torrent de livres »
qui n’ont pas saisi les origines du conflit ni étudié l’État Nord-Irlandais depuis sa
création ni même considérés l’implication du gouvernement britannique.883 On
n’a pas su comprendre, selon lui, les rapports entre ouvriers protestants et
catholiques et l’échec complet du mouvement ouvrier. La division de la classe
ouvrière vient, selon lui, de la discrimination religieuse au niveau des emplois
qui a créé une aristocratie ouvrière. Il entend, de plus étudier « le pouvoir de
l’idéologie Orange ». En somme, il élabore une réflexion qui est familière au
marxisme irlandais depuis longtemps. Pour lui, « les livres sont un guide pour
l’action »884 et il espère que le livre mènera ses lecteurs à s’engager. Il déclare
qu’il n’est pas impartial quoiqu’il essaye de laisser les événements parler pour
eux-mêmes. M. Farrell fait ici bonne figue. Edward H. Carr lui aurait
rétorqué que « les faits qu’extrait l’historien, ce sont ceux qu’il avait décidé de

882
“The future in Ireland lies with the small, but at last steadily growing forces of Marxism. To make the
revolution we need a revolutionary party. This book is intended as a contribution to discussion of how best to
build it.”, ibid.
883
M. Farrell, Northern Ireland: The Orange State, Londres, Pluto, 1980 (1ère éd. 1976), p. 11.
884
“Books should be a guide to action”, ibid., p. 12.

166
rechercher. Histoire signifie interprétation. »885 Sa « mise en intrigue » tout
comme son langage sont loin de laisser parler les faits.
Le livre justifie la révolte nationaliste menée par les Provos malgré le fait qu’il
passe en revue leurs insuffisances sur le plan idéologique et politique.886 Il
887
verse également parfois dans l’amalgame fasciste ou l’analogie algérienne
ou israélienne.888 Ce livre est considéré comme « l’histoire ‘anti-impérialiste’
classique de l’État Nord-Irlandais ».889

Sort également en 1976 The Protestants of Ulster de Geoffrey Bell, un

Geoffrey enseignant trotskyste d’origine protestante. Il semblerait qu’il faisait partie du


BELL
People’s Democracy.890 Il est probablement l’auteur de la plus courte
introduction de l’histoire de l’édition :

Les Protestants d’Irlande du Nord sont la communauté la plus incomprise et critiquée


en Europe de l’Ouest. Ils ne méritent pas d’être incompris ; ce livre explore s’ils
891
méritent d’être critiqués.

Il part de l’attitude des Protestants lors des « Troubles » et remonte pour


l’expliquer aux XIX e et XX e siècles ulstériens. Il évoque différentes catégories
dans l’univers mental de la communauté (Lundies, i.e les traîtres, les ouvriers,
les patrons, les fenians) et répond à l’interrogation qu’il se posait : oui, les
Protestants d’Ulster doivent être critiqués, même si leur attitude est
compréhensible. Ils « ne sont pas innocents » et notamment les ouvriers.892

Nous avons rattaché à cette « famille » trotskyste le journaliste français


né en 1952 Roger Faligot par déduction. Par exemple le fait de qualifier un

885
E. H. Carr, Qu’est-ce que l’histoire ?, op. cit., p. 71.
886
Ibid., p. 330.
887
Ibid., p. 17 et de façon détournée p. 244 et p. 286.
888
Ibid., p. 314.
889
“the classic ‘anti-imperialist’ history of the northern state”, Henry Patterson, The Politics of illusion:
republicanism and socialism in modern Ireland, Londres, Sydney, Aukland: Hutchinson Radius, 1989, p. 199.
890
A. Coughlan, “Ireland’s Marxist Historians”, op. cit., p. 300.
891
“The Protestants of Northern Ireland are the most misunderstood and criticised community in western Europe.
They do not deserve to be misunderstood; this book explores whether they deserve to be criticised.”, G. Bell, The
Protestants of Ulster, Londres, Pluto, 1976, p. 1. Ce livre aurait dû s’appeler “This We Will Maintain” d’après
une chanson unioniste, ibid., p. 10. Pour la mention du livre sous ce titre: E. McCann, War and an Irish Town,
op. cit., p. 5.
892
G. Bell, The Protestants of Ulster, op. cit., pp. 143-144.

167
membre de l’IRA Officielle Dessie O’Hagan de « notoirement stalinien » 893 ne
Roger
FALIGOT laisse pas planer de doute quant à sa formation intellectuelle. Roger Faligot a
été envoyé par un journal pour faire un reportage sur Saor Éire et sur
l’assassinat de Peter Graham.894 Selon Liam O Ruairc, il a été briefé sur la
situation irlandaise par Bob Purdie en mars 1972. De plus, R. Faligot possède
une vaste connaissance des « Écritures », notamment de Lénine. Il souhaite la
constitution d’un parti marxiste-léniniste, loue James Connolly et a une
sensibilité qui le fait se rapprocher de l’organisation qu’il croit être la meilleure
héritière du révolutionnaire irlandais, l’I.R.S.P. de Seámus Costello fondé en
1974. Les objectifs de l’Irish Republican Socialist Party sont d’« en terminer
avec la domination impérialiste en Irlande et créer une république démocratique
socialiste des trente-deux comtés, avec la classe ouvrière au contrôle des
moyens de production, d’échange et de distribution. »895 Pour ce faire S.
Costello envisage de créer une « alliance de toutes les forces radicales dans le
896
contexte d’un large front [Broad Front] » et demande un retrait des troupes
britanniques. R. Faligot regrettera ensuite les dérives criminelles du parti et de
sa branche armée l’Irish National Liberation Army et dédira sa biographie de
Connolly à la mémoire de Seámus Costello assassiné en 1977.
Le livre La résistance irlandaise est publié en 1977 chez Maspero. Il
retrace l’histoire de l’Irlande au XX e siècle en commençant le récit par l’Easter
Rising. Le point de vue est clair d’entrée : dans l’introduction titrée « Irlande, un
Vietnam en Europe », Roger Faligot lance :

897
La guerre de libération nationale en Irlande entre dans sa huitième année.

Son James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais sort l’année


suivante. Il affirme avec raison que Connolly et l’Irlande sont ignorés du
mouvement ouvrier européen.898 Il entend comprendre par ce livre « ce qu’est

893
R. Faligot, La résistance irlandaise, 1916-1976, Paris, Maspero, 1977, p. 298.
894
“Follow up on Saor Éire”, in http://www.phoblacht.net 20 janvier 2005 (Cf. la discussion de Liam O Ruairc
avec Bob Purdie) L. O Ruairc écrit que c’est Libération qui a envoyé R. Faligot mais le journal n’a été lancé
qu’en avril 1973. Il est plus probable que ce soit Rouge. Cf. R. Faligot renvoie au numéro du 2 octobre 1971 in
La résistance irlandaise, op. cit., p. 176.
895
Cité in ibid, pp. 296-297. Il s’agit d’un extrait de la Consitution du Parti.
896
Ibid. Cf. S. Costello, The Broad Front, in www.irsm.org
897
R. Faligot, La résistance irlandaise, op. cit., p. 9.
898
R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, Paris, Maspero, 1978, p. 13.

168
devenue la résistance irlandaise en 1978 » et « cerner les lignes de force de [l’]
œuvre de Connolly ».899 Roger Faligot considère ainsi que :

Connolly, vaincu par les Anglais, fut oublié des socialistes européens et trahi par ses
épigones. Pourtant, soixante ans plus tard, sous les étendards jumeaux de Connolly –
le tricolore républicain et la Charrue étoilée de la classe ouvrière -, symboles de la
lutte nationale et du combat pour le socialisme, chaque semaine meurent ou sont
emprisonnés ceux qui, en Irlande, espèrent réaliser aujourd’hui ce pour quoi Connolly
900
dévoua sa vie et son intelligence : une République socialiste irlandaise.

Les accents tiers-mondistes et de libération nationale de Roger Faligot sont tout


ce que sont venus à exécrer les membres du BICO.

c. les stalinistes du BICO

La brochure The Road to Partition : 1914-1919 publiée en 1974 est une


compilation d’articles parus dans l’Irish Communist entre juillet 1971 et février
1973. Le travail tente d’éclairer la Partition en étudiant les mouvements
politiques nationalistes du Sud des Volontaires et Redmond à la victoire
électorale en 1918 du Sinn Féin en passant par Connolly. L’auteur rejette la
thèse communiste visant à rapprocher la compréhension de la Guerre mondiale
du révolutionnaire irlandais de celle son contemporain Lénine.901
Devenant, entre autre, une sorte de pendant d’Irlande du Nord au Cork
Workers’ Club, l’organisation va republier nombre de textes à teneur unioniste
indisponibles depuis longtemps.902 Elle a également fait paraître grâce à la
traduction d’Angela Clifford le texte de Kautsky sur l’Irlande comme nous
l’avons déjà vu.903
Le mouvement staliniste a aussi quelque peu sinon élargi du moins
diversifié sa base. Ainsi un ancien militant du People’s Democracy, Éamon

899
Ibid., p. 14.
900
Ibid.
901
BICO, The Road to Partition : 1914- 1919, Belfast, BICO, mai 1974, pp. 21-28.
902
par ex : BICO, ‘Ulster as it Is’: A Review of the Development of the Catholic/Protestant Political Conflict in
Belfast between Catholic Emancipation and the Home Rule Bill, Belfast, BICO, 1973.
903
Karl Kautsky, Ireland, http://www.marxists.org, 2002 [1ère éd. Berlin, Freiheit, 1922 ; 1ère éd. en anglais,
Belfast, Athol Books, 1974, traduit en anglais et annoté par Angela Clifford].

169
O’Kane, rejoignit l’organisation rivale.904 Des protestants également, ainsi que
des sympathisants ayant une formation universitaire devinrent membres. Alan
Carr, qui est un universitaire d’origine protestante, illustre bien cette évolution.
Athol Books publia son The Belfast Labour Movement 1885-1893 entendant
montrer l’activité du mouvement ouvrier belfastois et mettre l’accent sur le
spectre du nationalisme.905 Le travail est présenté comme le début d’une série
sur le Labour de Belfast de 1885 aux années soixante-dix.906 Mais Alan Carr
quitta le BICO en 1974 après la décision du mouvement de publier « une
brochure supportant les Tories à l’élection de 1974 […]».907
En 1975 paraît Against Ulster Nationalism qui fut écrit en réaction à la
Against politique Nord-Irlandaise du gouvernement britannique aux lendemains de la
Ulster
Nationalism grève loyaliste de 1974. Son auteur, Brendan Clifford déclare dans l’introduction
908
de l’édition de 1992 avoir soutenu le Sunningdale Agreement (tout en étant
capable d’écrire que « La demande réelle faite par le UWC en était une
parfaitement raisonnable et modérée. »909) Brendan Clifford, qui était
conducteur de bus à l’époque, fit paraître des bulletins de grève sous le nom de
la Workers’ Association qui, selon lui, eurent une importante circulation.910 Il
affirme avoir écrit cette brochure pour démasquer la rumeur créée par le
gouvernement britannique et reportée dans le Times d’un mouvement
nationaliste ulstérien en développement parmi les paramilitaires unionistes.
Dans sa préface de 1975, sa position est claire :

Après que Merlyn Rees eut échoué à briser la grève du UWC en 1974, il annonça qu’il
avait découvert un nouvel élément dans la politique d’Ulster, dont la grève était une
manifestation, c’est-à-dire, le Nationalisme d’Ulster. Mais l’Ulster se montra être assez
indifférente à ce nationalisme. L’Ulster protestante était unioniste après la grève,
comme elle l’avait été avant elle. La grève était une protestation démocratique contre

904
P. Arthur, op. cit., p. 111.
905
A. Carr, The Belfast Labour Movement 1885-1893, Belfast, Athol Books, 1974.
906
Ibid., p. 49.
907
Réponses écrites de Brendan Clifford, 2 septembre 2006.
908
“Introduction” (1992) in B. Clifford, Against Ulster Nationalism, Belfast, Athol Books, 1992, (1ère éd.
ronéotypée anonymement pour le BICO : 1975), p. 3.
909
“The actual demand made by the UWC was a perfectly reasonable and moderate one.”, ibid, p. 61. (il s’agit
du texte de 1975) Cette estimation est montrée du doigt par J. Whyte, Interpreting Northern Ireland, op. cit., p.
183.
910
“Introduction” (1992) in B. Clifford, op. cit., p. 4.

170
la mauvaise gestion gouvernementale, est fut provoquée par la maladresse et
911
l’arrogance de la part du Gouvernement.

La tentative de vendre le nationalisme ulstérien aux paramilitaires a été relayée


par Tom Nairn, un intellectuel de la New Left britannique dans le second
numéro d’une revue nommée Bananas. Selon ce que dit B. Clifford, l’article
présentait le nationalisme comme la solution du conflit. Against Ulster
Nationalism présente les arguments de T. Nairn et les réfutent en s’appuyant
sur l’histoire. L’ensemble entend montrer les intérêts et les valeurs unionistes
de l’Ulster et contrer ainsi la « conspiration » de Merlyn Rees et du
gouvernement. En 1992, ce sont autosatisfaction et sentiment du devoir bien
fait qui prédominent :

Cette brochure densément raisonnée et négligée eut une immense circulation et, bien
que jamais critiquée [“reviewed”] (ou envoyée pour cela, elle atteignit l’effet escompté.
Elle a été lue dans les deux communautés. Et, en établissant quelques effets dans le
monde réel pour deux ou trois milliers de gens pour un an ou deux, elle aida à réduire
912
les combines de Rees à néant.

Le BICO continua ses activités. Une brochure Communism in Ireland parue


pour la première fois en 1975 est très intéressante. Elle traite du communisme
irlandais depuis les années vingt en s’appuyant et discutant Communist Party of
Ireland : An Outline History. La brochure livre quelques détails sur la propre
histoire du BICO. Elle affirme, contrairement à la thèse de Connolly, que le
marxisme est bien une importation étrangère et dénonce la « mythologie » que
le révolutionnaire a créé en voyant William Thompson comme précurseur de
Marx.913 L’ouvrage dénonce l’erreur des communistes de s’être fait les alliés

911
“After Merlyn Rees had failed to break the UWC Strike in 1974, he announced that he had discovered a new
element in Ulster politics, of which the strike was a manifestation, i.e., Ulster Nationalism. But Ulster showed
itself to be quite indifferent to this nationalism. Protestant Ulster was Unionist after the strike, as it had been
before it. The strike was a democratic protest against misgovernment, and was provoked by bungling and
arrogance on the part of the Government.”, ibid., p. 9.
912
“This densely reasoned and scruffy pamphlet had a huge circulation and, through never reviewed (nor sent for
review), it achieved its intended effect. It was read in both communities. And, by establishing some bearings in
the real world for a couple of thousand people for a year or two, it helped to bring Rees’s schemes to nothing.”,
“Introduction” (1992) in B. Clifford, op. cit., p. 5.
913
BICO, Communism in Ireland, Belfast, BICO, 1977, p. 10.

171
914
des républicains et constate que le mouvement n’avait pas de racines dans
la société irlandaise 915 et que c’est Moscou qu’il le maintint en vie.
Passons le Stalin and the Irish Working-Class écrit en 1979 pour célébrer le
centième anniversaire de « la grande figure historique mondiale du socialisme
moderne »916 car ces quelques pages ne parlent pas du tout de la classe
ouvrière irlandaise. Le BICO n’est pas le seul mouvement « maoïste » irlandais
mais le seul ayant développé une telle historiographie. D’autres mouvements,
comme le Communist Party of Ireland (Marxist-Leninist) se sont probablement
livrés à des interprétations historiques mais elles sont restées confidentielles.
Ces interprétations sont probablement similaires aux lectures traditionnelles
« anti-impérialistes ». Il faudrait pour le savoir compulser leurs journaux.917
Brendan Clifford affirme aujourd’hui avoir cessé d’écrire dans le
« langage marxiste […] il y a à peu près trente ans, après que le marxisme
philosophique strict de Louis Althusser fut généralement accepté par les
marxistes […]. »918 Cette conception, qui nous invitera à nous interroger en
conclusion sur la valeur de l’habillage marxiste,919 nous entraîne pour le
moment à évoquer les universitaires marxistes.

914
Ibid., pp. 16-17
915
Ibid., p. 21. et ce, contrairement à l’ICO lui-même (Ibid., p. 27)
916
“Stalin is the great world-historic figure of modern socialism”, BICO, Stalin and the Irish Working-Class,
Belfast, BICO, avril 1980 (1ère publication dans The Irish Communist, n°169, déc. 1979.), p. 5.
917
Cf. comme point de départ : John Goodwillie, « Lesser Marxist Movements in Ireland : a Bibliography, 1934-
1984 », in Saothar, n° 11, 1986, pp. 116-123, p. 122-123.
918
“I wrote in Marxist language for a while, but ceased to do so about 30 years ago, after Louis Althusser’s strict
philosophical Marxism was generally accepted by Marxists in general.”, Réponses écrites de Brendan Clifford, 2
septembre 2006.
919
En 1996, il avait le front de dire : “The description of BICO as Marxist is not much more accurate than the
description of it as Orange.” in B. Clifford, “Facsimile” Politics In Northern Ireland, op. cit., p. 48. Il est vrai
que dans son étude principale, il remarquait que l’on ne trouvait rien dans le Capital qui puisse renseigner sur la
situation de l’Ulster à l’heure où il écrivait. Cf. en 1972 BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 78. Il n’en
demeure pas moins qu’il utilise à cette époque tous les codes et toute la phraséologie d’un marxiste.

172
3. nouvelle génération, nouvelles questions, nouveaux moyens : les
universitaires marxistes

Commençons par l’exception. Elle est française : Maurice Goldring. Il est


né en 1933 à Lille. Ses parents sont originaires du ghetto juif de Lublin en
Pologne et exercent le métier de forain. Enfant, il connaît la Seconde Guerre
mondiale, l’occupation, ses angoisses et les frissons de la victoire :

Maurice
GOLDRING Je vibrais avec les partisans et les soldats soviétiques et j’aspirais à faire preuve
d’héroïsme à mon tour. En France, dans ce coin de campagne que la guerre m’avait
assigné, je regardais avec respect les soldats du maquis, leur fusil que parfois ils me
permettaient de toucher, le pistolet dont j’ai parfois pressé la gâchette, en visant un
tronc d’arbre, guidé par les mains solides du maquisard. Après avoir fui, j’ai été
vainqueur et j’ai récité le poème d’Aragon Paris soi-même libéré, célébré par les
920
maquisards, participé aux activités du « parti des fusillés ».

Il adhère aux Jeunesses Communistes à la fin des années quarante.921 Il entre


en communisme donc dans la période où le parti se pose comme celui de la
renaissance française.922 Son communisme est ainsi une sorte de « brevet de
Résistance rétrospective ».923 Mais ses origines familiales confèrent un autre
aspect à son engagement. Comme l’a soulignée Annie Kriegel le PCF était un
lieu privilégié d’acculturation pour les Juifs français au sortir de la Guerre.924 La
classe ouvrière et le peuple juif ont comme caractéristiques communes d’être
l’une ou l’autre une construction où la culture l’emporte sur la nature, une entité
urbaine, une inscription internationale à vocation œcuménique et d’être « une
subsociété minoritaire et opprimée à l’intérieur de la société globale
dominante. »925 Étudiant dans les années cinquante puis enseignant, il est
amené à occuper des responsabilités.

920
M. Goldring, Renoncer à la terreur, op. cit., p. 15.
921
Entretien avec Maurice Goldring à son domicile parisien. 19 octobre 2005.
922
Philippe Buton, « Les générations communistes », in Vingtième Siècle, revue d’histoire, numéro spécial sur
« Les générations », n° 22, avril-juin 1989, pp. 81-91, p. 85.
923
Michel Winock, « Les générations intellectuelles », in Vingtième Siècle, ibid.., pp. 17-38 , p. 31.
924
A. Kriegel, « Les communistes français et leurs Juifs », in A. Kriegel, Communismes au miroir français,
Temps, cultures et sociétés en France devant le communisme, Paris, Gallimard, 1974, pp. 179-196.
925
Ibid., p. 181-182.

173
Sa rencontre avec l’Irlande s’est effectuée par l’intermédiaire du dramaturge
Seán O’Casey dont on lui avait proposé de traduire les pièces.926 Son « second
guide » comme il l’appelle :

fut un vivant, Conor Cruise O’Brien. Fasciné lui aussi par les notions de race, de tribu,
de nation, il ne trouvait pas de réponse satisfaisante dans le marxisme dont je me
réclamais.

De même rajoute-t-il :

La question nationale est d’une telle force en Irlande qu’elle attire dans ses flammes
tous ceux qui ont l’obsession de l’appartenance. […] Lorsqu[’un] groupe a été placé
en position d’infériorité, soit par l’oppression coloniale, soit par la persécution raciale
ou religieuse, les membres de ce groupe développent un système de défense
927
idéologique qui a les traits communs par-delà les frontières.

Deux choses sont intéressantes : « l’obsession de l’appartenance » et Connor


Cruise O’Brien. Lors des années qu’il a passées comme militant communiste,
son appartenance juive a été « gommée ».928 Par compensation, sa carrière
universitaire fut axée principalement sur l’étude du nationalisme culturel.929
L’autre point important est Conor Cruise O’Brien. Né en 1917 d’une famille de
Conor
Cruise sommités de la vie politique irlandaise,930 il se distingue d’abord dans les
O’Brien
campagnes anti-partition dans les années quarante. Docteur en histoire et
diplomate,931 il n’a pas attendu le déclenchement des violences en Irlande du
Nord pour critiquer les fantasmes nationalistes d’une Irlande Unie et dénoncer

926
Avec Jacqueline Autrusseau pour les éditions de l’Arche. M. Goldring, L’Irlande: Idéologie d’une révolution
nationale, Paris, Editions sociales, 1975, p. 10. Le fait qu’O’Casey, grand admirateur de Larkin et membre du
CPGB, n’était pas nationaliste et critiquait la classe ouvrière de Dublin l’a, comme il l’explique, désarçonné.
927
M. Goldring, L’Irlande: Idéologie d’une révolution nationale, op. cit., p. 11
928
Entretien, 19 octobre 2005 ; jeune homme il éprouvait d’ailleurs une honte pour cette fois-ci l’origine sociale
de ces parents : marchands forains, ils collectaient en quelque sorte l’argent des pauvres et en tiraient une « plus-
value ». Cf. M. Goldring, Renoncer à la terreur, op. cit., p. 65. Sur l’importance de l’origine juive d’E.
Hobsbawm sur son engagement et sur le fait qu’il soit resté membre du Parti Communiste de Grande Bretagne
après 1956, Cf. Dennis L. Dworkin, Cultural Marxism in postwar Britain : history, the new left, and the origins
of cultural studies, Londres, Duke University Press, 1997, p. 50.
929
Cf. Cela s’illustrera par sa thèse d’État : M. Goldring, Aspects des idéologies nationales : l’exemple de
l’Irlande du XXe siècle, thèse de doctorat d’Etat, Paris 3, 1985.
930
Son grand père est David Sheehy, membre de l’Irish Parliamentary Party. Il est le neveu des socialistes,
nationalistes et pacifistes Hanna et Francis Sheehy-Skeffington et du nationaliste Thomas Kettle.
931
Il se distingue notamment pour ses activités onusiennes lors de la crise du Kantaga, un État qui a proclamé sa
sécession du Congo en 1960. Le livre qu’il a tiré de son expérience, To Katanga and back, A case history (1962)
a été d’ailleurs traduit en français chez Plon (Mission au Katanga, 1964)

174
la rhétorique de la République. Dans un article que Paraskevi Gkotzaridis
qualifie d’« hérétique » et qui marque « une perte de foi totale en sa tradition »,
il y affirme que :

La nation pour laquelle Pearse mourut ne vit jamais le jour. […] Le malheur le plus
grand au sujet d’un État fondé sur la base d’idéaux impossibles à atteindre est la
libération cherchée dans le fantasme national. […] Le gouvernement à Dublin
continua à propager l’illusion tout en punissant ceux qui agissaient sur la base de
celle-ci. L’effort pour ne pas trahir des idéaux qui étaient inatteignables les entraîna
mais aussi nous-mêmes, dans des situations impossibles. Le seul résultat de cette
activité anti-partitionniste […] fut qu’elle me fit découvrir les inanités caverneuses de
932
l’anti-partition et de la propagande gouvernementale en générale.

Avec ses écrits publiés après la flambée de violence, ses articles et surtout
States of Ireland (1972), Conor Cruise O’Brien, tout en étant un politicien du
Labour, prend une dimension unique et influence considérablement la nouvelle
génération d’historiens.933
Probablement en réaction à l’activisme du People’s Democracy qu’il considère
comme favorisant les revendications catholiques sous couvert d’un
œcuménisme prolétarien et donc exaspérant les tensions entre
communautés,934 O’Brien critique la vision que James Connolly développe sur
les Protestants d’Ulster et ses omissions concernant le développement de
Belfast au XIX e siècle.935 L’ancien diplomate pense que la réalité est celle du
conflit entre Protestants et Catholiques et que « la ‘fausse conscience’
fabriquée ici était la conscience de classe. »936
Le premier ouvrage de M. Goldring sur la Verte Érin, Le drame de
l’Irlande, est une commande. Il s’agit d’une synthèse honorable et utile. Elle met

932
C. Cruise O’Brien, « The Embers of Easter », in Owen Dudley Edwards, Fergus Pyle (eds), The Easter
Rising, Londres, MacGibbon & Kee, 1968, pp. 231-4, cité et traduit par P. Gkotzaridis, La révision de l’histoire
en Irlande et ses liens avec la théorie, op. cit., p. 25.
933
Tom Dunne avance que John A. Murphy fût peut-être encore plus influent. T. Dunne, Rebellions, Memoirs,
Memory and 1798, Dublin, The Lilliput Press, 2004, p. 82. Outre ses mémoires, pour se faire une idée du bilan
que tire O’Brien lui-même de sa vie, Cf. : “The Power of Ideas, Conversation with Conor Cruise O’Brien, Irish
statesman and writer”, par Harry Kreisler, 4 avril 2000, in http://globetrotter.berkeley.edu/people/OBrien/obrien-
con0.html
934
C. C. O’Brien, States of Ireland, St Albans, Panther, 1974 (1ère éd. 1972), pp. 152-177. Ainsi, dit-il, quand B.
Devlin parle de « peuple », elle entend généralement « les catholiques », ibid., p. 175.
935
Ibid., pp. 89-97. Connolly dit notamment que la population a été trahie par ses dirigeants aristocrates ou
capitalistes et que le mouvement ouvrier doit lutter contre la Partition en passe d’être imposée.
936
“the ‘false consciousness’ fabricated here was class consciousness”, ibid., p. 286.

175
notamment l’accent sur le rôle néfaste de la soumission à la Grande-Bretagne
pour l’économie de l’île.937 La propension traditionnelle « anti-impérialiste » est
modérée probablement par le fait que son auteur, français, s’adresse à un large
public francophone.938
Plus important est le livre L’Irlande: Idéologie d’une révolution nationale
L’Irlande : paru aux Éditions sociales en 1975.939 L’influence de Conor Cruise O’Brien est
Idéologie
d’une ici claire et, comme nous l’avons vu, revendiquée. C’est l’ancien diplomate qui
révolution
nationale l’a poussé à lire les travaux du BICO et qui lui a fait réviser ses positions sur le
nationalisme irlandais.940 L’ouvrage entend parler de ces hommes qui se sont
mis à la tête du mouvement nationaliste entre la dernière partie du XIX e siècle
et la révolution nationale et qui se sont posés comme guides, messies ou
prophètes.941 Laissons l’universitaire communiste parler de son livre :

L’objet de ce travail sera d’examiner de plus près l’influence exercée et subie par ces
« intellectuels » dans les années précédant l’accession d’une partie de l’Irlande à
l’indépendance. Les relations entre intellectuels et luttes populaires, entre avant-garde
culturelle et mouvement de masse, sont des questions dont il ne faut pas dissimuler la
942
brûlante actualité.

En étudiant quelques récits et textes programmatiques-clefs, Maurice Goldring


critique avec force l’idéologie bourgeoise, individualiste, de cette élite urbaine
qui fait peu de cas de la misère de la population tout en entretenant le mythe de
la révolution rurale. A travers le récit du prêtre Peter O’Leary, il cerne les relais
de cette idéologie dans les campagnes. Comme il le dit lui-même, les questions
que soulève le livre sont de son temps. Le texte fera grincer des dents au sein
du PCF puisque que ce dernier soutenait moralement la « lutte de libération
nationale » de l’IRA. Quant à Maurice Goldring, ce travail marque un jalon dans
le chemin qui le mènera vers la social-démocratie.943

937
M. Goldring, Le drame de l’Irlande, Paris, Bordas, 1972, p. 17, p. 70, p. 72.
938
Pour voir M. Goldring entretenir un discours « anti-impérialiste » à la même période, par ex. : M. Goldring, F.
Hincker, C. Detraz, La Grande-Bretagne en crise, Paris, Editions sociales, 1972, p. 13.
939
M. Goldring, L’Irlande: Idéologie d’une révolution nationale, Paris, Editions sociales, 1975. Le chapitre IV
étant tiré d’une conférence donnée à l’institut Maurice Thorez en mars 1974 sous le titre Nationalisme et
socialisme : l’exemple irlandais (pp. 100-121)
940
Entretien, 19 octobre 2005.
941
Ibid., p. 13.
942
Ibid., p. 14.
943
Entretien, 19 octobre 2005.

176
Comme pour L’Irlande: Idéologie d’une révolution nationale, les écrits
de la nouvelle génération d’historiens sont à replacer par rapport à l’impact
qu’ont eu les violences en Irlande du Nord et dans une certaine mesure les
textes d’O’Brien. Ces violences n’ont pas seulement eu un effet sur la politique
« mais aussi – d’après Tom Dunne – sur la conscience historique. »944 Plus
spécifiquement :

Cela allait assombrir toutes nos vies, et influencer profondément la sorte d’histoire que
945
ma génération écrirait.

Pour comprendre les universitaires marxistes de la génération de Dunne, un


autre aspect semble nécessaire à évoquer : celui de la Nouvelle Gauche
britannique. Le mouvement découle, nous en avons déjà parlé lorsque nous
avions abordé le People’s Democracy, de la crise de 1956 avec les révélations
du « Rapport secret » de Nikita Khrouchtchev qui dénonçait « le culte de la
personnalité » de Staline, évoquait l’incompétence de ce dernier, ses crimes à
l’encontre de communistes innocents ou sa responsabilité dans la déportation
des peuples caucasiens accusés de collaboration avec les nazis.946 Malgré son
la caractère « très sélectif – et superficiel » (N. Werth), ce rapport fait que « pour
New Left
la première fois, le centre de la croyance communiste est atteint à l’intérieur du
système ».947 La répression en Hongrie de la révolution contre le pouvoir
communiste conséquente à ces révélations atteint les certitudes de nombre de
militants occidentaux.948 Les historiens marxistes de l’Irlande furent à des
degrés divers influencés par la nouvelle génération de la Nouvelle Gauche
britannique menée par Perry Anderson, Stuart Hall ou Tom Nairn. Dans les
années soixante-dix, grâce à eux, à l’extension des études supérieures, la
vitalité de la contre-culture, les crises économiques et sociales, « la culture

944
T. Dunne, Rebellions, Memoirs, Memory and 1798, op. cit., p. 60.
945
“It was to overshadow all our lives, and to influence profoundly the kind of history my generation would
write.”, ibid., p. 55.
946
N. Werth, Histoire de l’Union soviétique, De l’Empire russe à la Communauté des Etats indépendants, 1900-
1991, Paris, Presses Universitaires de France, 1999 (1ère édition 1990), pp.406-411.
947
Annie Kriegel citée in Stéphane Courtois, « 1956 : le défi mondial du communisme », in Vingtième Siècle.
Revue d’histoire, Année 1987, vol. 14, n° 14., pp. 109-112, p. 110.
948
Pour les historiens britanniques Cf. : D. L. Dworkin, Cultural Marxism in postwar Britain, op. cit., pp. 10-27
et suiv.

177
socialiste intellectuelle – comme le dit Dennis Dworkin – connaissait une
expansion remarquable. »949 Ce mouvement intellectuel était influencé par le
marxisme européen et la maison d’édition New Left Books faisait paraître les
textes de Gramsci, Lukács, Althusser ou Poulantzas introduisant ainsi dans les
débats des radicaux anglais le marxisme européen et ses dérivés
structuralistes, sémiologiques, etc.
L’auteur le plus important pour notre propos est Louis Althusser dont le
cœur de la démarche est de reprendre la thèse centrale du matérialisme
historique : l’être social fait la conscience. La principale idée-force du
« Caïman » que vont reprendre une partie des scripteurs universitaires est
que les idéologies sont des « forces matérielles et agissantes […]
indispensables à toute formation sociale »950 et que la superstructure peut
avoir une indépendance relative vis-à-vis de la base matérielle. Dennis
Dworkin résume l’importance qu’ont eus les écrits d’Althusser, de ses élèves
et continuateurs en disant qu’ils :

déclenchèrent un mouvement intellectuel majeur en Grande-Bretagne, affectant le


monde universitaire socialiste et marxiste en sociologie, littérature, critique
cinématographique, études culturelles, éducation, philosophie et histoire. Pour
certains de ceux qui l’adoptèrent, l’althussérisme était plus qu’une position
intellectuelle et politique ; c’était un engagement envers la seule et unique foi […].
Portant la bannière de la pratique théorique, ces althussériens fervents condamnaient
toutes les formes d’engagement intellectuel et politique teinté par l’économisme,
951
l’humanisme et l’empirisme.

Ceci précisé, il ne semble pas qu’Henry Patterson ou Belinda Probert furent de


tels fanatiques !
Avant de parler de la nouvelle génération d’universitaires marxistes
Nord-irlandais, évoquons en quelques mots la contribution sur le problème en

949
“socialist intellectual culture underwent a remarkable expansion.”, ibid., p. 125.
950
Saül Karsz, « Althusser », in Encyclopaedia Universalis, http://www.universalis-edu.com ; Cf. D. L.
Dworkin, op. cit., p. 143.
951
“spurred a major intellectual movement in Britain, affecting socialist and Marxist scholarship in sociology,
literature, film criticism, cultural studies, education, philosophy, and history. For some of those who embraced it,
Althusserianism was more than an intellectual and political position; it was a commitment to the one and only
true faith, a commitment as crucially formed in opposition to others positions as in affirmation of its own.
Carrying the banner of theoretical practice, these devout Altusserians condemned all forms of intellectual and
political commitment tainted by economism, humanism and empiricism.”, D. L. Dworkin, Cultural Marxism in
postwar Britain, op. cit., p. 219.

178
Irlande du Nord du nationaliste écossais et marxiste de la New Left Tom Nairn
dans son livre The Break-Up of Britain.952 Il ne s’agit pas d’un livre d’histoire
The mais d’un ouvrage théorique qui s’appuie sur des données historiques,
Break-Up
of Britain notamment le développement inégal de l’Irlande.953 Son titre évoque un
de
démantèlement de la Grande-Bretagne : l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande
Tom Nairn
du Nord étant appelés à s’émanciper de Londres. Tom Nairn pense que l’État
britannique est à son crépuscule,954 dans un « cul-de-sac historique »955 et
dresse une description noire d’un « Royaume Uni de crise économique
permanente ».956 L’ambition de Nairn est de remettre le marxisme dans
l’histoire en dépassant en termes matérialistes son « grand échec » : la
compréhension du nationalisme.957 Le nationalisme, conséquence de
l’implantation du capitalisme, est « principalement avec les anges du
progrès »958 et devient un rempart contre l’impérialisme.
Concernant l’Irlande du Nord, Tom Nairn dénonce la « simplicité » des
arguments « anti-impérialistes » qui sous-entendent que la conscience des
Protestants d’Ulster est fausse.959 Il reprend également les thèses de l’article
attaqué par le BICO dans Against Ulster Nationalism. Pour lui, avec la grève
loyaliste de 1974, la classe ouvrière protestante, qui a tenue tête à trois
gouvernements, a « fait la nation d’Ulster ».960 Il prône l’auto-détermination de
l’Ulster, les Protestants pouvant seulement eux-mêmes résoudre leurs
problèmes.961

Plus significatifs pour cette étude sont les universitaires Nord-Irlandais.


Ils sont au nombre de cinq : Peter Gibbon, Paul Bew, Henry Patterson, Belinda
Probert et Austen Morgan. Les « Troubles » ont surgi lors de leurs premières

952
“ 5. Northern Ireland : Relic or Portent ?” (« relique ou présage ») in Tom Nairn, The Break-Up of Britain,
Londres, New Left Books, 1977, pp. 216-255.
953
Ibid., p. 216.
954
Cf. titre du chapitre 1 “The Twilight of British State”, ibid., pp. 11-91.
955
Ibid., p. 53. D’autant qu’il constate l’échec des politiques travaillistes.
956
“the United Kingdom of permanent economic crisis […]”, ibid., p. 45.
957
Ibid., p. 329. Nous avons déjà évoquer ce point de vue en introduisant la Première Partie de ce mémoire.
958
“[…] nationalism is mainly with the angels of progress”, ibid., p. 342. Il donne ici une coloration marxiste à
la lecture d’Ernest Gellner dans Thought and Change (1964).
959
Ibid., p. 231.
960
“made the Ulster nation”, ibid., p. 242.
961
Ibid., p. 245. Pour des critiques des thèses de T. Nairn, Cf. Dianne Perrons, “Ireland and the Break-up of
Britain”, ANTIPODE a Radical Journal of Geography, vol. 12 (n°1). Numéro spécial sur l’Irlande, Worcester,
Massachusetts,1980, pp. 53-66. H. Patterson, Class Conflict and Sectarism: The Protestant Working Class and
the Belfast Labour Movement 1868-1920, Belfast, Blackstaff, 1980, pp. 146-147.

179
années d’études supérieures. Ils sont tous, semble-t-il, partis d’un point de vue
« anti-impérialiste ». Dans une étude intéressante, publiée dans la New Left
Review en mai 1969, Peter Gibbon souhaite que « la Gauche Marxiste dans le
mouvement des Droits Civiques », c’est-à-dire le People’s Democracy, gagne
les ouvriers protestants sur le bloc unioniste et les ouvriers catholiques sur les
962
réformistes en élaborant cette unité « sur les demandes anticapitalistes du
Un homme [sic]-Un boulot et Une Famille-Une maison ».963 Peter Gibbon
insiste sur le fait que la question nationale doit être tue car créant la division.
Henry Patterson et Paul Bew 964 étaient membres du People’s Democracy dans
sa phase de mouvement estudiantin. Paul Bew a participé à la marche reliant
Belfast à Derry en janvier 1969.965 Devant la flambée de violence et les choix
de l’organisation de Michael Farrell, ils s’en sont détournés et ont rejoint le
marxisé Official Sinn Féin. Austen Morgan et Belinda Probert étaient aussi
impliqués dans le mouvement des Droits Civiques. Retenons que ces
universitaires ont le point commun d’avoir partagés avec la jeunesse radicale
de leur temps, dans leurs années « d’apprentissage » politique, les thèses
« anti-impérialistes » revisitées du People’s Democracy. Puis, devant le défi
intellectuel que représentaient les réalités des violences et de l’attitude des
travailleurs protestants, ils sont devenus contempteurs du nationalisme, de la
tradition connollienne et anti-impérialiste. En maniant les idéologies nationaliste
et unioniste avec plus de mesure que les auteurs marxistes précédents comme
les en invitait leur métier, ils se sont rapprochés de l’unionisme. Ce n’est pas
pour cela qu’ils ne continuèrent pas à dénoncer les dérives sectaires de ce
dernier.

En 1975, est publié aux Manchester University Press l’ouvrage The


Origins of Ulster Unionism du sociologue Peter Gibbon. Il retrace la genèse du

962
P. Gibbon, “The Dialectic of Religion and Class in Ulster”, in New Left Review, n°55, mai-juin 1969, pp. 20-
41.
963
“basing its unity in the anti-capitalist demands of One man-One Job and One Familty-One house.”, ibid.
Cette stratégie et ses mots d’ordre sont ceux du People’s Democracy.
964
Le premier est né en 1947 à Coleraine, le second en 1950 à Belfast d’une famille de l’« Ascendancy », c’est-
à-dire la classe issue des administrateurs et colons anglais établis en Irlande. (pour la définition : J. Guiffan,
Histoire de l’Irlande, Paris, Hatier, 1992, pp. 264-265)
965
Entretien avec Angela et Brendan Clifford à Fère-en-Tardenois. 9 septembre 2006. Huw Richards, “Paul
Bew: Belfast’s history man”, in http://education.guardian.co.uk (The Guardian, 9 mars 2004) & l’article sur Bew
de wikipedia.

180
mouvement politique unioniste de 1780 à 1921. Ce livre est né, nous dit
The
Origins of l’auteur, pour combler une lacune dans l’historiographie irlandaise : « le
Ulster traitement des fondements sociaux et économiques de l’Unionisme
Unionism
ulstérien »966. Le travail est présenté comme « enjamb[ant] beaucoup de
barrières [disciplinaires] - celles de l’économie politique, de la sociologie
politique, et de l’histoire politique, sociale et économique. »967 Stigmatisant les
« jalousies professionnelles et les provincialismes », P. Gibbon est certain que
les historiens professionnels trouveront son ouvrage lacunaire au niveau du
traitement des sources. Leur consultation a été, en effet, « sacrifiée » sur l’autel
des intentions du chercheur : avant tout « interprétatives et sociologiques. »968
Dans son introduction, il souligne que l’histoire du conflit jusque dans les
années soixante n’a pas tant été d’« analyser ce qui l’a constitué que de
discuter au nom des héros et des causes que l’on soutient. »969 De cela
découlait, comme il le formule justement, une « préoccupation sur l’attribution
de la ‘responsabilité’ du conflit »970 véhiculant les stéréotypes. Le concept
central de son étude est celui de « mode de production ». Il utilise également
d’autres concepts empruntés à la sociologie comme principalement la
« modernisation rurale », l’« industrialisation » ou l’« urbanisation ».971 Le livre
tente de comprendre le statut régional sectaire de l’Unionisme d’Uster et
comment toutes les classes de la communauté protestante se sont reconnues
en lui.972 Il met en avant le développement inégal du capitalisme irlandais et se
propose de comprendre comment l’industrialisation a créé certains
bouleversements dans la structure de la société qui se sont répercutés sur le
plan idéologique et des choix politiques.973

966
“ the treatment of the social and economic foundations of Ulster Unionism.”, in P. Gibbon, The Origins of
Ulster Unionism: The Formation of Popular Protestant Politics and Ideology in the Nineteenth-Century Ireland,
Manchester, Manchester University Press, 1975, p. III. (insuffisance historiographique de nouveau exposée p. 1)
967
“[…] straddle many fences – those of political economy, political sociology, and political, social and
economic history.”, ibid.
968
Ibid.
969
“Until the 1960s histories of the conflict set out not so much to analyse its components as to argue on behalf
of favourite heroes and causes”, in ibid., p. 4.
970
Ibid.
971
P. Gibbon, The Origins of Ulster Unionism, op. cit., p. 8.
972
Ibid., p. 9.
973
Pour un compte-rendu critique : Paul Bew, « The Problem of Irish Unionism », in Economy and Society, 6, n°
1, (1977), pp. 89-109, pp. 91-100.

181
Henry Patterson publie en 1980 Class Conflict and Sectarianism issue
Class de sa thèse soutenue à Oxford.974 Le livre s’intéresse à la classe ouvrière
Conflict and
Sectarianism protestante de Belfast sur une période couvrant quasiment la crise du Home
Rule. Contrairement à nombre de livres sur le sujet qui ne recherchent pas les
relations entre l’Unionisme en général et l’Orangisme en particulier avec les
classes sociales. Rejetant la conception traditionnelle selon laquelle les ouvriers
protestants se sont fait manipuler lors de la crise du Home Rule, il affirme que :

L’Orangisme […] tirait son importance non seulement comme un instrument flexible
dans les mains de la bourgeoisie, mais comme une institution relativement autonome
avec des pratiques et des demandes qui pouvaient la conduire et la conduisait, ou des
975
sections de ses membres, au conflit avec les leaders du Conservatisme belfastois.

Henry Patterson analyse ainsi l’Independant Orange Order qui s’inscrit dans les
rapports de classes tout en demeurant unioniste, et parfois sectaire.976
Son ami Paul Bew était revenu, comme lui, de sa prestigieuse
université anglaise, avec la volonté « d’appliquer l’approche de Cambridge, sa
Land and
the rigueur et son sérieux, à l’histoire de l’Irlande. »977 Sa thèse est éditée en 1978
National sous le titre Land and the National question in Ireland, 1852-1882. Le gros du
Question
travail porte en fait sur la période de la Guerre pour la Terre (“Land War”) de
1879 à 1882. Il s’agit d’une question majeure dont il n’est pas le seul à l’époque
à en fournir une interprétation.978 Laissons, de nouveau, parler l’auteur :

L’objet de ce travail est d’analyser la nature de la Guerre agraire et sa portée sur la


lutte nationale en Irlande à partir de 1858, quand l’Irish Republican Brotherhood fut

974
Henry Patterson, Class Conflict and Sectarism: The Protestant Working Class and the Belfast Labour
Movement 1868-1920, Belfast, Blackstaff, 1980.
975
“Orangeism, it will be argued, derived its significance not simply as a pliant instrument in the hands of the
bourgeoisie, but as a relatively autonomous institution with practices and demands that could and did bring it, or
sections of its membership, into conflict with the leaders of Belfast Conservatism.”, ibid., p. XII.
976
Ibid.
977
"apply the Cambridge approach, its rigour and seriousness, to the history of Ireland", Paul Bew cité in Huw
Richards, “Paul Bew: Belfast’s history man”, op. cit., (The Guardian, 9 mars 2004)
978
Pour une comparaison utile entre le livre de Bew et celui de Samuel Clark, Social Origins of the Irish Land
War, Cf. Nicholas Canny, “Review: Fusion and Faction in Modern Ireland. A Review Article”, Comparative
Studies in Society and History, Vol. 26, No. 2. (Apr., 1984), pp. 352-365. N. Canny estime que ces travaux sont
complémentaires. Ils ne parlent cependant pas du rôle du clergé dans la guerre agraire (ibid., p. 360). De plus,
selon N. Canny, Bew fait trop confiance aux déclarations des Fenians.

182
fondée, à 1882 quand le « Traité de Kilmainham » signalait la fin de la crise de la
979
Land League.

Paul Bew insiste sur l’importance sociale du discours fenian pour le mouvement
agraire. Il considère, contrairement à certains historiens réconciliant l’unité du
mouvement agraire et l’usage de la violence, que « les formes dominantes de la
lutte des classes étaient différentes variétés de stratégies hautement
légalistes ».980 De plus, il tient à montrer l’« existence d’un considérable degré
de désunion paysanne à l’intérieur d’une unité anti-landlord globale […] ».981
Cette activité légaliste était inévitable eu égard à la division de classe de la
paysannerie entre les gros fermiers du Munster et du Leinster et les petits
tenanciers du Connaught. Cela le mène à aller à l’encontre de l’image admise
de Charles Stewart Parnell dominant de son autorité la Land League et le
mouvement Home Rule. Il n’est pas un stratège politique majeur. Il a rempli le
rôle de « catalyseur ».982
En 1978 aussi, paraît Beyond Orange and Green: The Political

Beyond
Economy of the Northern Ireland Crisis de Belinda Probert.983 Elle traite de
Orange l’Irlande du Nord de la fin du XVIII e siècle à 1977. Elle ne s’appuie pas sur des
and Green
sources de première main, son travail étant avant tout « interprétatif ». L’objectif
de l’auteur est :

de redresser ce qui semble être une faiblesse centrale dans la plupart des
interprétations de la crise politique actuelle en Irlande du Nord : le traitement de la
984
politique et de l’idéologie protestantes.

979
“The object of this work is to analyse the nature of the land war and its bearing on the national struggle in
Ireland from 1858, when the Irish Republican Brotherhood was founded, to 1882, when the ‘Kilmainham
Treaty’ signalled the end of the Land League crisis.“, P. Bew, Land and the National question in Ireland, 1852-
1882, Dublin, Gill and Macmillan, 1978, p. 2-3. On comprend avec cela la complémentarité de Bew et Patterson.
980
“The dominant forms of class struggle were different varieties of highly legalistic strategies”, ibid., p. 4.
981
“the existence of a considerable degree of peasant disunity within the overall anti-landlord unity […]”, ibid.,
p. 4.
982
Ibid., p. 228.
983
Belinda Probert, Beyond Orange and Green: The Political Economy of the Northern Ireland Crisis, Londres,
Zed, 1978. Ce travail est également tiré de sa thèse en Sciences Politiques : Belinda Mary Probert, The Northern
Ireland Crisis: a study in political economy of Protestant social formations, Ph.D. Lancaster University, 1975.
984
“the aim of redressing what seems to be a central weakness in most marxist interpretations of the current
political crisis in Northern Ireland : the treatment of Protestant politics and ideology.”, ibid., p. 6.

183
Elle s’inscrit en faux contre les thèses « anti-impérialistes » qui s’intéressent
avant tout à la lutte pour l’indépendance nationale qui réduisent l’unionisme et
le loyalisme à une :

‘variable dépendante’ de cette lutte plus large. [Ainsi] l’objet de ce livre […] est de
développer une analyse de classe de la politique protestante en Irlande du Nord qui
révèle clairement l’autonomie relative de ces dimensions par rapport au conflit , et qui
peut rendre compte convenablement d’événements centraux comme la grève de
985
l’Ulster Workers Council en 1974.

Elle considère que la modernisation de l’économie et la contradiction entre


capital local et capital multinational sont à prendre en compte. Elle entend
identifier les contradictions majeures entre les forces qui prônent le statu quo en
Ulster et celles qui pressent pour la modernisation.986 Plus que tous les autres
scripteurs sa filiation avec Louis Althusser est affirmée. Elle a également une
grande dette envers le livre de Peter Gibbon, The Origins of Ulster Unionism,
qu’elle cite et utilise beaucoup dans ses premiers chapitres.
L’étude du livre d’Austen Morgan, Labour and Partition, The Belfast
Labour Working Class 1905-23, pose plus de problème. Il s’agit de la version-livre de
and
Partition 1991 d’une thèse dont les recherches ont été menées entre 1972 et 75 à
Belfast, qui a été écrite entre 1977 et 1978 et soutenue cette dernière année.987
On peut largement imaginer que la perception d’Austen Morgan ait changée
entre la version-thèse et le livre, qu’il ait modéré l’utilisation du langage marxiste
entre la fin des années soixante-dix et les mois proches de la chute du monde
soviétique.988 Ses conclusions, la structure de l’ouvrage sont probablement
restées les mêmes. Il déclare avoir conclu de ses recherches que les
socialistes doivent se départir des traditions unionistes et nationalistes.989 Il

985
“ a ‘dependent variable’ in this broader struggle. The object of this book […] is to develop a class analysis of
Protestant politics in Northern Ireland which clearly reveals the relative autonomy of these dimensions to the
conflict, and which can account adequately for such central events as the Ulster Workers Council strike in
1974.”, ibid.
986
Ibid., p. 17.
987
Austen Morgan, Labour and Partition, The Belfast Working Class 1905-23, Londres, Pluto Press, 1991, tiré
de sa thèse Politics, the Labour Movement and the Working Class in Belfast 1905-1923, Queen University of
Belfast, Ph.D. thesis, 1978.
988
Même si le fait que ses travaux ont été dirigés par John Whyte est un gage de modération et de scrupules
académiques. Il faudrait vérifier et lire la thèse.
989
Ibid., p. XIX. Cela se retrouve dans la typologie qu’il donne des marxismes irlandais : marxisme vert,
marxisme orange et marxisme rouge. Nous ne la reprenons pas dans ce mémoire. La raison en est simple : elle

184
dénonce également le dogmatisme du marxisme irlandais « anti-
impérialiste ».990 Sur la période qu’il couvre, son travail traite du rapport
qu’entretiennent le trade-unionisme et le socialisme avec les deux idéologies
rivales : l’unionisme et le nationalisme.

Le fait que l’on accorde de l’importance au marxisme dans le débat

deux intellectuel sur l’Irlande s’illustre par la publication en 1980 des actes de deux
colloques colloques. Le premier est de géographie et s’est tenu à Dublin en mars 1978. Il
est publié par la revue radicale de géographie américaine Antipode.991 Quand
nous parlons de « géographie », c’est une géographie humaine et nombre des
intervenants passent plus de temps à se livrer à des démonstrations historiques
qu’à développer des réflexions relatives à leur discipline.
Le second s’est tenu en juillet 1978 à l’université de Warwick connue pour son
Centre d’histoire sociale.992 Le livre Ireland: Divided Nation, Divided Class
regroupe une sélection de dix interventions sur la vingtaine présentée à
Warwick. Austen Morgan et Bob Purdie qui ont dirigés les débats écrivent que
le colloque s’est tenu :

dans la croyance que les marxistes en Irlande et en Grande-Bretagne ont à faire


sérieusement l’inventaire des développements politiques récents, au Nord et au Sud,

n’est pas neutre. Quand il parle de « marxisme vert », il fait référence à l’orthodoxie communiste, connollienne
et à leur reformulation par les trotskystes. Comme ils sont tous alliés plus ou moins des mouvements
républicains, il conviendrait peut-être mieux d’apposer l’adjectif de « tricolore » à leur marxisme. Nous les
appelons « anti-impérialistes » car c’est la façon dont ils se désigneraient le plus facilement. Par « marxisme
orange », Austen Morgan désigne le BICO. Le problème est que l’adjectif est infamant et ne veut rien dire : le
BICO n’a pas de lien avec l’Ordre d’Orange (ce n’est pas ce qu’A. Morgan dit mais cela prête à confusion); par
ailleurs il est très discutable de se référer symboliquement à la partie orange du drapeau tricolore proposé par
Thomas Francis Meagher pour la première fois en 1848 et adopté par la suite par les républicains. Non. Il aurait
mieux valu parler de « marxisme-Union Jack ». Le BICO est unioniste, cela suffit à l’expliquer. Austen Morgan
utilise l’expression de « marxisme rouge » pour se désigner lui et les universitaires comme Bew, Patterson,
Gibbon ou Probert. Ce sont des chercheurs s’éloignant des idéologies unioniste et surtout nationaliste et qui
prêchent peut-être un socialisme sincère mais trop déconnecté des mouvements sociaux pour être légitime dans
la tunique de l’adjectif « rouge » dont la symbolique est généralement monopolisée par les mouvements et
organisations communistes. Pour ne pas les qualifier de tenants d’un « marxisme rose bonbon », nous préférons
les désigner simplement comme des marxistes universitaires. Cf. pour la typologie vert – orange – rouge : A.
Morgan, “Socialism in Ireland – Red, Green and Orange”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided
Nation, Divided Class, op. cit., pp. 172-225 ; reprise in J. McGarry, B. O’Leary, Explaining Northern ireland,
Broken Images, op. cit.
990
Ibid., p. XX.
991
ANTIPODE a Radical Journal of Geography, vol. 12 (n°1). Numéro spécial sur l’Irlande, Worcester,
Massachusetts,1980. Le comité éditorial estime que certains lecteurs d’Antipode ne trouveront guère radicaux
certains articles présentés. (p. III)
992
Sur l’immixtion de la culture radicale dans les universités britanniques : Dennis Dworkin, Cultural Marxism
in postwar Britain, op. cit., p. 125.

185
et qu’il est nécessaire que cela implique un réexamen de leurs concepts et
993
analyses.

Ces deux colloques, tenus dix ans après le déclenchement des « Troubles »
révèle la relative vigueur des interrogations de classes sur l’Irlande et consacre
la division entre les tenants d’une interprétation « anti-impérialiste » et les
« révisionnistes » qui sont également répartis dans les colloques.
Les marxistes n’auront pas besoin de se « vacciner contre la colloquite », selon
l’expression de Jacques Le Goff,994 du moins en tant que « marxistes » puisque
de telles entreprises ne seront plus renouvelées. Un militant comme D. R.
O’Connor Lysaght qui est fort actif dans le cadre des activités du Labour History
Society entre autres, et surtout les universitaires n’auront plus l’heur de se
montrer dans des rencontres « marxistes ». Les universitaires se livreront aux
passages obligés inhérents à leur métier dans les cérémonies quasi-mondaines
de la « sociabilité professionnelle et des stratégies de pouvoir ».995

Nous avons choisi de clore ces années soixante-dix, sur l’ouvrage


collectif The State in Northern Ireland, 1921-72, Political Forces and Social
The State
in Classes des universitaires Paul Bew, Peter Gibbon et Henry Patterson. Dans ce
Northern
Ireland travail sur le rôle de l’État dans les rapports de classes au sein de la
communauté protestante, les auteurs ont bénéficié de l’ouverture en janvier
1977 des archives du feu Stormont jusqu’à la période de 1947. Ils considèrent
leur travail comme une « contribution à la discussion des conceptions marxistes
de l’État, de la question nationale et de l’impérialisme. »996 Le livre s’ouvre sur
le chapitre théorique « Marxism and Ireland » qui reprend leurs thèses
exprimées au colloque de Warwick.997 La « position » marxiste sur la question

993
“in the belief that Marxists in Ireland and Britain have seriously to take stock of recent political
developments, North and South, and that this of necessity involves a re-examination of their concepts and
analyses.”, A. Morgan, B. Purdie, “Introduction”, in Morgan, Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class,
Londres, Inks Links, 1980, pp. 7-11, p. 7.
994
Cité in Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points Histoire », 1996, p.
51.
995
A. Prost, ibid., p. 52. Mondanités fortes utiles pour découvrir le monde comme on le découvre avec envie
dans l’autobiographie d’Eric Hobsbawm.
996
“a contribution to the discussion of the Marxist conceptions of the state, the national question and
imperialism”, P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, The State in Northern Ireland, 1921-72, Political Forces and
Social Classes, Manchester, Manchester University Press, 1979, p. VIII.
997
P. Bew, P. Gibbon, H. Paterson, “Some Aspects of Nationalism and Socialism in Ireland: 1968-78”, in Austen
Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 152-171.

186
irlandaise y est remise en cause et est considérée comme un « échec politique
total ».998 Les universitaires ne s’empêchent pas de dramatiser ce qui n’est au
final qu’une partie des enjeux du livre :

Le marxisme est en fait en danger d’extinction, politiquement et intellectuellement.


999
Ses espoirs de survie, sans compter de développement, semblent minces.

Ils constatent l’absence d’études sur l’État et pensent que la « position marxiste
actuelle est un obstacle pour légitimer une investigation marxiste. »1000 Ils
dressent le même bilan concernant l’historiographie et les études marxistes sur
l’Ulster. Ils critiquent les positions de Marx et Engels, Kautsky, Connolly et
Lénine et certains communistes et hommes de gauche irlandais sur l’Ulster, le
droit à l’autodétermination et l’impérialisme. Leur étude se base en particulier
sur le travail de Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales 1001 dont
ils retiennent qu’il a montré que l’ « instable équilibre de compromis » que
représente selon Gramsci l’hégémonie de la bourgeoisie sur l’État entre les
forces politiques au pouvoir est « maintenu par le partage de différents
segments de la structure étatique parmi le bloc dirigeant. »1002 Alors que la
vague althussérienne avait déjà refluée dans la pensée britannique « de
gauche »,1003 les universitaires utilisent également Étienne Balibar qui voit
comme principale fonction de l’État d’empêcher l’unité de classe du
prolétariat.1004 Ils concluent leur recherche, dont nous verrons de plus près les
détails au chapitre 7, en préconisant la séparation entre la libération nationale
et le socialisme. L’appui par les socialistes de façon « inconditionnelle » ou
« critique » des campagnes républicaines n’a pour résultat, selon eux, en
Irlande du Nord que de braquer la classe ouvrière protestante. Ils pensent
qu’une stratégie politique viable n’est possible qu’à partir d’une « rupture

998
“a total political failure”, in “Marxism and Ireland”, ibid., pp. 1-43, p. 1.
999
“Irish Marxism is in fact in danger of extinction, politically and intellectually. Its prospects of survival, let
alone development, seem slim.”, ibid.
1000
“the existing Marxist position becomes an obstacle to legitimate Marxist investigation.”, ibid., p. 2.
1001
N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, Paris, Maspero, coll. « Les textes à l’appui », 1968.
Traduit en anglais en 1973.
1002
“maintained by the sharing out of different segments of the state structure amongst the ruling bloc”, Bew et
al., op. cit., p. 39. ce sont les mots de « Bew et al. »
1003
Dennis Dworkin, Cultural Marxism in postwar Britain, op. cit., p. 232. Accompagnant le reflux, E. P.
Thompson sort son brûlot contre la pensée d’Althusser, The Poverty of Theory, en 1978. Comme le dit D.
Dworkin, cette période voit le regain des conservateurs en Grande-Bretagne.
1004
Ibid., p. 86. ils citent Sur la dictature du prolétariat (1976, traduit en anglais en 77 )

187
décisive avec la subordination du marxisme irlandais à l’idéologie
bourgeoise. »1005 L’ami de Desmond Greaves, Anthony Coughlan, qualifie leur
historiographie de « néo-unioniste ».1006 Il est vrai que leur message politique
1007
manque de clarté et qu’ils auraient peut-être dû se cantonner à leurs
découvertes articulées autour d’une analyse des classes sociales comme ils le
feront dans les versions ultérieures et remaniées du livre.
Leur détestation bien compréhensible des violences, une volonté bien humaine
de peser sur les orientations politiques et leur appartenance (non revendiquée
1008
dans le livre) à l’ Official Sinn Féin devenu en 1977 le Sinn Féin the
1009
Workers Party sont probablement les éléments qui les ont fait contribuer au
débat politique de leur temps.

Un auteur universitaire états-uniens Michael Hechter qui évoque Marx,


Lénine, ou Gramsci quoique n’entretenant pas de posture marxiste marquée
dans sa théorie du « colonialisme interne » aurait pu mériter d’être étudié plus
longuement.1010
Retenons de ces années soixante-dix, qu’elles virent une nouvelle génération
de problèmes se poser et par conséquent une nouvelle génération d’acteurs
politiques et d’historiens s’affirmer.

1005
“a decisive break with Irish Marxism’ subordination to bourgeois ideology”, ibid., p. 221.
1006
A. Coughlan, “Ireland’s Marxist Historians”, in Ciaran Brady (dir.), Interpreting Irish history: the debate on
historical revisionism, 1938-1994, Blackrock, Co. Dublin, Irish Academic Press, 1994, pp. 288-305, p. 304.
1007
John Wythe, Interpreting Northern Ireland, op. cit., p. 185.
1008
Du moins pour H. Patterson et P. Bew.
1009
Ce parti se déclarait « la vraie alternative », le seul parti qui « représente la gauche sérieuse ». Dans un livret
The Irish Industrial Revolution, le parti s’en prenait moins à l’ « impérialisme britannique » qu’à « la paresse et
l’avidité » de la bourgeoisie irlandaise et à l’ « impérialisme américain ». M. Milotte, Communism in modern
Ireland: the pursuit of the workers’ republic since 1916, Dublin, Gill & Macmillan, 1984, p. 296. L’organisation
avait laissé tomber l’idée de guerre de libération nationale et prônait une théorie des étapes revisitée. Il n’y en
avait plus deux mais trois : 1.) l’établissement d’une « démocratie bourgeoise » en Irlande du Nord ; 2.) le
développement d’une Irlande capitaliste indépendante ; 3.) la création d’une Irlande socialiste. Cf. J. McGarry,
B. O’Leary, Explaining Northern Ireland, Broken Images, op. cit., pp. 66-67.
1010
M. Hechter, Internal Colonialism: The Celtic Fringe in British National Development, 1536-1966, Londres,
Routledge and Kegan Paul, 1975, par ex. p. 8.

188
II. entre horizons militants « indépassés » et
dilution dans la recherche universitaire :

les développements
(1980-2005)

Si la période 1917/1921 puis celle de 1968/1969 constitue des tournants


évidents dans l’historiographie marxiste de l’Irlande, il y a un parti pris
discutable dans une délimitation en 1979/1980. Il y a d’une part, une volonté de
mettre en avant The State in Northern Ireland avec ses qualités universitaires
indéniables, sa critique, certes non entièrement nouvelle, du soutien socialiste à
la lutte pour l’indépendance nationale et son alternative politique qui n’a pas
convaincue. D’autre part, se sont concentrées dans les années soixante-dix de
telles remises en question dans la population, chez les politiciens, les historiens
et notamment les marxistes que les travaux historiques ultérieurs entrepris dans
le camp socialiste et communiste peuvent être considérés comme des suites et
développements de ce qui s’est écrit pendant cette décade. Par ailleurs,
considérant les violences et les crises politiques, Austen Morgan entendais à
l’époque imposer le slogan : « ‘Never Again the 1970s’ ».1011

1011
A. Morgan, “Socialism in Ireland – Red, Green and Orange”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland:
Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 172-225, p. 220.

189
1. la fin de toute une époque

C. Desmond Greaves critique de façon polémique le travail des trois


jeunes universitaires qui ont écrit The State in Northern Ireland dans un article
de l’Irish Democrat.1012 Il leur reproche leur langage, un jargon sociologique.1013
Une explication possible à cette détestation réside dans le fait que la tradition
marxiste anglaise n’avait pas cultivé le goût des concepts généralisateurs
comme le marxisme européen. Les historiens comme Greaves ou E. P.
Thompson furent ainsi particulièrement rétifs à la vague althussérienne des
années soixante-dix.1014 Greaves discute également la teneur de leur
« marxisme ». Pour lui, ce sont les produits de la politique d’après-guerre des
puissances occidentales qui fondèrent dans les universités des départements
de sciences politiques pour contrer et réfuter le marxisme qui « bien ou mal
compris, devenait le credo de continents. »1015 Patterson, Gibbon et Bew ne
sont ainsi que des « nouveaux marxistes d’État ». Il critique également leur
façon d’atténuer les effets de l’impérialisme sur l’Irlande ou d’ignorer certain
défenseur de la position marxiste traditionnelle comme T. A. Jackson.1016
Contre la thèse du développement inégal du capitalisme légitimant la
séparation de l’Ulster, il oppose de façon rhétorique l’exemple du
développement inégal du capitalisme anglais qui n’a pas entraîné la Partition
d’une partie de province anglaise.
De même, quand les universitaires considèrent que si le marxisme irlandais est
« arriéré » et qu’il n’y a pas de parti marxiste-léniniste important des deux côtés
de la frontière, ils pensent que c’est parce que le marxisme en Irlande n’a

1012
« Feicreanach », « Irish Marxism », Irish Democrat, Londres, juillet 1980, pp. 2-3. Cf. article connu grâce à
A. Coughlan, “Ireland’s Marxist Historians”, op. cit., p. 303.
1013
En privé il disait : « Bew, Gibbon, Patterson, que j’appelle Mew, Gibber and Patter, sont les principales
lumières de ce que j’appelle l’invasion des habitants de Laputa. » (Laputa est l’île volante décrite pas Swift dans
Les Voyages de Gulliver. Elle est peuplée de savants déconnectés de la réalité.) La blague, même si elle n’est pas
gentille, est très drôle : Mew, Gibber et Patter voulant respectivement dire « miaulement », « charabia » et
« boniment » ! “Bew, Gibbon and Patterson, whom I call Mew, Gibber and Patter, are leading lights in what I
call the Laputan invasion.”, C. D. Greaves, Insight, ideas, politics, The Table Talk of Desmond Greaves, 1960-
1988, [tapuscrit non publié réalisé par Anthony Coughlan, merci à ce dernier d’en avoir photocopier les bonnes
pages pour ce mémoire]
1014
explication de Martin Jay reprise par D. L. Dworkin, op. cit., p. 264 (note)
1015
“Marxism, whether well or ill understood, became the creed of continents.”, « Feicreanach », « Irish
Marxism », op. cit., p. 2. Argument repris par A. Coughlan, “Ireland’s Marxist Historians”, op. cit., p. 300.
1016
Il faut préciser que le propos des universitaires était théorique dans leur premier chapitre et que T. A.
Jackson n’est, sur le plan théorique, au plus qu’un correct vulgarisateur communiste.

190
jamais été qu’une « arrière-garde » (“tail-end”) des bourgeoisies protestante
(pour le BICO) et catholique (pour les autres). Ainsi, disent-ils :

dans cette situation extrêmement arriérée, un objectif principal des marxistes irlandais
doit être de détacher le marxisme de l’idéologie bourgeoise et de faire ressortir sa
teneur prolétarienne. Cela signifie mettre l’accent sur ses traits distinctifs, plutôt que
les passer sous silence au profit de ce qu[e le marxisme] partage avec la pensée
1017
bourgeoise ou petite-bourgeoise.

Et Greaves de commenter ce passage en ironisant : « Ainsi, les professeurs


d’université petit-bourgeois sont en train de dire aux ouvriers d’être plus
prolétariens ! ».1018 Greaves n’a pas tort. Il est possible que ce soit l’influence
d’Althusser qui les a menés à une telle conception. Le philosophe français
voyait dans le marxisme une science achevée et auto-suffisante.1019 Il était
également « un élitiste politique qui croit que seuls les intellectuels du Parti
possédait la théorie scientifique. »1020 Mais on ne peut pas dire que Desmond
Greaves, communiste anglais et principale maître à penser des communistes
irlandais soit beaucoup plus représentatif des ouvriers irlandais. Les jeunes
universitaires comme le vieux militant sont les uns comme l’autre les héritiers
de cette conception exprimée par exemple par l’Internationale communiste en
1919 : « Il n’est plus qu’une force capable de sauver [l’humanité], et cette force,
c’est le prolétariat. »1021 Comme ils sont léninistes, nous ne pouvons assister
qu’à un dialogue de sourds entre deux perceptions aveuglées se posant
comme des avant-gardes du prolétariat.
Plus loin, C. D. Greaves renvoie encore une fois à leur classe sociale les
universitaires prêchant une politique prolétarienne et qualifie leurs vues de

1017
“In this extremely backward situation one primary objective of Irish Marxists must be to detach Marxism
from bourgeois ideology and to emphasise its proletarian content. This means drawing upon its distinctive
features, rather than passing them over in favour of what it shares with bourgeois or petty-bourgeois-thought.”,
P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, The State in Northern Ireland, 1921-72, Political Forces and Social Classes,
op. cit., p. 37-38.
1018
“So the petit-bourgeois dons are telling the workers to be more proletarian !”, « Feicreanach », « Irish
Marxism », op. cit., p. 1.
1019
Dworkin, Cultural Marxism in postwar Britain, op. cit., p. 227.
1020
“[…] he was a political elitist who believes that only Party intellectuals possessed scientific theory […]”,
ibid., p. 231.
1021
Cité in M. Lazar, « Damné de la terre et homme de marbre. L'ouvrier dans l'imaginaire du PCF du milieu des
années trente à la fin des années cinquante », Annales. Histoire, Sciences Sociales, Année 1990, vol 45, n° 5, pp.
1071-1096, p. 1071.

191
« gauchisme ».1022 Le caractère idéologique de cette désignation est à mettre
en relation notamment avec les tensions entre le Communist Party of Ireland et
le Sinn Féin the Workers’ Party.1023
Il se permet également d’ironiser sur la phrase la plus connue de The State in
Northern Ireland : « […] il n’y a rien de proprement réactionnaire dans la classe
ouvrière protestante ou, à cet égard, [dans] une frontière nationale qui place les
Protestants dans une majorité numérique. »1024 Il assure ainsi que nul marxiste
ou républicain irlandais n’a jamais pensé cela.
Dans son travail The Irish Transport and General Workers’ Union, The
Formative Years: 1909-1923 paru en 1982, commandé par le syndicat fondé
par James Larkin, C. D. Greaves se pose de nouveau contre P. Bew et ses
collègues en disant que son travail est écrit dans le langage commun et qu’il
entend « éviter le jargon de la sociologie ou du Néo-marxisme ».1025 Ce livre est
richement documenté.1026 Ses trois-cent pages sont un déroulement factuel et
chronologique, parsemé ça et là d’interprétations léninistes. L’ouvrage devait
être le premier des trois volumes prévus pour retracer l’histoire du trade-
union.1027 C. D. Greaves écrit que les premiers leaders du syndicat (Larkin,
Connolly, dans une moindre mesure William O’Brien) « peuvent être justement
décrits comme des géants. »1028 Comme le raconte Anthony Coughlan,
Greaves aurait d’ailleurs préféré le titre lourd de sous-entendus “The Age of
Giants”, qui n’a pas été retenu, on le comprend, par la direction en place du
trade-union.1029
Avec la mort de Desmond Greaves en août 1988, une page est définitivement
tournée pour l’historiographie marxiste de l’Irlande et plus généralement pour

1022
« Feicreanach », « Irish Marxism », op. cit., p. 3. Cf. Gérard Molina, « Gauchisme », in G. Labica, G.
Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., pp. 501-506, p. 504.
1023
M. Milotte, op. cit., pp. 297-300.
1024
“[…] there is nothing inherently reactionary about the Protestant working class or, for that matter, a national
frontier which puts Protestants in a numerical majority.”, P. Bew et al., op. cit., p. 221.
1025
C. D. Greaves, The Irish Transport and General Workers’ Union, The Formative Years: 1909-1923, Dublin,
Gill and Macmillan, 1982, p. VII.
1026
Il note qu’en 1916 malheureusement la plupart des archives de l’I.T.G.W.U. ont été saisies et détruites.
(ibid.)
1027
A. Coughlan, C. Desmond Greaves, 1913-1988: An Obituary Essay, op. cit., p. 16.
1028
“Its early leaders can be justly described as giants”, Greaves, The Irish Transport and General Workers’
Union, The Formative Years, op. cit., p. VII
1029
A. Coughlan, op. cit., p. 16. La série sera finalement achevée par Seán Cronin, l’ancien leader de l’I.R.A.
lors de la campagne des frontières (1956-62).

192
une tendance minoritaire mais constante de la politique en Irlande et de la
politique irlandaise de la Grande-Bretagne.

Outre-Manche, Maurice Goldring a été exclu en 1981 du Parti


Communiste Français suite à l’ « affaire de la Fédération de Paris ».1030 En
1982, est publié chez Repsol, la maison d’édition du Sinn Féin the Workers’
Party,1031 la traduction de L’Irlande: Idéologie d’une révolution nationale. Le
texte est complété par une postface dénonçant les violences de l’IRA Provisoire
et le soutien apporté à l’IRA par des intellectuels et des organisations de
gauche :

même si ce soutien est ambigu : ‘Je suis contre la violence armée, mais …’ Ce ‘mais’
est meurtrier. Cela signifie que dans une société moderne, il peut être légitime de tuer
1032
un civil, de poser des bombes dans les magasins, de mutiler des enfants.

Maurice Goldring doit penser notamment à son ancien parti quand il dit cela. En
effet et par exemple, le Parti Communiste Français faisait campagne en faveur
des prisonniers républicains et plus précisément les grévistes de la faim menés
par Bobby Sands.1033
M. Goldring réaffirme en invoquant l’histoire que le capitalisme britannique et
irlandais craint « l’unification politique de la classe ouvrière en Irlande du Nord
».1034
Les cas bien différents de Desmond Greaves et de Maurice Goldring
renvoient à une donnée plus générale : la crise du système communiste aux

1030
Cf. : S. Courtois, M. Lazar, Histoire du Parti communiste français, Paris, PUF, coll. « Thémis », 2000 (1ère
éd. 1995), pp. 399-404. Henri Fiszbin, Les bouches s’ouvrent, Une crise dans le Parti Communiste Paris,
Grasset, 1980. Cette « affaire » est liée aux défaites aux législatives de 1978 et à la mairie de Paris par rapport
auxquelles la direction nationale du Parti voulait répondre par un retour à l’orthodoxie.
1031
Ou Official Sinn Féin devenu justement en 1982 simplement le “Workers’ Party”. Le mouvement se
désintégra en 1991/92 et le gros de son personnel politique forma la Democratic Left (ce parti fusionna en 1999
avec l’Irish Labour Party). Le Workers’Party est depuis « en reconstruction » des deux côtés de la frontière.
1032
“Even if this support is ambiguous: ‘I am against armed violence, but …’ This ‘but’ is murderous. It signifies
that in modern society, it may be legitimate to kill a civilian, to plant bombs in shops, to main children.”, M.
Goldring, Faith of Our Fathers, The formation of Irish nationalist ideology, 1890-1920, Dublin, Repsol, 1987, p.
95.)
1033
Épisode évoqué par Maurice Goldring chez lui, 19 octobre 2005. Le fait qu’après le premier tour de la
présidentielle de 1981 et le ralliement du PCF au candidat Mitterrand, le PCF abandonna sa campagne en faveur
de Bobby Sands et ses amis permet aujourd’hui à M. Goldring de pointer du doigt l’ « instrumentalisation » de la
question irlandaise par le PCF.
1034
“A century of history proves beyond all doubt that, above all else, British and Irish capitalism fears the
political unification of the working-class in Northern Ireland.”, ibid., p. 93.

193
niveaux économique, social, idéologique. En Occident, l’identité communiste
est en crise dans les années quatre-vingt après la période faste sur le plan de
la radicalité de la décennie précédente.1035
La littérature soviétique sur l’Irlande existe bel et bien, même si ce mémoire
n’en rend pas compte.1036 La Perestroïka (« restructuration ») gorbatchévienne
a été d’ailleurs accompagnée d’un intense mouvement de révision de l’histoire
de l’URSS. Elle a « revivifiée »1037 les historiens soviétiques. La chute du mur
de Berlin en novembre 1989, l’effondrement des démocraties populaires puis la
fin de l’URSS en décembre 1991 referment sept décennies où l’utopie avait
donnée naissance à des régimes biens réels aux caractéristiques inconnues
jusque là.
En 1992, le dirigeant communiste irlandais James Stewart publie une
brochure sur la guerre jacobite (1688-92) pour le tricentenaire de la victoire des
armées de Guillaume d’Orange contre les armées de Jacques II soutenues par
la population catholique irlandaise. Il reprend ainsi ce que dénonçait Connolly :
le pape dans sa lutte contre Louis XIV était l’allié du protestant. L’Irlande est
bien la première colonie de l’Angleterre et comme Connolly, James Stewart en
appelle à la Re-conquête de l’Irlande par les travailleurs, « oranges » ou
« verts ».1038 Rien de bien nouveau donc.

L’évolution politique en Irlande du Nord est à prendre en compte


également pour comprendre l’historiographie. Schématiquement, de façon très
lacunaire et en guise d’exemple, nous pouvons dire que les Accords
d’Hillsborough de 1985 ont ainsi été très mal vécus par la communauté
protestante.1039 Un livret en témoigne : Northern Ireland and the Algerian

1035
Stéphane Courtois, « La crise des identités communistes en Europe occidentale », in Communisme, Revue
d’Études pluridisciplinaires, n° 17, 1988, pp. 47-61.
1036
John McGarry et Brendan O’Leary affirment que l’exposé soviétique le plus complet vient de I. D. Birjukov,
Ol’ster : Krisis Britanskei Imperialistcheskov Politiki : 1968-84, Moscou, Editions du Progrès, 1985 (« Ulster :
la crise de la politique impérialiste britannique : 1968-84 ») cité in J. McGarry, B. O’Leary, Explaining Northern
Ireland, op. cit., p. 441 (notes) McGarry et O’Leary signent que l’URSS lors de la Guerre Froide n’a rien fait
pour insister sur quelque caractère anti-impérialiste de la situation en Irlande du Nord (ibid., p. 88)
1037
Cf. par ex. P. V. Volobuev, “Perestroika and the October Revolution in Soviet Historiography”, Russian
Review, vol. 51, n° 4. (octobre 1992), pp. 566-576. (trad. Kurt S. Schultz), p. 567.
1038
James Stewart, The Great Orange Myth: the Williamite War in Ireland, 1688-92, Dublin, A Communist
Party Pamphlet, (1992), p. 19.
1039
Alors que comme le dit Pierre Joannon : « l’accord anglo-irlandais ne proposait pas de miracle ; tout au plus
ambitionnait-il de créer des conditions favorables à l’ouverture de négociations entre les représentants des deux
communautés. » in P. Joannon, Histoire de l’Irlande et des irlandais, op. cit., p. 605.

194
Analogy, A Suitable Case for Gaullism ? de Hugh Roberts, un spécialiste de
l’Algérie et ancien membre du Communist Party of Ireland. Il utilise toujours
Marx comme référent mais là n’est pas l’intérêt. Son livret, édité par Athol
Books en 1986, témoigne du choc psychologique qu’ont représenté ces
accords pour la communauté protestante.1040 Hugh Roberts réfute la pertinence
de l’analogie entre les Pieds-Noirs et la communauté protestante qui est
« unifiée et cohérente »,1041 une « société cohérente avec son propre droit, à
l’intérieur de laquelle toutes les classes sociales caractéristiques de la société
bourgeoise se sont développée. »1042 Cet argument est le même qu’employait
Brendan Clifford du BICO contre Michael Farrell. La grande différence avec B.
Clifford du début des années soixante-dix est l’accent mis sur la déloyauté du
gouvernement britannique envers la communauté protestante d’Ulster. Selon H.
Roberts, le système Nord-Irlandais de discrimination des catholiques a été
imposé par Westminster et les revendications de la communauté catholique ont
intensifié ces discriminations.1043 La communauté protestante et ses leaders
unionistes sont ainsi dédouanés dans cette version de l’histoire.
Cette lecture renvoie à l’évolution du BICO dans les années quatre-vingt.
L’organisation staliniste ne s’est jamais dissoute. Certains de ses membres les
plus importants se sont retrouvés dans la Bevin Society et prônaient pour
l’Irlande du Nord une solution « intégrationniste ».1044 Angela et Brendan
Clifford, Jack Lane et leurs amis sont devenus beaucoup plus sympathiques
avec le nationalisme, lançant notamment des controverses contre le
« révisionnisme ».

1040
C’est l’explication de P. Gkotzaridis, La révision de l’histoire en Irlande et ses liens avec la théorie, op. cit.,
p. 170. Nous nous éloignons quelque peu de son analyse trop moralisante sur ce livre.
1041
Hugh Roberts, Northern Ireland and the Algerian Analogy, A Suitable Case for Gaullism ?, Belfast, Athol
Books, 1986, p. 52. [N. B. : s’il est édité par Athol Books, Hugh Roberts n’a jamais fait partie du BICO]
1042
“a coherent society in its own right, within which all the social classes characteristic of bourgeois society had
developed.”, ibid., p. 55.
1043
Ibid., p. 66.
1044
Contrairement aux « dévolutionnistes » qui demandent, comme de 1921 à 1972, un gouvernement autonome
pour se préserver de la trahison du gouvernement britannique, les « intégrationnistes » veulent que l’Ulster soit
intégrée légalement, politiquement, électoralement et administrativement au Royaume-Uni. Cf. John McGarry,
Brendan O’Leary, Explaining Northern ireland, Broken Images, Oxford, Malden, Blackwell Publishers, 1999
(1ère publ. 1995), pp. 93-96. L’argument de Brendan Clifford est que les partis nord-irlandais qui contestent les
élections pour Westminster ne sont pas fondés sur des intérêts de classes ou des principes sociaux. [B. Clifford,
Parliamentary Sovereignty And Northern Ireland, A review of the Party system in the British Constitution, with
relation to the Anglo-Irish Agreement, Belfast, Athol Books, 1985, p. 8.] Cf. Hugh Roberts, Northern Ireland
and the Algerian Analogy, op. cit., p. 66.

195
Pour ce qui est du camp opposé, dont les leaders croyaient encore au
milieu des années quatre-vingt que la lutte armée pouvait mettre fin à la
domination britannique sur l’Irlande, il est notable que quelques nationalistes de
l’IRA Provisoire ont été influencés par le marxisme comme en témoigne le livret
Question of History (1987).1045 Il est vrai qu’alors que dans des années
soixante-dix, les Provos sont nés du rejet de la politisation du mouvement, qu’ils
voulaient plus plaire à la diaspora irlandaise des Etats-Unis qu’aux mouvements
indépendantistes soutenus par Moscou, ils changèrent quelque peu
d’orientation dans les années quatre-vingt en ayant un discours plus teinté
d’anti-impérialisme.1046 Les écrits du président du Sinn Féin, Gerry Adams sont
truffés de références aux marxistes anti-impérialistes de Connolly à Michael
Farrell.1047 Il a d’ailleurs récemment préfacé la nouvelle édition de Liam Mellows
and the Irish Revolution de C. D. Greaves.1048 Cette tendance est somme toute
marginale dans le mouvement nationaliste.
Le processus de paix entamé à la fin des années quatre-vingt déboucha
sur le cessez-le-feu de 1994 et sur l’accord du Vendredi-Saint en avril 1998. Le
28 juillet 2005, l’IRA proclame la fin de la lutte armée et sa volonté de
poursuivre le combat pour la réunification de l'Irlande par des moyens
pacifiques. En 2007, un accord est trouvé pour un gouvernement nord-irlandais
réunissant les ennemis d’hier du Sinn Féin et du DUP de Ian Paisley.
Il a été avancé que la fin du communisme, et donc l’obscurcissement des
horizons révolutionnaires a permis au début des années quatre-vingt-dix de
« clarifier la logique du compromis »1049 et a donc eu un impact indirect dans
l’abandon de la lutte armée. Ainsi, selon Michael Cox en 1997, « en modifiant
complètement la structure globale à l’intérieur de laquelle la campagne de l’IRA

1045
Ecrite par des ‘Irish Republican Prisoners of War’, Cf. Henry Patterson, The Politics of illusion:
republicanism and socialism in modern Ireland, Londres, Sydney, Aukland: Hutchinson Radius, 1989, p. 246.
(notes)
1046
M. Cox, “Bringing in the ‘International’ : The IRA Ceasefire and the End of the Cold War”, International
Affairs (Royal Institute of International Affairs 1944-), vol. 73, n°4, (oct 1997), pp. 671-693, pp. 679-680.
1047
J. McGarry, B. O’Leary, Explaining Northern Ireland, op. cit., p. 63 & p. 435.
1048
Gerry Adams, “Introduction”, in .”, C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, Londres,
Lawrence and Wishart, 2005 (1ère éd. 1971), pp. 1-6. Sur C. D. Greaves, il se base entièrement sur l’essai
nécrologique d’Anthony Coughlan. Il y rajoute des anecdotes sur sa lecture de l’ouvrage et de la biographie de
Connolly à la prison de Long Kesh au milieu des années soixante-dix. Il raconte d’ailleurs que le livre sur
Mellows était interdit mais qu’il l’obtint car on avait substitué la couverture du livre par une autre pour passer la
censure. (ibid., p. 3)
1049
Richard English, The Irish Freedom, op. cit., p. 410. Dans cette logique, le nouveau terrorisme islamiste
aurait également joué un rôle de repoussoir.

196
avait jusqu’ici été conduite, la fin de la Guerre Froide fit qu’il était bien plus
difficile pour l’organisation de légitimer une stratégie qui avant la fin des années
quatre-vingt avait déjà aboutie à une impasse. »1050 Le terrorisme islamiste
allait finir de convaincre les paramilitaires de rendre les armes.

Sur le plan intellectuel dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix,


alors que d’une façon générale en Occident les postmodernistes réussissent
leur travail de sape et que, comme le dit, Jean-François Lyotard « les grands
récits sont devenus peu crédibles »,1051 se sont les « révisionnistes » qui
constituent une nouvelle sorte d’orthodoxie au niveau de l’historiographie de
l’Irlande.1052 Les détracteurs de cette révision se divisent quant à sa nature.
Brendan Badshaw y voit une école alors que le journaliste Kevin Whelan
affirme au contraire que les révisionnistes n’ont rien d’un courant cohérent.1053
Bradshaw a globalement raison de dire que les « révisionnistes » manquent de
sensibilité par rapport à leur objet d’étude. On le voit notamment par rapport à
certains traitements de la Famine ou de 1916. Seámus Deane va jusqu’à dire
que ces historiens révisionnistes font le jeu du nationalisme britannique ou
Ulstérien.1054 Desmond Fennell avance, pour sa part, que le « révisionnisme »
répond aux « besoins d’histoire de l’establishment ».1055 Quelque soit la part de

1050
“by altering completely the global framework within which the IRA campaign had hitherto been conducted,
the end of the Cold War made it far more difficult for the organization to legitimize a strategy which by the late
1980s had already reached a dead end.”, M. Cox, “Bringing in the ‘International’ : The IRA Ceasefire and the
End of the Cold War”, op. cit., p. 675. De plus en novembre 1990, Peter Brooke, le secrétaire d’Etat à l’Irlande
du Nord déclarait que « le gouvernement britannique n’a pas d’intérêts égoïstes en Irlande du Nord. », “The
British government has no selfish strategic or economic interests in Northern Ireland.”, cité in M. Cox, ibid., p.
682. Cf. J. McGarry, B. O’Leary, op. cit., pp. 57-58. Cela a permis à John Hume de plus ou moins convaincre les
dirigeants du Sinn Féin que le maintien des troupes britanniques était plus dû aux violences républicaines.
1051
Cité in Yves Boisvert, Le monde postmoderne, Paris, Montréal, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales »,
1996, p. 49.
1052
Paraskevi Gkotzaridis a tenté (peut-être mise sur la voie par Terry Eagleton détracteur contrairement à elle
du « révisionnisme » et du courant postmoderne) de cerner les liens entre la révision de l’histoire en Irlande et le
postmodernisme. La thèse de l’historienne grecque est intéressante. Il y a forcément des liens et un contexte
commun. Il ne faut cependant pas oublier que le facteur principal du « révisionnisme » dans l’historiographie est
la professionnalisation de la discipline. Cf. P. Gkotzaridis, La révision de l’histoire en Irlande et ses liens avec la
théorie, op. cit.
1053
Nancy J. Curtin, « “Varieties of Irishness”: Historical Revisionism, Irish Style », The Journal of British
Studies, vol. 35, n° 2, Revisionisms. (avril 1996), pp. 195-219, p. 199. N. J. Curtin est sur ce point d’accord avec
le journaliste.
1054
Seamus Deane “Wherever Green is Read”, in C. Brady, Interpreting Irish History, op. cit., pp. 234-245, p.
242.
1055
"the history needs of the establishment.” , Desmond Fennell, The Revision of Irish Nationalism, Dublin,
Open Air Publishers, 1989, cité in Mary Daly, “Review : Recent Writings on Modern Irish History : The
Interaction between Past and Present”, The Journal of Modern History, vol. 69, n° 3, (septembre 1997, pp. 512-
533, p. 514.

197
vérité que recèle cette dernière assertion, il est clair qu’en plus de la
professionnalisation de l’histoire, ce « révisionnisme » a accompagné la
modernisation des économies irlandaises ainsi que la volonté de se départir
des sentiments communautaires sectaires et d’intégrer l’Europe.

Arrêtons-nous sur la tendance aux nombreux visages qui conserve la


flamme de la révolution : le trotskysme.

2. la permanence trotskyste

a.) les années quatre-vingt

En 1980 sort la brochure de D. R. O’Connor Lysaght, The Story of the


Limerick soviet. Elle est issue d’une conférence pour le 60ème anniversaire de
la grève au Mechanic’s Institute à Limerick en septembre 1979.1056
Ce que l’on appelle le Soviet de Limerick est la grève générale qui a durée
pendant deux semaines en avril 1919 suite à la mort d’un Volontaire et trade-
unioniste après que des camarades eurent tenté de le libérer et que le
gouvernement eut décrété la loi martiale. La grève fût spontanée et exécutée
par 15 000 ouvriers.1057 Le United Trades & Labour Council se transforma en
comité de grève. Son autorité fut acceptée par les autres classes.1058 Lysaght
décrit le besoin d’argent et une situation de dualité des pouvoirs dont nous
reparlerons. Pour l’auteur, la grève illustre à quel point peut être dangereux
pour l’ordre établi la fusion du nationalisme et du syndicalisme.1059 « Pour deux
courtes semaines – conclu l’historien trotskyste – Limerick a montré à l’Irlande
la vision de la République des Travailleurs ».1060

1056
D. R. O’Connor Lysaght, The Story of the Limerick soviet, The 1919 General Strike against British
Militarism, Limerick, The Limerick Soviet Commemoration Committee, 2003 (3ème éd. révisée, 1ère éd. 1980).
La troisième édition a été complétée notamment par une critique des historiographies nationalistes et
révisionnistes. La première édition a été éditée par le People’s Democracy. Le parti de Lysaght a fusionné avec
le PD en restant le représentant de la IVe Internationale en Irlande.
1057
D. R. O’Connor Lysaght, The Story of the Limerick soviet, op. cit., p. 10.
1058
Ibid., p. 14.
1059
Ibid., p. 6.
1060
“for two short weeks, limerick had show Ireland the vision of the Workers’ Republic.”, ibid., p. 27.

198
D. R. O’Connor Lysaght contribue par des articles documentés et de qualité
évidente à la connaissance historique notamment à travers la revue de l’Irish
Labour History Society, Saothar.1061 On dira dans des notes de lecture sur la
compilation d’écrits de communistes sur l’Irlande qu’il a publié en 1995 qu’il
« pourrait probablement être considéré comme étant l’équivalent trotskyste de
feu Desmond Greaves en ce qui concerne son savoir encyclopédique sur le
marxisme et la lutte irlandaise. »1062

Éamonn McCann fait paraître également en 1980, une nouvelle version


de War and an Irish Town. E. McCann et l’éditeur ont supprimé les parties 4 et
5 de l’édition de 1974.1063 Le résultat se veut « une contribution pour une
discussion sur comment continuer pour le mieux la lutte pour une Irlande
socialiste libre. »1064 Les deux nouvelles parties sont une mise à jour et traitent
de la place que peut occuper un mouvement socialiste révolutionnaire par
rapport à l’IRA Provisoire.1065 Il commence ses nouvelles lignes par ces mots :

L’IRA Provisoire a le droit de se voir, et demander à être regardée par les autres,
comme l’héritière légitime de la lutte pour les droits civiques lancée dans le Nord en
1066
1968.

E. McCann dit que malgré leurs imperfections, les « Provos » sont « l’avant-
garde de la lutte anti-impérialiste en Irlande ».1067

1061
Par ex : D. R. O’Connor Lysaght, The rake’s progress of a syndicalist: the political career of William
O’Brien, Irish Labour Leader, in Saothar, Dublin, Irish Labour History Society, 1983, pp. 47-64. ou Lysaght,
“A Saorstát is born, How the Irish Free State came into being”, S. Hutton, P. Stewart (dir.), Ireland’s Histories,
Aspects of State, Society and Ideology, op. cit., pp. 36-51, etc. …
1062
“Rayner Lysaght could probably be considered to be the Trotskyist equivalent of the late Desmond Greaves
with regard to his encyclopaedic knowledge of Marxism and the Irish struggle.”, [Review], Marxist Writings on
Ireland, Saothar, n° 17, pp. 97-98. [à propos de D. R. O’Connor Lysaght (ed.), The Communists And The Irish
Revolution : Part One, The Irish And The October Revolutionaries, 1899-1924, Dublin, Plough Books Services,
1995, 140 p. ]
1063
En particulier la partie 4 sur l’état unioniste, (E. McCann, War and an Irish Town, Londres, Harmondsworth,
Penguin, 1974, pp. 127-233.). Sur ce point il renvoie au « formidable » (1980, p. 7) Northern Ireland : The
Orange State de Michael Farrell.
1064
“The book is intended as a contribution to discussion of how best to continue the struggle for a free, socialist
Ireland.”, E. McCann, War and an Irish Town, Londres, Pluto Press, 1980, p. 7. Le fait qu’il soit dédié « aux
prisonniers républicains dans les geôles de la Grande-Bretagne » est déjà une indication de ce que sera cette
contribution.
1065
Ibid., (Part 4), pp. 129-166., (Part 5), pp. 167-176.
1066
“The Provisional IRA is entitled to see itself, and to demand to be regarded by others, as the legitimate
inheritor of the struggle for civil rights launched in the North in 1968.”, ibid.,p. 129.
1067
“the vanguard of the anti-imperialist struggle in Ireland”, ibid., p. 176.

199
En 1983, Michael Farrell sort Arming the Protestants qui traite des premières
années de l’Ulster Special Constabulary qui sont, selon lui, très éclairantes sur
le conflit que connaît l’Irlande du Nord.1068 Il se questionne notamment sur sa
composition de classe. Comme le note à propos de ce livre John Whyte,
Michael Farrell a modifié sa position sur la classe ouvrière protestante qui était
capable d’exprimer « un sectarisme plus extrême que les leaders
pragmatiques »1069 à l’encontre des dirigeants unionistes. Pour lui, les individus
formant les forces de l’USC ne sont pas à blâmer car étant les victimes de la
formation de l’État unioniste d’Ulster contre la majorité de la population de
l’île.1070 John Gray, un ancien secrétaire du People’s Democracy publie en 1985
un livre de facture académique, City in Revolt, sur la grève spontanée,
dépassant le sectarisme menée par James Larkin à Belfast en 1907.1071
L’auteur de The Protestants of Ulster, Geoffrey Bell, sort quant à lui en
1982 une étude sur les rapports du Labour britannique dont il est membre –
1072
entriste – à la question irlandaise qui ne nous concerne pas directement et
en 1984 The British in Ireland: A Suitable Case for Withdrawal. Il ne condamne
pas l’IRA Provisoire et reconnaît sa représentativité par rapport à la classe
ouvrière catholique.1073 Il insiste pour dire que le problème de l’Irlande n’est pas
l’IRA ou Paisley mais bien la Grande-Bretagne et l’ « impérialisme ».1074
En 1984, Mike Milotte, qui est membre de l’organisation trotskyste
Mike Socialist Workers’ Movement,1075 fait paraître chez un éditeur renommé un
MILOTTE
ouvrage pionnier sur le Communisme irlandais des origines (en prenant aussi
en compte l’héritage de Connolly) au début des années quatre-vingt.1076 Il
entend « sauver d’une obscurité imméritée quelques redoutables activistes de
1068
Michael Farrell, Arming the Protestants: The Formation of the Ulster Special Constabulary and the Royal
Ulster Constabulary 1920-1927, Londres, Pluto, 1983, p. V.
1069
“lower-class discontent with the Unionist leadership often expressed itself in a more extreme sectarianism
than that of the pragmatic leaders”, ibid., p. 181. Cf. J. Whyte, Interpreting Northern Ireland, op. cit., p. 181.
Pour J. Whyte cela signifie que M. Farrell concède que si les ouvriers protestants s’étaient éloignés de la classe
moyenne protestante, cela n’aurait pas été pour choisir quelque nationalisme irlandais mais la direction opposée.
1070
M. Farrell, ibid., p. 291.
1071
John Gray, City in Revolt, James Larkin & the Belfast Dock Strike of 1907, Belfast, The Black Staff Press,
1985. Ses conclusions sont assez fidèles de celles de son ancien mouvement.
1072
G. Bell, Troublesome Business: The Labour Party and the Irish Question, Londres, Pluto, 1982.
1073
G. Bell, The British in Ireland: A Suitable Case for Withdrawal, Londres, Pluto, 1984, pp. 58-59. Il est fort
probable que le titre du livre de Hugh Roberts [Northern Ireland and the Algerian Analogy, A Suitable Case for
Gaullism ?, Belfast, Athol Books, 1986] soit une réponse au titre de G. Bell.
1074
G. Bell, The British in Ireland: A Suitable Case for Withdrawal, op. cit., pp. 101-106.
1075
Merci à Emmet O’Connor de m’avoir orienté à ce sujet. Courriel du 16 décembre 2005.
1076
Mike Milotte, Communism in modern Ireland: the pursuit of the workers’ republic since 1916, Dublin, Gill
& Macmillan, 1984.

200
la classe ouvrière et leurs luttes fréquemment héroïques. »1077 Il insiste sur le
fait que l’échec du communisme en Irlande n’est pas entièrement dû à un
environnement irlandais particulièrement inhospitalier.1078 L’absence d’une
analyse élaborée sur l’Irlande et la dépendance envers la politique étrangère de
l’URSS ont fait que les communistes ont, selon lui, manqué bien des
opportunités.1079 Par exemple, Mike Milotte reprend l’analyse d’E. McCann qui
attribue l’émergence de l’IRA Provisoire à un « vide laissé par l’absence d’une
option socialiste. »1080 Pour le militant du SWM, le mouvement communiste est
le principal responsable de ce vide. Leur problème est le stalinisme qui est le
fondement originel de leur politique.1081
De telles remarques sont courantes dans ce livre, en partie basé sur une thèse
universitaire,1082 qui s’appuie avant tout sur des journaux d’époque et des
témoignages. Emmet O’Connor le juge « continuellement négatif » [“relentlessly
negative”]1083 envers son objet d’étude.

Peter Hadden dans ‘Divide and Rule’, traite de la Partition de l’île et du


comportement du mouvement ouvrier par rapport à elle.1084 Peter Hadden est
un des leaders du mouvement trotskyste en Irlande du Nord qui s’est constitué
par rapport au Militant Labour de Ted Grant. Pour lui « […] ce mal aurait pu être
évité, mais seulement sur la base d’un mouvement de la classe ouvrière pour
changer la société. »1085 La réunification n’est pas possible, selon lui, sur une
base capitaliste. Il revendique l’héritage de Connolly au même titre que celui de
Marx, Engels, Lénine, Trotsky 1086 et critique l’historiographie bourgeoise.1087

1077
“rescue from an undeserved obscurity some redoubtable working-class activists and their frequently heroic
struggles.”, Mike Milotte, Communism in modern Ireland, op. cit., p. 8.
1078
Ibid., pp. 7-8.
1079
Ibid., p. 7.
1080
“ The Provisionals are the inrush which filled the vacuum left by the absence of a socialist option”, E.
McCann, War and an Irish Town, Londres, Harmondsworth, Penguin, 1974, p. 243.
1081
Ibid., p. 7, p. 63, p. 93… (Cf. Index)
1082
M. Milotte, Communist politics in Ireland, 1916-1945, Thèse (Ph. D.), The Queen's University of Belfast,
1977.
1083
E. O’Connor, Reds and the Green, Ireland, Russia and the communists internationals, 1919-43, Dublin,
University College Dublin Press, 2004, p. 5.
1084
Peter Hadden, ‘Divide and Rule’, Labour and the partition of Ireland, Dublin, MIM Publications, a Militant
Pamphlet, 1980.
1085
“[…] this evil could have been averted, but only on the basis of a movement of the working class to change
society.”, ibid., p. 8. & p. 73.
1086
Ibid., p. 10.
1087
Ibid., p. 20.

201
En 1984 paraît Ireland: The Key to the British Revolution de David
trotskysmes
britanniques
Reed du Revolutionary Communist Group. Ce mouvement a été fondé en mars
1974 par des militants qui ont été expulsés du Socialist Workers’ Party. Le
Revolutionary Communist Group. Le Revolutionary Communist Group est
impliqué dans le City of London Anti-Apartheid Group.1088 Le livre est tiré d’une
série d’articles publiés dans le journal du mouvement Fight Racism ! Fight
imperialism ! pour soutenir les prisonniers républicains comme Bobby
Sands.1089 L’ouvrage traite de la position de Marx et Engels sur l’Irlande, de
mouvement menant à la révolution nationale, de l’histoire du républicanisme au
e
XX siècle, des Troubles jusqu’aux grèves de la faim des prisonniers
républicains.
Comme le titre de l’ouvrage l’indique, l’auteur pense que la question irlandaise
est au cœur de la Révolution britannique. Il entend reprendre les analyses de
Marx vers 1869-70 sur l’Irlande car il les trouve toujours d’actualité. Il nie tout
rôle progressif de l’« impérialisme » en Irlande et soutient sans conditions l’IRA
Provisoire.1090 Il s’agit de loin du livre le plus radical pour ce qui est de soutenir
la violence terroriste :

L’impérialisme sera seulement détruit et l’opportunisme défait par l’alliance de la


1091
classe ouvrière britannique avec le mouvement révolutionnaire national en Irlande.

Chris Bambery du Socialist Workers’ Party publie en 1986 Ireland’s Permanent


Revolution. Né à Edimbourg, Ch. Bambery débute sa vie de militant en 1972
dans l’International Marxist Group (Cf. Bob Purdie) qu’il quitte en 1979 pour
rejoindre sept mois plus tard le Socialist Workers’ Party.1092 Le livret part de la
conquête du XII e siècle aux problèmes récents. Bambery parle de la révolution
1093
nationale comme d’une révolution incomplète et bien qu’il trouve que les
Provos soient dans une impasse parce qu’ils ne développent pas une politique

1088
P. Barberis et al., Encyclopedia of British & Irish Political Organisations, op. cit., p. 158.
1089
David Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, Londres, Larkin publications, 1984, p. XI.
1090
Ibid., p. 12. Par exemple il prend pour argent comptant les analyses du premier chef des Provos Seán Mac
Stiofain dans son livre Memoirs of a Revolutionary. Cf. aussi: ibid., p. 142.
1091
“Imperialism will only be destroyed and opportunism defeated by the alliance of the British working class
with the revolutionary national movement in Ireland.”, ibid., p. 384.
1092
Cf. http://en.wikipedia.org
1093
Titre du chapitre 7 de Chris Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, Londres, Bookmarks, 1986.

202
socialiste,1094 il enjoint les socialistes a les soutenir contre l’armée
britannique.1095
Paul Foot, né en 1937, également du Socialist Workers’ Party livre le même
e
genre d’analyses. Le mal de l’Irlande au XX siècle vient de la Partition, et
1096
l’armée britannique doit annoncer son retrait.

b.) l’historiographie trotskyste après la chute du communisme, dans la période


du processus de paix

A la chute du communisme, un parti trotskyste français annonçait sur


ses affiches : « le communisme est toujours l’avenir du monde ».1097 Sur la
question irlandaise, les trotskystes entretiennent également la flamme de la
révolution.
Andy Johnston, James Larragy et Edward McWilliams de l’Irish Workers

l’Irish
Group (fondé en 1965) publient en 1990 une « analyse marxiste » de la pensée
Workers de Connolly.1098 Le livre s’ouvre avec en exergue une phrase de Labour in Irish
Group
History : « Les Irlandais ne sont pas des philosophes en règle générale, ils
passent trop rapidement de la pensée à l’action ».1099 Le ton est donné. Les
militants trotskystes retournent les mots de Connolly contre son auteur. Le livre
a pour base une série de 8 articles publiés en 1984 dans Class Struggle qui
ont été modifiés notamment en prenant en compte le travail d’Austen
Morgan.1100

1094
Ibid., p. 77.
1095
Ibid., p. 71, p. 77.
1096
P. Foot, Ireland: Why Britain Must Get Out, Londres, Chatto & Windus, coll. “Counter Blasts”, 1989, p. 2.
et p. 56. Cf. Paul Foot, “Dividing Ireland”, Socialist Worker Review, No.111, July-August 1988, pp.21-24, in
http://www.marxists.org ; P. Foot, “Ireland Majority rule”, Notes of the Month, Socialist Review, No.204,
January 1997, p.7 in ibid.
1097
Cité in Ph. Buton, Communisme : une utopie en sursis ?, op. cit., p. 183. Le parti en question est Lutte
Ouvrière.
1098
Andy Johnston, James Larragy, Edward McWilliams, Connolly, A Marxist Analysis, Dublin, Irish Workers’
Group, 1990, p.
1099
“The Irish are not philosophers as a rule, they proceed too rapidly from thought to action.” Cf. Connolly,
Labour in Irish History, in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 17-184, p.
106.
1100
Austen Morgan, James Connolly: a political biography, Manchester, Manchester University Press, 1988. Ils
jugent la critique de Morgan comme étant « révisionniste libérale » (Johnson et al., op. cit., p. 7.)

203
Ils se revendiquent de la « tradition classique » de Trotsky en se réjouissant
d’un contexte où le « Stalinisme » finit dans les poubelles de l’histoire.1101 Ils ne
ménagent pas la pensée du révolutionnaire irlandais sur de nombreux thèmes :
l’historiographie, la religion, la révolution, la classe ouvrière protestante … et
pensent qu’il a eu tort de s’engager dans l’insurrection nationaliste de 1916.
L’héritage de cette erreur pesant encore à l’époque où ils écrivent.1102

A travers différents travaux, Peter Hadden se révèle le principal


Peter
HADDEN historien trotskyste Nord-Irlandais.1103 L‘écriture de ces ouvrages est rythmée
par l’évolution du processus de paix. Son point de vue est le même que dans
‘Divide and Rule’ : aucune unification réalisée par le capitalisme, c’est-à-dire
par la bourgeoisie irlandaise, n’est possible.1104 Les ouvriers protestants ne
l’accepteraient jamais.1105 Les accords politiques ne résolvent rien. Ils peuvent
offrir une ouverture pour bâtir un mouvement ouvrier.1106 Il dénonce le
« terrorisme individuel » et dit que l’analyse de l’IRA Provisoire est fausse.1107
L’intervention de ces paramilitaires a augmenté le fossé entre les ouvriers des
deux communautés.1108 Il continue de critiquer les historiens en développant un
argumentaire intéressant :

Les historiens aujourd’hui écrivent dans l’ombre de vingt-cinq ans de conflit. Comme
la plupart de la strate des ‘faiseurs d’opinion’ intellectuels très peu d’entre eux sont
capables de voir au delà du parapet de leur milieu historique immédiat. Au lieu de
cela, ils offrent seulement une réflexion mentale de ce qu’ils voient autour d’eux. Ils
tendent à prendre le fait de la division sectaire comme leur postulat. Transférant ce
postulat dans le passé ils peignent alors leur image de l’histoire en conséquence.

1101
Johnson et al., ibid.
1102
Ibid., p. 166.
1103
Peter Hadden, Beyond the Troubles ?, 1994, in www.socialistparty.org ; Peter Hadden, Troubled times, The
National Question in Ireland, Dublin, Herald Books, 1995 (issu d’un document réalisé pour conférence nationale
de Militant Labour in Ireland de juillet 1995); P. Hadden, Northern Ireland: Toward Division Not Peace,
Socialist Party, 2002, in www.socialistealternative.org
1104
P. Hadden, Troubled times, op. cit., p. 24, p. 86, p. 95, etc.
1105
Peter Hadden, Beyond the Troubles ?, op. cit., 1994 (Ch. 8)
1106
Peter Hadden, Beyond the Troubles ?, op. cit., 1994, P. Hadden, Troubled times, op. cit., p. 9., pp. 92-93, p.
134.
1107
Peter Hadden, Beyond the Troubles ?, op. cit., (Ch. 3)
1108
Ibid., (Ch. 7)

204
Le résultat est une exagération du sectarisme et une vue profondément
1109
pessimiste à la fois du présent et du passé.

Il rappelle que la clef pour comprendre l’histoire est l’« analyse de classe et
l’approche de classe. »1110 Dans Northern Ireland: Toward Division Not Peace
(2002), Peter Hadden affirme que le processus de paix sème la polarisation
sectaire et montre du doigt les analyses fausses de l’IRA.1111 Pour lui, les
accords du Vendredi Saint de 1998 était un « pacte entre sectaires pour garder
les gens de la classe ouvrière divisés. Le vrai problème était et est la division à
l’intérieur de la société et spécialement au sein de la classe ouvrière. »1112

Ted Grant a également écrit sur le cessez-le-feu de l’IRA de 1994. De


Ted
GRANT 1979 (après la défaite des travaillistes de Callaghan aux élections) à 1983 le
groupe de Ted Grant est à l’apogée de son influence. En 1985, la Militant
Tendency est expulsée du Labour britannique. Ceci puis la chute du
communisme entraîne la remise en cause par une majorité de militants menée
par Peter Taaffe de la stratégie de Grant pour le mouvement. Une scission se
produit en 1992 et Grant avec Alan Woods et Rob Sewell fondent le magazine
Socialist Appeal et un nouveau mouvement. Les travaux de Grant sur l’Irlande
sont donc peut-être à replacer dans sa volonté de reconquérir les anciens de la
Militant Tendency en Irlande dont fait partie Peter Hadden. Dans Ireland after
1113
the ceasefire : a Marxist analysis, il voit que l’histoire de l’Irlande « est une
démonstration saisissante de la justesse de la théorie de la révolution
permanente »1114 et qu’elle montre que la question nationale est une question

1109
“Historians today write in the shadow of twenty five years of conflict. Like most of the stratum of
intellectual ‘opinion markers’ very few of them are capable of seeing beyond the parapet of their immediate
historical setting. Rather they offer up only a mental reflection of what they see around them. They tend to take
the fact of sectarian division as their starting premise. Transferring this premise into the past they paint their
picture of history accordingly. […] The result is an exageration of sectarianism and a profoundly pessimistic
view of both present and past.”, P. Hadden, Troubled times, op. cit., p. 7. Cf. aussi, pp. 21-22.
1110
Ibid., p. 12.
1111
P. Hadden, Northern Ireland: Toward Division Not Peace, Socialist Party, 2002, in
www.socialistalternative.org
1112
“a pact between sectarians to keep working class people divided. The real problem was and is the division
within society and especially within the working class.”, ibid. Il dit que les républicains ne se battaient plus pour
la destruction de l’Etat mais pour le contrôle de la classe ouvrière. Il garde par ailleurs ses thèses sur
l’impossibilité du règlement du conflit par le capitalisme et la nécessité de former un parti ouvrier de masse.
1113
Ted Grant, Ireland after the ceasefire : a Marxist analysis, in http://www.marxist.com/Europe/Ireland.html
[publié à Londres, Well Red Books, 1996].
1114
“is a striking demonstration of the correctness of the theory of permanent revolution”, Cf. Ch. “Crimes of
British imperialism”.

205
sociale. Comme son camarade Peter Hadden, il voit que le problème Nord-
Irlandais ne peut se résoudre que « sur la base d’un programme de
classe ».1115 C’est l’impérialisme qui a créé le « monstre de Frankenstein » du
sectarisme. Comme Peter Hadden, il pense que l’impérialisme britannique, i.e.
l’armée, ne peut pas quitter l’Irlande du Nord car cela entraînerait une guerre
civile qui se propagerait en Grande-Bretagne.

C’est pourquoi la campagne de l’IRA était condamnée à l’échec par avance, comme
1116
les marxistes le prédisaient il y a 25 ans.

Pour les Pâques 2001, comme il l’avait fait en 1966, Ted Grant cette fois-ci
avec Alan Woods, produit quelques lignes sur James Connolly.1117 Sur la
question de l’opportunité de sa participation à l’Easter Rising, les auteurs se
contentent de dire que les « conditions étaient franchement défavorables ».
Connolly était « sans aucun doute un géant », « un révolutionnaire sincère » qui
commis des erreurs. Dans l’espoir stéréotypé d’un révolutionnarisme au second
millénaire commençant, les auteurs répètent la nécessité de bâtir un parti pour
finir le travail de 1916.

Kieran Allen est un sociologue membre du Socialist Workers


Kieran
ALLEN Movement. Il en est un des principaux idéologues. En 1990, alors encore
étudiant après une jeunesse de militantisme, il publie The Politics of James
Connolly. Il dit avoir écrit ce livre d’après la théorie et les perspectives de son
parti.1118 K. Allen se livre au poncif de tout biographe du révolutionnaire
irlandais : Connolly est une légende mais ses idées ne sont pas discutées,
« encore moins comprises ».1119 Selon Allen, la grandeur de Connolly réside
dans le fait qu’il ait rompu avec la tradition de la Seconde Internationale. En
militant trotskyste sûr de son fait, il tient à montrer les erreurs de Connolly et,

1115
“on the basis of a class programme”, Cf. Ch. “Civil Right campaign”.
1116
“That is why the I.R.A.’s campaign was doomed to defeat in advance, as the Marxists predicted 25 years
ago.”, ibid., Ch. “Frankenstein monster”; les “marxistes sont les membres du Militant Labour qui agissaient
notamment dans le Parti Travailliste britannique et les membres du Derry Young Socialists.
1117
Ted Grant, Alan Woods, James Connolly and the Easter Rising, in http://www.marxists.org Pâques 2001.
1118
Kieran Allen, The Politics of James Connolly, Londres, Winchester, Pluto Press, 1990, p. VIII. Cf. aussi p.
X.
1119
Ibid., p. IX.

206
dans son dernier chapitre, celles de ses successeurs travaillistes et
communistes.1120
L’objet de son second livre d’histoire traite d’un beau sujet : le rapport
du Fianna Fáil et du Labour de la création du parti de De Valera aux années
quatre-vingt-dix.1121 Kieran Allen décrit son ouvrage comme étant une
« tentative d’analyser les relations entre le Fianna Fáil et les ouvriers organisés
d’une perspective marxiste. »1122 Il assure de plus que « ce livre fait partie de la
contribution pour construire [l’]alternative [qui prend racine dans les luttes des
travailleurs.] »1123 Kieran Allen entend montrer que le nationalisme n’est pas
une « idéologie semi-mystique » qui résoudrait toutes les contradictions
sociales mais que les mobilisations nationalistes, comme celle du Fianna Fáil
en 1932, sont déclenchées quand elles sont associées à des améliorations
matérielles pour les travailleurs.1124
Kieran Allen, militant et universitaire est la meilleure transition pour
nous interroger maintenant sur l’historiographie universitaire des années
quatre-vingt à nos jours.1125

1120
Pour l’anecdote : on peut légitimement se demander si Kieran Allen n’est pas frustré de pas avoir pour
prénom « Karl » puisqu’il prénomme Erich Strauss (p. 55) « Emile », ce qui n’est pas très grave. D’ailleurs
Ciaran Brady et avant lui Henry Patterson font la même erreur [Cf. C. Brady, “ ‘Constructive and Instrumental’:
The Dilemma of Ireland’s First ‘New Historians’ ”, in C. Brady, Interpreting Irish history , op. cit., pp. 3-31, p.
15; H. Patterson, « James Larkin and the Belfast Dockers’ and Carters’ Strike of 1907 », Saothar n° 4, 1978, pp.
8-14, p. 3. Patterson écrit « Emil », Emil Strauss (1866-1960) étant un écrivain allemand] Plus grave est quand
K. Allen donne à Richard Michael Fox (un socialiste anglais ayant des sympathies pour le mouvement
républicain irlandais) le prénom de « Ralf ». Ralf Fox est, comme nous l’avons vu, le communiste anglais, qui a
compilé notamment certains textes de Marx, Engels et Lénine portant sur l’Irlande, et qui mourut lors de la
guerre d’Espagne. (K. Allen, op. cit., p. 1).
1121
Kieran Allen, Fianna Fáil and Irish Labour, 1926 to the Present, Londres, Chicago, Pluto Press, 1997.
1122
“attempt to analyse the relationship between Fianna Fáil and organised workers from a Marxist
perspective.”, ibid., p. 7. Cf. Il clame que cette analyse est nécessaire dans la société dans laquelle il vit (ibid., p.
10)
1123
“This book is part of a contribution to building [the] alternative [that roots itself in the struggles of
workers.]”, ibid., p. 13. Cf. aussi: ibid., p. 187.
1124
Ibid., p. 100.
1125
Nous pouvons également citer Bob Purdie, ancien militant de l’International Marxist Group. Ce dernier est
devenu universitaire et a complètement révisé ses vues. Cf. le livre issu de sa thèse : B. Purdie, Politics in the
streets, the origins of the civil rights movement in northern Ireland, Belfast, Blackstaff, 1990. (à défaut de le lire,
nous nous sommes contenté d’un aperçu : B. Purdie, « Was the Civil Right movement a republican/communist
conspiracy ? », in Irish political studies, vol. 3, 1988, pp. 33-41

207
3. le marxisme à l’université : cheval de Troie ou élément soluble dans le
système ?

Comme le dit Antoine Prost, « l’histoire dépend de la position sociale et


institutionnelle de celui qui l’écrit […] ».1126 Les départements d’universités sont
en effet assez éloignés des barricades ou de la distribution de tracts à la sortie
des usines. Les lieux institutionnels de l’interprétation historique peuvent être
d’ailleurs une compensation dans une vie aux lieux informels de la vie militante.
Eric Hobsbawm écrit ainsi au sujet de la génération de 1968 avec un ton de « je
vous l’avais pourtant bien dit » que :

Seuls les jeunes intellectuels brillants purent s’évader du terrain politique réel et se
réfugier à l’université, où les idées révolutionnaires pouvaient survivre sans vérification
1127
pratique.

Les sociologues Liam O’Dowd, Bill Rolston et Mike Tomlinson sont les auteurs
de la première synthèse portant sur la période qui suit la suspension du
Stormont en mars 1972 en Irlande du Nord.1128 Leur perspective est plutôt
« anti-impérialiste ». Ainsi, ils concluent que l’État britannique est « une part
intégrale du problème [nord-irlandais]».1129 Ils constatent notamment que la
division sectaire de la classe ouvrière n’a pas été réduite dans les années
soixante-dix.1130
Dans un court ouvrage qui est apparemment une commande pour la
collection « Gill’s Irish Lives », Paul Bew produit, en reprenant les idées
développées dans sa thèse, une biographie de Parnell qui n’est pas parfois
sans virtuosité. Le personnage est de nouveau perçu comme étant un
catalyseur. Bew minimise les qualités de l’homme.1131

1126
Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, op. cit., p. 7.
1127
E. Hobsbawm, Franc-Tireur, op. cit., p. 313.
1128
Liam O’Dowd, Bill Rolston, Mike Tomlinson, Northern Ireland: Beetween Civil Rights and Civil War,
Londres, CSE Books, 1980. Leur travail est donc avant tout sociologique mais il peut remonter assez loin pour
prendre une perspective historique.
1129
“The UK state is not ‘above’ the NI problem, it is an integral part of that problem”, ibid., p. 208. On pourrait
affirmer qu’un unioniste des années quatre-vingt dirait la même chose.
1130
Ibid., p. 53.
1131
P. Bew, C.S. Parnell, Dublin, Gill and Macmillan, coll. “Gill’s Irish Lives” 1980, p. 66, pp. 143-145.

208
Dans leur Seán Lemass and the making of modern Ireland, 1945-66, H.
Patterson et P. Bew se revendiquent toujours comme étant marxistes mais s’en
trop s’attarder cette fois sur la question :

[…] ce livre prend comme point de départ la réalité irrépressible du conflit de classes
1132
généré par la structure de l’économie irlandaise.

Il s’agit d’un travail, qui ne se veut pas neutre, d’universitaires non effrayés de
faire une analyse de classe ou de citer Antonio Gramsci 1133 ou Leo Panitch.1134
Il est dans la lignée de The State in Northern Ireland (1979). Le travail décèle
ainsi une autonomie de l’État par rapport à la bourgeoisie dans notamment les
liens privilégiés que Lemass a su reconstruire entre le Fianna Fáil et la classe
ouvrière.1135 Ils concluent que malgré l’« arriération » de l’industrie irlandaise les
syndicats sont des formes de la domination capitaliste.1136 De l’autre côté des
rapports de classes, les auteurs pensent que si une partie de la bourgeoisie
critiquait les politiques d’ouverture aux capitaux étrangers de Seán Lemass, ces
politiques « étaient sans doute dans les intérêts politiques de cette classe en
son ensemble. »1137 Ce livre développe des thèses hardies et intéressantes
mais pèche par la nature de ses sources, majoritairement composées d’articles
de journaux et de compte-rendus de débats parlementaires.
Leur travail suivant The British State and the Ulster Crisis: From Wilson
to Tatcher est explicitement la suite de The State in Northern Ireland.1138 Il se
base sur des recherches entreprises sous les auspices du Social Science
Research Council de mai 1981 à mai 1983 et traite des vingt années allant de
l’accession au pouvoir en 1963 de Terence O’Neill en Ulster et en 1964
d’Harold Wilson dans le reste de la Grande-Bretagne jusqu’au Forum pour une

1132
“[…] this book takes as its point of departure the irrepressible reality of the class conflict generated by the
capitalist structure of the Irish economy.”, P. Bew, H. Patterson, Seán Lemass and the making of modern Ireland,
1945-66, Dublin, Gill & Macmillan, 1982, p. 187.
1133
Ibid., p. 145.
1134
Ibid., p. 187. Ils font référence à son article : “Trade Unions and the State”, New Left Review, n° 125, janvier-
février 1981, p. 24.
1135
Ibid., p. 144. Les faiblesses du Labour sont également mises en avant (ibid., p. 184) Le livre dit également,
comme dans The State in Northern Ireland que la théorie de la modernisation a tendance à obscurcir les conflits
politiques (ibid., p. 194).
1136
Ibid., p. 188.
1137
“[his policies] were undoubtedly in the political interests of that class as a whole.”, ibid., p. 190.
1138
P. Bew, H. Patterson, The British State and the Ulster Crisis: From Wilson to Thatcher, Londres, Verso,
1985, p. 3.

209
Irlande nouvelle (1983-84). Les auteurs concluent leur livre en disant que l’État
en Irlande du Nord ne sera pas forcément réactionnaire et que des réformes
peuvent être envisagées notamment grâce à une « unité critique » de la gauche
britannique et surtout une « désarticulation » des alliances inter-classistes
catholique et protestante. Ce projet peut être mené à bien, selon eux, par des
« forces socialistes et démocratiques internes »,1139 c’est-à-dire en particulier
celles du Workers’ Party.1140
Il est notable que pour leurs ouvrages d’après, Paul Bew et Henry
Patterson tout en s’imposant progressivement comme les « Berstein-Milza » de
l’histoire irlandaise ne se présentent plus comme marxistes. Austen Morgan dit
d’eux que « dans leur travail personnel et commun, [ils] ont ouvert une voie à
travers la vie intellectuelle irlandaise. »1141 Beaucoup moins bienveillant, Bob
Purdie, quant à lui, les considèrent comme des « experts en démolition » de la
gauche irlandaise.1142
Mais si Roy Foster a écrit « Nous sommes tous révisionnistes aujourd’hui »,1143
les universitaires Nord-Irlandais concernés n’ont pas livré un article « Plus
personne n’est marxiste parmi nous ». Paul Bew et Henri Patterson continuent
à mener des réflexions en s’interrogeant entre autres choses sur les rapports
de classes. Paul Bew fait paraître en 1987 un Conflict and conciliation in Ireland
1890-1910: Parnellites and radicals agrarians.1144 Henry Patterson traite en
1989 de la tradition Républicaine socialiste des années vingt à son époque en
focalisant sur le républicanisme et les transformations de la société irlandaise

1139
“a task for internal socialist and democratic forces.”, ibid., p. 150.
1140
Ils disent que c’est « l’important développement théorique et idéologique de ces forces depuis 1969 qui a
rendu ce livre possible. » (“It has been the important theoretical and ideological development of these forces
since 1969 which made this book possible.”, ibid.) Et les auteurs de renvoyer à la littérature théorique de leur
parti : Sinn Féin, Department of Economic Affairs, Research Section, Irish Industrial Revolution, Dublin,
Repsol, 1977 et H. Patterson, “The State of Marxism in Ireland”, in Class Politics: Theoretical and Discussion
Journal of the Workers’Party, Autumn 1983.
1141
“in their own and joint work, have blazed a trail across Irish intellectual life”, Austen Morgan, James
Connolly: a political biography, Manchester, Manchester University Press, 1988, p. VII.
1142
Bob Purdie, “The demolition squad. Bew, Gibbon and Patterson on the Northern Ireland state”, in S. Hutton,
P. Stewart, Ireland’s Histories, Aspects of State, Society and Ideology, Londres, Routledge, 1991, pp. 164-176.
Voir aussi dans le même livre : “The jerrybuilders. Bew, Gibbon and Patterson – the Protestant working class
and the Northern Ireland state”, in ibid., pp. 179-202.
1143
Roy Foster, “We are All Revisionists Now”, The Irish Review, I, I, 1986.
1144
Paul Bew, Conflict and conciliation in Ireland 1890-1910: Parnellites and radicals agrarians, Oxford,
Clarendon Press, 1987 (Cf. reprise de ses thèses ultérieures, p. 2)

210
depuis la partition.1145 Il y dépeint le caractère utilitaire qu’ont pu prendre le
marxisme et la rhétorique de classe pour le mouvement républicain.1146
En 1989, chez l’ancien éditeur attitré du CPGB, Paul Bew et Henri
Patterson font paraître avec Ellen Hazelkorn, une spécialiste des interprétations
de Marx et Engels sur l’Irlande et membre du Workers’ Party, The dynamics of
Irish politics qui traite de l’Irlande du Sud. Il s’agit d’une commande. La
perspective des auteurs est « de gauche » et s’oppose à la violence
républicaine et leurs supporters critiques « anti-impérialistes » « de
gauche ».1147 Comme dans leurs ouvrages précédents, le livre ne focalise pas
sur l’ « impérialisme » mais sur les rapports de forces politiques internes,
notamment à travers l’État.
Malgré son titre alléchant, le livre Ideology and the Irish question, 1912-
1916 de Paul Bew et assez décevant.1148 Un des objectifs du livre est de
réévaluer la politique de John Redmond dont la stratégie est jugée viable par le
Professeur du Queens de Belfast.1149 Il pense que la Partition était évitable. Les
intérêts économiques faisaient que l’Irlande avait plus intérêt à rester sous le
giron britannique. Mary Daly estime que les conceptions de Bew courent le
risque d’apparaître comme niant « la légitimité du changement historique si le
changement ne concorde pas avec son modèle préconçu. »1150 Une Irlande
unie dans les années vingt sous le primat de Redmond aurait été le seul pays
en Europe à ne pas connaître des bouleversements.

Le livre que font paraître Paul Bew et Henry Patterson avec Peter
Gibbon,1151 Northern Ireland 1921-1996 est atteint du syndrome
« postmarxiste » de « dés-estampillation » ou de « dé-marxisation ». Leur cas

1145
Henry Patterson, The Politics of illusion: republicanism and socialism in modern Ireland, Londres, Sydney,
Aukland: Hutchinson Radius, 1989, p. 1.
1146
Ibid., p. 197.
1147
Paul Bew, Ellen Hazelkorn, Henry Patterson, The dynamics of Irish politics, Londres, Lawrence & Wishart,
1989, pp. 11-12.
1148
Paul Bew, Ideology and the Irish question, 1912-1916, Oxford, Clarenton Press, 1991. Pour être honnête, il
est possible que ce livre nous a déplu parce que nous n’y avons pas trouvé ce que nous y cherchions.
1149
Cf. aussi : P. Bew, « The Easter Rising : Lost Leaders and Lost Opportunities », The Irish Review, n°11 hiver
1991-92, pp. 9-13.
1150
“may appear to deny the legitimacy of historical change if the change does not fit in with his preconceived
model”, M. Daly, “Review : Recent Writings on Modern Irish History : The Interaction between Past and
Present”, The Journal of Modern History, vol. 69, n° 3, (septembre 1997), pp. 512-533.
1151
Il n’est pas certain que le sociologue ait eu une part dans ce travail. Il s’est depuis longtemps « retiré » des
réflexions autour du problème nord-irlandais.

211
n’est pas unique puisque le journaliste français Roger Faligot, dont certains
passages de jeunesse étaient plus difficiles encore à assumer, souffre du
même mal.1152 Les auteurs annoncent qu’il s’agit d’une version « radicalement
1153
révisée » de The State in Northern Ireland (1979). Il faut remercier les
auteurs pour leur auto-dérision puisque le rire est toujours bon pour la santé et
le moral. Car en fait de révision radicale, les universitaires ont supprimé le
premier chapitre théorique et la conclusion de 1979.1154 Ils ont également
changé les titres de certains chapitres.1155 Ils ont ajouté des notes.1156 Ils
réécrivent certains passages gênants.1157 Bew, Gibbon et Patterson conservent
il est vrai, dernier vestige de leur phraséologie marxiste, une citation de Nicos
Poulantzas.1158 Suit une mise à jour, puis une autre dans l’édition de 2002,1159
qui complètent ce classique de la littérature sur l’Irlande du Nord.

Margaret Ward, qui était du colloque de Warwick, traite dans


Unmanageable Revolutionaries, de la contribution des mouvements de femmes
dans le nationalisme irlandais de l’époque de Parnell et de sa sœur aux années
trente. L’auteur n’a pas une posture marxiste, mais une posture dérivée,
féministe.1160 Elle a étudié au Queen’s University de Belfast en même temps
qu’Austen Morgan et fut membre du Belfast Socialist Women’s Group puis du

1152
Roger Faligot, La Résistance irlandaisee : 1916-2000, Rennes, Terre de Brume, 1999 (3ème éd.)
1153
“a radically revised version”, P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, Northern Ireland 1921-1996, Londres, Serif,
1996, p. 9. Nous soulignons.
1154
“1. Marxism and Ireland” & “7. Conclusions”, in P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, The State in Northern
Ireland, Political Forces and Social Classes, Manchester, Manchester University Press, 1979, pp. 1-43 & pp.
207-223.
1155
“2. The Construction of the State Apparatuses, 1921-25” (1979) qui évoquait certainement trop l’étrangleur
de la rue d’Ulm devient sobrement : “The Formation of the State, 1921-1925” sans qu’une virgule ne soit
changée dans le contenu ; le chapitre suivant conserve le même titre “Political Forces and social classes, 1925-
43” mais le sous-titre “The state apparatuses, 1925-43” (1979, op. cit., p. 75) et les propos liminaires qui allaient
avec sont supprimés pour devenir “The Cabinet 1925-1943” (1996, op. cit., p. 56).
1156
Une note apporte des précisions supplémentaires (note 68, 1996, op. cit., p. 110) sur le chapitre traitant de la
période 1943-1951.
1157
“The main theoretical defect of this approach is its economistic reduction of a political crisis to a conflict
between two forms of capital” (1979, op. cit., p. 130), devient “The main problem with this approach is its
reduction of a political crisis to a conflict between businesses of different origins.” (1996, op. cit., p. 112) De
plus, toutes les citations de Marx (cité par N. Poulantzas) et de L. Althusser sont reléguées dans le goulag de
l’oubli.
1158
P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, Northern Ireland 1921-1996, op. cit., p. 181.
1159
Bew et al., « Ceasefire and Peace Process, 1994-2001 », in Northern Ireland, 1921/2001, Political Forces
and Social Classes, Londres, Serif, 2002, pp. 219-248.
1160
Margaret Ward, Unmanageable Revolutionaries, Women and Irish Nationalism, Londres, Pluto Press, 1989
(1ère éd.1983), p. 3 et p. 263. Elle se présente comme une féministe socialiste. Pour une mise au point sur les
historiennes féministes socialistes dont la démarche a pour racines le marxisme et les mouvements étudiants et
de contestations : Dennis Dworkin, Cultural Marxism in postwar Britain, op. cit., pp. 192-193.

212
Belfast Women’s Collective.1161 Ce travail, issu vraisemblablement de sa thèse,
est pionnier quoique accueilli fraîchement.1162
Son camarade Austen Morgan sort en 1988 une biographie attendue
depuis longtemps sur Connolly. Le livre et dans la logique de ses travaux
précédents et est décrit par son auteur comme « […] un projet personnel
important qui était, fondamentalement, politique. »1163 Il s’agit bien d’une
biographie politique puisqu’ Austen Morgan défend sa thèse qu’il a exprimée
depuis la fin des années soixante-dix voulant que Connolly a vécu en socialiste
et est mort, suite à la rupture de 1914, en nationaliste. Nous aurons l’occasion
de nous étendre sur cette position qui a générée une levée de boucliers
importante au sein de la gauche irlandaise.1164

Sur le plan des « adjuvants ou avatars » d’un discours marxiste, on peut


citer l’universitaire Bernard Ransom,1165 Liam de Paor dont le titre de l’ouvrage
The Peoples of Ireland est une preuve de la révision de ses précédentes
conceptions,1166 et Ian Lustick à travers deux ouvrages. L’universitaire
américain né en 1949 dont la « première posture », selon l’expression de
Barthes, a été de vouloir imiter le journaliste Walter Lippmann,1167 livre en 1985
une étude comparative entre l’Algérie française (XIX e – XX e siècles) et l’Irlande
e e 1168
britannique (XVII – XIX siècles). Dans les deux cas, la métropole en
arrive dans les périodes de crise à s’assurer le calme des autochtones en
promettant des réformes alors qu’en temps normal, elle favorise les colons. De
même, selon les craintes que suscitent les autochtones chez les colons, ces
derniers adopteront un discours attaché à l’appartenance à une même entité

1161
Note biographique in M. Ward, “Marginality and Militancy: Cumann na mBan, 1914-1936”, in Austen
Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, Londres, Inks Links, 1980, pp. 96-110.
1162
Bibliographie de R. Foster, Modern Ireland, 1600-1972, op. cit., p. 658.
1163
“ […] an important personal project which was, fundamentally, political.”, Austen Morgan, James Connolly:
a political biography, Manchester, Manchester University Press, 1988, p. VII.
1164
Par ex. : A. Johnston, J. Larragy, E. McWilliams, Connolly, A Marxist Analysis, op. cit., p. 7. Austen Morgan
est défendu par D. G. Boyce, “1916, Interpreting the Rising”, in D. G. Boyce, A. O’Day, The making of modern
Irish history: revisionism and the revisionist controversy, op. cit., pp. 163-187, p. 169.
1165
B. Ransom, Connolly’s Marxism, Londres, Pluto Press, 1980.
1166
L. de Paor, The Peoples of Ireland : From Prehistory to Modern Times, Londres, Hutchinson, 1986.
1167
http://globetrotter.berkeley.edu/people2/lustick-con0.html , interview de Ian Lustick par Harry Kreisler du 2
mars 2004.
1168
Ian Lustick, State-Building Failure in British Ireland and French Algeria, Berkeley, Institute of International
Studies, 1985.

213
politique que la métropole ou un discours plus « ‘anti-colonialiste’ ».1169 Ian
Lustick a été amené à s’intéresser à l’Irlande et à l’Algérie de par ses
recherches sur la Cisjordanie et la bande de Gaza. Il n’a jamais été marxiste
bien qu’il ait été « touché par Barrington Moore ».1170 Étudiant, il s’est impliqué
dans le mouvement contre la Guerre du Vietnam à Brandeis et dans un petit
mouvement d’étudiants juifs de gauche "Yaish Breira" qui a milité contre
l’établissement de populations juives dans les territoires occupés en
Palestine.1171 C’est suite à des conversations avec des collègues du Dartmouth
College qu’il s’est mis à étudier sérieusement Antonio Gramsci, en particulier
ses Cahiers de Prison. Ainsi les concepts d’ « hégémonie », de « guerre de
position » ou « de mouvement » viennent nourrir son maître-livre Unsettled
States, Disputed Lands.1172 En comparant l’occupation de la bande de Gaza et
de la Cisjordanie par Israël aux cas irlandais et algérien, il construit dans son
livre un modèle basé sur deux seuils, un seuil de régime et un seuil
d’hégémonie idéologique,1173 qui sont nécessaires à franchir pour envisager un
désengagement. Le livre fait ainsi le point sur les différentes politiques que peut
mettre en œuvre le gouvernement israélien.
L’analogie coloniale est également utilisée en 1986 par Raymond Crotty
dans Ireland in Crisis. Le travail est riche, profus et part dans de nombreuses
directions. Il dresse un tableau du sous-développement en général dans les
pays qui ont connu la domination coloniale et traite ensuite de l’Irlande. Ainsi, la
crise de l’économie irlandaise est conçue « dans le contexte du non-
développement du Tiers-Monde. »1174 R. Crotty s’appuie notamment sur des
interprétations historiques.

1169
Ibid., p. 82.
1170
Réponses écrites de Ian Lustick par courriel. 20 juin 2006. Le sociologue américain Barrington Moore Jr.
(1913-2005) a travaillé sous les ordres d’Herbert Marcuse pour l’Office of Strategic Services lors de la Seconde
Guerre mondiale. On peut penser que I. Lustick a été notamment influencé par le travail d’histoire comparée
Social Origins of Dictatorship and Democracy (1966) [édité chez Maspero en 1969]
1171
Ibid. Sur le mouvement Anti-Guerre, Cf. interview de Ian Lustick par Harry Kreisler, op. cit.
1172
Ian Lustick, Unsettled States, Disputed Lands, Britain and Ireland, France and Algeria, Israel the West
Bank-Gaza, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1993. Cf. notamment la note 2 page 470.
1173
Le « seuil de régime », “regime threshold”, correspond au point où le gouvernement qui veut abandonner les
territoires occupés craint plus les réactions de la société civile. Le « seuil d’hégémonie idéologique »,
“ideological hegemony threshold”, est le point où la question de l’absorption des territoires cesse d’être un
problème pour les citoyens de l’état central et quand les politiciens évitent de parler d’intégration du territoire.
Ibid., p. 45.
1174
“The evident failure of Ireland’s economy must be viewed in the context of Third World undevelopment.”,
R. Crotty, Ireland in Crisis: A Study in Capitalist Colonial Underdevelopment, Dingle, Brandon, 1986, p. 17.

214
De même, dans l’ouvrage collectif récent Was Ireland a Colony ? que l’on peut
probablement replacer dans les écrits « postrévisionnistes »1175 des
contributions sont ouvertement marxistes.1176
Il est possible de terminer ce chapitre en évoquant brièvement non pas
un historien mais un théoricien marxiste et professeur de littérature anglaise
Terry Eagleton. Il s’est distingué par une série d’essais et d’articles notamment
publié dans une trilogie sur l’Irlande.1177 Dans Heathcliff and the Great Hunger
(1995), il lit les œuvres de Swift, Joyce ou Wilde, etc. à la lumière de l’histoire
qui a conditionnée leurs œuvres. Il dit appliquer la « théorie culturelle » aux
différents écrits qu’il commente. Ses remarques, souvent agrémentées de
beaucoup de causticité, le font prendre position dans les débats d’historiens. Il
attaque avec autant de véhémence les « révisionnistes » que les
postmodernistes. Il est sans doute révélateur que l’universitaire marxiste ayant
travaillé sur l’Irlande et son histoire le plus connu de nos jours ne soit pas un
historien.


Ce chapitre a mis en avant l’impact des violences en Ulster et de la
perte de crédit général du marxisme sur l’écriture de l’histoire. Les événements
ont été l’occasion d’une affirmation d’une nouvelle génération de
révolutionnaires qui s’est exprimée notamment par l’histoire. Les Troubles ont
eu également une influence déterminante sur la nouvelle génération
d’historiens qui étaient étudiants au moment de leur déclenchement.

1175
D. Fitzpatrick, « Une histoire très catholique ?, Révisionnisme et orthodoxie dans l’historiographie
irlandaise », op. cit., p. 127.
1176
Sans compter la postface de Terry Eagleton : Éamonn Slater, Terrence McDonough, “Colonialism,
Feudalism and the Mode of Production in Nineteenth-Century Ireland”, T. McDonough (dir.), Was Ireland a
colony ? Economics, Politics and Culture in Nineteenth-Century Ireland, Dublin, Irish Academic Press, 2005,
pp. 27-47.
1177
T. Eagleton, Heathcliff and the Great Hunger, Studies in Irish Culture, Londres, New York, 1995 ; Crazy
John and the Bishop, Cork, Cork University Press, 1998 et Scholars & Rebels in Nineteenth-Century Ireland,
Oxford, Malden, Blackwell Publishers, 1999.

215
Les années soixante-dix ont été pour les interprétations marxistes une
période riche d’intenses remises en question. Les années qui suivent n’ont pas
apporté de changements dans l’appréhension de l’histoire irlandaise chez les
marxistes. La veille garde communiste s’est éteinte avant même ce que Marie-
Claire Lavabre appelle « une faille au cœur de l’identité communiste »,1178 c’est-
à-dire, l’écroulement du bloc de l’Est. Les trotskystes cultivent toujours une
position « anti-impérialiste » et les universitaires ont vu leur marxisme se
réduire comme une peau de chagrin. Une des plus grosses lacunes de ce
mémoire est qu’il ne discute pas le travail d’une chercheuse belfastoise qui a
menée une carrière universitaire en Allemagne, Priscilla Metscher.1179
Tous les éléments sont réunis pour exposer dans le détail, selon les
différents événements ou époques traités, le caractère spécifique ou non de
l’historiographie marxiste de l’Irlande.

1178
M.-Cl. Lavabre, Le fil rouge : sociologie d’une mémoire communiste, Paris, Presse de la fondation nationale
des Sciences Politiques, 1994, p. 163.
1179
P. Metscher, Republicanism and Socialism in Ireland : a study in the relationship of politics and ideology
from the United Irishmen to James Connolly, Frankfort, Berne, New York Peter Lang, 1986. & P. Metscher,
James Connolly and the Reconquest of Ireland, Mineapolis, MEP Publications, 2002.

216
SECONDE PARTIE :

L’historiographie marxiste de
l’Irlande, des clans à la
République

217
Dans la partie qui précède, en s’interrogeant sur la posture d’écriture des
auteurs et plus généralement sur le contexte des différents ouvrages et articles,
nous avons en quelque sorte appliqué le principe d’Edward H. Carr voulant que
« lorsque nous ouvrons un ouvrage d’histoire, nous ne devrions pas considérer
en premier lieu les faits qu’il contient, mais l’auteur qui les relate. »1180 Et avant
l’historien, rajoute-t-il, il faut étudier son milieu historique et social.
Alors que bien souvent, les travaux d’historiographie, d’histoire de
l’histoire ressemblent à des catalogues où sont exposés de façon
chronologique les textes importants traitant d’une question en ne discutant que
brièvement leur thèse, en ne citant que les phrases les plus caractéristiques de
leur propos et en n’évoquant que les aspects où ils ont fait débat si débat il y
eut, nous proposons d’aller au delà de ces us et facilités. Une des raisons
principales de ce choix est simple : comme Andreas Dorpalen,1181 nous
étudions des ouvrages qui traitent de périodes très distinctes et éloignées. Il est
toujours plus aisé d’extraire ce qui a intéressé les historiens sur plusieurs
siècles que sur une dizaine d’années. En dépassant l’histoire-de-l’histoire-
catalogue, nous allons, de plus, pouvoir nous arrêter dans les cinq chapitres
composant les deux parties qui suivent sur la façon dont les marxistes traitent
des faits qu’ils ont choisis d’expliquer, sur les continuités et les ruptures dans
les interprétations qu’ils donnent de certains événements, personnages ou
périodes précises. Ce faisant, on restera de façon plus satisfaisante fidèle au
précepte qu’enseignait Nicole Moine à ses étudiants pour le commentaire de
document en le cadençant bien souvent de mouvements vifs des bras : « le
texte, rien que le texte, toujours le texte ».
Nous allons voir dans cette partie comment les marxistes ont rendu
compte de l’histoire dite « nationale » irlandaise. Le chapitre 3 ci-dessous parle
de l’historiographie marxiste de l’Union.

1180
E. H. Carr, Qu’est-ce que l’histoire ?, Paris, La Découverte, coll. « Armillaire », 1988 (1ère éd. 1961), p. 69.
1181
A. Dorpalen, German History in Marxist Perspective, The East German Approach, Londres, I.B. Tauris &
Co. Ltd, 1985.

218
Chapitre 3 :

Le thème historiographique
fondateur :

l’Union à la couronne britannique


(1801-1921)

« La question irlandaise n’est pas simplement une


question de nationalité, mais une question de terre et
d’existence. »

KARL MARX 1182

1182
“The Irish question is therefore not simply a nationality question, but a question of land and existence”.
Procès-verbal d’un discours tenu à Londres en décembre 1867, in K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish
Question, Moscou, Progress Publishers, s.d. (1ère éd. “On Ireland”, 1971), pp. 140-142, p. 142)

219
Selon l’historien Oliver MacDonagh, auteur d’un ouvrage devenu
classique sur le sujet, « la loi d’Union forme la matrice de l’histoire irlandaise
contemporaine ».1183 Les conséquences traumatiques de cette loi se ressentent
en effet encore pour lui au moment d’écrire en 1977 l’introduction de la seconde
édition de son Ireland, The Union and its aftermath.1184
Mais l’Union n’est pas que le cadre législatif qui a accompagné et changé une
Irlande traversée en plus d’un siècle par les luttes, intégrations, les rejets et
dissensions, les crises et permanences. Fort logiquement la période occupe
une place très importante dans l’univers historique des Irlandais. La question de
l’Union est omniprésente dans le discours des politiciens irlandais du XIX e et
des deux premières décades du XX e siècle. C’est également le problème qui
était posé à Engels, Marx et aux premiers marxistes. Si la « Reconquête » de
l’Irlande domine toute l’œuvre et la vie militante de Connolly, le soutien tactique
à l’indépendance de l’île a des répercussions importantes sur la pensée de
Marx, Engels et Lénine et donc sur l’ensemble de la théorie marxiste. Le
marxiste autrichien Erich Strauss confirme en quelque sorte le caractère
incontournable des problèmes soulevés par l’Irlande pour ces penseurs qui se
sont donnés pour tâche de comprendre le capitalisme et d’envisager la
révolution socialiste lorsqu’il note avec raison que l’Union « coïncidait avec la
période de la suprématie industrielle et politique de l’Angleterre » et - dans un
idiome plus marqué – que « sa fin marque, bien qu’elle ne l’a pas causée, la fin
de l’impérialisme expansionniste anglais. »1185

1183
“the Act of Union forms the matrix of modern Irish history.”, O. MacDonagh, Ireland, The Union and its
aftermath, Londres, George Allen & Unwin LTD, 1977 (édition revue et corrigée, 1ère éd. 1968), p. 9. cette
phrase constitue l’épigraphe de l’article de Liam Kennedy et David S. Johnson, “The Union of Ireland and
Britain, 1801-1921”, in D. George Boyce et Alan O’Day, The making of modern Irish history: revisionism and
the revisionist controversy, Londres et New York, Routledge, 1996, pp. 34-70, p. 34.
1184
(trad. : Irlande, L’Union et ses conséquences ) MacDonagh a ici le bon goût de citer un passage de son
introduction de 1967 où il affirmait que la décennie qui venait alors de s’écouler laissait apparaître une rémission
« des chocs successifs de fusion et de rupture ». Cette affirmation lui apparaît bien sûr en 1977 « prématurée »
mais il rajoute que les « Troubles » confortent sa thèse.
1185
“It coincided with the period of England’s industrial and political supremacy, and its end marks, though it
did not cause, the end of England’s expansionist imperialism.”, Eric Strauss, Irish Nationalism and British
Democracy, Londres, Methuen, 1951, p. 67.

220
I. La controverse autour de la Loi d’Union.

Votée en 1800, aux lendemains de l’insurrection indépendantiste


manquée de 1798 dans un contexte d’affirmation de la puissance française, la
Loi d’Union prend effet le 1er janvier 1801. L’Irlande fait à cette date partie
intégrante du régime que l’on nomme pour l’occasion le « Royaume Uni ».

1. les causes de l’Union d’après l’historiographie marxiste

Voyons tout d’abord ce que Connolly considérait avec recul comme


« cette remarquable controverse dans l’histoire irlandaise »,1186 à savoir les
causes de l’Union. Il s’agit d’un débat historiographique à forts enjeux
politiques. Les marxistes sont divisés sur ce point. Prenons deux passages,
qu’il conviendra de commenter :

a.) Marx et Connolly : deux interprétations contraires

Le premier passage est tiré d’une lettre de Marx à Engels de 1867. Selon le
révolutionnaire allemand :

De 1783 à 1801, l’industrie prospéra dans toutes les branches. L’Union, avec
l’abolition de tous les droits protectionnistes établis par le Parlement irlandais, détruisit
1187
toute activité industrielle en Irlande.

1186
“this remarkable controversy in Irish history”, James Connolly, Labour in Irish History, in Collected Works
(volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 17-184, p. 60.
1187
cité in Jean-Pierre Carasso, La rumeur irlandaise, op. cit., p. 42, d’après la traduction de J. Molitor in
Correspondance K. Marx-F. Engels, Paris, Coste, 1934, tome, IX, pp. 262-264. (Cf. en anglais : « Marx to
Engels », 30 Novembre 1867, p. 146-148, in Marx, Engels, Ireland and the Irish question, op. cit., p. 148.)

221
La position de Connolly, quant à elle, est la suivante :

La théorie selon laquelle la brève « prospérité » de l’Irlande […] était due au


Parlement de Grattan est seulement utile à ses propagateurs comme étai pour leur
thèse qui veut que l’Union Législative entre Grande-Bretagne et Irlande eut détruit le
commerce de cette dernière, et que, par conséquent, la révocation de cette Union
plaçait toutes les manufactures irlandaises sur une base avantageuse. Le fait que
l’Union mettait légalement toutes les manufactures irlandaises sur un pied d’égalité
absolue avec les manufactures d’Angleterre est généralement ignoré, ou, pire encore,
est tellement perverti dans sa formulation qu’elle laisse l’impression du cas
1188
inverse.

Pourquoi ces deux interprétations sont-elles diamétralement opposées ?

L’interprétation de Marx se fait l’écho d’une tradition d’écrits et de


revendications nationalistes dont l’origine remonte aux années 1830.1189 Dans
un contexte où les problèmes économiques s’accumulaient et devenaient plus
criant et après l’obtention de l’Emancipation des Catholiques, l’Union se voyait
de plus en plus assaillie par une demande de son abrogation (“Repeal” ) menée
notamment par Daniel O’Connell et aussi à partir de 1842 par une scission des
éléments radicaux du Mouvement pour l’Abrogation de la Loi d’Union qui se
constitua autour de Jeune Irlande et de son journal la Nation. Marx écrit après
la Famine de 1846-48 qu’il inscrit, avec l’émigration, dans une révolution
agricole qui a fait de l’Irlande « un simple district agricole de l’Angleterre ».1190 Il
écrit plus précisément dans un contexte où le terrorisme des Fenians fait grand
bruit en Angleterre et où le mouvement Home Rule (pour un statut d’autonomie
de l’Irlande) est en passe de se former. Les impôts avaient augmenté

1188
citation originale et non tronquée : “The theory that the fleeting ‘prosperity’ of Ireland in the time we refer to
was caused by the Parliament of Grattan is only useful to its propagators as a prop to their argument that the
Legislative Union between Great Britain and Ireland destroyed the trade of the latter country, and that, therefore,
the repeal of that Union placed all manufactures on a paying basis. The fact that the Union placed all Irish
manufactures upon an absolutely equal basis legally with the manufactures of England is usually ignored, or,
worse, still, is so perverted in its statement as to leave the impression that the reverse is the case. [In fact many
thousands of our countrymen still believe that English laws prohibit mining in Ireland after certain minerals, and
the manufacture of certain articles.]”, James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 59.
1189
Kennedy, Johnson, op. cit., p. 36
1190
K. Marx, L’Irlande », in « VII e Section : Accumulation du capital », in « Le Capital » , Œuvres, Economie I,
Paris, Gallimard, 1965 (1ère éd. 1867), pp. 1389-1406, p. 1396.

222
1191
considérablement, en effet, depuis les années 1850 et le problème de la
terre et des landlords faisait débat. Ces éléments pris en compte et sachant les
espoirs que le philosophe allemand place alors dans l’Irlande pour la révolution
en Angleterre, on comprend mieux pourquoi il force le trait si ce n’est du rôle
néfaste de l’Union pour l’industrie irlandaise du moins de la prospérité sous le
Parlement de Grattan.

La position de Connolly est beaucoup plus passionnée. Elle touche à la


politique interne de l’Irlande et à la stratégie à employer au sein d’un
mouvement nationaliste hétérogène. Il écrit à une période où le statut
d’autonomie interne (“Home Rule”) est la question en fonction de laquelle on se
situe politiquement.
La question du protectionnisme occupe beaucoup plus les esprits à l’époque de
Connolly précédant l’indépendance qu’à celle de Marx. Liam Kennedy et David
S. Johnson parlent de « l’atmosphère chargée » du temps dans laquelle les
débats prenaient entre unionistes et nationalistes et dans le camp nationaliste
même des accents polémiques.1192 L’exemple le plus parlant est celui du
fondateur du Sinn Féin en 1906, Arthur Griffith (1871-1922) qui a emprunté
nombre de ses idées à l’économiste allemand Friedrich List (1789-1846).1193
Griffith, farouche partisan du protectionniste et d’une Irlande auto-suffisante
condamne l’Union comme une « loi infâme ».1194 Elle aurait « […] détruit ou
réduit à l’état de squelettes de leur grandeur passée […] » les grandes
industries irlandaises, hormis celle de la toile.1195

1191
Kennedy, Johnson, op. cit., p. 44.
1192
Ibid., p. 49.
1193
List est le père spirituel du Zollverein allemand. Dans Système national d’économie politique (1840), il
préconise un protectionnisme temporaire, nécessaire à l’industrialisation d’une nation. (Le Petit Robert des noms
propres.) Connolly dira que « les socialistes n’ont aucune sympathie » avec les doctrines de List professées par,
dit-il, « mon ami M. Arthur Griffith », Connolly, “Sinn Féin, Socialism and the Nation”, in Collected Works
(volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 369-372, p. 369. Cf.: cité aussi in Kennedy, Johnson, op.
cit., p. 51.
1194
Kennedy, Johnson, op. cit., p. 50.
1195
Citation non tronquée : “Under the operation of that infamous Act, one by one all her great industries, except
linen, were again destroyed or reduced to skeletons of their former greatness.”, Arthur Griffith cité in Kennedy,
Johnson, op. cit., p. 50. Il s’agit d’un extrait d’un appendice écrit pour l’édition de 1918 de The Resurrection of
Hungary (1ère éd. 1904) Les textes de Griffith qu’a pu lire Connolly avaient le même sens. Les deux hommes se
rencontrèrent en 1898, (Cf. : C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 116)

223
Au delà d’Arthur Griffith, les « propagateurs […] de la théorie selon laquelle la
brève “prospérité “ de l’Irlande […] était due au Parlement de Grattan » sont
surtout les partisans de l’Irish Parliamentary Party de John Redmond.
Comment s’explique la position historiographique originale de Connolly
qui rompt avec la lecture nationaliste ? 1196
Connolly entretient une détestation morale du capitalisme. Il ne croit pas en la
possibilité d’une Irlande indépendante capitaliste. Rappelons que pour lui, « un
millier de cordelettes [“strings”] économiques»1197 relient la classe moyenne
irlandaise au capitalisme britannique. « L’Angleterre vous dirigera encore. »1198
prévenait-il déjà en 1897 si l’indépendance nationale n’était pas réalisée par la
classe ouvrière qui réorganiserait en même temps la société. Le socialiste
irlandais n’entend pas consolider la classe irlandaise capitaliste. La raison est
simple. Cette classe qui aspire à la « révocation de cette Union » a toujours
trahi par le passé. En rompant avec la tradition historiographique, il dénonce et
entend contrecarrer la propagande nationaliste bourgeoise. Concrètement, il
adopte une vision relativiste et fataliste :

Un Parlement autochtone aurait peut-être retardé le déclin ultérieur, comme un


Parlement étranger l’a peut-être hâté, mais dans chaque cas, sous des conditions
capitalistes, le processus lui-même était aussi inévitable que l’évolution économique
1199
dont il était un des signes les plus importants.

Cette « prospérité » – qu’il évoque toujours avec des guillemets – avait peu à
voir avec le Parlement de Grattan. Une « vraie prospérité » aurait nécessité
selon lui des mesures plus « drastiques».1200 Il opère en conséquence un
renversement de la thèse généralement admise par les nationalistes et énonce
ce qu’il appelle sa « théorie » ainsi :

1196
il n’est pas certain que Connolly ait connu le point de vue de Marx sur la période du Parlement de Grattan.
On sait que la lettre de Marx a été publiée en 1913.
1197
“a thousand of economic strings”, James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 25.
1198
“England would still rule you.”, Connolly, “Socialism and Nationalism”, in Collected Works (volume 1), op.
cit., pp. 304-309, p. 307 [1ère publication Belfast, Shan Van Vocht, janvier 1897.]
1199
“A native Parliament might have hindered the subsequent decay, as an alien Parliament may have hastened
it; but in either case, under capitalistic conditions, the process itself was as inevitable as the economic evolution
of which it was one of the most significant signs.” James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 57.
1200
Ibid., p. 58.

224
[…] la loi d’Union était rendue possible parce que la manufacture irlandaise était
faible, et, par conséquent, l’Irlande n’avait pas une classe capitaliste dynamique avec
un esprit public et une influence suffisants pour empêcher l’Union.
Le déclin industriel ayant commencé, la classe capitaliste irlandaise n’était pas
capable de combattre l’influence des deniers corrupteurs du Gouvernement anglais,
ou de créer et diriger un parti assez fort pour arrêter la démoralisation de la vie
1201
publique irlandaise.

La thèse connollienne constitue donc une rupture notoire. Cette originalité


s’appuie sur un style mordant et une rhétorique efficace. Il dénonce, tout en
étant un opposant à l’Union, une image idyllique du Parlement de Grattan
véhiculée par des « agitateurs politiques ». Ces derniers sont les chantres
d’une « théorie parlementaire du déclin industriel irlandais » à laquelle il oppose
la sienne : une « théorie socialiste ».1202
Connolly estime que la « soudaine avancée commerciale » que connaît l’Irlande
e
de la fin du XVIII siècle est « due presque seulement à l’introduction de
l’énergie mécanique, et à la subséquente baisse des coûts des biens
manufacturés ».1203
Kautsky, quant à lui, ne pose pas non plus un regard bienveillant sur le
Parlement. Il estime, en effet, que sa dissolution n’a pas fait bouger les masses
d’un iota parce que « ce Parlement a représenté seulement les propriétaires
protestants de grands domaines et leurs laquais. »1204
Voyons les marxistes qui interprètent les mesures du Parlement de
Grattan comme étant bénéfiques à l’Irlande et l’Union comme un carcan
législatif soumettant l’économie de l’île à sa puissante voisine.

1201
“[…] the Act of Union was made possible because Irish manufacture was weak, and, consequently, Ireland
had not an energetic capitalist class with sufficient public spirit and influence to prevent the Union. Industrial
decline having set in, the Irish capitalist class was not able to combat the influence of the corruption fund of the
English Government, or to create and lead a party strong enough to arrest the demoralisation of Irish public
life.”, ibid., p. 62.
1202
Ibid., p. 60.
1203
“almost solely due to the introduction of mechanical power, and the consequent cheapening of manufactured
goods.”, ibid. , p. 56. répétée p. 57. De l’aspect économique Connolly passe au terrain politique en dénonçant la
« honteuse capitulation » des Volontaires. Cf. : ch. 4 plus bas.
1204
“this Parliament had represented only the Protestant large estate owners and their lackeys.”, Kautsky, 3. §. 6.
E. Strauss y voit un “conflit d’intérêts” entre les masses et leurs dirigeants. (Cf. E. Strauss, Irish Nationalism and
British Democracy, op. cit., p. 74)

225
b.) les marxistes soutenant la thèse traditionnelle nationaliste

T. A. Jackson soutient que du « point de vue impérialiste » de Pitt le


Parlement était une « anomalie et un danger »1205. Jackson met en avant que
l’oligarchie des landlords anglo-irlandais fut sauvée par l’intervention
britannique. L’administration du Château de Dublin (“Dublin Castle”) était
« corrompue, sectaire, oligarchique, tyrannique » et le Parlement simplement
« dirigé ». Outre le fait, selon lui, que la Révolution de Grattan fut avortée,
l’administration pâtissait de l’incapacité de garder la nation divisée sous
contrôle. D’où, selon lui, le recours à ce qu’il décrit comme des brutalités
contre-révolutionnaires, à savoir l’Orangisme et le gentilhomme orange
(“Orange Yeoman”). Du point de vue du militant communiste : « toutes ces
choses prouvaient la dangereuse incapacité de l’administration oligarchique
irlandaise. »1206 « TAJ » y voyait ainsi la nature et la fonction véritables de
l’aristocratie terrienne anglo-irlandaise depuis 1690, celles d’être « la garnison
de l’Angleterre en Irlande.»1207 Il en conclu que :

Par la Loi d’Union, la classe dirigeante anglaise se débarrassait de trois grandes


menaces : (1) du Républicanisme révolutionnaire, combatif en Irlande, mais
également potentiel en Angleterre, (2), une invasion et occupation française, (3) la
1208
rivalité économique potentielle de l’Irlande.

A ce propos, Erich Strauss pense que malgré la demande de protection


provenant de la classe moyenne irlandaise,1209 les motivations économiques
des Anglais étaient faibles dans le choix de l’Union et que les raisons

1205
T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 187. Strauss aussi parle de « nuisance intolérable » que
constituait le Parlement de Grattan pour le gouvernement. Toujours dans ces mêmes lignes étrangement
semblables à celle de TAJ, E. Strauss évoque aussi la guerre impérialiste que se livrait la France et l’Angleterre
dont la fin de la guerre d’indépendance américaine n’était qu’un épisode (E. Strauss, op. cit., p. 56-57)
1206
“all these things proved the dangerous incapacity of the oligarchical Irish Administration.”, T. A. Jackson,
Ireland Her Own, op. cit., p. 188.
1207
“England’s garrison in Ireland.”, Ibid., p. 189. Cf.: C. D. Greaves, The Irish Crisis, Londres, Lawrence &
Wishart, 1972, p. 32. Autre lecture : Jim Smyth, “Northern Ireland – Conflict Without Class ?”, in Austen
Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, Londres, Inks Links, 1980, pp. 33-52, p. 40.
1208
“By the Act of Union the English ruling class got rid of three great menaces: (I) of Revolutionary
Republicanism, militant in Ireland, but also potential in England, (2), French invasion and occupation, (3)
Ireland’s potential economic rivalry.” T. A. Jackson, op. cit., p. 189.
1209
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 57.

226
principales étaient d’ordre stratégique.1210
C. Desmond Greaves s’inscrit, quant à lui, dans la ligne de T.A. Jackson. Dans
un style plus véhément tout de même : la loi de l’Union est, à ses yeux,
« l’événement le plus corrompu dans l’histoire irlandaise. »1211 Greaves dépeint
cette loi comme « le point final de la contre-révolution politique qui commence
en 1795 ».1212 Le rédacteur en chef de l’Irish Democrat développe même le
point n° 1 de Jackson en affirmant qu’ « il ne doit jamais être oublié que l’Union
n’était pas dirigée contre le nationalisme irlandais mais contre la démocratie
britannique.»1213 Ce faisant, il s’inscrit dans la tradition radicale anglaise que
Marx a reprise à son compte dans une formulation révolutionnaire.
Si l’Union « n‘était pas dirigée contre le nationalisme », Greaves soutient à la
page suivante que son « effet bien calculé » était de « casser l’alliance des
catholiques et des dissidents (“Dissenters”) »1214. D. R. O’Connor Lysaght,
quant à lui, insiste sur « le rôle décisif » de la communauté protestante
dominante (“Protestant Ascendancy “) dans l’adoption de la loi.1215
Connaissant le point de vue des communistes, il est bien évident que la
position de Connolly faisait désordre. Pour son biographe, même si Connolly a
raison de montrer la bassesse des motivations de la classe capitaliste dans
cette période charnière de l’entre-deux siècles, son scepticisme quant au rôle
bénéfique du Parlement de Grattan constitue son « point faible.»1216
Greaves donne raison ainsi à George O’Brien, le plus connu et le plus influent
des universitaires et figure tutélaire de l’histoire économique irlandaise
contemporaine.1217 C. D. Greaves utilise les deux derniers livres de la trilogie

1210
Ibid., p. 74. Erich Strauss a une lecture plutôt positive sur l’influence du Parlement de Grattan sur l’activité
économique. (Ibid., p. 40.)
1211
“[…] the most corrupt event in Irish history”, Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p.
202.
1212
“ The legislative Union which came into effect on 1st January 1801, represented the end-point of the political
counter-revolution which began in 1795.”, C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, Londres,
Lawrence and Wishart, 2005 (1ère éd. 1971), p. 7.
1213
“It must never be forgotten that the Union was not only aimed against Irish nationalism but against British
democracy.”, C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 59.
1214
Ibid., p. 60.
1215
D. R. O’Connor Lysaght, “British Imperialism in Ireland”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided
Nation, Divided Class, op. cit., pp. 12-32, p. 16.
1216
C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 243.
1217
L. Kennedy, D. S. Johnson, “The Union of Ireland and Britain, 1801-1921”, op. cit. p. 53.

227
1218
d’O’Brien qui nous sont présentés par Kennedy et Johnson comme étant
« sans aucun doute colorés par les passions politiques du temps.»1219 Ce
temps n’est autre que celui de la Révolution nationale qui est intimement lié aux
idées d’autosuffisance du Sinn Féin d’Arthur Griffith, et ce, bien que ces
conceptions ne constituèrent le programme de gouvernement de l’Etat libre
qu’avec l’arrivée de De Valera en 1932. Ce sont précisément ces idées comme
nous l’avons vu plus haut que Connolly combattait à travers son interprétation
de la période du Parlement de Grattan.
e
Les travaux d’O’Brien, véritable pont entre les écrits politiques du XIX et
l’historiographie universitaire du XX e,1220 furent la référence face à laquelle il
fallait se positionner jusqu’aux années 1960. Le communiste britannique
Desmond Greaves s’inscrit bel et bien dans cette tradition nationaliste quand il
entend réfuter Connolly. Selon ses propres mots : « […] il serait faux de nier
l’effet des mesures protectionnistes adoptées par le parlement de Grattan. »1221
1222
Michael Farrell partage cette lecture de même que Philippe Daufouy et
Serge Van der Straeten qui pensent que l’autonomie législative de l’île « lui
permit de créer les conditions d’un décollage capitaliste. »1223
Mais si la position de Connolly est minoritaire dans le champ
historiographique, elle n’en a pas moins vu se rallier à elle d’autres marxistes.

c.) postérité de la thèse connollienne relativiste.

Il est significatif que Raymond Crotty – dont nous verrons plus


précisément les thèses quand nous parlerons de l’historiographie de la Famine
– donne raison à Connolly. Ecrivant dans les années soixante, où la politique
économique du gouvernement rompt avec l’orthodoxie de l’autosuffisance pour

1218
George O’Brien, Economic History of Ireland in the 18th Century, Dublin, 1918 & Economic History of
Ireland from the Union to the Famine, Dublin, 1921, cité en bibliographie de C. D. Greaves, The Life and Times
of James Connolly, p. 436
1219
L. Kennedy, D. S. Johnson, op. cit., p. 54.
1220
Selon l’expression de ses mêmes Kennedy et Johnson, Ibid.
1221
“[…] it would be wrong to deny the effect of the protectionist measures adopted by Grattan’s parliament.”,
Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 243.
1222
M. Farrell, in Northern Star, n°5, p. 25. cité in BICO, The Economics of Partition, Belfast, BICO, 1972, p.
39.
1223
Serge Van der Straeten, Philippe Daufouy, « La Contre-Révolution irlandaise », Les Temps Modernes, 29ème
année, 311, 1972, pp. 2069-2104, p. 2069.

228
le libre-échange et l’appel à l’investissement des capitaux étrangers, Raymond
Crotty assène « la remise en question fondamentale » selon l’expression de
1224
Liam Kennedy et David S. Johnson à la doxa de l’histoire économique
irlandaise.1225
Ainsi, selon lui, la loi Foster sur les grains (“Foster’s Corn Law”) considérée
1226
généralement comme une mesure « patriote » classique a vu la postérité
exagérer son importance.1227 Il rajoute qu’ :

[…] il est difficile de ne pas être d’accord avec Connolly sur le fait qu’à la période [du
Parlement de Grattan] le facteur décisif dans la stimulation de l’économie irlandaise
était l’application de la nouvelle technologie et la subséquente accélération du
commerce, particulièrement de l’augmentation de la demande britannique. L’influence
1228
du Parlement de Grattan était, s’il y en avait une, probablement marginale.

En toute logique, la variance marxiste de l’unionisme, le BICO soutient la thèse


de Connolly sur ce point dès la première édition de The Economics of Partition
en 1967 et dénonce la « propagande nationaliste ».1229 Pour le BICO, il y a
simple coïncidence entre le regain économique et la période d’indépendance
législative : « Le cycle du développement économique commença avant le
Parlement de Grattan … et prit fin avant l’Union. »1230
Considérant la fin du XVIII e et l’échec du projet des United Irishmen, Brendan
Clifford va jusqu’à conditionner les possibilités de « développement
démocratique bourgeois en Irlande » 1231 à la chute de ce Parlement. B. Clifford

1224
Op. cit., p. 56.
1225
Pour ce qui nous concerne ici, Cf. Irish Agricultural Production, pp. 19-23.
1226
Roy Foster, Modern Ireland, p. 247. Les guillemets sont déjà présent dans la tournure de R. Foster. Ce
dernier explique que ces lois instituaient des subventions à l’exportation quand les prix étaient bas et interdisant
l’exportation quand les prix étaient hauts.
1227
R. Crotty, Irish Agricultural production, its volume and structure, Cork, Cork University Press, 1966, p. 22.
1228
“[…] it is difficult not to agree with Connolly that at the period in question the decisive factor in stimulating
the Irish economy was the application of the new technology and the subsequent quickening of trade, particularly
the growth of British demand. The Influence of Grattan Parliament was, if any, probably marginal.”, R. Crotty,
ibid., p. 23.
1229
BICO, The Economics of Partition, Belfast, BICO, 1972, (4ème éd. révisée et augmentée, 1ère éd.1967, 2ème et
3 janv. et nov. 1969), p. 38. A en croire cette 4ème édition « l’historien opportuniste » C. D. Greaves aurait
ème

qualifié cette position comme étant du « gauchisme », “ultra-leftism”. L’auteur de la brochure, Brendan Clifford,
se félicite de l’apparition d’une nouvelle école d’historiens de l’économie menée par Raymond Crotty et Louis
M. Cullen.
1230
“The cycle of economic development began before Grattan’s Parliament … and came an end before the
Union.”, BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 36.
1231
BICO, The Two Irish Nations: A Reply to Michael Farrell, Belfast, BICO, 1975 (1ère éd. de la 1ère partie :
Oct. 1971, de la 2nde partie: avril 1973), p. 17.

229
peint l’institution d’une façon encore plus noire que le fait T. A. Jackson. Il juge
ainsi l’Union comme :

une approche graduelle et moins complète [qu’une « révolution démocratique interne


qui établirait un État irlandais séparé »], mais c’était sans doute un jugement correct
que [de penser que] l’Etat britannique serait un instrument plus efficace pour une
réforme démocratique que la continuation du Parlement provincial corrompu de
1232
Dublin.

Pour Clifford et le BICO, l’échec de 1798 n’est pas le fruit d’un accident ou
d’une conspiration mais traduit bien une faiblesse de l’Irlande sur le plan des
forces économiques et politiques.1233 Ainsi, les forces démocratiques qui ont
prises en compte leur échec ne se sont pas opposées à la Loi d’Union.
Après avoir considéré la façon dont les différents marxistes ont
interprété les causes de l’Union, il convient de voir la façon dont ils ont
appréhendé les conséquences économiques immédiates de ce rattachement,
particulièrement dans le domaine industriel ainsi que les enjeux politiques de la
période qui suit la Loi d’Union.

2. évaluer les effets de l’Union sur les plans économique et politique

a.) l’incidence sur l’économie de l’île

Si Marx décrit l’Union comme un épisode dans le séculaire rapport du


1234
pays dominant et de la contrée dominée, Connolly la réinscrit dans la

1232
“The latter was a gradualist and less thorough approach, but it was undoubtedly a correct assessment that the
British state would be a more effective instrument of democratic reform than a continuation of the corrupt
provincial Parliament in Dublin.”, ibid.
1233
Ibid., p. 18.
1234
« L’Union de 1801 produisit, sur l’industrie irlandaise, absolument le même effet que les mesures édictées
sous la reine Anne, sous George II, etc…, par le Parlement anglais en vue d’étouffer l’industrie lainière
irlandaise. » K. Marx, cité in Jean-Pierre Carasso, La rumeur irlandaise, op. cit., p. 42, d’après la traduction de J.
Molitor in Correspondance K. Marx-F. Engels, Paris, Coste, 1934, tome, IX, pp. 262-264. (Cf. en anglais :
« Marx to Engels », 30 Novembre 1867, p. 146-148, in Marx, Engels, Ireland and the Irish question, op. cit., p.
148.)

230
période du premier quart du XIX e siècle européen qui vit se déchaîner « une
parfaite saturnale de despotisme partout en Europe »1235 avec la victoire des
forces coalisées contre les armées napoléoniennes. Nous avons vu que James
Connolly relativise le rôle de l’Union sur le dépérissement des industries
irlandaises. Au-delà de l’aspect politique, Labour in Irish history donne à la fin
des Guerres napoléoniennes une grande importance économique. La fin des
conflits est suivie, selon le révolutionnaire, d’une « grande crise agricole et
industrielle ». Il affirme correctement que les Guerres avaient fait augmenter les
prix agricoles et, en conséquence, le montant des fermages. A la fin des conflits
les prix se réajustèrent sans que les loyers n’en fassent de même.1236 Il évoque,
en plus, les licenciements dans les industries d’armement et dans l’armée
britannique de nombreux irlandais qui trouvèrent à leur retour un marché du
travail engorgé.1237 Cette crise constatée, Connolly se focalise sur ce qu’il
appelle la « guerre agraire »1238 et ses différents épisodes (Ribbon Society,
Thompson, Ralahine, O’Connell, Young Irelanders) de lutte des classes.
Quant à Karl Kautsky, s’il parle d’une hausse de la misère de la
e
population irlandaise dès le début du XIX siècle, il ne dit si oui ou non la
mainmise britannique a joué un rôle dans la dégradation économique de l’île. Il
ne fait que constater que l’Irlande ne répond pas au développement capitaliste
traditionnel et évoque avec raison pour ce début de XIX e siècle :« une baisse
relative des travailleurs en rapport au capital employé mais une hausse absolue
dans leur nombre. »1239
Il s’arrête sur le sort des « malheureux petits tenanciers » qui ne sont pas en
mesure de faire une « culture intensive et avancée techniquement »1240 en
évoquant brièvement le fait que les propriétaires terriens trouvent profitable

1235
“a perfect saturnalia of despotism all over Europe” , James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p.
104. Greaves dit que l’Union « représentait le point final de la contre-révolution politique qui commença en
1795. », “represented the end-point of the political counter-revolution which began in 1795.”, C. D. Greaves,
Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 7.
1236
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 116. Il n’est cependant pas clair concernant l’impact de
la réouverture du marché continental sur les prix agricoles et donc sur la compétitivité des produits irlandais.
1237
Ibid., p. 104.
1238
Ibid., p. 116.
1239
“a relative decrease of workers in relation to capital employed, but an absolute increase in their number.”, K.
Karl Kautsky, Ireland, www.marxists.org, 2002 [1ère éd. Berlin, Freiheit, 1922 ; 1ère éd. en anglais, Belfast,
Athol Books, 1974, (ch. 2, §. 2.)
1240
“intensive, technically advanced cultivation”, ibid., (ch. 2, §. 3.)

231
d’expulser ces tenanciers.1241 Fort curieusement, il n’a pas un mot pour décrire
la Famine mais évoque l’émigration massive causée par l’absence d’industrie
pour absorber gens expulsés.
Si les premières interprétations marxistes sur les conséquences de
l’Union n’ont pas apporté grand chose au débat historiographique, en revanche,
le livre d’Erich Strauss Irish Nationalism and British Democracy est considéré
par David S. Johnson et Liam Kennedy comme « la première re-formulation
majeure du réquisitoire contre l’Union »1242 en trente ans, c’est-à-dire depuis
George O’Brien. L’Angleterre et l’Irlande avaient, aux yeux du marxiste
autrichien, les mêmes droits pour les opportunités différentes 1243 dans un cadre
législatif qui était « l’expression la plus complète de la sujétion de l’Irlande et de
la suprématie de l’Angleterre.»1244 L’exclusion des catholiques marque pour
Strauss la permanence de la population protestante dans son rôle de
« garnison anglaise ». Les lignes de Strauss sont sans appel :

Ce fut la compétition débridée de la part des industriels anglais, qui s’ajoutait au


continuel drainage des fermages dont le montant allait arroser l’Angleterre (“absentee
1245
rents”) , qui écrasait complètement l’industrie irlandaise en dehors de l’Ulster.
Les conséquences sociales et économiques de la destruction de l’extraction
minière et de l’industrie dans le Sud de l’Irlande ne peuvent aisément être exagérées.
Cela prévint le développement d’une classe moyenne moderne et citadine de jouer un
rôle comparable à celui des classes d’affaires britanniques. Cela créa un surcroît de
population industrielle dans chaque ville de région où précédemment une houillère ou
une fabrique de coton avaient employé quelques centaines de bras. Cela ferma les
villes irlandaises à ‘l’excédent de population’ de la campagne à une époque où la
politique de déblaiement (clearance) des landlords augmentait d’année en année
1246
cette population surnuméraire.

1241
Ibid., (ch. 2, §. 4)
1242
“the first major re-statement of the case against the Union”, Kennedy, Johnson, op. cit., p. 55.
1243
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 59.
1244
Ibid., p. 63.
1245
“absentee rents”, littéralement « loyers, fermages absents » étant incompréhensible sous cette dernière forme,
nous avons pris des libertés dans la traduction. Strauss fait référence aux loyers versés au landlords qui ne
résidaient pas sur leurs terres irlandaises, mais en Angleterre, empêchant ainsi les investissements et la
nécessaire « accumulation du capital » en Irlande.
1246
“It was the unfettered competition by English manufacturers, superimposed on the continuing drain of
absentee rents, which completely crushed Irish industry outside Ulster.
The social and economic results of the destruction of mining and industry in the south of Ireland cannot easily be
exaggerated. It prevented the development of a modern urban middle class capable of playing a part comparable
with that of the British business classes. It created an industrial surplus population in every country town where
previously a colliery or a cotton mill had employed a few hundred hands. It closed the Irish towns for the

232
Ainsi, pour Erich Strauss, la domination anglaise a empêché en Irlande une
accumulation du capital, c’est-à-dire la conversion de la « plus-value »1247 en
1248
investissements permettant la modernisation et le développement. Ce
développement, qui est industriel et qui suit, dans le schéma linéaire du
« Progrès », le modèle anglais aurait dû donner naissance à une classe
moyenne citadine et à un prolétariat industriel. Comme les capitaux ont pris le
chemin de l’Angleterre, l’Irlande n’a pas bénéficié du cercle vertueux de
développement.
Concrètement, la couronne britannique cantonnait l’Irlande à une fonction de
« source de denrée à bas prix et de force de travail bon marché »1249 pour son
propre essor. L’Union favorise, selon, Strauss la fixation de la vie sociale dans
« une structure rigide du système agraire semi-féodal » héritée des siècles
précédents et qu’un développement freiné ne permet pas de dépasser.1250
L’originalité de la démonstration tient dans le fait que toujours, son auteur
insiste sur l’influence irlandaise dans le système politique britannique.1251
La description des conséquences malheureuses de l’Union peut
s’arrêter sur la description du pouvoir anglais avec un vice-roi entouré d’une
« cour satrapique » rompue au népotisme ou à la corruption.1252 Mais c’est le
plus souvent le dépérissement économique en dehors de l’Ulster qui est mis en
avant pour la période par les marxistes. Ainsi, ont les mêmes conclusions qu’

‘surplus population’ of the countryside at a time when the clearance policy of the landlords increased this
redundant population from year to year.”, E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 76.
Cf. aussi p. 74 pour un écho à l’impossibilité pour l’île d’avoir une économie viable.
1247
« l’excédent de valeur produit pas l’ouvrier salarié pendant son temps de travail global, une fois qu’il a
reproduit la valeur de sa force de travail (son salaire) », Jean-Pierre Lefebvre, « Survaleur (ou Plus-value) » in G.
Labica, G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, PUF, coll « Quadrige », 1999 ( 1ère éd. 1982), pp.
1113-1117, p. 1113.
1248
Au lieu d’« investissements », il faudrait dire en langage marxiste « capital additionnel » c’est-à-dire
« capital constant » (moyens de productions nouveaux, par ex. : nouvelles machines, nouveaux bâtiments,
nouvelles terres, tout progrès technique) et « capital variable » (nouvelles forces de travail, i. e. embauche de
nouveau travailleurs) Cf. : Guy Caire, « Accumulation », in G. Labica, G. Bensussan, op. cit., pp. 7-11.
1249
Ibid., p. 65.
1250
Citation non tronquée : “The virtual absence of modern trade and industry confined Ireland’s social life
within the rigid framework of the semi-feudal land system which had grown up during the previous centuries,
and which the accomplishment of the Union made virtually indestructible from within.”, Ibid., p. 76. Cf. C. D.
Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 11.
1251
Ibid., p. 65.
1252
C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., pp. 8-9.

233
Erich Strauss, Michael Farrell,1253 Philippe Daufouy et Serge Van der
Straeten,1254 l’universitaire américain Michael Hechter qui enrobe son propos de
sa théorie du « colonialisme interne » marquant de son empreinte l’économie
de la « périphérie celtique »1255 ou encore D. R. O’Connor Lysaght. 1256
Les profondes répercussions de l’Union sur l’économie du Sud ne sont
remises en cause par aucun marxiste.1257 Nous verrons dans le chapitre 6, qui
traite de l’Irlande du Nord, apparaître le thème du développement inégal de
l’économie irlandaise développé tout d’abord par le BICO.

b.) comprendre O’Connell et la première mobilisation de masse du nationalisme


catholique à travers une lecture de classes

Les écrits disparates d’Engels et de Marx témoignent de leur intérêt porté


à la figure de Daniel O’Connell. Ils soulignent le potentiel politique qu’il
représente, mais aussi sa pusillanimité politique et sa crainte du peuple.1258
Dans un discours proprement historique, cette fois-ci, Connolly s’exerce à faire
un portrait sans équivoque d’O’Connell : il déboulonne la statue de celui que les
historiens s’accorde à considérer comme le « plus grand leader de l’Irlande
catholique.»1259 Connolly ainsi perpétue la légende noire d’O’Connell dont on
trouve les origines dans les écrits de John Mitchel.
Le chapitre XII de Labour in Irish History s’intitule « Un chapitre
d’horreurs : Daniel O’Connell et la classe ouvrière ».1260 Connolly s’étend sur un

1253
Northern Star, N°. 5, p, 25., cité in BICO, The Economics of Partition, p. 39., “In the South the Union had
the expected effects. The carefully fostered industries collapsed and the brief prosperity of the Grattan’s
Parliament era disappeared.”
1254
Serge Van der Straeten, Philippe Daufouy, « La Contre-Révolution irlandaise », op. cit., p. 2070.
1255
Michael Hechter, Internal Colonialism: The Celtic Fringe in British National Development, 1536-1966,
Londres, Routledge and Kegan Paul, 1975, Cf. p. 73, p. 86, p. 92, p. 123, p. 130 et p. 137.
1256
D. R. O’Connor Lysaght, “British Imperialism in Ireland”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided
Nation, Divided Class, op. cit., pp. 12-32, p. 17.
1257
Voir encore B. Probert, Beyond Orange and Green, op. cit., p. 29 et p. 33.
1258
Cf. par exemple, Engels « Letters from London », publiées dans Der Schweizerissche Republikaner, n° 39,
27 juin 1843, in K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, pp. 33-36, p. 35.. Pour le pouvoir
d’O’Connell, Marx « Ireland’s revenge », publié dans Neue Oder-Zeitung, n° 127, 16 mars, 1855, in Ibid., pp.
74-76. T. A. Jackson parle de l’enthousiasme que suscitait O’Connell chez les démocrates de tout poil, T. A.
Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 234.
1259
R. F. Foster, Modern Ireland, p. 291 (note)
1260
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., pp. 133 -142.

234
épisode symbolique de l’histoire irlandaise : la guerre de la dîme (“Tithe War”).
Il y met en avant la résistance du peuple qui, selon lui, se soldait généralement
par des succès quand il s’agissait de sauver la récolte et le bétail. Cela
«démontr[ait] que l’Irlande possédait encore tout le matériel nécessaire pour
une rébellion armée.»1261 Après que les masses paysannes eurent « répondues
noblement » à l’appel d’O’Connell et soutinrent sa campagne pour
l’Emancipation catholique, elles furent de nouveau les laissées-pour-compte de
l’histoire irlandaise :

La classe moyenne, professionnelle et foncière catholique eut, par [son] émancipation,


la voie ouverte […] à tous les nids douillets […] ; les catholiques de la classe la plus
pauvre, conséquemment à la même loi étaient condamnés à l’extermination, pour
satisfaire la vengeance d’un gouvernement étranger et d’une aristocratie dont le pouvoir
1262
a été défié là où elle se savait la plus souveraine.

De nouveau, James Connolly parle ainsi de la trahison de la classe moyenne.


La paysannerie menacée d’expulsion, ne pouvait comptée que sur elle-même
en formant par exemple la société secrète des Ribbon. Pour évoquer ces heurts
du début des années 1830, Connolly emploie l’expression de « guerre
civile ».1263
Il signale, en outre, l’importance du soutien des travailleurs irlandais à l’agitation
pour l’abrogation de la loi d’Union.1264 A l’inverse, il dépeint un O’Connell
devenant l’instrument des politiciens libéraux de Westminster et l’ennemi
intraitable du syndicalisme.1265 Connolly ainsi livre à son lecteur le thème
récurrent chez lui du rôle des travailleurs dans les mouvements progressistes et
de la trahison des riches. Comme tout marxiste qui se respecte, Connolly ne fait

1261
“in demonstrating that Ireland still possessed all the material requisite for armed rebellion.”, Ibid., p. 134.
1262
“The Catholic middle, professional and landed class by Catholic Emancipation had the way opened to them
for all the snug berths in the disposal of the Government; the Catholics of the poorer class as a result of the same
Act were doomed to extermination, to satisfy the vengeance of a foreign Government and an aristocracy whose
power had been defied where it knew itself most supreme.” James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p.
117-118, Cf.: “[…] the famine was man-made”, C. Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, op. cit., p. 17. Le
militant trotskyste assure qu’il y avait assez de nourriture pour nourrir toute la population.
1263
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 118.
1264
Ibid., pp. 135-136.
1265
Ibid., p. 136.

235
pas une histoire des « grands hommes ». Les marxistes peuvent reconnaître
l’impact de certains individus mais comme les porte-paroles de leur classe.1266
Les communistes du début des années 1930 ne rejettent pas cette
interprétation. L’Irlandais Brian O’Neill voit en O’Connell quelqu’un de marqué
1267
par l’insurrection de 1798 et qui usa de son énorme popularité pour tenir le
pays tranquille et « pour assurer un pouvoir politique grandissant pour une
petite section de catholiques irlandais. »1268 L’anglais Ralf Fox parle aussi de
« Dan » comme d’un « réactionnaire typique ».1269
La différence entre Connolly et les communistes des années trente est que ces
derniers considèrent la « Guerre agraire »1270 (“Land War”) qui dure tout au long
e
du XIX siècle comme une étape permettant le développement d’une
agriculture capitaliste. La période qui nous importe ici, celle qui précède la
Famine, est caractérisée par Elinor Burns comme étant la première phase de
cette « Guerre agraire ».1271 Au cours de cette phase, la bourgeoisie irlandaise
qui ne possède pas les terres utilise la lutte agraire à ses fins. Le fait, pour
Burns, que les propriétaires terriens soient « la garnison d’une classe dirigeante
étrangère »1272 est la cause de la coloration nationaliste du conflit et fit que la
bourgeoisie « n’avait pas peur d’utiliser la lutte agraire ».1273 Le mouvement
nationaliste pouvait d’ailleurs se retourner indirectement contre les petits
tenanciers.1274
Par rapport à sa camarade, Brian O’Neill donne l’image d’une paysannerie plus
indépendante, plus impliquée dans le destin national :

1266
Andreas Dorpalen, German History in Marxist Perspective, The East German Approach, Londres, I.B.
Tauris & Co. Ltd, 1985, p. 43. Cela implique que « le marxiste qui se respecte » ne peut être celui qui voue un
culte à Lénine, Staline, Mao ou quelque autre potentat local.
1267
B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 16.
1268
“to secure increased political power for a small section of Irish Catholics.”, Ibid., p. 17
1269
“a typical reactionary”, Ralf Fox, Marx, Engels and Lenin on the Irish Revolution, Cork, The Cork
Workers’Club, “Historical Reprints n° 3”, n.d. 197? (1ère éd. Londres, Modern Books Ltd., 1932), p. 8.
1270
E. Burns, British Imperialism in Ireland, op. cit., p. 10.
1271
Ibid., sa seconde phase étant marquée par la destruction des « résidus de l’économie féodale » dans la
seconde moitié du siècle.
1272
“the garrison of a foreign ruling class”, ibid.
1273
“was not afraid of using the agrarian struggle”, ibid.
1274
« La Loi d’Emancipation d’O’Connell de 1829, qui abolissait la franchise de 40 shilling, aida à augmenter le
nombre d’évictions, parce que le petit tenancier ne comptait plus dorénavant comme un électeur. » “O’Connell’s
Emancipation Act of 1829, which abolished the 40 [shilling] franchise, helped to increase the number of
evictions, because the small holder no longer counted as a voter.”, E. Burns, British Imperialism in Ireland, op.
cit., p. 21.

236
De la guerre de la dîme à an Gorta Mor, la Grande Famine, et Quarante-huit, le
combat de la paysannerie devint définitivement une part de la lutte nationale contre la
domination britannique qui suçait le sang de la vie de l’Irlande. Les luttes localisées
fusionnèrent en un défi au pouvoir central, bien que sur un plan constitutionnel au
1275
début.

T. A. Jackson pense aussi que si l’émancipation ne procura aucune différence


matérielle pour les masses, l’agitation permit de développer leur
« prédisposition pour la résistance de masse.»1276 C’est d’ailleurs la grande
idée du communiste anglais que de voir dans l’Union un paradoxe : les
Irlandais ne devenant britanniques qu’en théorie alors que « la subordination
“coloniale” de l’économie irlandaise par rapport à celle de l’Angleterre »1277 était
criante, « […] l’Union sous un prétexte de faire deux nations en une, intensifia
grandement la réalité de leur séparation. »1278 Il soutient que la réelle union
était celle des « deux branches d’une seule et même oligarchie».1279 Mise à
part cette dernière estimation lacunaire, T. A. Jackson a raison d’insister sur ce
paradoxe et les historiens d’aujourd’hui semblent dire que la majorité de la
population aurait pu adhérer à l’Union si elle s’était accompagnée d’entrée de
l’émancipation catholique.1280
A ce sujet, il est particulièrement intéressant de noter que, contrairement
à Connolly et aux communistes des années trente, Erich Strauss n’attribue pas
à la paysannerie du temps d’O’Connell le rôle majeur. La classe moyenne
irlandaise était, pour l’historien autrichien, le véritable « moteur derrière la
1281
demande du Catholic Relief car elle voulait une part du pouvoir politique
[…] »1282 qui lui revenait. Il fait remonter la naissance de cette classe au temps
des Lois Pénales où les catholiques ‘entreprenants’ ne pouvant être
propriétaires s’établirent dans le commerce. C’est « avec l’abolition des Lois

1275
“From the tithe war to an Gorta Mor, the Great Famine, and ‘Forty-eight, the fight of the peasantry became
definitely a part of the national struggle against the British domination that was sucking the life’s blood of
Ireland. The localised struggles merged into a challenge to the central power, albeit on a constitutional plane at
first.” , B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 39.
1276
“readiness for mass resistance”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 218.
1277
Ibid., p. 190.
1278
“[…] the Union under a pretence of making two nations into one greatly intensified the actuality of their
separation “, ibid., p. 188., thèse répétée, p. 190.
1279
“it was a union of two branches of one and the same oligarchy.”, ibid., p. 188.
1280
Richard English, Irish Freedom, op. cit., p. 117.
1281
Littéralement « allégement catholique » pour le paiement de la dîme à l’Eglise anglicane
1282
“the driving force behind the demand for Catholic Relief, because it wanted a share in political power
[…]”E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 91.

237
Pénales et l’expansion économique due aux Guerres napoléoniennes que ces
groupes firent un progrès rapide. »1283 Strauss fait état toutefois de l’alliance de
cette classe moyenne avec les paysans dans un mouvement nationaliste bercé
1284
dans le cléricalisme qui se solde par une Emancipation dont les masses ne
1285
tirèrent aucun profit. La période qui suit est pour Strauss celle « d’une crise
aiguë dans les relations entre la classe moyenne et les masses
défavorisées ».1286 Il pense qu’une insurrection paysanne à l’échelle du pays
était un danger à la fois pour le gouvernement, la classe moyenne et plus
encore l’Eglise.1287 A ses yeux, il existait une polarisation des classes au sein
de l’Irlande catholique d’O’Connell, qui faisait suite au règlement de la question
de la dîme à cause de la subséquente remise au grand jour du système de
propriété de la terre qui « était la cause originelle de la pauvreté irlandaise et de
l’exploitation.»1288 Et Strauss d’estimer que :

les années de l’Agitation pour l’Abrogation de l’Union étaient […] une période de
troubles et de soulèvement agraires violents : tandis que la classe moyenne devenait
1289
plus conservatrice, les masses devenaient plus rebelles.

En « marxiste qui se respecte », Erich Strauss pense qu’O’Connell, malgré son


aura populaire, n’était autre que le représentant de cette classe moyenne.1290
Qu’est-ce qui rend supérieur l’interprétation de l’universitaire autrichien ? La
Nation ne se résume pas au petit-peuple, paysans ou ouvriers. La classe
moyenne est particulièrement prise en compte. De plus, E. Strauss met en
avant les conflits de classes à l’intérieur de la communauté catholique.

1283
“With the abolition of the Penal Laws and the boom of the Napoleonic Wars these groups made quick
progress.”, Ibid., p. 89.
1284
Ibid., p. 93.
1285
Ibid., pp. 95-97.
1286
“acute crisis in the relations between the middle class and the unprivileged masses”, ibid., p. 99. L’historien
marxiste affirme en sus que la présence de la police britannique (Royal Irish Constabulary) était une preuve de la
faiblesse de la classe moyenne (ibid., p. 99)
1287
Ibid., p. 100.
1288
“the land system which was the root cause of Irish poverty and exploitation.”, ibid., p. 102.
1289
“The years of the Repeal Agitation were thus a time of violent agrarian unrest and upheaval: while the
middle class became more conservative, the masses became more rebellious.”, ibid., p. 104.
1290
Cf. E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 103. Cf. aussi M. Goldring, Irlande,
Idéologie d’une révolution nationale, Paris, Editions Sociales, 1975, p. 66 : « Rien ne lui était plus étranger
qu’une révolte sociale, et il prônait l’union de toutes les classes de la société pour atteindre des objectifs limités à
un seul groupe social. » ou D. R. O’Connor Lysaght, “British Imperialism in Ireland”, in Austen Morgan, Bob
Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 12-32, p. 28, note n° 15.

238
Dans sa contribution au séminaire de Warwick, D. R. O’Connor Lysaght
interprète le rôle de la « bourgeoisie nationaliste » de la même façon que
Strauss en émettant l’avis que son « poids politique […] était, toutefois, plus
grand que sa force économique ».1291
Le regard porté par les tenants marxistes de la « théorie des deux
nations » sur le mouvement d’O’Connell – thème historiographique de première
importance – est d’un grand intérêt pour éclairer leur logique. Regardons ce
qu’il en est. Dans on the “Historic Irish Nation”, les stalinistes du BICO
soulignent que « la population catholique était en train de cesser d’être une
masse incohérente. Une classe moyenne catholique venait de voir le jour. »1292
On remarque tout de suite que le ou les auteur(s) de ces lignes ne font pas
remonter les origines de la classe moyenne irlandaise catholique et donc du
nationalisme à une période plus antérieure – comme le fait Eric Strauss.
Pourquoi ? Le BICO veut absolument s’inscrire en faux contre la thèse
véhiculée par la tradition républicaine et les communistes. L’historiographie
nationaliste, que les militants du BICO combattent, caractérise la rébellion de
1798 comme étant déjà l’expression d’une nation irlandaise trans-
confessionnelle qui s’est armée contre le joug britannique.
Cette thèse traditionnelle, véhiculée par les « révisionnistes khrouchtchevites »
nous est livrée, par exemple, dans l’ouvrage de Desmond Greaves sur Wolfe
Tone. Selon C. D. Greaves, la loi d’Union – qui a pourtant brisée l’alliance des
Catholiques et des Dissidents (“Dissenters”) – n’a pas empêchée le fait qu’au
début du XIX e siècle :

[…] la nation irlandaise était maintenant irrévocablement formée. Il n’y avait plus un
Gaeltacht et un Pale, une nation catholique et une colonie protestante, mais le peuple
d’Irlande se dressait comme une nation, divisée non au sujet de religion ou d’origines,
1293
mais en suivant les lignes de classe.

1291
“The political weight of the national bourgeoisie was, however, greater than its economic strength.”, ibid., p.
19.
1292
“The Catholic population was ceasing to be an incoherent mass. A Catholic middle class had come into
being.“, BICO, On the “Historic Irish Nation”, op. cit., p. 3.
1293
“[…] the Irish nation was now irrevocably formed. No longer was there a Gaeltacht and a Pale, a Catholic
nation and a protestant colony, but the people of Ireland now stood forth as one nation, divided not in point of
religion or origins, but along the lines of class. “, C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op.
cit., p. 60.

239
Le BICO a ici une attitude « mythoclastique », selon le mot de l’historienne
grecque Paraskevi Gkotzaridis. L’organisation qui s’ingénie à démonter les
lectures nationalistes du passé qui fondent les revendications contemporaines
(ici 1969-72) sur l’Irlande du Nord adopte bien entendu une lecture différente :

e
Le nationalisme catholique du XIX siècle n’était pas – comme cela est souvent figuré
– une continuation et un développement du mouvement des Irlandais Unis. O’Connell
1294
n’était pas le successeur de Tone.

Cela dit, Desmond Greaves n’aurait jamais présenté le « Grand Dan » comme
le « successeur » de Tone. S’il dit qu’à la fin du XVIII e siècle, l’Irlande est une
nation,1295 Tone a de la « grandeur »1296, O’Donnell n’a fait que jouer le « rôle
[…] du petit propriétaire terrien catholique essayant d’harmoniser
1297
l’inharmonisable, comme Griffith trois générations plus tard. » Malgré cela, il
est vrai que Greaves fait de la lutte pour l’abrogation de l’Union une
continuation du projet des Irlandais Unis.1298 D’autant plus qu’il est très
vraisemblable que quelques politiciens nationalistes irlandais aient fait
d’O’Connell le successeur de Wolfe Tone. Au surplus, il faut rappeler que la
phrase du BICO signifie que Tone représentait un nationalisme ulstérien qui
s’est vite satisfait de l’Union alors qu’O’Connell représentait un nationalisme
catholique d’un Sud de l’île moins développé.
L’enjeu du débat est clair. Il est de définir si le nationalisme irlandais : 1)
remonte au XVIII e siècle et 2) s’il a une vertu cohésive et trans-confessionnelle
ou s’il a des caractéristiques qui font qu’il est légitimement rejeté par les
Protestants. Nous voyons, une nouvelle fois, un exemple où il est criant que
l’écriture de l’histoire est une pratique porteuse d’une ou plusieurs thèses
déterminées par les questions que pose le présent de l’auteur.

1294
“19th Century Catholic nationalism was not – as it is often represented – a continuation and development of
the United Irishmen movement. O’Connell was not Tone’s successor.”, BICO, On the “Historic Irish Nation”,
op. cit., p. 3.
1295
C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 60.
1296
Ibid.
1297
“Daniel O’Connell’s role was that of the small Catholic landowner trying to harmonise the unharmonisable,
like Griffith three generation later.”, C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 11. Ce
qui est important pour Desmond Greaves est de montrer que l’interaction entre l’Irlande, la Grande-Bretagne et
les forces mondiales du progrès vont de concert de façon cyclique. Ainsi, le mouvement chartiste va de pair avec
le mouvement pour l’abrogation de l’Union en Irlande.
1298
C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 60.

240
Ainsi, pour le BICO, si « O’Connell représentait des forces sociales puissantes
[…] »1299, les origines du « nationalisme catholique » irlandais qu’il véhicule
remontent à 1829, c’est-à-dire au lancement du mouvement pour l’abrogation
de l’Union.1300 De plus, l’organisation signalera en 1975 que :

Certains Anti-Partitionistes ont récemment avancé que le nationalisme devint un


nationalisme-catholique uniquement parce que les Protestants se sont séparés de lui.
C’est le contraire qui est vrai. Le nationalisme rebutait les protestants en se
1301
définissant progressivement lui-même comme nationalisme-catholique.

Ceci soulève un thème que nous explorerons au chapitre 6. Dans les années
80 et 90, Peter Hadden, caractérisera O’Connell comme la représentation de la
« dégénération du nationalisme » alors que les United Irishmen, les Irlandais
Unis, représentaient quant à eux, la victoire des idées révolutionnaires.1302

Si l’Union est particulièrement exécrée par les nationalistes et avec eux


la majorité des marxistes, c’est principalement du fait de la Famine de 1846-
1848.

1299
“O’Connell represented powerful social forces when he opposed the “Godless Colleges” and demanded
religious apartheid in education.”, BICO, Ulster as it Is’: A Review of the Development of the
Catholic/Protestant Political Conflict in Belfast between Catholic Emancipation and the Home Rule Bill,
Belfast, BICO, 1973, p. 15
1300
Brendan Clifford, Against Ulster Nationalism, Belfast, Athol Books, 1992, (1ère éd. ronéotypée
anonymement pour le BICO : 1975), p. 38.
1301
“Some Anti-Partitionists have recently argued that nationalism only became Catholic-nationalism because
the Protestants defected from it. The contrary is the case. Nationalism repelled Protestants by progressively
defining itself as Catholic-nationalism.”, ibid., p. 38.
1302
Peter Hadden, Troubled times, The National Question in Ireland, Dublin, Herald Books, 1995, p. 28; aussi:
Peter Hadden, ‘Divide and Rule’, Labour and the partition of Ireland, Dublin, MIM Publications, a Militant
Pamphlet, 1980, p. 5.

241
II. Les Irlandais forçats de la faim, damnés des
bouleversements économiques

En 1845, le mildiou, la maladie de la pomme de terre arrive d’Amérique


et ravage les récoltes de ce qui constitue l’alimentation de base des Irlandais.
La population de l’Irlande s’élevait en 1841 à 8,3 millions d’habitants. En 1851,
elle n’était plus que de 6,5 millions. De 1846 à 1851, près d’1 million d’Irlandais
sont morts ; principalement de maladies que la malnutrition a permis de
propager (choléra, typhus ou dysenterie). Un autre million a émigré,1303
accélérant un processus qui a débuté des années auparavant.

1. Rendre compte de l’horreur, le fardeau de l’Histoire et les enjeux de la


question

La Famine est le seul événement de l’Histoire irlandaise


universellement connu. Marx l’évoque dans le Capital par le biais d’une écriture
sèche, sans emphase qui, en feignant le cynisme réussit à adresser une
critique acérée aux lois de l’économie politique britannique :

La famine de 1846 tua en Irlande plus d’un million d’individus, mais ce n’était que des
pauvres diables. Elle ne porta aucune atteinte directe à la richesse du pays. [Elle]
1304
décima les hommes, mais non […] leurs moyens de production.

Un autre passage, tiré du même livre, mérite l’attention :

Aucun événement dans l’histoire irlandaise ne fut si dévastateur que la guerre


économique lancée contre le peuple irlandais, sous couvert de la maladie de la

1303
Données glanées in R. English, Irish Freedom, The History of Nationalism in Ireland, op. cit., pp. 161-162.
1304
K. Marx, « f.) L’Irlande », in « VII e Section : Accumulation du capital », in « Le Capital » , Œuvres,
Economie I, Paris, Gallimard, 1965 (1ère éd. 1867), pp. 1389-1406, p. 1397.

242
pomme de terre, et aucun ne s’est imprimé plus profondément dans la mémoire du
1305
peuple irlandais.

Nous comprendrons mieux l’exemple édifiant que fournissait le drame irlandais


à la critique de Marx du capitalisme en superposant les calques de ces textes
sur celui d’un passage justement célèbre des Manuscrits de 1844, matériaux de
recherche non destinés à la publication. Marx y dresse un bilan provisoire de
ses recherches. Il affirme être parti du « langage » de l’économie politique dans
lequel « l’ouvrier est ravalé au rang de marchandise, et de la marchandise la
plus misérable. »1306 Ce n’est pas sur-interpréter1307 que de voir en cet ouvrier
le frère de douleur des « pauvres diables » d’une Irlande moins évoluée
économiquement.1308 Cela nous permet de rappeler que malgré les habits de
scientificité dont il s’est vêtu et dont on a paré ses écrits après sa mort et qui,
au demeurant, lui allaient assez bien,1309 que Karl Marx était fondamentalement
un rebelle contre l’ordre établi et que sa démarche, cherchant à entrevoir la fin
d’un système capitaliste où la condition des hommes dans les fabriques et
usines tenait de l’horreur, avait un fondement originel moral.1310
La conception de la Famine comme résultat d’une « guerre économique lancée
contre le peuple irlandais » suggère deux choses. D’une part, cette affirmation
que le gouvernement et les capitalistes britanniques ont lancé, ourdi cette
catastrophe va dans le sens de l’historiographie nationaliste qui voyait, selon
les mots de D. George Boyce « une sorte d’acte délibéré de génocide ».1311
D’autre part, cette « guerre », s’est effectuée bien plus que sous le « couvert de

1305
Le Capital, livre 1er, t. III, cité in R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais,
Paris, Maspero, 1978, p. 59. R. Faligot parlant à raison page 58 de « gigantesque traumatisme »
1306
K. Marx, « Manuscrits de 1844 » cité in K Papaioannou, Marx et les marxistes, Paris, Gallimard, coll.
« tel », 2001, p. 36.
1307
Insistons que pour le moment, dans ces quelques lignes introductives, ce n’est pas l’historiographie marxiste
de l’Irlande qui nous chaut mais le marxisme au miroir irlandais et l’importance de l’objet d’étude « Irlande »
dans ce qu’il infirme, confirme ou développe la théorie marxiste.
1308
La distinction entre ouvriers et paysans tendant, toujours dans ce passage des Manuscrits, à
irrémédiablement s’estomper dans la formation d’une classe de non-propriétaires incapable d’accumulation
contrairement aux capitalistes.
1309
Ainsi, comme nous l’avons déjà dit, la thèse de Karl Popper est que la démarche théorique de Karl Marx était
parfaitement scientifique mais que comme ses conjectures se sont révélées fausses, il n’y avait plus lieu dès lors
de considérer sa pensée comme scientifique. M. Burawoy, “Marxism as a science : Historical Challenges and
Theoretical Growth”, American Sociological Review, vol. 55, n° 6 (décembre 1990), pp. 775-793, p. 776.
1310
C’est ce que soutient R. Aron dans Le Marxisme de Marx, op. cit.
1311
“a kind of deliberate act of genocide”, D. G. Boyce, Nineteenth-Century Ireland, The Search for Stability,
Dublin, Gill and Macmillan, 1990., p. 123. Boyce cite le leader de l’I.R.A. et écrivain Ernie O’Malley et
l’écrivain faite historienne Cecil Woodham Smith. Rappelons pour ergoter que le mot « génocide » est apparu
aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale.

243
la maladie de la pomme de terre ». Elle s’est produite, comme le dit
implicitement le premier extrait du Capital cité, sous la bénédiction des lois
économiques.
Or Marx continuera de penser comme dans cet extrait des Manuscrits que :

L’économie politique part du fait de la propriété privée. Elle ne nous l’explique pas.
Elle exprime le processus matériel que décrit en réalité la propriété privée, en
formules générales et abstraites, qui ont ensuite pour elle valeur de lois. Elle ne
comprend pas ces lois, c’est-à-dire qu’elle ne montre pas comment elles résultent de
1312
l’essence de la propriété privée.

En bref, sous les lois se cachent les rapports sociaux. Et c’est sur ce qu’il
considère clairement ici comme un amoncellement d’illusions que Marx entend
axer sa critique. Engels dira d’ailleurs que la démarche critique de Marx
s’oppose aux économistes, « interprètes et apologistes de ces lois.»1313 On
comprend bien que le cas irlandais touche au cœur des interrogations de la
théorie marxiste. Les épreuves des « pauvres diables » semblent confirmer à
leurs façons et à première vue deux éléments-clefs du marxisme. Tout d’abord,
un antagonisme qui se polarise entre les oppresseurs et les opprimés, et
surtout la mise à nu de ce que Marx voit comme étant le ressort des rapports
sociaux de son temps : la propriété privée capitaliste.
Dans un article du New York Daily Tribune de 1853, il affirme que : « le
tenancier irlandais nécessiteux appartenait à la terre, tandis que la terre
1314
appartenait au lord anglais. » Là encore le tenancier appartient à la terre
comme l’ouvrier appartient à l’objet de sa production.1315 Nous savons certes
que c’est vers 1845-1846 que Marx rompt avec sa rhétorique de l’aliénation.
Cependant nous sommes bien en présence dans cet extrait du thème
fondamental de l’aliénation de soi („Selbstentfremdund “ « le fait d’être étranger

1312
Marx, « Manuscrits de 1844 », cité in Papaioannou, op. cit., p. 37.
1313
Paul-Laurent Assoun, « Loi », in G. Labica, G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., pp.
668-671, p. 670. Marx définira dans Le Capital entre autres la loi de la valeur et la loi de répartition de plus-
value dites objectives ou scientifiques.
1314
“The needy Irish tenant belongs to the soil, while the soil belongs to the English lord.” K. Marx, “Indian
Question – Irish tenant right”, , , publié dans le New York Daily Tribune, n°3816, 11 juillet 1853., K. Marx, F.
Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., pp. 59-65, p. 62
1315
J.-Y. Calvez qui se base sur un passage des Manuscrits, Jean-Yves Calvez, La pensée de Karl Marx, Paris,
Seuil, coll. « Esprit », 1966, (7ème édition revue et corrigée, 1ère éd. 1956), p. 254. il ne s’agit pas ici de faire
montre de marxologie, d’interpréter la formation de la pensée de Karl Marx mais de voir la cohérence interne de
son discours .

244
à soi-même ») qui restera sous-jacent dans les écrits de maturité de Marx. Ce
concept très diversement mis en valeur par les marxologues renvoie dans les
écrits de jeunesse à la perte de soi de l’homme par rapport à son travail, sa
production, sa nature voire à une aliénation de l’homme dans son rapport à
l’autre homme (prolétaire / propriétaire). L’aliénation de soi est selon la théorie
marxiste une résultante de la propriété privée.1316
Plus trivialement, comme nous n’aurons de cesse de le souligner, Marx
pense que c’est bien au-delà de la question de nationalité mais dans la
question de la terre, c’est-à-dire de cette catégorie juridique de la société
bourgeoise qu’est la propriété privée, qu’un potentiel révolutionnaire existe en
1317
Irlande eu égard notamment au caractère inouï en Europe de cette crise
qu’il voit comme une gigantesque expropriation. 1318
De Connolly à Eagleton, les marxistes vont être plus ou moins
expansifs sur ce sujet délicat.
Connolly y voit une confirmation de sa thèse « sociologico-essentialiste » de
l’éternelle trahison bourgeoise. Mais lui aussi – dont on sait qu’il a lu au moins
le premier tome du Capital – voit à sa façon les liens entre la Famine et les
rapports sociaux qu’engendre la propriété privée. Dans le passage qui suit, il
dénonce l’attitude de la majorité des Jeunes Irlandais. Pour lui, le
déclenchement de la Famine :

manifestait au plus haut point l’antagonisme de classe en Irlande, pour lequel la


rupture d’avec les échanges était une manifestation, et révélait encore la question de
la propriété comme étant le test par lequel la conduite publique est réglée, même
1319
lorsque ces hommes prennent le déguisement de la révolution.

1316
Cf. J.-Y. Calvez, op. cit., pp. 251-262., George Labica, « Aliénation », G. Labica, G. Bensussan, op. cit., pp.
16-21., Pierre Séverac, « Propriété privée », G. Labica, G. Bensussan, op. cit., pp. 935-937.
1317
“The Irish question is therefore not simply a nationality question, but a question of land and existence. Ruin
or revolution is the watchword; all the Irish are convinced that if anything is to happen at all it must happen
quickly.”, K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., p. 142. Interprétation reprise par R.
Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, op. cit., p. 58.
1318
Marx to Engels, 2 novembre 1867, K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., pp. 143-144,
repris presque mot pour mot par C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 13. Greaves
évoque aussi « l’émasculation du mouvement Chartiste par l’importation de céréales bon marché […] »
1319
“brought to a head the class antagonism in Ireland, of which the rupture with the trades was one
manifestation, and again revealed the question of property as the test by which the public conduct is regulated,
even when those men assume the garb of revolution.”, James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 143.

245
Quand elle relate la Famine, on sent véritablement une sorte de poids du
passé, parfois de la rage dans l’écriture des communistes, une écriture qu’il faut
peut-être avant tout replacer dans l’intertexte nationaliste. Pour T. A. Jackson,
« la famine a brisé l’esprit des hommes.»1320 Greaves est plus violent et estime
que « les politiques et leurs résultats parlent d’eux-mêmes. Aucun argument ne
justifiera jamais ce crime. »1321 L’éditeur de l’Irish Democrat paraphrase une
nouvelle fois Marx, ici sur l’impact sur les mémoires de cette « guerre
économique » en rajoutant ensuite tout de go que « sans la “famine” en tête il
est impossible de comprendre la ténacité du mouvement séparatiste irlandais
exprimé dans le Fenianisme, et le Républicanisme du XX e siècle. »1322
Le communiste britannique Desmond Greaves ne fournit pas à l’I.R.A.
Provisoire un « mandat historique » – son texte est publié en 1971 – , mais tout
de même d’une sorte de justification. Il n’entend pas adopter la posture très
« classe moyenne » condamnant toute forme de terrorisme ou d’insurrection
armée. On sait pourtant que C. D. Greaves n’approuve pas le terrorisme, le
caractère «petit-bourgeois » des leaders républicains.
Dans une phrase aux accents plus marxistes que la citation précédente de C.
D. Greaves, Erich Strauss affirme en 1951 que :

La Grande Famine est le gouffre séparant le passé de l’Irlande de son présent


1323
historique. […] ce n ‘était pas une catastrophe naturelle mais sociale.

Si Erich Strauss a parfaitement raison d’insister sur le caractère social de la


tragédie, nous verrons que la Famine n’est pas toujours représentée comme
une rupture dans son historiographie. La mémoire de l’événement des
générations suivantes d’Irlandais a, de toute façon, participé à faire l’histoire et

1320
“The famine had broken men’s spirits.”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 256.
1321
“The policies and their results speak for themselves. No argument will ever justify this crime.”, C. D.
Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 14.
1322
Without the “famine” in mind it is impossible to understand the tenacity of the Irish separatist movement
expressed in Fenianism, and twentieth-century Republicanism. C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish
Revolution, op. cit., p. 15. Roger Faligot estimait que le mouvement Fenian et le mouvement agraire
« constituaient une résistance populaire légitimée par la catastrophe dont la Grande-Bretagne était
responsable. », in R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, Paris, Maspero, 1978,
p. 61. Cf. : David Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, Londres, Larkin, 1984., pp. 7-8.
1323
“The Great Famine is the chasm separating Ireland’s past from its historical present. […] it was not a natural
but a social catastrophe.”, E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 84. Cf. Greaves, Liam
Mellows…, op. cit., p. 32 : sur la disparition de la vieille Irlande »

246
l’historiographie. Terry Eagleton ira jusqu’à dire que la Famine « force les
limites du nommable, et est vraiment en ce sens le Auschwitz irlandais »1324

2. les causes du désastre humain:

les marxistes vecteurs ou « compagnons de route » de l’historiographie


nationaliste et précurseurs de son réexamen.

Dans son article sur le révisionnisme et l’historiographie de la Famine


auquel les lignes qui suivent doivent beaucoup, Mary Daly affirme que, malgré
le laborieux travail collectif The Great Famine dirigé par R. D. Edwards et T. D.
Williams, la « révision fondamentale » de la tradition historiographique sur le
sujet ne commence pas avant les années 1960.1325 Des deux ouvrages
fondamentaux qu’elle nomme, l’un est d’une forte teneur marxiste. Il s’agit, une
nouvelle fois, de Irish Agricultural Production : Its Volume and Structure de
l’économiste Raymond Crotty.
Quelles sont les causes de la Famine d’après la version traditionnelle
nationaliste véhiculée majoritairement par des politiciens tout au long du siècle
qui suivit le drame ?
Les ouvrages nationalistes sur la question attribuent les causes de la Famine et
de la misère irlandaise au libre-échange et à l’économie de marché. L’économie
du XIX e siècle irlandais est décrite comme suivant un inexorable déclin depuis
l’annulation des mesures protectionnistes du Parlement de Grattan qui voit ainsi
son image idéalisée. Ainsi, John Mitchel dans The Last Conquest of Ireland
(Perhaps) affirme que, durant la Famine, l’Irlande se mourrait « d’économie
politique ».1326 On voit très bien les atomes crochus de cette interprétation avec
celle que bâtissait en même temps Marx et Engels pour comprendre le

1324
T. Eagleton, Heathcliff and the Great Hunger, Studies in Irish Culture, Londres, New York, 1995, p. 13 ;
cité et traduit in P. Gkotzaridis, La révision de l’histoire en Irlande et ses liens avec la théorie, op. cit., p. 118.
1325
Mary Daly, “Revisionism and Irish history, The Great Famine”, in D. George Boyce, Alan O’Day, The
making of modern Irish history: revisionism and the revisionist controversy, op. cit.., pp. 71-89, p. 77.
1326
The Last Conquest of Ireland (Perhaps), Londres, 1876., cité in Mary Daly, “Revisionism and Irish history,
The Great Famine”, op. cit., p. 74.

247
capitalisme. Mais ni Marx ni Engels ne tentent d’expliquer clairement les causes
de la Famine. Les propos de Marx suggèrent cependant que si « l’Irlandais [a
été] évincé par le bœuf et le mouton »,1327 c’est, selon eux, suite à « la guerre
économique lancée contre le peuple irlandais »,1328 c’est-à-dire la soumission
de l’économie de l’île à celle de sa puissante voisine.
Malgré ses spécificités, James Connolly s’inscrit dans la tradition nationaliste. Il
soutient la thèse de la culpabilité anglaise. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la
phrase qui illustre le mieux l’idiosyncrasie de Connolly, l’originalité de sa
pensée associant entre autres éléments le nationalisme irlandais et le
marxisme classique porte sur la tragédie:

C’est un lieu commun que de dire parmi les nationalistes irlandais que « la Providence
envoya la maladie de la pomme de terre ; mais l’Angleterre fit la famine ». La
formulation est exacte, et a besoin seulement d’être améliorée en ajoutant que
« l’Angleterre fit la famine par une application rigide de principes économiques qui
1329
reposent à la base de la société capitaliste.

Ainsi, en disant qu’il y avait en Irlande assez de nourriture pour nourrir le double
de la population irlandaise,1330 il reprend une idée commune durant la Famine,
que les écrits de John Mitchel ont diffusés1331 et qui sera reprise par le premier
universitaire s’étant penché sur la question, Canon John O’Rourke en 1874.
Karl Kautsky est, au contraire, à blâmer pour avoir garder l’événement
sous silence. Il dit bien que « le développement industriel de l’Angleterre
intensifia la misère irlandaise »,1332 il évoque le mouvement d’émancipation

1327
K. Marx, « f.) L’Irlande », in « VII e Section : Accumulation du capital », in « Le Capital » , Œuvres,
Economie I, Paris, Gallimard, 1965 (1ère éd. 1867), pp. 1389-1406, p. 1406.
1328
Marx ajoute, comme nous l’avons déjà vu, , « sous couvert de la maladie de la pomme de terre », Le
Capital, livre 1er, t. III, cité in R. Faligot, James Connolly …, op. cit., p. 59. En 1844, Engels soulignait déjà que
« le rapide développement de l’industrie anglaise n’aurait pas été possible si l’Angleterre n’avait pas disposé
d’une réserve : la population nombreuse et misérable de l’Irlande. », Engels, La Situation des classes laborieuses
en Angleterre, cité in R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, Paris, Maspero,
1978, p. 88.
1329
“It is a common saying amongst Irish Nationalists that “Providence sent the potato blight; but England made
the famine”. The statement is true, and only needs amending by adding that “England made the famine by a rigid
application of the economic principles that lie at the base of capitalist society”. James Connolly, Labour in Irish
History, op. cit., p. 145. Cf. T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 263 et p. 303.
1330
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 145.
1331
Cf. la citation de The Last Conquest of Ireland (Perhaps) in Mary Daly, op. cit., p. 72.
1332
citation entière : “England’s industrial development intensified Irish misery. But industrial capitalism cannot
expand beyond a certain point without rousing the lower classes, above all the industrial proletariat, to fight for
political rights and social freedom. K. Kautsky, op. cit., (Ch. 3. §. 1.)

248
catholique, le chartisme, l’émigration, mais ne livre pas un mot sur la Famine.
Comment peut-on expliquer ce fait ? Nous savons que Kautsky a accueilli
favorablement le Traité Anglo-Irlandais de 1921. Peut-être se refuse-t-il à
penser les conséquences traumatiques que peut avoir un tel chavirement des
rapports sociaux sur les mémoires pour ne pas discuter ne serait-ce que l’once
de légitimité que peut avoir le mouvement nationaliste insurrectionnel.
Nous avons vu précédemment que Connolly faisait remonter les
problèmes économiques de l’île à la fin des Guerres napoléoniennes qui a fait
baisser les prix agricoles alors que le fermage restait aussi élevé.1333 Les
communistes parlent également des problèmes économiques de la période
suivant la fin des Guerres napoléoniennes1334 et précédant la Famine. Ainsi, T.
A. Jackson met en avant que si la Révolution industrielle en Angleterre offrait
au pays l’hégémonie sur le marché mondial, les manufacturiers irlandais étaient
« empêchés de partager cette avance. »1335 Jackson parle, avec exagération,
des « Années Quarante de la Faim » (“Hungry Forties”) chez les travailleurs
anglais qui étaient exploités en tant que classe alors que « les producteurs
irlandais étaient, en plus, exploités en tant que« nation assujettie ».1336
Pour Desmond Greaves, alors que la demande en nourriture des villes
anglaises industrielles était de plus en plus forte il était impossible de
« maintenir une augmentation constante dans la production agricole sur une
base féodale »,1337 c’est-à-dire une société cloisonnée par l’aristocratie : il fallait
pour le gouvernement anglais introduire le libre-échange.
Erich Strauss montre du doigt le « gaspillage », l’« injustice » du système
irlandais qui trouve son « terrifiant apogée » (terrifying climax) dans la Famine.
Pour lui :

1333
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 116.
1334
Guerres que Brian O’Neill appelle la « Guerre anti-Jacobine » (The War for the Land in Ireland, op. cit., p.
35). E. Burns, British Imperialism in Ireland, op. cit., p. 20. Elle reprend aussi la métaphore du vampire pour
désigner le capitalisme britannique (p. 35) et dénonce, en bonne léniniste, l’aristocratie ouvrière anglaise créée
par « l’expansion impérialiste » (p. 35).
1335
T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 205. Jackson donne des explications orthodoxes: perte de
l’indépendance parlementaire, manque de ressources naturelles, manque de capitaux qui sont extorqués par les
landlords. Il désigne l’Union comme la principale cause du problème (Ibid., p. 206)
1336
Ibid., p. 209. Et « TAJ » d’expliquer ainsi le lien entre le mouvement pour l’Abrogation de l’Union et la
République irlandaise.
1337
“to maintain a constant increase in agricultural production on a feudal basis was fundamentally impossible.”,
C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 11. Il écrira plus tard qu’il s’agissait d’une
« soi-disant famine » (“so-called famine”), in Seán O’Casey, politics and art, Londres, Lawrence & Wishart,
1979, p. 14.

249
la dépendance de l’agriculture irlandaise envers les marchés étrangers, qui contrastait
tellement bizarrement avec la culture de subsistance rudimentaire de la masse des
1338
gens [qui devient « économiquement inutile » ], était le résultat incontournable du
1339
statut colonial de l’Irlande.

Cette position coloniale se caractérisait par « la combinaison de l’archaïque


système agraire irlandais semi-féodal et de l’économie de marché et des
principes du laissez-faire de la Grande-Bretagne […]»1340produisit ce
« gigantesque fléau », symbole de la domination britannique.

En dépit de The Great Famine,1341 l’historiographie universitaire de ne se


départit pas de l’image traditionnelle qui veut que la Famine constitue une
rupture, un tournant inexplicable en termes de cycles économiques.1342 Des
ouvrages comme celui K.H. Connell1343 ou celui de P. Lynch et J. Vaizey1344
avaient pourtant focalisé leurs investigations non plus sur le politique mais sur
l’économique. Mary Daly juge l’analyse que donne Connell des années
précédant la Famine « sérieusement erronée » et tendant à faire apparaître cet
événement comme un « désastre Malthusien ».
Si The Great Hunger de l’écrivain Cecil Woodham-Smith, succès de
librairie salué par le président De Valera, montrait qu’une lecture nationaliste
talentueuse mais sommaire avait encore un grand écho, l’Irlande moderne allait

1338
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 82 “[…] economically useless”.
1339
“The dependence of Irish agriculture on foreign markets, which contrasted so strangely with the crude
subsistence farming of the mass of the people, was the necessary result of Ireland’s colonial status.” E. Strauss,
Ibid., p. 77. Il note aussi l’importance des Guerres Napoléoniennes, sans le mettre particulièrement en avant, (p.
83 , p. 136.) avec la mise en place légale de l’expulsion des métayers [cottiers] par les landlords. & Cf. aussi : p.
275. Strauss réaffirme (p. 80) le “résultat inévitable” du système qui “subordonnait les vies des paysans aux
demandes de leurs propriétaires terriens.” (“The Irish population problem was the inevitable result of the Irish
land system which subordinated the lives of the peasants to the demands of their landlords”), Voir aussi p. 82
pour une nouvelle dénonciation du “système agraire irlandais et rien d’autre […]”
1340
“the combination of the archaic semi-feudal Irish land system and the market economy and laissez-faire
principles of Great-Britain which produced in the famine a gigantic scourge for the Irish people and an indelible
symbole of the extreme results of British rule in Ireland.”, Ibid., p. 87.
1341
Robert Dudley Edwards, T. Desmond Williams (dir.), The great famine: studies in Irish hisory, 1845-52,
Dublin, Browne and Nolan, 1956.
1342
Mary Daly, op. cit., p. 76, s’appuyant sur L. M. Cullen, “Problems in the Interpretation and Revision of
Eighteenth Cen tury Irish Economic History”, Transactions of the Royal Historical Society, 5ème séries, vol. 17,
1967.
1343
K.H. Connell, The Population of Ireland, 1750-1845, Oxford, 1950. cité in M. Daly, op. cit.
1344
P. Lynch, J. Vaizey, Guinness’s Brewery in the Irish Economy, 1759-1856, Cambridge, 1960 [chapitre 1] M.
Daly signale aussi le travail de T.W. Freeman, Pre-Famine Ireland. A Study in Historical Geography,
Manschester, 1957.

250
produire une autre historiographie de la Famine. Les précurseurs de cette
révision de l’histoire économique dans les années soixante sont Louis Cullen et
un auteur livrant une interprétation marxiste : Raymond Crotty. L’idée-force de
ce dernier sur la période s’exprime dans les extraits qui suivent :

La Grande Famine hâta les choses, mais les origines de cette situation
démographique très particulière qui caractérisait l’Irlande dans la seconde moitié du
dix-neuvième siècle et qui continue de la caractériser à ce jour, était sans doute
établie dans les années de la pré-Famine. La situation démographique changeante
était provoquée en réponse aux mutations sur le marché britannique pour les produits
1345
agricoles irlandais après la bataille de Waterloo. […]

[La Famine] n’infléchissa pas le développement. Elle n’était pas, comme cela a été
1346
fréquemment prétendu, une rupture […]

Raymond Crotty considère donc le temps long des cycles économiques et


e
constate que la prospérité relative de la fin du XVIII siècle et l’embellie qu’a
connue l’économie irlandaise d’alors cachaient de nombreux problèmes
structuraux.
Il s’interroge ainsi sur l’augmentation de la population. Elle découle, selon lui,
de déterminations économiques précises alors que K. H. Connell n’y voyait
qu’une réaction à la misère de la vie paysanne.1347
Raymond Crotty fait remonter cette hausse de la population autour de l’année
1760 où la position de la main d’œuvre dans l’agriculture irlandaise a été
« révolutionnée ». « Fondamentalement – selon lui – ce changement découlait
de la demande accrue en nourriture en Grande-Bretagne. »1348 Le siècle
précédent (1660-1760) avait vu l’agriculture se développer, plus
particulièrement grâce à l’élevage qui employait la majeure partie des

1345
“The Great Famine hastened matters, but the origins of the very peculiar demographic situation which
characterised Ireland in the second half of the nineteenth century and which has continued to characterise it to
date, were without doubt laid in pre-Famine years. The changed demographic situation was brought about in
response to changes on the British market for Irish agricultural produce after the Battle of Waterloo.”, R. Crotty,
Irish Agricultural production, its volume and structure, Cork, Cork University Press, 1966, p. 41.
1346
Littéralement : watershed « ligne de partage des eaux »,“It did not change the direction of development. It
was not, as has been frequently claimed, a watershed […]”, ibid., p. 46. Aux pages 50-51du même ouvrage, se
trouve la même idée que la Famine n’est pas une « ligne de démarcation ».
1347
M. Daly, op. cit., p. 77.
1348
“Fundamentally this change derived from the increased demand for food in Britain.”, R. Crotty, op. cit. p. 28.

251
paysans.1349 L’augmentation de la population était alors modeste. Les jeunes
gens attendaient d’avoir accumulé suffisamment de capitaux (par exemple des
vaches) ou d’avoir trouvé un emploi stable pour se marier. Or l’augmentation de
e
demande britannique en blé à partir de la moitié du XVIII siècle allait tout
changer. Elle requérait plus de main d’œuvre. La population augmenta,
encouragée par la demande de travail. Tandis qu’elle travaillait pour fournir du
blé à la Grande-Bretagne, la population dépendait de la pomme de terre pour
sa propre alimentation.1350 Et Crotty de constater que :

L’expansion de l’emploi et de la population rurale était rendue indépendante du


capital. Là réside la genèse d’un prolétariat rural, de la « nation de mendiants » de
1351
Daniel O’Connell.

Cette situation connue son apogée lors de la période révolutionnaire et


impériale en France et sur le continent. La fin des guerres napoléoniennes se
traduisait par l’ouverture à la Grande-Bretagne des marchés européens. La
chute des prix après 1815, le changement de la demande britannique alors que
les loyers étaient toujours aussi hauts provoquèrent un ralentissement de la
population.1352 Pour l’économiste marxiste : « La chute des prix après 1815
signifiait […] que les rentes des landlords et la solvabilité des fermiers
pouvaient être maintenues de la meilleure façon en consolidant les fermes et
les confinant au pâturage. »1353 En d’autres termes, se déroulait un
« rétablissement du capital à une position de prédominance dans un système
d’exploitation extensive d’élevage »1354 et donc d’une « relégation du travail à
une position économiquement beaucoup moins importante que jusqu’alors.»1355
Dans cette économie agricole, l’arrêt de la parcellisation des terres et de la
hausse de la population qui n’avait pas d’industrie pour l’absorber étaient donc

1349
Ibid.., p. 29.
1350
En même temps la population passa de 4 à 9 millions de 1760 à 1840, les terres se parcellisaient, les
fermages augmentaient. Tout ceci ne favorisait pas l’accumulation du capital.
1351
[…] “Expansion of employment and rural population was made independent of capital. Here lay the genesis
of a rural proletariat, of Daniel O’Connell’s “nation of beggars”., ibid., p. 30. cité aussi par BICO, The
Economics of Partition, op. cit., p. 58.
1352
R. Crotty, op. cit., p. 31, p. 36.
1353
“The fall in prices after 1815 […] meant that landlords’ rents and farmers’ solvency could best be maintained
by consolidating farms and putting them down to grass.” ibid., p. 36
1354
“The re-establishment of capital to a position of eminence in a system of extensive pastoral farming”, ibid.,
p. 38.
1355
“derogation of labour to an economically far less prominent position than hitherto”, ibid.

252
déterminés bien avant la Famine. C’est ainsi que Raymond Crotty place le
véritable tournant à Waterloo. L’augmentation des pâturages aux dépens des
zones cultivables et la fin de la parcellisation qui étaient des tendances que les
études antérieures faisaient généralement débuter de la Famine sont replacées
par Crotty après 1815. De même, la Famine « contribua », « coïncida
avec retournement du pic de la population, »1356 mais selon lui cette tendance
aurait eu lieu sans la Famine.
Raymond Crotty opère donc une révision des lectures traditionnelles.
L’incontournable historien de l’économie des années soixante-dix / quatre-vingt,
Louis Cullen ira dans son sens.1357 Pour Mary Daly, « cette phase de révision
mettant l’accent sur l’économie servit à marginaliser [la vision de] la Famine
comme facteur majeur dans l’histoire irlandaise et conduisit à un plus grand
intérêt porté sur l’économie et la société de la période précédant la
Famine. »1358
Nous pouvons logiquement nous demander qu’elle est l’importance dans ce
travail précurseur du fait que la pensée de son auteur est structurée, informée
par le marxisme. Incontestablement ce travail est marxiste dans les concepts
qu’il utilise, sa volonté de dégager des tendances économiques. Mais cette
explication n’est pas vraiment satisfaisante. Nous avons certes déjà vu que
James Connolly et les auteurs communistes percevaient l’année 1815 comme
un moment majeur. Mais la raison principale est que la réflexion de Raymond
Crotty est bien de son temps. Les Irlandais avaient l’impression d’entrer, avec la
rupture finale avec l’idéologie protectionniste, la croissance, la modernité, dans
un « nouvel âge ».1359
Le BICO, qui se félicite de la nouvelle historiographie,1360 reprend avec
1361
force citations la démonstration de Crotty en mettant l’accent sur le conflit

1356
“the turning of the peak in human population”, ibid., p. 50.
1357
Par ex. : L. M. Cullen, An Economic History of Ireland Since 1660, Londres, 1972. cité in M. Daly, op. cit.
1358
“This phase of economically focused revision served to marginalise the Famine as a major factor in Irish
history and led to a greater focus on pre-Famine economy and society.”, Mary Daly, op. cit., p. 78.
1359
Terence Brown, Ireland, A Social and Cultural History, 1922-1985, Londres, Fontana Press, 1985 (1ère éd.
1982), p. 242.
1360
BICO, The Economics of Partition, Belfast, BICO, 1972, (4ème éd. révisée et augmentée, 1ère éd.1967, 2ème et
ème
3 janv. et nov. 1969), pp. 36-37.
1361
Ibid., pp. 54-59.

253
de nationalité entre landlords et paysans,1362 le rôle parasitaire des landlords et
des intermédiaires sur une société rurale qui était en mal d’une classe
capitaliste.1363

3. L’après - Famine et les conséquences des bouleversements


économiques.

Quatre thèmes sont récurrents quand il s’agit de relater l’Après-Famine :


l’abrogation des lois céréalières, la dépopulation, la soumission à un rôle
nourricier par rapport à l’Angleterre et la concentration des terres qui mène à la
constitution d’une classe capitaliste de fermiers.
L’historiographie nationaliste considère que le gouvernement Peel a utilisé
la Famine pour liquider les lois céréalières, dernier rempart au libre-
échange.1364 Or, nous savons par une série de petits textes et de discours qui
ne furent pas connus avant longtemps que Marx avance aussi, pour la période
qui suit la Famine, que l’abrogation des Lois céréalières, « une des
conséquences directes du désastre irlandais » est le « facteur principal » des
bouleversements dans le système agricole irlandais.1365 « A travers l’abrogation
des Lois céréalières, l’Irlande perdit sa position de monopole sur le marché
anglais, l’ancien fermage ne pouvait plus être payé. »1366 Engels désigne plutôt
l’augmentation de la rente comme étant la cause principale de l’« extermination

1362
« les différences de religion et de nationalité entre landlord et tenancier dans le Sud rendaient impossible le
compromis entre eux. », “[…] Differences of religion and nationality between landlord and tenant in the South
made compromise between them impossible.” BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 22.
1363
Ibid., p. 56.
1364
Mary Daly, op. cit., p. 74.
1365
Karl Marx, [Outline of a report on the Irish Question to the Communist Educational Association of German
Workers in London, 16 Décembre 1867], in K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., pp. 126-
139, p. 134 [il n’est pas indiqué quand ces « grandes lignes » ont été éditées pour la première fois ; la seconde
édition en russe remonte à 1960)
1366
“Through the repeal of the Corn Laws Ireland lost her monopoly position in the English market, the old rent
could no longer be paid.”, K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., p. 141. Même idée: ibid.,
p. 147.

254
du peuple irlandais »1367 Apparaît encore bien sûr la critique des lois
économiques libérales dans l’argumentaire d’Engels,1368 critique qui s’accorde
bien avec la thèse de la manipulation :« le grand instrument qui nettoie l’Irlande
est la Loi des Pauvres [Poor Law] ».1369
Ces thèses perdurent par exemple chez Canon John O’Rourke, auteur en 1875
du premier ouvrage de facture académique sur la Famine.1370 Mary Daly
replace cet auteur comme écrivant dans un contexte de déficit de la balance
commerciale avec l’Angleterre.1371 Ce contexte et les enjeux politiques qui en
découlaient, rendaient délicat le traitement objectif de l’abrogation des Lois
céréalières. Cette lecture ne pourra que perdurer dans un contexte de
révolution nationale chez George O’Brien qui dénonçait l’abrogation comme
étant « une des aides législatives à la dépopulation. »1372

Marx écrit dans le Capital que «l’Irlande n’est plus aujourd’hui qu’un
district agricole de l’Angleterre […] » et que certaines branches de l’économie
ont réalisé un progrès « à peine digne d’être mentionné. »1373 Il en vient à parler
de l’émigration comme du « génie irlandais »1374 et constate que la machine
économique ne tourne toujours pas, les salaires restant aussi bas qu’avant la
Famine,1375 ce qui n’est pas pour faire progresser la faible demande
intérieure.1376
Connolly est, quant à lui, plus amer dans son constat. Le drame économique de
l’Irlande se conjugue au présent « l’épuisement, la dépopulation des districts
ruraux de l’Irlande et la terrible solitude qui tombe progressivement sur les

1367
Cité in J.-P. Carasso, La Rumeur Irlandaise, Paris, Champ Libre, 1970, p. 224.
1368
« Les cinq millions d’Irlandais sont par leur seule existence un défi à toutes les lois de l’économie politique,
il faut donc qu’il s’en aillent ; à eux de se débrouiller pour voir où ils échoueront. », Engels Histoire de l’Irlande
(1870), cité in J.-P. Carasso, op. cit., p. 225.
1369
“The great instrument which is clearing Ireland is the Poor Law.”, “Engels to Marx”, 15 avril 1870, K.
Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., pp. 296-297., p. 297.
1370
Canon John O’Rourke, The History of the Great Irish Famine if 1847, with Notices of Earlier Famines
(Dublin, 1875), cité in M. Daly, op. cit.
1371
M. Daly, op. cit., pp. 72-73.
1372
“one of the legislative aids to depopulation”, George O’Brien, The Economic History of Ireland from the
Union to the Famine, op. cit., , pp. 262-268, cité in M. Daly, op. cit., p. 74.
1373
K. Marx, « Le Capital » , Œuvres, Economie I, op. cit., p. 1396. Dans des notes préparatoires de deux
discours, il évoque les déplacés qui sont remplacés par des moutons et remarque qu’au moins les Polonais
l’étaient par des Russes. Cf. K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., p. 142 , Ibid., [Notes for
an undelivered speech in Ireland], pp. 120-125., p. 121.
1374
K. Marx, « Le Capital » , Œuvres, Economie I , op. cit., p. 1396
1375
Ibid., p. 1397
1376
Ibid., p. 1398.

255
foyers jadis heureux des Gaëls à la mesure que le système capitaliste suce le
sang de la vie de la race. »1377
Pour ce qui est du discours proprement historique, les communistes
mettent l’accent sur les « déblaiements » (clearances) préconisés par la
commission Devon.1378 O’Neill dénonce le capitalisme anglais qui téléguide et
décide en « propos[ant] de remplacer ces parasites par des propriétaires
capitalistes irlandais ou des marchands anglais, qui seraient plus à même
d’extirper efficacement la paysannerie irlandaise. »1379 Ralf Fox y voit aussi une
« Révolution libérale » menée par la classe moyenne pour se débarrasser des
landlords d’Irlande. 1380 Il évoque également la Loi sur les terres encombrées de
1851 [“Encumbered Estates Act”] comme le moyen législatif permettant le
passage à l’agriculture capitaliste, « mais – précise-t-il – une agriculture
capitaliste d’un genre colonial particulier »1381 avec des masses une nouvelle
fois volées, non absorbées par l’industrie et qui souffraient autant
qu’auparavant.
Les auteurs anti-impérialistes notamment insistent sur le fait que l’Irlande est
cantonnée à fournir de la nourriture à bas prix,1382 des fermages qui seront
investis dans l’industrie anglaise et à procurer une armée de réserve pour
l’industrie anglaise. En conséquence, pour Greaves, « […] la division du travail
entre les régions devint plus marquée. »1383

1377
gradually descending upon the once happy homes of the Gael as the capitalist system sucks the life’s blood
of the race., Roger Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, Paris, Maspero, 1978, p.
253.
1378
Brian O’Neill, The War for the Land in Ireland, Londres, Martin Lawrence Limited, 1933, p. 58.
1379
“proposed to replace these drones by Irish capitalist landlords or English merchants, who would be able more
efficiently to extirpate the Irish peasantry.”, ibid., p. 59.
1380
“In 1846 the industrial middle class of England forced their class enemies, the aristocratic oligarchy of
landlords and bankers who had ruled England since the “Glorious” Revolution of 1688, to repeal the Corn Laws
and make England the classical country of Free Trade.”, Ralf Fox, Marx, Engels and Lenin on the Irish
Revolution, Cork, The Cork Workers’Club, “Historical Reprints n° 3”, n.d. 197? (1ère éd. Londres, Modern
Books Ltd., 1932), p. 4. B. O’Neill recourt à la même explication remontant à la “Glorieuse Révolution” pour
expliquer que le fait que “l’Irlande se tordait de douleur sous la torture”, “Ireland was writhing in torture”, B.
O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 50., Cf. page suivante pour une nouvelle condamnation de
la politique du libre échange “avec son inévitable destruction de l’Irlande”. Cf. E. Strauss, op. cit., p. 133.
1381
“but a capitalist agriculture of a peculiar colonial kind”, Ralf Fox, op. cit., p. 6.
1382
E. Burns, British Imperialism in Ireland, op. cit., p. 34, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 301., p.
361. Plus précisément, Greaves souligne que « l’Irlande ainsi cessait de produire l’alimentation de base des
masses anglaises, et à la place fournissait des denrées alimentaires d’un plus grand standing pour la classe
moyenne et « l’aristocratie ouvrière » en essor. » Nous aurons l’occasion de voir ce thème de « l’aristocratie
ouvrière » au chapitre 6. “Ireland thus ceased to produce the staple diet of the English masses, and instead
provided higher class foodstuffs for the expanding middle class and “aristocracy of labour”. “,C. D. Greaves,
Liam Mellows and the Irish Revolution, Londres, Lawrence and Wishart, 2005 (1ère éd. 1971), p. 19
1383
“[…] The division of labour between Irish regions became more marked.”, ibid.

256
La difficulté de l’île à procéder à une accumulation du capital suffisante
pour assurer un développement capitaliste. Ce « pouvoir de l’Irlande
d’accumuler du capital était – pour Thomas Alfred Jackson – réduit au
minimum.»1384 Erich Strauss souligne également la précarité du système
économique irlandais, trop dépendant du marché britannique. Ainsi, la
dépression en Angleterre et la compétition accrue des autres pays producteurs
ajoutés aux mauvaises récoltes de pommes de terre convergeaient et
suscitaient une agitation des masses au moment où la classe moyenne
s’affirmait. « C’était – pour Strauss – le signal pour une crise sérieuse dans les
relations entre les deux pays qui n’ont jamais été résolues à l’intérieur de la
structure du régime politique et social existant. »1385
Nous avons déjà vu que Raymond Crotty faisait débuter les tendances
traditionnellement imputées à la Famine à la crise qui débutait en 1815.1386 Son
idée principale est que la production agricole irlandaise s’est adaptée aux
changements de la demande anglaise. Le marché des céréales s’étant ouvert,
les prix ont baissé et l’Irlande se tournait vers l’élevage.
Crotty affirme de surcroît que parallèlement à la baisse de la population, « il y
avait une amélioration substantielle des niveaux de vie. »1387 Cette
interprétation tranche avec les assertions de Marx et surtout de Connolly même
si l’intérêt de ce dernier se porte avant tout sur les masses. Cette amélioration
des conditions de vie entraînait un ralentissement du déclin de la population
rurale.1388 Raymond Crotty en arrive logiquement à dire que « durant la Grande
Famine et les décennies suivantes le caractère de la population rurale
irlandaise changeait de principalement prolét[aire] à principalement
bourgeois. »1389 Ce point de vue est généralement admis par les historiens.1390

1384
“Ireland’s power of accumulating capital was reduced to a minimum[…]”,T. A. Jackson, op. cit., p. 301. Cf.
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 140
1385
“This was the signal for a serious crisis in the relations between the two countries which was never really
solved within the framework of the existing political and social regime.”, E. Strauss, ibid., p. 141. Nous verrons
celà dans le “III” de ce chapitre.
1386
Cf. aussi, p. 55. où il affirme que ce sont les conditions du marché plus que le système de tenure qui
poussaient à l’élevage.
1387
“Parallel with this fall in population there was a substantial improvement in living standards. “,R. Crotty,
Irish Agricultural production, its volume and structure, Cork, Cork University Press, 1966, p. 67.
1388
Ibid., p. 92.
1389
“During the Great Famine and the following decades the character of the Irish rural population changed
from predominantly proletariat to predominantly bourgeois.”, ibid., p. 83.

257
Comme nous l’avons déjà vu plus haut, pour le BICO, « le problème de
l’agriculture irlandaise dans les soixante-dix premières années de l’union était
de trouver une classe capitaliste. »1391 La gentry ayant échoué à devenir une
classe capitaliste dans la première moitié du siècle, « de 1848 à 1870 il fut
espéré que la nouvelle classe commerciale de landlords développerait
l’exploitation agricole capitaliste, mais [elle] échoua également. »1392
Le problème avec cette interprétation, qui n’est pas dénuée de pertinence, est
sa trop grande rigidité. L’histoire a un sens, suit un scénario et l’Irlande du Sud
doit trouver une classe capitaliste pour s’affirmer en tant que nation.
Ironiquement il est possible de faire un parallèle avec la théorie providentialiste
e
des dirigeants britanniques du milieu du XIX siècle selon laquelle Dieu
permettait le passage de l’Irlande d’une société rurale attardée à une société
ayant modernisée son système agricole et commercial.1393 Cependant, le BICO
et Brendan Clifford retombent sur leurs pieds étant donné qu’ils connaissent la
suites des événements et qu’ils ont tiré profit de l’étude de Raymond Crotty.1394
Cependant, la volonté de l’auteur de The Economics of Partition de fournir une
lecture ultra-rationnelle sonne étrangement. Ainsi, selon lui, bien que se soit la
paysannerie et non les landlords qui moururent de faim :

[…] il n’y a pas de doute que, en termes de développement de classe, c’était la


paysannerie qui bénéficia [de la Famine]. […] [elle] amena la vieille classe des
landlords à la ruine, tandis qu’elle accéléra le développement économique et
1395
l’émancipation légale de la paysannerie.

1390
Richard English, Irish Freedom, op. cit., p. 170.
1391
“The problem in Irish agriculture in the first seventy years after the union was to find the capitalist class.”,
BICO, The Economics of Partition, Belfast, BICO, 1972, (4ème éd. révisée et augmentée, 1ère éd.1967, 2ème et
3ème janv. et nov. 1969), p. 56.
1392
“From 1848 to 1870 it was hoped that the new commercial class of landlords would develop capitalist
farming, but they too failed.”, ibid., p. 56.
1393
Mary Daly, op. cit., p. 84.
1394
« La Famine précipita le développement de cette paysannerie semi-féodale en une classe de producteurs de
petit produits, qui étaient la base du développement propre du capitalisme dans l’Irlande du Sud. », “The Famine
precipitated the development of this semi-feudal peasantry into a class of small commodity producers, who were
the basis of the development of capitalism proper in Southern Ireland.”, BICO, The Economics of Partition, op.
cit., p. 58. « […] la Famine conduisit la vieille classe des propriétaires terriens (“the old landlord class”) à la
ruine, tandis qu’elle accéléra le développement économique et l’émancipation juridique de la paysannerie. »
“[…] the Famine brought the old landlord class to ruin, while it speeded up the economic development of, and
legal emancipation of, the peasantry.”, ibid.
1395
“But there can be no doubt that, in terms of class development, it was the peasantry who benefited from it.
The landlords individually did not starve during the famine as did the peasantry. But the Famine brought the old
landlord class to ruin, while it speeded up the economic development of, and legal emancipation of, the

258
Au risque de faire une interprétation de pleurnicheuse petite-bourgeoise et
attendu qu’il est indéniable que les paysans qui ont survécus à la Famine et qui
n’ont pas émigrés ont eu une vie plus sûre et que l’instauration du libre-
échange a signé l’arrêt de mort de la domination aristocratique, nous pouvons
nous demander si le fait d’être taillé dans l’étoffe spéciale du courant de pensée
qui contresigna après 1956 les crimes du régime stalinien n’est pas à l’origine
de cette froide lecture « en termes de développement de classe ».
En revanche, quand Brendan Clifford constate que la société irlandaise du Sud
devient après 1850 dominée par la vision du monde des fermiers, c’est
probablement la société de Cork contre laquelle il s’est rebellé adolescent ou
jeune homme qu’il a en tête.1396
Il est peut-être plus difficile de voir si les origines, le vécu de
l’universitaire Paul Bew pèsent dans les interprétations originales du livre issu
de sa thèse. Il évoque, par exemple, la « générosité de la classe des
landlords » qui ne tirèrent pas profit de la hausse des prix agricoles en
augmentant le fermage. 1397

Après avoir vu les interprétations des marxistes de ce drame humain du


e
milieu du XIX siècle qu’est la dernière grande famine d’Europe occidentale,
nous allons nous pencher sur la façon qu’ont eue les scripteurs marxistes de se
pencher sur les mouvements sociaux et politiques qui ont suivi la Famine et qui
étaient une tentative de répondre aux questions qu’elle avait posée.

peasantry.”, BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 58. Brendan Clifford fait le parallèle entre la famine
pour la paysannerie irlandaise et la peste noire du XIV e siècle dans l’émancipation des serfs anglais en paysans.
1396
Ibid., p. 61.
1397
Paul Bew, Land and the National question in Ireland, 1852-1882, Dublin, Gill and Macmillan, 1978, p. 27.

259
III. Luttes agraires, question nationale

Le rapport des luttes agraires et de la question nationale domine la vie


politique irlandaise dans la seconde partie du siècle. Deux périodes se
distinguent : celle où domine des mouvements spontanés et celle dominée par
la Ligue agraire et le mouvement du Home Rule.

1. Mouvements indisciplinés (1848-1867)

a. Jeune Irlande

Le mouvement Jeune Irlande a une postérité plus que mitigée chez les
auteurs marxistes. Ainsi pour Marx en 1855, William Smith O’Brien et ses
partisans étaient « simplement des dupes qui prirent au sérieux le jeu de
l’Abrogation [de la loi d’Union], et par conséquent en vinrent à une fin
comique. »1398 Mise à part James Fintan Lalor et John Mitchel, James Connolly
met les chefs de file de Jeune Irlande au tribunal de l’histoire :

[…] les leaders de Jeune Irlande de 1848 ont échoué à s’élever à la grandeur de
l’opportunité qui leur était offerte de choisir entre les droits humains et les droits de
propriété comme principe de nationalité, et leur échec fut à la mesure du désastre de
1399
leur pays.

1398
“were simply dupes who took the Repeal game seriously, and hence came to a comic end.”, Marx, “From
Lord John Russell”, K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., pp. 78-82, p. 82 [1ère publication
in Neue Oder-Zeitung, 8 août 1855] Cf. ce que fait dire le communiste Brian O’Neill à Marx du mouvement, qui
bien que crédibles (et référencés), ressembles plus aux propos de Connolly : B. O’Neill, The War for the Land in
Ireland, op. cit., (1933), p. 63.
1399
“[…] the Young Ireland leaders of 1848 failed to rise to the grandeur of the opportunity offered them to
choose between human rights and property rights as a basis of nationality, and the measure of their failure was
the measure of their country's disaster.”, James Connolly, Labour in Irish History, in Collected Works (volume
1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 17-184, p. 153. Cf. aussi Ibid., p. 143 où Connolly dit que la
propriété est le test par lequel la conduite sociale est déterminé. Dans cette tradition, voir aussi Elinor Burns qui
blâme les chefs de file de Young Ireland d’avoir hésité à soutenir la campagne de Lalor remettant en cause la
propriété (E. Burns, op. cit., p. 23), même remarques de TAJ mais plus conciliantes, T. A. Jackson, Ireland Her
Own, op. cit., p. 231. pour Strauss, ils expriment “la plus important expression littéraire du nationalisme de
classe-moyenne en Irlande”. “the most important literary expression of middle-class nationalism in Ireland.”, E.

260
Outre le fait qu’il témoigne de adaptation connollienne du thème marxiste de
l’aliénation dans la propriété privée, on voit l’importance qu’il accorde à
« l’opportunité » pour un révolutionnaire (posture qui est plus claire dans son
traitement de Wolfe Tone, Cf. chapitre 4.) L’idéalisme des Jeunes Irlandais, leur
romantisme ne manquent pas d’être stigmatisés : ils sont « ivres de mots ».
Allant plus loin, Connolly évoque les chefs de file de Jeune Irlande en les
utilisant comme altérité dépréciée et donc moyen de définir son propre camp
qui s’inscrit dans l’histoire et les luttes :

Maudits du don fatal de l’éloquence, nos Girondins Irlandais de la Confédération


enchaînèrent le peuple irlandais et s’intoxiquèrent eux-mêmes jusqu’à l’impossibilité
1400
de mener une pensée sérieuse […]

La logorrhée des leaders de Young Ireland sert à les draper de la mante


révolutionnaire. On ne peut nier que les politiciens gravitant autour du journal
The Nation étaient des écrivains enflammés. Très étrangement, Connolly
s’appuie sur un texte de Thomas Carlyle qui illustre l’attitude des Girondins pour
la mettre en parallèle avec celle des Jeunes Irlandais. Nous savons que Marx et
ses plus influents continuateurs ont aussi utilisé l’analogie des Girondins pour
leurs écrits politiques.1401 Il est possible d’évoquer une identification aux
Jacobins (voire aux Egaux) chez Connolly. Toujours est-il qu’en stigmatisant
l’incapacité des Young Irelanders à « mener une pensée sérieuse », Connolly
se pose comme en étant capable, appuyé qu’il est par le « socialisme
scientifique ».
Schüller évoque « la plume amère » de Connolly à l’encontre des leaders
de Jeune Irlande et dresse le même constat. Pour Schüller, en effet, 1848 fut

Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 105.


1400
“Cursed by the fatal gift of eloquence, our Irish Girondins of the Confederation enthralled the Irish people
and intoxicated themselves out of the possibility of serious thinking […]”,James Connolly, Labour in Irish
History, op. cit., p. 165, même critique de O’Neill qui parle de « “revolutionistes” petit-bourgeois »., B. O’Neill,
The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 51-52.
1401
Notamment Trotsky, Cf. l’instrument de recherche de http://www.marxists.org ; Connolly cite d’ailleurs
L’Histoire de la Commune de Lissagaray faisant la même référence. Nous savons que Connolly connaissait un
Communard, Léo Meillet, qui a eu de l’influence sur Connolly durant les années d’apprentissage de ce dernier à
Edimbourg. Meillet aurait dit lors d’une réunion pour commémorer la Commune, « sans le versement du sang, il
n’y a pas de salut social. », “without the shedding of blood there is no social salvation”, cité in Greaves, The Life
and Times of James Connolly, op. cit., p. 37. Greaves s’appuiera sur cette phrase pour distinguer l’esprit de
sacrifice de Pearse de celui de Connolly.

261
« une année de faiblesse et de déloyauté honteuse de la part de la petite
bourgeoisie et [celle de] la trahison d’un puissant et particulièrement prometteur
mouvement révolutionnaire de masse. »1402 Même en prenant en compte les
derniers soubresauts du Chartisme, le moins que l’on puisse dire est que le
communiste américain force le trait du potentiel révolutionnaire de la période.
Quant à Erich Strauss, il évoque cet épisode comme étant « une
illustration supplémentaire de la faiblesse de la classe moyenne irlandaise
comme une force politique indépendante. »1403 L’universitaire autrichien replace
cela dans le contexte de l’échec de la campagne de l’abrogation de l’Union qui
aurait, selon lui, marqué une coupure entre les leaders traditionnels et les
éléments les plus militants de la bourgeoisie.1404
Pour Desmond Greaves, au contraire, le départ d’O’Connell en 1846 faisait
qu’« une initiative bourgeoise devenait possible »1405 tout en mettant en avant
leur échec au final.1406
Le BICO préfèrera partir de Jeune Irlande pour y trouver l’origine du nouveau
mouvement nationaliste en insistant sur son caractère catholique, sectaire.
Jeune Irlande tenta de donner un « fondement historique » (“historical
background”) au mouvement nationaliste.1407 Le BICO insiste sur le fait qu’à
partir de Jeune Irlande l’idéologie nationaliste établit une sorte de calendrier
hétéroclite des saints catholiques dans lequel le Protestant Dissident Wolfe
Tone a sa place tout comme le grand O’Neill. Le BICO dénonce le continuisme
de la perception nationaliste de l’histoire. L’organisation maoïste (ou plus
exactement staliniste) y voit plutôt un détournement, une « naturalisation » pour
reprendre l’expression de Furet.1408 Ce détournement s’effectue « en

1402
“a year of disgraceful weakness and treachery on the part of the petty bourgeoisie and the betrayal of a
powerful and specially hopeful revolutionary mass movement.”, James Connolly & Irish Freedom, A Marxist
Analysis, Cork, op. cit., (1926), in http.//www.irsm.org , (ch. 3, § 5.)
1403
“The subsequent history of Young Ireland is a further illustration of the weakness of the Irish middle class as
an independent political force.”, E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 105.
1404
Ibid., p. 106.
1405
C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 16
1406
Ibid., p. 18.
1407
BICO, On the “Historic Irish Nation”, op. cit., p. 3.
1408
selon François Furet, la naturalisation est le processus d’accaparement opéré par l’historiographie
communiste de la révolution française.

262
PROJETANT EN ARRIERE A TRAVERS LES SIECLES LA NATION
CATHOLIQUE QUI EMMERGE SEULEMENT AU XIX e SIECLE.1409
Dans Angaist Ulster Nationalism, le B&ICO met une nouvelle fois l’accent sur le
fait que c’est pendant cette période que se situe le point de départ de la nation
catholique du Sud. Pour cette organisation, chantre de la « Théorie des Deux
Nations » si « L’Eglise catholique formait le caractère de base de la nation […]
Davis forgea pour elle une vision séculaire d’elle-même qui fut dans le
développement national subséquent partiellement préservé et développé. » 1410
Thomas Davis avait un discours qui véhiculait un « idéal d’une aristocratie
nationale » et qui devait supplanter « la classe parasite et dégénérée des
propriétaires anglo-irlandais dans le Sud. »1411 Clifford cite ici Davis pour
souligner le caractère utopique de son propos alors que pour le Sud cette
aristocratie était un fait.
1412
Pour ce qui est des individus : Connolly porte aux nues Lalor ainsi
que Devlin Reilly, le collaborateur de ce dernier. Le communiste T.A. Jackson
qualifie cependant son plan d’ « utopique dans le sens qu’il cherche à accomplir
un résultat révolutionnaire par des méthodes pacifiques.»1413 Le BICO ne voit
en lui que le « PROPHETE DU CAPITALISME DU SUD.»1414
Mitchell est également vu positivement par Connolly car l’auteur du Jail Journal
et de The Last Conquest of Ireland en appelait au peuple anglais pour installer
la démocratie dans les deux pays.1415 S’il loue son soutien pour la Révolution
de février 1848 en France, il préfère penser que le rejet de Mitchel des
Journées de Juin provenait d’informations dénaturées.1416 De même, Connolly
ne voudra pas prendre à sa juste mesure le caractère réactionnaire de Mitchel,
1409
“by PROJECTING BACKWARDS THROUGH THE CENTURIES THE CATHOLIC NATION THAT
EMERGED ONLY IN THE 19TH CENTURY.”, BICO, On the “Historic Irish Nation”, op. cit., p. 3.
1410
Citation originale : “The Catholic Church formed the basic character of the nation. But Davis forged for it a
secular view of itself which in subsequent national development was partially preserved and developed.”
Brendan Clifford, Against Ulster Nationalism, Belfast, Athol Books, 1992, (1ère éd. ronéotypée anonymement
pour le BICO : 1975), p. 43.
1411
“reacting against the parasitic and degenerate Anglo-Irish landlord class in the South, had a vision of an ideal
national aristocracy […]”BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 17
1412
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 150, 165-166, repris par R. Faligot, James Connolly et le
mouvement révolutionnaire irlandais, op. cit., p. 73 et p. 74 car étant alors le seul « à saisir le contenu social de
la question nationale en Irlande ».
1413
“Utopian in the sense of trying to achieve a revolutionary result by pacifist methods”, T. A. Jackson, Ireland
Her Own, op. cit., note, p. 251.
1414
BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 57.
1415
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 165, p. 155.
1416
J. Connolly, cité in Kieran Allen, The Politics of James Connolly, Londres, Winchester, Pluto Press, 1990, p.
91.

263
notamment sur l’esclavage des noirs en Amérique.1417 Dans la même logique
O’Connor qui était très bien vu de ses contemporains Marx et Engels,1418 jouit
d’une bonne image chez Connolly.1419 Mitchell est décrit par Jackson comme
étant un « républicain-oligarchique dans la vraie tradition Presbytérienne-
révolutionnaire »1420 et d’une façon encore plus positive par Greaves qui qualifie
son journalisme d’« insurpassé.»1421 En revanche Connolly perçoit d’une
manière très négative l’action d’O’Brien, accusé d’avoir retardé l’insurrection de
1848.1422
Maurice Goldring, quant à lui, critique l’ensemble des Jeunes Irlandais et le
caractère moralement odieux de ces bourgeois déclarant dans leur
aveuglement que le paysan mourant de faim « devait se révolter. »1423

b.) mouvements agraires terroristes : tradition d’avant la Famine et rôle après le


drame

La période précédant la Famine avait connu un mouvement éclaté


géographiquement (nord-est du Connacht, sud de l’Ulster, nord du Leinster) de
paysans catholiques s’organisant contre les changements socio-économiques
dont les expulsions.1424 On a souvent qualifié ce mouvement de « Ribbonisme »
(de ribbon, « ruban »). Leurs méthodes s’étendaient des expéditions punitives
aux mutilations de bétails… Ces actes perdirent de leur intensité mais
continuèrent sous une nature différente (ce n’était plus un conflit entre ouvriers
agricoles et fermiers) et une forme distincte.1425

1417
Ibid.
1418
K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., pp. 48-50
1419
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 141.
1420
T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 248.
1421
C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 17.
1422
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 150.
1423
M. Goldring, L’Irlande: Idéologie d’une révolution nationale, Paris, Editions sociales, 1975, p. 68.
1424
R. V. Comerford, The Fenians in Context, Irish Politics & Society 1848-82, Dublin, Wolfhound Press, 1998
(1ère éd. 1985), pp. 19-20.
1425
Ibid., p. 20. et Paul Bew, Land and the National question in Ireland, 1852-1882, op. cit., pp. 34-35 et suiv.
Nous parlons de paysans, mais ils étaient également présents aussi chez les artisans et les ouvriers de Dublin. Cf.
D. George Boyce, Nineteenth-Century Ireland, The Search for Stability, Dublin, Gill and Macmillan, 1990, p.
100.

264
Connolly les justifie totalement et les inscrit dans la tradition de résistance
dont il entend placer les socialistes comme les héritiers. Les buts de la
« Ribbon Society » étaient légitimes. Il s’agissait de « terroriser leur
oppresseurs [les propriétaires, leurs agents du moins] et se protéger.»1426 dans
le contexte d’« une guerre civile du caractère le plus sanglant [qui] agitait le
pays. »1427 Connolly voit même dans le mouvement « un syndicat agricole
secret de travailleurs et de petits fermiers.»
Cette vision connollienne positive des mouvements agraires terroristes ne
contraste pas avec les lignes éparses que Marx a consacré à la question. Pour
lui, il s’agit d’une réplique catholique à l’Orangisme qui, lorsque ce mouvement
a été désavoué par le gouvernement, a perdu sa raison d’être.1428 En outre, il
considère le mouvement comme une réplique qu’il faut comprendre. Selon lui :

Accuser l’Irlande de produire une telle association serait aussi judicieux que d’accuser
la forêt de produire des champignons. Les propriétaires terriens d’Irlande sont
confédérés pour une guerre diabolique d’extermination contre les métayers ; ou selon
leur expression, ils s’unissent pour l’expérimentation économique de nettoyer la terre
1429
des bouches inutiles. […]

Schüller mettait l’accent sur leur caractère étendu de 1848 à 1870.1430 Brian
O’Neill et Thomas Alfred Jackson les voyaient comme étant les enfants de la
Famine au même titre que les Fénians.1431 Jackson voyait le « Ribbonisme »
comme étant la suite du « Whiteboyisme », c’est-à-dire comme Connolly une
« tradition de résistance à l’étranger »1432 qu’il déclare être un fait persistant de
l’histoire irlandaise de 1760 à 1922. En bon communiste, T. A. Jackson en vient
tout de même à les critiquer en utilisant la célèbre description de Marx du 18
Brumaire qui soutient que « les petits paysans constituent une masse énorme »
dont le « mode de production les isolent les uns des autres », chaque famille

1426
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 118.
1427
Connolly fait référence ici aux années 1830. “Civil war of the most sanguinary character was convulsing the
country”, ibid., p. 118.
1428
K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., p. 90.
1429
“To accuse Ireland of producing such society would be as judicious as to accuse woodland of producing
mushrooms. The landlords of Ireland are confederated for a fiendish war of extermination against the cottiers; or
as they call it, they combine for the economical experiment of clearing the land of useless mouths. […]”, ibid.
“The excitement in Ireland”, pp. 87-91, p. 90. publié in The New York Daily Tribune n° 5530, 11 janvier 1859.
1430
G. Schüller, James Connolly & Irish Freedom, A Marxist Analysis , op. cit., (Ch. 3. § 4.)
1431
B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 61., T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 266.
1432
T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 266.

265
consommant et gagnant « ses moyens d’existence dans l’échange avec la
nature plutôt que dans le commerce avec la société. »1433 Leurs intérêts ne
convergeant pas dans une appartenance communautaire, nationale ou
classiste, « ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être
représentés. »1434 Ne trouvant à l’époque, pour Jackson, de représentant, ils
ont recours au terrorisme. Bien sûr, on peut voir, en négatif, dans cette
remarque de Jackson sa conception de l’organisation politique héritée de la
tradition de la volonté organisationnelle marxiste et plus précisément du parti
léniniste.
L’universitaire Erich Strauss souligne aussi d’ailleurs que ces paysans de
la « Ribbon Society » ne sont « en aucune façon des révolutionnaires
conscients » mais « une menace sérieuse pour l’ordre social établi », « des
opposants formidables pour une machine gouvernementale complètement
éloignés des sentiments du peuple et pour des propriétaires dont la mauvaise
conscience était un frein à leur ambition de contrôler la vie local du pays. »1435
Strauss note leur efficacité : « leur influence était due à la dépendance de la
classe moyenne catholique envers le support des masses en guenilles qu’elle
craignait et méprisait.»1436 Au surplus, cette classe moyenne était totalement
opposée aux rebelles.
Paul Bew ajoutera un bémol à l’efficacité de ces mouvements, qui étaient
selon lui, limités.1437 Il note – pensant notamment à Engels et Marx – que les
actions terroristes ont toujours attirées l’œil de l’observateur. Ces actions
étaient mues par la volonté d’éviter une hausse du montant du fermage voire
une réduction. « Mais cette efficacité – bien que devant être admise – était

1433
« Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » in K. Marx, Les Luttes de classes en France, Paris, Gallimard, coll.
« Folio Histoire », 1994, p. 299.
1434
Ibid., p. 300., Marx affirme, en commentant l’exemple de Louis-Napoléon Bonaparte, que leur influence
politique s’exprime dans l’Etat.
1435
“with all their obvious limitations they were formidable opponents for a government machine completely out
of touch with the sentiments of the people and for landlords whose bad conscience was a string brake on their
ambition to control the local life of the country.
The Ribbonmen were by no means conscious revolutionaries either in their motives or in their ‘policy’, but they
constituted a serious threat to the established social order, and their existence was the most important underlying
fact of Irish internal history up to the days of the Fenians and the Land League.”, E. Strauss, Irish Nationalism
and British Democracy, op. cit., p. 89.
1436
“their influence was due to the dependence of the Catholic middle class on the support of the ragged masses
which it feared and despised.”, ibid.
1437
Paul Bew, Land and the National question in Ireland, 1852-1882, Dublin, Gill and Macmillan, 1978, p. 1.

266
limitée »1438, conclut Bew. D’ailleurs, la stabilité économique aidant, les
outrages étaient en baisse dans les années 1870.1439
Le mouvement terroriste agraire est une chose. Mais le mouvement
national irlandais qu’allaient aider Engels, Marx et sa fille Jenny et qui
intéressera plus particulièrement les observateurs est le mouvement Fenian.

c.) les Fenians

Nous avons vu (ch. 1) l’intérêt que portaient Marx et Engels aux


indépendantistes de l’Irish Republican Brotherhood, plus connu sous
l’appellation de mouvement Fenian.1440
Dans le chapitre final de Labour in Irish History qui soutient que les
ouvriers sont les héritiers du combat national irlandais,1441 Connolly cite
abondamment les propos de Karl Marx sur les Fenians.1442 Marx faisait un
tableau établissant que la hausse du coût moyen hebdomadaire de la vie de
1849 à 69 était multiplié par deux. Connolly voyait une correspondance entre ce
chiffre et l’influence des Fenians « sur les masses irlandaises des villes, les
travailleurs qui étaient engagés dans des luttes acharnées contre leurs
employeurs […]».1443 Pour Connolly ces deux causes étaient « suffisantes pour
produire un ferment révolutionnaire » même si l’Irlande ne possédait pas « la
justification historique pour la révolution.»1444 Si cette idée montre que Connolly
connaît le point de vue marxiste orthodoxe qui veut qu’une révolution sociale ne
1438
“But this effectiveness – while it must be granted – was a limited one.”, ibid., p. 37.
1439
Ibid., p. 45.
1440
De Fianna, nom des guerriers légendaires celtiques de la saga médiévale de Fionn Mac Cumhail . L’Irish
Republican Brotherhood est une société secrète (1858-1924) basée en Irlande mais recevant beaucoup de
soutiens d’irlandais qui ont émigré aux Etats-Unis. (D’où la phrase du Capital : « L’Irlandais évincé par le bœuf
et le mouton reparaît de l’autre côté de l’Atlantique sous forme de Fenian » (K. Marx, « Le Capital » , Œuvres,
Economie I, Paris, Gallimard, 1965 (1ère éd. 1867), p. 1406). Il s’agit d’un mouvement avant tout urbain mais qui
a pu se développer dans la campagne, notamment là où le « Ribbonisme » était implanté. Républicain donc
indépendantiste, ce mouvement prêche la clandestinité et l’action violente. Pour Roy Foster « le Fenianisme a
créé une mentalité » (R. Foster, Modern Ireland, op. cit., p. 393.)
1441
« The Working-class : the inheritors of the Irish ideals of the past – the repository of the hopes of the
future », in James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., pp. 171-186.
1442
Ibid.., pp. 176-78.
1443
“the Irish masses in the cities, the workers were engaged in fierce struggles with their employers […]” ibid.,
p. 178.
1444
“[…] sufficient to produce revolutionary ferment, even in a country without the historical justification for
revolution possessed by Ireland.”, ibid.

267
s’effectue que lorsque les conditions matérielles sont réunies, elle montre aussi
qu’il envisage la révolution indépendamment de ces conditions.1445
James Connolly « naturalise » le mouvement Fenian. Il replace le mouvement
dans le contexte politique international. Il signale ainsi que l’agitation de 1867
est contemporaine de celle pratiquée par les ouvriers anglais suite à la crise
industrielle de 1866-67. Connolly voit que quand un mouvement révolutionnaire
de grande ampleur a lieu, l’Irlande en ressent les soubresauts. Ainsi, 1798 était
l’écho de la Révolution française, le « Printemps des Peuples » de 1848 avait
sa manifestation irlandaise et le mouvement Fenian avait pour allié l’A.I.T. 1446
En replaçant les mouvements indépendantistes dans la synchronie
révolutionnaire mondiale, Connolly se pose dans la continuité nationaliste et
révolutionnaire. Cherchant politiquement la légitimité, Connolly a une écriture
de l’histoire récupératrice. Nous avons vu également qu’elle exclue (O’Connell,
Smith O’Brien…). Elle est aussi purificatrice. La participation de la classe
moyenne en 1848 et 1867 est décriée comme étant non sincère. Contrairement
à la classe ouvrière, elle est incapable de détruire la « base de la soumission
nationale et économique ».1447
Le communiste irlandais Brian O’Neill utilise la formule de Karl Marx de
« socialisme négatif » pour désigner le mouvement. Il leur rend d’une certaine
façon hommage en signalant que : « le mouvement Fenian a atteint dans
beaucoup d’aspects un plus haut niveau politique qu’aucune lutte qui l’a
précédée au cours du siècle.»1448 Bien sûr O’Neill, ne verse pas dans le
panégyrique. Sous sa plume, les Fenians :

1445
à moins qu’il envisage comme Marx que la révolution en Angleterre partira d’une étincelle en Irlande. Pour
aller dans le sens de cette supposition, il parle ensuite du fait que la Grande-Bretagne était dans une période
d’agitation. Cependant, il n’est pas clair.
1446
« De même que 1798 était une expression des tendances incarnées dans la première Révolution française, de
même que 1848 palpitait en sympathie avec les soulèvements démocratiques et sociaux sur le Continent
Européen et en Angleterre, le Fénianisme était un battement favorable dans le cœur irlandais à cette pulsation
dans le cœur de la classe ouvrière européenne qui produisait ailleurs l’Association Internationale des
Travailleurs. » “Just as ’98 was an Irish expression of the tendencies embodied in the first French Revolution, as
’48 throbbed in sympathy with the democratic and social upheavals on the Continent of Europe and England, so
Fenianism was a responsive throb in the Irish heart to these pulsation in the heart of the European working class
which elsewhere produced the International Working Men’s Association.”, James Connolly, Labour in Irish
History, op. cit., pp. 179-180
1447
Ibid., p. 31.
1448
“The Fenian movement in many ways reached a higher political level than any struggle that had preceded it
during the century.”, B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 63. Il est vrai le Fenianisme est un
mouvement anti-propriétaire, Cf. Paul Bew, Land and the National question in Ireland, 1852-1882, op. cit., p.
38.

268
étaient peut-être d’un grand courage et d’une haute sincérité […] mais ils étaient
limités par la confusion dans leurs idées et leur programme était également limité par
1449
son manque de clarté.

Cette façon de tirer un bilan d’un mouvement révolutionnaire antérieur quel qu’il
soit est une constante de l’historiographie communiste. L’histoire montre ainsi la
nécessité d’un parti communiste fondant sa politique sur les enseignements de
Lénine pour guider la classe ouvrière et tous les opprimés.1450
Ainsi, selon Brian O’Neill, le « talon d’Achille » du mouvement réside dans le fait
que « ses chefs de file ne pouvaient pas voir l’interconnexion entre les
révolution agraire et nationale. »1451 A travers cette remarque, on voit
naturellement se dessiner en creux le programme du Revolutionary Workers’
Groups (futur C.P.I.) dont O’Neill est un des principaux théoriciens.1452 Les
communistes de l’époque en appelaient à une « République des Ouvriers et
des Paysans ».1453 Nous avons vu que Marx néglige d’abord la question des
paysans, considérés comme une « séquelle » du mode de production
féodal.1454 Engels puis Kautsky reconsidèrent la question paysanne au moment
e
où elle occupe la stratégie de la II Internationale. Lénine formule avec
beaucoup de constance dès le début du XX e siècle la nécessité de l’alliance
entre classe ouvrière et paysannerie dont l’avant garde de la première prendra
la tête.1455 Le mouvement communiste international, devant le rôle de la
paysannerie dans les mouvements révolutionnaires, notamment en Chine,
reconnaît l’importance de ces masses.1456 En Irlande, les communistes ne

1449
Citation originale et non tronquée : “These men might be of high courage and sincerity – as they mostly
were- but they were bound to be confused in their ideas and their programme was equally bound to lack clarity”,
B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 64.
1450
Cf. Georges Lavau, « L’historiographie communiste : une pratique politique », Pierre Birnbaum, Jean-Marie
Vincent (dir.), Critique des pratiques politiques, Galilée, 1978 , pp. 121-163., p. 133.
1451
“Its leaders could not see the interconnection between the agrarian and national revolutions.”, B. O’Neill, op.
cit., p. 64.
1452
Emmet O’Connor, Reds and the Green, Ireland, Russia and the communists internationals, 1919-43, Dublin,
University College Dublin Press, 2004, p. 199. O’Neill était l’idéologue en second derrière Seán Murray.
1453
E. Burns, British Imperialism in Ireland, op. cit., (1931), p. 55 et suiv. ; Ralf Fox, Marx, Engels and Lenin on
the Irish Revolution, op. cit. (1932), p. 1, p. 32.; B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., (1933), p.
192.
1454
George Labica, « Paysannerie », in G. Labica, G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, PUF, coll
« Quadrige », 1999 ( 1ère éd. 1982), pp. 855-860, p. 855. En étudiant le cas de la Russie à la fin sa vie, Marx
changera ses positions. Pour une définition du concept de « mode de production », Cf. l’entrée du dictionnaire
sus-mentionné ou les premières lignes du chapitre 4.
1455
Ibid., p. 858.
1456
Staline, repris par Mao en 1940, ira jusqu’à dire « … la question nationale est, quand au fond, une question
paysanne., cité sans mentionné le texte de Staline in ibid., p. 859.

269
pouvaient être qu’intéressés par les agitations agraires ayant éclatées de la fin
des années vingt au début des années trente sous la houlette notamment de
Peadar O’Donnell. Il convient toutefois d’agrémenter cette explication d’un
soupçon de réserve. Ne voir qu’une relation de cause (le programme du parti
communiste) à effet (la désignation du “talon d’Achille” des Fenians) dans
l’interprétation d’O’Neill serait nier la grande part de vérité de cette explication.
Erich Strauss affirme, à sa façon, lui aussi que les Fenians avaient limité leur
action à la sphère politique, et que rien dans leur programme n’exprimait un
mouvement social. 1457
En mettant en avant les rapports sociaux, l’universitaire autrichien voit « les
origines du développement des Fenians » dans le « processus de
désintégration et différentiation sociale entre ville et campagne », dans la fin
brutale des vieilles solidarités villageoises.1458
L’absence d’une classe ouvrière industrielle fit que le discours séparatiste du
mouvement avait plutôt prise sur les boutiquiers des villes et les ouvriers
agricoles « dont l’augmentation en tant que classe était un des faits sociaux les
plus significatifs de l’ère post-Famine.»1459 Strauss met en avant le fait que la
base du mouvement est constituée de jeunes hommes des basses classes des
villes et des campagnes.1460 Il estime « curieux » le contraste entre la
composition sociologique du mouvement et son programme nationaliste
«abstrait et plutôt nébuleux » et en voit l’origine dans les rapports
qu’entretiennent l’Irlande et la Grande-Bretagne :

Le fossé entre les réalités sociales et les buts politiques pourrait très bien être typique
d’une attitude coloniale : le radicalisme des masses défavorisées ne s’exprimait pas
lui-même dans leurs concrètes demandes sociales et économiques mais dans leur
1461
nationalisme intransigeant et d’auto-sacrifice.

1457
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 145.
1458
“This process of social disintegration and differentiation on town and country is the background for the
growth of the Fenians.” Strauss, p. 144. Par ailleurs, sur la séparation entre ville et campagne analysée par les
marxistes comme induite par la division du travail, Cf. Jean-François Corallo, « Ville / campagne » in G. Labica,
G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., pp. 1202-1204.
1459
“[…] whose growth as a class was one of the most significant social facts of the post-famine era.”, E.
Strauss, op. cit., p. 146.
1460
Ibid., p. 145.
1461
“The gulf between social realities and political aims may well be typical of a colonial attitude: the radicalism
of the unprivileged masses did not express itself in their concrete social and economic demands but in their
intransigent and self-sacrificing nationalism.”, E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p.
147

270
Strauss juge, par ailleurs, très intéressant et révélateur le rapport du
mouvement à l’Eglise catholique. Etant donné l’incapacité de la classe
moyenne à construire un mouvement à l’échelle de la Nation, le support de
l’Eglise catholique était indispensable.1462 Or il apparu très vite que l’Eglise était
son farouche ennemi.1463 Erich Strauss retient du mouvement sa conception de
la force comme seul moyen d’atteindre ses fins 1464 et sa profonde influence sur
la politique irlandaise de Westminster.1465
Pour ce qui concerne l’insurrection de 1867, si pour Elinor Burns elle « marquait
le début d’une longue période de résistance de masse à la classe
possédante»1466, Thomas Alfred Jackson y voit, quant à lui, l’indice d’une
« dégénération [qui] s’est installée, dans laquelle la discipline Fenian s’est
évaporée, pour seulement laisser apparaître de la haine irrationnelle et une
irresponsable propension pour les actions violentes. »1467 T. A. Jackson voit
d’ailleurs en eux des « Blanquistes » vecteurs de la notion d’ « élite
disciplinée ».1468 Pourquoi tant de différences entre les deux communistes
britanniques ? E. Burns, qui a multipliée les études sur l’impérialisme
britannique, écrit au début des années trente dans la période où le Komintern
voulait appliquer une politique « classe contre classe » alors que T. A. Jackson
a écrit puis réécrit son étude pendant et après la Guerre mondiale, c’est-à-dire
dans les années d’entente entre le monde soviétique et le monde occidental.

1462
Ibid., p. 147.
1463
Ibid., p. 149.
1464
Ibid., p. 151.
1465
Ibid., p. 152.
1466
“it marked the beginning of a long period of mass resistance to the landowning class.”, E. Burns, British
Imperialism in Ireland, op. cit., p. 24. Vecteur de la théorie des étapes, E. Burns inclut d’ailleurs le mouvement
Fénian avec la Guerre agraire dans ce qu’elle appelle la « seconde phase […] de la révolte de la paysannerie »
lors de laquelle « les restes de l’économie féodale en Irlande étaient détruits et le développement de l’agriculture
capitaliste devint possible. », “the remnants of feudal economy in Ireland were destroyed and the development of
capitalist agriculture became possible.”, ibid., p. 10
1467
Nous soulignons. “a degeneration had set in, in which Fenian discipline had evaporated, to leave only
irrational hate and an irresponsible readiness for violent deeds.”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p.
289. « TAJ » s’inscrit dans la tradition marxiste la plus lointaine. Ainsi, Trotsky écrivait en 1911 : « La terreur
individuelle déprécie le rôle des masses », Trotsky, « Pourquoi les marxistes s’opposent au terrorisme
individuel », Der Kampf, novembre 1911, trad. de l’all. Cf. www.marxists.org
1468
« élite » en fr. dans le texte, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 276. R. Faligot les décrits de cette
façon : « Internationalistes, ils s’étaient éduqués politiquement à l’école de Blanqui et du communard Cluseret,
qui se rendit aux U.S.A. pour les aider à organiser une de leurs campagnes militaires. », R. Faligot, James
Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, op. cit., p. 82. Engels voyait en 1882 qu’ils étaient
« poussés dans une sorte de Bakouninisme.», Engels à E. Bernstein, lettre datée du 26 juin 1882, K. Marx, F.
Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., pp. 333-337 p. 336. Chris Bambery estime que les Fenians
échouèrent à se mettre à la tête de la contestation agraire.

271
Le livre de Maurice Goldring, L’Irlande : Idéologie d’une révolution
nationale montre le caractère réactionnaire des élites nationalistes en Irlande.
1469
L’universitaire communiste français salue la politique de Michael Davitt et
explique que le refus des Fenians de prendre à leur compte la stratégie
témoignait du fait qu’elle était trop révolutionnaire pour eux. « Ils craignaient la
force explosive et la radicalisation que rendait possible la fusion entre
nationalisme et réforme agraire. »1470 Et M. Goldring, qui commence à « ruer
dans les brancards » de la ligne de son propre parti, de dire :

Tous les écrits et les discours de Patrick Pearse sur la nécessité du sacrifice et du bain
1471
de sang sont déjà écrits dans les textes Fénians.

L’universitaire et membre du Sinn Féin Workers’ Party, Paul Bew montre, entre
autres choses, le désintérêt du mouvement à séduire les classes
1472 1473
dominantes et les liens du mouvement avec le « Ribbonisme ». Les
années 70 sont marquées par un recul de l’influence du mouvement et par ce
que Devoy appelle une « entrée en politique » (« going into politics »).1474
Après ce tour d’horizon des mouvements rebelles et prônant plus ou
moins l’insurrection, intéressons-nous à l’historiographie marxiste du
mouvement pour l’autodétermination et de la question agraire après 1870.

1469
M. Goldring, L’Irlande: Idéologie d’une révolution nationale, op. cit., p. 104. Pour lui, la « Land League »,
associée à Parnell en 1879, voulait unir luttes agraires et luttes nationales, et préfigurait ainsi la politique de
Connolly, ouvrière cette fois-ci. (M. Goldring prend ici Connolly au mot).
1470
M. Goldring, op. cit., p. 105.
1471
Ibid., p. 71. L’expression « ruer dans les brancards » est une référence au livre écrit avec Yvonne Quilès :
Sous le marteau, la plume, La presse communiste en crise, Paris, Mégrelis, coll. « Chemins d’Aujourd’hui »,
1982. Rappelons qu’avec L’Irlande: Idéologie d’une révolution nationale, M. Goldring se démarquait de la
stratégie de communication du PCF, valorisant le combat « anti-impérialiste de l’I.R.A. Provisoire.
1472
Paul Bew, Land and the National question in Ireland, 1852-1882, op. cit., p. 38.
1473
Ibid., p. 41.
1474
Ibid., p. 50.

272
2) le mouvement « Home Rule » pour l’autodétermination et la question
agraire (1870-1903)

Un mouvement constitutionnel pour la réforme agraire s’était formé peu


1475
après la Famine, mais non en réponse à cette dernière : la “Tenant
League”, la « Ligue des Droits du Tenancier ». Si son parcours fut de courte
durée, son programme1476 sera repris par la “Land League”, la Ligue Agraire
fondée en 1879 par Michael Davitt. La vie politique irlandaise était dominée à
cette époque par le Home Rule Movement fondé par Isaac Butt en 1870,
militant pour le “Home Rule”, le statut d’autonomie interne conférant à l’île un
Parlement pouvant légiférer sur les affaires intérieures. Charles Stewart Parnell
(1846-91) s’affirme comme le leader de ces deux mouvements, et prend une
telle place dans la politique de l’île et dans les relations irlando-britannique, qu’il
est surnommé le « Roi sans couronne ».

a.) le Temps de référence du « Roi sans couronne » : Parnell, la discipline, les


masses en mouvement

Le Temps de Parnell (1877-1890) a marqué les hommes qui ont fait


l’Irlande contemporaine. James Connolly n’y échappe pas. Pour son biographe
C. D. Greaves, la Land League était pour Connolly tout au long de sa vie « un
modèle de solidarité plébéienne. »1477 Connolly met effectivement en avant le
fait que le « succès partiel de la Ligue Agraire a accompli un changement en
Irlande, dont peu ont compris le présage.»1478 Dans les nouvelles conditions
auxquelles sont confrontés les contemporains de Connolly, où le « capitalisme

1475
P. Bew estime qu’il s’agit du réaction de fermiers relativement prospères à une dépression cyclique. Ibid., p.
34.
1476
« les trois F » : Faire Rent (un fermage équitable), Fixity of Tenure (renouvellement automatique du bail en
cas de paiement) et Free Sale (liberté pour le tenancier de vendre son droit d’occupation à un autre paysan), Cf.
Jean Guiffan, “Tenant Right League” Cf. Jean Guiffan, L’Irlande contemporaine de A à Z, Crozon, éd.
Armeline, 2000.
1477
Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 28., voir aussi R. Faligot, James Connolly et le
mouvement révolutionnaire irlandais, op. cit., p. 75.
1478
“has effected a change in Ireland, the portent of which but few realise.”, James Connolly, Labour in Irish
History, op. cit., p. 182.

273
est maintenant l’ennemi »,1479 la « guerre » que fit puis abandonna la Ligue
Agraire devra être, selon le révolutionnaire, reprise par la classe ouvrière.1480
Le « harpiste » Connolly en vient presque à jouer des cordes de l’émotion
quand il évoque la toute dernière phase de la carrière politique de Parnell :

C’étaient les vrais et sincères travailleurs d’Irlande qui s’élançaient à ses côtés et
1481
appuyaient ses batailles.

Alors que Kautsky, replace le mouvement de masse dans son contexte


européen et dans ses liens avec le mouvement ouvrier d’Angleterre,1482 Elinor
Burns met surtout l’accent sur son potentiel. Selon elle, après 1879 :

[…] toute l’Irlande rurale, mise à part celle d’Ulster, vint sous l’influence de la Ligue,
qui grandit jusqu’à devenir l’association organisée sur une base classiste la plus
1483
puissante que l’Irlande ait jamais connue.

Elle rajoute que la campagne de la Ligue « a mené l’Irlande au bord de la


1484
révolution agraire» mais « fut détournée en une agitation parlementaire
pour une auto-détermination locale (Home Rule dans le cadre de l’Empire) et
pour des réformes agraires graduelles.»1485 Cependant, « l’esprit des
campagnards irlandais ne pouvait pas être contraint à la soumission »1486
Thomas Alfred Jackson replace l’irrésistible montée de l’influence de la Ligue
Agraire dans le contexte de l’Après-Famine. 1879, et ce qui s’ensuit sont à

1479
“Capitalism is now the ennemy […]”, ibid.. 183.
1480
Ibid.
1481
[une traduction plus précise serait « combattaient ses batailles »…] “it was the real and the true-hearted
workingmen of Ireland who sprang to his side and fought his battles” (p. 347) [Parnellism and Labour, pp. 347-
348] Cf. aussi la façon dont il démarque Parnell du mouvement Home Rule : Connolly, Selected Political
Writings, Londres, Jonathan Cape,1973, (édité et introduit par Owen Dudley Edwards et Bernard Ransom), [382
p.] [Erin’s hope … the End and the means, pp. 166-191, p. 177.
1482
K. Kautsky, Ireland, op. cit., (1922) , (3, §. 11.)
1483
“[…] the whole rural Ireland, apart from Ulster, came under the influence of the League, which grew to be
the most powerful association organised on a class basis that Ireland has ever known.”, E. Burns, British
Imperialism in Ireland, op. cit., p. 27. Cf. aussi. B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 71.
1484
“had brought Ireland to the verge of agrarian revolution”, E. Burns, op. cit., p. 29. Pour O’Neill, les mots
sont encore plus forts : « la guerre agraire a mené l’Irlande au bord de la révolution.» (“The land war had
brought Ireland to the edge of revolution”), B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 83
1485
“was side-tracked into a Parliamentary agitation for local self-government (Home Rule within the Empire)
and for gradual land reforms.”, E. Burns, op. cit. Burns mettant en avant l’imprepraration des leaders comme en
1848 pour la question finale. (p. 28). De même, le chapitre 4 de Brian O’Neill “The Middle Class Betrayal:
Kilmainham”, B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., pp. 78-95.
1486
“But the spirit of the Irish countryfolk could not be bludgeoned into submission”, ibid., p. 88.

274
comprendre par rapport au contexte d’une détérioration générale de la position
économique de l’Irlande rurale.1487 Jackson met accent sur l’importance d’une
1488
organisation centrale pour guider le mouvement afin qu’il ne « dégénère
pas dans une multitude de luttes locales, qui culmineraient dans le terrorisme-
anarchistique, la capitulation, ou les deux.»1489 Parnell avait le mérite aux yeux
de T. A. Jackson d’être « dangereux pour l’Empire Britannique », Gladstone et
ses « chacals politiques ».1490 Malheureusement :

La dégénération du Parti se voyait dans son abandon de la tentative de Parnell


d’utiliser la lutte constitutionnelle comme moyen de se rapprocher d’une fin
1491
révolutionnaire.

Il est possible que Jackson dessine la stratégie des partis communistes


occidentaux.
Erich Strauss reprend assez fidèlement les interprétations de Marx sur
1492
l’Irlande comme « rempart » de l’aristocratie terrienne, donne une
description assez moralisante des rapports entre Grande-Bretagne et Irlande
1493
et entend montrer que la crise économique des années 1870 « sapait les
fondations économiques de l’Union […] »1494 Pour expliquer en termes de
classe le mouvement Home Rule, le marxiste autrichien met en avant, comme
nous l’avons déjà vu plus haut, la dépression en Grande-Bretagne et la
compétition internationale concurrençant les produits irlandais.1495 Le refus des
propriétaires terriens de baisser leurs loyers pour freiner l’impact de chute prix
de1870 a aiguisé « le conflit d’intérêts entre eux et toutes les classes de
tenanciers » et « la soudaine menace de banqueroute à travers toute la
1487
T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 318. Sur ce point, il a parfaitement raison. De 1877 à 79, les prix
agricoles baissèrent et le « Nouveau Départ » de 1878-79 s’inscrit dans la volonté de lié les demandes
d’autonomie parlementaire et les réformes agraires.
1488
Ibid., p. 331.
1489
“ a multitude of local struggles, which would degenerate rapidly into a multitude of local struggles, which
would culminate in anarchistic-terrorism, surrender, or both.”, ibid., p. 331.
1490
Ibid., p. 354.
1491
“The degeneration of the Party was seen in its abandonment of Parnell’s endeavour to use constitutional
struggle as a mode of approach to a revolutionary end.”, ibid., p. 363.
1492
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 135.
1493
Il évoque ainsi la « dépendance abjecte » de l’Irlande à l’économie britannique, Cf. ibid., p. 174. également
sur l’exploitation de l’île décrite comme une « colonie » : ibid., p. 186, p. 205 ou p. 273. Cf. C. D. Greaves, Liam
Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 18.
1494
“It undermined the economic foundations of the Union […]”, E. Strauss, op. cit., p. 173. Le chapitre XVIII
du livre s’intitule d’ailleurs « Les origines économiques de la crise du Home Rule. »
1495
Ibid., p. 159.

275
campagne eut un impact immédiat sur la position de la classe moyenne des
villes. »1496 Cela radicalisa les classes moyennes, les tenanciers et les
manœuvres (“labourers”) « et menaça de sortir les tenanciers de l’Ulster
Protestante de leur léthargie politique »1497
Strauss avance que l’alliance nationaliste entre les leaders de la classe
1498
moyenne et les mouvements des masses paysannes était dictée par une
« nécessité absolue ». Il affirme aussi que le Home Rule était un moyen pour
les propriétaires terriens progressifs de maintenir le pouvoir politique de la
gentilhommerie campagnarde [« squirearchy » ] « en dépit de la menaçante
victoire de la démocratie en Grande-Bretagne. »1499
Le fait que les propriétaires terriens refusaient de baisser le montant des
fermages et que la campagne était devant la menace d’une banqueroute firent
que les masses paysannes rejoignirent les positions de la classe moyenne
urbaine.1500 Eloignés dorénavant de ce que Strauss caractérisait comme
l’inepte tactique de Butt, « les éléments de classe-moyenne dans le Parti Home
Rule » avaient pour « méthodes » l’ « obstruction parlementaire combinée avec
une alliance entre les parlementaires de classe-moyenne et des Fenians de
classe-populaire ou d’ex-Fenians. »1501 Tout l’objectif de Parnell résidait dans
« la séparation du mouvement Home Rule des landlords afin de prévenir son
discrédit parmi les masses du peuple irlandais et il comptait dans cette optique
principalement sur les Fenians. »1502 Strauss stigmatise le caractère stupide
des landlords vis-à-vis de la Loi de 1870 qui était, à ses yeux, la seule politique
qui aurait pu les sauver.1503
Pour Erich Strauss, l’habileté de Parnell s’est exprimée dans son soutien
masqué pour la Loi agraire de 1881.1504 Cependant, bien qu’il lui reconnaissait
un « génie tactique », Strauss dénonce son « aveuglement stratégique » et voit

1496
“the sudden threat of bankruptcy all over the countryside immediately reacted on the position of the urban
middle class.” E. Strauss, op. cit., p. 159.
1497
“and threatened to move the Protestant Ulster tenants out of their political lethargy.”, ibid., p. 160.
1498
Ibid., p. 68. voir aussi, p. 159.
1499
Ibid., p. 178.
1500
Ibid.
1501
“Its methods consisted of parliamentary obstruction combined with an alliance between middle-class
parliamentarians and lower-class Fenians or ex-Fenians.”, Ibid., p. 159.
1502
“detachment of the Home Rule movement form the landlords in order to prevent its failing into disrepute
amongst the masses of the Irish people, and he relied for this purpose mainly on the Fenians.”, ibid., p. 160.
1503
Ibid., p. 158.
1504
Ibid., p. 164-165.

276
dans son soutien aux Tories une « curieuse et fatale erreur de jugement.» Erich
Strauss suggère que l’on peut trouver l’explication de cette erreur « dans le
champ des intérêts économiques» et qu’il a, avec les libéraux les plus radicaux,
accordé trop d’importance aux tarifs douaniers protectionnistes dont la
perspective a poussé les classes d’affaires irlandaises1505 dans le camp des
conservateurs. Erich Strauss met ainsi en avant le rôle de l’intérêt matériel
pour expliquer l’Unionisme. Il ne parle cependant ici que des classes d’affaires
et non encore des masses protestantes d’Ulster comme le fera plus tard le
BICO et les universitaires marxistes. On remarque également que Strauss
commence le déboulonnage de la statue de Parnell. Quelques années plus
tard, Conor Cruise O’Brien dans Parnell and his Party (1957) s’attirera les
critiques des historiens patriotes en replaçant Parnell dans la tradition du
nationalisme constitutionnel.1506
En toute cohérence avec ses thèses, le BICO affirme que « les “Land
Leaguers” étaient un produit du monde bourgeois […] des fermiers faisant valoir
leurs droits dans le nouveau monde bourgeois qui se développait dans le Sud
de l’Irlande […]» et non des résurgences du monde gaélique.1507 Les landlords
du Sud ne faisaient pas partie de ce nouveau monde que l’on peut décrire,
1508
selon l’organisation staliniste, comme « hobereaux » [backwoodsmen] et
qui avaient pris « les mauvaises habitudes de dominer une paysannerie
désemparée. Quand la paysannerie cessa d’être impuissante cette classe de
propriétaires devint très rapidement impuissante et inutile et dut être
abolie. »1509

1505
Au lieu d’ “Irish business classes”, il est écrit “British…”, ce qui n’a pas de sens. Ibid., p. 169.
1506
Alan O’Day, “Home Rule and the historians”, in D. George Boyce et Alan O’Day, The making of modern
Irish history: revisionism and the revisionist controversy, Londres et New York, Routledge, 1996, pp. 141-162,
p. 153.
1507
“The Land Leaguers were a product of the bourgeois world. They were not clansmen striving after the old
world. They were farmers asserting their rights in the new bourgeois world that was developing in Southern
Ireland, having freed themselves from ‘kinship’ notions.”, BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 19-20.
1508
BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 17
1509
“bad habits by ruling over a helpless peasantry. When the peasantry ceased to be helpless this landlord class
very rapidly became helpless and useless and had to be abolished.” Ibid. Brendan Clifford s’appuie ici sur un
texte de Marx, “The Indian Question – Irish Tenant Right”, K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question,
op. cit., pp. 59-65, p. 62 [publié dans The New-York Daily Tribune, n° 3816, du 11 juillet 1853) Marx y racontait
que le landlord ira à sa ruine, à sa perte lorsqu’il s’en prendra au tenancier.

277
Cela permet de dire à Brendan Clifford que « la guerre agraire était un conflit
entre deux classes de “men of property” »1510 – une classe complètement
bourgeoise (les fermiers tenanciers), et un résidu semi-féodal (les propriétaires
terriens). »1511
De l’autre côté de l’éventail de la gauche irlandaise, D. R. O’Connor Lysaght
regrette, quant à lui, le poids de l’Église dans un nationalisme irlandais devenu
« socialement opportuniste » car mené par les classes dominantes « même si
sa stratégie adoptée menaçait l’ordre social ».1512

L’image que donne Paul Bew de Parnell dans le livre issu de sa thèse et
dans la biographie qu’il lui a consacré veut clairement rompre avec la légende
dorée.1513 Bew livre quelques détails sur l’influence de sa famille dans sa
formation et sa distanciation relative d’avec sa classe aristocratique d’origine
1514
dont il a gardé le nationalisme.1515 Pour Paul Bew, la force de Parnell était
qu’il était capable d’apparaître conservateur et radical.1516 Il joua un rôle de
« catalyseur »1517 et sût saisir sa chance, en 1879, à un moment clef qui est à
l’origine de « l’immense révolution réalisée par la Ligue Agraire ».1518 Paul Bew
fait en quelque sorte de Charles Stewart Parnell un pantin articulé par les
rapports de classes et les revendications nationales. Ainsi : « c’était l’action du
peuple qui imposa en semblant d’unité sur la direction. »1519 Parnell apparaît

1510
« propriétaires », « hommes ayant du patrimoine, des possessions, des biens … », il s’agit d’une référence
ironique aux « men of no-property » de Wolfe Tone sur lesquels ce dernier voulait fonder sa République libérée
du joug britannique.
1511
“The land war was a conflict between two classes of “men of property” – a thoroughly bourgeois class (the
tenant farmers), and a semi-feudal remnant (the landlords).”, BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 60
1512
“Irish Nationalism became socially opportunist, fighting on organizational, cultural, religious and political
terms set by the upper classes, even where its chosen strategy threatened the social order.”, D. R. O’Connor
Lysaght, The Republic of Ireland: an hypothesis in eight chapters and two intermissions, Cork Mercier Press,
1970, p. 21.
1513
Paul Bew, Land and the National question in Ireland, 1852-1882, op. cit., p. 228.
1514
Paul Bew, C.S. Parnell, Dublin, Gill and Macmillan, 1980, p. 6, p. 13, p. 124 et pp. 144-45. Paul Bew a-t-il
quant à lui dépassé son origine de classe ?
1515
Paul Bew, Land and the National question in Ireland, 1852-1882, op. cit., p. 61, Paul Bew, C.S. Parnell , op.
cit., p. 84.
1516
Paul Bew, Land and the National question in Ireland , op. cit., p. 108.
1517
Ibid., p. 228.
1518
Ibid., p. 73. Il entend par « immense révolution » le fait qu’en quelques mois entre 1880 et 1881, la classe des
landlords passe d’une position solide à celle d’un condamné en sursis (Cf. Bew, C.S. Parnell, op. cit., p. 143) qui
se concrétisera au début du siècle suivant.
1519
“It was the action of the people which imposed a unity of sorts in the leadership.”, Paul Bew, C.S. Parnell,
op. cit., p. 143.

278
ainsi comme conscient d’être au centre du sentiment national tout en ne
pouvant le contrôler.1520
L’universitaire marxiste synthétise son interprétation de classe de la période
d’une façon qui semble puissante et en tout cas originale :

La Ligue agraire était avant tout une alliance de classes de la bourgeoisie rurale, la
moyenne et pauvre paysannerie, et le prolétariat agricole : une des choses les plus
remarquables à propos de la Ligue est la façon avec laquelle ses différentes sections
pressaient dans différentes directions. Les gros et moyens fermiers recherchaient des
réductions de fermage, les petits tenanciers de l’Ouest recherchaient une
redistribution des terres, tandis que les travailleurs du Sud envisageaient au moins
une grève générale pour de meilleurs salaires. Néanmoins, il serait insensé de nier,
en dépit de ces différences, qu’il y avait une unité anti-propriétaire d’ensemble. Bien
qu’acceptant ceci, je n‘accepte pas l’idée de Sam Clark qu’ “il n’y avait pas de
1521
sérieuses divisions de classe à l’intérieur du mouvement”. L’histoire de la Ligue
agraire est dans une très grande mesure l’histoire des relations de ces forces dans
leur contradictoire unité durant une phase vitale de la lutte nationale irlandaise contre
les propriétaires et le gouvernement britannique. Cette analyse aide à expliquer
pourquoi la Ligue agraire aurait dû finalement culminer dans un compromis avec le
1522
gouvernement britannique […]

Cette dernière phrase aide à comprendre les positions modérées de Bew, sa


place dans le camp des historiens « révisionnistes » et sa future « croisade »
pour une réévaluation de la figure de John Redmond. Pour Paul Bew, il ne
pouvait y avoir d’ « unité réelle » entre ceux qui voulaient d’une Irlande
catholique et paysanne et ce « châtelain protestant qui voulait sauver les restes

1520
Ibid.
1521
citons l’épitexte de P. Bew ici : S. Clark, “The Land War in Ireland” (tiré de sa thèse (Ph. D.) d’Harward,
1974), p. 7. Pour une comparaison de ces deux livres issus de thèses universitaires : Cf. Nicholas Canny,
“Review: Fusion and Faction in Modern Ireland. A Review Article”, Comparative Studies in Society and
History, Vol. 26, No. 2. (Apr., 1984), pp. 352-365.
1522
“The Land League was above all a class alliance of the rural bourgeoisie, the middle and poor peasantry, and
the agricultural proletariat : one of the most remarkable things about the League is the way in which its different
sections pushed in different directions. The large and middle farmers were looking for rent reductions, the
smallholders of the West were looking for a land redistribution, while the labourers of the South were
contemplating at least a general strike for better wages. Nevertheless, it would be foolish to deny that despite
these differences there was an overall anti-landlord unity. While accepting this, I do not accept Sam Clark’s view
that ‘there were no serious class divisions within the movement’. The history of the Land League is to a very
large extent the history of the relationship of these forces in their contradictory unity during a vital phase of the
Irish nationalist struggle against landlords and British government. This analysis helps to explain why the Land
League should eventually have culminated in a compromise with the British government, [despite the fact that
(in Connolly’s later words) it brought ‘a political revolution within the grasp of the agitators’.]”, Paul Bew, Land
and the National question in Ireland, op. cit., p. 223. Cf. aussi entre autres : p. 70, p. 102, p. 190.

279
de sa classe des ravages de l’histoire. »1523 Il est remarquable – alors que toute
l’historiographie nationaliste avait encensé le « Roi sans couronne » et que
pour sa variance marxiste Parnell était le symbole d’un mouvement social et
national organisé – que P. Bew mette l’accent sur le « grand défaut » de Parnell
qui a perduré :

L’idéal d’un pays autonome, paisible, pluraliste lui échappa totalement ; plus
1524
important, cela a aussi échappé aux générations suivantes.

Ainsi, Bew donne une explication nouvelle à l’histoire d’amour avec Mme
O’Shea qui a causé sa perte : Parnell avait vu le problème de la division
sectaire de l’île, il s’est défaussé alors qu’il fallait agir. Malgré les excuses que
l’on peut lui trouver, Bew estime qu’il n’était pas l’homme de la situation (“he
was inadequate”).
Il est intéressant de noter que des militants trotskystes des années
quatre-vingt ont un œil très critique sur l’action de Parnell. Ainsi, pour Chris
Bambery, il a aidé Gladstone a « résoudre le problème foncier en divisant la
paysannerie sur des lignes de classes. »1525

b.) la gestion de la crise par la Grande-Bretagne : les Lois Agraires (1870-1909)

De 1870 à 1903 (améliorée en 1909) une série de lois agraires firent


progressivement des tenanciers des petits propriétaires.1526
Pour Connolly, « les Lois Agraires dépossédèrent les landlords et ainsi
achevèrent l’influence économique sur laquelle leur pouvoir politique est

1523
“a Protestant squire who wanted to save the remnants of his class from the ravages of history.”, Paul Bew,
C.S. Parnell, op. cit., p. 144.
1524
“The ideal of an autonomous, peaceful, pluralistic country eluded him totally; more importantly, it has also
eluded later generations.”, ibid., p. 145.
1525
“solved the land problem by splitting the peasantry along class lines”, . Bambery, Ireland’s Permanent
Revolution, op. cit., p. 20. Cf. Peter Hadden, ‘Divide and Rule’, Labour and the partition of Ireland, Dublin,
MIM Publications, a Militant Pamphlet, 1980, p. 15. et p. 18.
1526
La Loi de 1870 protège les tenanciers les plus aisés, qui investissent dans leur terrain. Celle de 1881 accorde
un fermage équitable fixé par les tribunaux. Après celles de 1885, 1887, 1891, la loi Wyndham de 1903 prévoit
le rachat par l’Etat de tous les grands domaines aux landlords. Les tenanciers irlandais sont censés devenir
propriétaires au bout du paiement de 68 annuités foncières à un taux plus faible que les anciens fermages. Cf.
Roy Foster, Modern Ireland, op. cit. & Jean Guiffan, L’Irlande contemporaine de A à Z, op. cit.

280
basé. »1527 Et malgré leurs défauts, elles « détruisirent la servitude de la classe
des tenanciers irlandais, diminuèrent le pouvoir exclusif des questions agricoles
sur les affaires irlandaises, et ouvrirent une voie pour une réorganisation
fondamentale de la vie sociale de la communauté. »1528
En 1914, Lénine se montre, quant à lui, très ironique et beaucoup moins naïf
que Connolly :

A partir de 1868, avec le ministère de Gladstone, ce héros des bourgeois libéraux et


des petits bourgeois libéraux bornés, commence l’époque des réformes en Irlande,
époque qui s’est prolongée le plus heureusement du monde jusqu’à nos jours, c’est-à-
dire pendant près d’un demi-siècle. Oh ! les hommes d’Etat éclairés de la bourgeoisie
1529
libérale savent très bien « se hâter lentement » dans leurs « réformes » !

Il rajoute au sujet du paysan irlandais, qu’il a été une nouvelle fois dupé en
1903 :

mais messieurs les libéraux lui ont imposé le rachat à un prix « équitable » ! Ce sont
des millions et des millions de tribut qu’il paie et qu’il paiera encore durant de longues
années aux grands propriétaires fonciers anglais pour les remercier de l’avoir pillé
1530
pendant plusieurs siècles et de l’avoir réduit à de continuelles famines.

Le rejet des réformes est une constante de la pensée de Lénine. Les vrais
changements sont ceux où une classe dirigeante se substitue à une plus
ancienne. Sans révolution, les classes dominantes gardent leurs places.1531 Les
grands propriétaires dont il parle étaient de toute façon condamnés et c’était les
renforcer et renforcer l’impérialisme anglais que de leur verser des annuités.

Bien différente est la position de Kautsky. Le penseur allemand assimile


le mouvement qui a abouti à la Loi Wyndham à une lutte de classes menée par

1527
J. Connolly, [Socialism in Ireland, 325-331], , in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books
Publications, 1987, p. 329.
1528
“destroyed the slavery of the Irish tenantry, taken from agricultural questions their exclusive power over
Irish affairs, and opened a way for fundamental reorganisation of the social life of the community.”, ibid., p.
330.
1529
Lénine, « Les libéraux anglais et l’Irlande », in Œuvres, tome 20, Paris, Moscou, Editions sociales, Editions
du Progrès, 1959, pp. 152-155, p. 153. [ 1ère publication « Pout Pravda », n°34, 13 mars 1914.]
1530
Ibid, p. 154., repris par le soviétique Kernheizev dans son Irlande Révolutionnaire publié à Moscou en 1923
et [cité in Schüller, ch. 3, §. 12] où il dit que le peuple irlandais a été volé une deuxième foi et en plus à un prix
double de la valeur des terres.
1531
A. Dorpalen, German History in Marxist Perspective, op. cit., p. 26.

281
les tenanciers soutenus par le clergé contre les landlords appuyés par le
gouvernement britannique.1532

Ainsi, la position des fermiers et du clergé a été changée et est maintenant la même
que dans les plus vieux états : c’est-à-dire, ils forment un élément conservateur. Leur
demande pour l’autodétermination n’a pas diminuée avec l’accroissement de leur
pouvoir, mais cela n’est plus exprimé de telles façons désespérées. Ils préfèrent les
moyens parlementaires à ceux de la violence. Ils supportent simplement la violence
1533
du fait de la tradition.

Cette interprétation, qui est une nouvelle fois marquée par l’évolutionnisme de
son auteur fidèle au modèle des pays développés, se veut apaisante et
optimiste. Kautsky constate que le mouvement des tenanciers est « finalement
couronné de succès. »

La grande idée des communistes des années trente est que la lutte
agraire n’est pas terminée. Pour O’Neill, les réformes parlementaires ne l’ont
pas éteinte.1534 L’explication est la suivante : l’habillage juridique n’a rien
changé à la servitude des paysans. Ainsi, le chapitre 5 du livre War for Land in
Ireland de Brian O’Neill s’intitule « Bondlordism replaces landlordism »1535.
O’Neill entend décrire le processus qui a fait que la possession des terres en
Irlande soit passée des propriétaires terriens nobles aux paysans devenus
petits propriétaires. Il désigne du néologisme de « bondlords »1536 ceux à qui
les nouveaux petits propriétaires doivent payer leur « tribut » selon l’expression
de Lénine :

[…] les différentes lois du gouvernement Britannique avaient un double dessein :


premièrement de secourir les landlords ; deuxièmement, par la création d’une
propriété paysanne, de dresser une barrière contre la révolution politique que
menaçait [de faire éclater] la guerre agraire. De cette manière, le rentier remplaçait le

1532
Kautsky, op. cit., (Ch. 4, b, § 2)
1533
“Thus the position of the farmers and clergy has been changed and is now the same as in most of the older
states: that is, they form a conservative element. Their demand for self-determination has not decreased with the
increase of their power, but it is no longer expressed in such desperate ways. They prefer the means of
parliament to those of violence. They only support violence because of tradition.” Ibid., (Ch. 4, b, §. 6.)
1534
B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 97.
1535
Ibid., p. 96-116.
1536
Vraisemblablement bâti d’après landlord « propriétaire [dans ce contexte propriétaire terrier et noble] » et
bondholder « personne qui possède des titres de rente» de bond « obligation, bon ».

282
landlord ; l’exploitation du tenancier à travers le paiement de la rente était transférée à
la section rentière de la classe capitaliste ; et bientôt l’aubaine accordée au landlord
1537
devint le fardeau du fermier.

G. Schüller met aussi en avant « l’effet pacificateur » des lois agraires sur la
1538
paysannerie à travers la transformation des tenanciers en petits fermiers
qui possédant leurs terres.1539
« Ronald », qui écrit en 1917, note également que la paysannerie irlandaise a
été trompée. Il assure ainsi que les catholiques irlandais étaient « entraînés,
formés et drogués jusqu’à croire que quand ils obtiendraient ce qui était appelé
Home Rule tous leurs troubles seraient finis. »1540
Strauss met aussi en avant l’aspect pacificateur des lois agraires. Ainsi,
celle de 1881 eut deux résultats immédiats : « elle empêcha la menaç[ante]
alliance entre les tenanciers d’Ulster et le reste de l’Irlande, et elle amena les
dissensions à l’intérieur de la Ligue agraire à son comble. »1541
De même que G. Schüller voyait des miettes tomber de la table de
l’Angleterre impérialiste1542, « les profits d’empire étaient – aux yeux de
Greaves – [utilisés] pour parfumer et épicer le capitalisme anglais – et
incidemment pour financer la liquidation pacifique des landlords irlandais. »1543
Arrêtons-nous sur les très explicites interprétations de Desmond Greaves sur la

1537
“the British Governement’s various Acts had a dual purpose: first to relieve the landlords; second, by the
creation of a peasant proprietorship to raise a barrier against the political revolution which the land war
threatened. So the bondlord replaced the landlord; the exploitation of the tenant farmer through the payment of
rent was transferred to the bondholding section of the capitalist class; and soon the boon to the landlord became
the burden of the farmer.”, B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 96.; ce fardeau exprimé par
G. Schüller, op. cit., (ch. 3, §. 12)
1538
G. Schüller, (Ch. 2. § 14.), même idée chez T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 358., « arracher un
grand nombre de paysans à l’action révolutionnaire », R. Faligot, James Connolly et le mouvement
révolutionnaire irlandais, op. cit., p. 75-76. L’augmentation des domestiques et travailleurs non qualifiés […]
dénotait « la polarisation des classes qu’avait opéré l’impérialisme britannique tout en assurant le blocage du
développement industriel du pays, à l’exception de l’Ulster. » (Ibid., p. 77-78) ; Serge Van der Straeten,
Philippe Daufouy, « La Contre-Révolution irlandaise », op. cit., p. 2077 parlent d’une « gigantesque escroquerie)
1539
Schüller, op. cit., (ch. 3, §. 11.) Cf. aussi Irish Free State, p. 7. T. A. Jackson ne va pas plus loin que
d’interpréter la loi de Gladstone de 1870 comme « une tentative d’étendre la Coutume d’Ulster au reste de
l’Irlande., “an attempt to extent the Ulster custom to the rest of Ireland.”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op.
cit., p. 303.
1540
“trained, drilled, and drugged into the belief that when they obtained what was called Home Rule all their
troubles would be over.”, Ronald, op. cit., (1917), Ch. ‘Home Rule’, § 1.
1541
“The Land Act of 1881 had two almost instantaneous results in Ireland. It prevented the threatened alliance
between the tenants of Ulster and the rest of Ireland, and it brought the dissensions within the Land league to a
head.”, E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 164.
1542
G. Schüller, op. cit. (ch. 4., §. 15)
1543
“The profits of empire were to perfume and spice British capitalism – and incidentally finance the bloodless
liquidation of the Irish landlords.”, Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 34.

283
période où les conditions n’étaient « pas assez mûres »1544 pour le socialisme
en Angleterre et une Irlande libre :

[…] L’achat des droits des landlords avant l’arrivée de l’indépendance nationale
prévint une solution démocratique de la question de la terre. Cela évacua la garnison
des landlords, mais dans le vide surgirent les intérêts financiers. A la place d’un
1545
domaine provincial, l’Irlande devint une colonie financière.

Desmond Greaves reste ainsi fidèle à la lecture communiste de Brian O’Neill :


« la mainmise de la réaction en Irlande était en train de passer du landlord au
rentier » et conçoit dans sa lecture cyclique une phase ascendante pour le
mouvement ouvrier.1546

Le BICO met l’accent sur le volontarisme de la Grande-Bretagne :


« Vers les années 1860, il était complètement clair que la Grande-Bretagne
était absorbée à faire tout ce qui était nécessaire pour abolir [la] caste [des
landlords]. »1547 Beaucoup de membres du mouvement Home Rule
provenaient, à l’instar de Butt, de Parnell de cette classe. Brendan Clifford en
profite pour dire que « les Irlandais d’origine écossaise n’ont jamais été une
caste dominante. »1548 Nous verrons plus en détail dans le chapitre 6, la
tentative du BICO de légitimer le choix de la communauté protestante d’Ulster
de rejeter le nationalisme catholique pour le rattachement à l’économie
britannique.
L’organisation staliniste et unioniste constate qu’après la Loi de 1903, « la
substance du mouvement national ne sera plus un antagonisme paysan /
landlord. »1549

1544
Ibid., p. 34.
1545
“The buying out of the landlords before the advent of national independence prevented a democratic solution
of the land question. It evacuated the landlord garrison, but into the vacuum stepped financial interests. Instead
of a provincial estate, Ireland became a financial colony.”, ibid. Cf. dans The Irish Crisis, p. 32: “A sustained
agrarian agitation was compelling the Government to sacrifice its economic garrison class, the landlords.”
1546
Greaves, The Life and Times of James Connolly, ibid.
1547
“By the 1860s it was abundantly clear that Britain was intent in doing everything that was necessary to
abolish this caste.”, BICO, The Two Irish Nations: A Reply to Michael Farrell, Belfast, BICO, 1975 (1ère éd. de
la 1ère partie : Oct. 1971, de la 2nd partie: avril 1973), p. 13.
1548
“The Scotch-Irish were never an Ascendancy caste.”, ibid.
1549
“After the land agreement, the substance of the national movement would no longer be a peasant/landlord
antagonism.”, BICO, The Home Rule Crisis, 1912-1914, Belfast, BICO, mars 1972 (1ère éd. avril 1971, p. 42.

284
Les Lois Agraires sont qualifiées par Jean-Pierre Carasso de « cadeau
empoisonné » car accordé sous fond de crise agricole. Cette crise a « détruit
une fois pour toutes les bases paysannes de l’agriculture dans les pays anglo-
saxons », qui, selon Carasso reprenant Bordiga, fit rentrer le monde agricole
dans « l’économie agraro-industrielle ». Il affirme ainsi que « la victoire de la
Ligue Terrienne fut une victoire vide. »1550
Dans la même logique, Philippe Daufouy et Serge Van der Straeten, estiment
ainsi que la révolution agraire « se trouva donc réalisée négativement par le
capital, en l’occurrence l’Etat britannique ».1551 Ainsi, l’Irlande ne pouvait plus
servir de levier pour la Révolution en Grande-Bretagne.1552 Pire : « [le] retard
[de la révolution agraire] la rendit totalement inopérante : le capitalisme avait
été introduit de l’extérieur car, la rente filant en Angleterre, il n’y avait jamais eu
d’accumulation primitive. »


Nous avons vu dans ce chapitre les approches marxistes du thème
historiographique de l’Union. Nous y avons découvert à la fois le traitement de
ses causes et conséquences, du drame de la Famine et de l’affirmation du
nationalisme catholique qu’il soit constitutionnel ou insurrectionnel.1553 L’Union
est le thème premier, fondateur auquel ont été confrontés les marxistes.
L’écriture marxiste est généralement suiviste. Ses problématiques se
rapprochent de celles du nationalisme irlandais puisque ce dernier entend se
départir de la domination britannique. Mais nos scripteurs marxistes ont pu se

1550
J.-P. Carasso, La Rumeur Irlandaise, Paris, Champ Libre, 1970, pp. 60-61.
1551
Serge Van der Straeten, Philippe Daufouy, « La Contre-Révolution irlandaise », p. 2077. Pour les auteurs
capital = Etat parce que « l’Angleterre entrait dans la phase de domination réelle du capital »(ibid., p. 2074),
c’est-à-dire pour eux le contraire de la domination formelle où l’Etat est distant de la bourgeoisie.
1552
Cf. « L’Irlande y perdit beaucoup de l’importance que Marx lui avait attribuée pour le mouvement ouvrier. »,
ibid., p. 2073.
1553
Les dernières années de l’Union pour le Sud de l’Irlande seront traitées plus spécifiquement pour expliquer
l’indépendance (ch. 5). De même l’historiographie marxiste du Nord-Est de l’Ulster durant l’Union de l’Irlande à
la couronne sera traité au chapitre 6.

285
montrer également créateur. Connolly, par exemple, avance une thèse bien
hardie pour l’époque sur le Parlement de Grattan. Raymond Crotty a livré une
interprétation économique de la Famine en focalisant son attention sur les
bouleversements des décades précédant le désastre qui a ouvert une brèche
dans le champ historiographique de la question.
Après le thème central de l’Union, nous allons accompagner les
marxistes qui se sont aventurés plus loin dans le temps et nous allons remonter
avec eux l’histoire irlandaise des clans à la tentative indépendantiste des
Irlandais Unis. Cela permettra particulièrement de voir l’utilisation qu’ils font du
concept de « mode de production ».

286
Chapitre 4 :

modes de production
et lutte de classes en Verte Érin
des clans gaëls aux Irlandais Unis

Moteur de la théorie marxiste, le concept de « mode de production » a


été forgé à mesure que se dessinait la problématique du matérialisme
historique.1554 Rappelons que le fait historique élémentaire, selon Marx et
Engels, est que les hommes produisent leurs moyens d’existence. Ils travaillent,
produisent et entrent ainsi en relation les uns avec les autres. Leur
développement économique est celui des « forces productives » qu’ils ont
créées par leurs activités et qui elles-mêmes transforment leurs « rapports

1554
Marc Abeles, « Mode de production », in G. Labica, G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, PUF,
coll « Quadrige », 1999 ( 1ère éd. 1982), pp. 744-749., p. 744.

287
sociaux de production ». Le « mode de production » désigne la phase
d’équilibre entre les forces productives et les rapports sociaux.1555 Le tableau
des différents stades qui se seraient succédés dans l’histoire des hommes peint
1556
dans L’Idéologie allemande est resté célèbre : tribu, stade antique, période
1557
féodale, ère bourgeoise. Ce sont, pour Marx et Engels, « les différents
stades de développement de la division du travail [qui] représentent autant de
formes différentes de la propriété […] ».1558 L’histoire est ainsi divisée en
formations socio-économiques. La transition d’un mode de production à un
autre s’effectue par la lutte des classes. La classe portant les nouvelles forces
productives supplante l’ancienne classe dominante qui était la garante des
rapports sociaux nés de la transition précédente. La vision de l’histoire de Marx
et Engels est donc évolutionniste et linéaire. A travers le concept de « mode de
production », Marx marque sa volonté d’inscrire sa réflexion dans le réel, par
opposition aux idéalistes. Staline, dans le chapitre « Matérialisme dialectique et
matérialisme historique » de l’Histoire du Parti Communiste (bolchévik) de
l’URSS qu’il a signé, fera, du fait des intérêts géopolitiques de son régime, du
marxisme une théorie générale des modes de production.
Dans ce chapitre, nous verrons comment les scripteurs marxistes ont
conçu les différents modes de production qui ont rythmés l’histoire irlandaise.
Nous évoquerons le « communisme primitif », le féodalisme, la conquête, les
débuts du capitalisme jusqu’à la période qui a fait écho en Irlande à la
Révolution française, la révolution bourgeoise par excellence.

1555
Pour une explication plus complète voir aussi les entrées « matérialisme historique », « forces productives »,
« force de travail », « moyen de travail », « rapports de production », « rapports sociaux » in G. Labica, G.
Bensussan, op. cit. Voir par ailleurs l’extrait de la Préface de 1859 [Cf. Annexes]
1556
achevé en 1846 mais publié pour la première fois en 1932.
1557
K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, « Première Partie : Feuerbach », Paris, Éditions Sociales, 1974,
[écrit entre 1845 et 1846, 1ère éd. 1932], pp. 45-49. Avec au surplus le « mode de production asiatique », thème
développé à partir de 1853. Dans l’Anti-Dühring (1878), Engels reformulait ces thèmes ainsi : « La conception
matérialiste de l’histoire part de la thèse que la production, et après la production, l’échange de ses produits,
constitue le fondement de tout régime social […] En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hommes, dans
leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de
production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les
bouleversements politiques […] » cité in Marta Harnecker, Les concepts élémentaires du matérialisme
historique, Bruxelles, Contradictions, 1974, p. 122.
1558
K. Marx, F. Engels, op. cit., p. 45.

288
I. « Communisme primitif » et féodalisme

La seconde forme de propriété que Karl Marx et Friedrich Engels


percevaient dans l’histoire de l’humanité, celle de « la propriété communale et
propriété d’État qu’on rencontre dans l’antiquité »1559 ne trouve pas son pendant
dans l’évolution historique de l’île. Quelques historiens marxistes de l’Irlande se
sont en revanche aventurés à rendre compte d’un certain « communisme
primitif » et des structures féodales.

1. L’utilisation du thème historiographique de « communisme primitif »

Les historiens de la République Démocratique Allemande font débuter


leur histoire nationale à la période féodale.1560 James Connolly, étant loin de
disposer de l’appui d’un appareil d’État, n’évoque la période des clans
gaéliques qu’en négatif. Il ne parle du « communisme primitif » appelé aussi
parfois « communauté primitive »1561 que comme un Age d’Or précédant la
conquête. Sans James Connolly ce thème n’existerait probablement pas dans
l’historiographie marxiste de l’Irlande.
Nous avons déjà évoqué le fait que Connolly inscrivait son travail Labour in Irish
Connolly history dans ce qu’on appelait le « renouveau gaélique.»1562 On se souvient de
et les
conceptions l’importance qu’il accorde à l’historienne nationaliste Alice Stopford Green et à
de son temps
son ouvrage The Making of Ireland and its Undoing.1563 Connolly écrivait dans
un contexte où s’affirmait en Irlande une idéologie nationaliste aspirant à une
séparation plus ou moins tranchée d’avec les intérêts britanniques.
Les travaux d’Ernest Gellner servent à éclairer cette phase de constitution
d’une culture et d’une identité nationale :
1559
K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, op. cit., p. 45.
1560
Cf. le chapitre 2 : “The middle-Ages. The Age of the Feudal System”, in Andreas Dorpalen, German History
in Marxist Perspective, The East German Approach, Londres, I.B. Tauris & Co. Ltd, 1985, pp. 63-98.
1561
Guy Caire, « Communauté primitive », in G. Labica, G. Bensussan, op. cit., pp. 199-200.
1562
James Connolly, Labour in Irish History, in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications,
1987, pp. 17-184, p. 22.
1563
Ibid., p. 17.

289
En général, l’idéologie nationaliste est imprégnée de raisonnements erronés. Ses
mythes inversent la réalité : elle prétend défendre la culture populaire alors qu’en fait
elle forge une haute culture ; elle prétend protéger une société populaire ancienne
1564
alors qu’elle contribue à construire une société de masse anonyme.

Pour Gellner, le nationalisme s’affirme au moment où l’exige l’industrialisation


de la société.1565 Il est l’élément cohésif – de part, l’unification linguistique, la
maîtrise de l’écriture et l’apprentissage technique en général – permettant à la
société de disposer d’individus1566 pouvant occuper des fonctions de plus en
plus spécialisées.1567 Or l’appropriation du passé, la maîtrise de l’histoire de son
peuple, le récit d’une histoire nationale qui fait sens par le truchement de
mythes plus ou moins inventés, sert à fabriquer l’identité nationale.
Mais James Connolly se branche sur une autre vision du monde : la tradition
marxiste. Nous avons déjà défini ce que Marx et Engels entendent par le
concept de « mode de production ». Voyons maintenant l’image qu’Engels nous
donne des clans gaéliques dans L’origine de la famille, de la propriété privée et
de l’état (1884). Notons qu’outre ses premières notes constituées pour la
rédaction de son Histoire de l’Irlande jamais achevée, Friedrich Engels utilise
1568
avant tout des vieux livres de droit et les sentiments que lui ont laissés, lors
de ces voyages, ses contacts avec la population irlandaise.1569 Il en conclut que
la gens, le clan :

vit encore de nos jours, du moins instinctivement, dans la conscience populaire, après
1570
avoir été violemment détruite par les Anglais […]

1564
E. Gellner, Nations et nationalismes, op. cit., p. 177.
1565
Ibid., p. 56.
1566
Gellner insiste sur cette individualisation dans ce liant qu’est le nationalisme : « L’exosocialisation, la
production et la reproduction d’hommes hors de l’unité locale intime, est, aujourd’hui, la norme et il doit en être
ainsi. L’impératif d’exosocialisation est le fil directeur auquel l’Etat et la culture doivent , aujourd’hui, être
attachés. Alors que, dans le passé, leur lien était ténu, fortuit, divers, lâche et souvent réduit au minimum, il est,
aujourd’hui, inévitable. Voilà le cœur du nationalisme et voilà pourquoi nous vivons à l’époque du
nationalisme. », ibid., p. 61.
1567
Par ex. : ibid., p. 200.
1568
Notamment une édition des anciennes lois galloises : Ancient laws and institutes of Wales, tome I, s. I., 1841.
1569
« Chapitre 7 : La Gens chez les celtes et les germains », in L’origine de la famille, de la propriété privée et
de l’état (1884), http://www.marxists.org
1570
Ibid.

290
Dans une note de la quatrième édition, il va jusqu’à affirmer que les
persistances sont telles que le propriétaire foncier tient, en quelque sorte, le
rôle de chef de clan et que les solidarités au sein du village sont les avatars de
ces traditions claniques. Anachronisme vivant, ne pouvant comprendre « la
notion de la propriété bourgeoise moderne », l’Irlandais d’Engels subit de plein
fouet les contradictions entre ses séculaires rapports sociaux et le capitalisme
moderne. Ces contradictions s’expriment a fortiori quand cet Irlandais doit
s’expatrier.1571
Malgré le fait qu’il ne le cite pas, nous pouvons sérieusement
envisager que Connolly a lu les lignes d’Engels, puisque L’origine – qui
s’appuie en partie sur les notes de lecture d’ouvrages d’ethnologie prises par
Marx de 1880 à 1882 – émet des thèses conçues « à la lumière des recherches
de L. H. Morgan. »1572 Marx et Engels se sont enthousiasmés pour le travail de
Lewis Henry Morgan car ils voyaient en lui un soutien de poids pour leur vision
matérialiste de l’histoire.1573 Maurice Bloch nous apprend que « les vues
exprimées par Engels allaient connaître un extraordinaire retentissement chez
les marxistes.»1574 C’est de toute évidence le cas pour Connolly puisqu’il ne
cache pas son enthousiasme pour le « travail monumental » de Lewis Morgan.
Le révolutionnaire irlandais, convaincu du fait que Morgan dans Ancient Society
a donné la clef pour étudier la civilisation autochtone américaine, affirme que
« la même clef va encore ouvrir les portes qui gardent les secrets de notre
civilisation celtique indigène […]. »1575

1571
« On comprend les plaintes des économistes et des juristes sur l'impossibilité d'inculquer au paysan irlandais
la notion de la propriété bourgeoise moderne; une propriété qui n'a que droits, mais aucun devoir, voilà ce que
l'Irlandais ne peut absolument pas se mettre dans la tête. Mais on comprend aussi comment des Irlandais,
brusquement transplantés avec leurs naïves idées gentilices dans les grandes villes anglaises ou américaines, au
milieu d'une population dont les conceptions morales et juridiques sont tout autres, ne savent plus du tout à quoi
s'en tenir sur la morale et le droit, perdent le nord, et souvent tombèrent en masse dans la démoralisation. », ibid.
1572
Maurice Bloch, « Marxisme et anthropologie », in Pierre Bonte, Michel Izard [et al.], Dictionnaire de
l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004 (3ème éd., 1ère éd. 1991), pp. 449-453, p.
450. L’ouvrage de Morgan a , selon Maurice Bloch, produit « une profonde impression » sur Marx.
1573
W. H. Shaw, “Marx and Morgan”, History and Theory, vol. 23, N° 2. (mai 1984), pp. 215-228, p. 216. Ils
sont particulièrement séduits par son évolutionnisme malgré qu’il soit « diffus et vague » (ibid., p. 217)
1574
Ibid., p. 451.
1575
“The same key will yet unlock the doors which guard the secrets of our native Celtic civilisation, and make
them possible of fuller comprehension for the multitude.”, James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p.
24. Il cite également l’importance pour lui de “Letourneau, Lewis Morgan, Sir Henry Maine “ in Connolly,
Selected Political Writings, Londres, Jonathan Cape,1973, (édité et introduit par Owen Dudley Edwards et
Bernard Ransom), [382 p.] [Erin’s hope … the End and the means, pp. 166-191, p. 173 (1ère éd. 1897). Marx
avait également lu Maine.

291
l’Age d’Or Connolly conclut de ses lectures des pionniers de l’anthropologie que « la
selon
James propriété commune de la terre formait la base de la société primitive dans
Connolly
presque tous les pays. »1576 Or un des piliers de la pensée de Connolly est que
le système des clans irlandais soit « fondé sur une propriété commune et une
organisation sociale démocratique »1577 et s’oppose en cela entièrement au
système importé par les conquêtes anglo-normandes puis britanniques. Il
estime que cette forme de communauté primitive a survécu plus longtemps et
avec plus de rayonnement en Irlande que partout ailleurs en Europe.1578 Le
révolutionnaire irlandais fait ainsi remonter les dissensions que connaît son
Irlande contemporaine au fait que les Irlandais, ayant connu un certain Age d’Or
démocratique, n’ont jamais assimilé le féodalisme et le capitalisme imposés
dans le sang :

la question irlandaise a en fait une source beaucoup plus profonde qu’une simple
différence d’opinion sur les formes de gouvernement. Sa vraie origine et sa
signification profonde résident dans le fait que les deux nations opposées soutenaient
des idées fondamentalement différentes sur la question vitale de la propriété de la
1579
terre .

Cette différence lui semble être « le pivot sur lequel sont centrées toutes les
luttes et rebellions dont l’histoire a été tellement prolifique.»1580 D’après cette
distinction, la civilisation anglaise est avant tout « individualiste » et a apporté
aux temps des premières conquêtes l’« ordre socio-politique du féodalisme
capitaliste [sic] » qui équivaut au « despotisme politique des propriétaires, et
l’esclavage politique et social des véritables producteurs. »1581 Ce qui a

1576
“the common ownership of land formed the basis of primitive society in almost every country.”, James
Connolly, Selected Political Writings, op. cit., Connolly s’appuyant sur les “sociologues” mentionnés dans la
note précédente.
1577
“founded upon common property and a democratic social organisation”, James Connolly, Labour in Irish
History, op. cit., p. 82.
1578
C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 82. Greaves se base sur un article de
Connolly “Ireland for the Irish”, publié en trois fois dans le Labour Leader en octobre 1896. Pour son biographe,
il s’agit du premier essai politique majeur de Connolly.
1579
“The Irish question has in fact a much deeper source than a mere difference of opinion on forms of
Government. Its real origin and inner meaning lay in the circumstance that the two nations held fundamentally
different ideas on the vital question of property in land.” [Erin’s Hope, pp. 172-173]
1580
“the pivot around which centred all the struggles and rebellions of which that history has been so prolific.”
James Connolly, Selected Political Writings, op. cit., p. 174:
1581
“the politico-social order of capitalist feudalism founded upon the political despotism of the proprietors, and
the political and the social slavery of the actual producers.”, J. Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 82.

292
probablement séduit particulièrement Connolly est l’envolée finale de L. H.
Morgan, par ailleurs entièrement citée par Engels dans L’origine de la famille,
de la propriété privée et de l’état (1884). L. H. Morgan y prônait pour le futur un
« renouveau » de l’organisation sociale primitive en faisant appelle à
l’intelligence de hommes :

Démocratie de gouvernement, fraternité au niveau de la société, égalité dans les


droits et les privilèges, et éducation universelle, annoncent le futur niveau plus élevé
de la société … Ce sera un renouveau, dans une forme plus étendue, de la liberté, de
1582
l’égalité et de la fraternité des anciennes gentes.

On comprend ainsi pourquoi, plus encore que Marx et Engels,1583 Connolly


s’est enflammé pour le texte de Lewis Morgan : l’appel à la réactualisation de la
société primitive du chercheur américain a été prise à la lettre par le
révolutionnaire irlandais. Le projet d’instauration d’un nouveau communisme
permettait, dans l’esprit de Connolly, de rayer d’un trait la conquête britannique
et son histoire douloureuse en même temps que de réaliser sa société idéale.
Outre le livre d’Alice Stopford Green qui est une critique radicale contre la
présence britannique, James Connolly a pu lire les lignes de P. W. Joyce
(1827-1914) qui, bien qu’il décelait dans ses sources quelques éléments de
propriété privée, écrit dans A Social History of Ancient Ireland (1903) :

Il apparaîtrait qu’originellement – dans les temps préhistoriques – la terre était


entièrement propriété commune, et le chef et le peuple étaient prédisposés à être
1584
appelés à renoncer à leurs portions pour une nouvelle distribution.

L’idée d’un « Age d’Or » d’avant les conquêtes était commune chez les
indépendantistes. Nous savons par exemple que le républicain socialiste

1582
“Democracy in government, brotherhood in society, equality in rights and privileges, and universal
education, foreshadow the next higher plane of society. . . . It will be a revival, in a higher form, of the liberty,
equality and fraternity of the ancient gentes.”, Lewis Morgan cité in W. H. Shaw, “Marx and Morgan”, op. cit.,
p. 222.
1583
Ces derniers voyaient bien que Morgan ne partageait pas leur vision de l’histoire rythmée par l’expansion
des forces productives et de la lutte des classes. Marx qualifiait Morgan dans ses propres notes de « Républicain
Yankee ».
1584
“It would appear that originally – in prehistoric times – the land was all common property, and chief and
people were liable to be called on to give up their portions for a new distribution.”, cité in Helga Woggon,
Integrativer Sozialismus und nationale Befreiung, Politik and Wirkungsgeschichte James Connollys in Irland,
Göttingen / Zürich, Vandenhoeck & Ruprecht, 1990, p. 76.

293
irlandais Liam Mellows a évoqué dans un discours de 1918 l’idée de « clan
communiste » pour faire un bref bilan de l’évolution de la société.1585
Dans The Re-conquest of Ireland, Connolly verse dans une vision
idyllique. Il s’attache à peindre une « image », selon ses propres termes,
distincte de celles de la conquête et de la « reconquête.» Cette image d’Epinal
vante l’ancien système pour les libertés qu’il procurait, les « idéaux de justice »
dont il était porteur et les solidarités familiales sur lesquelles il reposait et qui a
perduré à travers les siècles portant haut « le génie de la race irlandaise.»1586
Ce mythe d’un certain « ordre juste » est repris par « Ronald » en 1917. Ce
dernier décrit, par exemple, sans plus de détail « le chef du clan [comme étant]
le père de son peuple. »1587 Pour certains militants contemporains encore, la
conquête anglo-normande du XII e siècle fut fatale à « la forme de communisme
primitif »1588 qui prévalait en Irlande.

Les historiens communistes vont se démarquer dans les années


soixante de la description connollienne. Avec bienveillance cependant. La façon
discuter
les thèses dont James Connolly a traité le sujet devient objet d’histoire.
de
Connolly Desmond Greaves souligne avec raison que le but de Connolly était avant tout
politique. « Son attaque principale était dirigée contre le gouvernement
britannique, sa principale critique contre les factions revendiquant le Home Rule
que son intention était d’isoler. »1589
Un simple retour en arrière sur le texte de Connolly permet de voir, en effet, que
pour le révolutionnaire marxiste, ce thème historiographique pouvait aider à se
démarquer ou se rapprocher de certaines forces politiques. Dans Erin’s Hope, il
1585
C. D. Greaves, Liam Mellows …, op. cit., p. 155.
1586
Passage entier : “a picture of a country in which the people of the island were owners of the land upon which
they lived, masters of their own lives and liberties, freely electing their rulers, and shaping their castes and
conventions to permit of the closest approximation to their ideals of justice as between man and man. It is a
picture of a system of society in which all were knit together as in a family, in which all were members having
their definite place, and in which the highest could not infringe upon the rights of the lowest – those rights being
as firmly fixed and assured as the powers of the highest, and fixed and assured by the same legal code and social
convention. It is a system evolved through centuries of development out of the genius of the Irish race,
safeguarded by the swords of Irishmen, and treasured in the domestic affections of Irish women.”, James
Connolly, The Re-conquest of Ireland, in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987,
pp. 185-280, p. 188
1587
“The chief of the clan was the father of his people.”, Ronald, “General”, §. 9.
1588
Peter Hadden, ‘Divide and Rule’, Labour and the partition of Ireland, Dublin, MIM Publications, a Militant
Pamphlet, 1980, p. 1.
1589
“his main attack was directed against the British Government, his main criticism against the Home Rule
Factions whom it was his intention to isolate.”, C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, Londres,
Lawrence & Wishart, 1986 (4ème édition, 1ère éd. 1961), p. 82.

294
évoque une figure imaginaire : « l’étudiant d’histoire compatissant », plus
vraisemblablement un clin d’œil à quelque lecteur socialiste en herbe qu’un
autoportrait. Selon Connolly, cet « étudiant » :

ne sera pas indisposé de rejoindre l’ardant patriote irlandais dans ses généreuses
expressions d’admiration pour la sagacité de ses ancêtres celtiques, qui préfiguraient
dans l’organisation démocratique du clan irlandais l’organisation la plus parfaite de la
1590
société libre du future.

Il est difficile de ne pas voir à travers cette phrase une main tendue vers ceux
que l’on appelle les « nationalistes avancés » dont Pearse est le principal
animateur. On en conclut alors qu’une certaine vision commune du passé
gaélique de l’Irlande n’est pas le moindre des atomes crochus préfigurant 1916.
Mais retournons à Greaves et aux années 1960. Le rédacteur en chef de l’Irish
Democrat défend les interprétations de Connolly contre les accusations de
romantisme. Il avance l’argument d’autorité par excellence : « ce sont les archi-
matérialistes Marx et Engels qui […] ont découvert [que le « féodalisme anglo-
normand » a détruit « la dernière société fondée sur le communisme primitif en
Europe de l’Ouest »] »1591 C. D. Greaves interprète l’accent que Connolly a mis
sur le passé Gaélique comme étant « un moyen de renforcer les consciences
démocratiques. L’ordre ancien n’était pas à rétablir mais à s’accomplir dans le
socialisme.»1592 Il estime que Connolly a raison de placer la question de la
propriété en avant car « en Irlande, un gouvernement étranger signifiait un
système de propriété étranger. »1593
Greaves rajoute une patine de compliments, à ce sujet, dans son Theobald
Wolfe Tone and the Irish Nation qui laisse assez perplexe :« c’est un de ses

1590
Citation originale et non tronquée : “But the sympathetic student of history, who believes in the possibility of
a people by political intuition anticipating the lessons afterwards revealed to them in the sad school of
experience, will not be indisposed to join with the ardent Irish patriot in his lavish expressions of admiration for
the sagacity of his Celtic forefathers, who foreshadowed in the democratic organisation of the Irish clan the more
perfect organization of the free society of the future.”, James Connolly, Selected Political Writings, op. cit., p.
173-174
1591
“Connolly has been accused of romanticism because he made his starting point the fact that Anglo-Norman
feudalism found and destroyed in Ireland the last surviving primitive communist society in western Europe. Yet
this is precisely what the arch-materialists Marx and Engels discovered.”, C. D. Greaves, The Life and Times of
James Connolly, op. cit., p.241.
1592
“a means of strengthening democratic consciousness. The old order was not to be re-established but
consummated in socialism.”, ibid., p. 241.
1593
“In Ireland, foreign rule meant a foreign property system.”, ibid.

295
droits les plus forts à la réputation de génie que le fait que James Connolly ait
saisi l’importance de l’ancien système social irlandais pour la classe ouvrière
contemporaine. »1594
L’historien soviétique Kolpakov, quant à lui, ne nie pas une « certaine
idéalisation » et une « surestimation du soi-disant “Age d’Or” gaélique » mais
cette image est, à ses yeux, plus proche de la réalité que le « “mythe
aristocratique” créé par des historiens nationalistes bourgeois »1595
1596
Le communiste Jackson évoque les divisions qui se créaient accentuées
1597
par l’établissement de l’Eglise catholique et les invasions danoises tandis
que D. R. O’Connor Lysaght s’oppose à cette image connollienne de
« communisme primitif » en Irlande bien qu’il la renvoie dos à dos avec la
« réaction » née de la « désillusion post-traité » qui met l’accent sur
l’aristocratie et les divisions de classe de la basse période chrétienne de
l’Irlande. »1598 Il tient à rectifier avec raison que l’Irlande de cette période était
« hiérarchique et esclavagiste. »

Les marxistes n’ont pas simplement écrit sur les périodes reculées en

les réponse à Connolly. Thomas Alfred Jackson octroie ainsi quelques pages
communistes intéressantes sur la société gaélique.1599 Il y dépeint une « économie
et le
« peuple » “naturelle” de production pour consommation immédiate.»1600 Contrairement à
gaélique
Connolly, il ne donne pas l’image d’un ordre figé. Quoique la société gaélique
n’atteindra jamais l’unité d’un état territorial,1601 il estime que « le Fine donne un
bel exemple d’une étape de transition historiquement conditionnée entre

1594
“It is one of his strongest titles to the name of genius that James Connolly grasped the importance of the old
Irish social system for the modern working class.”, C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation,
Connolly Publications Ltd., 1989 (1ère éd. 1963), p. 9.
1595
A. D. Kolpakov, « Soviet Historian on Connolly » in James Connolly, Collected Works I, op. cit. pp. 508-
511, p. 511. T. N. Brown affirme que lors de la lutte agraire la mémoire d’un Age d’Or collectiviste n’a pas
motivé les tenanciers mais les « peurs héritées du passé mélangées avec les espoirs en des jours meilleurs ». cité
in Bew, Land and the National question in Ireland, 1852-1882, Dublin, Gill and Macmillan, 1978, p. 21.
1596
Thomas Alfred Jackson, Ireland Her Own, An Outline History of the Irish Struggle, Londres, Lawrence &
Wishart, 1971 (1ère éd. Londres, Corbett Press, 1947), p. 31.
1597
T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 32.
1598
“Later with post-treaty disillusion, a reaction set in and it became customary to emphasize the aristocracy
and class divisions of Ireland’s early Christian period.”, D. R. O’Connor Lysaght, The Republic of Ireland: an
hypothesis in eight chapters and two intermissions, Cork Mercier Press, 1970, p. 10.
1599
T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., pp. 24-33.
1600
“natural” economy-production for immediate consumption”, ibid., p. 25.
1601
Ibid., p. 28.

296
propriété et responsabilité collectives et “privées”.»1602 Jackson prend
clairement pour modèle aussi ici les réflexions d’Engels dans L’Origine de la
famille, de la propriété privée et de l’État. Pour ce dernier, l’État serait né de
l’effondrement des structures de la société primitive démocratique originaire et
de la division en classe que cet effondrement a créé.1603 Mais selon la lecture
marxiste, l’État a été apporté comme la division des classes par la conquête.
Jackson soutient pourtant qu’une conscience communautaire pan-irlandaise
existait.1604 Greaves met également l’accent sur les qualités de la société
gaélique (démocratie, solidarité, liberté) mais aussi sur sa “faiblesse fatale”
résidant dans sa limitation territoriale. Les différents groupes n’étaient pas unis
pour défaire l’envahisseur. « En somme, bien qu’ils étaient un peuple, ils
n’étaient pas encore une nation »1605 dit Greaves qui s’efforcera de montrer
qu’elle en est une à la fin du XVIII e siècle et même plus tôt.
Raymond Crotty retient du système gaélique « l’accent qu’il met dans la survie
et le bien-être d’une société dans l’ensemble »1606 et qu’il devra subir l’attaque
de l’individualisme. Par ailleurs, il considère que le système ne facilite pas le
progrès économique et technique dans l’agriculture.1607 Pour Lysaght, enfin, si
la société gaélique ne semblait pas faite pour les monarques, c’est qu’elle
jouissait d’« un système de loi non-autocratique qui constituait un défi juridique
à la théorie romaine. »1608

Connolly surtout, mais aussi Greaves et Crotty semblent expliquer la


période antérieure à la conquête avec certaines de leurs valeurs. Il est
indéniable tout de même que la coexistence entre le droit féodal importé et le
système gaël ne s’est passée sans heurts et que « le nouveau mode

1602
En jouant sur les mots : “Thus the Fine gives a fine example of an historically conditioned transition stage
between collective and “private” property and responsibility.”, ibid., p. 27.
1603
Leszek Kolakowski, Histoire du marxisme, tome I, Les fondateurs Marx, Engels et leurs prédécesseurs,
Paris, Fayard, 1987 (1ère éd. 1976), p. 517.
1604
“[…] an All-Ireland community-consciousness existed […]”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 30.
1605
“In sum though a people, they were not yet a nation.”, C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish
Nation, op. cit., p. 11. Cf. sur le manque d’unité comme cause de l’impossibilité de repousser la conquête, voir
M. Hechter, Internal Colonialism, pp. 52-53. Cf. aussi : Peter Hadden, Troubled times, The National Question in
Ireland, Dublin, Herald Books, 1995, p. 16.
1606
“the emphasis it lays in the survival and well-being of a society as a whole.” R. Crotty, Irish Agricultural
production, its volume and structure, Cork, Cork University Press, 1966, p. 1.
1607
Ibid.
1608
“system of non-autocratic law that constituted a juridical challenge to the Roman theory.”, D. R. O’Connor
Lysaght, The Republic of Ireland, op. cit., p. 9.

297
d’appropriation anglo-normand engendra un puissant sentiment de
frustration. »1609 Pour la période contemporaine, le plus saisissant est de noter
le pouvoir d’attraction de l’identité celtique même si les historiens admettent
aujourd’hui que « l’Irlande Celtique » n’a jamais existé.1610

Voyons maintenant les interprétations marxistes de la conquête et du


féodalisme.

2. la colonisation, la survivance des clans et le féodalisme :

Dans son Histoire de l’Irlande inachevée, Engels souligne que l’île et ses
premiers habitants furent victimes d’une géographie peu favorable :

déterminismes
géographiques Un pays dont les gisements ont été balayés, et qui jouxte un pays plus grand et riche
en charbon, était, pour ainsi dire, condamné à longue échéance par une décision de
la nature au rôle de réserve agricole en face du futur pays industriel. Ce jugement
1611
prononcé il y a des millions d’années n’a été exécuté qu’à ce siècle.

Cette idée de déterminisme naturel géographique est juste. On en attend pas


moins d’un marxiste. Elle est reprise par D. R. O’Connor Lysaght. De plus,
quand ce dernier dit que « la géographie de l’Irlande fut l’opportunité de la
Grande-Bretagne »1612, il ne fait rien de moins que réécrire et renverser une
phrase célèbre du nationalisme irlandais : « la difficulté de la Grande-Bretagne,
est l’opportunité de l’Irlande. »1613 Le militant trotskyste affirme en outre que
« vers 1150, rois et clergé étaient unis dans leur désir pour le féodalisme »1614,
c’est-à-dire que le féodalisme répondait à une demande intérieure à laquelle

1609
Pierre Joannon, Histoire de l’Irlande et des irlandais, Paris, Perrin, 2006, p. 18.
1610
Richard English, Irish Freedom, The History of Nationalism in Ireland, Londres, Macmillan, 2006, p. 27. R.
English s’appuie sur les travaux de : B. Cunliffe, The Celts, Oxford: Oxford University Press, 2003; S. James,
Atlantic Celts: Ancient People or Modern Invention ?, Londres, British Museum Press, 1999.; A.T.Q. Stewart,
The Shape of Irish History, Belfast, Blackstaff Press, 2001, pp. 41-4.
1611
Cité in J.-P. Carasso, La rumeur irlandaise, op. cit., p. 210 (traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre).
1612
“Ireland’s geography was Britain’s opportunity.” D. R. O’Connor Lysaght, op. cit., p. 9.
1613
“Britain difficulty is Ireland opportunity”
1614
”By 1150, kings and clergy were united in their desire for feudalism”, ibid., p. 10.

298
seule une conquête pouvait répondre. Ce fut à tort que les rois gaëls firent ces
calculs car le nouveau système fut imposé sans ménagement.1615

Les invasions normandes ont débuté en 1169. Les conséquences pour


l’île sont jugées néfastes par les marxistes. Engels affirme que l’Irlande depuis
conquête
et le XII e siècle a été « retardée dans son économie.»1616 Marx estime quant à lui,
production
que « l’Angleterre a subvertie les conditions de la société irlandaise »1617
Dans L’Idéologie allemande, Marx et Engels s’opposent à l’idée, courante en
leur temps, que « la violence […] la guerre, [le ] pillage, [le] brigandage [soit] la
force motrice de l’histoire.»1618 Selon cette lecture qu’ils dénoncent, l’histoire se
limite à une série de « prises de possession. »1619 Ils entendent ramener la
question de la conquête à la production du conquérant et à la production du
pays conquis car « en dernier ressort, la prise de possession prend rapidement
fin en tous lieux et, lorsqu’il n’y a plus rien à prendre, il faut bien se mettre à
produire. »1620 Ils considèrent que la conquête finie, « la forme de communauté
[adoptée par les conquérants] doit se transformer en fonction des forces
productives » qui prévalaient déjà sur les terres conquises. Les conquérants
doivent alors adopter ou modifier les forces productives présentes.
L’ Introduction à la critique de l’économie politique fournit aussi quelques lignes
générales sur la conquête qui eurent en plus le mérite d’être accessibles pour
Connolly, contrairement à l’ Idéologie allemande :

Dans toutes les conquêtes, il y a trois possibilités. Le peuple conquérant impose au


peuple conquis son propre mode de production (par exemple les Anglais en Irlande
dans ce siècle, en partie dans l'Inde); ou bien il laisse subsister l'ancien mode de
production et se contente de prélever un tribut (par exemple les Turcs et les
Romains); ou bien il se produit une action réciproque qui donne naissance à quelque
chose de nouveau, à une synthèse (en partie dans les conquêtes germaniques). Dans
tous les cas, le mode de production, soit celui du peuple conquérant ou celui du

1615
Ibid., pp. 10-11.
1616
“stunted in her development”, extrait d’une lettre d’Engels à Marx du 19 janvier 1870, in K. Marx, F. Engels,
Ireland and the Irish Question, Moscou, Progress Publishers, s.d. (1ère éd. “On Ireland” 1971), p. 286
1617
“England has subverted the conditions of Irish society” “Indian Question – Irish tenant right”, in K. Marx, F.
Engels, Ireland and the Irish Question, pp. 59-65, p. 61 , publié dans le New York Daily Tribune, n°3816, 11
juillet 1853.
1618
K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, op. cit., p. 121.
1619
Ibid., p. 122.
1620
Ibid., p. 122.

299
peuple conquis, ou encore celui qui provient de la fusion des deux précédents, est
déterminant pour la distribution nouvelle qui apparaît. Bien que celle-ci se présente
comme condition préalable de la nouvelle période de production, elle est ainsi elle-
même à son tour un produit de la production, non seulement de la production
1621
historique en général, mais de telle ou telle production historique déterminée.

Forts de ces précisions nous pouvons mieux mettre en perspective les lignes et
la pensée d’Engels quand il écrit à Jenny Longuet que toute l’histoire agraire de
l’Irlande est une série de confiscations où l’on voit que les conquérants tombent
« sous le charme » de la culture irlandaise, en un mot « s’hibernissisent ».1622
Une nouvelle colonisation appellera une nouvelle confiscation, un nouvel
amalgame « et cela in infinitum.»1623 Pour Engels tout ce processus est lié à la
propriété privée. Elle « est la conséquence de rapports de production et
d’échanges modifiés, et cela sert l’accroissement de la production et le
développement du commerce – cela a donc des causes économiques. La
violence ne joue en cela absolument aucun rôle. » 1624

Connolly ne s’embarrasse pas de ces considérations. Il comprend aussi


que l’intérêt matériel est le moteur de la conquête mais n’a probablement pas à
disposition les connaissances suffisantes pour se placer autrement que sur le
lectures
moralisantes et registre moral. Il met beaucoup d’emphase dans son réquisitoire contre la
anachronismes
conquête marquant la destruction du système gaélique, les Anglo-Normands
ayant envoyé leur « trop-plein d’aventuriers affamés ».1625 Suite à leur arrivée
« en 1170 [sic] » « l’esclavage, le bain de sang, et le vol en masse a toujours
continué depuis. »1626 Nous avons déjà vu que Connolly considérait le

1621
Karl Marx, Introduction à la critique de l’économie politique in http://www.marxists.org
1622
d’Hibernia, nom donné à l’Irlande par César, Pline, Tacite ou Orose, Cf. : P. Joannon, op. cit., p. 11.
1623
“Engels to Jenny Longet”, 24 février 1881, in K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, p. 326-
329, p. 327. C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 12
1624
cité in G. Labica, « Violence », in Dictionnaire critique du marxiste, pp. 1204-1207, p. 1204. Engels
affirmant d’ailleurs que « la violence n’est que le moyen tandis que l’avantage économique est le but.»
1625
“the overflow of hungry adventurers”, James Connolly, The Re-conquest of Ireland, op. cit., p. 188.
1626
“the slavery, bloodshed, and wholesale robbery has continued ever since”, ibid., p. 188. C. D. Greaves,
Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 7

300
féodalisme comme « inconnu » en Irlande avant les vagues de conquête.1627 Le
féodalisme a entraîner l’« esclavage politique et social »1628 du peuple irlandais.
‘Ronald’ évoque aussi « l’esclavage » et les bains de sang 1629 :

La destruction des terres de la famille irlandaise ou le système communal priva le


peuple de ses moyens de subsistance, et les placèrent dans la position soit de serfs
soit d’hors-la-loi. […] Les malheureux irlandais apprirent à leur dépens […]
l’accaparement des moyens de subsistance par un petit nombre, et l’exil du peuple de
leur héritage naturel. A ce niveau les Irlandais étaient les premiers confrontés au plus
1630
grand fléau de la terre : le Capitalisme.

Nous sommes en présence ici d’un passage politique chargé des réalités
terribles et des mythes qu’ont engendrés les première et seconde Révolutions
Industrielles (respectivement fin XVIII e et fin XIX e siècle). Il ne s’agit pas pour
1631
nous de nier le drame de la conquête mais simplement de remarquer que
chez Connolly et Ronald la polémique prend le pas sur l’aspect didactique.
S’il est beaucoup plus détaché, Kaustky constate cependant que les Normands
se caractérisent par leur « avidité peu commune »1632 et la dureté du régime
féodal.1633
Dans les années 1930, la communiste Elinor Burns évoque une graduelle
destruction par les premières conquêtes de cette propriété commune de la terre
et une féodalisation du pays, « réduisant les hommes des clans à la condition
de serfs.»1634 Dans les années soixante, de son côté, Desmond Greaves

1627
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 28.
1628
« social and political slavery », James Connolly, The Re-conquest of Ireland, op. cit.,p. 190. voir aussi ibid.,
p. 193. Ronald., ch. “general”, § 11, Ronald est très fidèle à Connolly quand il évoque cette période comme un
“age de sang”
1629
Ronald, “general”, § 11
1630
Ronald, “general”, § 11 et 12. “The breaking up of the Irish family lands or communal system deprived the
people of their means of life, and placed them in the position of either serfs or outlaws. […] The unfortunate
Irish know to their cost - here is met for the first time Land Monopoly, the holding up of the means of life by a
few, and the exile of the people from their natural inheritance. At this point the Irish were first confronted by the
greatest curse on earth - Capitalism.”
1631
Que l’on peut relativiser en songeant qu’une partie des esclaves qui se trouvaient en Irlande provenaient des
raids effectués aux IV e et V e siècles de notre ère par les tribus d’alors sur la côte ouest de l’île voisine. Cf. : R.
English, Irish Freedom, op. cit., p. 30.
1632
« unusual greed », Karl Kautsky, Ireland, « 1. The Early History of Ireland », §. 2. (1ère éd. 1922) in
http://www.marxists.org [trad. A. Clifford], D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern Ireland (and the
basis of its undoing, Dublin, Citizens Committee, 1969, p. 10.
1633
Karl Kautsky, Ireland, « 1. The Early History of Ireland », §. 5.
1634
“reducing the clansmen to the condition of serfs”, Elinor Burns, British Imperialism in Ireland, Cork, The
Cork Workers’ Club, 1983 (1ère éd. Dublin, Workers Books, 1931), p. 1.

301
affirme qu’en dépit du chaos féodal, créé par les conquêtes, de nouvelles
conditions de production apparurent et donc « le développement d’un marché
national et d’une conscience nationale.»1635 Surgit aussi une volonté de
reconquête mais qui devait se résoudre au fait que « la société ancienne avait
1636
volé en éclats.» Le mal, selon lui, ne vient pas du peuple anglais, mais de
ses conquérants normands.1637
La thèse de Greaves est intéressante. Selon lui, « la société irlandaise était
une nation mûre pour la transition vers le féodalisme.»1638 Mais la conquête de 1169 fut
gaélique
face au « fatale » et l’a empêchée. Ce qu’il considère comme une « tragédie » n’est pas
féodalisme ?
due à l’instauration de la propriété féodale qui était « inévitable», dit-il dans la
résolution de celui qui donne au passé la certitude de l’avenir communiste. Si le
féodalisme n’est pas en cause, c’est plutôt « la forme désastreuse que cela
pris »1639 qui causa le retard de développement. Il rajoute :

La résistance des Irlandais était tellement vigoureuse et incessante qu’elle survécut


au système féodal en Angleterre. Mais elle n’était pas suffisamment unifiée pour
bouter les envahisseurs complètement. Le résultat fut une division du pays, non une
1640
division permanente précise, mais une polarisation.

On note le terme quasi-diplomatique de « polarisation ». Si Desmond Greaves


parle ici du « Pale », c’est-à-dire la région fortifiée 1641 autour de Dublin qui était
sous la domination de la couronne d’Angleterre à partir du XII e siècle, il semble
évoquer à mots couverts la situation de l’île depuis 1921 : la Partition.1642

1635
“the growth of a national market and national consciousness”, C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the
Irish Nation, op. cit., p. 7.
1636
“The old society was scattered.”, ibid.
1637
Ibid.
1638
“Irish society was ripe for the transition to feudalism. “, ibid., p. 11.
1639
Ibid., p. 12. D. R. O’Connor Lysaght dit aussi qu’il semblerait qu’il y eût des tentatives pour établir un
féodalisme autochtone. Cf. : Lysaght, The Republic of Ireland: an hypothesis in eight chapters and two
intermissions, Cork Mercier Press, 1970, p. 14.
1640
“The resistance of the Irish was so vigorous and unrelenting that it outlasted the feudal system in England.
But it was not sufficiently united to drive out the invaders altogether. The result was a division of the country,
not a definite permanent division, but a polarisation. “,C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation,
op. cit., p. 12. mis en gras par C. D. G.
1641
Pale vient du latin palus ayant donné « palissade »
1642
D’autant plus si l’on sait que son ami T. A. Jackson, auquel il succédera en quelque sorte dans la fonction
officieuse d’expert du Parti Communiste Britannique pour l’Irlande, parlait de la Partition comme d’un nouveau
Pale. T. A. Jackson, Ireland Her Own, An Outline History of the Irish Struggle, Londres, Lawrence & Wishart,
1971 (1ère éd. Londres, Corbett Press, 1947), p. 431.

302
Le British and Irish Communist Organisation suggère non pas que la conquête
était un bien, mais que les rapports sociaux gaéliques ne favorisaient pas le
développement :

Le système clanique, comme il existait en Irlande pendant des siècles avant son
1643
abolition, étouffait tout pouvoir d’action indépendante du peuple.

Ce que l’auteur sous-entend à travers cette lecture, peut-être héritée de


Raymond Crotty ou plus vraisemblablement d’une version unioniste de
l’histoire, est que fondamentalement, de part sa culture et ses traditions la
population catholique était incapable de fonder une activité capitaliste, un
marché dynamique et donc une nation bien que le BICO ne nie pas, dans un
autre texte, « l’homogénéité culturelle » des peuplades irlandaises.1644 Mieux, le
mouvement staliniste s’accorde quasiment avec le « révisionniste » Desmond
Greaves en disant que la société gaélique en dehors du « Pale » avant le XVII e
siècle « approchait de la condition d’une nation. »1645
Jackson estime que c’est lors de la Guerre des Deux Roses que « la
politique de la Conquête normande en Irlande révéla sa faillite finale. »1646 Il
voyait aussi la possibilité d’une réunification dans le cadre d’un état féodal.1647
Greaves, quant à lui, insiste sur le rôle néfaste d’Henry VIII qui a rompu avec la
nouvelle politique et remis au goût du jour la « trahison » et le « meurtre » dans
les relations de la couronne avec l’Irlande.1648

Les discours marxistes ne vont pas très loin pour ce qui est de narrer
l’évolution du féodalisme, étudier plus profondément les structures ou évoquer
les « masses » qui sont les vrais producteurs de l’histoire selon les marxistes.
L’absence d’universitaires marxistes s’étant intéressés à la période se fait

1643
“The clan system, as it existed in Ireland for many centuries before its abolition smothered all power of
independent action by the people.”, BICO, The Economics of Partition, Belfast, BICO, 1972 p. 14.
1644
BICO, On the “Historic Irish Nation”, Belfast, BICO, janvier 1972, p. 1.
1645
“the society approached the condition of a nation.”, Ibid. Pour les conditions requises pour être considérée
comme une nation par le BICO. Cf.: Staline, Le marxisme et la question nationale [extraits], Matériaux pour
l’histoire de notre temps, n° 41/42 (janvier-juin 1996), pp. 50-51.
1646
T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 44.
1647
Ibid., p. 45.
1648
C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 13.

303
sentir. Comment les scripteurs marxistes ont-ils étudié l’Irlande d’après les
profonds bouleversements du XVII e siècle ?

II. empreinte coloniale, insinuation du capitalisme


dans des cadres féodaux et dissensions religieuses

e
Dans la première partie du XVII siècle, la juxtaposition de systèmes
politiques différents dans l’île marque l’incomplétude de la conquête. L’attaque
en 1641 des irlandais sur les colons anglais et écossais en Ulster et la
répression sanguinaire qui suivit restent encore de nos jours dans les mémoires
des communautés. En 1688-90, l’Irlande devient le lieu de bataille entre les
armées de Jacques II, soutenu par les Catholiques, et le Hollandais Guillaume
d’Orange qui s’est vu remettre le pouvoir par le Parlement lors de la « Glorieuse
Révolution ». A la victoire des troupes williamites, succède l’installation de
nouveaux colons au Nord-Est de l’île. Ces années furent donc une période
charnière. Le XVIII e siècle ne vit pas les communautés détendre leurs rapports.

304
1. Révoltes, guerres et nouvelle conquête britannique au XVII e siècle.

Pour Connolly, la défaite de l’insurrection de 1641 est synonyme de


disparition de la civilisation irlandaise.1649 Il considère, en effet, qu’à part le
Pale, le système de propriété terrienne était resté communal et tribal avant
1649.1650
L’issue de ces guerres est cruciale pour Connolly :

La conquête fut double – sociale et politique. C’était l’imposition sur l’Irlande d’un
pouvoir étranger dans les domaines politiques et d’un système social également
1651
étranger et encore plus détestable.

1641
A ses yeux, le conflit permit d’éclaircir les motivations :

1641, la grande rébellion irlandaise força les protestants persécuteurs et persécutés à


s’unir main dans la main en défense de leur butin commun contre l’ennemi commun –
1652
les propriétaires irlandais d’origine.

Nous savons que Marx considérait lui-même que « l’Eglise était seulement le
macaron de la conquête.» 1653 Les marxistes considèrent la religion comme un
travestissement idéologique de la réalité.1654 Elle est une aliénation dont la
critique « est le début de toute critique ».1655 Au regard de la société dans

1649
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 82. Le BICO parlera plus tard de « faillite historique
finale du système social gaélique » représenter par l’épisode de la « fuite des comtes » d’Ulster, BICO, On the
“Historic Irish Nation”, op. cit., p. 2.
1650
Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 27.
1651
“the conquest was two-fold – social and political. It was the imposition upon Ireland of an alien rule in
political matters and of a social system equally alien and even more abhorrent.”, Connolly, The Re-
conquest of Ireland, op. cit., p. 187.
1652
“1641, the great Irish rebellion compelled the persecuting and persecuted Protestants to join hands in defence
of their common plunder against the common enemy – the original Irish owners.”, ibid., p. 198. Il tient la même
lecture sur son Irlande contemporaine et fait des appels aux protestants persécutés pour qu’ils s’associent à leurs
frères catholiques pour renverser tous les persécuteurs.
1653
“The church was only the badge of conquest. The badge is removed, but the servitude remains.”[On the
Policy of the British Government with respect to the Irish Prisonners (Record of the Speech and Draft
Resolution. From the Minutes of the General Council Meeting if November 16, 1869)], K. Marx, F. Engels,
Ireland and the Irish Question, pp. 152-156, p. 154. (Publié pour la prime fois en russe, dans les Œuvres, Vol.
16, 1960) Cf. E. Burns, British Imperialism in Ireland, op. cit., p. 2.
1654
Georges Labica, « Religion », in G. Labica, G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., pp.
982-988.
1655
Karl Marx, Introduction à la critique de la Philosophie du droit de Hegel, cité in R. Aron, Le Marxisme de
Marx, Paris, Editions de Fallois, 2002, p. 105.

305
laquelle il prêchait l’évangile socialiste, Connolly, quoique athée, ne tenait pas
un discours aussi tranché.1656 Cela ne l’empêchait pas de dénoncer avec force
les manœuvres politiques réalisées sous couvert de la religion.1657
James Connolly considère que l’échec de l’insurrection de 1641 et le
démantèlement de la confédération de Kilkenny (1642-1650) venaient du fait
que le soulèvement réunissait des nobles anglo-irlandais et des représentants
des clans. Cette union est lue par Connolly comme étant contre nature,
« hybride » et contenant « les germes de sa perte ». Une insurrection menée
par les clans gaéliques ou uniquement par un féodalisme irlandais aurait
vaincue mais l’insurrection « avait les défauts des deux et la force d’aucun, et
1658
par conséquent, conduit au désastre. » Le moins que l’on puisse dire, c’est
qu’il s’agit d’une singulière conception pour un matérialiste.
Les communistes insistent sur le fait que se joignirent à l’insurrection la plupart
des clans qui ont été dépossédés.1659 Ils entendent surtout inscrire les heurts
en Irlande dans le contexte de la révolution bourgeoise en Angleterre.1660 Ainsi
pour Greaves :

La conquête de l’Irlande fut complétée seulement après que la révolution anglaise eut
détruit la monarchie absolue et dégagée la voie pour le développement du
1661
capitalisme.

Jackson et surtout Greaves bénéficient d’un très large corpus marxiste sur la
révolution anglaise de 1640. Marx y a consacré de longs passages dans le
Capital. Mais l’historien marxiste de référence sur le sujet est Christopher

1656
Cf. : ses positions dans Labour, Nationality and Religion (1910). Connolly est d’ailleurs mort en Catholique
après avoir reçu les derniers sacrements. Certains commentateurs critiquèrent fermement ses positions sur la
religion. Par ex. : chapitre 5 de : Andy Johnston, James Larragy, Edward McWilliams, Connolly, A Marxist
Analysis, Dublin, Irish Workers’ Group, 1990, pp. 72-90. Pour faire le point sur la question Cf. : chapitre 2 de
W. K. Anderson, James Connolly and the Irish Left, Blackrock, Portland, Melbourne, Irish Academic Press,
1994, pp. 25-31.
1657
Il faudrait vérifier si certains historiens nationalistes disent la même chose mais il semblerait que ses lectures
de Marx l’ait induit à tirer de telles conclusions. Ainsi, les historiens de la RDA relataient les conflits entre papes
et rois aux X e siècle comme une lutte au sein de la classe dirigeante. Cf. : Andreas Dorpalen, German History in
Marxist Perspective, op. cit., p. 74.
1658
“it had all the faults of both and the strength of neither, and hence went down in disaster.”, James Connolly,
Labour in Irish History, op. cit., p. 83. C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 15.
“feudalised clansmen”
1659
E. Burns, op. cit., pp. 2-3., T. A. Jackson, op. cit., p. 64.
1660
T. A. Jackson, op. cit., p. 68. C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone…, op. cit., pp. 14-15.
1661
“The conquest of Ireland was completed only after the English revolution had destroyed the absolute
monarchy and cleared the way for the development of capitalism.“, C. D. Greaves, ibid., p. 15.

306
Hill.1662 L’historien britannique faisait la même lecture de la Révolution anglaise
de 1640 que de la Révolution française de 1789. Elle fut « un combat politique,
économique et religieux mené par la classe moyenne, la bourgeoisie qui
croissait en richesse et en force avec le développement du capital.»1663
Plus généralement, Maurice Goldring souligne qu’en Irlande l’« évolution » de
l’Angleterre vers la modernité fut « vécue comme le renforcement d’une
agression étrangère. »1664
Greaves affirme qu’avec l’apparition du capitalisme et d’un embryon de classe
ouvrière virent « les premières déclarations de solidarité avec l’Irlande du
1665
peuple anglais. » Nous ne doutons pas que Greaves s’appuie sur des
éléments concrets, mais il est vraisemblable qu’il leur donne une signification
e
qui était déjà toute relative au milieu du XIX siècle avec le mouvement
Chartiste.

Pour l’historiographie nationaliste, Oliver Cromwell est l’incarnation de la


Cromwell
1649 - 1653 cruauté et de l’oppression anglaise.1666 Il s’agit du moins de la réalité de la
mémoire de la communauté catholique. Au delà de ces crimes, Elinor Burns
considère en bonne marxiste que le discours antipapiste caractérisé par la
phrase « Hell or Connought » (« L’Enfer ou le Connaught ») rentrait en collision
avec la logique exprimée par le fondateur de l’I.S.R.P. qui veut que « la terre
sans travail est sans valeur.»1667
Greaves, comme Elinor Burns et donc James Connolly avant eux, estime que
les tenanciers irlandais ne pouvaient pas être remplacés. En revanche, il met

1662
Jean Domarchi cite ses ouvrages principaux : The English Revolution (1940), The Century of Revolution
(1961), The Intellectual Origins of the English Revolution (1963), Reformation to Industrial Revolution (1967),
J. Domarchi, Marx et l’Histoire, Paris, Editions de l’Herne, 1972, p. 54.
1663
cité in J. Domarchi, Ibid., p. 63-64. Au fil de ses recherches, Hill s’éloignera de plus en plus des conclusions
marxistes traditionnelles pour laisser place à une approche culturelle qui était comme un écho à l’esprit
contestataire des années 1960. Pour Jean Domarchi, The Intellectual Origins est un ouvrage dévastateur pour
l’orthodoxie car il ne décèle pas de remise en cause de l’ordre ancien. Cf. Domarchi, ibid., p. 90. Cf. également :
le court passage sur Hill in Bernard Cottret, Histoire d’Angleterre, Paris, PUF, « Nouvelle Clio », 1996, pp. 182-
183.
1664
M. Goldring, Le drame de l’Irlande, Paris, Bordas, 1972, p. 14.
1665
“the first declarations of solidarity with Ireland from the English people.”, C. D. Greaves, Theobald Wolfe
Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 15.
1666
« La mémoire du noir fléau Cromwell vit parmi le peuple. Il reste en Irlande comme le grand exemple de
cruautés inhumaines », “The memory of the black curse of Cromwell lives among the people. He remains in
Ireland as the great exemplar of inhuman cruelties.”, Alice Stopford Green, Irish Nationality, Londres, Williams
and Norgate, n. d. (1ère éd. 1911) , p. 164, cité in Richard English, Irish Freedom, op. cit., p. 57. Les historiens
disent de nos jours que ces cruautés n’avaient rien d’exceptionnel pour l’époque. (ibid., p. 62)
1667
“Land without labour is valueless”, James Connolly, The Re-conquest of Ireland, op. cit., p. 191.

307
l’accent sur le fait que la répression de Cromwell a servi à disperser « les restes
du système gentilice […] dans une guerre qui coûta la vie aux 2/5ème de la
population d’Irlande. »1668 A ce sujet, et en voyant dans la piétaille de la New
Model Army de Cromwell les nouveaux prolétaires, Thomas Alfred Jackson
n’est pas avare de lyrisme pseudo-prophétique pour retracer le sanglant
épisode :

Dans ce carnage mutuel des derniers représentants du communisme de la société


primitive et des premiers représentants du communisme du futur résidait toute la
1669
tragédie de la Révolution anglaise et la conquête cromwellienne de l’Irlande.

D. R. O’Connor Lysaght insiste sur le fait que la colonisation d’Ulster


(“Plantation”) décidée par Cromwell était basée sur une « relation capitaliste
propriétaires terriens – tenanciers »1670 alors qu’en dehors de l’Ulster les
landlords continuaient à être la « garnison » britannique en Irlande. Nous
aurons l’occasion d’y revenir dans le chapitre 6. Retenons avec Maurice
Goldring que « toute l’histoire ultérieure de l’Irlande fut marquée par ce
drame. »1671

Le second conflit majeur du XVII e siècle est l’épisode que l’on appelle la
« guerre williamite.»1672 Dans son traitement de ce thème historiographique,
1688-1690
James Connolly veut rompre avec une tradition complaisante1673 envers les
partisans du roi Jacques II, allié de Louis XIV et donc du catholicisme. A ses
yeux ces nobles et aristocrates catholiques qui étaient à la tête du « peuple

1668
“But the remnants of the gentile system were finally scattered by the sword of Cromwell in a war which cost
the lives of two-fifths of the population of Ireland.”, C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation,
op. cit., p. 15.
1669
“In that mutual slaughter of the last representatives of the communism of primitive society and the first
representatives of the communism of the future, lies the essential tragedy of the English Revolution and the
Cromwellian conquest of Ireland.” T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 71.
1670
“The new order was based on capitalist landlords-tenant relationship.”, D. R. O’Connor Lysaght, The
Republic of Ireland, op. cit., p. 15.
1671
M. Goldring, Le drame de l’Irlande, op. cit., p 19.
1672
Du nom de William / Guillaume d’Orange. On parle parfois aussi de la « guerre jacobite » du nom de
Jacques / James II.
1673
In Labour in Irish History, op. cit., p. 37, Connolly attaque par deux fois ceux qu’il appelle « nos politiciens
ignorants et sans scrupules scribouillant de l’histoire ». Mais il ne nomme personne. Il souligne bien que le pape
était l’allié de William ; ce que ne manqueront pas de souligner aussi les scripteurs marxistes suivants. Par ex. :
C. Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, op. cit., p. 10.

308
irlandais » n’avaient « pas plus de droit ou de titre que le plus simple aventurier
cromwellien ou williamite. »1674 Ces « Jacobites » étaient les « descendants des
hommes qui ont obtenus leur propriété dans quelque précédente confiscation
[…] »1675 ou des hommes à qui le gouvernement britannique a donné un titre
1676
et qui en toute occurrence ne se battaient pas pour la liberté mais pour
sauvegarder leur privilèges.1677 Il voit dans les batailles qui ont vu s’affronter
Jacobites et Williamites, le conflit entre « les forces de deux partis politiques
anglais luttant pour la possession des pouvoirs du gouvernement.»1678 L’État,
est une administration qui se sépare du corps social, de la société civile. Pour
les marxistes à l’époque de Connolly, c’est-à-dire après que Karl Marx ait tiré
des conclusions de la Commune de Paris en 1871, l’État est l’instrument que la
classe dominante adapte pour perpétuer sa domination.1679 Connolly réduit de
façon orthodoxe le conflit entre Jacques II et Guillaume d’Orange à une lutte
pour le contrôle du pouvoir entre l’ancienne classe dominante aristocratique et
la bourgeoisie alliée du Parlement.
Le révolutionnaire prend toutefois des aises avec l’habit étriqué de l’orthodoxie.
Ainsi, les conséquences (ou les non-conséquences pour le peuple) de la
victoire des partisans de Guillaume d’Orange démontrent qu’ils étaient
« animés du même sentiment de classe et des mêmes considérations que leurs
adversaires. »1680 Ces derniers, les partisans de Jacques II se distinguaient par
« le soi-disant Parlement patriote [qui] était en réalité, comme tout autre
Parlement qui a siégé à Dublin, simplement une collection de voleurs de terre et
leurs laquais. »1681 On aura remarqué que Connolly égratigne au passage le
Parlement de Grattan et donc les partisans du Home Rule. T.A. Jackson va
aussi dans ce sens en voyant le « Parlement Patriote » comme un « échec

1674
“no more right or title than the merest Cromwellian or Williamite adventurer. “, James Connolly, Labour in
Irish History, op. cit., p. 33.
1675
“descendants of men who had obtained their property in some former confiscation as the spoils of conquest
[…]”, ibid., p. 34.
1676
Thomas Alfred Jackson affirme aussi que le peuple aurait été volé de toute façon, T. A. Jackson, Ireland Her
Own, op. cit., p. 82.
1677
Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 35.
1678
“the forces of two English political parties fighting for the possession of the powers of government[…]”,
ibid., p. 37.
1679
Jean-Yves Le Bec, « État / société civile » in G. Labica, G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme,
op. cit., pp. 413-421, p. 416.
1680
Nous soulignons. “animated throughout by the same class feeling and considerations as their opponents.”, J.
Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 38.
1681
“The so-called Patriot Parliament was in reality, like every other Parliament that ever sat in Dublin, merely a
collection of land thieves and their lackeys.”, ibid., p. 37.

309
majeur » dont on ne souligne que très rarement, selon le communiste anglais,
« sa disposition à laisser la masse des Irlandais aussi démunis (“landless”) qu’il
les a trouvé […]1682
Le bilan que dressent des militants comme Connolly ou Jackson des guerres
williamites révèlent très bien leur posture politique réciproque et l’attente qu’ils
placent dans leurs lecteurs. Pour Connolly, la fin des guerres williamites
marque le début de l’histoire irlandaise moderne qui « […] peut seulement être
comprise à la lumière de ce conflit entre le roi Jacques d’Angleterre et
Guillaume, prince d’Orange. »1683 Quant à T.A.J., il conclut qu’ « encore une
fois une avance révolutionnaire en Angleterre entraîna en Irlande une
soumission supplémentaire et une intensification de l’esclavage. »1684 Pour le
premier, c’est une lecture interne de l’histoire irlandaise qui prime. Les Irlandais
ne pourront se défaire du joug anglais que par eux-mêmes. Pour le second, bon
communiste qui reste fidèle aux conjectures de Marx, ce sont les liens qui
unissent Grande-Bretagne et Irlande qui sont à mettre en lumière. Que
l’impulsion vienne des prolétaires anglais ou que le levier doive être appliqué en
Verte Erin, c’est des rapports entre ces îles que pourra sortir une révolution.
Dans la même logique que Jackson, son continuateur C.D. Greaves signale
que Guillaume d’Orange ne fait que rétablir un compromis et que « ce
compromis a été établi aux dépens du petit peuple des deux pays. »1685
Cinquante ans plus tôt, Connolly estimait la même chose, à la différence que
son autre objet n’est pas la masse de la population anglaise. Sa perspective
politique informe et peut-être déforme son interprétation historique :

la malheureuse classe des tenanciers (tenantry) d’Irlande, qu’elle soit catholique ou


protestante, était éclairée sur le peu de différence que la guerre avait occasionnée
1686
pour leur position de classe soumise.

1682
“its willingness to leave the mass of Irishmen as landless as it found them”, T. A. Jackson, Ireland Her Own,
op. cit., p. 81.
1683
“[…]can only be understood in the light of that conflict between King James of England and William, Prince
of Orange.”, Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 32.
1684
“Once again a revolutionary advance in England involved in Ireland a further subjugation and an
intensification of enslavement.”, T. A. Jackson, op. cit., p. 76.
1685
“That compromise had been reached at the expense of the common people of the two countries.”, C. D.
Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 17.
1686
“the unfortunate tenantry of Ireland , whether Catholic or Protestant, were enlightened upon how little
difference the war had made to their position as a subject class.”, James Connolly, Labour in Irish History, op.
cit., p. 39.

310
Au delà de son interprétation qui est, au reste, valable, le but de Connolly ici est
de construire des ponts entre les ouvriers des deux communautés de son
époque.
L’universitaire Erich Strauss qui n’évoque cette période que pour
introduire son propos, la synthétise et pense que « l’histoire irlandaise du milieu
du seizième à la fin du dix-septième siècle n’est rien d’autre qu’un recueil de
luttes.»1687 Il tient à signaler que des trois révoltes du XVII e
(celle d’O’Neill,
1641, 1689), les deux dernières sont marquées, même si on ne peut pas les
réduire à cela, par le rôle des paysans.1688 Il avance de façon claire que les
guerres du XVII e ont été menées pour éliminer la propriété indigène.1689

2. les évolutions économiques, sociales et les tensions religieuses entre


Catholiques et Protestants au XVIII e siècle

Les violences du XVII e siècle ont laissé des traces profondes en Irlande.
James Connolly estime que les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles furent la Via
Dolorosa , le chemin de croix, de « la race irlandaise ». Ainsi :

les politiciens, capitalistes et ecclésiastiques de classe moyenne œuvrèrent à produire


un Irlandais hybride, assimilant un système social étranger, une langue étrangère, et
1690
un caractère étranger.

1687
“Irish history from the middle of the sixteenth to the end of the seventeenth century is nothing but a record of
the struggles.”, Eric Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, Londres, Methuen, 1951, p. 5.
1688
Il conclut comme les autres auteurs marxistes que les Anglais ont réussi à soumettre l’Irlande, la diriger
d’une poigne de fer et à détruire les résidus de l’ordre ancien. Il utilise, comme Connolly, le terme d’« ilotes »
pour désigner la masse de la population. Cf. James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 18.
1689
Ibid., p. 9.
1690
“the middle-class politicians, capitalists and ecclesiastics laboured to produce a hybrid Irishman, assimilating
a foreign social system, a foreign speech, and a foreign character.”, James Connolly, Labour in Irish History, op.
cit., p. 21.

311
Les termes d’« anglophobie » et de « raciste » seraient-ils appropriés pour
désigner ce que véhicule Connolly ? Oui et non. Le climat des années qui
précédaient l’indépendance n’était certainement pas une d’accalmie chez les
indépendantistes dont l’Irishness récemment construite par le Gaelic Revival
voyait comme un outrage la domination britannique. Connolly, homme de son
temps, était tout à fait prêt à admettre que les juifs et les irlandais étaient des
« races » particulièrement prédisposées à colporter le socialisme. Cependant,
1691
c’est avant tout le « système social » qu’il entend détruire et c’est une
conscience partagée de souffrances qu’il veut créer entre protestants et
catholiques. Après voir longuement cité Swift, il caractérise la Famine de 1740
en ces termes :

comme toute famine moderne, [elle] était uniquement attribuable à des causes
économiques ; les pauvres de toutes les religions et politiques souffraient à part
égale ; les riches de toutes les religions et politiques étaient préservés de façon
1692
similaire.

Brian O’ Neill souligne aussi en ce sens que les landlords, grâce à la levée de
l’embargo sur le bétail, firent de nombreux profits durant cette même période de
la Famine.1693 Connolly insiste sur le fait que ces landlords n’auraient pas été
une classe privilégiée sans l’armée britannique. L’institution la plus
caractéristique du pouvoir de ces landlords, le Parlement soulève donc la plume
emportée du révolutionnaire :

Le Parlement irlandais était essentiellement une institution anglaise ; rien de cela


n’existait avant la Conquête normande. A cet égard il était sur un pied d’égalité avec
le règne des propriétaires terriens (landlordism), le capitalisme, et leur enfant bâtard –
1694
le paupérisme.

1691
Il faut rajouter tout de même que ce sentiment anti-matérialiste dépassait la sphère du socialisme irlandais
que ce soit dans le nationalisme protestant du poète W. B. Yeats, dans le nationalisme gaélique de David Patrick
Moran (Cf. : R. English, Irish Freedom, op. cit., pp.239-240) ou encore plus tard dans celui d’Éamon de Valera.
1692
“like all modern famine, was solely attributable to economic cause; the poor of all religions and politics were
equally sufferers; the rich of all religions and politics were equally exempt.”, James Connolly, Labour in Irish
History, op. cit., p. 42.
1693
Brian O’Neill, The War for the Land in Ireland, Londres, Martin Lawrence Limited, 1933, p. 26.
1694
“The Irish Parliament was essentially an English institution; nothing like it existed before the Norman
Conquest. In that respect it was on the same footing as landlordism, capitalism, and their natural-born child –
pauperism.”, James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., pp. 49-50.

312
Il estime qu’un autre parlement comme le souhaitent les partisans du Home
Rule serait tout aussi néfaste pour l’Irlande. Sa vision rompt avec la vision
marxiste du capitalisme comme un mal nécessaire. Elle n’est pas moderniste et
si elle se rapproche plus des idées des socialismes de la fin du XVIII e siècle,
c’est parce que Connolly tire ses propres conclusions de la situation coloniale
de l’Irlande. Contrairement aux partisans du Home Rule et du Sinn Féin
d’Arthur Griffith, il ne croit pas à une Irlande capitaliste indépendante. La
révolution nationale menée par la classe ouvrière devra rompre avec l’empire
britannique tout comme avec le système qu’il a eu le malheur d’importer.
Pour en revenir au Parlement, Connolly estime qu’il n’a servi qu’aux
« aventuriers » qui ont volé la terre des irlandais et qui feignent un patriotisme
pour se protéger des possesseurs réels & de leurs « pairs en tyrannie » (fellow-
tyrants) anglais.1695 Le patriotisme des landlords anglo-irlandais ne sert qu’à
revendiquer la liberté de la classe dirigeante irlandaise par rapport à
Westminster. De même la Loi Poyning’s 1696 de 1494 a servi au fil des siècles à
la soumission de Dublin à Londres et donc à extorquer les travailleurs irlandais.
Selon Connolly, les Lois Pénales votées entre les années 1690 et 1720 avaient
le même objectif et ont contribué à la division des deux communautés :

Ces lois, bien qu’ostensiblement conçues pour convertir les catholiques à la foi
protestante, avaient en réalité principalement pour but la conversion de la propriété
1697
catholique en propriété protestante.

Ces lois visaient à rendre illégale la religion catholique. Il affirme qu’elles ne


e
furent pas appliquées avant fin XVIII car « trop horribles [pour l’être].»1698
Selon Burns, cette législation était un moyen pour les colons « que les Irlandais
travaillent pour eux. »1699 L’exclusion de la propriété foncière fit que les
catholiques qui avaient du capital se lancèrent dans le commerce.1700 Mais

1695
Ibid., p. 50.
1696
“Poynings’ Law” que Connolly nomme “Poyning’s Law”, ibid., p. 50.
1697
“Those laws, although ostensibly designed to convert Catholics to the Protestant Faith, were in reality chiefly
aimed at the conversion of Catholic-owned property into Protestant-owned property.”, Ibid., p. 63.
1698
Ibid., p. 64. Il semble effectivement qu’elles ne furent pas appliquées par manque de volonté ou de moyens
et eurent un impact limité bien que leur poids symbolique était lourd. Cf. : R. English, Irish Freedom, op. cit.,
pp. 84-85.
1699
“The settlers wanted the Irish to work for them.”, E. Burns, British Imperialism in Ireland, op. cit., p. 3. Cf.
aussi Crotty, Irish Agricultural production, its volume and structure, Cork, Cork University Press, 1966, p. 13.
1700
E. Burns, op. cit., p. 8.

313
Connolly en revient une nouvelle fois à écrire, qu’en dépit de ces lois que « les
lignes de classes […] étaient plus strictement dessinées que les
religieuses »1701 et que c’étaient uniquement les classes supérieures qui
bénéficiaient d’une représentation parlementaire.1702

e
La conquête du XVII siècle a été très différente des précédentes et a
abouti à l’établissement de véritables colonies de peuplement en Ulster (Cf.
chapitre 6) que C. Regan appelle une « rupture qualitative »1703 qui amènera
des dissensions nouvelles.
Certains marxistes voient dans les conflits entre catholiques et protestants,
e
dissensions hérités des guerres religieuses européennes du XVI siècle, un début de
religieuses :
vers des cristallisation du sentiment national. Ainsi, pour Kautsky, « la contradiction entre
sentiments
lords et asservis (“bondsmen”) était intensifiée par la contradiction
nationaux ?
nationale.»1704
Aux yeux de Raymond Crotty, la situation héritée des guerres du XVII e siècle
« provoqua non seulement deux classes mais deux nations, entre lesquelles il
ne pouvait exister simplement que friction et inimitié. La coopération politique et
économique était rendue presque impossible. »1705 R. Crotty met aussi en avant
la violence du temps et cette « masse de gens décapitée » [des chefs
gaéliques] qui se trouva naturellement et irrévocablement en guerre contre la
nouvelle aristocratie étrangère au niveau de la terre, de la culture et de la
religion. »1706
En ce sens Maurice Goldring affirme que « […] la résistance à l’agression s’est
enracinée dans des formes de rapports sociaux qui se trouvaient bousculés
partout en Europe, ou qui avaient déjà pratiquement disparus. »1707

1701
“Class lines, on the other hand, were far more strictly drawn than religious lines […]”, James Connolly,
Labour in Irish History, op. cit., p. 64.
1702
Ibid., p. 65.
1703
Colm Regan, “Economic Development in Ireland: The Historical Dimension”, ANTIPODE a Radical
Journal of Geography, vol. 12 (n°1). Numéro spécial sur l’Irlande, Worcester, Massachusetts,1980, pp. 1-14., p.
3
1704
“the contradiction between lords and bondsmen was intensified by the national contradiction”, Kautsky, op.
cit., Ch. 1, § 6.
1705
“It gave rise not merely to two classes but to two nations, between whom there could exist only friction and
enmity. Political or economical co-operation was made almost impossible.”, R. Crotty, Irish Agricultural
production, pp. 7-8. Crotty reprendra Swift pour dire que deux nations vécurent côte à côte. (Crotty, ibid., p. 32)
1706
“who found themselves naturally and irrevocably at war with the new alien aristocracy of land, culture and
religion.”, R. Crotty, ibid., p. 32.
1707
M. Goldring, Le drame de l’Irlande , op. cit., p. 15.

314
Pour le BICO, la perspective est différente : l’organisation staliniste
entend prouver l’absence d’une nation irlandaise historique remontant au passé
gaélique. Si nous avons déjà vu que le BICO considérait l’Irlande d’avant le
XVII e siècle comme se rapprochant de la nation,1708 l’auteur de The Two Irish
Nations, Brendan Clifford pense qu’il n’existe pas depuis lors d’antagonisme
national entre le Gaeltacht et l’Irlande anglophone.1709 Ainsi :

Les restes de l’Irlande Gaélique étaient incorporés sans conflit national dans la société
nationale formée par l’émergence d’une bourgeoisie dans la communauté catholique
1710
parlant anglais.

Dans The Historic Irish Nation (1972), le BICO entend s’opposer aux
« métaphysiciens du nationalisme catholique » qui clament que la division entre
nationalistes et unionistes lors des « Troubles » serait une survivance du XVII
siècle et donc l’éternelle lutte entre la nation et les colons. Or, pour le BICO ce
raisonnement est faux puisqu’aux XVIIe et XVIII e siècles : « l’Irlande catholique
n’a pas d’existence nationale. »1711 C’est au contraire, selon le BICO qui
reprend l’argumentation traditionnelle unioniste, le Vatican qui opérerait en
Irlande catholique comme la tête de la contre-révolution féodale contre la
révolution démocratique bourgeoise.1712

1708
BICO, On the “Historic Irish Nation”, op. cit., p. 1.
1709
BICO, The Two Irish Nations: A Reply to Michael Farrell, Belfast, BICO, 1975 (1ère éd. de la 1ère partie :
Oct. 1971, de la 2nd partie: avril 1973), p. 11.
1710
“The remnants of Gaelic Ireland were incorporated without national conflict into the national society formed
by the emergence of a bourgeoisie in the English-speaking Catholic community.” ibid., pp. 11-12.
1711
“Catholic Ireland had no national existence.”, BICO, On the “Historic Irish Nation”, op. cit., p. 2.
1712
Ibid., Cf. aussi p. 3.

315
3. la soumission économique de l’Irlande & la politique de la couronne

Les marxistes attachent un intérêt particulier à la soumission de


l’économie de l’île à celle de l’Angleterre à partir du XVII e siècle. Comme nous
e
l’avons déjà vu pour l’historiographie du XIX siècle, les marxistes pensent
qu’un pays qui en assujetti un autre forge ses propres chaînes.1713
Nous savons déjà que Marx considérait que l’accession de Guillaume d’Orange
à la couronne témoignait que la bourgeoisie détenant dorénavant les ficelles du
pouvoir « voulait seulement faire de l’argent.» Marx estime qu’en conséquence
« l’industrie irlandaise fut supprimée afin de forcer les Irlandais à vendre leurs
matières premières à l’Angleterre à n’importe quel prix. 1714
Elinor Burns souligne aussi que les rapports commerciaux entre l’Irlande et la
Grande-Bretagne ne se faisaient pas sur un pied d’égalité. L’Angleterre, qui
vivait les premières heures de son expansion capitaliste, interdit en 1666 les
importations de bétail pour que ses propres éleveurs ne voient pas le prix de
leurs bêtes baisser. Le commerce irlandais pâtit considérablement de cette
mesure qui sera suivie par d’autres.1715
Les marxistes mettent l’accent sur l’agriculture irlandaise du XVIII e siècle. Brian
O’Neill, constatant qu’elle est basée sur le métayage, la considère comme étant
« dans l’étape la plus barbare du développement technique. » 1716 Il définit trois
classes vivant alors de l’exploitation de la terre : les landlords, les
intermédiaires et la population travailleuse exploitée par les deux autres.1717
Thomas Alfred Jackson s’intéresse à l’utilisation de l’Irlande par la Grande-
Bretagne pour assurer son développement économique :

1713
Cf. la « note confidentielle » de Marx citée in K. Papaioannou, Marx et les marxistes, op. cit., p. 185.
1714
Citation originale et non tronquée: “Under William III, a class came to power which only wanted to make
money, and Irish industry was suppressed in order to force the Irish to sell their raw materials to England at any
price.”, [Record of a speech on the Irish question delivered by Karl Marx to the German Workers’educational
Association in London on December 16, 1867], K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., pp.
140-142 (trad anglaise de l’allemand)
1715
E. Burns, British Imperialism in Ireland, op. cit., pp. 4-5.
1716
“Based on the cottier system, Irish agriculture in the eighteenth century was necessarily in the most
barbarous stage of technical development.”, B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 19.
1717
Ibid., p. 22. Il évoque les capitaux filant en Angleterre. Cf. : C. Bambery, Ireland’s Permanent Revolution,
op. cit., p. 11.

316
L’Angleterre en 1690-1760 était en train de passer par l’intermédiaire du prélude
mercantiliste manufacturier (mercantile-manufacturing prelude) à la Révolution
Industrielle. L’économie irlandaise était arrêtée dans son développement et cantonnée
à la production, de même que des moyens d’existence pour la population irlandaise,
de denrées pour les travailleurs anglais et de matières premières pour les
1718
manufactures anglaises.

Erich Strauss dit plus ou moins la même chose :

La combinaison particulière et tragique d’un système agraire féodal primitif, vissé à un


pays moderne dans l’étape mercantiliste de son développement capitaliste,
enveloppait l’Irlande dans un filet de souffrance et de contradictions qui déterminèrent
ses destinées pour une très longue période. La pleine et entière colonisation du pays
par des colons étrangers a été prévenue par l’existence d’une paysannerie frugale et
patiente dotée d’une capacité infinie pour l’endurance et des facultés admirables de
1719
résistance et de ressort moral.

Mise à part peut-être cette quasi-louange de la paysannerie, tout ceci est


parfaitement crédible. Pour expliquer le mode d’existence de la population,
nous avons déjà vu au chapitre précédent que dans sa description de
l’évolution de la société irlandaise de 1760 à 1820 que Raymond Crotty avait
relaté la hausse de la population, la facilité de se marier et la parcellisation des
terres. Or pour lui :

L’expansion de l’emploi et de la population rurale s’était faite indépendamment du


capital. Ici repose la genèse du prolétariat rural, de la “nation de mendiants” de Daniel
1720
O’Connell.

1718
“England in 1690-1760 was passing through the mercantile-manufacturing prelude to the Industrial
Revolution. Ireland’s economy was being arrested in its development and turned aside into producing, as well as
subsistence for the Irish population, food-stuff for English workers and raw materials for England’s
manufactures.”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 96.
1719
“The peculiar and tragic combination of a primitive feudal land system, riveted to a modern country in the
mercantilist stage of capitalist development, enveloped Ireland in a mesh of suffering and contradictions which
determined her destinies for a very long time. The genuine colonisation of the country by foreign settlers had
been prevented by the existence of a frugal and patient peasantry with an infinite capacity for endurance and
admirable powers of resistance and resilience.”, E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, p. 12.
1720
“Expansion of employment and rural population was made independent of capital. Here lay the genesis of a
rural proletariat, of Daniel O’Connell’s “nation of beggars”.,” R. Crotty, Irish Agricultural production, op. cit. p.
30.

317
une Erich Strauss parle déjà d’« impérialisme » pour qualifier la soumission de
accumulation l’Irlande car contrairement à l’idée qu’il se fait de la colonisation, l’impérialisme
du capital
freinée ne conquiert pas tant la terre que les hommes.1721 Pour l’universitaire autrichien
également, l’économie irlandaise était desservie par la nature même des
relations entre l’Irlande et la Grande-Bretagne. En plus de l’inégalité au niveau
du mode de production, l’Angleterre ayant réalisée sa révolution bourgeoise E.
Strauss montre que le problème de base de l’économie irlandaise résidait dans
le fait que le pays était sous la férule de landlords dont le seul soucis était de
soutirer le plus haut fermage possible.1722 De plus l’existence de la nouvelle
classe des intermédiaires (“middlemen”) représentant des landlords absents
e
était considérée comme un « mal criant » du XVIII siècle irlandais que les
contemporains avaient bien noté. En bon marxiste et bien qu’il dénonce la
« soumission abjecte du peuple irlandais à une classe de landlords […] »1723,
Erich Strauss relativise le rôle des individus ou des sous-groupes et replace le
problème des landlords et des middlemen au niveau des rapports
sociaux déterminés par un rapport dominant / dominé :

les deux étaient seulement les symptômes de la position de l’Irlande en tant que
nation conquise, dépendante d’un pays dirigeant dans une étape plus avancée de
1724
développement économique.

La seule branche rentable pour les landlords était l’élevage.1725 Erich Strauss
souligne que la production était ainsi « divorcée » de la consommation des
masses.1726 La conséquence de cette dégradation sociale était « l’élimination
virtuelle de conflits sociaux entre catholiques. »1727
Selon le marxiste autrichien, la société irlandaise n’a jamais acceptée sa
situation de population conquise, la conquête et donc la force n’était pas

1721
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 6.
1722
Ibid., p. 9.
1723
“the abject subjection of the Irish people to a class of landlords”, ibid., p. 29.
1724
“both were only the symptoms of Ireland’s position as a conquered nation, dependent on a ruling country in a
more advanced stage of economic development.”, ibid., p. 11., T.A. Jackson, évoque aussi le rôle néfaste de ces
intermédiaires, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 102.
1725
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, p. 12., Cf. : Colm Regan, “Economic Development in
Ireland: The Historical Dimension”, ANTIPODE, op. cit., p. 7. « province agricole »
1726
Strauss., ibid.
1727
“was the virtual elimination of social conflicts between Catholics.”, ibid., p. 15.

318
seulement la racine de la propriété des terres, mais son essence.1728 Dans sa
démonstration, Erich Strauss en vient fort logiquement à évoquer une
répercussion de cette non-acceptation de la société irlandaise : la présence
d’une armée et donc d’une bureaucratie. E. Strauss affirme que comme les
hauts bureaucrates étaient « les véritables maîtres de l’Irlande »1729, on en
venait à une « situation absurde »1730 décrite déjà par Engels à son époque, où
les parasites (bureaucrates, intermédiaires …) vivaient aux dépens de paysans
réduits à la pauvreté.
Cette relation de subordonné ne faisait que « paralyser l’accumulation de
capital en Irlande et de ce fait perpétuer la position dépendante du pays.»1731
De plus, l’Irlande était débitrice envers l’Angleterre1732 et perdait au XVIII e

siècle toutes ses industries (mis à part le textile au Nord) et devait toujours
exporter plus qu’elle n’importait pour payer son « tribut annuel.»1733

Pour les marxistes, notamment pour Staline, le développement


économique est fondamental pour que se développe un sentiment national.
Ainsi, selon le « coryphée des arts et des lettres » :

la communauté de la vie économique, la cohésion économique sont l’une des


1734
particularités caractéristiques de la nation.

Le BICO en conclu que :

e
le capitalisme dans le Sud dans la seconde moitié du XVIII siècle était une simple
bulle à la surface de la société. Les capitalistes ne s’étaient pas dépêtrés de la

1728
“but never developed into a stable and generally accepted society. Conquest was not only the root of the title
to the ownership of Ireland’s soil but its very essence, force not merely the original source of the Irish colonial
system, and its ultimate sanction, but the mainstay of its everyday existence.”, ibid., p. 27.
1729
Ibid., p. 37 et p. 29.
1730
Ibid., p. 45.
1731
“cripple the accumulation of capital in Ireland and thereby to perpetuate the dependent position of the
country.”, E. Strauss, ibid., p. 38. en revanche, elle permit d’avantage d’accumulation en Grande-Bretagne, Colm
Regan, “Economic Development in Ireland: The Historical Dimension”, ANTIPODE, op. cit., p. 5. , p. 9 et 10.,
B. Probert disant que l’économie irlandaise a été “délibérément retardée”, Belinda Probert, Beyond Orange and
Green: The Political Economy of the Northern Ireland Crisis, Londres, Zed, 1978, p. 21.
1732
E. Strauss, op. cit., p. 38.
1733
Ibid., p. 40. Il rajoute que les Anglais craignaient le faible coût de la main d’œuvre irlandaise.
1734
Staline, « Le marxisme et la question nationale » [extraits], Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°
41/42 (janvier-juin 1996, 1ère éd. 1913), pp. 50-51, p. 51. Sa phrase la plus célèbre à ce sujet est : « Le marché est
la première école dans laquelle la bourgeoisie apprend son nationalisme. », citée in BICO, On the “Historic Irish
Nation”, op. cit., p. 2.

319
paysannerie et de la petite-bourgeoisie urbaine, comme les capitalistes anglais. Ils
étaient au dessus d’une société qui ne les avaient pas produits. Leur base sociale
1735
était en Angleterre.

Il s’agit encore ici de réfuter la propension du nationalisme catholique de se


réclamer d’un héritage séculaire de souffrance remontant aux clans gaéliques.
Pour l’organisation staliniste, le nationalisme catholique ne remonte pas plus
e
loin que le XIX siècle au Sud. Le BICO entend ainsi affirmer les droits des
Protestants à vivre en Ulster (Cf. : chapitre 6). Les stalinistes constatent aussi le
non développement de l’industrie dans le Sud mais n’incrimine pas, comme le
font Jackson ou Strauss, l’impérialisme britannique. Ils disent simplement :
« l’industrie a échouée ».1736
e
On retrouve cette idée d’échec du capitalisme au Sud de l’Irlande au XVIII
siècle chez Lysaght qui constate qu’il n’a pas réussit à dépasser les guildes.1737
Mais le militant trotskyste ne dédouane pas l’Angleterre qui, par les Lois
Pénales mit un frein à l’économie de l’île.1738
L’ensemble des marxistes traitant de la période signale que malgré ces
restrictions, émergea « dans certains secteurs » lors de la seconde moitié du
e
XVIII siècle, « une classe indépendante de manufacturiers et commerçants
dont les intérêts étaient en conflit direct avec les politiques mercantilistes de
l’Angleterre. »1739 Le secteur le plus dynamique était celui de la toile en Ulster
(Cf. : chapitre 6).

1735
“Capitalism in the South in the second half of the 18th century was a mere bubble in the surface of the
society. The capitalists had not clawed their way up from the peasantry and the urban petty-bourgeoisie, as the
English capitalists. They existed on top of a society that had not produced them. Their social basis was in
England.”, BICO, The Economics of Partition, Belfast, BICO, 1972, p. 5.
1736
Ibid., p. 33.
1737
D. R. O’Connor Lysaght, The Republic of Ireland, op. cit., p. 12.
1738
Ibid., pp. 12-13.
1739
“an independent class of indigenous manufacturers and traders, whose interests were in direct conflict with
England’s mercantilist policies.”, Belinda Probert, Beyond Orange and Green: The Political Economy of the
Northern Ireland Crisis, Londres, Zed, 1978, p. 22.

320
4. les résistances et “révoltes sociales” du XVIII e siècle

Les « émotions » populaires sont forcément pour les historiens marxistes


un objet d’étude privilégié. Elles sont révélatrices de contradictions entre forces
productives et rapports sociaux.
Connolly décrit le processus économique qui a entraîné l’apparition de sociétés
secrètes en 1740. Pour lui, une hausse du prix de la viande a eu pour
conséquence l’imposition du Libre-échange entre les deux îles par une classe
dirigeante qui ne voulait pas d’une hausse des salaires. Connolly date de cette
période le début des expulsions par les landlords des tenanciers.1740 Ces
sociétés secrètes utilisèrent des méthodes violentes mais qui se justifiaient,
selon lui, par la défense de leur droit à la vie.
Connolly entend montrer encore une fois, que quand il s’agit d’atteinte à la
propriété privée, les frontières religieuses entre les possédants s’estompent :

[…] les propriétaires catholiques et protestants s’unissaient pour fortifier l’injustice et


préserver leurs privilèges, même à un temps où nous avons été porté à croire que les
1741
Lois Pénales formaient une barrière infranchissable contre une telle Union.

Cela permet une nouvelle fois à Connolly de dénoncer l’attitude des


possédants.
Pour Brian O’Neill, ces résistances sont de celles pour lesquelles tout
révolutionnaire doit se solidariser. Les sociétés secrètes sont décrites comme
étant « les organisations combattantes les plus anciennement connues des
campagnards irlandais.»1742 Elles répondaient aux premières clôtures
(“enclosure”). Brian O’Neill interprète la répression à l’aide d’un poncif marxiste,
qui a indéniablement sa part de vérité : la relation de l’Etat avec la classe
dirigeante :

1740
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 43.
1741
“The spirit of the ruling class against those poor slaves in revolt may be judged by two incidents
exemplifying how Catholic and Protestant proprietors united to fortify injustice and preserve their privileges,
even at a time when we have been led to believe that the Penal Laws formed an insuperable barrier against such
Union.”, Ibid., p. 44. cette idée d’injustice se retrouve in J. Connolly, Erin’s hope … the End and the means in
Selected Political Writings, op. cit., pp. 166-191, p. 181 : “private ownership by the landlords : an injustice”
1742
“the earliest known fighting organisations of the Irish country people.”, B. O’Neill, The War for the Land in
Ireland, op. cit., p. 26. Cf. T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 103.

321
La classe dirigeante, bien sûr, et son instrument d’oppression, la machine étatique,
1743
firent une guerre impitoyable contre la paysannerie rebelle.

Les Steelboys d’Ulster, vantés déjà par Connolly,1744 permettent à O’Neill


d’illustrer « la guerre agraire des classes [qui] couvaient à travers tout le dix-
huitième siècle »1745 Concernant les sociétés secrètes, en Munster cette fois-ci,
notamment les Whiteboys, Elinor Burns note qu’elles étaient catholiques mais
que leurs bases étaient des revendications économiques.1746 Elle rajoute que :

[Les intérêts anglais] redoutaient une révolution agraire, et par conséquent, les
différences religieuses étaient utilisées pour diviser le Nord et le Sud et pour créer la
1747
dissension.

T. A. Jackson qui inscrit dans sa mise en intrigue les événements situés à partir
de la fin du XVII e siècle dans ce qu’il appelle à la suite de James Connolly, « la
Reconquête de l’Irlande par la nation irlandaise »1748 stigmatise cependant
l’action des Whiteboys comme étant « terroriste », « spontanée ».1749
Erich Strauss ne les caractérise pas de la sorte. Il juge ces sociétés secrètes
agraires comme étant inhérentes à la situation coloniale de l’Irlande qui ne
« laisse pas de place pour les mouvements légaux de paysans.»1750 Malgré leur
caractère sporadique, l’existence de ces sociétés est la preuve, selon lui de la
« force et de l’étendue de l’hostilité de masse contre l’ordre dominant […] ».1751

1743
The ruling class, of course, and its instrument of oppression, the State machine, waged merciless war against
the insurgent peasantry, B. O’Neill, op. cit., p. 27.
1744
Cf. James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 46-53.
1745
“[…]the agrarian war of the classes smouldered all through the eighteenth century […]”, B. O’Neill, op. cit.,
p. 30. Les Steelboys étant, selon O’Neill, en 1770 « la flamme héroïque » de ce feu qui couvait.
1746
E. Burns, British Imperialism in Ireland, op. cit., p. 13.
1747
“[English interests] feared an agrarian revolution, and therefore, religious differences were used to divide
North and South and to create dissension.”, ibid., p. 14. Cf. T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 166; E.
Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 53.
1748
“the Re-Conquest of Ireland by the Irish Nation.”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 93.
1749
Ibid., p. 103. Il est clair que les actes terroristes spontanés vont à l’encontre des conceptions
organisationnelles léninistes. Faut-il y voir une façon de condamner l’action de l’I.R.A. durant la Seconde
Guerre mondiale ?
1750
“The social and political system of colonial Ireland left no room for legal movements by the peasants […]”,
E. Strauss, op. cit., p. 17.
1751
“the strength and the extent of mass hostility against the prevailing order […]”, ibid., p. 28.

322
Le chef politique des communistes irlandais, James Stewart, tombe en 1992
dans le travers inverse de celui de T. A. Jackson en faisant des Levellers « les
communistes primitifs de ce temps. »1752

Le XVIII e siècle n’a pas été que le théâtre de révoltes paysannes contre
la précarisation de leurs conditions de vie. La fin du siècle a vu naître des
mouvements nationaux, demandant plus d’indépendance législative ou même
l’indépendance.

III. Nationalisme, séparatisme et tentative de


révolution bourgeoise : les turbulences de la fin du
XVIII e siècle

e
Les dernières décennies du XVIII siècle irlandais ont beaucoup attiré
les politiciens s’attelant à des travaux historiques puis les historiens de
profession. Cette période est celle où les événements révolutionnaires dans le
monde, en l’occurrence aux Etats-Unis et en Europe autour de la Révolution
française, ont eu le plus de répercussions politiques dans l’île. De surcroît, cette
époque précéda l’Union.
Quoi de mieux que les mots de C. D. Greaves pour témoigner de l’importance
qu’a revêtue cette période ? Selon lui :

1752
James Stewart, The Great Orange Myth: the Williamite War in Ireland, 1688-92, Dublin, A Communist
Party Pamphlet, (1992), p. 3. On peut sans doute y voir un écho au livre d’Hobsbawm sur les « primitifs de la
révolte ». Cf. : G. Bell, The British in Ireland: A Suitable Case for Withdrawal, Londres, Pluto, 1984, p. 17.

323
[…] à plusieurs égards les années 1770-1800 représentent le grand tournant de
l’histoire irlandaise, la période où l’Irlande contemporaine [“modern Ireland ”] naquit, et
où les forces qui ont été opérantes pendant des centaines d’années prirent une
1753
nouvelle direction.

« Un grand tournant », « des forces […] qui prirent une nouvelle direction »,
nous verrons plus en détails de quoi il est question. Que les marxistes aient une
tendance à corroborer les thèses nationalistes ou qu’ils écrivent une variante de
la version unioniste de l’histoire, ils voient tous dans cette période une charnière
où s’exprime une volonté d’indépendance et un nationalisme.

1. le Parlement de Grattan et les Volontaires

Voyons comment les marxistes traitent du sentiment national qui


s’affirmait dans la deuxième moitié du XVIII e siècle.1754
C’est encore de Connolly que vient la critique au plus haut degré de mordacité.
Avec ce qu’Étiemble appelle « les guillemets de l’ironie méprisante »,1755 le
révolutionnaire pourfend les « “patriotes” » qui dominaient la scène politique
les irlandaise à l’époque des révoltes paysannes. Et comme souvent chez
« patriotes »
et le Connolly, il réinjecte du présent dans le passé par le biais d’une comparaison
mouvement
pour blâmer les partisans du Home Rule mais également pour faire valoir sa
des
Volontaires propre action en se réclamant héritier de tout mouvement de révolte :

1753
“[…] in many respects the years 1770-1800 represent the great turning point of Irish history, the period when
modern Ireland was born, and when forces which had been operating for hundreds of years took a new
direction.” C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 6
1754
Nous avons déjà vu plus haut le rapport que l’on a tressé entre les confessions et les sentiments
nationalitaires. Il s’agit de voir ici la façon dont les marxistes ont traité les débuts du nationalisme dans son
rapport avec les classes sociales au niveau interne et sur le plan extérieur dans la remise en question de la
situation économique de subordonnée de l’Irlande dans ses relations avec l’Angleterre.
1755
Quelque part in Le Mythe Rimbaud, Genèse du mythe, 1869-1949, Bibliographie analytique et critique suivie
d’un supplément aux iconographies, Paris, Gallimard, 1968 (revue et augmentée, 1ère éd. 1952).

324
Comme leur imitateurs aujourd’hui, [ces « patriotes »] regardaient la misère du peuple
irlandais comme un moyen commode de manipulation pour l’agitation politique ; et,
comme leurs imitateurs aujourd’hui, ils étaient toujours prêts à même surenchérir sur
le gouvernement dans leur dénonciation de tous ceux qui, plus conséquents qu’eux-
1756
mêmes, s’ingéniaient à trouver un remède radical à une telle misère.

Pour Elinor Burns, l’action des « patriotes » va de pair avec les intérêts
commerciaux « à la fois catholiques et protestants » qui supportaient Grattan et
qui demandaient le libre-échange. Dans sa lecture stalinienne de communiste
des années 1930, elle avance que la guerre d’Indépendance américaine (1775-
1782) :

donna aux capitalistes irlandais leur opportunité, et la première étape de la révolution


bourgeoise en Irlande était accomplie avec l’aide de 40 000 volontaires protestants,
qui ont été armés, avec le consentement du gouvernement britannique, pour la
1757
défense de l’Irlande dans l’éventualité d’une invasion.

Les Volontaires sont ces troupes constituées suite à la guerre d’indépendance


menée par les Etats-Unis pour surveillée les côtes d’une éventuelle excursion
française comme il en eut une en 1760. Ce mouvement est apparu dès 1778 en
Ulster.1758 Les Volontaires ont servi d’argument dans la campagne pour une
indépendance parlementaire. Outre les questions de défense, la question de
1759
l’émancipation des catholiques dont Henry Grattan s’était fait le champion
faisait débat. En 1782 grâce à ce moyen de pression que représentait les
Volontaires, les « patriotes » dont parle Connolly obtiennent l’autonomie
législative et le libre-échange : la période dite du « Parlement de Grattan »
1756
“ Like their imitators to-day, they regarded the misery of the Irish people as a convenient handle for political
agitation; and, like their imitators to-day, they were ever ready to outvie even the Government in their
denunciation of all those who, more earnest than themselves, sought to find a radical cure for such misery.”,
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 49. On ne peut pourtant douter qu’il y ait une vérité
structurelle dans les propos du révolutionnaire.
1757
“gave Irish capitalists their opportunity, and the first stage of the bourgeois revolution in Ireland was
accomplished with the aid of 40, 000 Protestant volunteers, who had been armed, with the consent of the British
Government, for the defence of Ireland in the event of an invasion.”, E. Burns, British Imperialism in Ireland,
op. cit., p. 8.
1758
D. R. O’Connor Lysaght insiste sur la menace pour le pouvoir que constituait les Volontaires car ce
mouvement s’ajoutait au mécontentement des paysans protestants dont les baux arrivaient à échéance, Lysaght,
The Making of Northern Ireland (and the basis of its undoing, Dublin, Citizens Committee, 1969., p. 11.
1759
R. Foster, Modern Ireland, op. cit., p. 245. Cf. : l’émancipation des catholiques s’appuyait sur les landlords
progressifs et la classe moyenne, E. Strauss, op. cit., p. 48. Desmond Greaves insiste pour dire que le mouvement
était soutenu par la bourgeoisie catholique financièrement. C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish
Nation, op. cit., p. 23.

325
s’ouvrait. Les Volontaires représentaient, selon les marxistes, une alliance entre
la classe des landlords et les classes commerciales et industrielles
émergeantes.1760
Les marxistes, malgré leurs divergences, s’accordent à voir en cette période
l’affirmation d’un sentiment national lié aux intérêts de la classe capitaliste dont
le développement était entravé par la législation britannique.1761

Nous avons déjà vu au chapitre 3 l’historiographie marxiste des mesures


le économiques prises par le Parlement de Grattan et leurs conséquences
Parlement
de économiques. Ce qui importe à présent est la façon dont les auteurs marxistes
Grattan :
ont perçu le Parlement dans son fonctionnement, dans ce qu’il représentait et
(1782-1800)
donc dans le rôle qu’il tenait dans le cadre de la lutte des classes. Pour
Marx, « Grattan était une canaille politique »,1762 tandis que pour Connolly, il
figurait « l’homme d’Etat capitaliste idéal ; son esprit était l’esprit de la
bourgeoisie incarné. Il se souciait plus pour les intérêts de propriété que pour
les droits humains ou pour la suprématie de toute religion.»1763
Ce jugement reçoit l’assentiment de Kolpakov. Selon, l’historien soviétique,
Connolly « détrône Grattan et ses lieutenants […] »1764
Elinor Burns souligne que ce Parlement irlandais n’accueillait qu’« une petite
section de la classe possédante » de la communauté protestante. Cela lui
permet de dire, que cent ans après la colonisation de Cromwell « la différence
religieuse et raciale a correspondu dans l’ensemble à la division des
classes. »1765 T. A. Jackson verse dans l’essentialisme comme Connolly en
disant que Grattan, « comme toute sa classe […] avait horreur de la

1760
E. Strauss, op. cit., p. 44. ; D. G. Pringle, “The Northern Ireland Conflict: A Framework for Discussion”,
ANTIPODE a Radical Journal of Geography, vol. 12 (n°1). Numéro spécial sur l’Irlande, Worcester,
Massachusetts,1980, pp. 28-38, p. 34. Erich Strauss souligne que les classes moyennes étaient sans aucun doute
les plus faibles partenaires de l’alliance.
1761
Par ex. : C. Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, op. cit., p. 12., P. Hadden, Troubled times, op. cit., p.
17. Hadden affirme que cette conscience nationale s’est développée dans tout le pays. Le BICO estime que cette
conscience nationale n’est que celle de la communauté protestante au Nord-Est de l’Ulster.
1762
“Grattan was a parliamentary rogue” ,« Marx to Engels », 10 décembre 1869, in K. Marx, F. Engels, Ireland
and the Irish Question, op. cit., pp. 284-285., p. 285
1763
“the ideal capitalist statesman; his spirit was the spirit of the bourgeoisie incarnate. He cared more for the
interests of property than for human rights or for the supremacy of any religion.”, James Connolly, Labour in
Irish History, op. cit., p. 71.
1764
A. D. Kolpakov, « Soviet Historian on Connolly », op. cit., p. 510.
1765
“For a hundred years or so after Cromwell’s colonisation of Ireland, religious and racial difference had
corresponded on the whole with the division of classes.”, E. Burns, British Imperialism in Ireland, op. cit., p. 9.

326
démocratie »1766 et que le politicien irlandais voulait ouvrir le droit de vote aux
catholiques « pour élargir la base des intérêts de propriété représentés au
Parlement. »1767
Erich Strauss est beaucoup plus mesuré, mais il partage la dernière analyse
citée de Jackson. Il considère que l’abrogation de la Loi Poynings en 1782 et
donc la relative indépendance législative dont jouissait dorénavant le Parlement
irlandais n’était certes « pas du tout une révolution mais le sous-produit
1768
politique d’un réajustement économique […] » Cette décision politique s’est
effectuée sous l’impulsion des Whigs, des nobles terriens anglais et anglo-
irlandais dont l’intérêt de classe résidait dans l’élargissement du système
représentatif à la classe moyenne.1769
Le BICO, quant à lui, dénonce une nouvelle fois la version nationaliste
de l’histoire. Brendan Clifford se montre ironique sur cette historiographie qui
« voit le cours de l’histoire irlandaise comme étant déterminée par la législation
britannique.»1770 Clifford met en avant que le Parlement n’avait pas d’exécutif.
Ce pouvoir était détenu par Westminster. Toujours avec causticité, Clifford
dépeint un Grattan qui « faisait des discours parlementaires et proposait des
motions, et attendait que des changements sociaux concrets suivraient ces
mots. »1771 Pour l’auteur de The Economics of Partition, le Parlement de
Grattan se trouve n’être même pas un Parlement bourgeois.1772 « C’était un
Parlement corrompu de landlords »1773 qui refusa de porter les réformes
agraires nécessaires et qui n’était pour rien dans l’essor économique de la
période.1774

1766
“Like all his class Grattan had horror of democracy”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 111.
1767
“to broaden the base of the property interests represented in Parliament”, ibid., p. 111. Cf. description du
combat politique entre Flood et Grattan, ibid., pp. 111-113.
1768
[…] requis par l’absurdité d’un pays débiteur étant forcé de payer ses dettes, tandis qu’en même temps le
créditeur l’empêchait de le faire ». “[…] it was not a revolution at all but the political by-product of an economic
readjustment demanded by the absurdity of a debtor country being compelled to pay its debts, while at the same
time the creditor prevented it from doing so.”, E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p.
47.
1769
Ibid., p. 48.
1770
“It sees the course of Irish history as being determined by British legislation.”, BICO, The Economics of
Partition, op. cit., p. 35. Lysaght parle aussi du caractère légendaire de ce Parlement pour le mouvement
nationaliste. D. R. O’Connor Lysaght, The Republic of Ireland, op. cit., p. 13.
1771
“He made Parliamentary speeches and proposed motions, and expected actual social changes to follow from
these words.”, BICO, The Economics of Partition, op. cit.,p. 35.
1772
Ibid., p. 37.
1773
“It was a corrupt landlord Parliament.”, ibid., p. 37. Cf. p. 38. Grattan’s Parliament represented the rack-
renting landlord interest. The few democrats who penetrated it could only engage in impotent speechmaking.
1774
Cf. B. Probert, Beyond Orange and Green, op. cit., p. 25.

327
Par ailleurs, Brendan Clifford soutient que les quelques mesures prises en
faveur des catholiques « étaient promulguées sous la pression du
Gouvernement Britannique. »1775

James Connolly intitule le chapitre 6 de son Labour in Irish History « La


une trahison trahison capitaliste des Volontaires irlandais.» Il reproche à la politique de
capitaliste
des « patriotisme » de ne s’être occupée de l’aspect économique et non de l’aspect
Volontaires ?
politique. Après avoir obtenu le libre échange, il accuse les leaders des
Volontaires de s’être défaussés quand il s’agissait d’obtenir les droits politiques
que revendiquaient la population et la base de ces troupes supplétives.1776
Ainsi, pour Connolly :

Les Volontaires se sont, en fait, rendus sans coup férir. La responsabilité de cette
1777
honteuse capitulation incombe entièrement à la classe capitaliste irlandaise.

Le révolutionnaire insiste sur la peur qu’avait la classe capitaliste du peuple. Et


comme elle craignait le peuple bien plus que la Grande-Bretagne, la classe
capitaliste préféra se tourner de nouveau vers l’aristocratie.1778
Strauss voit le défaut du programme de Grattan dans « l’incompatibilité » des
intérêts entre d’une part, les landlords tenant aux liens de l’Irlande d’avec la
Grande-Bretagne et se voyant toujours comme sa garnison et d’autre part, la
bourgeoisie urbaine ascendante (aile gauche) voulant surtout une politique
1779
protectionniste pour le commerce et l’industrie irlandais. Le marxiste
autrichien décèle une « polarisation complète de la politique irlandaise durant le
Parlement de Grattan »1780 créée par la non-application des réformes en
lesquelles les classes moyennes avaient eu beaucoup d’espoirs. Le vide

1775
“The few Catholic relief measures enacted by Grattan’s Parliament were enacted only under pressure from
the British Government.”, BICO, The Two Irish Nations, op. cit.,, p. 20.
1776
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 66.
1777
“The Volunteers had, in fact, surrendered without a blow. The responsibility for this shameful surrender rests
entirely upon the Irish capitalist class.”, James Connolly, ibid., p. 67. d’où sa formule : « Les travailleurs
combattirent, les capitalistes bradèrent, et les hommes de lois bluffèrent. » “The working men fought, the
capitalists sold out, and the lawyers bluffed.”, ibid., p. 68. S’opposant à cette lecture : K. Allen, The Politics of
James Connolly, op. cit., p. 88
1778
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 68. Cf. : C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the
Irish Nation, op. cit., p. 24.
1779
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, p. 48. Cf. aussi : p. 44.
1780
“a complete polarisation of the Irish politics during Grattan’s Parliament.”, E. Strauss, op. cit., p. 49.

328
politique existait pour un mouvement plus radical qui se transformait en une
« société secrète révolutionnaire ».1781

2. l’insurrection des Irlandais Unis

Il est révélateur que Connolly ait choisi de mettre en exergue au chapitre


VII de son Labour in Irish History les mots fameux du leader des United
Irishmen, Theobald Wolfe Tone (1763-98) écrit à Paris en 1796 :

Notre liberté doit être obtenue à tout prix. Si les hommes nantis (the men of property)
ne nous aident pas, ils doivent chuter; nous nous délivrerons nous-mêmes avec l’aide
de cette large et respectable classe de la communauté – les hommes sans
1782
« propriété » (the men of no property).

the men
of Connolly a mal interprété ces mots du nationaliste irlandais. Connolly, le
no property
e
socialiste du début du XX siècle prend ces “men of no property” pour les
prolétaires décrits par Engels et Marx ou des paysans sans terres. Il en arrive
ainsi à écrire que Tone fondait ses espoirs sur une sorte de « guerre de
classes ».1783 Commentant une allocution des Irlandais Unis, il affirme qu’il
serait difficile de trouver dans la littérature socialiste quelque chose de plus
internationaliste « dans sa portée et dans ses buts » et ayant un tel caractère
de classe « dans ses méthodes ».1784
Les socialistes républicains de la génération suivante se sont également
réclamés de l’héritage de Tone. Ainsi, en 1965 Peadar O’Donnell est assuré

1781
Ibid.
1782
“Our freedom must be had at all hazards. If the men of property will not help us they must fall; we will free
ourselves by the aid of that large and respectable class of the community – the men of no property.” Cité in
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 75.
1783
“Tone built up his hopes upon a successful prosecution of a class war […]”, ibid., p. 88.
1784
Ibid., p. 91. Il voit d’ailleurs dans une résolution un écho aux méthodes « suivies avec tellement de succès »
des Socialistes d’Europe de son temps. (Il doit penser particulièrement au SPD)., ibid., pp. 95-96.

329
que « l’espoir d’indépendance de l’Irlande repose encore sur cette “large et
respectable section du peuple, the men of no property ” »1785
Or, au XVIII e siècle, le mot “property” équivaut à “landed property” c’est-à-dire
« propriété foncière » appartenant à la classe aristocratique. Ainsi, alors que
Connolly et les socialistes républicains ont compris, par anachronisme, que
l’expression “the men of no property “ faisait référence aux pauvres, à ceux qui
n’ont que leur force de travail, Wolfe Tone en appelait à la classe moyenne. Si
Tone avait une lecture de classe, ce n’était donc pas pour émanciper toute
l’humanité, mais bien pour que la classe moyenne fasse plier l’aristocratie sur la
question de l’indépendance.1786
Connolly replace le phénomène Wolfe Tone, dans le contexte d’une
législation restrictive passée par Westminster sous la pression des capitalistes
anglais et qui a mécontenté le capitalisme irlandais. Ce capitalisme irlandais
affirme ses ambitions sur le plan économique et politique sans « avoir le
pouvoir ou le courage d’être révolutionnaire ».1787 Pour Connolly, le schéma est
simple :

c’était une répétition du drame toujours récurrent de l’invasion anglaise et de la


1788
défausse anglo-irlandaise avec l’habituel arrière-plan économique.

Cette absence de caractère révolutionnaire, cette « défausse anglo-irlandaise »


est celle des landlords, de cette classe dominante dont le primat est une
séquelle de la conquête. Pour le révolutionnaire, nous l’avons déjà vu, « leur
pseudo-patriotisme était simplement inspiré par la peur qu’ils doivent être
dépossédés à leur tour comme ils ont dépossédé d’autres. »1789 Connolly tente

1785
“Ireland’s hope of independence still rest in that ‘large and respectable section of the people, the men of no
property.’ ”, “Introduction” (1965) in Peadar O’Donnell, The Gates Flew Open, Cork, The Mercier Press, 1965
(1ère éd. 1932), p. 6. La phrase correcte est bien celle citée par Connolly. O’Donnell écrira par ailleurs que son
ami Liam Mellows était « un grand Fenian qui vit les pauvres comme la force de liberté de la nation ; comme l’a
fait Tone », “a great Fenian who saw the poor as the freedom force of the nation; as Tone did.” in P. O’Donnell,
There will be Another Day, Dublin, The Dolmen Press, 1963, p. 11.
1786
Richard English, Radicals and the Republic : Socialist Republicanism in the Irish Free State, 1925-1937,
Oxford, Clarendon Press, 1994., pp. 54-55. Du même auteur, Irish Freedom, The History of Nationalism in
Ireland, Londres, Macmillan, 2006, pp. 100-101. Richard English s’appuie sur Marianne Elliott, Wolfe Tone:
Prophet of Irish Independence, New Haven, Yale University Press, 1989 et Jim Smyth, The Men of No Property:
Irish Radicals and Popular Politics in the Late Eighteenth Century, Dublin, Gill and Macmillan, 1992.
1787
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 85.
1788
“It was a re-staging of the ever-recurring drama of English invasion and Anglo-Irish disaffection, with the
usual economic background.”, ibid., p. 85.
1789
“their so-called Irish patriotism was simply inspired by the fear that they should be dispossessed in their turn

330
de mettre en avant la vérité économique nue du « patriotisme » des landlords
alors que les historiens qui l’ont précédé et ceux de son temps habillent cet
intérêt de mythes comme l’amour de l’île, de la culture gaélique, etc. ...1790
Le marxiste irlandais prend en compte deux procès qu’il décèle dans l’histoire
et qui lui permettent d’asseoir et de justifier son action politique. Il pense
premièrement, que comme la répression sanglante de Cromwell a brisé les
clans, l’ « idée irlandaise » ne pourra prendre sa revanche qu’à travers une
« résurrection Nationale ».1791 La « disparition totale de l’Ordre Social
Irlandais »1792 a également été occasionnée par « un long et douloureux
processus d’assimilation du système social du conquérant »1793 basé sur la
propriété privée. La mise en place de ce système a ainsi créé une seconde
condition : « le développement et l’accentuation des distinctions de classe
parmi les conquérants. »1794
Dans l’esprit de Connolly, parallèlement à l’affirmation du capitalisme
irlandais par rapport à l’Angleterre, les manufacturiers protestants se sont donc
éloignés des prolétaires protestants. Ainsi « chacune de ces deux nations »,1795
l’une catholique, l’autre protestante « était divisée en deux autres, les riches et
les pauvres. »1796 Voici où Connolly veut en venir :

Les temps étaient propices à une union des deux démocraties d’Irlande. Elles sont
venues d’horizons largement différents à travers la vallée de la désillusion et du
désappointement pour finalement se rencontrer dans les eaux unificatrices d’une
souffrance commune.
Pour accomplir cette union des deux démocraties d’Irlande, et en faire une
force vivante dans la vie de la nation, était requis l’activité d’un révolutionnaire muni
suffisamment d’une stature de chef d’Etat pour trouver un point commun sur lequel les
deux éléments pourraient s’unir, et quelque grand événement, suffisamment
dramatique dans son caractère, pour retenir l’attention de tous et les enflammer d’un
sentiment commun. Le premier, l’Homme, révolutionnaire et homme d’Etat, s’incarnait
dans la personne de Theobald Wolfe Tone, et le second, l’Evénement, dans la

as they had dispossessed others.”, ibid., p. 85.


1790
Ibid., pp. 85-86.
1791
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 83.
1792
“the total disappearance of the Irish Social Order”, ibid., p. 84.
1793
“a slow and painful process of assimilating the social system of the conqueror”, ibid., p. 84.
1794
“the growth and accentuation of class distinctions amongst the conquerors”, ibid., p. 84
1795
“each of those two nations”, ibid., p. 86. Nous soulignons. Il est peut-être révélateur que Connolly parle de
« Catholiques et non-Catholiques ».
1796
“was divided into other two, the rich and the poor.”, ibid., p. 86.

331
1797
Révolution française.

Nous comprenons mieux l’anachronisme qui a amené Connolly à faire de Tone


un socialiste. La posture de Connolly est celle d’un révolutionnaire qui entend
réaliser l’union des ouvriers catholiques et protestants à travers un projet
commun : l’indépendance de l’Irlande. En s’identifiant au plus célèbre des
indépendantistes, il l’a chargé de ses propres valeurs et de sa vision du
monde.1798 Cette posture révolutionnaire offre, en plus, une lumière
supplémentaire à sa participation aux Pâques Sanglantes de 1916. Il serait cet
« Homme » profitant de « l’Événement […] suffisamment dramatique dans son
caractère » de la Première Guerre mondiale.

Les communistes ont une lecture différente. Elinor Burns souligne que
« la force d’entraînement de la lutte nationaliste en Irlande était la révolte de la
paysannerie » 1799 contre le landlordisme. Elle ajoute qu’à la veille de 1798 les
classes nationales irlandaises étaient « impliquées dans la première
étape »,1800 c’est-à-dire l’indépendance nationale indispensable pour accéder à
la seconde : le socialisme.1801 Contrairement à Connolly, Burns n’idéalise pas
Wolfe Tone et pense que les dirigeants des Irlandais Unis composés de
« presbytériens et catholiques appartenant à la classe professionnelle et

1797
“The times were propitious for a union of the two democracies of Ireland. They had travelled from widely
different points through the valley of disillusion and disappointment to meet at last by the unifying waters of a
common suffering.
To accomplish this union, and make it a living force in the life of the nation, there was required the
activity of a revolutionist with statesmanship enough to find a common point upon which the two elements could
unite, and some great event, dramatic enough in its character, to arrest the attention of all and fire them with a
common feeling. The first, the Man, revolutionist and statesman, was found in the person of Theobald Wolfe
Tone, and the second, the Event, in the French Revolution.”, ibid., p. 86-87. L’historien soviétique Kolpakov
écrit que « Connolly révèle le vrai caractère et les principes de base des Irlandais Unis. » “Connolly reveals the
true character and the basic principles of the United Irishmen.”, . D. Kolpakov, « Soviet Historian on Connolly »,
op. cit. p. 510
1798
Mellows et O’Donnell, qui ont lu Labour in Irish History (nous le savons par C. D. Greaves, Liam Mellows
and the Irish Revolution, Londres, Lawrence and Wishart, 2005 (1ère éd. 1971), p. 149) n’ont fait que répéter son
erreur.
1799
Citation non tronquée : “In the later years of the eighteenth century, and all through the nineteenth century,
the driving force of the nationalist struggle in Ireland was the revolt of the peasantry against the terrible
conditions imposed on them by British landlordism.”, E. Burns, British Imperialism in Ireland, op. cit., p. 10.
1800
“involved in the first stage”., ibid., p. 10.
1801
Rappelons que « la théorie des deux étapes » est la reprise par le pouvoir stalinien des thèses exprimées par
Lénine dans Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique (1907). Selon cette théorie,
un pays sous-développé sous le joug d’une puissance colonisatrice (la théorie semble avoir été ressortie à la fin
des années vingt particulièrement pour le cas chinois ) doit dans un premier temps obtenir leur indépendance en
s’alliant avec la bourgeoisie nationale puis, dans un second temps, faire la révolution pour réaliser le socialisme.

332
capitaliste »,1802 tentaient simplement d’obtenir plus de concessions pour le
capitalisme irlandais.1803 Les communistes soulignent particulièrement que c’est
le sang du petit peuple qui a été versé.1804
Plus tard, Thomas Alfred Jackson, malgré le manque d’organisation du
mouvement,1805 soulignera que « la grande réalisation des Irlandais Unis » a
été de regrouper Catholiques et Protestants dans un même mouvement
indépendantiste.1806 Wolfe Tone est loué pour son « courage », son « génie
politique » de premier plan,1807 ou sa « grandeur ».1808
Desmond Greaves insiste aussi sur le fait que Tone aurait très bien
compris les enjeux de classe de l’insurrection qu’il allait mener pour
l’indépendance.1809 Le plus intéressant dans son interprétation et le plus
révélateur de sa propre pensée est que, malgré l’échec du projet des United
Irishmen, il voit que dorénavant « la nation irlandaise était […] irrévocablement
formée. »1810
Cette disposition de D. Greaves à voir que la nation était formée, partagée par
Michael Farrell par exemple comme nous allons le voir, se retrouve dans les
trois « principes stratégiques » que le rédacteur en chef de l’Irish Democrat voit
comme étant les legs des Irlandais Unis : 1.) « l’unité du peuple irlandais,
quelque soit la croyance religieuse, autour des demandes des classes

1802
“Presbyterians and Catholics belonging to the professional and capitalist class.”, E. Burns, British
Imperialism in Ireland, op. cit., p. 14.
1803
E. Burns, ibid., p. 15. Ralf Fox insiste davantage sur le caractère révolutionnaire international : « 1798-1799
était le plus haut point atteint par le mouvement irlandais parce que c’est alors que le prolétariat était en train
d’unir et mener l’action spontanée de la paysannerie, parce que la Révolution irlandaise se jouait de concert avec
le mouvement révolutionnaire mondial. », “1798-1799 was the highest point reached by the Irish movement
because here the proletariat was uniting and leading the spontaneous action of the peasantry, because the Irish
revolution was acting in concert with the world revolutionary movement.”, R. Fox, Marx, Engels and Lenin on
the Irish Revolution, op. cit., p. 8.
1804
E. Burns souligne que :« presque tous les Irlandais tués dans le combat appartenait à la classe paysanne. »,
“Nearly all the Irish killed in the fighting belonged to the peasant class.”, E. Burns, British Imperialism in
Ireland, op. cit., p. 15. et Brian O’Neill voit que la « colonne vertébrale de l’insurrection » a été fournie par les
paysans et les ouvriers tisserands (hand-loom weavers), B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p.
35.
1805
T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 134. notamment entre la ville et la campagne.
1806
T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 114.
1807
Ibid., p. 118. Cf. : la description du geste de défiance que représentait le suicide de Tone (certains historiens
discutent la thèse du suicide), Cf. : ibid., p. 186.
1808
C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 61.
1809
C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, Connolly Publications Ltd., 1989 (1ère éd. 1963),
p. 55.
1810
“But the Irish nation was now irrevocably formed.”, ibid., p. 60.

333
exploitées les plus nombreuses. »1811 2.) la solidarité du mouvement avec les
forces démocratiques en Grande-Bretagne et 3.) la nécessité de se tourner vers
les pays à la tête du progrès politique, d’abord la France et les Etats-Unis puis
l’URSS.1812 Il s’agit, ni plus ni moins, du programme de la Connolly’s
Association et de la politique à laquelle Greaves a voué sa vie.
Pour le trotskyste D. R. O’Connor Lysaght la « lutte [des Irlandais Unis]
se déclencha trop tôt »1813 et qu’ils s’y sont pris trop tard pour faire converger à
leur lutte les intérêts de la paysannerie pressurisée (“rack-rented peasantry”).
Parallèlement, les tenanciers du Nord étaient divisés sur le plan confessionnel.
Michael Farrell s’attache, quant à lui, à définir l’impact du mouvement sur
la constitution de la nation irlandaise :

La rébellion de 98 était un tournant majeur dans l’histoire irlandaise contemporaine


[…] Elle était basée sur l’intérêt économique propre de la classe moyenne ascendante
mais [les membres de cette classe] générèrent leur propre idéologie nationaliste pour
justifier [cet intérêt] et se faisant se sont consciemment identifiés avec les vieux
habitants autochtones. Après 1798, la population protestante du nord ne pouvait plus
être vue comme simplement une garnison britannique étrangère en Irlande –
l’équivalent des colons en Algérie. Mais ils ne pouvaient non plus [être vus] comme
une seconde et séparée nation en Irlande depuis que leur section la plus progressive
s’était délibérément identifiée avec, [et] avait même créé le concept de nationalisme
1814
irlandais révolutionnaire.

1811
C’est-à-dire la paysannerie puis le prolétariat. “The unity of the Irish people, irrespective of religious belief
around the demands of the most numerous exploited classes.”, C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish
Revolution, Londres, Lawrence and Wishart, 2005 (1ère éd. 1971), p. 8.
1812
Cf. : aussi, C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 61.
1813
“their struggle climaxed too early”, The Republic of Ireland, op. cit., p. 16. Marx estimait lui-même que le
mouvement révolutionnaire était « trop avancé », cité in Ralf Fox, Marx, Engels and Lenin on the Irish
Revolution, Cork, The Cork Workers’Club, “Historical Reprints n° 3”, n.d. 197? (1ère éd. Londres, Modern
Books Ltd., 1932), p. 8.
1814
“The ’98 rebellion was a major turning point in modern Irish history […] It was based on the economic self-
interest of the rising middle-class but they generated their own nationalist ideology to justify it and in doing so
consciously identified with the old native inhabitants. After 1798 the Protestant population of the North could no
longer be seen merely as an alien British garrison in Ireland – the equivalent of the colons in Algeria. But neither
could they as a second and separate nation in Ireland since their most progressive section had deliberately
identified with, even created the concept of revolutionary Irish Nationalism.”, Northern Star, n° 5, cité in BICO,
The Two Irish Nations: A Reply to Michael Farrell, Belfast, BICO, 1975 (1ère éd. de la 1ère partie : Oct. 1971,
de la 2nd partie: avril 1973), pp. 14-15. Pour dénoncer cette thèse de Michael Farrell, B. Clifford et le BICO fait
un parallèle avec la tentative de John Redmond de faire coïncider les communautés dans un même destin
national à partir d’une convention des Volontaires en 1782 qui rendit possible l’admission des Catholiques.
BICO, ibid., p. 14.

334
L’idée que 1798 est un « tournant majeur » n’est pas nouveau.1815 Mais la
question dépasse l’historiographie. L’intérêt pour Michael Farrell est de gagner
les gauches irlandaise et britannique voire les ouvriers nord-irlandais à sa
cause. La politique du People’s Democracy était de faire s’écrouler le Stormont.
En faisant de 1798, l’acte fondateur de la nation irlandaise à la fois catholique
et protestante, on perçoit que sa logique voudrait présenter le régime ulstérien
comme un édifice fondé dans les années vingt par les capitalistes en jouant sur
les intérêts matériels des protestants et qui a ainsi divisé la nation. Cette
position lui permet de répondre au BICO et à sa « Théorie des deux Nations » à
laquelle il fait référence. [pour le BICO, cf. plus bas]
Roger Faligot donne sensiblement la même interprétation que Mike Farrell aux
1816
événements tout en déplorant la « conception blanquiste » présidant aux
actions de Wolfe Tone et qui « va marquer le mouvement Fenian et l’I.R.A. »1817
Près de deux décennies plus tard, le trotskyste nord-irlandais Peter Hadden, ne
rend compte de cette période que comme une tentative de révolution
bourgeoise 1818 menée par un mouvement, les Irlandais Unis, qui représentait la
victoire des idées révolutionnaires sur le réformisme constitutionnel qui prévalu
de nouveau au XIX e siècle.1819
Erich Strauss désigne les United Irishmen comme « un mouvement de
régénération nationale et sociale »1820 qui dépassait l’Ulster et la communauté
protestante malgré le fait qu’il ait été lancé par des hommes d’affaires
protestants et qu’il eut le plus grand succès en Ulster.
En 1792, grâce à l’activisme des Irlandais Unis, le Premier ministre britannique
Pitt donne son accord pour l’octroi du droit de vote aux Catholiques. Selon
Strauss, c’est à ce niveau que résidait la plus grande réussite de l’alliance entre
les Irlandais Unis et la classe moyenne catholique. Mais les marchands

1815
Desmond Greaves, nous l’avons vu, voyait la période 1770-1800 comme le « grand tournant » de l’histoire
irlandais (C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 6) et sous-entend que 1798 avait
une part essentielle dans ce tournant.
1816
R. Faligot, La Résistance irlandaise, op. cit., p. 74. Cf. aussi des versions universitaires, James Anderson,
“Regions and Religions in Ireland, A Short Critique of the ‘Two Nations’ Theory”, ANTIPODE a Radical
Journal of Geography, vol. 12 (n°1). Numéro spécial sur l’Irlande, Worcester, Massachusetts,1980, pp. 44-53, p.
45 ou Dianne Perrons, “Ireland and the Break-up of Britain”, ANTIPODE, ibid., pp. 53- 66, p. 58.
1817
R. Faligot, ibid., p. 105.
1818
Peter Hadden, Troubled times, The National Question in Ireland, Dublin, Herald Books, 1995, p. 19.
1819
Ibid., p. 28.
1820
“a movement of national and social regeneration.”, E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy,
Londres, Methuen, 1951, p. 49.

335
1821
catholiques n’étaient pas du tout révolutionnaires et le marxiste autrichien
les décrit comme apeurés de leur propre victoire. Pour renverser le système, ils
auraient dû continuer à s’appuyer sur les masses pour renverser l’aristocratie.
Or c’est vers cette dernière que la classe moyenne catholique se tourna pour
conserver ses acquis.1822 Strauss évoque la suite des événements à travers la
répression, les idées américaines et françaises, la tentative d’insurrection de
1798, décrite comme une « convulsion finale »1823 menée en particulier par
certains éléments des Irlandais Unis issus de la classe moyenne catholique. Il
clôt l’épisode en disant que :

La suppression des rebelles était organisée et supervisée par les classes supérieures
irlandaises dans leur ensemble, à la fois protestantes et catholiques, mais son résultat
immédiat était le renforcement du parti des landlords [“ascendancy party ”], qui s’était
1824
constamment opposé à toute concession aux masses […]

La lecture de 1798 et des United Irishmen du BICO est totalement différente de


celle de Connolly, des communistes et de celle de Michael Farrell à laquelle elle
entend répondre. Ainsi, l’interprétation de Michael Farrell qui voit les débuts de
la nation irlandaise en 1798 ou celle de John Redmond qui la fait naître en 1792
sont désignés dans The Two Irish Nations comme des « fraudes ».1825
1798 n’est pas un « tournant majeur » et son échec est à comprendre « comme
le résultat de la faiblesse dans l’Irlande entière des forces économiques et
politiques réelles nécessaires pour accomplir la révolution démocratique et
nationale. »1826 Le développement inégal entre la région manufacturière du
Nord-Est de l’Ulster et les autres régions à prédominance agricole du reste de
l’île, fait que diffèrent en conséquence la superstructure, les idées et en
particulier le sentiment national. De ce fait, selon le BICO :

1821
Tone disait d’eux qu’ils étaient de « mauvais révolutionnaires », E. Strauss, ibid., p. 50.
1822
Ibid.
1823
Ibid., p. 54. Pour Colm Regan, cette tentative indépendantiste était trop tardive, l’Irlande ne pouvant
économiquement concourir contre la puissance industrielle britannique. Colm Regan, “Economic Development
in Ireland: The Historical Dimension”, in ANTIPODE, op. cit., p. 10.
1824
“The suppression of the rebels was organised and supervised by the Irish upper classes as a whole, both
Protestant and Catholic, but its immediate result was the strengthening of the ascendancy party, which had
consistently opposed any concessions to the masses […], ibid., p. 55.
1825
BICO, The Two Irish Nations, op. cit., p. 16.
1826
“as an outcome of the weakness in Ireland as a whole of the real economic and political forces necessary for
accomplishing democratic and national revolution.”, BICO, The Two Irish Nations, op. cit., p. 18.

336
Les Irlandais Unis n’étaient pas une alliance de deux mouvements nationaux. Ils
étaient une tentative d’étendre le mouvement national de la communauté protestante
1827
afin d’y inclure la population catholique.

Cette « tentative », selon l’organisation staliniste, a été effectuée par la partie la


plus radicale du mouvement national porté par les Protestants, en particulier les
Dissidents venus d’Écosse. Mais l’Union allait bientôt prouver aux nationalistes
de 1798 qu’elle leur offrait des raisons économiques pour s’épanouir en son
sein.

L’insurrection avortée de Robert Emmet en 1803 est considérée par des


Robert
Emmet historiens aussi diamétralement opposés que le communiste britannique
& 1828 1829
1803 Thomas Alfred Jackson et Roy Foster le titulaire de la chaire d’histoire
irlandaise à Oxford et du titre de « plus flamboyant » révisionniste accordé par
certains de ses détracteurs, 1830 comme une résurgence de 1798. Nous prenons
donc cette insurrection comme telle bien qu’elle soit ultérieure à la loi d’Union à
la Grande-Bretagne.
Pour Connolly, par rapport à l’insurrection de 1798, la conspiration
d’Emmet était « encore plus nettement démocratique, internationale et
populaire dans ses sympathies et affiliations »1831 et possédait en plus un
caractère ouvrier supplémentaire. James Connolly fait de Robert Emmet, « le
plus idéalisé, le plus universellement loué de tous les martyrs irlandais »1832,
une sorte de socialiste :

Il croyait dans la fraternité des oppressés, et dans la communauté des nations libres,
1833
et mourut pour son idéal.

1827
“The United Irishmen were not an alliance of two national movements. They were an attempt to extend the
national movement of the Protestant community so as to include the Catholic population in it.”, ibid., p. 26. Cf.
aussi: BICO, On the “Historic Irish Nation”, Belfast, BICO, janvier 1972, p. 3. Il est dit qu’après l’échec des
Irlandais Unis, la division entre Catholiques et Protestants était maintenue mais, dans ce qui rappelle le propos de
Michael Farrell dans une autre optique, qu’après il est absurde de prendre les protestants pour une colonie.
1828
T. A . Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 187.
1829
Roy Foster, Modern Ireland, 1600-1972, Londres, Penguin Books, 1989, pp. 285-286.
1830
Brendan Clifford, Julianne Herlihy, Envoi, Taking Leave Of Roy Foster, Cork, Aubane Historical Society,
2006.
1831
“even more distinctly democratic, international and popular in its sympathies and affiliations.”, James
Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 98.
1832
“the most idolised, the most universally praised of all Irish martyrs”, ibid., p. 102.
1833
“He believed in the brotherhood of the oppressed, and in the community of free nations, and died for his
ideal.”, ibid., p. 102. Cf. aussi p. 103 sur l’affranchissement politique des producteurs. Peut-être qu’encore une

337
Les communistes ne se sont pas attardés beaucoup sur Robert Emmet et son
insurrection. Brian O’Neill critique son manque d’organisation.1834 Quant à T. A.
Jackson, s’il voit son plan comme étant « essentiellement banquiste »,1835 il
n’en demeure pas moins que cette tentative d’insurrection était, selon lui,
l’expression historique de la nation en formation.1836


Ce chapitre nous a permis de comprendre comment ceux qui entendent
écrire une histoire marxiste sur l’Irlande percevaient le système des clans gaëls,
les conquêtes, le féodalisme. Les lacunes de leurs travaux sont frappantes :
rien n’a été écrit de profond sur les structures des sociétés dans le cadre de ces
« modes de production », aucune description des masses paysannes, mises à
part les évocations des révoltes du XVIII e siècle, qui sont pourtant censées faire
l’histoire selon le scénario marxiste. Cela s’explique par le manque de moyens
des militants qui se sont intéressés à ces périodes. Leurs récits schématiques
et leurs projections permettent cependant d’éclairer leurs propres politiques.
Nous avons vu aussi que les scripteurs marxistes liaient le sentiment national
aux besoins du capitalisme. Si pour les marxistes en général, la Révolution
française a résolu d’un coup le conflit entre féodalisme et capitalisme dans le
pays du « coq gaulois »,1837 l’échec de son écho irlandais de 1798 a laissé le
problème en suspens.

Sautons quelques pages et intéressons-nous à l’Irlande catholique du


Sud en passe d’arracher son indépendance.

fois, Connolly écrit son portrait anticipé ou ici son épitaphe.


1834
B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, Londres, Martin Lawrence Limited, 1933, p. 16.
1835
T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 193.
1836
Ibid., p. 197.
1837
Andreas Dorpalen, German History in Marxist Perspective, op. cit., p. 168

338
Chapitre 5 :

La Révolution irlandaise n’est pas


terminée :
révolution nationale, figure tutélaire de Connolly
et régime du Sud

« Nous étions probablement les révolutionnaires les plus conservateurs


[…] qui n’ont jamais mis en place une révolution couronnée de succès », disait
à juste titre Kevin O’Higgins, l’homme fort du premier gouvernement de l’État
Libre irlandais.1838 Si l’idéologie de ceux qui ont réalisé la révolution
nationale était dans ses fondements déjà conservatrice,1839 la réalité du
pouvoir mua le nationalisme des révolutionnaires en conservatisme
économique, social et culturel.1840
La Partition de l’île laissait deux États qui ne faisaient pas grand chose pour
donner un aspect moins prophétique aux mots de Connolly qui prévoyait en

1838
“We were probably the most conservative minded revolutionaries that ever put through a successful
revolution.” Cité in Joseph Lee, Ireland, 1912-1985, Politics and Society, Cambridge, Cambridge University
Press, 1995 (1ère éd. 1989), p. 105.
1839
Cf. : M. Goldring, L’Irlande: Idéologie d’une révolution nationale, Paris, Editions sociales, 1975.
1840
Terence Brown, Ireland, A Social and Cultural History, 1922-1985, Londres, Fontana Press, 1985, pp. 14-
15, p. 18.

339
mars 1914 que l'édification d’une telle frontière « signifierait un carnaval de
réaction au Nord comme au Sud ».1841
En plus de l’historiographie marxiste de la révolution nationale, qui reste pour
les militants « anti-impérialistes » une révolution manquée, incomplète car
n’aboutissant à une République des Travailleurs, nous verrons comment
Connolly dont le destin représente l’échec du socialisme en Irlande et dont la
figure et les écrits ont eu une importance déterminante sur la gauche irlandaise
a été traité par les différents scripteurs marxistes.
Ce chapitre s’intéressera enfin à l’historiographie du régime qui est né au Sud
du Traité Anglo-irlandais de décembre 1921 : l’État Libre devenu l’Éire en 1937
puis la République d’Irlande en 1948. Les marxistes étaient prédisposés à
s’intéresser aux conflits de classes et au rôle de ces classes quant au choix du
pouvoir de mener une politique économique protectionniste ou de libre-échange
avec la Grande-Bretagne et quant à la décision d’entrer dans le marché
européen commun.

I. Penser la révolution nationale

Dans leur article de 1972 publié dans les Temps Modernes, Philippe
Daufouy et Serge Van der Straeten soulignent que :

C’est de 1880 à l’indépendance de 1922 que l’Irlande va acquérir sa configuration


actuelle ; les classes sociales vont s’y fixer et leur antagonisme se posera en des

1841
“would mean a carnival of reaction both North and South”, James Connolly, “Labour and the Proposed
Partition of Ireland”, in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 392-393, p.
393.

340
1842
termes que nous connaissons encore aujourd’hui.

1843
Les marxistes ont étudié les années précédant la révolution nationale
principalement d’après les forces politiques en présence.

e
1. L’Etat des forces politiques au début du XX : analyse des classes &
impérialisme

La figure de John Redmond et le nationalisme parlementaire qu’il


représente sont les anti-Easter Rising par excellence. Redmond qui avait fini en
1900 par réunir derrière son nom l’Irish Parliamentary Party et donc par se
John Redmond
et le poser en héritier de James Stewart Parnell a été différemment apprécié par les
nationalisme
parlementaire historiens. La tendance est passée d’un certain dédain à une réévaluation. Les
marxistes ont même exacerbé le débat.
Pour Connolly, dès ses débuts et malgré Parnell, le Home Rule était une
« compensation » des politiciens de classe moyenne pour leur trahison. Cette
classe moyenne ne tirant sa prospérité qu’à travers le commerce avec
l’« ‘ennemi saxon’ » et ne se complaisant que dans la phraséologie
parlementaire.1844 T. A. Jackson ne fait que constater la « fatale erreur » du
leader nationaliste d’appuyer l’effort de guerre britannique en 1914.1845
Erich Strauss insiste lui aussi sur le conservatisme du mouvement nationaliste
parlementaire. Il voit son cléricalisme comme le « dénominateur commun pour
l’alliance de la classe moyenne rurale du Sud […] avec l’Ouest aspirant à la
terre [“land-hungry”] et la population paria catholique de l’Ulster industrielle

1842
S. Van der Straeten, Ph. Daufouy, « La Contre-Révolution irlandaise », Les Temps Modernes, 29ème année,
311, 1972, p. 2076.
1843
Pour les vingt dernières années du XIX e siècle, Cf. : chapitre 3 et 6.
1844
Connolly, Selected Political Writings, Londres, Jonathan Cape,1973, (édité et introduit par Owen Dudley
Edwards et Bernard Ransom), [“Erin’s hope … the End and the means”, pp. 166-191, p. 177.]
1845
Thomas Alfred Jackson, Ireland Her Own, An Outline History of the Irish Struggle, Londres, Lawrence &
Wishart, 1971 (1ère éd. Londres, Corbett Press, 1947), p. 382.

341
[…] ».1846 Tout comme Kautsky, il note le rôle des Lois sur la Terre (“Land
Acts”) dans l’affaiblissement de l’emprise du parti sur la société et de sa
politisation dans le sens le moins noble du terme.1847
Erich Strauss considère que le caractère conservateur de la vision sociale de
Redmond et la modération de son nationalisme provient de sa croyance en la
« nécessité d’une association étroite de l’Irlande avec la Grande-Bretagne à
l’intérieur de la structure de l’Empire Britannique. »1848 Strauss voit en Redmond
et Dillon les représentants de la démocratie britannique dans une nation
soumise. Ils sont complètement déconnectés des intérêts des masses
irlandaises. Ainsi :

La lutte irlandaise pour l’autodétermination nationale les entraînèrent inévitablement


dans un conflit avec les pouvoirs privilégiés et les droits acquis de la nation dirigeante
qui étaient entre parenthèses les ennemis résolus du progrès social et de la
1849
démocratie politique dans leur pays natal.

Les marxistes plus « musclés » que ne l’étaient Kautsky ou Strauss, tel Roger
Faligot, n’avaient pas une grande opinion de la politique de John Redmond.
Pour le journaliste français, « il représente la fraction la moins combative de la
grande bourgeoisie irlandaise et évolue dans le cadre étriqué du
constitutionnalisme. »1850 De même pour David Reed, le parti de Redmond était
un « véhicule » pour préserver la domination britannique en Irlande par des
moyens détournés et était engagé dans une « alliance corrompue avec
l’impérialisme britannique ».1851
Alors que le BICO met la figure de William O’Brien (1852-1928) parce qu’il
« restait en dehors des guerres sectaires » et « représentait la vaste position

1846
“the common denominator for the alliance of the rural middle class of the South […] with the land-hungry
West and the Catholic pariah population of industrial Ulster […]”, E. Strauss, Irish Nationalism and British
Democracy, Londres, Methuen, 1951, p. 215.
1847
E. Strauss, op. cit., p. 216. Cf. Kautsky, Ireland, op. cit., (Ch. 4, b, §. 6.)
1848
“the necessity of Ireland’s close association with Great Britain within the framework of the British Empire.”,
ibid., p. 250.
1849
“The Irish struggle for national self-determination involved them inevitably in a conflict with the privileged
powers and vested interests of the ruling nation who were incidentally the determined enemies of social progress
and political democracy in their native country.”, E. Strauss, ibid., p. 250.
1850
Roger Faligot, La Résistance irlandaise, op. cit., p. 17.
1851
David Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, Londres, Larkin, 1984, pp. 41-42. Pour une lecture
plus modérée : D. R. O’Connor Lysaght, “British Imperialism in Ireland”, in Austen Morgan, Bob Purdie,
Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 12-32, p. 20.

342
démocratique bourgeoisie »,1852 l’universitaire du Queen’s University de Belfast
s’est fait l’artilleur en chef de la revalorisation de John Redmond et de son
option nationaliste parlementaire. Paul Bew estime qu’elle était porteuse d’une
solution conciliatrice socialement et donc politiquement.1853

Le mouvement intellectuel de renouveau gaélique est regardé avec


le mépris par Kautsky.1854 Il le dépeint comme une volonté d’imposer une
renouveau
gaélique
« partition spirituelle » pour se libérer de l’influence des intellectuels anglais.
Cette « partition spirituelle » a été néfaste, juge-t-il, pour le prolétariat irlandais
qui, du fait de son environnement nationaliste, « apprit très peu du prolétariat
anglais.»1855 Kautsky semble aussi regretter que, contrairement aux paysans, le
prolétariat irlandais devint de plus en plus anti-parlementariste. Encore une fois
sur ce point, Kautsky estime que la question nationale irlandaise a créé la
dispersion des forces sociales prolétariennes notamment entre la Grande-
Bretagne et son île voisine.
Le communiste Thomas Alfred Jackson n’a pas cette lecture négative. Il
parle au contraire de « la signification révolutionnaire et libératrice du
renouveau gaélique. »1856 Roger Faligot va dans ce sens et emploie une
expression devenue courante dans les dix années qui précédèrent la parution
de son livre. A ses yeux, le mouvement gaélique était :

e
cette vaste révolution culturelle qui vers la fin du XIX siècle tenta de rendre à l’Irlande
1857
opprimée son identité.

Le BICO évoque la renaissance gaélique au niveau des sports (la Gaelic


Athlectic Association) et du langage avant tout comme synonyme d’exclusion

1852
“O’Brien remained apart from the sectarian war.”; “O’Brien represented the most comprehensive bourgeois
democratic position”, BICO, The Home Rule Crisis, 1912-1914, Belfast, BICO, mars 1972 (1ère éd. avril 1971, p.
40. voir aussi p. 45.
1853
P. Bew, Conflict and conciliation in Ireland 1890-1910: Parnellites and radicals agrarians, Oxford,
Clarendon Press, 1987, p. 204. Pour la période suivante: Ideology and the Irish question, 1912-1916, Oxford,
Clarenton Press, 1991.
1854
Alors que les Irlandais, dit-il, ont enrichi la littérature anglaise comme les juifs la littérature allemande.
1855
“learnt very little from the English proletariat”, Kautsky, op. cit., ch. 4, b)
1856
“the revolutionary and liberating significance of the Gaelic revival.”, T. A. Jackson, )., Ireland Her Own, An
Outline History of the Irish Struggle, Londres, Lawrence & Wishart, 1971 (1ère éd. Londres, Corbett Press, 1947,
p. 366.
1857
R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, op. cit., p. 250.

343
de la communauté protestante au Nord-Est. Le BICO y voit donc un élément de
la culture nationale et donc de l’affirmation du nationalisme catholique et ainsi
une cause de la partition de l’île en 1921.1858
Maurice Goldring, quant à lui, n’y va pas avec le dos de sa faucille
pour pourfendre le caractère bourgeois du renouveau nationaliste irlandais.
1859
Il montre que la « révolution rurale » est un mythe qui se traduit par une
« hostilité à la fois au capitalisme et au socialisme. »
Les mouvements culturels expriment au mieux, selon lui, le caractère bourgeois
du nationalisme. Il en va ainsi de la « Gaelic League » dont les militants sont :

incapables de traduire [la] misère collective [des masses paysannes] autrement qu’en
1860
terme de moralité et de conduite individuelle.

En s’appuyant sur un texte de Connolly qui insistait sur l’obligation de ne pas


voiler la question sociale avec des revendications culturelles, l’universitaire
communiste français montre du doigt les thèses moralistes de la Ligue
Gaélique prônant l’esprit de sacrifice et qui ont fini par être au cœur de la
doctrine de l’État Fianna Fail :

L’idée d’une nation mystique qui rassemblerait en son sein toutes les classes et tous
les groupes sociaux était le masque privilégié d’un projet politique qui avait surtout en
1861
vue les intérêts de la bourgeoisie irlandaise, grande et moins grande.

Voyons la façon dont a été traitée une autre facette de cette « idéologie d’une
révolution nationale », le mouvement Sinn Féin fondé en 1906.

Les interprétations du premier Sinn Féin d’Arthur Griffith par les


le
Sinn Féin scripteurs marxistes sont beaucoup plus unanimes que celles portant sur
d’Arthur
Griffith Redmond et sur le nationalisme parlementaire.

1858
BICO, The Economics of Partition, Belfast, BICO, 1972, p. 62.
1859
M. Goldring, L’Irlande: Idéologie d’une révolution nationale, Paris, Editions sociales, 1975, sous-titre, pp.
77-100.
1860
Ibid., p. 31.
1861
Ibid., p. 32.

344
Le communiste T. A. Jackson explique bien que l’organisation entend prêcher
aux militants du renouveau gaélique de n’acheter que des produits provenant
des manufactures irlandaises, de favoriser le développement du marché
intérieur par une politique d’autarcie.1862 Si pour lui, Sinn Féin représente une
alternative à l’Irish Parliamentary Party, il n’en demeure pas moins que « la
politique de Griffith résultait totalement de suppositions capitalistes-
bourgeoises. »1863 Desmond Greaves va plus loin que son camarade et ami
dans la lecture de classe quand il dit que Griffith voulait en fait un « “Empire
anglo-irlandais” » et que :

la petite classe commerçante qu’il représentait était jalouse des gros intérêts
mercantiles britanniques [“cross-Channel”], mais voulaient partager les bénéfices
1864
[“pickings”], non les abolir.

Erich Strauss fait d’Arthur Griffith une sorte de successeur de Parnell et


d’O’Connell. Le programme politique s’inscrivait, selon le marxiste autrichien,
« sur des lignes capitalistes progressives » et « était simplement un catalogue
de mesures requises pour mettre économiquement la classe moyenne urbaine
de l’Irlande du Sud sur ses pieds. »1865 Erich Strauss estime en cela
« curieux », le fait que sa politique eût si peu de succès durant la majeure partie
de sa vie.1866
Brendan Clifford et le BICO entendent rendre rationnels l’unionisme et le
nationalisme catholique :

1862
T.A.J., Ireland Her Own, An Outline History of the Irish Struggle, Londres, Lawrence & Wishart, 1971 (1ère
éd. Londres, Corbett Press, 1947), p. 367.
1863
“the Griffith policy proceeded wholly upon bourgeois-capitalist assumptions.”, ibid., p. 368.
1864
“The small-trading class he represented was jealous of the big cross-Channel mercantile interests, but wanted
to share the pickings, not abolish them.”, The Life and Times of James Connolly, Londres, Lawrence & Wishart,
1986 (4ème édition, 1ère éd. 1961), p. 117.
1865
“on progressive capitalist lines” “its programme was simply a catalogue of the measures required for putting
the urban middle class of Southern Ireland economically in its feet.”, Strauss, op. cit. p. 220.
1866
Roger Faligot fournit peut-être un élément de réponse : « Le soutien à Sinn Féin de la bourgeoisie irlandaise
oscillera toujours entre des tendances séparatistes et unionistes avec le capitalisme britannique. Son radicalisme
est fonction du rapport de forces que peut créer le mouvement de libération irlandais. » in La Résistance
irlandaise, op. cit., p. 18.

345
Le Sinn Féin de Griffith était très conscient de sa mission économique au Sud. Il était
conscient de lui-même comme le représentant politique du capitalisme manufacturier
1867
naissant pour son développement effectif.

Le BICO entend ici une nouvelle fois décrire la Partition comme rationnelle,
logique et déterminée par le développement inégal de l’Ulster et du reste de
l’Irlande. Belinda Probert souligne aussi que la politique du Sinn Féin est celle
des « manufacturiers catholiques de petite envergure dans le Sud »1868 et
qu’elle ne coïncide plus avec les intérêts du Nord.
Aspirant, comme nous l’avons déjà vu, à cerner l’idéologie de ceux qui ont fait
la révolution nationale, Maurice Goldring détecte dans les pamphlets du Sinn
Féin, l’idéologie des couches moyennes. Ainsi dans la brochure The Ethics Of
Sinn Féin (1917), l’accent [est] mis sur l’individu aux dépens de son
appartenance à une classe ou à un groupe social. »1869 Cette conception,
héritière de « la pensée bourgeoise anglaise des XVII e et XVIII e siècles », qui
vise à l’atomisation de la nation en individus, affiche en Irlande « ses traits
conservateurs et rétrogrades » du fait de son « retard considérable ».1870 Le
projet éducatif du Sinn Féin est aussi montré du doigt par Maurice Goldring. La
connaissance indispensable d’un semblant de gaélique pour les fonctionnaires
n’est qu’ « idéologique », qu’un « brevet de patriotisme ».1871
Malgré le fait qu’elle se dise d’accord avec Tom Nairn pour mettre en
avant le « caractère mystique et réactionnaire » des républicains, Dianne
Perrons pense qu’ils « avaient néanmoins une base matérielle dans les petits
fermiers et la petite bourgeoisie […] dont l’intérêt était servi par une rupture
avec la Grande-Bretagne […] ».1872

1867
“Griffith’s Sinn Fein was very conscious of its economic mission in the South. It was conscious of itself as
the political representative of the budding manufacturing capitalism which required a period of protection for its
effective development.”, BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 69.
1868
“reflected the desire of the small-scale Catholic manufacturers in the South”, B. Probert, Beyond Orange and
Green, op. cit., p. 40.
1869
M. Goldring, L’Irlande : Idéologie d’une révolution nationale, op. cit., p. 26. M. Goldring cite un passage
révélateur de la brochure « La seule manière d’être un Irlandais patriote est de tout faire pour devenir un homme
parfait. », Ibid., p. 28.
1870
Ibid., p. 28.
1871
Ibid., p. 36.
1872
“nevertheless had a material base in the small farmers and petty bourgeoisie, (especially in the west) whose
interest were served by a break with Britain; and the social revolutionaries who likewise had no interest in
fighting for, or retaining links with, British capitalism.”

346
Le trotskyste Peter Hadden partage avec Connolly l’idée que la
bourgeoisie a abandonné au XIX e la lutte pour l’indépendance qui revient alors
à la classe ouvrière.1873 Il faut dire que parallèlement en Grande-Bretagne le
“New Unionism” , le nouveau trade-unionisme faisait se coordonner les ouvriers
non qualifiés.
Né à Liverpool et issu du trade-unionisme britannique, James Larkin est
le plus grand leader syndicaliste irlandais. Il débarque à Belfast en 1907 et
Le
mouvement mène une grève des ouvriers non qualifiés protestants et catholiques.1874 En
ouvrier,
Larkin 1909, il fonde l’I.T.G.W.U., répondant selon Desmond Greaves a un besoin
et 1875
la grève de social qui se faisait sentir depuis longtemps chez les ouvriers non-qualifiés
1913
(‘unskilled’)
Le Dublin Lock-out de 1913, la grande grève opposant le capitaliste William
Martin Murphy à ses travailleurs syndiqués à l’I.T.G.W.U. est un des plus
importants rendez-vous du mouvement ouvrier irlandais. L’autre leader de la
grève, James Connolly, souligne peu après la portée de l’événement et pense
que la classe ouvrière a « appris la valeur de la grève compassionnelle
[“sympathetic strike”]». 1876
Pour désigner la grève, les communistes utilisent l’expression de
Connolly, “a drawn battle”, « une bataille épuisante ».1877 Ils ont également pu
s’appuyer sur un contemporain des événements, Lénine qui considère l’épisode
comme une « guerre de classes » 1878 et un « tournant ».1879 Cette « guerre de
classes » est fomentée par une classe capitaliste auréolée de succès depuis

1873
P. Hadden, Troubled times, op. cit. (1995), p. 30. Cf. : aussi: D. R. O’Connor Lysaght, The Unorthodoxy of
James Connolly, op. cit., : “The real nationalist demands were put forward by the workers.”
1874
J. Gray, City in Revolt, James Larkin & the Belfast Dock Strike of 1907, Belfast, The Black Staff Press,
1985. , E. O’Connor, James Larkin, Cork, Cork University Press, 2002, Ch. 2.
1875
C. D. Greaves, The Irish Transport and General Workers’Union, The Formative Years: 1909-1923, Dublin,
Gill and Macmillan, 1982, p. 1. Cf. : pour un traitement favorable: David Reed, Ireland: The Key to the British
Revolution, Londres, Larkin, 1984., p. 33 et suiv. Reed va jusqu’à dire que Larkin a suivi « instinctivement » une
tactique de Lénine. (p. 37)
1876
“We have learned the value of the sympathetic strike”, James Connolly, The Re-conquest of Ireland, I, op.
cit., p. 295.
1877
E. Burns, British Imperialism in Ireland, Cork, The Cork Workers’ Club, 1983 (1ère éd. Dublin, Workers
Books, 1931), p. 41.
1878
Lénine, “Guerre de classes à Dublin” , in Œuvres, tome 19, Paris, Moscou, Editions sociales, Editions du
Progrès, 1967, pp. 357-361., p. 357 [1ère publ. La « Sévernïa Pravda », n° 23, 29 août 1913] expression reprise
notamment in C. Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, op. cit., p. 30.
1879
Ibid., p. 360.

347
1903. Les syndicats se sont développés de « façon magnifique » et Larkin en
cela « a réalisé des prodiges parmi les ouvriers non qualifiés ».1880
Mais plutôt que d’en faire une étude détaillée, les communistes n’en tirent que
des réflexions générales. Ils estiment, par exemple, que les classes ouvrières
anglaise et irlandaise doivent se soutenir.1881 Pour Brian O’Neill, le mouvement
ouvrier irlandais a plus appris en 12 mois que dans les 12 années précédentes.
Ainsi, la grève « le souda […], lui donna un sentiment de son unité et de son
pouvoir, lui donna la base d’un point de vue qui lui est propre. La classe
ouvrière irlandaise était sur la grande route qui la mène à devenir une classe für
sich, une classe pour elle-même. »1882
Pour Desmond Greaves, devant la réaction unioniste de 1912 au Nord,
« l’I.T.G.W.U. était une oasis de force ouvrière dans la confusion générale. »1883
Greaves, qui lie le combat de la classe ouvrière avec le combat pour
l’autodétermination, considère que si les réactionnaires partisans du Home Rule
ont « échoué à détruire l’organisation de la classe ouvrière », ils « doivent
maintenant acquiescer dans sa division » c’est-à-dire dans la partition.
Pour Greaves, s’il y eut une « trahison » du Labour irlandais par son homologue
britannique, c’est que ce dernier était impérialiste.1884 Dans la même logique,
Roger Faligot constate pour la grève de 1913, tout comme pour 1916, l’absence
d’un parti révolutionnaire 1885 et note que se dessine, malgré tout, la propension
à l’opportunisme dans les trade-unions irlandais.1886
Certains, comme Chris Bambery, ont vu dans la grève « un aperçu de la
division fondamentale dans la société irlandaise – celle entre la classe ouvrière

1880
Ronald en 1917 écrit que la grève reste dans la mémoire de l’ouvrier. Cf. : ch. “Capitalism”, in “Ronald”,
Freedom's Road for Irish Workers, Cork, The Cork Workers’Club, 1975 (1ère éd. 1917), in http.//www.irsm.org
1881
E. Burns, op. cit., p. 41
1882
“It welded it together, gave it a sense of its unity and power, gave it the basis of an outlook of its own. The
Irish working-class was on the high road to becoming a class für sich, a class for itself.”, B. O’Neill, Easter
Week, New York, International Publishers, 1936, p. 12. Cf.: T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., 378.; C. D.
Greaves, The Life and Times of James Connolly (1961), op. cit., p. 324. (pour le discrédit chez les ouvriers de la
politique des Home Rulers et la compréhension de la propagande de Connolly.), sur le potentiel révolutionnaire
de la classe ouvrière à ce moment : Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 46.
1883
“The I.T.W.U. was an oasis of working-class strength in the general confusion.”, C. D. Greaves, The Life
and Times of James Connolly, Londres, Lawrence & Wishart, 1986 (4ème édition, 1ère éd. 1961), p. 303.
1884
C. D. Greaves, The Irish Transport and General Workers’Union, The Formative Years: 1909-1923, Dublin,
Gill and Macmillan, 1982, p. 126. ; C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 344.
1885
R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, Paris, Maspero, 1978, p. 127. Malgré
la création de l’Irish Citizen Army (p. 156), l’éternelle musique aussi chez : C. Bambery, Ireland’s Permanent
Revolution, op. cit., p. 32.
1886
Ibid., p. 174.

348
et la classe capitaliste. »1887 D’autres y voient la preuve de l’affirmation de la
classe ouvrière comme une force offrant une alternative crédible « contre toute
exploitation »1888 et même la plus grande menace pour les intérêts de la classe
capitaliste britannique.1889
Après l’échec amer de la grève, un autre coup allait être porté à James
Connolly et au mouvement ouvrier : le déclenchement de la Première Guerre
mondiale.

2. un âge de guerre et de révolution

Républicains et les marxistes anti-impérialistes ont condamné le


soutien de Redmond à l’effort de guerre britannique. Pour D. R. O’Connor
Lysaght cette loyauté de Redmond à l’Empire était « soutenu économiquement
par les contrats de guerre et les indemnités de l’Armée Britannique [pour les
engagés irlandais volontaires] et politiquement par le passage formel de la Loi
sur le Home Rule. »1890 Le 24 avril 1916, le lundi de Pâques, 12 000
1891
indépendantistes investirent des bâtiments à Dublin et Patrick Pearse
proclama la République. Le 29, les insurgés devaient se rendre devant la force
de frappe britannique.

a.) L’Easter Rising

L’Easter Rising a une grande importance symbolique pour l’Irlande et


elle s’est révélée de part, entre autre, la participation de James Connolly, un
1887
“The lock-out gave a glimpse of the fundamental division in Irish society – that between the working class
and the capitalist class.”, C. Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, op. cit., p. 30.
1888
P. Hadden, Troubled times, op. cit., p. 34.
1889
Peter Hadden, Beyond the Troubles ?, op. cit., (Ch. 1)
1890
“buttressed economically by war contracts and British Army allowances and politically by the formal
passage of the Home Rule Act (with a clause suspending it for the duration of the war).”, D. R. O’Connor
Lysaght, The Making of Northern Ireland (and the basis of its undoing, Dublin, Citizens Committee, 1969, p. 23.
1891
D’autres soulèvement eurent lieu à Galway (mené par Liam Mellows) ou Wexford.

349
objet d’étude incontournable pour les marxistes. Son traitement, jugé trop
épineux, a été longtemps laissé de côté par les historiens professionels.
Lénine, alors à Zurich, a noirci quelques pages à ce sujet en tant que
publiciste. Son interprétation, quoique basée, comme pour la grève de 1913,
sur des articles de journaux remis dans sa perspective révolutionnaire
mondiale, n’en a pas moins influencée considérablement les communistes.
Nous avons déjà vu au chapitre 1 comment Lénine a tourné en dérision le fait
une
entreprise que Radek ait considéré l’insurrection des Pâques Sanglantes comme un
prématurée
« putsch ».1892 Or pour Lénine qui guettait alors en juillet 1916 la faille du
capitalisme mondial :

Le malheur des Irlandais est qu’ils se sont insurgés dans un moment inopportun, alors
1893
que l’insurrection du prolétariat européen n’était pas encore mûre.

Optimiste, Lénine pense que les opprimés et le mouvement socialiste


apprennent beaucoup de ces revers. C’est, selon lui, par ces « mouvements
révolutionnaires inopportuns, isolés, fragmentaires et voués de ce fait à l’échec,
que les masses […] prépareront […] l’offensive générale […] ».1894 Citant ces
mots, le communiste américain G. Schüller les décrits comme prophétiques et
donne aux Pâques Sanglantes le rôle de signe avant-coureur de la Révolution
russe : « L’Easter Rising marquait le début d’une nouvelle époque. »1895
Cette insurrection dont « Ronald » attribue un peu vite le mérite d’avoir « détruit
pour toujours […] l’impérialisme redmondite »1896 va être dépeinte par G.
Schüller – qui se drape de l’interprétation de Lénine – comme « une
manifestation de la crise sérieuse de l’impérialisme, une crise qui en 1917-18,

1892
Lénine, « Bilan d’une discussion sur le droit des nations. 10. L’insurrection irlandaise de 1916 », in Œuvres,
tome 22, Paris, Moscou, Editions sociales, Editions du Progrès, 1960, pp. 381-388, p. 385, [écrit en juillet 1916,
publié en oct. 1916 dans le « Receuil du Social-Démocrates » n° 1.
1893
Ibid., p. 386. repris par ex. in P. Hadden, Troubled times, op. cit., p. 35. Austen Morgan dénonce les
« supporters socialistes du républicanisme irlandais [qui] ont été a-historiques et sélectifs dans leur utilisation du
court texte de Lénine. », “Socialists supporters of Irish republicanism have been ahistorical and selective in their
use of Lenin’s short text.”, A. Morgan, James Connolly: A Political Biography, op. cit., p. 11.
1894
Lénine, ibid.
1895
“The Easter rising marked the beginning of a new epoch.”, G. Schüller, James Connolly & Irish Freedom, A
Marxist Analysis, op. cit. (Ch. 6. § 1). Dans une même logique de dramatisation de l’événement : « Pâques 1916
était le climatérique de la Première Guerre mondiale. » ; “Easter 1916 was the climacteric of the first world
war.”, C. D. Greaves, ibid., p. 408.
1896
Citation non tronquée : “Redmondite Imperialism was destroyed forever amidst the smoke and fire of
Dublin”, Ronald, “1916”, §. 2. car si l’organisation politique s’est effondrée, la sociologie de l’Irlande est restée
la même. Les marxistes verrons dans les nationalistes soutenant le Traité les successeurs de Redmond.

350
conduit à l’effondrement d’un nombre d’états impérialistes et à la Révolution
Prolétarienne.»1897 Il est criant que G. Schüller donne à l’insurrection le même
rôle que lui a conféré le prophète de son mouvement : celui de vérifier la
théorie.
Les marxistes se sont intéressés à l’origine de classe des insurgés.
Schüller constate que le contrordre a été donné par « les leaders petit-
bourgeois ». Contrairement à ces dirigeants ayant réalisé un « acte typique et
méprisable de lâcheté petite-bourgeoise »,1898 « les ouvriers et la section
révolutionnaire des Volontaires » voulaient aller au bout. Et Schüller de
conclure : « le soulèvement était inévitable ».1899
Dans Easter Week, Brian O’Neill a une lecture plus positive :

La fusion des Volontaires Irlandais et de l’Armée des Citoyens le lundi matin de


Pâques expriment dramatiquement l’alliance qui rendit l’Insurrection possible –
l’alliance entre les ouvriers révolutionnaires et le meilleur des nationalistes de classe
1900
moyenne contre leur ennemi commun.

Le fait qu’O’Neill écrive en 1936, au moment où le Komintern est engagé dans


une politique de Front Populaire contre le fascisme n’est probablement pas
étranger à cette différence.) Mais cette fois-ci, la perspective n’est pas
internationaliste mais bien irlandaise :

La Semaine de Pâques n’était pas une révolution prolétarienne ; c’était un


soulèvement national, mais un soulèvement national dans lequel un nouveau facteur
apparaissait – la classe ouvrière ne se contentait plus simplement de fournir de la
main d’œuvre, mais participait en tant que force indépendante, avec sa propre
1901
organisation, ses propres leaders et son propre point de vue.

1897
“a manifestation of the serious crisis of imperialism, a crisis which in 1917-18, led to the collapse of a
number of imperialist states and to the Proletarian Revolution.” Ch. 5. § 20.
1898
“typical and despicable act of petty bourgeois cowardice.”, G. Schüller, James Connolly & Irish Freedom, A
Marxist Analysis, op. cit., (1926)
1899
“The rising was unavoidable.”, Schüller, op. cit., (ch. 5, §11)
1900
“The fusion of Irish Volunteers and Citizen Army on Easter Monday morning expressed dramatically the
alliance that made the Uprising possible – the alliance between the revolutionary workers and the best of the
middle class nationalists against their common enemy.” B. O’Neill, Easter Week, New York, International
Publishers, 1936, p. 5
1901
“Easter Week was not a proletarian revolution; it was a national uprising, but a national uprising in which a
new factor appeared – the working class was no longer content merely to provide man-power, but participated as
a separate force, with its own organization, leaders and outlook.” ibid., p. 89.

351
[…] La Semaine de Pâques ne présageait pas la mort de la nation irlandaise mais sa
1902
renaissance.

A ceux, justement, qui mettent en avant le manque de mots d’ordre vraiment


socialistes dans cette rébellion, Schüller appelle à considérer qu’elle « n’était
pas la lutte finale des travailleurs irlandais »1903 mais un préliminaire. Se
dessine ainsi une interprétation héritée de la théorie des étapes de Lénine,
remise au goût du jour par le pouvoir stalinien. Si on peut, à la rigueur, accorder
au communiste américain le fait que l’insurrection a une coloration socialiste, il
fourvoie son lecteur ou nage en plein fantasme quand il la désigne comme une
« première flambée révolutionnaire des masses ».1904

Le biographe communiste de Connolly, Desmond Greaves interprète,


comme le fait Brian O’Neill, le pacte entre les Volunteers qui suivirent Pearse et
l’Irish Citizen Army de Connolly comme une alliance de « deux forces » : les
« sections les plus avancées des ouvriers et de la petite-bourgeoisie ».1905 Il
diffère du communiste irlandais en avançant que l’insurrection, dans le contexte
de l’arrestation de Casement, a été déclenchée alors que la « direction était
passée à la section ouvrière ».1906 Qu’entend-il par là ? Il estime que comme le
chef d’état-major des Volontaires, Eoin MacNeill, a donné un contrordre à
1907
l’insurrection, l’Irish Citizen Army de Connolly était devenue la principale
force de la tentative indépendantiste.
Plus intéressante est la conception qu’a Greaves de la nécessité historique. Il
la
nécessité reprend l’idée de Lénine voulant que l’insurrection se soit déclenchée trop tôt. Il
historique reprend ensuite l’explication du père fondateur de l’URSS en la grossissant.

1902
“Lenin was right a thousand times as against the pedants. Easter Week presaged not the death of the Irish
nation but its re-birth.”, ibid. , p. 92.
1903
“this rising was not the final struggle of the Irish workers”, Schüller, op. cit., (ch. 5., §. 16.)
1904
“first revolutionary outburst of the masses”, ibid., ch. 5. Il convient de dire que cette conception de Schüller
est une exception. Cf. : par ex : Jean-Pierre Carrasso relate que l’insurrection s’est faite « au milieu de
l’indifférence – voire de la réprobation […] », La Rumeur irlandaise, op. cit., (1971), p. 57. Maurice Goldring
ira jusqu’à dire que « dès les premières heures, l’insurrection provoqua une violente hostilité populaire. » « […]
les “héros de 1916” furent d’une certaine façon vaincus par le peuple irlandais lui-même avant de l’être par les
canonnières anglaises. » M. Goldring, L’Irlande: Idéologie d’une révolution nationale, Paris, Editions sociales,
1975, p. 103.
1905
“the most advanced sections of the workers and the petty-bourgeoisie”, .”, C. D. Greaves, The Life and Time
of James Connolly, op. cit., p. 394. David Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, op. cit., p. 49.
1906
“Leadership had passed to the working-class section.”, C. D. Greaves, The Life and Time of James Connolly,
op. cit., p. 406.
1907
par ailleurs véritable chef militaire du soulèvement.

352
Chez le révolutionnaire russe ce sont les insurrections dans leur ensemble qui
vont permettre au mouvement ouvrier international d’acquérir de
« l’expérience ». C’est ainsi, pour Lénine, « la diversité de temps, de forme et
de lieu [de ces insurrections] qui est le plus sûr garant de l’ampleur et de la
profondeur du mouvement général ». Chez Desmond Greaves, l’insurrection
des Pâques Sanglantes devient « requise pour la maturation de [la] révolte
[“européenne du prolétariat ”] ».1908 Et Greaves de théoriser :

Les révoltes matées sont un malheur pour ceux qui en prennent part, mais sont une
part inévitable du développement historique. La détermination de Connolly à lutter
dorénavant à tout prix montrait à quel point il s’était identifié complètement avec la
1909
nécessité historique.

Nous verrons plus bas le portrait que Greaves a fait de Connolly. La première
phrase de la citation est, quant à elle, plus fidèle au texte de Lénine. Sur quels
principes s’appuie Desmond Greaves pour dire que l’insurrection des Pâques
1916 était « requise » ? Pour un marxiste, la base économique tient un rôle
« déterminant en dernière instance » de l’évolution historique. Le léniniste
Desmond Greaves pense que la Guerre mondiale est un conflit – il n’y aurait de
paix que dans un monde sans classe – entre puissances impérialistes visant à
la redistribution des cartes pour le pillage les richesses du globe. La « guerre
impérialiste » engendre des contradictions que le mouvement ouvrier doit
exploiter. A l’échelle d’un pays, la « guerre impérialiste » doit se transformer en
« guerre civile ». Sur le plan international, les nations opprimées doivent tenter
de se libérer de leurs oppresseurs. L’idée que les révoltes avortées puissent
être nécessaires notamment en étant riches d’enseignements pour les
prolétaires de tous les horizons est typiquement léniniste. Elle témoigne d’une
vision téléologique de l’histoire. Elle apparaît d’ailleurs comme la prolongation à
une plus grande échelle de la volonté de tirer un profit des erreurs passées

1908
“Easter Rising was required for the maturing of that revolt.” Cf.: les mots de Lénine “the European revolt of
the proletariat […]”, Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 408.
1909
“Unsuccessful revolts are a misfortune to those who take part in them, but are inevitable part of historical
development. Connolly’s determination to fight now at all costs showed how completely he had identified
himself with historical necessity.”, Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 408.

353
dans le cadre du parti.1910 La conception de Greaves est déterminée également
par la suite des événements qu’il connaît : la Révolution russe et la Révolution
nationale irlandaise.
Dans sa biographie de Seán O’Casey (1979), il se montre encore plus fataliste :

Quiconque comprend l’histoire irlandaise sait que l’Insurrection était une inévitable
1911
bataille dans une guerre inévitable.

Il pense ainsi, en mettant cette fois-ci plus d’incertitude dans le passé, que
« l’insurrection aurait pu stopper la guerre et sauver des millions de vies
[…] »1912
Dans une vision que Maurice Goldring dénoncerait justement comme
« élitiste », David Reed en arrive à penser que « l’insurrection représentait
l’intérêt fondamental du peuple irlandais […] ».1913

La lecture livrée par Serge Van der Straeten et Philippe Daufouy de


le retour l’Easter Rising s’oppose totalement à celle de Lénine.1914 Désignée comme un
de la thèse
du « putsch » « putsch nationaliste », l’insurrection n’est pas prématurée mais « désespérée
et trop tardive ».1915 Les auteurs déclarent qu’elle « doit être comprise comme
une transcroissance plébéienne au rôle, ici, spectaculaire. »1916 Ce qui paraît
difficile quand on ne saisit pas très bien le sens de leur néologisme ! Dans leurs
esprits, tout s’explique (la partition notamment) par le fait que le mouvement
ouvrier se soit divisé en deux et donc nié en devenant l’auxiliaire des
bourgeoisies unionistes et nationalistes. Ainsi au Sud, « l’avant-garde militaire

1910
Georges Labica, « Autocritique », in G. Labica, G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, PUF, coll
« Quadrige », 1999 ( 1ère éd. 1982), pp. 68-69.
1911
“Everybody who understands Irish history knows that the Rising was an inevitable battle in an inevitable
war.”, C. D. Greaves, Sean O’Casey, politics and art, Londres, Lawrence & Wishart, 1979, p. 83.
1912
Phrase entière : “The Rising could have stopped the war and saved millions of lives, just as a year later the
Russian Revolution did in fact stop the war, despite all efforts to continue it.”, ibid. Greaves avance pour cela
que le gouvernement était alors en train de négocier la paix.
1913
“The Rising represented the fundamental interest of the Irish people […]”, David Reed, Ireland: The Key to
the British Revolution, op. cit., p. 57. Et la terreur qui s’en suivie les « intérêts fondamentaux de la classe
dirigeante britannique. »
1914
Ils disent de Lénine qu’ « il ignore tout le processus de dissolution des classes sociales » qui a court en
Irlande., Ph. Daufouy, S. Van der Straeten, « La Contre-Révolution irlandaise », Les Temps Modernes, 29ème
année, 311, 1972, [pp. 2069-2104], p. 2082.
1915
Pour eux : « La période des révolutions nationales était close depuis 1871. » (ibid., p. 2079) et « Les Pâques
sanglantes appartiennent à la période de contre-révolution qui aboutit à la première guerre mondiale, bien plus
qu’à la période de révolutions qui la termina. » (ibid., p. 2082)
1916
Ph. Daufouy, S. Van der Straeten , op. cit., p. 2081

354
1917
du prolétariat, défait en tant que parti en 1913 [a eu pour] tâche d’accomplir
la nécessaire action violente qui allait ouvrir le chemin à l’indépendance
constitutionnelle de 1921. »1918
Les historiens professionnels ont longtemps laissé le champ historiographique
de la rébellion à des politiciens, des militants et des anciens participants. La
révision de l’historiographie nationaliste a été lente. Elle a débuté à l’approche
du cinquantième anniversaire de l’événement notamment par voie de
presse.1919 Différents travaux suivirent 1920
qui culminèrent avec les remous
causés par le livre de Ruth Dudley Edwards sur Patrick Pearse. Le héros
national était dépeint dans son destin chaotique qui l’a mené à l’auto-
sacrifice.1921 Comme le signale Paraskevi Gkotzaridis, l’insurrection est
1922
devenue la « cible majeure » des historiens dits « révisionnistes » pour
condamner le rôle de la violence dans l’histoire irlandaise. Michael Laffan
estime ainsi que les historiens « avaient montré le chemin »1923 aux politiciens
et donc à la population. Ainsi par exemple, lors des commémorations de 2006,
le ministre de la justice Michael MacDowell dira que « dans une société
démocratique libérale comme la nôtre il n’y a pas de mandat de l’histoire. […]
Pour l’Irlande moderne, tourner le dos aux Pâques 1916 – ou l’abandonner aux
nécrophiles politiques de l’IRA [“of provisionalism”] – serait absurde. »1924

La cruauté de la répression est dénoncée par nombre d’auteurs


marxistes.1925 Le communiste américain G. Schüller et le communiste irlandais
la répression

1917
ils entendent la Citizen Army de Connolly.
1918
Nous soulignons. ibid., p. 2082.
1919
Début auquel réagira C. D. Greaves, Cf. son : 1916 as History, The Myth of the Blood Sacrifice, Dublin, The
Fulcrum Press, 1991, (publication posthume d’après une conférence donnée en 1966)
1920
D. G. Boyce, “1916, Interpreting the Rising”, in D. G. Boyce, A. O’Day, The making of modern Irish
history: revisionism and the revisionist controversy, op. cit., pp. 163-187, p. 166-167.
1921
Ibid., p. 168.
1922
Paraskevi Gkotzaridis, La révision de l’histoire en Irlande et ses liens avec la théorie : révisionnisme,
poststructuralisme, postmodernisme, postcolonialisme, 1938-1999, Thèse de doctorat, Paris III, 2001, p. 195.
1923
Michael Laffan, « Insular Attitudes : The Revisionists and their Critics », in Theo Dorgzn, Mairin Ni
Dhonnchadha, Revising the Rising, Derry, Field Day, nov 1991, p. 113, cité in P. Gkotzaridis, op. cit., p. 196.
1924
“In a liberal democratic society such as ours, there are no mandate from history. […] For modern Ireland to
turn its back on Easter 1916 – or to relinquinsh it to the political necrophiliacs of provisionalism – would be
absurd.”, Michael MacDowell, “Reconciliation – the unfinished business of the Easter Rising” in Irish Times, 11
avril 2006, p. 16.
1925
Ronald, Freedom's Road for Irish Workers, Cork, The Cork Workers’Club, 1975 (1ère éd. 1917), in
http.//www.irsm.org (ch. “1916” §2); K. Kautsky, Ireland, in marxists.org, 2002 [1ère éd. Berlin, Freiheit, 1922]
(ch. 4, c, § 4)

355
Brian O’Neill utilisent, dans leur compte-rendu de la répression, des images à
forte portée symbolique. Pour le premier :

[…] une orgie de Terreur blanche s’ensuivit. Fusillade masse des leaders, arrestations
en masse, exécutions de non-combattants, dévastation. En bref, la civilisation
1926
britannique impérialistique se montrait dans son plein épanouissement.

Pour le second :

Les acclamations redmondites exprimaient la réaction politique à la Semaine de


1927
Pâques des hommes nantis [“men of property”] en Irlande.

Au delà de son ironie sur la civilisation britannique, G. Schüller inscrit l’Easter


Rising à travers l’expression « Terreur blanche » dans la tradition
révolutionnaire française et russe.1928 Avec « Terreur blanche », G. Shüller tire
sur un ressort imaginaire, identitaire. L’histoire est toujours la même. Elle
oppose deux camps. C’est l’histoire de la tentative de la majorité des hommes,
des exploités de se libérer. Les exploiteurs disposant des rouages du pouvoir
les en empêchent en les réprimant. Brian O’Neill utilise cette même rhétorique
d’amalgame à ressort continuiste en assimilant les membres de Irish
Parliamentary Party du début du XX e siècle aux landlords, les “men of property
”,1929 de la fin du XVIII e
siècle. O’Neill fait la même chose que Schüller mais
vient puiser dans l’histoire irlandaise. Les communistes irlandais s’approprient
ainsi l’héritage de Wolfe Tone. Brian O’Neill pense ainsi que la répression de

1926
“[…] an orgy of White Terror ensued. Mass shooting of leaders, mass arrests, executions of non-combatants,
devastation. In short, imperialistic British civilization showed itself in its full development.” Schüller, Ch. 5. §.
15.
1927
“The Redmondite cheers voiced the political reaction to Easter Week of the men of property in Ireland.”, B.
O’Neill, Easter Week, op. cit., p. 84.
1928
On a appelé « Terreur blanche » les exactions des partisans royalistes en 1795 dans le Sud-Est de la France
qui pourchassèrent et massacrèrent les Jacobins en réaction à la Terreur « rouge » des années précédentes.
D’autres « Terreurs blanches » se développèrent en 1799 sous le Directoire et en 1815 après les « Cent-Jours »
contre les partisans de l’empereur. Une autre « Terreur blanche » fut menée après 1917 en Russie par les anciens
officiers du Tsar dont Kornilov. (Cf. Guillaume de Berthier de Sauvigny, « Terreur Blanche » in Encyclopaedia
Universalis, http://www.universalis-edu.com & http://fr.wikipedia.org/wiki/Terreur_blanche )
1929
pour une explication de la référence des expressions “men of property” et “men of no property” pour la
gauche irlandaise, voir la fin du chapitre 4 ou par ex. Richard English, Radicals and the Republic : Socialist
Republicanism in the Irish Free State, 1925-1937, Oxford, Clarendon Press, 1994., pp. 54-55.

356
l’Easter Rising fit que « la question agraire devint de nouveau le trait central de
la lutte révolutionnaire nationale […] » 1930
Ces arguments ajoutés au traitement des prisonniers, à la censure et à la
tentative d’introduire la conscription en Irlande en 1918 font dire à T. A. Jackson
que « le Gouvernement anglais était devenu essentiellement contre-
révolutionnaire, et préparé pour une nouvelle conquête de l’Irlande. »1931 D.
Greaves souligne les intérêts de l’« impérialisme britannique » à garder l’Irlande
sous son emprise.1932 La politique irlandaise de la Grande-Bretagne après que
la victoire contre l’Allemagne fut acquise se résume, selon lui, à un seul mot :
« contre-révolution ».1933
Contrairement à ce qu’avance Brian O’Neill sur la question agraire et
contrairement aussi à la tradition communiste sur la portée de l’événement,
pour le duo Serge Van der Straeten Philippe Daufouy ou pour Belinda Probert,
du fait de la loi Wyndham de 1903, « il n’y avait déjà plus de révolution agraire à
accomplir » et la révolution que voulait Marx « avait été réalisée par le
capitalisme lui-même. »1934
Michael Farrell le leader trotskyste nord-irlandais des années soixante-
dix assure comme l’a fait la tradition historiographique avant lui qu’elle
« changea la disposition de la population nationaliste »1935 qui ne se
contenterait plus dorénavant du Home Rule de John Redmond.
La portée de l’insurrection a peut-être été trop surestimée. Les historiens
s’accordent à dire avec Austen Morgan que la rébellion revêtit une

1930
“The land question again became the central feature of the national revolutionary struggle […]” B. O’Neill,
The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 104. Les communistes des années trente prenaient leurs désirs et leur
théorisation du soulèvement révolutionnaire des populations conquises agraires pour des réalités.
1931
“the English Government had become essentially counter-revolutionary, and prepared for a fresh conquest of
Ireland.”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit. p. 404. David Reed avance que l’impérialisme britannique
n’avait pas d’autre choix que cette sanglante répression pour maintenir l’ordre. David Reed, Ireland: The Key to
the British Revolution, op. cit., pp. 57-58.
1932
C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit, p. 108.
1933
Ibid., p. 166. Desmond Greaves conçoit l’histoire de façon cyclique : une phase révolutionnaire est suivie
d’une phase contre-révolutionnaire. Ainsi, nous le verrons plus bas, la situation en Irlande et en Grande-Bretagne
jusqu’en 1919 pouvait déboucher sur une première étape vers la révolution.
1934
S. Van der Straeten, Ph. Daufouy, « La Contre-Révolution irlandaise », ibid., p. 2084. Même chose chez B.
Probert, Beyond Orange and Green, op. cit., pp. 35-36.
1935
“changed the mood of the nationalist population.”, M. Farrell, The Orange State, op. cit., p. 20. Cf.: aussi: G.
Schüller, James Connolly & Irish Freedom, A Marxist Analysis, op. cit., (ch. 6. §1) qui s’appuie lui-même sur
Kernheizev et son ouvrage, L’Irlande révolutionnaire.

357
« importance symbolique » quand les Irlandais furent devant la menace de la
conscription.1936
Le membre du Socialist Workers Movement, Kieran Allen, estime quant à
lui que « la leçon de 1916 pour les socialistes est une ancienne question : la
classe ouvrière ne peut seulement intervenir dans l’histoire à son avantage que
comme une force politique consciente. »1937

b.) la marche vers l’indépendance

Par réaction à la politique coercitive de Londres en Irlande consécutive


aux Pâques Sanglantes et à la menace de l’enrôlement obligatoire des jeunes
irlandais dans une armée britannique ayant besoin de sang neuf, se sont
1938
cristallisées autour d’un Sinn Féin républicanisé une défiance de la
population catholique irlandaise envers Londres et les Home Rulers ainsi
qu’une volonté d’indépendance. Après le raz-de-marée du Sinn Féin aux
élections de décembre 1918,1939 que Thomas Alfred Jackson décrit comme
« une némésis sans équivalent dans toute l’histoire des élections
parlementaires »,1940 le premier parlement sécessionniste réuni en avril 1919
les députés qui avaient prêté serment de ne pas siéger à Westminster. Ce
premier Dáil Éireann est déclaré illégal par Londres en septembre. Commence
alors la Guerre d’indépendance (1919-1921).

1936
Austen Morgan, James Connolly: a political biography, Manchester, Manchester University Press, 1988, p.
201. C’est ce que reconnaissait déjà Peadar O’Donnell dans Monkeys in the Superstructure: Reminiscences of
Peadar O’Donnell, Galway, Salmon, 1986, cité in R. English, Radicals and the Republic, op. cit., p. 1.
1937
“The lesson of 1916 for socialists is an old one : the working class can only intervene in history to its
advantage as a conscious political force.”, K. Allen, The Politics of James Connolly, op. cit., p. 160.
1938
Le 25 octobre 1917, le Sinn Féin élit De Valera comme président et change sa constitution en substituant à
une revendication d’une plus grande autonomie dans le cadre de l’Empire, une république indépendante.
1939
73 députés Sinn Féin, 6 de l’Irish Parliamentary Party, 25 Unionistes et 1 unioniste indépendant.
1940
“a Nemesis without equal in the whole history of parliamentary elections.”, T. A. Jackson, Ireland Her Own,
op. cit., p. 409. On doit comprendre par Némesis, une « vengeance divine » ou peut-être sous la plume d’un
communiste « un contre-coup dialectique de l’Histoire ». C. D. Greaves pense que les résultats sans équivoque
de ce scrutin ont « conduit les autorités impérialistes à intensifier la répression », C. D. Greaves, Liam Mellows
and the Irish Revolution, op. cit., p. 185. 1/3 de la population a voté …

358
Les marxistes sont loin d’avoir fourni des interprétations de classes lumineuses
de la période. La raison principale est que les réflexes de classes se sont
estompés, lors de cette révolution, devant la logique nationale.
Erich Strauss évoque une « loi fatale de la politique coloniale irlandaise » qui
1941
veut que chaque victoire nationale de ce genre eut été « gagnée par les
sacrifices des masses et exploitée par la classe moyenne. »1942
Les militants en viennent à critiquer la politique menée par le mouvement
travailliste et les républicains. Ainsi, avec l’éternel soupir rétrospectif du
léniniste assuré qu’un parti aurait renversé le cours des choses, D. R. O’Connor
Lysaght avance malgré tout une analyse intéressante sur le Parlement
sécessionniste :

Sans aucune direction politique venant de la gauche, un groupement politique petit-


bourgeois s’amoncèle vers la droite. Sinn Féin s’agrégea à la politique des usuriers
[“drifted to gombeen-politics”], bien que gardant les formes de l’économie politique du
Sinn Féin : la voie la plus sûre pour garder les protestants du Nord-Est unis contre
1943
lui.

Il est vrai que le Sinn Féin a fini par reprendre leur rôle aux parlementaires
nationalistes proches de Redmond. D’où l’intérêt que Lysaght a porté à la grève
générale d’avril 1919 dont la postérité a retenu l’appellation de « soviet de
Limerick ». Il y voit une « stratégie de classe ouvrière, accomplie par un
mouvement ouvrier conscient même si non développé. »1944 Cette grève
générale a entraîné une situation de « double pouvoir »1945 qui a obligé les
bourgeois à réagir « ou la lutte entière aurait été enveloppée dans une escalade
qui aurait pu porter le mouvement ouvrier irlandais à prétendre au pouvoir de

1941
outre la victoire du Sinn Féin sur le Home Rule , E. Strauss voit la lutte interne au mouvement Sinn Féin
entre constitutionnalistes et républicains.
1942
“won by the sacrifices of the masses and exploited by the middle class.”, E. Strauss, Irish Nationalism and
British Democracy, Londres, Methuen, 1951, p. 281.
1943
“Without any political leadership from the left a petty-bourgeois political grouping drifts to the right. Sinn
Fein drifted to gombeen-politics, though keeping the forms of Sinn Fein economics: the surest way to keep the
north-eastern Protestants united against it.”, D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern Ireland, op. cit.,
(1969), p. 25.
1944
“The Limerick Soviet remained a working class strategy, executed by a conscious, if undeveloped, labour
movement.”, D. R. O’Connor Lysaght, The Story of the Limerick soviet, The 1919 General Strike against British
Militarism, Limerick, The Limerick Soviet Commemoration Committee, 2003 (3ème éd. révisée, 1ère éd. 1980),
p. 12.
1945
Ibid., p. 14.

359
l’État » et donc à la République des Travailleurs.1946 Il impute la défaite de la
grève à la direction bourgeoise de celle-ci1947 et relève que la fusion qu’incarnait
le soviet de Limerick, celle du nationalisme et du trade-unionisme embarrassait
les leaders syndicalistes et républicains.1948
Là où Jean-Pierre Carasso dénonce l’absence des « passages
d’inspiration socialiste » dans le projet de constitution,1949 Desmond Greaves
n’est pas aussi catégorique. Du moins, pour les débuts du Dáil Éireann :

C’était, assurément, une représentation en col-blanc. Mais la bourgeoisie n’y était pas.
[Les bourgeois] étaient devenus une classe sans parti. S’ils ne pouvaient pas faire
revivre le Redmondisme, ils devaient capturer le Sinn Féin. […] Mais la classe
ouvrière était aussi absente. Le Labour a échoué à demander sa place légitime. Et
ainsi fut créé la brèche à travers laquelle la bourgeoisie surgit finalement [pour
1950
prendre] le pouvoir.

Greaves considère le “Democratic Program” rédigé par le leader travailliste


Thomas Johnson comme une avancée et une plate-forme susceptible de lever
les classes populaires pour l’indépendance.1951 Il signale que Michael Collins
était « disposé à mettre en œuvre un programme socialiste » mais qu’Arthur
Griffith a mis un frein à ses ardeurs en arguant que la révolution avait été
suffisamment loin. Pour Desmond Greaves, cet épisode du début d’année 1919
est un stade important dans l’histoire du Dáil qui permettra à la réaction de
passer à l’offensive.1952 Plus généralement, Greaves dénonce le trop

1946
“or the whole struggle would be enveloped in an escalation that might bring Irish labour to seek state
power.”, ibid., p. 15. et p. 23 cité ici :
1947
“caused immediately by the Strike Committee’s acceptance of bourgeois leadership. However, this was
itself caused by the refusal of the National Executive of the Labour Party and T.U.C. to embark in a struggle that
might have caused major problems, but which could have led to the Worker’s Republic.”, Ibid., p. 23.
1948
Ibid., p. 27. Il considère le « meurtre » de Connolly, qui s’était le plus près approché de la synthèse de
nationalisme et du syndicalisme, les ouvriers se tournèrent vers la lutte nationale. D. R. O’Connor Lysaght,
“British Imperialism in Ireland”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op.
cit., pp. 12-32, p. 20.
1949
J.-P. Carasso, La Rumeur irlandaise, op. cit., p. 58.
1950
“This was a white-collar representation to be sure. But the bourgeoisie were not in it. They had become a
class without a party. If they could not revive Redmondism they must capture Sinn Fein. […] But the working
class was also missing. Labour had failed to claim its rightful place. And thus was created the gap through which
the bourgeoisie was finally to emerge to power.”, Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p.
167. Les communistes sont généralement d’accord pour constater l’erreur « fatale », « étrange » de Redmond de
soutenir l’effort de guerre britannique. Cf. : T. A. Jackson, op. cit., pp. 282-283.
1951
Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 169.
1952
Ibid., p. 192. Hadden met comme Greaves en avant que le Labour a beaucoup perdu en ne se distinguant pas
du Sinn Féin. Cf. : Peter Hadden, Troubled times, The National Question in Ireland, Dublin, Herald Books,
1995, p. 46.

360
d’importance accordée à la politique étrangère du Dáil Éireann (notamment la
reconnaissance des Etats-Unis) et ce qu’il appelle « une sous-estimation du
pouvoir de la classe ouvrière »1953 en ne cherchant pas le soutien de la classe
ouvrière anglaise et en n’appuyant pas la grève belfastoise de 1919. Cette
politique frileuse s’inscrivait pour lui dans la contre-révolution.1954
La lecture de Roger Faligot est différente de celle de C. D. Greaves. Il
estime que « la bourgeoisie irlandaise, désillusionnée par la politique
parlementaire, s’investit largement dans la lutte séparatiste » afin de « créer un
rapport de force qui lui soit favorable face à l’impérialisme britannique, mais en
s’assurant que les classes pauvres ne combattent pas pour leurs intérêts.»1955
Une autre version voit même dans la Guerre pour l’Indépendance l’engagement
des masses. Ainsi, la révolution nationale a « non seulement défiée
l’impérialisme britannique mais menacée la continuation de la domination de la
classe capitaliste elle-même. »1956 Chris Bambery émet une idée singulière sur
l’impact des idées indépendantistes de Connolly sur la classe ouvrière et la
classe moyenne radicale.1957
Maurice Goldring, quant à lui, s’appuie sur les chiffres de C. D. Greaves et note
que de la bourgeoisie, la paysannerie ou la classe ouvrière, aucune classe
n’avait suffisamment de cohésion pour prendre la tête des « luttes pour
l’indépendance ».1958

1953
“an underestimation of the power of the working class”, C. D. Greaves, Sean O’Casey, politics and art,
Londres, Lawrence & Wishart, 1979, p. 96.
1954
En ce sens, Peter Hadden fait un parallèle entre l’intensification de la lutte pour l’indépendance et le regain
du mouvement de la classe ouvrière en 1918 (P. Hadden, Troubled times, op. cit. (1995), p. 40.) et pense qu’en
1919, il y avait l’espace pour une lutte commune victorieuse (Peter Hadden, ‘Divide and Rule’, Labour and the
partition of Ireland, Dublin, MIM Publications, a Militant Pamphlet, 1980, p. 58). Si les Irlandais n’ont pas
vaincu l’impérialisme, c’est parce que le républicanisme s’est dissocié du socialisme. (ibid., p. 72)
1955
R. Faligot, La Résistance irlandaise, op. cit., p. 36. Pour l’anecdote, R. Faligot dit en désignant les Black-
and-Tans, ces forces de police supplétives, souvent recrutées parmi les prisonniers de droit commun et s’étant
livrées à de nombreuses exactions qu’ils étaient « socialement issus du lumpen-prolétariat […] » (p. 40) Ce n’est
qu’un détail et il n’est pas question de nuancer ici la détestation légitime qu’a Roger Faligot du choix du
gouvernement britannique d’employer de tels moyens pour assurer « l’ordre », mais l’usage du concept
« lumpen-prolétariat » est pour le moins cavalier et idéologique. Cf. aussi : Chris Bambery, Ireland’s Permanent
Revolution, op. cit., p. 43. Bambery qualifie également lutte des républicains contre l’impérialisme de « sincère »
(ibid., p. 44).
1956
“It not only challenged British imperialism but threatened the continuation of capitalist class rule itself.”,
David Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, op. cit., p. 69.
1957
“In the years before the war Connolly had won a huge audience among the working class for the idea that
Irish liberty and the en d of capitalist rule could not be separated. The strength of that movement influenced
sections of the radical middle-class.”, C. Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, Londres, Bookmarks, 1986,
p. 43.
1958
M. Goldring, L’Irlande : Idéologie d’une révolution nationale, op. cit., p. 25.

361
Le 6 décembre 1921 se conclut le Traité anglo-irlandais qui est approuvé
de justesse le 7 janvier 1922 par le Dáil Éireann. Il prévoit un statut de dominion
le Traité
Anglo- pour les 26 comtés du Sud. « L’État Libre irlandais » est autonome sur le plan
Irlandais
intérieur et fiscal. Les 6 comtés du Nord-Est restent, quant à eux, sous le giron
britannique.1959 La partition de l’île est ainsi consommée. Mais les
compromissions les plus inadmissibles pour les opposants au Traité, furent
celles relatives à l’abandon de l’idée de République et surtout à l’obligation faite
aux députés de prêter un serment d’allégeance à la couronne britannique.
Pendant près d’une année fit rage une Guerre civile opposant les compagnons
d’armes d’hier.
Kautsky, qui écrit en 1922, est le seul à approuver explicitement le Traité
et à louer l’action de Loyd George qu’il voit comme un « tacticien audacieux et
doué ».1960 Bien évidemment, il fustige les Anti-Traités et De Valera en
particulier.
Le communiste T. A. Jackson (1947) ne partage pas l’avis de Karl
Kautsky sur Lloyd George bien qu’il reconnaisse à la décharge de l’homme
d’État anglais que sa politique « contre-révolutionnaire » ait subi les pressions
des Tories, « qui représentaient les éléments les plus agressifs de l’oligarchie
capitaliste-financière qui s’étaient alarmés de la révolution bolchevique ; et qui
étaient […] en train de se préparer à réprimer les forces des travailleurs
organisés en Angleterre. »1961
G. Schüller fait plutôt « contre mauvaise fortune bon cœur » et voit dans le
Traité un « succès partiel » qui n’a été possible que par « la lutte armée
révolutionnaire qui avait été inaugurée par les Pâques Sanglantes. »1962
Dans British Imperialism in Ireland (1931), Elinor Burns va plus loin dans la
critique de ce « règlement de 1921 » et dans le discours anti-impérialiste en

1959
La province d’Ulster comptent 8 comtés : Down, Armagh, Antrim, Derry, Tyrone, Fermagah et sous
l’autorité à partir de décembre 1920 du Sud, le Donegal et le Monaghan.
1960
Kautsky, op. cit., (ch. 4, d, §. 1)
1961
“which represented the more aggressive elements of the Finance-Capitalist oligarchy which had taken alarm
from the Bolshevik revolution ; and which was, even then, preparing to crush the forces of the organised workers
in England.”, T. A. Jackson, op. cit., p. 421. C. D. Greaves est considérablement plus dur envers Lloyd George.
1962
“even this partial success was only possible as the result of the armed revolutionary struggle which had been
inaugurated by the Easter rising. “, Schüller, op. cit., (ch. 6, §. 1) Le communiste américain refait de
l’essentialisme politico-socialogique : “The disunited, petty bourgeois nature of the leadership of the struggle
was shown by the Republican consent to this compromise.” Cf. : G. Eisler, The Irish Free State and British
Imperialism, Cork, Cork Workers’Club, 1986 (1ère éd. in “Communist International”, 1932), p. 5. Le communiste
austro-allemand y déclare que les « impérialistes britanniques furent forcés de donner à l’Irlande le statut de
Dominion ».

362
disant que le Traité « établissait la dictature de la classe capitaliste en Irlande,
en alliance étroite avec les intérêts impérialistes britanniques. »1963 Karl Marx
considère l’État capitaliste comme la « dictature de la bourgeoisie » car tout
État est une dictature de classe.1964 Ainsi, Elinor Burns considère l’État Libre de
façon classique pour une marxiste.
Greaves estime que le Traité, accueilli chaleureusement par les capitalistes qui
en profitèrent pour baisser les salaires et renvoyer des gens,1965 était « en
réalité un nouveau Coercion Act »1966, une nouvelle Loi de Coercition. Selon lui,
la Partition a « scellé » la contre-révolution.1967 Pour D. R. O’Connor Lysaght,
tout le monde voulait la paix, mais le Traité allait particulièrement dans l’intérêt
des usuriers [“gombeenmen”] du Sud.1968 De même, pour Michael Farrell le
Traité a été fermement soutenu par les classes moyennes et les classes
dominantes.1969 Pour le membre du Revolutionary Communist Group
britannique, David Reed :

La Partition de l’Irlande est le mécanisme par lequel l’exploitation impérialiste sur


1970
l’Irlande entière est maintenue.

Pour Reed, les capitalistes du Nord et du Sud ont aussi intérêt à la division de
l’île et donc de la classe ouvrière.1971

c.) la guerre civile comme révélateur de la structure de classes du mouvement


national ?

1963
“The settlement of 1921 established the dictatorship of the capitalist class in Ireland, in close alliance with
British imperialist interests.”, E. Burns, op. cit., p. 62.
1964
Etienne Balibar, « Dictature du Prolétariat », in G. Labica, G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme,
op. cit., pp. 323-332, p. 324.
1965
C. D. Greaves, Liam Mellows…, op. cit., p. 239.
1966
Ibid., p. 278.
1967
“This counter-revolution was to be sealed by partition”, The Irish Transport and General Workers’Union,
The Formative Years: 1909-1923, Dublin, Gill and Macmillan, 1982, p. 283.
1968
D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern Ireland…, op. cit., p. 37.
1969
M. Farrell, Northern Ireland: The Orange State, Londres, Pluto, 1980 (1ère éd. 1976), p. 70.
1970
“Partition of Ireland is the mechanism by which imperialist exploitation over the whole of Ireland is
maintained.”, David Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, op. cit., p. 76.
1971
Ibid.

363
La guerre civile est déclenchée le 28 juin 1922 avec le bombardement
par l’armée régulière de Michael Collins du Four Courts qui était aux mains des
Anti-Traités depuis avril.
La lecture marxiste traditionnelle a voulu établir une distinction de classes entre
Pro- et Anti-Traités. Il y a, pour sûr, une part de vérité. 1972 Schématiquement,
on peut aisément comprendre que les classes possédantes aient envie, de part
leurs intérêts économiques, de ménager la Grande-Bretagne alors que les
exploités et les petits-bourgeois idéalistes veulent une indépendance totale.
Mais, il y a un « mais » … Regardons ce qu’il en est de plus près.
G. Schüller (1926) dit au sujet de la guerre civile que :

le monde était le témoin du triste exemple de Nationalistes irlandais et Républicains,


dans la tenue de l’État Libre, mais réellement en tant qu’agents de l’impérialisme
britannique et des capitalistes irlandais, massacrant par centaines les Républicains
1973
irlandais et combattants pour la liberté.

Brian O’Neill, chantre bolchevisé de la « République des Travailleurs et des


Paysans » entend montré l’assise de classe sans tâche de ces « combattants
pour la liberté » :

La colonne vertébrale de la résistance au Traité était les pauvres fermiers – leur faim
de terre demeurant insatisfaite – et les travailleurs industriels, qui trouvèrent leur
1974
niveau de vie considérablement détériorée après 1921.

D. Greaves évoque, pour sa part, la thèse de Connolly stipulant que les classes
possédantes trahissent toujours la lutte pour l’indépendance. Mais pour lui
l’échec d’une véritable révolution sociale vient de la fin de l’alliance entre
ouvriers et petits-bourgeois.1975

1972
C’est ce qui est aussi véhiculé par la non moins excellente fiction de Ken Loach, The Wind that Shakes the
Barley (Le Vent se Lève), Palme d’Or à Cannes en 2006
1973
“the world witnessed the sad example of the Irish Nationalists and Republicans, in the garb of the Free State,
but really as the agents of British imperialism and of the Irish capitalists, slaughtering by hundreds Irish
Republicans and fighters for freedom.”, Schüller, op. cit., (ch. 6, § 1.) L’ « État Libre » a exécuté 77 prisonniers.
1974
“The backbone of the resistance to the Treaty was the poor farmers – their land hunger unsatisfied – and the
industrial workers, who found their standard of life considerably worsened after 1921.”, B. O’Neill, The War for
the Land in Ireland, op. cit., p. 106.
1975
C. D. Greaves, Liam Mellows…, op. cit., p. 358.

364
C. D. Greaves regarde avec dépit la fin de la guerre civile avec
1976
l’exécution le 8 décembre 1922 de 4 prisonniers Anti-Traités et les cinq
mois de destruction qui suivirent : la contre-révolution est victorieuse et débute
ainsi « l’ère du néo-colonialisme » jusqu’à ce que les « forces du progrès » se
reconstituent pour de nouvelles luttes.1977 Cette perspective mène Greaves à
écrire des lignes qui résument la portée de l’action de Liam Mellows. Elles
expliquent la postérité de ce personnage dans le mouvement républicain et
invitent le peuple irlandais à chérir sa mémoire :

C’était la grandeur de Mellows que ce soit lui, plus clairement qu’aucun autre dans le
mouvement républicain, qui saisit la nature fondamentalement plébéienne de la lutte
nationale irlandaise. Ses éléments essentiels sont la classe ouvrière et la petite
bourgeoisie révolutionnaire de la ville et de la campagne. Seulement de temps en
temps, le corps principal de la grande bourgeoisie entre en alliance avec eux, et une
telle alliance est invariablement chargé d’hésitations et de brièveté.
La pensée de Mellows échoua à atteindre celle de Connolly à un important
égard, c’est-à-dire au sujet de la question de la direction de classe. Pour Connolly la
direction, pas seulement la participation, de la classe ouvrière était à souhaiter. […]
Mais la révolution irlandaise ne se développa pas d’une telle manière qu’elle eût
1978
donné la direction aux ouvriers.

Dans une perspective très proche, Roger Faligot affirme que « la faiblesse
fondamentale des républicains réside dans leur incapacité à lier leur lutte à
celle de la classe ouvrière […] ».1979

Erich Strauss est plus solide. Notons qu’il est relativement plus favorable
au Traité que ne le sont les communistes. Cet accord permet, selon lui qui
reprend ici Michael Collins, de rendre « le peuple irlandais maître de son
1976
Rory O’Connor, Liam Mellows, Richard Barrett et Joseph McKelvey en représailles des meurtres de 2
députés : Sean Hales et Patrick O’Malley.
1977
Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 392.
1978
“It was the greatness of Mellows that he, more clearly than any in the Republican movement, grasped the
fundamentally plebeian nature of the Irish national struggle. Its essential components are the working class and
the revolutionary petite-bourgeoisie of town and country. Only from time to time does the main body of the big
bourgeoisie enter into alliance with these, and such alliance is invariably fraught with hesitations and
indurability.
Mellows’ thought failed to reach Connolly’s in one important respect, namely in regard to the question
of class leadership. To Connolly the leadership, not merely the participation, of the working class was to be
desired. […] But the Irish revolution did not develop in such a way as to give the workers the leadership.”, C. D.
Greaves, Liam Mellows …, op. cit., p. 392.
1979
R. Faligot, La Résistance irlandaise, op. cit., p. 47.

365
destin. » Sa signature a fait se déchaîner les uns contre les autres « les
groupes sociaux en conflit à l’intérieur du camp nationaliste […] dans une
guerre meurtrière mais essentiellement futile. »1980 La division en deux camps
entre opposants et partisans du Traité a brouillé le jeu politique. Cette
confusion, cette incapacité à avoir des forces politiques reflétant les lignes des
classes sociales est imputable, pour le marxiste autrichien, aux siècles de
servitude qu’a connus l’île.
Contrairement à ce qu’a pu encore avancer Belinda Probert,1981 Henry
Patterson a raison de dire que l’alliance qui s’est forgée pendant la Guerre
d’Indépendance ne s’est pas divisée d’après des démarcations de classes.1982

L’Irlande du premier quart du Vingtième siècle est sur le plan politique


la période qui a présidée aux destinées contemporaines de l’île. Les marxistes
ont tenté d’en fournir des interprétations de classes qui n’ont pas toujours été
convaincantes. La révolution nationale n’a pas réduit les inégalités ou résolu les
problèmes quotidiens. Comme le note George Boyce, l’insurrection n’avait pas
pour objectif une révolution sociale, 1983 même si un marxiste d’envergure y prit
part. Que se soit pour comprendre cette révolution inachevée, pour s’inspirer de
son action et de son œuvre ou pour saper son influence sur la gauche
irlandaise en le démythifiant, James Connolly tient une place importante dans
les écrits marxistes de l’Irlande.1984

1980
“the conflicting social groups within the nationalist camp […] in a deadly but essentially futile war.”, E.
Strauss, op. cit., p. 281.
1981
Belinda Probert, Beyond Orange and Green: The Political Economy of the Northern Ireland Crisis, Londres,
Zed, 1978, p. 40. Il faut dire que B. Probert n’est pas historienne et qu’elle brasse une vaste période.
1982
Henry Patterson, The Politics of illusion: republicanism and socialism in modern Ireland, Londres, Sydney,
Aukland: Hutchinson Radius, 1989, p. 22.
1983
D. G. Boyce, “1916, Interpreting the Rising”, in D. G. Boyce, A. O’Day, The making of modern Irish
history: revisionism and the revisionist controversy, op. cit., pp. 163-187, p. 176.
1984
John Newsinger notait en 1990 qu’il est parmi les figures de l’histoire irlandaise qui ont fait l’objet du plus
grand nombre de biographies. Il se plaçait alors derrière O’Connell, Parnell et de Valera. J. Newsinger,
« Connolly and his biographers », Irish Political Studies, n°5, 1990, pp. 1-9., p. 1.

366
II. James Connolly objet d’histoire

Après avoir considéré le marxisme comme la clef de l’histoire irlandaise


et avoir enrichi la littérature nationale d’une version marxiste, Connolly est
devenu objet d’histoire. La façon d’interpréter la pensée et l’action de Connolly
permet d’éclairer le marxisme, la politique et l’inscription dans le champ
historiographique des historiens marxistes.

1. le parcours politique et intellectuel d’un marxiste du temps de la


Seconde Internationale

Un des grands mérites du communiste anglais C. D. Greaves est d’avoir


démontré le premier parmi tous les biographes de James Connolly que le
les
années révolutionnaire est né à Edimbourg.1985 Greaves semble avoir également cerné
de
formation correctement l’importance pour l’univers politique du Connolly adolescent des
écrits de la Land League,1986 de la figure de Parnell et peut-être aussi des
origines de la façon que Connolly a eu de lier la cause irlandaise à celle des
ouvriers dans cet Edimbourg où les socialistes étaient les premiers à prêcher
l’indépendance irlandaise.1987 Rien de tout cela pourtant chez Austen Morgan
qui est laconique sur la période de formation édimbourgeoise de Connolly qui
lui permit de devenir un « marxiste de classe ouvrière […] partageant les
revendications prolétariennes, et convaincu à la croyance dans l’inévitabilité de

1985
C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, Londres, Lawrence & Wishart, 1986 (4ème édition,
1ère éd. 1961), p. 17. Il était convenu de voir un Connolly passer sa petite enfance en Irlande. Cf. : Introduction
de T. J. O’Flaherty in G. Schüller, James Connolly & Irish Freedom, A Marxist Analysis, op. cit. ; T. A. Jackson,
Ireland Her Own, op. cit., p. 368.
1986
C. D. Greaves, op.; cit. p. 19. Cf. en 1913 il dit “the literature of that revolutionary Irish organisation was the
mental pabulum upon which I was nourished”, cité in W. K. Anderson, James Connolly and the Irish Left, op.
cit., p. 58.
1987
Ibid., p. 35.

367
socialisme. »1988 Kieran Allen, insiste tout au long de son livre sur la
« brillance » qu’a été celle de Connolly d’avoir été « un rebelle à l’intérieur de la
tradition de la Seconde Internationale »1989 bien qu’il n’ait jamais pu rompre
totalement avec les idées de cette dernière.
Les auteurs de Connolly : A Marxist Analysis insistent sur le fait que Connolly
n’avait pas eu accès aux matériaux dont disposaient ses contemporains Lénine
ou Trotsky pour développer une pensée marxiste solide.1990 Pour eux, malgré
son expérience de terrain comme propagandiste, ses lacunes théoriques
étaient rédhibitoires et ne lui permirent pas de comprendre la situation
irlandaise : « ses idées politiques […] portaient la marque du SDF / SSF , une
faiblesse fondamentale sur les questions philosophiques, et une économie
politique du capitalisme défectueuse. »1991 Par ailleurs, ils estiment que
Connolly a hérité de Leslie sa lecture de James Fintan Lalor et donc son
inscription dans la tradition du « nationalisme populiste ».1992 Il a en plus hérité
de l’organisation édimbourgeoise de sa jeunesse une « théorie erronée des
marchés et du développement capitaliste ».1993

Connolly arrive en Irlande en 1896 et fonde de suite l’Irish Socialist


Republican Party. Le communiste américain G. Schüller trouve que le
l’I.S.R.P.
programme du parti, la « séparation complète de la Grande-Bretagne, une
République irlandaise indépendante », est « clair et précis ».1994 Il est vrai que
ce programme [Cf. Annexes] était très progressiste pour l’époque et à plus forte
raison en Irlande. Le communiste américain se garde pourtant bien de dire qu’il
est en grande partie inspiré de celui de la Social Democratic Federation du futur

1988
“Connolly had become a working-class Marxist in Edimburgh, sympathetic to proletarian assertion, and
committed to the belief in the inevitability of socialism.”, Austen Morgan, James Connolly: A Political
Biography, Manchester, Manchester University Press, 1988, p. 23.
1989
“a rebel within the traditions of the Second International”, K. Allen, The Politics of James Connolly, op. cit.,
p. 5.
1990
Andy Johnston, James Larragy, Edward McWilliams, Connolly, A Marxist Analysis, Dublin, Irish Workers’
Group, 1990, p. 22.
1991
“His political ideas […] bore the hallmark of the SDF/SSF, fundamental weakness in philosophical terms,
and a flawed political economy of capitalism.”, A. Johnston, J. Larragy, E. McWilliams, Connolly, A Marxist
Analysis, op. cit., p. 25.
1992
A. Johnston, J. Larragy, E. McWilliams, Connolly, A Marxist Analysis, op. cit., p. 37. Pour ses limitations au
point de vue économique, cf. : p. 39.
1993
Ibid., p. 41.
1994
“His programme was clear and definite: complete separation from Great Britain, an independent Irish
Republic.”, G. Schüller, op. cit., (ch. 2, § 14.)

368
« social chauvin »1995 Henry Hyndman. G. Schüller donne, par ailleurs, une
vision volontairement fausse de la pensée de Connolly concernant la
paysannerie. Selon lui, le révolutionnaire irlandais « prit position pour
l’interprétation léniniste de [l’]alliance [de la classe ouvrière et de la
la
paysannerie paysannerie] à la fois en théorie et en pratique. »1996 En vérité, au niveau
« théorique », Connolly, (mais simplement à son retour des Etats-Unis en
1910), a cherché à s’allier avec le mouvement coopératif agricole de George
Russell (« Æ »)1997 et « en pratique » n’a soutenu qu’une fois dans sa vie
militante un mouvement paysan. De la même façon, le communiste irlandais
Brian O’Neill résume le programme de l’I.S.R.P. avec les mots d’ordre
anachroniques d’un communiste du début des années 30.1998
D. R. O’Connor Lysaght qualifie d’ « utopique » la position de Connolly
sur la question agraire. Il lui reproche de ne pas avoir su répondre à la
« question vitale : comment atteler le mécontentement paysan à la cause de la
classe ouvrière. »1999

Le lien ténu entre socialisme et nationalisme dans la pensée de Connolly


socialisme se trouve implicitement dans le programme de 1896 de l’I.S.R.P. Rappelons
et
nationalisme que pour James Connolly l’indépendance politique va de pair avec
l’indépendance économique. C’est pour cela que la classe ouvrière, seule
héritière sans tâche et « incorruptible » des luttes passées, doit mener la
libération nationale. Les scripteurs communistes anglais et irlandais défendent

1995
« Par social-chauvinisme nous entendons la reconnaissance de l'idée de la défense de la patrie dans la guerre
impérialiste actuelle la justification de l'alliance des socialistes avec la bourgeoisie et les gouvernements de
"leurs" pays respectifs dans cette guerre, le refus de préconiser et de soutenir les actions révolutionnaires
prolétariennes contre "leur" bourgeoisie, etc. » (il s’agit pour Lénine d’une nouvelle forme d’opportunisme ») in
Lénine, La faillite de la II e Internationale (1915) in http://www.marxists.org (7.)
1996
“He stood for the Leninist interpretation of this alliance both in theory and in practice.”, G. Schüller, op. cit.,
(ch. 3.), Cf. : pour la même chose: R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, Paris,
Maspero, 1978, p. 138.
1997
Cf. le chapitre “Labour and Co-operation in Ireland”, in James Connolly, The Re-conquest of Ireland, in
Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 185-280, pp. 255-263.
1998
« le renversement forcé de l’impérialisme capitaliste et l’établissement d’une République des Ouvriers
irlandais et des Travailleurs agricoles », “the forcible overthrow of capitalist-imperialism and the establishment
of the Irish Workers’ and Working Farmers’ Republic.”, Brian O’Neill, The War for the Land in Ireland,
Londres, Martin Lawrence Limited, 1933. Il est tout de même vrai que le programme connollien de 1896
revendiquait « la propriété publique par le peuple irlandais de la terre, et des instruments de production, de
distribution et d’échange. »
1999
“the vital question: how to harness peasant discontent to the working class cause”, D. R. O’Connor Lysaght,
The Unorthodoxy of James Connolly, in http://www.workersrepublic.org (1ère éd. 1970) Le militant trotskyste
voit tout de même dans les années I.S.R.P. des années de « son excellence théorique et finalement de sa
frustration pratique. »

369
cette conception, en donnant cependant aux classes moyennes et aux paysans
une place dans la révolution nationale. T. A. Jackson soutient Connolly en
stigmatisant le « pseudo “marxisme” mécanique »2000 de l’I.L.P. et du S.D.F. qui
affirmaient que « dans un pays oppressé », Nationalisme et Socialisme sont
opposés. Il s’agit de partis qui ont pris, dans la terminologie léniniste, des
attitudes « opportunistes » de « social-traîtres » pendant la « Grande Guerre ».
La vision de Connolly a été soutenue par ce qu’il appelle « la “gauche” du
marxisme anglais et écossais »2001 dont Jackson faisait partie et «
finalement justifiée par l’enseignement de Lénine et Staline ».2002 Nous voyons
une nouvelle fois les capacités d’attrape-tout du communisme qui fait de la
figure de Connolly une caution du mouvement. Si Connolly et surtout Lénine
connaissaient les écrits de Marx sur l’Irlande et se sont appuyés sur eux, la
théorie de Connolly n’est pas la même chose que le mot d’ordre plus
internationaliste de droit d’autodétermination des nations opprimées chez
Lénine.
Plutôt que d’orthodoxie, Roger Faligot est plus concerné par ce
qu’entraîne concrètement la perception de la question de l’indépendance
nationale chez le marxiste irlandais :

Le programme de Connolly avait beau privilégier l’activité légale et parlementaire, le


seul fait de lier le sort de la lutte nationale à la lutte pour le socialisme le placerait
inévitablement dans le camps révolutionnaire, alors qu’avec un programme presque
identique la S.D.F. sombrerait, sous la conduite de Hyndman, dans un réformisme
2003
doublé du chauvinisme britannique.

Jean-Pierre Carasso et les auteurs de l’article « La Contre-Révolution


irlandaise » soutiennent au contraire que Connolly a confondu « vrai
2000
“mechanical pseudo “Marxism” ”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 369.
2001
“the “left” of English and Scottish Marxism”, ibid.
2002
“finally vindicated by the teaching of Lenin and Stalin”, ibid. Dans sa biographie de Connolly, C. D. Greaves
rejette les thèses de Rosa Luxemburg sur le nationalisme. « Elle soutenait, conclue-t-il, la révolution mondiale,
mais rejetait les conditions qui l’aurait rendue possible. ». “She stood for world revolution, but rejected the
conditions which would make it possible.”, C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p.
128. Plus loin, il salue le combat de Connolly contre « l’opportunisme » (ibid., p. 167) qui, selon Lénine,
« consiste à sacrifier les intérêts fondamentaux de la masse des hommes aux intérêts temporaires d'une infime
minorité d'entre eux, ou, en d'autres termes, l'alliance d'une partie des ouvriers avec la bourgeoisie contre la
masse du prolétariat. », Lénine, La faillite de la II e Internationale (1915), op. cit.
2003
R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, Paris, Maspero, 1978, p. 100. Il
estime d’ailleurs que le programme de 1896 est « la matrice de tout développement théorique et politique du
socialisme en Irlande »

370
nationalisme et socialisme »2004 et que sa subséquente participation à
l’insurrection de 1916 était un désastre pour la révolution prolétarienne.2005
Paul Bew, Peter Gibbon et Henry Patterson critiquent également cette
confusion chez le révolutionnaire irlandais. La Guerre pour l’Indépendance a
prouvé, ainsi, que la bourgeoisie pouvait être impliquée dans la lutte nationale,
de même que les ouvriers sans qu’ils n’aient des ambitions socialistes.2006 De
même, pour un autre universitaire marxiste :

Sa croyance socialiste en la classe ouvrière comme la force du futur se heurtait à sa


2007
vision de la nation irlandaise comme le sujet de l’histoire.

Certains trotskystes des années quatre-vingt sont plus conciliants avec


Connolly. Pour Mike Milotte, les conditions n’étaient pas réunies en Irlande pour
son projet socialiste.2008 Kieran Allen, même s’il admet que Connolly était
incapable de comprendre le rôle potentiel de la bourgeoisie irlandaise dans une
redéfinition des relations de l’île avec la Grande-Bretagne,2009 le loue pour avoir
su rompre avec le réformisme de la Seconde Internationale.2010

Connolly Beaucoup ont vu une similitude entre la pensée de James Connolly et


&
la théorie celle de Léon Trotsky. Le premier auteur à avoir comparé les révolutionnaires
de la
Révolution semble avoir été le syndicaliste, républicain ayant pris part aux Pâques
permanente

2004
J.-P. Carasso, La Rumeur irlandaise, op. cit., p. 50
2005
Ibid., p. 50 et p. 109. ; « Participer, c’était liquider les buts et les possibilités de la révolution
prolétarienne. », S. Van der Straeten, Ph. Daufouy, « La Contre-Révolution irlandaise », op. cit., p. 2079.
2006
P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, The State in Northern Ireland, Political Forces and Social Classes,
Manchester, Manchester University Press, 1979, p. 36. Ils font un parallèle entre la pensée de Lénine et un article
de 1897 de Connolly “Socialism and Irish Nationalism” (in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books
Publications, 1987, pp. 315-320, p. 318). A force de parallèle, ils finissent par dire (ce n’est qu’un détail mais
impardonnable venant d’universitaires) que Connolly y professait une « vision léniniste » (Bew et al., op. cit., p.
17) d’alliance de classes et une idée de République irlandaise « dépositaire du pouvoir populaire », qu’il
abandonna bien vite pour son idée d’une révolution nationale ne pouvant être menée que par la classe ouvrière.
2007
“His socialist belief in the working class as the force of the future clashed with his view of the Irish nation as
the subject of history.”, Austen Morgan, Labour and Partition, The Belfast Working Class 1905-23, Londres,
Pluto Press, 1991, ( tiré de sa thèse Politics, the Labour Movement and the Working Class in Belfast 1905-1923,
Queen University of Belfast, Ph.D. thesis, 1978, p. 170.
2008
Mike Milotte, Communism in modern Ireland: the pursuit of the workers’ republic since 1916, Dublin, Gill
& Macmillan, 1984, p. 12.
2009
Kieran Allen, The Politics of James Connolly, Londres, Winchester, Pluto Press, 1990, p. 55.
2010
Ibid., pp. 32-33.

371
Sanglantes, Desmond Ryan dans sa biographie sur le révolutionnaire
irlandais.2011
Dans sa brochure écrite pour favoriser un mouvement révolutionnaire en 1969,
D. R. O’Connor Lysaght écrit que, malgré ses « faiblesses » organisationnelles
et théoriques, certaines analyses de Connolly « pourraient être utilisées comme
directives pour une stratégie révolutionnaire permanente afin de développer
une République des Travailleurs à partir de la lutte nationale ».2012 Dans son
étude consacrée au révolutionnaire, ce même Lysaght voit que Connolly était
une sorte de Monsieur Jourdain qui appliquait sans le savoir les concepts de
« révolution permanente » et de « dualité des pouvoirs ». Si ce rapprochement-
ci est tout de même tiré par les cheveux, ce rapprochement-là est basé sur un
élément notable qui est cette phrase écrite le 8 août 1914 :

L’Irlande peut encore lancer la torche d’une conflagration européenne qui ne


s’éteindra pas avant que le dernier trône, et le dernier bon [du trésor] […] ne sera
2013
desséché sur la pierre funéraire du dernier seigneur de guerre.

Peter Hadden fait également un parallèle entre la conception connollienne


voulant que la classe ouvrière soit « l’héritière incorruptible de la lutte pour la
liberté en Irlande »2014 et la théorie de la Révolution permanente.2015 Mike
Milotte est plus explicite encore. Citant la phrase de Connolly dans Erin’s
Hope :

2011
K. Allen, op. cit., p. XII.
2012
“analyses that could be used as guidelines for a permanent revolutionary strategy to develop a Workers’
Republic from the national struggle […]”, D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern Ireland, op. cit., p.
24.
2013
“[…] Ireland may yet set the torch to a European conflagration that will not burn out until the last throne and
the last capitalist bond and debenture will be shrivelled on the funeral pyre of the last war lord.”, J. Connolly,
“Our Duty in this Crisis”, in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 412-416,
p. 416. Cf. D. R. O’Connor Lysaght, The Unorthodoxy of James Connolly, op. cit.
2014
“only the Irish working class remain as the incorruptible inheritors of the fight for freedom in Ireland.”, ibid.
, p. 25.
2015
Peter Hadden, ‘Divide and Rule’, Labour and the partition of Ireland, Dublin, MIM Publications, a Militant
Pamphlet, 1980, p. 6. P. Hadden, “The real ideas of James Connolly”, Socialism Today , n° 100, avril 2006
(journal théorique du SP), pp. 100, 102-103, http://www.geocities.com/socialistparty/LabHist/Connolly.htm

372
La classe ouvrière irlandaise – la seule fondation solide sur laquelle une nation libre
peut s’élever […] La classe ouvrière irlandaise doit s’émanciper, et en s’émancipant
2016
elle doit forcément, libérer son pays.

Il commente :

[Connolly] disait tout le temps que parce que la bourgeoisie était incapable de réaliser
sa propre révolution, la tâche impartissait à la classe ouvrière et [les ouvriers] ne
pouvait seulement la compléter qu’en poursuivant sans interruption […]
2017
l’établissement d’une république socialiste.

Milotte avance qu’à cette période, seul Trotsky en 1905, avait formulé la
possibilité que la classe ouvrière pouvait prendre, avec l’aide de la paysannerie,
le pouvoir pour elle-même sans passer par le stade capitaliste. Effectivement,
tirant les conclusions de la révolution de 1905 dans Bilan et Perspectives, le
révolutionnaire russe affirme qu’ :

Il est possible que les ouvriers arrivent au pouvoir dans un pays économiquement
2018
arriéré avant d'y arriver dans un pays capitaliste avancé.

Que faut-il penser de ces parallèles établis par Lysaght, Hadden et Milotte ?
L’accession au pouvoir du prolétariat en Russie sera nécessairement
accompagné, selon Trotsky, d’une propagation de la révolution en Europe.2019

2016
“The Irish working class – the only secure foundation on which a free nation can be reared … The Irish
working class must emancipate itself, and in emancipating itself it must, perforce, free its country.” J. Connolly,
“Erin’s Hope … The End and the Means”, Selected Political Writings, Londres, Jonathan Cape, 1973, pp. 166-
191, pp. 188-189. (cité selon le découpage de Mike Milotte, Communism in modern Ireland: op. cit., p. 10) Dans
son célèbre article, The Irish Flag, publié huit jours avant l’insurrection, la première phrase (sur la fondation
solide) sera reprise au mot près et précédera le chiasme que quiconque s’étant intéressé un peu à Connolly
connaît obligatoirement : “The cause of Labour is the cause of Ireland, the cause of Ireland is the cause of
Labour.”, Connolly, “The Irish Flag”, Collected Works (volume 2), Dublin, New Books Publications, 1988, pp.
173-176, p. 175.
2017
“He was saying that because the bourgeoisie was incapable of carrying through its own revolution the task
fell to the working class and that they could only complete it by proceeding without interruption to the
establishment of a socialist republic.”, Mike Milotte, op. cit., p. 10. Dénoncé par les trotskystes de l’Irish
Workers Group, A. Johnston, J. Larragy, E. McWilliams, Connolly, A Marxist Analysis, op. cit., p. 40. En
revanche repris par Chris Bambery qui a lu le livre de Milotte, in C. Bambery, Ireland’s Permanent Revolution,
op. cit., p. 38.
2018
Trotsky, Bilan et Perspectives, in http://www.marxists.org (1905 avec une introduction de 1919) [format pdf
], p. 13. Sur l’alliance de la classe ouvrière avec les paysans, Cf. Ibid., p. 15. Voir par ailleurs : « Qu’est-ce que
la Révolution Permanente ? Thèses », in Léon Trotsky, La révolution permanente, Paris, Les Editions de Minuit,
coll. « Arguments », 2000 (1928-31), pp. 124-128. Trotsky, à la lumière de la Révolution chinoise de 1927 y
reconsidère ses thèses. Il précise que si les « pays arriérés » peuvent arriver à la dictature du prolétariat avant les
pays avancés, cela ne veut pas dire qu’ils arriveront au socialisme avant ces derniers. (ibid., p. 126)

373
Chez Connolly et Trotsky en effet, la révolution peut se réaliser
indépendamment sans que les conditions matérielles soient réunies. Ils vont
donc tous les deux à l’encontre de l’orthodoxie marxiste de leur époque.2020
Peut-on faire ainsi de James Connolly un « permanentiste » ? Non, car il n’y a
pas chez Connolly une volonté de « sauter par dessus l’étape de la révolution
bourgeoise ».2021 Connolly ne veut déjà pas d’une révolution bourgeoise. Il
considère qu’une Irlande capitaliste n’est pas viable. Ainsi, sa révolution ne fera
pas « retomber tout le poids de la révolution bourgeoise sur les épaules du
prolétariat »2022 en attribuant à ce dernier la tâche de réaliser le développement
des forces productives qui incomberait sans cela à la bourgeoisie. Connolly ne
veut pas d’une Irlande industrialisée.
Kieran Allen admet qu’il peut y avoir des parallèles mais insiste surtout
sur les « différences importantes » entre les deux pensées.2023 Le défi de
Trotsky à la tradition marxiste dans Bilan et Perspectives, est « beaucoup plus
explicite ». Sa méthode est différente, son analyse plus détaillée et il n’avait pas
comme Connolly, un « mépris instinctif » contre la bourgeoisie. Le dernier point
où Allen juge Trotsky supérieur à son camarade irlandais est dans la
perspective mondiale de sa pensée, alors que Connolly mettait en avant
l’exception irlandaise.2024
Comme le dit justement Austen Morgan, « [Connolly] n’a jamais conçu
l’indépendance nationale comme l’achèvement de la révolution bourgeoise » et
c’est un « simulacre »2025 que de voir dans la conception révolutionnaire de
Connolly la théorie de la « Révolution permanente ».

2019
Ibid., pp. 28-30. M. Milotte ne va pas jusqu’à faire un parallèle entre la théorie de la Révolution permanente
et la phrase de Connolly dans l’irish Worker du 8 août 1914 où il écrit que “[…] Ireland may yet set the torch to
a European conflagration that will not burn out until the last throne and the last capitalist bond and debenture
will be shrivelled on the funeral pyre of the last war lord.”, J. Connolly, “Our Duty in this Crisis”, in Collected
Works (volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 412-416, p. 416.
2020
celle de la Seconde Internationale. Cf. 5ème point de la Préface de la Critique de l’Économie politique (1859)
dans les Annexes.
2021
Cité in E. Mandel, La pensée politique de Léon Trotsky, Paris, La Découverte, 2003 (1ère éd. en anglais:
1979), p.22.
2022
Trotsky, Bilan et Perspectives, op. cit., p. 15.
2023
Kieran Allen, The Politics of James Connolly, op. cit., p. 93.
2024
Ibid., p. 94.
2025
Citation entière : “he never articulated national independence as the completion of the bourgeois revolution,
and it is a travesty to try and tease out a theory of permanent revolution.”, A. Morgan, James Connolly: A
Political Biography, Manchester, Manchester University Press, 1988, p. 198.

374
Aux yeux des communistes, la principale erreur de James Connolly est
sa trop forte inclination pour le syndicalisme et l’absence de conception
parti
& léniniste du Parti.2026 Desmond Greaves dépeint un Connolly très concerné par
syndicalisme 2027
le Socialist Party of Ireland qu’il récupère à son retour des États-Unis et
croyant en faire un moyen d’unifier le Nord et le Sud de l’Irlande.2028 Il est
possible que Connolly avait entretenu quelques espoirs sur le S.P.I. Toujours
est-il que son principal souci concernait l’établissement d’une force syndicale
2029
révolutionnaire même s’il ne rejetait pas la politique comme nombre de
socialistes.2030 Étant donné que tout les oppose, il peut paraître étrange
qu’Austen Morgan prête main forte à C. D. Greaves sur ce point. Selon
l’historien farouchement « révisionniste », « le vrai but de Connolly restait un
parti travailliste de masse. »2031
Le léniniste convaincu Greaves avance, pour sa part, que :

L’approche de Connolly sur la question cruciale du parti de la classe ouvrière était


transitoire et expérimentale. Tout au long de sa vie, il tâtonna pour la formule
2032
correcte.

Greaves souligne aussi que le programme du I. L. P.2033 contient des éléments


aussi bien relevant de la sociale-démocratie (i. e. pour l’époque du marxisme de
la Seconde Internationale) que du syndicalisme.2034 L’historien dédouane son
personnage d’une quelconque faute en la matière en mettant en avant que la

2026
Ralf Fox, Marx, Engels and Lenin on the Irish Revolution, Cork, The Cork Workers’Club, “Historical
Reprints n° 3”, n.d. 197? (1ère éd. Londres, Modern Books Ltd., 1932), p. 28.
2027
Le S. P. I., Socialist Party of Ireland descend du I. S. R. P. qu’il a fondé en 1896.
2028
C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 248.
2029
« […] la lutte pour la conquête de l’État n’est pas la bataille, c’est seulement l’écho de la bataille. La vraie
bataille est livrée tous les jours pour le pouvoir de contrôler l’industrie. […] »,“[…] the fight for the conquest of
the political state is not the battle, it is only the echo of the battle. The real battle is the battle being fought out
every day for the power to control industry […]”, J. Connolly, The Axe to the Root, Dublin, Irish Transport and
General Workers’ Union, 1921 (1ère éd. pour les ouvriers américains: 1908), p. 28.
2030
W. K. Anderson, James Connolly and the Irish Left, op. cit., p. 37.
2031
Austen Morgan, James Connolly: a political biography, Manchester, Manchester University Press, 1988, p.
110.
2032
“Connolly’s approach to the all-important question of the working-class party was tentative and
experimental. Throughout his life he groped for the correct formula.”, Greaves, op. cit., p. 278. Interprétation
reprise in Roger Faligot, La Résistance irlandaise, op. cit., p. 141 et p. 157.
2033
Ce programme a été adopté suite à la proposition de Connolly lors de la réunion des Trade-Unions
irlandaises à Clonmel. Cette fondation d’un parti travailliste indépendant de son modèle britannique est
considéré comme « un [des] plus grands triomphes » de Connolly par son biographe communiste, Greaves, op.
cit., p. 282.
2034
Ibid., p. 279. Greaves fait alors un rapprochement avec un article de Jaurès dans l’Humanité, qui aurait peut-
être influencé Connolly, où le socialiste français faisait les mêmes rapprochements.

375
« conception d’un parti scientifique » menant les luttes prolétariennes était alors
étrangère en Europe de l’Ouest. Et de conclure : « Connolly devait résoudre
ses problèmes avec ce qu’il avait. »2035
Il est facile de critiquer voire mépriser à notre époque de telles conceptions car
l’on sait que le communisme ne marche pas et que la conception léniniste du
parti a mené à des totalitarismes et à d’autres dérives. Cependant, en termes
de prise de pouvoir, les remarques de Greaves sont justes. Sans Parti
bolchevique et Lénine pour faire pencher sa stratégie, point de révolution
d’Octobre.2036
Au regard du parcours de Connolly, ou d’ailleurs à chaque étude de
n’importe quelle période de crise inexploitée par le prolétariat, tout militant
léniniste entonne cette complainte du parti.2037 Chris Bambery est aussi de
ceux-là. Il assure d’ailleurs que si Connolly était resté vivant il aurait adopté les
positions de Lénine après 1917.2038
Malgré le fait que Connolly n’avait pas pu concevoir le parti, « organisation où
règne l’unité de la volonté »,2039 guide universel de la « marche de l’humanité
vers la terre promise du socialisme »,2040 ce fort peu cabotin « Parti qui
commande à une armée de millions d’hommes et couche dans les
tranchées »,2041 Roger Faligot lit l’action du révolutionnaire dans une
perspective héritée de l’idée d’élite, d’avant-garde communiste selon laquelle
les ouvriers sont incapables de se détacher de l’opportunisme trade-unioniste et
donc d’atteindre de façon constructive la conscience de classe. R. Faligot
reconnaît ainsi que l’I.S.R.P. de Connolly, « était un cercle propagandiste en

2035
“Connolly must solve his problems with what he had.”, ibid., p. 357. même sorte d’expression chez Lysaght,
The Unorthodoxy of James Connolly, op. cit.
2036
Cf. thèse de Trotsky in Staline, http://www.marxists.org (1940), (VII. L’année 1917, 2.)
2037
Peter Hadden, ‘Divide and Rule’, Labour and the partition of Ireland, Dublin, MIM Publications, a Militant
Pamphlet, 1980, p. 49., Andy Johnston, James Larragy, Edward McWilliams, Connolly, A Marxist Analysis,
Dublin, Irish Workers’ Group, 1990, p. 158.
2038
C. Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, op. cit., p. 40. Contre cette idée : Cf. A. Morgan : “No doubt
Connolly, on the basis of his life before 1914, would have welcomed the October revolution, if he had survived.
(It is less certain that he would have become a communist when the socialist movement split.) A. Morgan, James
Connolly: A Political Biography, op. cit., p. 10. Morgan a raison de prendre plus de précautions que Bambery.
Mais le jugement « sur la base de sa vie avant 1914 » semble être superfétatoire.
2039
D. Colas, Le léninisme, op.cit., p. 90.
2040
Cité in Kostas Papaioannou, « Les idées contre l’idéologie, Formes et degrés de la débolchevisation », in
Revue française de science politique, Année 1969, volume 19, n° 1, pp. 46-62., p. 47.
2041
Nicolaï Boukharine, ABC du Communisme, Conforme à l’édition de l’édition de 1925 de la Librairie de
l’Humanité (amputée de sa seconde partie, 1ère éd. 1923), http://www.marxists.org (format pdf), p. 3.

376
avance par sa maturité sur la jeune classe ouvrière ».2042 De plus, pour le
français, Connolly utilisa la « méthode scientifique » du marxisme à l’époque
« d’une révision et d’une régression généralisées du marxisme au sein de la IIe
Internationale [...] pour élaborer une position révolutionnaire […] ».2043 Éamonn
McCann languit également rétrospectivement de l’absence d’un parti qui aurait
pu lui survivre, même s’il attribue à l’Irish Citizen Army le titre de « Première
Armée Rouge en Europe ».2044

Les Maos-Stalinistes du BICO ne sont pas en reste. Manus O’Riordan


considère que la position de Connolly est :

de façon saisissante similaire à l’exposé de Staline du principe léniniste du parti


2045
comme le détachement avancé de la classe ouvrière et l’état-major du prolétariat.

Sans avoir eu la possibilité de lire le travail de Manus O’Riordan ni de vraiment


saisir la position de Staline sur le Parti,2046 est-il est possible de comprendre
comment a pu se faire une telle mise en relation ?
Nous n’avons pas trouvé le texte auquel Manus O’Riordan fait référence.2047 S’il
s’agit d’un texte de la période américaine, il pourrait ressembler à celui-ci :

le vrai Parti Politique des Ouvriers – l’arme avec laquelle la classe ouvrière
enregistrera les décrets que son armée économique doit et va mettre en
2048
application.

Le problème est que Connolly conçoit le parti comme bras politique d’un
syndicat surpuissant à vocation mondiale en l’occurrence l’Industrial Workers of
the World (I.W.W.). Le moins convainquant dans l’exposé de Manus O’Riordan,
2042
R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, op. cit., p. 100.
2043
Ibid., p. 271.
2044
E. McCann, War and an Irish Town, Londres, Harmondsworth, Penguin, 1974, p. 150.
2045
“strikingly similar to Stalin’s exposition of the Leninist principle of the party as the advanced detachment of
the working class and the General Staff of the proletariat”, M. O’Riordan, James Connolly in America, Belfast,
Irish Communist Organisation, 1971., p. 10; cité in W. K. Anderson, James Connolly and the Irish Left, op. cit.,
p. 52. Il s’agit d’une brochure tirée du Master soutenu aux Etats-Unis par le fils de Michael O’Riordan.
2046
Les textes de Staline sont disponibles sur http://www.marx2mao.com
2047
W.K. Anderson dit que le texte de Connolly fait référence aux résultats des élections américaines. (ibid.)
Anderson se dit, au demeurant, assez d’accord avec O’Riordan.
2048
“the real Political Party of the Workers – the weapon by which the working class will register the decrees
which its economic army must and shall enforce.”, J. Connolly, “A Political Party of the Workers” (1908), in
http://www.marxists.org

377
(même si encore une fois il faudrait pouvoir vérifier les éléments sur lesquels il
se base), est qu’on ne voit pas comment Connolly aurait pu formuler quelque
« principe léniniste du parti ». La conception léniniste du parti consiste dans le
fait que le parti est « donateur de la conscience de classe. [Le parti] acquiert
par là sur le prolétariat empirique les droits d’un démiurge sur sa création. »2049
Connolly insiste sur la conscience de classe des ouvriers mais professe des
conceptions social-démocrates typiques de la Seconde Internationale et des
idées syndicalistes. Quand il envisage un parti de professionnels de la
Révolution tachant de suivre avant tout un « programme clair et défini »2050
pratiquant l’expulsion pour se purifier, c’est pour le rejeter comme « contrainte
et despotisme ».2051 Le seul « substitutisme »2052 que Connolly cultive, repose
dans sa capacité à substituer mentalement la classe ouvrière à la nation.2053

Connolly immigra aux États-Unis de 1903 à 1910. Sa lettre de mai 1909


à William O’Brien où il considère son départ comme « la plus grande erreur de
les
Etats-Unis
[sa] vie »2054 est fréquemment citée par ses biographes. Comment les
& marxistes ont-ils jugé cet exil ?
De Leon
G. Schüller souligne avant tout le « bien qu’il a appris en Amérique des
Industrialistes ».2055 Greaves est moins positif sur cette période. La lutte de
Connolly contre De Leon notamment sur la question de la lutte syndicale de
tous les jours était salutaire.2056 Le communiste britannique juge cependant que
l’influence de De Leon a été cependant néfaste dans l’évolution de la pensée
de Connolly dans sa perception de la prise du pouvoir par la classe ouvrière en
niant, comme les partisans de Lassalle, tout caractère progressif de la classe
2049
Dominique Colas, Le léninisme, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1998 (1ère éd. 1982), p. 75.
2050
“a clear and definite program”, J. Connolly, “Political Action” (1908), in Connolly, Selected Political
Writings, Londres, Jonathan Cape,1973, pp. 286-289, p. 287. Un léniniste ne s’y reconnaîtrait peut-être pas, le
programme devant être fonction de la conjoncture.
2051
“dictation and despotism”, ibid., p. 288.
2052
Philippe Buton, Communisme : une utopie en sursis ? les logiques d’un système, Paris, Larousse, coll.
« 20/21 », 2001, pp. 115-116.
2053
D. R. O’Connor Lysaght critique une précédente tentative du BICO, alors ICO, de faire naître chez Connolly
un désir de parti à la Lénine dans leur brochure The Marxism of James Connolly. Lysaght ne voit dans la série de
citations mises dans un ordre opportun et ne voit dans le parti pensé par Connolly que ce que ce dernier appelle
un « Comité Politique ». Cf. D. R. O’Connor Lysaght, The Unorthodoxy of James Connolly, op. cit. Connolly,
“Wood Quay Ward, Election Address”, Dublin, janvier 1903 & J. Connolly, “The Problem of Trade Union
Organization”, Forward, 23 mai 1914. Ces deux textes disponibles sur http://www.marxists.org
2054
R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, op. cit., p. 114.
2055
G. Schüller, James Connolly & Irish Freedom, A Marxist Analysis, op. cit, ch. 2., § 18.
2056
C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit.,p. 214 et suiv. [nous avons utilisé une satanée
édition où il manque les pages 225 à 240]

378
capitaliste.2057 Cependant, Desmond Greaves juge en quelque sorte Connolly
grand dans l’erreur. Comme Lénine n’avait pas encore clarifié l’essence
« opportuniste » du réformisme, Connolly faisait partie de cette « gauche [qui]
dirigeait son feu contre les politiques réformistes sans comprendre leur
base »2058 et il « représentait tout ce qu’il y avait de meilleur au sein de l’aile
révolutionnaire de l’Internationale ».2059 Sa « pratique révolutionnaire », « sa
militance téméraire splendide », le prévint de s’aligner donc sur le réformisme,
mais aussi de dévier comme Rosa Luxemburg et son « chauvinisme inversé »
ou comme Daniel De Leon.2060
Encore plus critique que Greaves sur ce point, Roger Faligot, quant à lui, note
que :

les thèses syndicalistes révolutionnaires qu’il ramenait avec lui étaient à double
tranchant : elles lui permettraient d’organiser avec dynamisme la classe ouvrière, mais
2061
ralentiraient sa compréhension du rôle d’un parti révolutionnaire.

D. R. O’Connor Lysaght voit dans l’épisode américain un « tournant dans sa


carrière politique».2062 Il critique le compte-rendu de cette période des
communistes et maoïstes et se plaint de l’absence de compilation de valeur des
textes de la période états-unienne de Connolly. Selon le militant trotskyste à
partir de cette époque, « ce qu’il prêche devient moins scientifique. »2063 Il
appris « trop bien […] la valeur du trade-unionisme industriel » pour reléguer le
rôle du parti à celui de complément du syndicat. Cette erreur est qualifiée de
« naturelle ». L’analyse de Lysaght est intéressante mais semble avoir le défaut
de rendre Connolly plus bête qu’il n’était :

Les conséquences de l’arriération de la classe ouvrière irlandaise qui l’ont forcé à


partir aux Etats-Unis d’Amérique furent mal interprétées par lui comme étant

2057
Ibid., p. 242. Voir par ailleurs, “chapter 8. The Party and the Working Class”, in Andy Johnston, James
Larragy, Edward McWilliams, Connolly, A Marxist Analysis, Dublin, Irish Workers’ Group, 1990, pp. 131-148.
Pour une critique de la position de Greaves: K. Allen, The Politics of James Connolly, op. cit., p. XIII.
2058
“the left directed its fire against reformist policies without understanding their basis.”, C. D. Greaves, The
Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 430.
2059
“Connolly typified all that was best within the revolutionary wing of the International”, ibid., pp. 430-431.
2060
Ibid., p. 431.
2061
R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, op. cit., p. 115.
2062
“a turning point in his political career”, D. R. O’Connor Lysaght, The Unorthodoxy of James Connolly, op.
cit.
2063
“what he preaches becomes less scientific”, ibid.

379
entièrement dues à l’absence d’unionisme industriel. En fait, cette absence était elle-
même un sous-produit de la faiblesse économique existante qui a été la raison
globale de l’échec d’une stratégie politique potentiellement correcte : le
2064
développement de l’I.S.R.P.

En somme le syndicalisme de Connolly, qu’il a notamment développé aux


Etats-Unis, fait figure de « faiblesse » pour tout interprète léniniste.2065
Austen Morgan se contente de dire d’un ton neutre qu’il est un « syndicaliste
convaincu » quand il revient en Irlande en 1910.

A son retour des Etats-Unis en 1910, il publie Labour, Nationality and


Connolly Religion et surtout Labour in Irish History. G. Schüller désigne ce dernier travail
&
l’histoire comme un « classique » et le cite abondamment.2066 On remarque qu’il est
davantage question pour les communistes avant D. Greaves de revendiquer le
prestige de Connolly que de discuter sa façon d’écrire l’histoire. Ainsi, pour Ralf
Fox, Connolly a exprimé une « parfaite vérité » en disant que seul le marxisme
fournit la clef de l’histoire de l’Irlande.2067 Pour Thomas Alfred Jackson, Labour
in Irish History est « un travail de génie »2068 qu’il a utilisé comme guide pour
son propre travail.
C. D. Greaves est plus critique.2069 Il soutient pourtant la posture d’écriture du
révolutionnaire irlandais : il fallait prouver que la question irlandaise était une
question sociale.2070 Greaves pense du livre que « quoiqu’il contienne
beaucoup de formulations qui ont un léger goût de syndicalisme, il reste le

2064
“The results of the backwardness of the Irish working class that had forced him to go to the USA were
misinterpreted by him as being entirely due to the absence of industrial unionism. In fact, this absence was itself
a bye-product of the existing economic weakness which had been the overall reason for the failure of a
potentially correct political strategy: the development of the ISRP.”, ibid.
2065
G. Schüller affirme le contraire probablement parce qu’il écrit pour les ouvriers américains. Cf. : K. Allen,
The Politics of James Connolly, op. cit., p. 71., D. R. O’Connor Lysaght, The Unorthodoxy of James Connolly,
op. cit.
2066
G. Schüller, op. cit., (ch. 2)
2067
R. Fox, Marx, Engels and Lenin on the Irish Revolution, Cork, The Cork Workers’Club, “Historical Reprints
n° 3”, n.d. 197? (1ère éd. Londres, Modern Books Ltd., 1932), p. 28.
2068
“a work of genius”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 19. “a marvellous piece of socialist
propaganda”, K. Allen, The Politics of James Connolly, op. cit., p. 83.
2069
Notamment sur le « Parlement de Grattan ». Voir le chapitre 4 de ce mémoire.
2070
C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 241.

380
meilleur exposé du rôle de la question de la propriété dans l’histoire de la
politique irlandaise […] »2071
Andy Johnston, James Larragy et Edward McWilliams critiquent le manque de
cohérence de la pensée de Connolly et sa non application de la vision
matérialiste de l’histoire par rapport à la culture et à l’idéologie, donc la
religion.2072 Ils critiquent, tout comme Greaves, le fait que Connolly niait tout
2073
rôle progressif de la bourgeoisie et le rôle de la bourgeoisie dans la
construction nationale.2074 Ils vont jusqu’à dire que Labour in Irish History est
certes une « audacieuse, créative mais essentiellement non-marxiste
présentation de l’histoire irlandaise. »2075 Son approche, pour eux, est
« idéaliste ».2076 Elle ne prend pas en compte les classes en rapport au mode
de production dans le cadre duquel elles entrent en conflit. Ce qui permet, selon
eux, à Connolly de placer « intuitivement » les intérêts du mouvement ouvrier
dans la lutte pour l’indépendance nationale.2077 Kieran Allen adopte la même
lecture, en particulier pour l’interprétation connollienne du « communisme
primitif » qui avait peu à voir avec Marx et qui se basait sur une lecture non-
critique des lois Brehon.2078 Allen reproche surtout à Labour in Irish History de
ne condamner que le nationalisme constitutionnel et de présenter sans critique
le républicanisme comme un idéal de reconquête transcendant les classes et
les générations.2079
Le trio Bew, Gibbon, Patterson a parfaitement raison de replacer le rapport de
Connolly à l’histoire dans sa critique des « idéologies nationalistes bourgeoises
et petite-bourgeoises qui niaient le rôle central de la lutte des classes dans
l’histoire irlandaise. »2080 Mais c’est Austen Morgan qui se montre le plus

2071
“While it contains many formulations which smack of syndicalism, it remains the best exposition of the role
of the property question in the history of Irish politics […]”, C. D. Greaves, ibid., p. 245.
2072
Andy Johnston, James Larragy, Edward McWilliams, Connolly, A Marxist Analysis, Dublin, Irish Workers’
Group, 1990, p. 15. Même si on ne peut l’appeler, selon eux, un « socialiste chrétien ».
2073
Ibid., p. 42.
2074
Ibid., pp. 54-55.
2075
“a bold, creative but essentially un-Marxist presentation of Irish history.”, A. Johnston, J. Larragy, E.
McWilliams, Connolly, A Marxist Analysis, op. cit., p. 42.
2076
Ibid., p. 44. , Cf. aussi : p. 45. ou p. 55.
2077
Ibid., p. 58. et p. 71.
2078
K. Allen, The Politics of James Connolly, op. cit., p. 37.
2079
Ibid., p. 91. L’autre grande critique que formule K. Allen au livre est qu’il surestime le potentiel de la classe
ouvrière. (ibid., p. 86)
2080
“the bourgeois and petty-bourgeois nationalist ideologies which denied the central role of class struggle in
Irish history.”, P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, The State in Northern Ireland, Political Forces and Social
Classes, Manchester, Manchester University Press, 1979, p. 16.

381
tranchant à l’encontre de l’historiographie produite par Connolly. Il la déclare
« peut-être acceptable comme rhétorique » mais « romantisme dans un
langage socialiste plutôt que marxisme dans un idiome irlandais. »2081

Un des points faibles de la pensée de Connolly est qu’elle n’a pas su


les donner une réponse satisfaisante à la question du particularisme des
protestants
Protestants d’Ulster.
Desmond Greaves en parle très peu. Greaves traite de la période belfastoise
du révolutionnaire 2082 en évoquant les grèves que Connolly a menées avec des
dockers ou des ouvrières et ses difficultés à faire face au sectarisme. Greaves
résume la controverse Connolly – Walker à un face à face entre un
révolutionnaire et un réformiste.2083
David Reed considère que Connolly comprenait parfaitement pourquoi les
ouvriers protestants se positionnaient en faveur de l’impérialisme britannique
2084
en s’appuyant notamment sur ce texte :

[…] les membres de la classe ouvrière orange sont esclaves en esprit parce qu’ils ont
été amenés à se cabrer au sein d’un peuple dont les conditions de servitude étaient
2085
plus serviles que les leurs.

Contrairement à Desmond Greaves, Reed ne dit pas que Connolly manquait de


l’éclairage de Lénine sur l’ « opportunisme »2086 pour vraiment saisir l’attitude

2081
“Possibly acceptable as rhetoric, his historiography, and derived social theories, was romanticism in socialist
language rather than Marxism in an Irish idiom.”, A. Morgan, “Socialism in Ireland – Red, Green and Orange”,
in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 172-225, p. 180.
2082
où il était organisateur du syndicat de Jim Larkin l’I.T.G.W.U. (1911-octobre 1914 avec des retours à Dublin
en 1913-14 pour organiser la grève).
2083
C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit. p. 264. Cf. P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson,
The State in Northern Ireland, Political Forces and Social Classes, Manchester, Manchester University Press,
1979, p. 16. Pour une critique de l’incompréhension de Connolly des positions de Walker : H. Patterson, Class
Conflict and Sectarianism: The Protestant Working Class and the Belfast Labour Movement 1868-1920, Belfast,
Blackstaff, 1980, p. 80.
2084
“He knew why the Protestant working class invariably sides with British imperialism against the national
aspirations of the Irish people.”, David Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, Londres, Larkin
publications, 1984, p. 42.
2085
“ […] the Orange working class are slaves in spirit because they have been reared up among a people whose
conditions of servitude were more slavish than their own.”, J. Connolly, “North-East Ulster”, in Collected Works
(volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 381-390, p. 386.
2086
« L'opportunisme consiste à sacrifier les intérêts fondamentaux de la masse des hommes aux intérêts
temporaires d'une infime minorité d'entre eux, ou, en d'autres termes, l'alliance d'une partie des ouvriers avec la
bourgeoisie contre la masse du prolétariat. », Lénine, La faillite de la II e Internationale (1915) in
http://www.marxists.org Cf. Gerard Molina, « Opportunisme », in G. Labica, G. Bensussan, Dictionnaire
critique du marxisme, op. cit., pp. 817-824.

382
des ouvriers protestants et valide la position du révolutionnaire en disant que
l’intérêt de la classe ouvrière était dans la séparation d’avec la Grande-
Bretagne.2087
Bien évidemment, le BICO se distingue de nouveau en condamnant la
perception lacunaire qu’avait Connolly des Protestants. Selon le mouvement
staliniste :

Connolly regardait le mouvement unioniste comme une concentration de


dégénération politique et de réaction. Mais il pensait aussi qu’il n’avait pas de base
2088
de classe.

L’auteur de The Home Rule Crisis, trouve que devant la nouvelle réaction
unioniste de 1912 en réponse au projet de Home Rule, le révolutionnaire n’a su
répondre qu’en « intensifi[ant] son ridicule agitationel » ;2089 une position qui
tranche avec la figure du quasi-héros que l’on octroie souvent à Connolly. Le
BICO avance, tout de même, que sa position était plus « logique » et
« conséquente » que celle de Griffith ou de Pearse et que le temps aurait pu le
mener à une nouvelle analyse sur la situation interne si la guerre ne l’avait
empêché.2090
Les auteurs de The State in Northern Ireland sont dans la ligne de cette critique
et surtout de celle de Connor Cruise O’Brien dans The States of Ireland.2091 Ils
commentent la phrase de Connolly sur l’absence de fondement économique de
l’Unionisme comme étant « une position extraordinaire ».2092 Il n’a pas su, en
outre selon eux, comprendre ni l’idéologie unioniste et ce qui liait les classes
dirigeantes aux masses unionistes ni l’orangisme en surestimant son
importance.2093
Austen Morgan, quant à lui, même s’il reconnaît l’opposition de Connolly
au sectarisme, trouve que son action séparatiste « contribua au fossé croissant

2087
David Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, op. cit., p. 46.
2088
“Connolly regarded the Unionist movement as a concentration of political degeneracy and reaction. But he
also thought it had no class basis.”, BICO, The Home Rule Crisis, 1912-1914, Belfast, BICO, mars 1972, p. 63.
2089
“to intensify his agitational ridicule”, ibid.
2090
Ibid., p. 64.
2091
Connor Cruise O’Brien, States of Ireland, St Albans, Panther, 1974 (1ère éd. 1972), pp. 89-97.
2092
P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, The State in Northern Ireland, Political Forces and Social Classes,
Manchester, Manchester University Press, 1979, p. 5.
2093
Ibid., p. 9.

383
entre les deux communautés »2094 et qu’il était parfois « intolérant » vis-à-vis de
la communauté protestante. A. Morgan relève que lorsque Connolly affirme que
les masses protestantes sont progressistes, il suggère qu’elles sont en fait
réactionnaires.2095 Et A. Morgan de dénoncer le fait que Connolly ait identifié
l’unionisme à la réaction.2096 Il soutient de plus que :

Sa revendication qu’aucune classe avait un intérêt économique dans l’union –


2097
pensant à la fin du landlordisme – était une observation myope pour un marxiste.

Pour ce qui concerne plus généralement la question de la religion dont la


critique est le fondement de toute critique chez Karl Marx, D. R. O’Connor
Lysaght assure que Connolly « en tant que marxiste […] était hétérodoxe mais
que son catholicisme privé était insuffisant pour handicaper sa pratique
socialiste, et qu’il était capable d’avancer la théorie qui est d’une importance
décisive dans la conduite des chrétiens au Socialisme Scientifique. »2098 De la
même façon, il considère Labour, Nationality & Religion (1910) comme son
« travail qui est toujours le plus pertinent ».2099
S’oppose à cette lecture le travail des membres de l’Irish Workers Group
qui considèrent que l’absence de prise de position matérialiste ferme de
Connolly en ce qui concerne la religion a été « désastreuse » et empêche
encore à l’heure où ils écrivent (1990) la propagation du marxisme en
Irlande.2100 Les militants trotskystes pensent que sa vision du catholicisme est
« inséparable de sa thèse centrale sur l’histoire irlandaise ».2101 Selon eux,
dans l’esprit de Connolly, l’Eglise d’avant la conquête s’harmonisait avec la

2094
“contributed to the growing gulf between the two communities, despite his profound apposition to
sectarianism.”, Austen Morgan, Labour and Partition, op. cit., p. 145. Conception que l’on trouve dans son
James Connolly: A Political Biography, Manchester, Manchester University Press, 1988, p. 105.
2095
A. Morgan, ibid., p. 170.
2096
Ibid., p. 171.
2097
“His claim that no class had an economic interest in the union – thinking of the end of landlordism – was a
myopic observation for a Marxist.”, A. Morgan, ibid., p. 171. Morgan affirme aussi que Connolly s’était identifié
aux catholiques irlandais et qu’il « expliquait l’unionisme comme une simple fausse-conscience ». (Ibid., p. 108,
à noter que Connolly ne pensait pas en ces termes)
2098
“as a Marxist, he was unorthodox but that his private Catholicism failed to handicap his Socialist practice,
and that he was able to put forward theory that is of decisive importance in leading Christians to Scientific
Socialism.”, D. R. O’Connor Lysaght, The Unorthodoxy of James Connolly, op. cit. Sur l’athéisme de Connolly
et son plus grand respect pour les croyants que pour les libre-penseurs. Cf. W. K. Anderson, James Connolly and
the Irish Left, Blackrock, Portland, Melbourne, Irish Academic Press, 1994, p. 26.
2099
“his most continually relevant work”, D. R. O’Connor Lysaght, The Unorthodoxy of James Connolly, op. cit.
2100
Johnston, J. Larragy, E. McWilliams, Connolly, A Marxist Analysis, op. cit., p. 85.
2101
Ibid., p. 86.

384
société hautement démocratique des clans. Et comme le socialisme de
Connolly veut s’inspirer de cet Age d’Or ancien, il en vient à ne pas s’attaquer à
l’aliénation religieuse comme il aurait été judicieux de le faire selon les auteurs.

Tous les biographes de James Connolly s’accordent pour dire que la


Connolly Grande Grève de Dublin de 1913 a été très importante pour lui.2102
et le
Dublin Greaves estime qu’il a montré « une profonde perspicacité de la dynamique de
Lock-out
la lutte […] » dans ses articles puis dans son analyse Old Wine in New Bottles
sur le manque d’assistance des syndicats britanniques. Et ce, même si la
dénonciation par Lénine de l’ « opportunisme » du mouvement travailliste
« n’était pas encore clair ».2103 Ici encore, Greaves dépeint un Connolly sentant
de façon diffuse le besoin du « chaînon manquant, le parti socialiste d’un type
nouveau […] »2104
Bien évidemment, il y a eu un scripteur léniniste pour dire que Connolly a
manqué « une opportunité unique en 1913 d’attirer des centaines des meilleurs
militants de la classe ouvrière dans un parti révolutionnaire. »2105

Les années 1912-1914 ont fait s’effondrer chez l’infatigable militant les
certitudes d’une vie. La résistance unioniste au Home Rule et la menace de
partition à partir de mars 1914,2106 l’échec de la Grande-Grève de Dubin de
1913 et enfin le déclenchement de la guerre ont suscité de nombreux débats
chez les historiens et les militants sur la nature de l’évolution de Connolly dans
les derniers mois de sa vie.

2102
« Aucune expérience ne l’a affectée à ce point dans sa vie. » “No experience had moved him so much in his
life.”, D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 337.
2103
“This was not yet clear.”, ibid., p. 338.
2104
“the missing link, the socialist party of a new type”, C. D. Greaves, ibid., p. 339. Voir aussi, ibid., p. 346 et
R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, op. cit., p. 127.
2105
Kieran Allen, The Politics of James Connolly, Londres, Winchester, Pluto Press, 1990, p. 120.
2106
Austen Morgan, James Connolly: a political biography, Manchester, Manchester University Press, 1988, p.
132.

385
2. les controverses historiographiques sur les années 1914-16

Le déclenchement de la Guerre mondiale et l’écroulement du


mouvement socialiste international ont créé chez Connolly une profonde
désespérance. Les mois qui ont suivi, conclus par son exécution par l’armée
britannique suite à l’insurrection nationaliste des Pâques 1916 ont été
farouchement interprétés. Sa fille, Nora, raconte que peu avant sa mort, il lui
aurait dit : « Les socialistes ne comprendront pas pourquoi je suis ici. Ils
oublieront tous que je suis irlandais. »2107 Effectivement, la plupart des
réactions, notamment de la gauche britannique, ont été négatives. Alors que
Connolly commence à être élevé en martyr de la cause nationale, l’ancien
dirigeant de l’Irish Citizen Army et futur dramaturge Seán O’Casey écrira en
1919 :

Jim Connolly était parti de l’étroit sentier du socialisme irlandais vers la large et
2108
peuplée grand route du nationalisme irlandais.

G. Schüller, s’appuyant notamment les textes de Lénine soutenant


l’avant
Greaves l’insurrection, insiste sur le fait que Connolly n’était pas un nationaliste mais au
contraire un « internationaliste marxiste ».2109 T.J. O'Flaherty, dans son
introduction au livret de G. Schüller, voit dans le Connolly qui a pris part à
l’insurrection de 1916 un trait d’union entre « les nationalistes révolutionnaires
et la section militante du mouvement ouvrier ».2110 Mais Schüller et son
camarade vont plus loin. Maintes fois dans le texte, ils font sans ambages de
Connolly un Lénine. Schüller loue « l’esprit léniniste qui imprégnait la politique
de Connolly »2111 au moment du déclenchement de la Guerre et bien sûr son

2107
“The Socialists will never understand why I am here. They all forget I am an Irishman.”, cité in John
Newsinger, « Connolly and his biographers », Irish Political Studies, n°5, 1990, pp. 1-9, p. 3.
2108
“Jim Connolly had stepped from the narrow byway of Irish socialism onto the broad and crowded highway
of Irish Nationalism.”, Seán O’Casey, The story of the Irish citizen army, cité in J. Newsinger, ibid.
2109
G. Schüller, James Connolly & Irish Freedom, A Marxist Analysis, op. cit., (ch. 2, §. 2.)
2110
“the revolutionary nationalists and the militant section of labour”, T. J. O’Flaherty, “Introduction”, in G.
Schüller, op. cit.
2111
“the Leninist spirit which permeated Connolly’s policy.”, G. Schuller, op. cit., (ch. 5.)

386
soi-disant « défaitisme révolutionnaire ».2112 Selon Schüller, son influence
grandit parmi les Volontaires qui se déportent de plus en plus politiquement
vers la gauche.2113 Il ajoute que « sans aucun doute » Connolly croyait aux
chances des insurgés mais que leur plan échoua parce que « la
désorganisation que la lâche direction petite-bourgeoise au dernier moment
décisif était trop grande. »2114
Les communistes irlandais du Communist Party of Ireland pensent également
que Connolly n’a pas dévié de son socialisme après 1914 mais qu’au contraire
son implication dans l’insurrection a couronné l’action militante qu’il a menée
tout au long de sa vie.2115
Selon l’universitaire autrichien Erich Strauss, le fait de percevoir les
choses en étant membre d’une nation soumise a permis à Connolly de donner
à son opinion concernant la Guerre mondiale une « force incisive » que n’ont
pas atteint nombre de leaders politiques « mieux équipés ».2116

Le biographe communiste de Connolly, Desmond Greaves, entend


clairement imposer ses vues dans le champ historiographique. Il dénonce ainsi
The Life and
Times of les « méprises » sur la dernière année du révolutionnaire, comme celles
James
Connolly d’O’Casey ou des trade-unionistes, basées sur des « simplifications

de Greaves abusives ».2117 L’ambition de Connolly de 1914 à 1916, d’après les mots de
Greaves, consistait en « une révolution démocratique pour mettre fin à la guerre

2112
allant dans ce sens en le mesurant : l’universitaire W. K. Anderson. (W. K. Anderson, James Connolly and
the Irish Left, op. cit., p. 63.) Il est vrai que le dicton Fenian « la difficulté de l’Angleterre est l’opportunité de
l’Irlande » peut faire penser en plein conflit mondial à cela. De plus, comme le note Anderson après Brendan
Clifford, Connolly espérait une victoire de l’Allemagne.
2113
Ibid., (Ch. 5, §. 10)
2114
“because the disorganization which the cowardly petty bourgeois leadership caused at the last decisive
moment was too great.”, ibid., (ch. 5., § 13), Cf. : aussi pour l’essentialisme de classe: Brian O’Neill, Easter
Week, New York, International Publishers, 1936, p. 72.; au sujet du plan, Greaves pense de façon convaincante
que Connolly a cru en la réussite du plan originel mais qu’après l’échec du convoi qui devait fournir des armes
allemandes et le contrordre de MacNeill, le révolutionnaire n’avait plus d’espoir de succès. (Greaves, op. cit., p.
410) Pour Roger Faligot, le révolutionnaire « a envisagé un soulèvement général de l’Irlande, contrairement à ce
que prétend la majorité des historiens. » même s’il aurait juste avant le début de l’insurrection répondu à William
O’Brien qu’il n’avait aucun espoir de succès., R. Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire
irlandais, Paris, Maspero, 1978, p. 54.
2115
B. O’Neill, Easter Week, op. cit., p. 90.
2116
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 256. Greaves est plus encore louangeur, Cf.:
C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 378.
2117
C. D. Greaves, ibid., p. 371.

387
impérialiste, ayant pris dans les conditions irlandaises une forme
nationale. »2118
C. D. Greaves affirme que Connolly voulait « mettre fin à la guerre
impérialiste ». Ce n’est pas faux, même si Connolly avait l’esprit plus centré sur
l’indépendance de l’Irlande, dans la mesure où l’on considère que c’est
l’historien communiste qui qualifie la guerre d’« impérialiste ».2119
Dans un passage précédent, Desmond Greaves avance que : « [le fait] que la
pensée de Connolly est parallèle à celle de Lénine peut être montré presque
phrase par phrase. »2120 Vérifions.
En Octobre 1914, dans « La guerre et la sociale démocratie russe », Lénine
écrit :

La transformation de la guerre impérialiste actuelle en guerre civile est le seul mot


2121
d'ordre prolétarien juste […]

Un peu plus tard, il précise que :

l'action visant à transformer la guerre des peuples en guerre civile est la seule action
socialiste à l'époque du conflit impérialiste armé des bourgeoisies de toutes les
2122
nations.

Le texte suivant est composé d’extraits de “Revolutionary Unionism and War”


que Connolly a fait paraître en mars 1915 dans l’International Socialist Review.
Les mots entre crochets et en italique ne sont pas cités par Desmond Greaves :

[…] le signal de la guerre aurait dû aussi avoir été le signal de la rébellion, […] quand

la les clairons sonnaient la première note de la guerre actuelle, leurs notes auraient dû
guerre être prises pour le tocsin de la révolution sociale. […]
civile

2118
“a democratic revolution to put an end to the imperialist war, in Irish conditions taking a national form.”, C.
D. Greaves, ibid., p. 359.
2119
Connolly utilisait le mot d’impérialisme (par ex. : “Socialism and Imperialism”, in Collected Works (volume
2), Dublin, New Books Publications, 1988, pp. 34-37.) mais pas dans un sens beaucoup moins élaboré que
Lénine. Cf. René Gallissot, « Impérialisme », in G. Labica, G. Bensussan, op. cit., pp. 574-583, p. 578.
2120
“That Connolly’s thought ran parallel with Lenin’s can be shown almost phrase by phrase.“, C. D. Greaves,
ibid., p. 353.
2121
Lénine, « La Guerre et la sociale-démocratie russe », in http://www.marxists.org écrit avant le 28 septembre
(11 octobre) 1914. Paru dans le n°33 du Social-Démocrate (1.11.1914)
2122
Lénine, « La situation et les tâches de l’Internationale Socialiste », in http://www.marxists.org paru dans le
n°33 du Social-Démocrate (1.11.1914)

388
[Je crois que le prolétariat socialiste d’Europe dans tous les pays belligérants devait
refuser de marcher contre leurs frères de l’autre côté des frontières, et qu’un tel refus
aurait prévenu la guerre et toutes ses horreurs quand bien même cela pouvait
conduire à la guerre civile.] Une telle guerre civile n’aurait pas […] abouti à une telle
perte de vie socialiste comme cette guerre internationale a occasionné, [et chaque
socialiste qui tombait dans une telle guerre civile serait tombé en sachant qui était en
train de se battre pour la cause pour laquelle il s’était battu dans les jours de paix, et
qu’il n’y avait pas de possibilité que la balle ou l’obus qui le terrassait lui eût été
envoyé […] par un de ceux à qui il avait juré l ’ “amour pour la vie des camarades”
2123
dans l’armée internationale du mouvement ouvrier.]

« … quand bien même cela pouvait conduire à la guerre civile. » Ce simple


exercice est accablant pour C. D. Greaves. Il veut faire naître un parallèle entre
Lénine et Connolly. Or, celui-là prêche la guerre civile qui jaillira de la « guerre
impérialiste » pour prendre le pouvoir quand celui-ci ne la voit que comme un
moindre mal. Chez Lénine, la guerre civile est un mot d’ordre. Elle est donc
offensive. En revanche, chez Connolly, fidèle parmi les fidèles des illusions
socialistes d’avant le conflit mondial, la guerre civile est un « refus ». Elle est
défensive. Il eut été possible d’ailleurs qu’elle n’ait pas eu lieu si les capitalistes
avaient tempéré leurs ardeurs et seraient devenus raisonnables face à cette
menace. Le révolutionnaire irlandais conçoit certes le déclenchement de la
guerre comme un possible « signal de la rébellion », mais cela reste
traditionnel.2124 La plus grande différence entre les deux conceptions se situe
dans la temporalité. Le mot d’ordre de Lénine de « transformer la guerre
impérialiste en guerre civile » est tourné vers l’avenir et la prise de pouvoir.
Avec « sa » guerre civile, James Connolly pleure sur le passé d’une illusion.

2123
[…] the signal of war ought also to have been the signal for rebellion, […] when the bugles sounded the first
note for actual war, their notes should have been taken as the tocsin for social revolution. […]
[I believe that the socialist proletariat of Europe in all the belligerent countries ought to have refused to march
against their brothers across the frontiers, and that such refusal would have prevented the war and all its
horrors even though it might have led to civil war.] Such a civil war would not, [could not possibly] have
resulted in such a loss of socialist life as this international war has entailed, [and each socialist who fell in such a
civil war would have fallen knowing that he was battling for the cause he had worked for in days of peace, and
that there was no possibility of the bullet or shell that laid him low having been sent on its murderous way by
one to whom he had pledged the ‘lifelong love of comrades’ in the international army of labour.], James
Connolly, “Revolutionary Unionism and the War”, in Collected Works (volume 2), Dublin, New Books
Publications, 1988, pp. 55-60, pp. 55-56.
2124
Cf. « Les Rois nous saoulaient de fumées. / Paix entre nous, guerre aux tyrans ! Appliquons la grève aux
armées, / Crosse en l’air et rompons les rangs !/ S’ils s’obstinent, ces cannibales, / A faire de nous des héros, / Ils
sauront bientôt que nos balles / Sont pour nos propres généraux. », L’Internationale d’Eugène Potier (1871)

389
Desmond Greaves ne dit pas que Connolly a théorisé la transformation de la
guerre impérialiste en guerre civile. Il avance avec plus de précaution que « la
pensée de Connolly est parallèle à celle de Lénine ». Cependant, il est à blâmer
d’avoir voulu atténuer les différences en retranchant un passage du
révolutionnaire irlandais pour induire en erreur son lecteur. Le plus consternant
est que des biographes ultérieurs se soient laissés mystifier.2125

Malgré leur intérêt commun à se débarrasser des reliquats du


landlordisme,2126 Greaves tient à distinguer le plan de James Connolly et celui
des leaders nationalistes de l’I.R.B. :

Connolly avait en tête une insurrection populaire menée par la classe ouvrière, avec le
mouvement trade-unioniste (mais non pas le parti politique de la classe ouvrière)
2127
comme la colonne vertébrale de l’organisation populaire.

Le communiste britannique décrit son personnage dans la période précédant


2128
l’insurrection comme multipliant les appels à la base des syndicats et
caractérise sa pensée en 1916 comme ayant atteint son plus haut point de
maturité et de profondeur notamment parce qu’elle était dépêtrée de « toute
trace de syndicalisme ».2129 Évidemment, il rapporte et appuie les mots de
Lénine se désolant du « moment inopportun » choisi par Connolly, ses alliés et
fidèles pour s’insurger.2130 C. D. Greaves décrit cependant James Connolly
comme étant « l’âme de la révolte ».2131 Il est clair qu’il donne ici trop

2125
« Lénine et Connolly lancent le mot d’ordre de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. », R.
Faligot, James Connolly et le mouvement révolutionnaire irlandais, Paris, Maspero, 1978, pp. 168-169.
2126
C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., (1972), p. 65.
2127
“Connolly had in mind a popular insurrection led by the working class, with the trade union movement
(though not the working-class political party) as the backbone of popular organisation.”, C. D. Greaves, The Life
and Times of James Connolly, op. cit., p. 381. Cf.: aussi: p. 357. Cf.: p. 392. quand Greaves évoque le « coup
élevé » qu’a représenté l’abandon de « sa vision d’une révolution mené par la classe ouvrière et impliquant les
trade-unions. », “his vision of a revolution led by the working class and involving the trade unions.”
2128
Ibid., p. 382.
2129
Ibid., p. 382. Le point de vue est dénoncé par Mike Milotte, in Communism in modern Ireland, op. cit., p. 24.
2130
Lénine, « Bilan d’une discussion sur le droit des nations. 10. L’insurrection irlandaise de 1916 », in Œuvres,
tome 22, Paris, Moscou, Editions sociales, Editions du Progrès, 1960, pp. 381-388, p. 386. Cf. C. D. Greaves,
The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 423. C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution,
op. cit., p. 78.
2131
Ibid., p. 414. et C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, Londres, Lawrence and Wishart,
2005 (1ère éd. 1971), p. 79. Mike Milotte souscrit par contre à ceci in Communism in modern Ireland, op. cit., p.
23.

390
d’importance à son héros. Comme le note Brian Hanley, l’’Irish Citizen Army et
Connolly était « numériquement et politiquement une minorité. »2132
Le communiste américain G. Schüller, nous l’avons vu, fait de Connolly
un Lénine. Si Desmond Greaves est plus subtil, il n’en demeure pas moins qu’il
voit (et surtout veut faire voir) une analogie entre les deux pensées. Il souligne

la théorie l’isolation du révolutionnaire qui a dû résoudre seul le problème théorique qu’a


des étapes engendré la guerre.2133 Il rapproche le texte célèbre de Lénine Deux tactiques
2134
de la social-démocratie dans la révolution démocratique à l’évolution de
Connolly après le déclenchement de la Guerre mondiale. En 1907, Lénine
pense que « la “ victoire décisive de la révolution sur le tsarisme “, c'est la
dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie ».2135
Le révolutionnaire russe s’explique que :

ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique.
Elle ne pourra pas toucher (sans que la révolution ait franchi diverses étapes
intermédiaires) aux fondements du capitalisme. Elle pourra, dans le meilleur des cas,
procéder à une redistribution radicale de la propriété foncière au profit de la
paysannerie; appliquer à fond un démocratisme conséquent jusque et y compris la
proclamation de la République; extirper non seulement de la vie des campagnes, mais
aussi de la vie des usines, les survivances du despotisme asiatique; commencer à
améliorer sérieusement la condition des ouvriers et à élever leur niveau de vie; enfin,
2136
last but not least, étendre l'incendie révolutionnaire à l'Europe.

En plus des paysans, la classe ouvrière et son parti prolétarien seraient aidés
pour renverser le tsarisme par « la petite bourgeoisie rurale et citadine ». Cette
idée d’alliance avec les forces progressistes sera prêchée par le pouvoir
stalinien comme tactique pour mener notamment les forces révolutionnaires en
Chine et préfigure celle du Front Populaire. Dans l’ « épilogue » de son livre,
Desmond Greaves avance que :

2132
Brian Hanley, “Greaves the historian (1)”, op. cit.
2133
Ibid., p. 353. Il estime que la « brillance » de la réponse de Connolly était telle qu’elle a devancé d’un an les
positions tenues à la Conférence de Zimmerwald par les socialistes révolutionnaires.
2134
Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, in http://www.marxists.org
, Août 1907, format pdf.
2135
Ibid., p. 19.
2136
Ibid.

391
Connolly considérait que la révolution nationale était une condition préalable à la
révolution socialiste. Mais il n’est pas arrivé facilement à une conception claire de leur
relation mutuelle. D’abord, il était enclin à les identifier. Plus tard, il les distingua
comme les aspects politique et économique d’un seul processus. Finalement, il
parvint à la conclusion qu’ils étaient deux étapes d’une seule et même réorganisation
démocratique de la société, chacune impliquant des changements économiques que
le changement politique avait pour fonction de promouvoir. Telle est la signification de
2137
la phrase, « la première étape de la liberté ».

Tout cela est fort joli, fort bien dit et d’une logique implacable. Le problème est
que la plus affriolante part de la démonstration s’écroule quand on sait que
James Connolly n’a pas écrit, dans le Workers’ Republic du 15 janvier 1916,
“the first stage of freedom” mais “the fist days of freedom”. Cette erreur permet
à Desmond Greaves de faire un heureux parallèle entre ce passage et celui de
Deux tactiques de Lénine de 1907 susmentionné.2138 Cela permet surtout de
battre en brèche les arguments de ceux qui voient dans le Connolly de 1914-
1916 rien de plus qu’un nationaliste. Greaves réfute également ainsi ceux qui
ne retiennent que le socialisme et le syndicalisme d’avant 1914 de l’insurgé.2139
Le grand tort, selon Greaves, de ceux qui interprètent Connolly est de le voir
« comme un individu et non comme le représentant d’une tendance »,
minoritaire en Irlande en 1916 comme en 1961, et qui est celle du « courant
principal historique mondial de la pensée socialiste scientifique. »2140 Ainsi
l’implication de Connolly dans l’Easter-Rising n’est pas le fruit de sa
désespérance mais d’une stratégie socialiste visant à permettre
« l’établissement d’un gouvernement national révolutionnaire, résistant à
l’impérialisme, et supprimant ses agents à l’intérieur du pays. »2141 Greaves
croit déceler que Connolly avait abandonné « spécialement après janvier
1916 » les thèses de Labour in Irish History où seule la classe ouvrière était

2137
“Connolly held that the national revolution was a prerequisite of the socialist revolution. But he did not
arrive easily at a clear conception of their mutual relationship. At first he was inclined to identify them. Later he
distinguished them as the political and economics aspects of one process. Finally he reached the conclusion that
they were two stages of one democratic reorganisation of society, each involving economic changes which it was
the function of political change to promote. This is the significance of his phrase, “the first stage of freedom”.”,
C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 425. Cette version est reprise par le Communist
Party of Ireland, in C.P.I., Outline History, Dublin, New Books Publications, 1975, p. 15.
2138
C. D. Greaves, op. cit., p. 384.
2139
Ibid., p. 426.
2140
Ibid., p. 426.
2141
“the establishment of a national revolutionary government, resisting imperialism without, and suppressing its
agents within the country.”, ibid., p. 428.

392
capable d’obtenir l’indépendance pour « esquiss[er] la conception du Front
National, ou de l’alliance des forces créée pour la libération. »2142
Au sujet de la substitution de « jours » par « étapes » révélée, semble-t-il, pour
la première fois par John Hoffman,2143 John Newsinger dira que « rarement un
historien a mis autant l’accent sur une mauvaise citation ! »2144 Une question se
pose à ce sujet : Greaves avait-il des intentions frauduleuses ou s’agit-il d’un
acte manqué ? Ce qui est certain, dans l’un ou l’autre de ces cas, est que
l’appartenance de Desmond Greaves à la génération communiste qui a fait ses
premières armes à l’époque du Front Populaire a joué un rôle dans cette erreur.
L’autre certitude, exposée par John Newsinger, est que le communiste est
« coupable » d’avoir tenter de mettre Connolly dans une « camisole
idéologique » pour le faire soutenir posthumément la politique du Front
Populaire.2145
Logiquement, une autre question vient à l’esprit : s’il y a falsification délibérée,
quelque directive de Moscou ou quelque logique interne aux partis
communistes n’en seraient-elles pas la cause ? La citation quelque peu
« oublieuse » et écrémée concernant le thème de la guerre civile le laisse
penser. Le précédent G. Schüller nous invite aussi à de telles conclusions. Mais
contre celles-ci, on peut tout à fait admettre que de grands esprits nourris au
même lait peuvent se rencontrer. Mais alors, si « days » est devenu « stage »
par un lapsus calami, un « faux pas de la plume » en 1961, pourquoi dans les
trois rééditions (1972, 1976 et 1986), l’erreur n’a-t-elle pas été rectifiée ?
Greaves dit avoir utilisé la compilation de textes réalisée par Desmond Ryan,
parue en 1949 (qui fut rééditée en 1966).2146 Sachant que la vraie version était
ainsi disponible au grand public, est-il invraisemblable qu’un camarade n’ait pas
adressé une réserve dans un meeting politique ou que quelque irlandais féru
d’histoire politique n’ait écrit au rédacteur en chef de l’Irish Democrat pour

2142
“adumbrating the conception of the National Front, or alliance of the forces making for liberation”, ibid., p.
428.
2143
John Hoffman, “The Dialectic Between Democracy and Socialism in the Irish National Question”, in Austen
Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 138-151, p. 150, note n° 12. J.
Hoffman faisait partie de la Connolly’s Association et était « assez ami » avec C. D. Greaves (Entretien avec
Anthony Coughlan à son bureau du Trinity College de Dublin. 6 février 2006.)
2144
Newsinger, « Connolly and his biographers », op. cit., p. 6.
2145
Ibid. dénoncé aussi in K. Allen, The Politics of James Connolly, op. cit., p. 157.
2146
James Connolly, Labour and Easter Week. A selection from the writings of James Connolly, Dublin, At the
Sign of the Three Candles, 1949. (textes sélectionnés par Desmond Ryan, avec une introduction de William
O’Brien ; compilation rééditée en 1966) Elle sera ensuite réimprimée par New Books en 1988.

393
discuter le bien-fondé d’une thèse-clef de son livre ? D’autant que la réédition
de 1986 est ultérieure à la note de John Hoffman (1980). Il nous reste alors à
penser que Greaves était peut-être attaché, comme certains auteurs, à ne pas
réviser ou retoucher son texte considéré comme témoignage de son époque de
rédaction. Certes et ce serait louable. Mais en ce cas, une postface s’imposait.
Ce qui nous amène à avancer, contrairement à ce qu’écrit diplomatiquement J.
Newsinger, que The Life and Times of James Connolly malgré le fait qu’il
constitue une indéniable avancée dans la connaissance de Connolly dans les
nombreux détails qu’il a mis en lumière, est à considérer à travers la pratique
politique de son auteur qui a sciemment travesti le texte et la pensée de
Connolly.2147 Le but n’est pas tant de faire de Connolly un Lénine mais bien que
le mouvement communiste, maître ès squats des différentes mémoires
nationales progressistes,2148 apparaisse comme l’héritier du héros national
irlandais.2149 Par ailleurs, comme d’autres biographes, C. D. Greaves n’évoque
pas le fait que Connolly était favorable à l’Allemagne durant la guerre.2150 Si
c’est pour le bien du mouvement révolutionnaire, une petite ruse au niveau de
l’écriture de l’histoire est tout excusable !
Pour D. R. O’Connor Lysaght, la dernière période de Connolly est
toujours marquée par le fait que « son syndicalisme organisationnel affaiblissait
sa pratique en dépit de sa théorie. »2151

2147
peut-être que le dépôt de ses papiers à la bibliothèque nationale de Dublin promis par l’ami et légateur
testamentaire de l’œuvre de Desmond Greaves, Anthony Coughlan, nous en apprendra plus. Cf. A. Coughlan, C.
Desmond Greaves, 1913-1988: An Obituary Essay, op. cit. En 1982, dans son histoire sur l’I.T.G.W.U., il ne
refait pas un parallèle avec la pensée de Lénine, mais estime toujours que la pensée de Connolly a atteint sa
maturité dans ses derniers écrits. Cf. : The Irish Transport and General Workers’Union, op. cit., p. 147.
2148
il est loin d’être le seul. Chaque élection a son cortège d’appropriation politique de personnages ou
d’événements par les partis. Il semble pourtant que les partis communistes, principalement parce qu’on leur
attentait le procès d’être des agents de Moscou, étaient particulièrement soucieux d’arborer un label national
garanti historiquement. Cf. : les communistes britanniques et la tradition démocratique anglaise ou les
communistes français et la Révolution française, la Commune et la Résistance.
2149
Mais on a vu, après 1968, que la figure de Connolly a été plus appropriée par les mouvements plus radicaux
(come le People’s Democracy ou l’I.R.S.P.) que par le Parti Communiste Irlandais.
2150
Brendan Clifford insistera beaucoup sur ce point qui est maintenant établi. Cf. B. Clifford, James Connolly,
An Adventurous Socialist, Cork, Labour Comment, 1984, pp. 9-10. B. Clifford va trop loin en disant
que Connolly était un « Pilsudskiste ». Mais il est vrai que le parallèle entre les politiques du maréchal polonais
et du révolutionnaire irlandais est intéressant à faire. Si Lénine avait connu Connolly, il l’aurait peut-être qualifié
aussi ainsi.
2151
“his organisational Syndicalism weakened his practice despite his theory”, D. R. O’Connor Lysaght, The
Unorthodoxy of James Connolly, op. cit., (1970). Il appuie son propos sur le recueil “Revolutionary Warfare”.

394
Entre 20 et 30 années après le livre de Desmond Greaves et donc après
A. Morgan
ou la les « Troubles », apparaît une série de travaux d’inspiration marxiste écrits par
pratique
révisionniste Austen Morgan. Ces travaux, pour ce qui concerne Connolly, culminent en
d’une
1988 avec la biographie James Connolly: A Political Biography qui vont le plus
biographie
politique radicalement discuter l’interprétation traditionnelle de la dernière phase de la vie
du révolutionnaire. Il est possible que dès sa thèse soutenue en 1978 Politics,
the Labour Movement and the Working Class in Belfast 1905-1923, il ait déjà
entrepris ce qui n’est au final qu’un retour argumenté à l’interprétation de Seán
O’Casey.2152 Il décrit une rupture psychologique qui démarque le Connolly
socialiste d’un Connolly nationaliste. A. Morgan voit cette rupture dans une
période allant de l’échec du Dublin Lock-Out de 1913 au déclenchement de la
Guerre et le subséquent effondrement de la Seconde Internationale qui
s’ajoutaient à la menace de la Partition.2153 Ainsi, dès 1978, il soutient que
« Connolly vécut en socialiste et mourut en nationaliste »2154 et a mené une
réflexion voulant démontrer par tous les moyens le rôle historique moteur de la
classe ouvrière dans l’indépendance nationale et aboutissant à la confusion du
socialisme et du nationalisme.2155 Ainsi donc et en d’autres termes, A. Morgan
considère que « […] son identité nationale devient seulement significative dans
les vingt derniers mois de sa vie avec son engagement vers la révolution
[nationale] ».2156 Selon Austen Morgan, à partir de la mi-août 1914, le
nationalisme détermine la stratégie de Connolly.2157 Ce nationalisme, qui a
toujours été sous-jacent dans sa vie militante, éclot et supplante un socialisme
qui a perdu ses promesses de force d’entraînement des hommes lors d’une
crise historique.2158

2152
Cela est d’autant plus vraisemblable que dans sa contribution au colloque tenu à Warwick en juillet 1978, il
va totalement en ce sens. A. Morgan, “Socialism in Ireland – Red, Green and Orange”, in Austen Morgan, Bob
Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 172-225
2153
Comme il le fait dans le livre issu de sa thèse et publié en 1991, A. Morgan, Labour and Partition, The
Belfast Working Class 1905-23, Londres, Pluto Press, 1991, p. 145 ou p. 156.
2154
“Connolly lived as a socialist and died as a nationalist.”, Morgan, A. Morgan, “Socialism in Ireland – Red,
Green and Orange”, op. cit., p. 178.
2155
Ibid., p. 179.
2156
“[…] his national identity only became significant in the last twenty months of his life with his commitment
to revolution.”, Austen Morgan, James Connolly: a political biography, Manchester, Manchester University
Press, 1988, p. 16.
2157
Ibid., p. 132.
2158
Ibid., p. 135.

395
Pour Kieran Allen, la participation de Connolly à l’insurrection nationaliste
de 1916 a sa source dans deux problèmes auxquels la pensée du
révolutionnaire irlandais était en butte à partir du déclenchement de la Guerre
mondiale : « la classe ouvrière irlandaise était en train d’être corrompue et le
nationalisme irlandais était en train d’être détruit. »2159 Connolly se disait qu’il
fallait agir au plus vite.
K. Allen donne tort à l’interprétation d’Austen Morgan qui comprend, selon lui, le
Connolly d’avant 1914 selon ses propres critères réformistes. A. Morgan se
désole de son virage insurrectionnel parce qu’il ne comprend pas que la
participation de Connolly aux élections était d’ordre tactique. Le fait qu’Austen
Morgan considère que Connolly a lié le socialisme et le nationalisme pour
confondre et embrouiller deux traditions distinctes dans une « formulation
rhétorique »2160 laisse dire à Kieran Allen qu’il n’est pas étonnant que l’auteur
de la biographie « révisionniste » n’ait pas compris l’alliance de Connolly avec
les républicains.2161
Pour Kieran Allen, les causes de l’implication de Connolly dans l’Easter Rising
sont les suivantes : 1.) son incapacité à comprendre le républicanisme et sa
croyance qu’il pouvait faire gagner cette tradition indépendantiste au
socialisme. 2.) la série de défaites qu’il a essuyée. 3.) « l’incapacité de Connolly
à rompre avec les traditions de la Seconde Internationale signifiait qu’il n’y avait
pas de stratégie disponible pour lui en tant que socialiste durant la Première
Guerre mondiale. »2162 K. Allen valorise ainsi sa propre tradition léniniste.
Il dépeint un Connolly préoccupé par l’écroulement du socialisme européen et
par l’enrôlement volontaire (Connolly craignait en effet la conscription
obligatoire) de nombreux irlandais dans l’armée britannique.

2159
“the Irish working class were being corrupted and Irish nationalism was being destroyed.”, Kieran Allen, The
Politics of James Connolly, op. cit., p. 132.
2160
“rhetorical statement”, Austen Morgan, James Connolly: a political biography, op. cit., p. 45.
2161
Kieran Allen, The Politics of James Connolly, op. cit., p. 156. Il dénonce également C. D. Greaves (ibid., p.
157) tout comme il avait donné raison à Lénine devant Radek et Trotsky (ibid., p. 154)
2162
“[…] Connolly’s inability to break from the traditions of the Second International meant that there was no
strategy available to him as a socialist during the World War I.”, ibid., p. 159.

396
De plus en plus, son souci devint celui de « frapper un coup » pour réveiller la classe
ouvrière et la nation irlandaise. En essayant de compenser la faiblesse de la classe
2163
ouvrière, il fut forcé de faire plus de concessions à la politique nationaliste.

Et Kieran Allen de s’inscrire dans le champ historiographique en s’opposant aux


versions révisionnistes des Pâques Sanglantes tout en affichant son
internationalisme prolétarien :

La rébellion de 1916 a besoin d’être défendue par les socialistes aujourd’hui contre
les attaques croissantes contre elle. Mais la manière avec laquelle Connolly joignit la
rébellion révéla la pleine mesure des concessions. Assez simplement, le drapeau
2164
rouge était baissé sous le vert.

Tout cela, l’amène à conclure que « la classe ouvrière peut seulement intervenir
dans l’histoire à son avantage [qu’] en tant que force politique consciente ».2165

3. L’après-Connolly et sa mémoire dans l’historiographie.

On a beaucoup écrit que la mort de James Connolly constituait une perte


pour le mouvement ouvrier irlandais.2166 On a également beaucoup commenté
les mots qu’il aurait prononcé à sa fille peu avant son exécution prédisant le fait
que les socialistes ne comprendraient pas pourquoi il a pris part à l’insurrection.

2163
“Increasingly, his concern became one of ‘stinking a blow’ to reawaken the working class and the Irish
nation. In trying to compensate for the weakness of the working class, he was forced to make more concessions
to nationalist politics.”, ibid., p. 159.
2164
“The 1916 Rebellion needs to be defended by socialists today from the increasing attacks on it. But the
manner in which Connolly joined the rebellion revealed the full extent of the concessions. Quite simply, the red
flag was lowered beneath the green.”, ibid.
2165
“The lesson of 1916 for socialists is an old one: the working class can only intervene in history to its
advantage as a conscious political force.”, ibid., p. 160.
2166
Par ex. : T. J. O’Flaherty in G. Shüller, James Connolly & Irish Freedom, A Marxist Analysis, op. cit.

397
Les socialistes qui ont pris position contre l’insurrection sont généralement
sévèrement critiqués. Il en est ainsi particulièrement d’Arthur Henderson qui,
socialiste, faisait partie du gouvernement britannique.2167 Les leaders
socialistes britanniques ont été dénoncés comme n’ayant pas compris l’enjeu
de l’indépendance irlandaise et que le « soutien de la classe ouvrière
britannique pour les mouvements nationaux des pays oppressés a sa fondation
ultime dans l’internationalisme prolétarien. »2168 L’essentiel était là, pour les
scripteurs communistes, puisque Connolly a trouvé en Lénine « un puissant
allié »2169 et dans la Révolution russe neuf mois plus tard une
« justification ».2170 La question nationale restait après sa mort en suspens, et
les ouvriers, auxquels le « rôle de libérateur » revenait, devaient prendre une
grande part dans sa résolution.2171
Du fait qu’il n’a pas laissé derrière lui un parti organisé, les léninistes ont
critiqués les travaillistes qui ont pris sa suite à la tête du mouvement ouvrier
irlandais. D. R. O’Connor Lysaght critique ses « épigones » qui eurent une
mémoire sélective de ses écrits et de ses actions en ne gardant que sa vision
syndicaliste de l’organisation de la société. Ces leaders travaillistes ont menés
le mouvement ouvrier à n’être plus qu’un faire-valoir du Sinn Féin dans la lutte
pour l’indépendance.2172 Ils sont coupables de n’avoir pas exploité les agitations
ouvrières de 1919.
Quant au BICO, il se fait un malin plaisir à montrer que les « erreurs » de
Connolly, notamment sa vision de l’Unionisme, ont été acclamées par la
bourgeoisie du Sud alors que son « analyse scientifique », par exemple sa
démonstration concernant le Parlement de Grattan, a été rejetée.2173

2167
E. Burns, op. cit., p. 48. B. O’Neill, Easter Week, New York, International Publishers, 1936, p. 87 et suiv.
sur Radek, etc.…
2168
“British working-class support for the national movements of oppressed countries has its ultimate foundation
in proletarian internationalism.”, Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p. 428.
2169
T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 401.
2170
Ibid., p. 402.
2171
G. Schüller, James Connolly & Irish Freedom, A Marxist Analysis, op. cit., (ch. 6. § 4.)
2172
Lysaght, The Making of Northern Ireland, op. cit., p. 24. Lysaght, « The rake’s progress of a syndicalist: the
political career of William O’Brien, Irish Labour Leader », in Saothar, Dublin, Irish Labour History Society,
1983, pp. 48-64, p. 51. Sur la mauvaise interprétation de Connolly par Thomas Johnson, Cf. : C. D. Greaves,
Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 104.
2173
Brendan Clifford dénonce notamment à ce sujet l’ « historien opportuniste de premier plan » Desmond
Greaves qui avait conclu que le compte rendu de Connolly sur le Parlement de Grattan était son « point faible »,
BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 38. Pour le passage de Greaves, Cf. : The Life and Times of James
Connolly, op. cit., p. 243.

398
Andy Johnston, James Larragy et Edward McWilliams ont dénoncé la
récupération de Connolly par les différents mouvements trotskystes (Militant,
Socialist Workers Movement, People’s Democracy – autres que le leur) qui
l’utilisent pour défendre leur propre position.2174
Si les scripteurs léninistes, communistes et trotskystes, défendent
généralement sa mémoire, ils ne sont pas les seuls. Une universitaire à
tendances nationalistes, du moins « anti-impérialistes » comme Dianne
Perrons, défend la démarche de Connolly contre Tom Nairn qui, selon elle, nie
« la nature anti-impérialiste des luttes nationalistes ».2175
On a également noté parmi les marxistes comme chez les autres historiens le
regain d’intérêt pour les textes de Connolly avec la commémoration du
cinquantième anniversaire de l’Easter Rising.2176
En somme, comme le dit Austen Morgan, pour critiquer l’ambiguïté du
révolutionnaire, à l’heure où il écrit, « socialistes et nationalistes peuvent
légitimement piocher et choisir dans ses écrits. »2177 Morgan note dans sa
biographie controversée qu’en plus d’avoir hanté le marxisme irlandais, la figure
de Connolly a été utilisée par le Fianna Fáil pour attirer le vote ouvrier.2178 De
même on a remarqué que les ambiguïtés dans l’œuvre de Connolly
nourrissaient le « nationalisme populiste ».2179

Connolly a trouvé un fort écho posthume chez les socialistes


républicains et dans un degré moindre chez différents léninistes. Il est
également devenu en compagnie des autres chefs de file de l’insurrection de
1916 le héros national d’un régime (l’État Libre, République en 1948) qu’il
aurait, selon toute vraisemblance, désavoué.

2174
A. Johnston, J. Larragy, E. McWilliams, Connolly, A Marxist Analysis, op. cit., p. 7.
2175
“anti-imperialist nature of nationalist struggles”, Dianne Perrons, “Ireland and the Break-up of Britain”,
ANTIPODE, Ibid., pp. 53- 66, p. 58.
2176
P. Hadden, Troubled times, op. cit., p. 100.
2177
“Socialists and nationalists can legitimately pick and choose from his writings.”, A. Morgan, “Socialism in
Ireland – Red, Green and Orange”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op.
cit., pp. 172-225, p. 179. Cf. aussi: p. 183.
2178
A. Morgan, James Connolly: A Political Biography, Manchester, Manchester University Press, 1988, p. 202.
2179
P. Bew, E. Hazelkorn, H. Patterson, The dynamics of Irish politics, op. cit., p. 36.

399
III. De l’État libre à la République d’Irlande

Nous avons vu plus haut l’historiographie marxiste de la révolution


nationale et de la guerre civile. Les marxistes ont avant tout analysé le pouvoir
qui succéda à l’administration britannique par rapport aux marges de
manœuvre qu’il avait vis-à-vis de la Grande-Bretagne. La société du Sud, quant
à elle, a été décrite naturellement selon les classes qui la structurent et a été
critiquée pour son conservatisme.

1. mise en place et viabilité du régime (1921/23 – 1932)

Alors qu’à l’époque Kautsky avait « joyeusement salué sa création »2180


Roger Faligot, plus de 50 années plus tard, caractérise la proclamation officielle
du nouvel État en décembre 1922 comme un « acte de naissance […] maculé
de sang […] »2181 Concernant cet « État Libre », les marxistes se sont surtout
interrogés sur sa liberté réelle, son indépendance économique vis-à-vis de la
Grande-Bretagne.
Pour les communistes du début des années Trente, le gouvernement
dirigé par Cosgrave n’était que « l’instrument du pouvoir impérialiste »,2182 le
régime faisant encore partie de l’Empire.2183 Selon eux, l’Irlande se fait piller par
les investisseurs britanniques, mais aussi par la classe des « fermiers
capitalistes »2184 sous l’égide des « hommes nantis nationalistes » (“nationalist
men of property ”)2185

2180
Karl Kautsky, Ireland, op. cit., (Ch. 5., b.)
2181
R. Faligot, La résistance irlandaise, 1916-1976, op. cit., p. 49.
2182
“the Free State Government established itself as the tool of imperialist power.“, E. Burns, British
Imperialism in Ireland, Cork, The Cork Workers’ Club, 1983 (1ère éd. Dublin, Workers Books, 1931), p. 57.
2183
Brian O’Neill, The War for the Land in Ireland, Londres, Martin Lawrence Limited, 1933, p. 93.
2184
E. Burns, op. cit., p. 59.
2185
B. O’Neill, op. cit., p. 93. L’utilisation détournée de sens originel de l’expression de Wolfe Tone pour en
donner une coloration prolétarienne est un héritage de James Connolly. Cf. fin du Chapitre 4.

400
Les communistes font transparaître dans leurs lignes leur détestation de la
situation découlant de la révolution nationale et du Traité. Ainsi pour un C. D.
une situation Greaves écrivant en 1971/72, si les rapports des 6 comtés du Nord à la
néo-
coloniale ?
Grande-Bretagne restent d’ordre colonial, ceux de l’État Libre au pouvoir
britannique sont définis par le mot de « néo-colonial »,2186 qui n’a été forgé
qu’une dizaine d’années auparavant. Le biographe de Connolly a d’ailleurs des
mots assez durs pour les fondateurs « d’origine petite-bourgeoise » du régime.
Même s’il déclare qu’il est possible de compatir pour ces hommes, ils n’en
furent pas moins :

l’agent de l’interruption d’une révolution populaire, offrant ainsi le pouvoir à la


bourgeoisie. […] L’impérialisme entravait le seul chemin menant à la liberté nationale
qu’ils pouvaient comprendre et accepter. Ils ont dû faire face à une guerre civile pour
imposer le compromis qu’ils avaient fait. Ils étaient par conséquent les amis de
personne. Ils devaient bâtir une économie viable. […] Et ils étaient empêchés de
prendre des mesures vigoureuses. Les dents de la bourgeoisie étaient encore en train
de claquer. Cette classe avait plus d’indépendance nationale que ce qu’elle se sentit
2187
assez le courage d’utiliser.

Cette bourgeoisie aurait ainsi eu, selon lui, la possibilité de mener à bien une
Révolution nationale complète. La Partition a été néfaste pour l’économie des
deux côtés de la frontière. C. D. Greaves déplore la faible industrialisation sur le
plan national et le subséquent déficit dans la balance commerciale.2188 Il
dénonce également le non-enrayement de l’émigration et la place qu’occupent

2186
Le Petit Robert (1996) date son apparition dans la langue française à 1960. En 1963, C. D. Greaves parlait de
« néo-impérialisme », in C. D. Greaves, The Irish Question and the British People, Londres, Connolly
Publication, 1963, p. 28.
2187
“agency of halting a popular revolution, thus handling power to the bourgeoisie. It is possible to sympathize
with them even in this inglorious role. Imperialism blocked the only path to national freedom that they could
understand and accept. They must fight a civil war to impose the compromise they had made. They were
therefore friends of nobody. They must build a viable economy […] And they were inhibited form taking
vigorous measures. The teeth of the bourgeoisie were still chattering. This class had more national independence
than it felt brave enough to use.“, C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 35-36. T. A. Jackson, Ireland Her
Own, op. cit., epilogue, p. 439. Nevertheless imperialism was forced to make real concessions. ibid., p. 440.
“compelled to overturn their democratic constitution through emergency legislation.” Roger Faligot dit que « la
bourgeoisie irlandaise sudiste a […] créé un État libre à son image » in La Résistance irlandaise, op. cit., p. 52. Il
réécrit la phrase de Marx et Engels : « [la bourgeoisie] se crée un monde à sa propre image. », Manifeste du Parti
communiste, Paris, Le Livre de Poche, 1973, (1ère éd. 1848), p. 57. Cf. aussi : David Reed, Ireland: The Key to
the British Revolution, op. cit., p. 91. Cf.: aussi : P. Hadden, Troubled times, op. cit., p. 81 où l’historien du
« Militant » Nord-Irlandais constate que la classe capitaliste irlandaise était une « classe soumise ».
2188
l’élevage et le tourisme ne compensant pas l’importation de produits finis industriels. C. D. Greaves, The
Irish Crisis, op. cit., p. 38.

401
les investissements étrangers. Greaves insiste par ailleurs sur le fait que malgré
l’imposition de ce régime qu’il considère comme factice existe bel et bien une
« lutte de classes vivante »2189 qu’il appelle à reprendre.
Le trotskyste D. R. O’Connor Lysaght et le communiste C. D. Greaves
s’accordent à dire que la partition a engendré le mythe que la question
irlandaise avait été réglée. « Pour la plupart des gens, écrit Lysaght qui regrette
la désunion de la gauche, l’histoire irlandaise est remplacée, à ce stade, par la
mythologie. »2190
Desmond Greaves n’est pas le seul à parler de néo-colonialisme. Pour Jean-
Pierre Carasso aussi, le fait que la Grande-Bretagne garda la main sur
l’économie de l’Irlande s’explique en ces termes.2191 Il cite, à ce propos, un
passage d’un auteur dans l’air de son temps, Frantz Fanon tiré du livre Les
Damnés de la Terre :

la bourgeoisie nationale va assumer le rôle de gérant des entreprises de l’Occident et


pratiquement organisera son pays en lupanar de l’Europe.

Et J.-P. Carasso d’en conclure : « Cette description s’applique point par point à
l’Irlande des années 20. »2192 Depuis Engels, les marxistes considèrent que
« l’Irlande peut être regardée comme la première colonie de l’Angleterre […] ».
2193
C’est une question épineuse. Nous savons, par exemple, que Steven Ellis
considère, dans un des articles les plus controversés du « révisionnisme », que
le fait de parler de colonie dans la période Tudor est un anachronisme et oublie
d’une part que la monarchie ne résonnait pas en ces termes et d’autre part que
l’Irlande est trop proche géographiquement pour être considérée comme
telle.2194 Le marxiste Erich Strauss est cependant convainquant, même s’il force

2189
C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 38.
2190
“For most people, Irish history is replaced, at this point, by mythology.”, D. R. O’Connor Lysaght, The
Republic of Ireland, p. 71. Voir aussi Lysaght, D. R. O’Connor Lysaght, “British Imperialism in Ireland”, op.
cit.,p. 22. C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 101.
2191
« Pour se procurer [la main d’œuvre irlandaise], [l’Angleterre] coupa les vivres à cette enfant indocile, c’est-
à-dire qu’elle suspendit ses investissements et s’empara, de surcroît, du quart de la masse des impôts collectés
chaque année en Irlande […] », Jean-Pierre Carasso, La Rumeur irlandaise, op. cit., p. 61.
2192
Ibid., p. 62.
2193
“Ireland may be regarded as England’s first colony […]”, Lettre d’Engels à Marx, 23 mai, 1856, Ireland and
the Irish question, op. cit. pp. 83-85., p. 83.
2194
S.G. Ellis, “Nationalist historiography and the English and Gaelic worlds in the late middle ages”, in C.
Brady (ed.), Interpreting Irish history: the debate on historical revisionism, 1938-1994, Blackrock, Co. Dublin,
Irish Academic Press, 1994, pp. 161-180.

402
le trait, en décrivant le rapport de domination de la Grande-Bretagne sur
e
l’Irlande au XIX siècle et en appelant en 1951 à étudier l’Irlande pour
comprendre le phénomène de la décolonisation. De plus, une nouvelle
historiographie, issue notamment des centres d’études irlandaises aux Etats-
Unis, et se considérant elle-même comme « post-révisionniste » utilise comme
Jean-Pierre Carasso sans ambages une lecture visant à dénoncer la
soumission post-coloniale.2195
Sur la question du néo-colonialisme, D. R. O’Connor Lysaght se veut plus
subtil dans son intervention au colloque de Warwick en disant que les relations
de l’Irlande avec la Grande-Bretagne n’était pas tout à fait d’ordre colonial.
L’Irlande, sauf au Nord-Est, « s’est développé comme une partie arriérée du
Royaume-Uni ».2196 Quant à Kieran Allen en 1997, il voit en l’Irlande des
années vingt une « néo-colonie » particulièrement dépendante sur le plan
financier.
Les universitaires sont également plus mesurés. Erich Strauss note que
le Free State est « encore profondément affecté par l’héritage colonial de
l’Irlande »2197 même s’il n’existe plus la tension entre « un peuple soumis et ses
dirigeants étrangers ». Raymond Crotty, relève quant à lui, qu’après 1921
« l’Irlande n’était plus un secteur d’une économie, mais elle-même une
économie distincte. »2198 Quant à Bew, Gibbon, et Patterson, ils estiment, sans
préciser ce point, que quand le Sud de l’île obtint l’indépendance, « les effets du
colonialisme impérialiste reculèrent. »2199

Pour reprendre ce que l’on a déjà évoqué avec Desmond Greaves, les
pourquoi
l’orthodoxie scripteurs marxistes ont insisté sur le fait que la classe dirigeante des années
en
économie ?

2195
par ex. : David Lloyd, “After History, Historicism and Irish Postcolonial Studies”, in Clare Carroll, Patricia
King (dir.), Ireland and Postcolonial Theory, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2003, pp. 46-62, p.
58.
2196
“it developed as a backward part of the UK”, D. R. O’Connor Lysaght, “British Imperialism in Ireland”, in
Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 12-32, p. 22.
2197
“still deeply affected by Ireland’s colonial heritage”, E. Strauss, op. cit., p. 271. Même interprétation de
Belinda Probert, in Beyond Orange and Green, op. cit., (1978), p. 87.
2198
“Ireland was no longer a sector of an economy, but a separate economy herself.”, R. Crotty, Irish
Agricultural production, op. cit., p. 111.
2199
“When the south achieved formal independence in the 1920s, the effects of imperialist colonialism receded.”,
B. G. P., The State in Northern Ireland, Political Forces and Social Classes, Manchester, Manchester University
Press, 1979, p. 24. Position critiquée par Kieran Allen in The Politics of James Connolly, op. cit., p. XV.

403
vingt, tel Kevin O’Higgins, faisait la politique de la bourgeoisie irlandaise,2200 et
de l’impérialisme britannique.2201 A l’inverse, « les masses historiquement
défaites » sont décrites comme restant « passives ».2202 Le trotskyste Kieran
Allen voit la « tragédie » du premier Parti Communiste non dans ses erreurs
mais dans le trop peu de temps dont il disposait avant la prise de contrôle du
stalinisme.2203
L’économiste Raymond Crotty explique la perpétuation de l’orthodoxie
libre échangiste en terme de classes sociales et donc d’intérêts de classe.
« […] la domination politique de la classe des propriétaires terriens (farming
class) et des classes qui leur sont étroitement liées économiquement des
boutiquiers et des commerçants, qui ont assurées l’acceptation du Traité anglo-
irlandais, prévenait l’adoption d’une protection industrielle étendue dans les
années vingt.»2204
Il est incontestable que les fondateurs Pro-Traité du régime ont dû
composer avec la dépendance de l’économie de l’île par rapport au marché et
aux capitaux britanniques. Ces réalités les ont amenés à développer une
politique conservatrice sur le plan économique.2205 Les historiens d’aujourd’hui
ont plutôt tendance à revaloriser l’équipe de W. T. Cosgrave qui a consolidé les
bases d’une démocratie libérale.2206

2200
“[…] O’Higgins represented the beau ideal of Irish bourgeoisie politics.”, D. R. O’Connor Lysaght, The
Republic of Ireland, op. cit., p. 79.
2201
« De 1922 à 1932, les secteurs de la classe dirigeante qui sont au pouvoir sont ceux dont les intérêts sont
politiquement, économiquement et culturellement les plus liés à l’impérialisme britannique […] », R. Faligot, La
Résistance irlandaise, op. cit., p. 52.
2202
Ibid., p. 53. Cf. sur la condition des ouvriers agricoles empêchés par la législation de devenir propriétaires.
Lysaght, op. cit., p. 84.
2203
K. Allen, The Politics of James Connolly, op. cit., p. 169.
2204
“ […] the political dominance of the farming class and the economically closely related class of country
shopkeepers and tradesmen, which had assured acceptance of the Anglo-Irish Treaty, precluded the adoption of
widespread industrial protection in the 1920’s.”, R. Crotty, Irish Agricultural production, op. cit. p. 114. Crotty
explique que le gouvernement Cosgrave ne voulait pas se mettre à dos les grands intérêts agricoles du pays mais
aussi « établir des conditions politiques stables ». A la page suivante, il explique : que « la raison principale du
bas niveau permanent de la production réside clairement dans la structure de l’agriculture irlandaise : c’est-à-
dire, dans la prédominance du pâturage extensif (extensive grass farming) » et non l’ignorance ou des limites de
capital. Cf. B. Probert, Beyond Orange and Green, op. cit., p. 85.
2205
Terence Brown, Ireland, A Social and Cultural History, 1922-1985, Londres, Fontana Press, 1985, pp. 14-
15.
2206
Par ex. : J. J. Lee, Ireland, 1912-1985, Politics and Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1995
(1ère éd. 1989), p. 75.

404
2. les années trente

En 1926, une grande partie des opposants au Traité qui furent défaits
lors de la guerre civile revient dans le jeu politique en soutenant le Fianna Fail
le d’Éamon de Valera dans un projet « populiste », comme le présente Kieran
Fianna Fail
dans Allen.2207
l’opposition
parlementaire
Pour Gehart Eisler, donc pour le Komintern, le gouvernement de W. T.
(1926-1932) Cosgrave et le parti de De Valera, c’est en quelque sorte « bonnet blanc et
blanc bonnet » :

Le groupe De Valera devint une opposition parlementaire loyale au Parti de l’Etat


Libre, dont les intérêts allaient maintenant main dans la main avec la finance et le
commerce international, et les intérêts irlandais alliés de la bourgeoisie et des
propriétaires terriens. Les concessions nouvellement gagnées par la bourgeoisie
irlandaise firent d’eux les partenaires des capitalistes anglais dans l’exploitation des
2208
ouvriers et paysans irlandais.

Ces lignes sont à replacer dans la période « classe contre classe », qui exclue
notamment toute collaboration avec la sociale-démocratie, du Komintern
ouverte par l’adoption des thèses de Staline sur l’« exaspération des
contradictions capitalistes » aux dépens de la position de Boukharine lors du VI
e
Congrès.2209 La différence entre Cosgrave et De Valera pour Eisler est que le
premier est un agent déclaré de l’impérialisme,2210 l’autre un agent cynique.2211
On retrouve exactement la même analyse chez Roger Faligot en 1977 :

Cumann na nGaedhael au pouvoir, c’est l’exploitation des travailleurs irlandais par la


bourgeoisie parasitaire au profit du capitalisme anglais ; Fianna Fail se veut le porte-

2207
K. Allen, Fianna Fáil and Irish Labour, op. cit., p. 20. Bew et Patterson désigne comme « futile »
l’abstentionnisme des partisans de de Valera de 1921 à 1926. P. Bew, H. Patterson, Seán Lemass and the making
of modern Ireland, op. cit., p. 1.
2208
“The De Valera group became a loyal parliamentary opposition to the Free State Party, whose interests now
went hand in hand with Britain finance and trade, and the allied interests of the Irish bourgeoisie and land-owner.
The newly-won concessions of the Irish bourgeoisie made them the partners of the English capitalists in the
exploitation of the Irish workers and peasants.”, “ Gerhart ”, The Irish Free State and British Imperialism,
op.cit., p. 6.
2209
Nicaolas Werth, Histoire de l’Union soviétique, De l’Empire russe à la Communauté des Etats indépendants,
1900-1991, Paris, Presses Universitaires de France, 1999 (1ère édition 1990), pp. 289-290.
2210
Ibid., p. 10.
2211
Ibid., p. 11.

405
parole d’une bourgeoisie nationale qui est anti-impérialiste dans la mesure où elle
2212
veut exploiter les masses irlandaises à son profit.

Toujours est-il que le Fianna Fail gagne les élections législatives de 1932.
Éamon de Valera et son parti ont utilisé une forte rhétorique nationaliste axée
sur la suppression de 2 points du Traité de 1921 : le serment d’allégeance à la
couronne britannique et les annuités à verser à la Grande-Bretagne. Ils ont su
convaincre du bien fondé de leur projet d’indépendance économique par une
politique protectionniste. Le contexte économique mondial était un fort
argument en leur faveur. La crise mondiale ne pouvait que servir l’acceptation
de la politique d’autosuffisance économique du Fianna Fail.2213

Ainsi, l’auteur de The Irish Free State and British Imperialism (1932) a
l’arrivée
au pouvoir de raison de dire que « les vastes masses des travailleurs irlandais et la petite
“ Dev ”
bourgeoisie des villes et campagnes votèrent pour De Valera [...] ».2214 Sur ce
point, l’analyse de classe est pertinente.
Cela permet ainsi de dire à Desmond Greaves que le retour au pouvoir de De
Valera est « le produit des luttes de masse, initiée avant la crise économique
mondiale et intensifiée comme elle se développait […]».2215 Il a probablement
notamment en tête la grève de 1926 qui a secouée la Grande-Bretagne.
Rappelons que Desmond Greaves conçoit l’histoire comme un processus fait
de flux et de reflux qui se succèdent. Selon ce schéma une tentative de
révolution, ou de prise de pouvoir des masses laisse place à une contre-
révolution et ainsi de suite.2216

2212
R. Faligot, La Résistance irlandaise, op. cit., p. 55. R. Faligot a mis lui même en italique ce passage. Il
qualifie la grande bourgeoisie de « compradore », (ibid., p. 58.), Cf. : Francis Walsh, “The Structure of Neo-
Colonialism: The Case of the Irish Republic”, in ANTIPODE, op. cit., p. 68.
2213
R. Crotty, Ibid., p. 133. J.-P. Carasso estime que « la grande crise de 1929 vint ouvrir les yeux des éléments
avancés de la bourgeoisie », in La Rumeur irlandaise, op. cit., p. 62.
2214
“The broad masses of Irish labourers and the petty bourgeoisie in town and country voted for De Valera.”,
“Gerhart” [Eisler], The Irish Free State and British Imperialism, op. cit., p. 9. Selon R. Faligot, « le secret de son
succès électoral réside dans la capacité de Fianna Fail à faire soutenir son programme bourgeois par les masses
paysannes. », La Résistance irlandaise, op. cit., p. 57.
2215
“the product of the mass struggles, initiated before the world economic crisis and intensified as it developed
[…]”, C. D. Greaves, “Epilogue” in T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 448.
2216
C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 108. C. D. Greaves, Seán O’Casey, politics and art , op. cit., p.
57. Pour lui en 1913 la révolution était en « période ascendante » ; C. D. Greaves, The Irish Transport and
General Workers’Union, op. cit., p. 126 et p. 283. C. D. Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit.,
p. 344. C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, op. cit., p. 166.

406
Contemporain du problème, Gerhart Eisler, note que « Dev » est en
quelque sorte le jouet de l’« impérialisme » et de ses « agents » qui sert à
mettre à mal le « vieux Sinn Féin » et les irréductibles de l’I.R.A.2217 Eisler
pense que la campagne du Fianna Fail pour la suppression du serment
d’allégeance « n’est pas le point de départ » d’une lutte contre l’impérialisme et
que « De Valera montre son vrai caractère social-réactionnaire en transférant
simplement l’argent du Trésor anglais aux coffres de la bourgeoisie
irlandaise ».2218 Toujours est-il que De Valera et ses partisans voulaient,
comme le disent Paul Bew et Henry Patterson, « créer une classe vigoureuse
d’industriels indigènes derrière un mur tarifaire. »2219

Un épisode a particulièrement suscité l’intérêt : la « guerre économique »


guerre
économique
entre l’Irlande et la Grande-Bretagne. Elle démarre avec le refus en juin 1932
et 2220
de De Valera de verser les annuités conformément à son programme
politique
protectionniste électoral. S’en suivirent des mesures de représailles et de contre-représailles
qui consistaient à augmenter les taxes sur leurs importations respectives.
L’Irlande a de plus en plus souffert des conséquences de ce conflit.2221
Certains scripteurs marxistes, Jean-Pierre Carasso en particulier, insistent sur
« l’efficacité de [cette] phase protectionniste ».2222 Mais il s’agit d’une
« efficacité » qui dépasse la stimulation du capitalisme national :

La bourgeoisie nationale est trop contente de pouvoir détourner les attaques de son
prolétariat contre un autre ennemi qu’elle-même : l’impérialisme britannique. En jouant
à fond cette carte des Land Annuities et de l’impérialisme britannique, de Valera obtint
sans coup férir, le soutien des organisations ouvrières, quelque peu déconnectées de

2217
« Ils menacent De Valera et son parti de les tenir en échec; et toutefois ils offrent en même temps à De
Valera des concessions, pour lui permettre de se sauver la face en tant que leader de masse et désorganiser le
mouvement national encore plus que ne le pouvait Cosgrave et Collins. », “They threaten De Valera and his
party, to hold them in check; and yet they offer De Valera concessions at the same time, to allow him to save his
face as a mass leader and disorganise the national movement still more than Cosgrave and Collins could.”, “
Gerhart ”, The Irish Free State and British Imperialism, op.cit., p. 12.
2218
“De Valera shows his true social-reactionary character by merely transferring the money from the English
treasury to the coffers of the Irish bourgeoisie.”, “ Gerhart ”, op. cit., p. 12. De même De Valera et les « social-
fascistes » de l’Irish Labour Party sont dénoncés comme étant des politiciens se jouant de la classe ouvrière.
(ibid., p. 13)
2219
“The objective was to create a vigorous class of native industrialists behind a tariff wall.”, P. Bew, H.
Patterson, Seán Lemass and the making of modern Ireland, op. cit., p. 18.
2220
les paysans nouveaux propriétaires depuis la Loi de 1903 payaient ainsi le remboursement des landlords. Ce
remboursement était échelonné sur 48 ans.
2221
Joseph Lee, Ireland, 1912-1985, Politics and Society, op. cit., p. 178.
2222
Jean-Pierre Carasso, La Rumeur irlandaise, op. cit., p. 63.

407
constater que l’expansion de l’économie se traduisait par des réductions de salaire,
mais satisfaites d’apprendre que ces réductions étaient dues aux barrières tarifaires
dont s’entourait la perfide Albion. Le vocabulaire entier de la conscience nationale fut
2223
ainsi mis au service de la surexploitation des travailleurs.

Les communistes, dans la logique de leur position sur le Parlement de


Grattan par exemple, mettent en avant le fait que le protectionnisme
accompagnant la Guerre Économique a « encouragé le développement de la
croissance des nouvelles industries. »2224 A court terme, ceci n’est pas faux.
Ils noteront plus tard toutefois que cela supposait d’augmenter aussi les tarifs
douaniers sur les produits nord-irlandais et donc selon eux de
« perturber encore plus l’économie de l’Irlande entière ».2225
Philippe Daufouy et Serge Van der Straeten sont beaucoup plus
dubitatifs. La « guerre des tarifs » permet selon eux de « saisir, chiffres en
main, toute l’étendue de l’impuissance nationaliste. »2226 Ils déclarent que De
Valera a « beau jeu » de mener sa politique dans le contexte économique
2227
mondial de crise mais, que ce sont les chômeurs qui doivent émigrer et
l’économie irlandaise qui doit s’ouvrir finalement de nouveau à l’économie
britannique en 1938. De même, Anders Boserup ne voit en cette « période de
sincères politiques “anti-impérialistes” » où l’on tenta de bâtir une bourgeoisie
indépendante qu’une « brève parenthèse »2228
Roger Faligot, qui a une perspective différente, doit lui aussi constater le
« fiasco » de la phase protectionniste.2229
Dans la logique de ce qu’ils disaient au sujet de l’Irlande des années vingt (Cf. :
plus haut) , les auteurs de The State in Northern Ireland soulignent que l’Irlande

2223
Ibid., p. 63.
2224
“to foster the growth of new industries.”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., (1947) p. 429. Cf. : pour
une version universitaire : Francis Walsh, in ANTIPODE, op. cit., p. 68. où il dit que la politique d’autarcie
favorisa les petits fermiers aux dépens des grands propriétaires. Kieran Allen montre bien qu’en tout cas, le
Fianna Fáil utilisa toutes les ressources de l’État pour développer le capitalisme irlandais. K. Allen, Fianna Fáil
and Irish Labour, op. cit., p. 42.
2225
“to disrupt still further the all-Ireland economy”, C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 37.
2226
S. Van der Straeten, Ph. Daufouy, La Contre-Révolution irlandaise, op. cit., (1972), p. 2087.
2227
« les chômeurs, seule marchandise non taxée, vont à nouveau être contraints de fuir la mère-patrie en grand
nombre. », ibid.
2228
A. Boserup, Contradictions and Struggles in Northern Ireland, op. cit., p. 171.
2229
R. Faligot, La Rumeur irlandaise, op. cit., p. 87.

408
sous De Valera était « presque entièrement libérée de [l’]influence [du
colonialisme impérialiste] ».2230

Un des thèmes historiographiques dont l’absence de traitement par un


l’emprise de marxiste se fait le plus cruellement sentir est incontestablement une étude
l’Eglise et le
caractère systématique sur le caractère conservateur de la société irlandaise de l’État
conservateur
du régime Libre puis de la République (1948) et de l’emprise de l’Église sur cette
société.2231 D. R. O’Connor Lysaght relève le niveau en proposant quelques
sous-parties sur le pouvoir de l’Église catholique dans son livre The Republic of
Ireland. Lysaght note dans la période qui nous intéresse que les « sphères
d’influence du bourgeois et du bureaucrate augmentèrent » alors que celle de
l’Eglise resta la même.2232 Le pouvoir de classe se partageait entre ses trois
éléments.2233 Il trouve d’ailleurs une constante qui traverse les décennies :

Pour les dirigeants laïcs de l’Irlande, le clergé a toujours été un agent nécessaire,
même si incertain, dans l’affaiblissement d’une réaction antipathique à leur politique.
Sans cela, ils auraient peut-être eu à repenser leur attitude à l’égard de la
2234
démocratie.

Il évoque le conservatisme de cette société irlandaise qui se retrouvait dans


l’éducation et la censure qui était plus causée par des laïques « embigotés »2235
que par l’Eglise elle-même. Lysaght signale aussi, bien évidemment, la
constitution de 1937 où l’Église est reconnue comme ayant une « position
spéciale » qu’il considère comme la preuve du pouvoir catholique sur la

2230
Bew, Gibbon, Patterson, op. cit., p. 24.
2231
Le travail universitaire de référence sur l’Église au Sud est: John H. Whyte, Church and state in modern
Ireland, 1923-1970, Dublin, Gill and Macmillan, Londres, Macmillan, 1971. Sur l’impact de l’Église sur le XIXe
siècle irlandais, on se référera aux différents travaux de l’universitaire américain Emmet Larkin. Sur l’Irlande du
Nord et l’Église catholique : Mary Harris, The Catholic Church and the foundation of the Northern Ireland
state, Cork, Cork University Press, 1993 (livre issu d’une thèse soutenue à Cambridge, 1991)
2232
D. R. O’Connor Lysaght, The Republic of Ireland: an hypothesis in eight chapters and two intermissions,
Cork Mercier Press, 1970, p. 133. Dans les années vingt ces mêmes acteurs, bourgeois et bureaucrate,
renforcèrent au contraire l’Eglise (ibid., p. 97).
2233
Ibid., p. 99.
2234
“For Ireland’s lay rulers, the priesthood has always been a necessary, if uncertain, agent in weakening
antipathetic reaction to their policies. Without it, they might have to rethink their attitude to democracy.”, ibid.,
p. 97. Kieran Allen a la même lecture de toute l’histoire du Fianna Fáil. Ainsi, quand la promesse de gains
matériels ne pouvait être tenu à son électorat, le parti se réfugie dans cette philosophie [“ethos”]. K. Allen,
Fianna Fáil and Irish Labour, op. cit., p. 63.
2235
“bigoted laity”, Lysaght, op. cit., p. 134. Le français connaît le ‘vieux’ néologisme « embigoter » grâce à
Jacques Brel et sa chanson « Les bigotes ». Rappelons à l’aide du Petit Robert que « bigot » vient de l’anglais bî
god, by god, « par Dieu », nom donné au XII e siècle aux envahisseurs normands.

409
société.2236 Le trotskyste Peter Hadden voit en cette Constitution, l’
« expression du sectarisme catholique » de l’ Éire où étouffait tout
progressisme social.2237 Pour P. Hadden comme pour d’autres, la prophétie de
Connolly s’était réalisée, le « carnaval de réaction » au Nord par la
discrimination envers la population catholique et au Sud par une bigoterie et un
anti-communisme virulent.2238
Philippe Daufouy et Serge Van der Straeten se livrent, quant à eux, à
une sorte d’essentialisme religieux :

Le cadre idéologique de cette période est bien à l’image du cadre économique ; il se


caractérise par l’absence d’une idéologie capable de galvaniser les masses vers le
travail et l’épargne. Le Clergé et la morale catholiques ne constituaient qu’un pâle
2239
substitut d’une authentique idéologie capitaliste.

Malgré des propos amusants (« […] la religion devait donc jouer son rôle de
marxisme-léninisme du pauvre »)2240 ils semblent bien, pour reprendre Trotsky,
dire à leurs lecteurs : « Leur morale et la nôtre ». Leurs propos moralisateurs
2241
répondent à une conscience bien trempée de ce qu’un pays doit suivre
2242
comme évolution et ne prend pas la peine d’exposer les causes historiques
du caractère conservateur du régime issu de la Révolution nationale.
Austen Morgan livre également une interprétation sans fioriture ni mesure et
s’inscrit dans la tradition unioniste : « quand le nationalisme irlandais était
réalisé dans un état irrédentiste, Home Rule devint vraiment Rome Rule. »2243

Le BICO se distingue de nouveau sur cette question. La raison en est


simple : comme il faut montrer que le problème Nord-irlandais découle d’un

2236
Lysaght, op. cit., pp. 134-135. Il parle également de l’influence du corporatisme mis au goût du jour par Pie
XI et par le mouvement fascisant des Blue Shirts. (ibid., pp. 136-137)
2237
P. Hadden, Troubled times, op. cit., p. 81.
2238
Chris Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, op. cit., p. 50. Cf. aussi: Peter Hadden, Beyond the
Troubles ?, op. cit., 1994, (Ch. 1), P. Hadden, Troubled times, op. cit., p. 86.
2239
S. Van der Straeten, Ph. Daufouy, op. cit., p. 2086.
2240
Ibid., p. 2087.
2241
« Ce n’est en tout cas pas à l’honneur de cette “révolution bourgeoise” qu’elle n’ait même pas eu la force de
nationaliser les biens fonciers du Clergé, ni d’enlever l’enseignement d’entre ses mains […] », ibid.
2242
« […] l’esprit de charité publique incompatible avec la moindre notion de progrès social. » (il s’agit de la
même phrase)
2243
“When Irish nationalism was realized in an irredentist state, home rule really did become Rome rule.”, A.
Morgan, Labour and Partition, The Belfast Working Class 1905-23, Londres, Pluto Press, 1991, p. 325.

410
problème entre deux nations et que les Protestants d’Ulster forment une nation,
la majorité catholique du Sud n’a pas à être dépréciée pour la teneur de son
nationalisme. Ainsi :

L’Église en Irlande est puissante de son plein droit du fait de son rôle historique dans
le développement du nationalisme. […] Le pouvoir social de l’Église est un fait
2244
historique.

De même, pour répondre à Tom Nairn qui qualifia le Fianna Fáil au pouvoir de
« clique dirigeante » [“ruling clique”], Brendan Clifford avance qu’il était un parti
« exceptionnellement représentatif ».2245
Des scripteurs militants, le BICO est certainement le seul à se réjouir de la
nouvelle donne économique impulsée par Seán Lemass à la fin des années
cinquante.

3. La nouvelle donne économique et République contemporaine

Par les accords irlando-britanniques d’avril 1938, l’Irlande sort de sa


phase protectionniste. Leurs clauses économiques reconnaissent ainsi, selon
les mots de D. R. O’Connor Lysaght « la dépendance de l’Irlande bourgeoise
dans le marché britannique. »2246 Desmond Greaves met, quant à lui, l’accent
sur le fait que la partition du point de vue de la monnaie n’a jamais été établie et
que 1938 consacra une victoire de De Valera.2247 Greaves met en cause le
Labour irlandais qui versait dans « l’économisme ». Le vide que cette politique
a créé est la cause, selon lui, du soutien de l’I.R.A. au régime nazi et à la
surenchère terroriste de l’organisation. Kieran Allen voit dans cette période, une
phase de transition pour le Fianna Fáil.2248

2244
“The Church in Ireland is powerful in its own right because of its historical role in the development of
nationalism. […] The social power of the Church is a historical fact.”, BICO, The Two Irish Nations, op. cit., p.
50.
2245
“Fianna Fail was an exceptionally representative Party.”, B. Clifford, Against Ulster Nationalism, Belfast,
Athol Books, 1992, (1ère éd. ronéotypée anonymement pour le BICO : 1975), p. 16.
2246
“recognising the dependence of bourgeois Ireland in the British market.”, D. R. O’Connor Lysaght, The
Making of Northern Ireland …, op. cit., p. 41.
2247
C. D. Greaves, « epilogue », in T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 455.
2248
K. Allen, Fianna Fáil and Irish Labour, op. cit., p. 62.

411
Malgré les adjurations britanniques, de Churchill notamment, le
gouvernement De Valera reste neutre durant la Seconde Guerre mondiale avec
le fort soutien de la population. Kieran Allen souligne que, paradoxalement,
« cette société catholique très conservatrice connut un conflit de classe
s’approfondissant. »2249

En 1948, le Fianna Fail perd la majorité aux élections et De Valera doit


laisser le pouvoir à une coalition dirigée par J. A. Costello et composée du Fine
Gael, du Labour et du Clann na Poblachta. La rhétorique très nationaliste de ce
dernier parti se traduit symboliquement par le fait que l’Éire devient la
République d’Irlande le 21 décembre 1948 et se retire du Commonwealth en
avril 1949.
Raymond Crotty relève les problèmes auxquels est confrontée l’économie
irlandaise. Il souligne que la période de guerre témoigna de « l’état inexploité de
l’agriculture irlandaise »2250 qui n’a d’égal que celui de l’industrie.2251 Il constate
aussi que la population active baissa de 20 % de 1946 à 1961 et que
2252
la
l’expansion n’est due qu’à un lourd déficit public Il dénonce également les
nouvelle mauvaises politiques gouvernementales.2253 Rien de bien marxiste dans ces
politique
de Lemass constats qui témoignent plutôt de la conscience d’être dans une phase
économique nouvelle amorcée par Seán Lemass en 1959. A cette date est
abrogée la « Loi des Industriels » (“Manufacturers Act”) connue comme étant la
base de la politique protectionniste et est instauré en 1965 le libre-échange
entre les deux îles.
Cette nouvelle donne économique inspire à D. R. O’Connor Lysaght quelques
lignes d’ironie :

Avec l’internationalisme bourgeois vint le quiétisme national. C’était particulièrement


notable dans la question en souffrance du nationalisme politique, la partition. Tandis
e
que dans la première moitié du XX siècle, l’opinion nationaliste irlandaise s’était mise

2249
K. Allen, Fianna Fáil and Irish Labour, op. cit., p. 65. Pour les intérêts commun du Labour et du parti de De
Valera sur deux décennies: Cf. : ibid., p. 71.
2250
“the undeveloped state of Irish agriculture”, R. Crotty, Irish Agricultural production, its volume and
structure, Cork, Cork University Press, 1966, p. 159.
2251
Ibid., p. 190.
2252
Ibid., p. 166.
2253
Ibid., p. 215 et p. 221.

412
à dos sans y penser les Protestants du Nord-Est, elle commença, dans la seconde
2254
moitié, d’essayer également sans y penser, de les concilier.

Dans une lecture faisant figure de lointaine héritière de la théorie des avantages
comparatifs de David Ricardo adaptée à une posture marxiste, Ph. Daufouy et
S. Van der Straeten se montrent, quant à eux, fatalistes :

Toute l’histoire de la république d’Irlande montre l’impossibilité d’y construire un pôle


de développement capitaliste autonome. […] elle montre que l’impérialisme n’est pas
cet être venu de l’extérieur qu’il suffirait de bouter hors par la force des armes pour
être enfin chez soi. Il n’est qu’un système d’échange international privatif dans lequel
des marchandises réalisées, d’une composition organique différente, s’échangent à
leur valeur, ce qui entraîne la domination d’un pays sur un autre, ou d’une région sur
2255
une autre.

Disant cela, ils s’opposent à l’héritage de Connolly, du nationalisme irlandais en


général et au Sinn Féin et à l’I.R.A. en particulier. Ils voient, en outre, un État
« sans base de classe solide [qui] était trop faible en face de la combativité
ouvrière et paysanne » et qui a dû, face à la crise, « rentrer dans le giron de
l’impérialisme. »2256 Selon leur démonstration, le prolétariat est appelé à devenir
« la seule grande force sociale du Sud. »2257 Quelques mois plus tôt, Jean-
Pierre Carasso, affirmait une lecture comparable.2258
Maurice Goldring, vraisemblablement non encore entré explicitement
dans sa phase de social-démocratisation voit dans la politique amorcée par
Lemass plus une « fuite en avant » que la « recherche de solutions
véritablement irlandaises » qui serait favorable à l’industrie du pays.2259
C. D. Greaves ne semble pas apprécier les conséquences de la politique
menée « au nom du progrès » : hideux buildings de Dublin érigés dans les

2254
“With bourgeois internationalism went national quietism. This was especially notable in the outstanding
issue of political Nationalism, partition. Whereas in the first half of the twentieth century, Irish Nationalist
opinion had unthinkingly alienated the north-eastern Protestants, it began, in the second half, to try equally
unthinkingly, to conciliate them.”, D. R. O’Connor Lysaght, The Republic of Ireland, op. cit., pp. 171-172.
2255
Serge Van der Straeten, Philippe Daufouy, « La Contre-Révolution irlandaise », op. cit., p. 2084. Cf. : aussi,
p. 2091. Mêmes mots chez B. Probert, Beyond Orange and Green, op. cit., p. 41.
2256
Ibid., p. 2088. Voir aussi pp. suiv. 2089-91.
2257
Ibid., p. 2092.
2258
« Ce refus de l’émigration entraîne un accroissement du chômage que l’Etat reconnaît d’ailleurs clairement.
Voilà donc le problème avec lequel le capital se trouve confronté : responsable du mouvement de dépopulation
rurale, il lui faut y faire face en créant des emplois. », J.-P. Carasso, La Rumeur irlandaise, op. cit., p. 59.
2259
M. Goldring, Le Drame de l’Irlande, Paris, Bordas, 1972, p. 81.

413
années soixante par des capitaux britanniques, attaque contre la langue
gaélique…2260 Par ailleurs, il avance une thèse, partagée par de nombreux
groupes d’extrême gauche comme la People’s Democracy, que cette nouvelle
donne politique fait le jeu des monopoles qui n’ont plus d’intérêts dans la
partition de l’île et qui, au contraire, souhaiteraient une réunification.2261
Paul Bew et Henry Patterson discutent la tradition historiographique
attribuant le changement de politique du Fianna Fáil en 1957 à un accord entre
le parti et la bourgeoisie locale. Pour eux, un des piliers de la réussite de cette
nouvelle politique réside dans la « domination idéologique du Fianna Fáil sur
les masses. »2262

L’entrée de l’Irlande dans la C.E.E. le 1er janvier 1973 conjointement


l’entrée avec le Royaume-Uni s’inscrit dans cette politique de modernisation, de
dans
la C.E.E. libéralisation de l’économie et d’attraction des capitaux étrangers. C. D.
Greaves était un farouche opposant à cette entrée. Son livre, The Irish Crisis,
en témoigne.2263 Il rapporte que deux raisons ont été évoquées par les
politiciens pour cette entrée : la lutte contre le communisme et la réunification
irlandaise. Il dénonce une troisième raison : la concentration des terres et donc
la baisse de la population agricole pour augmenter la productivité et baisser les
prix.2264 Pour dénoncer l’emprise du marché britannique sur l’Irlande, il n’hésite
e
pas à comparer la situation à celle du XIX siècle. Et Greaves de trancher :
« Sans indépendance nationale, une politique économique est impossible. »2265
D’une façon qui semble orthodoxe2266, Éamonn McCann pense que :

2260
Ibid., p. 116. Cf. C. D. Greaves, Seán O’Casey, politics and art, op. cit., p. 188 et suiv.
2261
Ibid., p. 117. Cf. K. Allen, Fianna Fáil and Irish Labour, op. cit., p 107. Allen fait référence au livre de R.
Crotty, Ireland in Crisis : A Study in Capitalist Colonial Underdevelopment, Dingle, Brandon, 1986.
2262
P. Bew, H. Patterson, Seán Lemass and the making of modern Ireland, 1945-66, Dublin, Gill & Macmillan,
1982, p. 117. Cette nouvelle politique étant, elle même, la victoire d’une ligne bourgeoise sur une autre. (Ibid., p.
168.) En 1978, au colloque de Warwick, ils disaient avec Peter Gibbon que la nouvelle politique était surtout une
réponse « à la menace de la dissolution de la base du support du Fianna Fáil parmi les classes dominées. », P.
Bew, P. Gibbon, H. Paterson, “Some Aspects of Nationalism and Socialism in Ireland: 1968-78”, in Austen
Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 152-171, p. 167.
2263
Paru en 1972. Greaves a rédigé sa préface fin novembre 1971. Le 22 janvier 1972, la République d’Irlande
signe le traité d’accession à la Communauté Économique Européenne. C. D. Greaves, The Irish Question and the
British People, Londres, Connolly Publication, 1963, p. 28 et suiv.
2264
C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., pp. 111-112.
2265
“Without national independence economic policy is impossible.”, ibid., p. 112.
2266
Cf. le point 2 de l’extrait de la Préface de la Critique de l’Économie politique (1859) dans les Annexes.

414
Comme la politique de nationalisme économique était abandonnée la superstructure
idéologique associée avec elle commença doucement à être adaptée.

Et McCann de parler de la libéralisation des lois sur les mœurs (censure,


divorce …)

Ce qui s’est passé ensuite en Irlande a été quelque peu abordé par les
marxistes, notamment autour du personnage de Charles Haughey,2267 mais ne
retiendra pas notre attention.

La révolution nationale a déterminé l’Irlande contemporaine. Si la


révolution est achevée pour les historiens professionnels contemporains, les
marxistes militants ont longtemps fait écho et continuent à soutenir, notamment
par leur historiographie, l’aspiration républicaine de réunification de l’île. Si les
lectures de la révolution nationale par une interprétation de classes n’ont pas
été des plus concluantes, on retient de historiographie de l’action et de la
pensée de Connolly la débauche d’imagination que certains marxistes ont
fournie pour que le grand homme confère posthumément de la légitimité à leur
propre action politique. L’historiographie marxiste de l’Irlande contemporaine
qui se concentre, quant à elle, sur le thème de l’indépendance économique de
l’Irlande vis-à-vis de la Grande-Bretagne a le bonheur de voir son approche de
classes éclairer parfois la réalité judicieusement.
Mais l’Irlande ne se limite pas qu’au Sud indépendant à majorité
catholique. On ne peut concevoir chaque partie de l’île et son histoire sans
regarder de l’autre côté de la frontière. Avec les « Troubles », le nombre de
travaux portant sur l’Irlande du Nord s’est multiplié. Nous allons en voir un
aperçu.

2267
Par ex. : P. Bew, E. Hazelkorn, H. Patterson, The dynamics of Irish politics, op. cit., p. 102., K. Allen,
Fianna Fáil and Irish Labour, op. cit., p. 167.

415
TROISIÈME PARTIE :

La minorité protestante et
l’Irlande du Nord

416
Les « Troubles » déclenchés en 1968-69 entraînent un énorme
renouvellement tant quantitatif que qualitatif de toute la littérature sur l’Irlande
du Nord au niveau de l’origine du régime comme de son fonctionnement.
Les membres de la communauté protestante qui étaient dépeints comme les
dupes de la Grande-Bretagne et, pour les marxistes de l’impérialisme, ont vu le
choix de l’unionisme - qu’ils ont fait bien avant 1920 - reconsidéré.
Comme le note John Whyte, alors qu’au début des violences, les explications
externes étaient prépondérantes – le conflit se comprenait comme une lutte
entre l’Irlande et la Grande-Bretagne pour les nationalistes et anti-impérialiste
pour leurs alliés marxistes, entre l’Irlande du Sud et celle du Nord pour les
unionistes – nombre de nationalistes et des unionistes se sont progressivement
ralliés à une explication interne d’un conflit entre Catholiques et Protestants.2268
Plus encore que pour le reste de l’historiographie sur l’Irlande les trois
décennies de violences, d’accords et de périodes de paix chancelantes ont
marqué l’historiographie des Protestants d’Ulster et de l’Irlande du Nord.
Le chapitre 6 évoque l’historiographie marxiste de l’Ulster de la « Plantation »
du XVII e siècle à la Partition et l’ultime chapitre se consacre aux interprétations
du régime Nord-Irlandais.

2268
J. Whyte, Interpreting Northern Ireland, Oxford, Clarendon Press, 1991, pp. 114-115.

417
Chapitre 6 :

Du quasi-angle mort
historiographique à la réévaluation :
la question du particularisme
protestant en Ulster

Dès le début du XVII e siècle, la couronne britannique sentit la nécessité


d’implanter une population protestante en Irlande pour moins dépendre de la
classe dirigeante d’Irlande qui descend des conquérants Anglo-normands.2269
L’échec de la rébellion d’Hugh O’Neill de 1600 aboutissant finalement à
l’épisode de la « fuite des comtes » d’Ulster de 1607 permet le début de ce que
l’on nomme la « plantation » de l’Ulster par des populations protestantes en
1609. Ainsi débute un processus qui s’amplifiera dans les lendemains des
conflits et exactions de 1641 et 1688-90.
Nous allons examiner dans ce chapitre l’historiographie marxiste de cette
communauté protestante d’Ulster dans ses relations avec la Grande-Bretagne
et les catholiques de son implantation à la crise du Home Rule en passant par
la période nationaliste d’une partie de sa population à la fin du XVIII e siècle.

2269
R. F. Foster, Modern Ireland, 1600-1972, Londres, Penguin Books, 1989 (1ère éd. Allen Lane, 1988, p. 59.
Ces descendants des conquérants Anglo-normands sont souvent appelés « Vieux Anglais » (“Old English”)

418
I. Aux origines du particularisme ulstérien (XVII-XIX e)

1. La colonie de peuplement et la population catholique : les XVII e et XVIIIe


siècles

a.) la « plantation » de l’Ulster et le présent des scripteurs marxistes

Rarement un processus de l’histoire des relations irlando-britanniques ne


sera autant décrit en fonction des enjeux qui apparaissaient aux historiens dans
leur présent que le thème historiographique des colonies de peuplement en
Ulster au XVII e siècle.
Dans un article publié dans Forward en septembre 1913 à l’intention d’un
lectorat socialiste écossais,2270 Connolly traite cette nouvelle forme de
e
colonisation mise en place au début du XVII siècle : la colonisation d’Ulster
(“Ulster Plantation”). James I, ayant maté la rébellion d’O’Neill, donna les
« terres volées aux autochtones » (“natives”) à « certains favoris de la
Couronne et à certaines compagnies londoniennes.» Pour Connolly, les soldats
des armées protestantes anglaise et écossaise n’étaient que les tenanciers de
ces aristocrates et autres compagnies. 2271 Il en vient à raconter la mésaventure
de ces tenanciers protestants du comté d’Antrim. Ayant récupérés les terres
des catholiques, ils bénéficièrent de très longs baux.2272 Grâce à cette sécurité,
ils investirent et s’investirent beaucoup sur ces terres, ne manque-t-il pas de

2270
Pour les éditeurs du Selected Political Writtings, O. Dudley Edwards et B. Ransom, Connolly espérait sans
doute que son article aurait un écho chez les Protestants d’Ulster par l’intermédiaire de leur co-religionnaires.
(op. cit., p. 151)
2271
J. Connolly, “A forgotten chapter of Irish history”, 1ère éd. Forward, 9 septembre 1913, in Selected Political
Writings, Londres, Jonathan Cape, 1973, pp. 151-158, p. 153. pour C.D. Greaves, cette colonisation n’a pas été
plus efficace que les tentatives effectuées sous les reines Mary et Elisabeth. (C. D. Greaves, Theobald Wolfe
Tone and the Irish Nation, Connolly Publications Ltd., 1989 (1ère éd. 1963), p. 14.)
2272
Cf. plus bas sur l’ “Ulster Custom”, la coutume d’Ulster.

419
souligner.2273 L’essor de l’industrie du lin soutenu par Guillaume d’Orange 2274

assura encore plus la prospérité. Ce que Connolly appelle « l’histoire des baux
d’Antrim de 1772 »2275 renvoie à l’expiration de ces contrats dans le comté.
Dénonçant les énormes augmentations de fermages demandées par les
propriétaires terriens qualifiés d’« extorqueurs »2276, Connolly constate le
nombre conséquent d’évictions. Il cite le chiffre de l’historien Unioniste Froude
2277
de 30 000 personnes obligées de quitter l’Ulster et décrit la formation
subséquente de la société secrète des ‘Hearts of Steel’.
Cet article est écrit en 1913, au moment où la crise du Home Rule est à son
comble. Connolly tente ici clairement de démystifier le discours « des Carsons
et de leurs émules »2278 qui vante les « “Libertés civiles et religieuses” » soi-
disant établies au delà de la Boyne. Pour ce faire, il interprète en termes de
2279
classes les tensions passées au sein de la communauté protestante en
distinguant avec fermeté les ouvriers protestants de leurs « exploiteurs ». De
l’histoire à la pratique politique quotidienne, Connolly cite une déclaration de
principe de l’Independent Labour Party of Ireland stipulant notamment que « les
travailleurs d’Irlande sont les héritiers d’une spoliation commune, les victimes
d’une commune servitude. »2280 Tous les ouvriers sont ainsi invités à s’unir
« contre tous les exploiteurs ».
Quant à Kautsky, il met l’accent sur les caractéristiques des colons de
cette « Ulster Plantation » pour expliquer l’origine première de la Partition. Ainsi,
il reconnaît que le développement inégal de l’économie en Irlande constitue la
base de cette division. Les colons venaient d’Ecosse et étaient des « fugitifs
politiques, vivant de leur propre travail ».2281 Le chef de file de la Seconde
Internationale remonte ainsi aux temps de la Réforme et aux significations
politiques des conflits d’ordre confessionnel. Parmi les Protestants, les

2273
J. Connolly, “A forgotten chapter of Irish history”, op. cit., p. 154.
2274
William III soutint cette industrie, note Connolly, en compensation après qu’il eut répondu aux pressions des
manufacturiers de la laine anglais pour que soit supprimée la concurrence irlandaise sur la laine.
2275
“ the story of the Antrim Leases of 1772”, op. cit., p. 153.
2276
Ibid., p. 155.
2277
Pour les Etats-Unis en particulier. Connolly qualifie l’historien de « malveillant et anti-irlandais ».
2278
citation originale et non tronquée “Here then is the reality as against all the vaunted ‘Civil and Religious
Liberties’ which the Carsons and their breed tell us was established at the Boyne.”, ibid., p. 156.
2279
Plus précisément des communautés anglicane et presbytérienne.
2280
“[…] the workers of Ireland are heirs of a common spoliation, and sufferers from a common bondage […],
cité in Connolly, “A forgotten chapter of Irish history”, op. cit., p. 157.
2281
“political fugitives, living by their own labour” Karl Kautsky, Ireland (1922), http://www.marxists.org, (ch.
4, a, §2)

420
Dissidents d’Ecosse2282 qui représentaient contrairement à l’Anglicanisme,
selon lui, les « classes démocratiques en expansion ».2283 Kautsky évoque leur
caractère industrieux, mais aussi leur fanatisme, leur mépris pour le
catholicisme tout en affirmant que leur ennemi principal était l’Eglise Anglicane
et le pouvoir royal. Les auteurs de The State in Northern ireland ont raison de
montrer du doigt son idéalisme et « sa vision essentiellement psychologique de
la relation entre développement inégal et politique. »2284
Sa compréhension des rapports protestants / catholiques est au demeurant
assez judicieuse :

Aussi longtemps que les catholiques restaient faibles et sans droits, l’Ulster se tenait à
la tête du mouvement démocratique, radical irlandais contre le pouvoir de l’État
2285
anglais.

Angela Clifford du BICO signalera en 1974,2286 que Kautsky attribue le


développement de l’Ulster à travers l’industrie de la toile et de la construction
navale au XIX e siècle à la politique économique londonienne sans tenir compte
des facteurs internes du dynamisme ulstérien alors que ces facteurs sont, selon
elle, les plus importants.2287
e
T. A. Jackson distingue la colonisation du début du XVII siècle des
précédentes, notamment par la nature des tenures. Il explique que « l’avidité de
la couronne pour les revenus était subordonnée à son besoin impérialiste d’une
garnison digne de confiance de colons établis qui tiendraient en échec la nation
irlandaise. »2288 Cependant, il ne fait pas de lien entre cette « garnison » et la

2282
ceux d’Angleterre préférant l’émigration en Hollande ou en Amérique du Nord.
2283
“rising democratic classes”, Kautsky, op. cit., (ch. 4, a) §. 3.)
2284
“his essentially psychologistic view of the relationship between uneven development and politics.”, P. Bew,
P. Gibbon, H. Patterson, The State in Northern Ireland, Political Forces and Social Classes, Manchester,
Manchester University Press, 1979, p. 4.
2285
“So long as the Catholics remained weak and without rights, Ulster stood at the head of the Irish radical,
democratic movement against English state-power”, ibid.
2286
c’est elle qui a traduit en anglais et annoté l’ouvrage de Kautsky. Evoqué in P. Bew et al., op. cit., p. 4.
2287
In K. Kautsky, Ireland, op. cit., (note n° 5) A. Clifford renvoie à The Economics of Partition.
2288
“ From the limited size of the holdings, and the fixed rents stipulated, it is clear that the object of this
plantation differed from its predecessors in that the crown’s greed for revenue was subordinated to its imperialist
need for a reliable garrison of planted colonists who would hold the Irish nation in check.”, T. A. Jackson, op.
cit., p. 52. Cf. l’évocation de B. Devlin, sur la garnison à Cookstown au nord du Tyrone d’où est originaire sa
famille du côté paternel. Cookstown est « une des villes de colonisation bâties au dix-septième siècle pour les
presbytériens écossais que l’on implanta en Irlande afin de maintenir l’ordre parmi les indigènes. » in Bernadette
Devlin, Mon âme n’est pas à vendre, op. cit., 7. Sans véritable intérêt historiographique, ce passage de
Bernadette Devlin évoque avec naturel la perception de l’histoire par la communauté catholique.

421
Partition de 1920. Ainsi, comme il pense que l’Irlande contemporaine est une
nation, divisée simplement par des intérêts économiques, il écrit que :

C’est […] une erreur complète que d’attribuer à cette « Plantation » les caractéristiques
2289
particulières de « l’Ulster » politique.

Concernant la période ultérieure, là où Brian O’Neill parle du « Catholique


dépossédé par fraude »2290 suite aux Guerres Jacobites (1688-90), T. A.
Jackson constate qu’une nouvelle fois « une avancée révolutionnaire en
Angleterre impliquait en Irlande un asservissement supplémentaire et une
intensification de l’esclavage. »2291
Erich Strauss met en avant que la « plantation » fut accompagnée par la
suppression des lois anti-irlandaises, reliquat de la période médiévale et
considère que son « succès relatif » était dû à « un effort sincère de
colonisation.»2292 D. R. O’Connor Lysaght voit les choses différemment. Il
estime que cette nouvelle politique de colonisation a été mise en place là où la
stratégie tudorienne de conciliation des chefs traditionnels a échoué. Le
colonialisme fut alors « ravivé, mais capitaliste et protestant. »2293 Bien que
cette implantation était considérée par ses fondateurs comme « la plus
couronnée de succès », Lysaght considère que « son succès a été basé sur
son incomplétude. »2294 Il pense en ce sens que, contrairement aux colonies de
peuplement d’Amérique du Nord, les colons n’ont pas éliminé les indigènes.
Cette raison, ajoutée à la proximité géographique, en faisait une garnison plus
digne de confiance que les Etats-Unis.
Dans une condamnation proche de celle de son camarade et ami
Jackson, C. D. Greaves insiste sur ce qu’il estime être une « contradiction dans
2289
“It is in fact a complete fallacy to attribute to this Plantation the peculiar characteristics of political “Ulster”.,
T. A. Jackson, op. cit., p. 52. Pour lui, il s’agit d’un mythe qui est « détruit » quand on sait que 4 des 6 comtés
qui furent l’objet d’un décret pour établir une colonie de peuplement ne firent jamais partie de l’Ulster
« Orange » jusqu’à la Partition et que les deux comtés les plus protestants à son époque, Antrim et Down ne
firent pas partie de cette « Plantation ».
2290
“the Catholic dispossessed of an hold upon the soil of Ireland – the Catholic dispossessed by fraud.”, Brian
O’Neill, The War for the Land in Ireland, Londres, Martin Lawrence Limited, 1933, p. 17.
2291
citation non tronquée : “Once again a revolutionary advance in England involved in Ireland a further
subjugation and an intensification of enslavement.”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 76.
2292
“a genuine colonising effort.”, Eric Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, Londres, Methuen,
1951, p. 19.
2293
“[…] it turned to a revived, but capitalist and Protestant, colonialism”, D. R. O’Connor Lysaght, The Making
of Northern Ireland (and the basis of its undoing, Dublin, Citizens Committee, 1969, p. 10.
2294
“Its success has been based on its incompleteness.”, ibid.

422
la position des Dissidents du Nord (Northern Dissenters). Très probable lecteur
de Christopher Hill, il ne nie pas le fait qu’ils furent les tenants de la démocratie.
En réécrivant la célèbre formule de Karl Marx, il condamne leur fourvoiement :
« en dépossédant les Irlandais autochtones – note-t-il – ils se forgèrent de
nouvelles chaînes »2295
Le British and Irish Communist Organisation rejette le passage de Thomas
Alfred Jackson sur l’ « erreur » de voir l’origine de l’Ulster politique dans cette
« plantation ». Quand T. A. Jackson argue du fait que les comtés où la part de
protestants est la plus nombreuse (Antrim, Down) n’ont jamais fait partie du
plan de la « plantation » pour dire que la Partition ne tire pas ses origines de ce
qui s’est passé au XVII e siècle, l’auteur de The Home Rule Crisis rectifie que
ces comtés ont été l’objet d’une « migration spontanée » des planteurs
écossais.2296 Le BICO distingue ainsi la « plantation » réelle de l’officielle. Mais,
si les stalinistes pensent que le conflit entre unionistes et nationalistes tire ses
origines de cette colonisation, ils mettent l’accent de surcroît sur les différences
de développement social ultérieures :

Il y eut un développement historique complexe entre de Plantation de 1610 et nos


jours qui rend la description catholique nationaliste des Protestants d’Ulster comme
‘colons’ historiquement absurde et réactionnaire : mais il y a une connexion
2297
incontestable entre la « plantation » et la division nationale actuelle.

Est-il « historiquement absurde et réactionnaire » de voir les Protestants


d’Ulster comme des colons ? Pour les protestants de 1972, on peut le dire.
Mais, comme le dit John Whyte, l’analogie coloniale est « indiscutablement
valide en partie ».2298

2295
“In dispossessing the native Irish they forged themselves fresh chains and this contradiction in the position of
the northern Dissenters should be born in mind.”, C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op.
cit., p. 15.
2296
BICO, The Home Rule Crisis, 1912-1914, Belfast, BICO, mars 1972 (1ère éd. avril 1971), p. 69. De même,
dans le Donegal, qui était dans les plans et les décrets gouvernementaux, la « plantation » ne prit jamais.
2297
“The Unionist/Nationalist conflict certainly resulted from the differences in social development between the
real (not official) Plantation and the rest of the country (where there was a fusion of settlers and natives). There
has been a complex historical development between the 1610 Plantation and the present day which makes
Catholic nationalist description of the Ulster Protestants as ‘colons’ historically absurd and reactionary: but there
is an undoubted connection between the Plantation and the present national division.”, BICO, The Home Rule
Crisis, 1912-1914, Belfast, BICO, mars 1972 (1ère éd. avril 1971), pp. 69-70.
2298
John Whyte, Interpreting Northern Ireland, Oxford, Clarendon Press, 1991 (1ère éd. 1990), p. 178.

423
Michael Farrell fait ainsi remonter à cette période le fait que les « Protestants
[aient] développé un point de vue assiégé, défensif qui les unissaient à travers
des frontières de classe, avec la religion comme leur lien commun. »2299

b.) la coutume d’Ulster

Ce que l’on appelle la « Coutume d’Ulster » est la reconnaissance par le


landlords des investissements et des améliorations apportés à sa terre par le
tenancier. Ce dernier jouissait ainsi d’une sécurité de tenure qui se concrétisait
par un bail à longue durée. Cette « coutume » est souvent désignée comme la
cause des différences de développement en l’Ulster et le reste de l’Irlande. Elle
est vue comme favorisant l’investissement et donc l’accumulation du capital.
Nous avons vu plus haut, Connolly tente dans un texte de 1913 de faire
comprendre aux ouvriers protestants que l’histoire montre qu’ils ne peuvent se
fier aux landlords et que leur intérêt réside – au même titre que les ouvriers
catholiques – dans les revendications de classe et donc dans leur fusion. En
1910, dans Labour in Irish History, il s’essaie au même exercice d’indistinction
et même de communion du petit peuple irlandais dans la souffrance et
l’exploitation quelque soit son obédience. Il estime que le catholique qui a été
assez « insensé » pour rejoindre l’armée de Jacques II « eut la consolation de
voir que les hommes de troupe de ses ennemis protestants n’étaient traités
qu’un peu, si ce n’est pas du tout, mieux que lui-même. »2300 Connolly évoque
un « joug d’esclavage économique » dont « toutes les sectes religieuses
soufraient également […] »2301 même si les Lois Pénales faisaient que les
propriétaires catholiques étaient désavantagés par rapport à leurs frères de
classe protestants.

2299
“[…] the Protestants developed an embattled, defensive outlook which united them across class boundaries,
with religion as their common bond.”, Michael Farrell, Arming the Protestants: The Formation of the Ulster
Special Constabulary and the Royal Ulster Constabulary 1920-1927, Londres, Pluto, 1983, p. 1. Cf. aussi :
« l’affiliation religieuse est simplement une manifestation des divisions en Irlande, mais non sa cause »,
Geoffrey Bell, The Protestants of Ulster, Londres, Pluto, 1976, p. 13. G. Bell a parfaitement raison d’énoncer
cela. Son point de vue est plus sujet à caution quand il développe son « anti-impérialisme ».
2300
“he had the consolation of seeing that the rank and file of his Protestant enemies were treated little, if at all,
better than himself.”, James Connolly, Labour in Irish History, in Collected Works (volume 1), Dublin, New
Books Publications, 1987, pp. 17-184, p. 39. Il fait un parallèle entre les soldats anglais et écossais d’infanterie
de Guillaume d’Orange et ces « pauvres fous, qui par le meurtre et le pillage, ont gagné pour leur maîtres un
empire en Inde ou en Afrique. » (ibid., p. 40)
2301
citation entière : “ […] the yoke of economic slavery was now laid unsparingly upon the backs of the
labouring people. All religious sects suffered equally from this cause.”, ibid., p. 40.

424
Le communiste irlandais Brian O’Neill soutient, quant à lui, que la
coutume d’Ulster dérive des luttes du XVIII e siècle. Ainsi quand bien même « la
grande agitation d’Ulster pâlit avec la fin de 1772. […] la paysannerie avait
appris sa propre force, et le droit de tenure ainsi que d’autres concessions ont
été conquises. »2302 Il ajoute qu’un siècle plus tard, lors de la crise du Home
Rule et de la campagne menée par la Land League, les fermiers protestants
avaient oublié d’où ils venaient et cette conquête.
Pour Desmond Greaves la Coutume d’Ulster n’est pas née de la lutte
des paysans d’Ulster. Son interprétation est la suivante :

Le droit du membre de la parentèle élargie (kinsman) à la terre commune était


tellement profondément enraciné qu’il fut pour ainsi dire ressuscité sous la nouvelle
condition de tenure. Il devint une revendication à la propriété dans le cadre de la
tenure et dans une de ses formes devint fameux sous le nom de « Coutume d’Ulster »
(“Ulster custom”). Il est largement affirmé qu’il fut importé en Irlande par les colons
écossais, étant donné qu’il était indiscutablement conservé par le développement de
l’industrie du lin. Mais c’est un développement irlandais autochtone. Il semble avoir
survécu plus longtemps en Ulster parce qu’à cet endroit les clans furent préservés
2303
plus longtemps.

Pour affirmer que c’est le poids de la tradition gaélique qui est la cause de la
Coutume d’Ulster, Greaves, qui écrit en 1963, s’appuie sur un ouvrage ayant
plus de 90 ans.2304 Dans le champ historiographique, il se pose fermement
contre la version unioniste de l’histoire qui affirme que ce sont les colons
écossais qui ont apporté leur industrie.
Desmond Greaves est très clair : l’ « Ulster Custom » est un héritage gaélique.
Cependant, on note tout de suite quelque chose d’intriguant dans le mot
« ressuscité ». Il rajoute qu’ «un droit de parentèle élargie (“kinship right”)

2302
“The grand flush of Ulster paled with the end of 1772. But the peasantry had learnt their own strength, and
tenant right and other concessions had been won.” Brian O’Neill, The War for the Land in Ireland, Londres,
Martin Lawrence Limited, 1933, p. 34. O’Neill s’appuie sur le livre de F. J. Biggar, The Ulster Land War of
1770, Dublin, 1910.
2303
“The right of the kinsman in the common land was so deeply ingrained that it was so to speak resurrected
under the new condition of tenancy. It became a claim to ownership within tenancy and in one of its forms
became famous as the “Ulster custom”. It is widely held that this was brought to Ireland by Scottish settlers, as
it was certainly preserved by the growth of the linen industry. But it is of native Irish growth. It seems to have
survived longest in Ulster because there the clans were longest preserved. “, C. D. Greaves, Theobald Wolfe
Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 13.
2304
Sigerson, Land Tenure and land Classes in Ireland, Dublin, 1871.

425
2305
semble avoir réapparu comme droit capitaliste.» Il met en avant plus bas
les « qualités gentilices de solidarité, de démocratie et d’aptitude pour la
coopération »2306 qu’a su préserver le peuple. Pour le communiste anglais, les
qualités héritées des clans donnèrent au peuple irlandais d’Ulster sa « force la
plus aiguë.»2307 Cet héritage fut essentiel dans la lutte de la population contre
l’aristocratie au XVIII e siècle et donc dans le développement du capitalisme en
Ulster. Il est évident que D. Greaves s’inscrit à la fois dans une lecture
nationaliste mais aussi que son interprétation est très proche de celle d’Engels
évoquée au chapitre 4 et qui assurait que la gens, le clan, « vit encore de nos
jours, du moins instinctivement, dans la conscience populaire, après avoir été
violemment détruite par les Anglais […] »2308

Brendan Clifford et le BICO s’attaquent à cette interprétation de


l’historien communiste. Dans The Economics of Partition, on lit que faire
remonter l’Ulster Custom aux clans « ne prouve rien ». Cette lecture est basée
sur « des similarités vraiment abstraites.»2309 Pour B. Clifford, le système
clanique n’a fait qu’ « étouffer tout pouvoir d’action indépendante par le
peuple.»2310 Il va plus loin en voulant jeter le trouble sur les intentions de
Desmond Greaves qui émettrait cette thèse simplement pour entretenir la
« propagande De Valerienne.»2311 Ce n’est ici que polémique. Plus intéressant,
il rejoint d’une certaine façon Brian O’Neill quand il dit que la « Coutume
d’Ulster » était :

2305
“[…}an extinguished kinship right seems to have reappeared as a capitalist right […]”, ibid. B. Clifford juge
que cette conception est « fantaisie », BICO, The Economics of Partition, Belfast, BICO, 1972, (4ème éd. révisée
et augmentée, 1ère éd.1967, 2ème et 3ème janv. et nov. 1969), p. 14.
2306
“[…] the gentile qualities of solidarity, democracy and aptitude for co-operation.”, C. D. Greaves, Theobald
Wolfe Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 14.
2307
Ibid., p. 21.
2308
« Chapitre 7 : La Gens chez les celtes et les germains », in L’origine de la famille, de la propriété privée et
de l’état (1884), [http://www.marxists.org]
2309
“very abstract similarities”, BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 9.
2310
“[…] smothered all power of independent action by the people.”, ibid., p. 14.
2311
“It is a scheme that is projected onto history in the interests of De Valeraite propaganda.”, Ibid., p. 9. B.
Clifford renchérit que même l’ancien membre de Jeune Ireland Charles Gavan Duffy n’allait pas aussi loin dans
son explication de la Coutume d’Ulster. (ibid., p. 11)

426
un produit des conditions historiques et de la lutte. Les paysans d’Ulster gagnèrent
leur droit de tenure dans la lutte contre les propriétaires terriens. Cela mena à une
2312
amélioration de la valeur de la terre.

Aux yeux de Brendan Clifford, les tenanciers protestants « acquirent une


cohérence en tant que classe et forcèrent les landlords à reconnaître le droit de
tenure par la lutte des classes […] »2313 Ce droit, soutient-il « imposé par une
classe oppressée »,2314 sera encore préservé par la lutte au XIX e siècle.2315
Les enjeux de la question sont clairs entre C. D. Greaves et B. Clifford.
Tandis que celui-là, entend insister sur le caractère séculaire d’une Irlande Une
et divisée par l’impérialisme, celui-ci, qui traite son aîné d’ « opportuniste »2316
et de « khrouchtcheviste », aspire à trouver ce qui a permis le développement
particulier de ce qu’il considère comme la nation protestante.
Cette controverse n’a peut être fait au final que beaucoup de bruit pour
rien puisque des travaux plus récents semblent révéler que le rôle de la
« Coutume d’Ulster » a été grandement exagéré pour expliquer le
développement singulier du Nord-Est de l’Irlande par rapport au reste de
l’île.2317

c.) le développement inégal et les tensions communautaires

e
Par essence, la « plantation » d’Ulster au début du XVII siècle a
entraîné des tensions et une compétition au sujet de la terre.
Ainsi dans The Re-conquest of Ireland, Connolly retient qu’en 1641 « la grande
rébellion irlandaise força les protestants persécuteurs et les protestants

2312
“[…] a product of historical conditions and struggle. The Ulster peasants won tenant right in struggle against
the landowners. This led to an improvement on the value of the land.” BICO, The Economics of Partition, op.
cit., p. 6.
2313
“ […] the Protestant tenant-farmers acquired coherence as a class, and forced the landlords to recognise
tenant-right through class struggle […]”, BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 7.
2314
Citation non tronquée : “Tenant-right was not a privilege allowed to an “ascendancy”. It was a right enforced
by an oppressed class.”, ibid., p. 14.
2315
Ibid., p. 16 et 17.
2316
Ibid., p. 38.
2317
David. S. Johnson, Liam Kennedy, “Nationalist historiography and the decline of the Irish economy. George
O’Brien revisited”, in Seán Hutton, Paul Stewart (dir.), Ireland’s Histories, Aspects of State, Society and
Ideology, Londres, Routledge, 1991., pp. 11-35, p. 29.

427
persécutés à conjuguer leurs efforts dans la défense de leur pillage commun
contre l’ennemi commun – le propriétaire originel irlandais. »2318
Après Kautsky,2319 Erich Strauss semble, chez les marxistes, être le
premier à s’être vraiment posé des questions sur les différences économiques
e e
qui existaient entre le Nord et le Sud de l’Irlande à partir des XVII et XVIII
siècles. Pour l’universitaire autrichien :

La supériorité de l’Ulster [sa « prospérité relative »] par rapport au Sud de l’Irlande


était due aux avantages intrinsèques d’une colonie sur un territoire conquis et
2320
impitoyablement exploité.

Cette prospérité n’est que « relative », parce que l’« impérialisme étroit d’esprit
de la Grande-Bretagne»2321 n’a permis à l’Ulster de se développer comme elle
l’aurait dû. De surcroît, Strauss voit comme les historiens unionistes un apport
indéniable des immigrants écossais qui au début de cette colonie de
peuplement étaient des « citadins industrieux, artisans, commerçants, et petits
hommes d’affaires, qui importèrent leur technique supérieure et leurs habitudes
d’affaires dans leur nouveau pays. »2322
Pour D. R. O’Connor Lysaght le fait que les catholiques eurent les moins
bonnes terres et ne bénéficièrent pas de la sécurité de tenure a créé « un point
de dissension économique permanent »2323 entre les tenanciers catholiques et
protestants, les uns aspirant à un quotidien meilleur, les autres taraudés par la

2318
“1641, the great Irish rebellion compelled the persecuting and persecuted Protestants to join hands in defence
of their common plunder against the common enemy – the original Irish owners.”, James Connolly, The Re-
conquest of Ireland, in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 185-280, p. 198.
(1ère éd. 1915)
2319
Kautsky l’évoque, K. Kautsky, op. cit., ( 4. a) §.1.)
2320
“Ulster’s superiority [“relative prosperity”] over the South of Ireland was due to the intrinsic advantages of a
colony over a conquered and ruthlessly exploited territory […]”, E. Strauss, Irish Nationalism and British
Democracy, op. cit., p. 21. Morgan parle de « deux modes de colonisation » qui expliquent les « structures
sociales inégales en Irlande », A. Morgan, “Socialism in Ireland – Red, Green and Orange”, in Austen Morgan,
Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 172-225, p. 176.
2321
“Great Britain’s narrow-minded imperialism”, ibid. quand il compare l’Ulster aux Etats-Unis en disant que
ce n’est pas la taille ou les ressources qui font la différence. A cet “impérialisme étriqué” s’ajoute, pour Strauss,
la proximité avec le Sud de l’Irlande où “les hommes du commun sont traités comme des serfs” (ibid.) Cf. aussi
p. 23. B. Clifford soutient quant à lui que le capitalisme en Ulster s’est réalisé contre une législation peu
favorable. BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 61.
2322
“Many of the early immigrants into Ulster were industrious townsmen, artisans, traders and small business
men, who imported their superior skill and business habits into their new country.”, E. Strauss, Irish Nationalism
and British Democracy, op. cit., p. 22.
2323
“a permanent economic wedge”, D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern Ireland (and the basis of
its undoing, Dublin, Citizens Committee, 1969, p. 10.

428
peur de se voir enlever leur privilège. Cette situation fit que la communauté
protestante était une « garnison » beaucoup plus digne de confiance que celle
aux Etats-Unis.
Brendan Clifford du BICO va, bien évidemment, dans le sens de cette
e
interprétation. Il fait d’ailleurs de l’économie de l’Ulster au XVIII siècle, une
description baroque et paradoxale à la fois étonnement idyllique, essentialiste
tout en voulant se montrer rationnelle :

Chaque paysan tisserand était la graine d’un capitaliste manufacturier. Chaque


commerçant ordinaire était le germe d’un capitaliste de négoce. Sur une période d’à
peu près un siècle une solide classe bourgeoise se développait de ces graines par un
rabaissement dans le prolétariat [“by a driven down into the proletariat”]. Chance,
2324
habileté et cruauté – la loi de la jungle – sélectionnaient les capitalistes.

Au Sud, au contraire, les capitalistes n’étaient pas les tisserands mais les
gentlemen qui détenaient des entreprises centralisées et hautement
subventionnées.2325 De plus, pour l’auteur de The Economics of Partition « le
fait que les paysans du Sud étaient jusqu’ici incapables d’imposer le droit de
tenure étaient une source de danger pour le droit de tenure d’Ulster […] »2326
comme mauvais exemple pour les landlords d’Ulster et comme concurrence
déloyale possible. Mais ce n’est pas ce qu’il advint. En écho à une phrase
célèbre de Staline,2327 le BICO considère que le développement du marché au

2324
“Every peasant weaver was the seed of a manufacturing capitalist. Every two-penny-half-penny trader was
the germ of a merchant capitalist. Over a period of about a century a solid bourgeois class was developed out of
these seeds by a driven down into the proletariat. Luck, cunning and ruthlessness – the law of the jungle – made
capitalists out of a few.” BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 5. B. Clifford insiste en ce sens, sur le
« caractère […] radicalement différent » des Colons d’Ecosse. « C’était la démocratie d’Ecosse qui vint en
Ulster.» “It was the democracy of Scotland that went to Ulster.”, BICO, The Economics of Partition, op. cit., p.
12.
2325
Ibid., p. 5.
2326
“The fact the Southern peasants were as yet incapable of enforcing tenant-right was a source of danger to the
tenant-right of Ulster […]”, ibid., p. 14.
2327
« La question essentielle pour la jeune bourgeoisie, c'est le marché. Ecouler ses marchandises et vaincre la
concurrence de la bourgeoisie d'une autre nationalité, tel est son but. De là son désir de s'assurer un marché " à
elle ", un marché " national ". Le marché est la première école où la bourgeoisie apprend le nationalisme. »,
Joseph Staline, « Le marxisme et la question nationale », in http://www.encyclopedie-marxiste.com [au début
de : II. Le mouvement national]

429
Nord à partir du XVIII e siècle « a créé les conditions sociales requises pour un
capitalisme industriel. »2328

2. Les velléités indépendantistes de la fin du XVIII e siècle en Ulster

Nous avons déjà vu nombre de ces thèmes au chapitre 4. Nous axons


davantage ici sur les interprétations marxistes du Nord-Est de l’île.

a.) le marché et le sentiment national

Nous avons déjà vu comment Connolly caractérise les éléments


parlementaires « patriotes » au XVIII e siècle. Ces « patriotes », descendants de
ceux qui ont volé leurs terres aux irlandais « d’origine », n’affirmaient à ses
yeux leur appartenance irlandaise que lorsque leur « compères en criminalité »
anglais menaçaient leurs propres positions. Ainsi, il n’explique pas la tendance
d’être « plus irlandais que les irlandais » de ces landlords, comme ces
« théories bizarres et fantaisistes »2329 par la douceur de vivre en Irlande etc…
mais par leur intérêt matériel. En période de paix avec l’Angleterre ou quand la
législation anglaise n’est pas défavorable aux industries irlandaises, les
capitalistes irlandais étaient « des atouts précieux dans le dessein de
l’administration anglaise en Irlande. »2330 Parallèlement et en conséquence se
développèrent pour Connolly des revendications de classe chez les protestants
des villes et des campagnes.2331 Il en conclu que dans l’Irlande des trente
dernières années du XVIII e siècle, existait un potentiel révolutionnaire :

2328
“had created the social conditions required for industrial capitalism.”, ibid., p. 42. Cf. A. Boserup,
“Contradiction and Struggles in Northern Ireland”, Socialist Register, Londres, The Merlin Press, 1972, pp. 157-
192, pp. 159-160.
2329
“weird and fanciful theories”, James Connolly, Labour in Irish History, in Collected Works (volume 1),
Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 17-184, p. 85.
2330
“valuable assets in the scheme of English rule in Ireland.”, ibid., p. 86.
2331
Ibid., il évoque par là respectivement le radicalisme accru chez les presbytériens comme Wolfe Tone et les
luttes agraires en Ulster que nous avons évoqué un peu plus haut.

430
En fait, dans l’Irlande de ce temps là, il n’y avait pas seulement deux nations [qui se]
divis[aient] en catholiques et non-catholiques, mais chacune de ces deux nations à leur
2332
tour était divisée en deux autres, les riches et les pauvres.

Cette perspective révolutionnaire avait le mérite pour Connolly d’être trans-


confessionnelle et populaire. Contre ce mouvement, il estime, probablement en
s’éclairant de son présent, que la classe dirigeante s’est livrée à un « diviser
pour mieux régner » :

La compétition acharnée pour les fermes et pour les emplois permit à la classe
dirigeante de fléchir et le protestant et le catholique à sa volonté, et le résultat était vu
2333
dans les révoltes [précédentes].

Il évoque une prise de conscience des masses protestantes et catholiques.


Elles se mettaient à comprendre que leurs ennemis n’étaient pas ceux qu’on
leur faisait croire. Ainsi, estime-t-il que « les temps étaient propices pour une
union des deux démocraties d’Irlande »2334 c’est-à-dire pour que la ligne
politique des Irlandais Unis réussisse.
e
Plus prudent, E. Strauss insiste sur le fait que l’Ulster de la fin du XVIII
siècle est à un tournant de son histoire. Son sort risque de déterminer toute
l’histoire de l’île :

e
Vers la fin du XVIII siècle, l’Ulster devint le principal champ de bataille de tendances
politiques et religieuses puissantes mais contradictoires. La classe moyenne en Ulster
était plus intéressée que le reste de l’Irlande dans la suppression des restrictions
économiques maintenues par le Gouvernement anglais et dans la protection des
2335
industries indigènes contre la compétition anglaise.

2332
“In fact, in Ireland at that time, there were not only two nations divided into Catholics and non-Catholics, but
each of those two nations in turn was divided into other two, the rich and the poor.”, ibid. , p. 86.
2333
“Fierce competition for farms and for jobs enabled the master class to bend both Protestant and Catholic to
its will, and the result was seen in the revolts we have noticed earlier in our history.”, ibid., p. 86.
2334
“The times were propitious for a union of the two democracies of Ireland.”, ibid., p. 86.
2335
“Towards the end of the eighteenth century Ulster had become the main battlefield of powerful but
contradictory political and religious tendencies. The middle class in Ulster was more interested than the rest of
Ireland in the removal of the economic restrictions maintained by the English Government and in the protection
of native industries against English competition.”, E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy,
Londres, Methuen, 1951, p. 23.

431
Ainsi, Erich Strauss note que cette classe moyenne protestante d’Ulster était
républicaine et indépendantiste dans la période du « Parlement de Grattan ».
Le communiste Desmond Greaves constate que les sociétés agraires
d’Ulster étaient « composées entièrement de Protestants » et qu’ils
commencèrent à organiser les ouvriers industriels ruraux dans ce qu’il
considère comme étant les « premières actions indépendantes de la classe
ouvrière irlandaise […]».2336 Conjointement, C. D. Greaves avance que :

l’identité d’intérêt entre les groupes de tenanciers (tenantries) protestant et catholique


encourageait davantage les Catholiques de classe-moyenne, et marquaient le besoin
2337
pour un mouvement national.

L’analyse du BICO rejoint plus ou moins celle de l’universitaire autrichien sur la


volonté indépendantiste en Ulster et s’oppose à l’idée d’un mouvement national
trans-confessionnel de Greaves. L’accent est mis sur le « développement
spectaculaire de la production capitaliste de fabrique »2338 en Ulster et au
subséquent développement du nationalisme chez les protestants :

[Le milieu] où s’est développé un mouvement national était dans la colonie anglaise.
La législation contre le commerce irlandais ne convenait pas à l’intérêt de la colonie
anglaise en Irlande, qui faisait son profit de ce commerce irlandais. Staline écrivait
que “le marché est la première école dans laquelle la bourgeoisie apprend son
nationalisme”. Les colons anglais très rapidement commencèrent à formuler des
e
revendications nationales à l’Angleterre. […] Tout au long du XVIII siècle la colonie
anglaise en Irlande développait un mouvement national contre le contrôle anglais de
2339
l’Irlande, plus ou moins parallèle avec un développement similaire en Amérique.

2336
“the first independent actions of the Irish working-class […], C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the
Irish Nation, op. cit., p. 22.
2337
“The identity of interest between the Protestant and Catholic tenantries further encouraged the middle-class
Catholics, and impressed the need for a national movement.”, C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish
Nation, op. cit., p. 22.
2338
“a spectacular development of capitalist factory production in Ulster”, BICO, The Economics of Partition,
Belfast, BICO, 1972, (4ème éd. révisée et augmentée, 1ère éd.1967, 2ème et 3ème janv. et nov. 1969), p. 30
2339
“Where a national movement did develop was in the English colony. English legislation against Irish trade
did not suit the interest of the English colony in Ireland, which made its profit by that Irish trade. Stalin wrote
that “the market is the first school in which the bourgeoisie learns its nationalism”. The English colonials very
quickly began to make national claims on England. […] Throughout the 18th century the English colony in
Ireland developed a national movement against English control of Ireland, more or less parallel with a similar
development in America.”, BICO, On the “Historic Irish Nation”, Belfast, BICO, janvier 1972, [4 p.,
ronéotypées], [tire d’un article paru dans The Irish Communist, janvier 1971], p. 2.

432
On remarque tout de suite la différence entre ce discours et celui de Connolly.
Pour ce dernier, la nation catholique et la nation protestante comportaient des
masses qui pouvaient fusionner en un mouvement indépendantiste populaire.
Avec le BICO, seule « la colonie anglaise en Irlande », la communauté
protestante apprenait le nationalisme. « La population catholique n’avait pas
généré un mouvement nationaliste propre. »2340
Nous allons revoir tous ces thèmes dans le point qui suit.

b.) la tentative de révolution bourgeoise, les Irlandais Unis et l’Ordre d’Orange.

Comment les scripteurs marxistes ont traité les épisodes des Volontaires
et des Irlandais Unis ? Nous en avons déjà parlé au chapitre 4 et nous y
renvoyons.
Pour ce qui concerne plus particulièrement l’Ulster, Connolly voyait que
1798 la perception de 1798 était différente pour les travailleurs selon qu’ils étaient
Protestants, c’est-à-dire subissant « la croyance si insidieusement instillée »
que les Catholiques étaient les esclaves de Rome, ou s’ils étaient Catholiques,
c’est-à-dire se soulevant contre l’aristocratie.2341 D’un autre côté, D. G. Pringle
remarquait que « l’une et l’autre des deux nations en Irlande peuvent faire
remonter leurs ancêtres des Irlandais Unis […] »2342 mais que c’étaient les
e
« besoins du capital » au XIX siècle qui nécessitaient la formation de deux
nations.
Par ailleurs Brendan Clifford dénonce l’interprétation du leader du People
Democracy, Michael Farrell 2343 qui voyait dans l’insurrection des Irlandais Unis,
« la fin de la position de “colon” des Protestants d’Ulster.» Or, pour B. Clifford,
les protestants d’Ulster n’ont jamais été comme les pieds-noirs en Algérie « une
caste au sommet de la société indigène. Les Anglo-Irlandais dans le Sud
l’étaient. Les Scotto-Irlandais dans le Nord ne l’étaient pas. Ils prirent un
2340
“The Catholic population had not generated a nationalist movement of its own.”, BICO, The Two Irish
Nations: A Reply to Michael Farrell, Belfast, BICO, 1975 (1ère éd. de la 1ère partie : Oct. 1971, de la 2nd partie:
avril 1973), p. 19.
2341
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 87.
2342
“Both of the present two nations in Ireland can trace their ancestry to the United Irishmen,” D. G. Pringle,
“The Northern Ireland Conflict: A Framework for Discussion”, ANTIPODE a Radical Journal of Geography,
vol. 12 (n°1). Numéro spécial sur l’Irlande, Worcester, Massachusetts,1980, pp. 28-38, p. 34.
2343
Exposée dans le n° 5 du Northern Star, journal du People’s Democracy.

433
territoire dans lequel ils se développèrent en tant que société moderne. »2344 Il
est question, une nouvelle fois d’une différence entre un Farrell qui voit en 1798
un événement nationaliste lustral estompant les différences sectaires et un
Clifford pour qui le mouvement des Irlandais Unis était celui de radicaux
presbytériens qui concevaient certes l’émancipation catholique mais qui étaient
avant tout la tête de pont d’une nation protestante composée de toutes les
classes pour entrer dans le monde industriel.
Austen Morgan qualifiera ce républicanisme irlandais de « nationalisme
colon [“settler nationalism”] basé sur l’opposition économique à l’aristocratie, et
l’hostilité presbytérienne à l’Église établie ».2345 Pour Morgan, les descendants
des colons étaient autant irlandais que les « autochtones ». La raison en était
que « l’héritage du colonialisme était sapé, dans le Nord de l’Irlande, par le
développement du capitalisme. »2346

Connolly ne traite pas de l’apparition de l’Ordre d’Orange. Il n’en fait pas


un objet d’étude. Son explication de l’échec de l’insurrection des Irlandais Unis
l'Ordre
d’Orange est que les capitalistes et les bourgeois de toutes obédiences ont trahi la cause
irlandaise.
Ses héritiers anti-impérialistes, quant à eux, parlent de l’apparition de l’Ordre en
1795 comme le début d’une « contre-révolution ouverte ».2347 Thomas Alfred
Jackson estime que « l’Ordre d’Orange devint une conspiration organisée de
tous les dégénérés les plus réactionnaires de toutes les strates sociales
[…].»2348 Selon lui, le « lumpen » 2349
était utilisé contre les Irlandais Unis et

2344
“They were never colons in the French-Algerian sense – a caste on top of native society. The Anglo-Irish in
the South were. The Scotch-Irish in the North were not. They took territory in which they themselves developed
as a modern society.”, BICO, The Two Irish Nations: A Reply to Michael Farrell, Belfast, BICO, 1975 (1ère éd.
de la 1ère partie : Oct. 1971, de la 2nd partie: avril 1973), p. 15.
2345
“a settler nationalism, based on economic opposition to the aristocracy, and presbyterian hostility to the
established church.”, A. Morgan, Labour and Partition, The Belfast Working Class 1905-23, Londres, Pluto
Press, 1991, p. 4.
2346
“The legacy of colonialism was subverted, in the north of Ireland, by the development of capitalism.”, ibid.
2347
Thomas Alfred Jackson, Ireland Her Own, An Outline History of the Irish Struggle, Londres, Lawrence &
Wishart, 1971 (1ère éd. Londres, Corbett Press, 1947), p. 126. et p. 212. page où il parlera aussi de l’Orangisme
comme un « Torysme anti-Jacobin ». Cf. aussi le trotskyste G. Bell, The Protestant of Ulster, p. 55.
2348
“The Orange Order became an organised conspiracy of all the most degenerate reactionaries of every social
strata […]”,T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 145.
2349
Pour Marx et Engels, le Lumpen est composé de déclassés. Il est un « pourrissement passif des couches les
plus basses de la vieille société ». Composé de pauvres sans conscience de classe et de marginaux, ils sont
utilisés par l’ordre dans les contre-révolutions comme pour les gardes mobiles en 1848 en France. Cf. Georges
Labica, « Lumpenproletariat », in G. Labica, G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., pp. 672-
673.

434
pour dresser la population sectes contre sectes. L’Ordre fut « fondé pour
perturber et détruire » les Irlandais Unis et les Défenseurs.
De même qu’il loue, comme nous l’avons vu les Irlandais Unis, Jackson fulmine
contre « les loges orangistes [qui] fonctionnaient comme une force “ briseuse
de syndicat “ , opérant dans l’intérêt d’une clique oligarchique menacée de
renversement par une avancée révolutionnaire-démocratique. Elles
constituaient le premier corps fasciste de l’histoire. »2350 Rappelons que T. A.
Jackson écrit durant la Seconde Guerre mondiale. Son assimilation de l’Ordre
d’Orange au fascisme est idéologique. Comme le dit Joseph Gabel,
« l’identification idéologique tend à faire détester quelque chose en l’assimilant
à quelque chose de déjà détesté (Tito = Franco) ».2351
Son ami, Desmond Greaves est plus subtil en disant que l’Ordre
d’Orange a joué sur « les consciences coupables »2352 des colons ; leur
sectarisme n’étant pas inné. Mais là encore, les Unionistes ont téléguidé la
classe ouvrière, l’Ordre d’Orange étant « fondé sur le principe de la
désunion.»2353
Suivant la tradition historiographique, Erich Strauss fait naître l’Ordre d’Orange
d’un conflit entre sociétés secrètes.2354 Si le comté d’Armagh est le berceau de
l’Ordre, ce n’est pas un hasard pour lui. Les populations catholiques et
protestantes y étaient toutes deux fortement représentées et la compétition
« sévère » :

La compétition des catholiques semble avoir aigrie les protestants, qui étaient
déterminés à maintenir leur position supérieure par tous les moyens en leur pouvoir
afin de ne pas être entraîné eux-mêmes au niveau de quasi-famine de leurs
compétiteurs catholiques. Ils étaient confrontés à l’alternative de combattre les
paysans catholiques aux côtés des landlords, ou de combattre les landlords avec

2350
“The Orange lodges functioned as a ‘union-smashing” force, operating in the interest of an oligarchical
clique threatened with overthrow by a revolutionary-democratic advance. They constituted the first fascist body
in history.”, T. A. Jackson, Ireland Her Own, ibid., [cité C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish
Nation, op. cit., p. 45]
2351
Joseph Gabel, « Idéologie », Encyclopaedia Universalis, Corpus 11, Paris, 2002, pp. 793-797, p. 797.
2352
“guilty consciences of planters and settlers”, C. D. Greaves, The Irish Crisis, Londres, Lawrence & Wishart,
1972, p. 62.
2353
“It was at this time that in order to counter the United Irishmen’s policy of “Union” the orange Order was
founded on the principle of disunion.”, C. D. Greaves, Theobald Wolfe Tone and the Irish Nation, op. cit., p. 45.
Cf. C. D. Greaves, The Irish Crisis, Londres, Lawrence & Wishart, 1972, p. 63.
2354
Les Peep o’Day Boys protestants qui voulaient que les catholiques restent à leur place et la contre-
organisation des Defenders catholiques. E. Strauss, op. cit., p. 24. Cf. T. A. Jackson, op. cit., p. 143.

435
l’aide des masses catholiques – et la future politique de l’Irlande dépendait de leur
2355
choix.

Erich Strauss ici dramatise l’enjeu, insiste sur le dilemme auquel était
confrontée cette « classe moyenne » d’Ulster, i.e. franchir le Rubicon et se
lancer dans la revendication indépendantiste ou « perpétuer la domination d’un
2356
gouvernement impérialiste. » Pour lui, cette classe moyenne a fait le
mauvais choix aidée en cela par le gouvernement, qui a combattu le
mouvement révolutionnaire et encouragé les divisions, en particulier à travers
l’Ordre d’Orange.2357
Le leader du People Democracy, Michael Farrell soutient, avec moins
d’ambages, cette idée : l’Ordre d’Orange a été formé pour « préserver la
suprématie protestante ».2358 De même, pour Anders Boserup, la menace
d’éviction que les Catholiques représentaient pour les tenanciers protestants
ainsi que les sociétés secrètes puis l’Ordre d’Orange furent « utilisés avec
succès par les landlords » en 1798.2359

Dans son livre sur les origines de l’unionisme d’Ulster, le sociologue


Peter Gibbon s’oppose à la lecture traditionnelle, que nous avons évoquée avec
Erich Strauss, voulant que l’Orangisme soit né d’une pression démographique
exacerbant les tensions entre communautés dans le comté d’Armagh. Cette
mauvaise interprétation provient, selon P. Gibbon, d’une absence de critique

2355
“The competition of the Catholics seems to have embittered the Protestants, who resolved to maintain their
superior position by all means in their power in order not to be dragged down themselves to the near-starvation
level of their Catholic competitors. They were confronted by the alternative of fighting the Catholic peasants on
the side of the landlords, or of fighting the landlords with the help of the Catholic masses – and the political
future of Ireland depended on their choice.”, E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 25.
2356
A ses yeux, seule l’Ulster pouvait « franchir le gouffre d’animosité religieuse et d’idiosyncrasies nationales,
qui condamnaient le peuple irlandais à l’impotence politique et à la soumission nationale ; mais l’Ulster
pouvaient aussi perpétuer la domination d’un gouvernement impérialiste dont la force repose principalement
dans les divisions internes du pays conquis.» “could bridge the gulf of religious animosity and national
idiosyncrasies, which condemned the Irish people to political impotence and national subjection; but Ulster
could also perpetuate the rule of an imperialist government whose strength lay mainly in the internal divisions
of the conquered country.”, Strauss, ibid.
2357
Ibid., p. 26.
2358
“to preserving Protestant supremacy”, Northern Ireland: The Orange State, Londres, Pluto, 1980 (1ère éd.
1976), p. 13.
2359
Anders Boserup, “Contradiction and Struggles in Northern Ireland”, Socialist Register, Londres, The Merlin
Press, 1972, pp.157-192, p. 161.

436
des sources du XVIII e siècle.2360 Il montre que l’industrie manufacturière de la
toile s’était développée très rapidement dans les dernières décennies du XVIII e
siècle, ce qui rendait en fait les habitants moins dépendants de la terre.2361 P.
Gibbon, qui tient à mettre en avant les interactions entre les United Irismen et le
mouvement orangiste, affirme que les républicains étaient soutenus par les
régions :

dans lesquelles l’exploitation de produits de base de petite-échelle [“small-scale


commodity farming”] était en déclin alors que la manufacture ne montrait pas de
développement particulièrement rapide. Dans les régions pro-Orange, d’autre part,
l’avance de la manufacture avait éliminé la production de denrées agraires à petite
échelle [“small-scale agrarian commodity production”] quelques vingt années
2362
auparavant.

P. Gibbon avance également qu’il faut arrêter de faire remonter les Irlandais
Unis et l’Orangisme des sociétés secrètes des années 1760 et 70.2363 Les
Irlandais Unis recrutaient énormément parmi les yeomen qui étaient en
concurrence avec les tisserands et qui se tournèrent contre les landlords qui
profitèrent de la plus grande plus-value générée par les manufactures de la toile
pour prélever plus de taxes.2364 La plus grande mobilité sociale dont jouissait
les Protestants leur bénéficia par rapport aux Catholiques quelles que soient
leurs classes. Alors que l’expansion du commerce de la toile offrait une
possibilité d’abattre les barrières sectaires, les tisserands protestants
« s’approprièrent les pouvoirs de mettre en application ce qu’ils comprenaient
comme étant une part intégrale de l’établissement de 1691 ».2365 La
ségrégation augmenta de ce fait autour des centres manufacturiers de même
que les tensions entre communautés. Après la bataille du Diamond de 1795, les

2360
Peter Gibbon, The Origins of Ulster Unionism: The Formation of Popular Protestant Politics and Ideology
in the Nineteenth-Century Ireland, Manchester, Manchester University Press, 1975, p. 23.
2361
Ibid., p. 24.
2362
“those in which small-scale commodity farming was in decline while manufacture showed particularly rapid
development. In pro-Orange areas, on the other hand, manufacture’s advance had eliminated small-scale agrarian
commodity production some twenty years before.”, ibid., p. 26. Cf. ibid., p. 29.
2363
Ibid., p. 28.
2364
Ibid., p. 29.
2365
“appropriated to themselves the powers of enforcing what they understood to be an integral part of the 1691
settlement.”, ibid., p. 34.

437
intimidations augmentèrent à l’avantage des Protestants supérieurement armés
qui chassèrent notamment les tisserands catholiques.2366
Peter Gibbon explique alors comme suit la cristallisation sectaire de la fin du
e
XVIII siècle : alors que les United Irishmen formèrent une alliance avec les
« groupes de vengeances » catholiques, les « Défenseurs », les landlords
prirent la tête des « groupes de vengeances » protestants qui commencèrent à
être connus en tant qu’ « Ordre d’Orange » et formèrent ainsi une sorte de
« base pour un nouveau pacte de citoyenneté ».2367 Ainsi, les nouvelles
« forces productives » de la manufacture de la toile permettent aux landlords
d’asseoir une nouvelle hégémonie sur la population.2368 P. Gibbon conclut de
tout cela qu’ :

A un certain égard, le conflit entre les Irlandais Unis et l’Ordre d’Orange/ Yeomanry de
1798 était le résultat de la modernisation. La lutte se développait à travers
l’intervention de l’appareil d’État pour se procurer les services d’un parti contre l’autre.
Ce point est d’une certaine importance, en ce qu’il indique les développements
politiques relativement autonomes possibles dans les régions de la campagne
2369
d’Ulster.

Même si le « Caïman » n’est pas cité, l’interaction du texte althussérien est


flagrant dans ces lignes (au moins parce que ces conceptions étaient dans l’air
du temps). En dépeignant ainsi les origines de cette « force contre-
révolutionnaire d’importance provinciale et finalement nationale », Peter Gibbon
s’oppose à la tradition historiographique plus ou moins nationaliste qui ne voit
dans l’origine de ce mouvement que la main des landlords et du gouvernement
anglais attisant les tensions sectaires.2370 Les travailleurs protestants ont

2366
Ibid., pp. 38-39.
2367
“the basis for a new compact of citizenship”, ibid., p. 40.
2368
P. Gibbon semble confondre « mode de production » qui représente chez Marx un palier, une étape de
l’histoire de l’appropriation de la nature par l’homme et « forces productives ». Pour faire le point Cf. G. Labica,
G. Bensussan, op. cit., ou le début du chapitre 4 de ce mémoire.
2369
“In one respect the clash between the United Irishmen and the Orange Order/Yeomanry of 1798 was the
result of political modernisation. The struggle developed through the intervention of the State apparatus to secure
the services of one party against the other. This point is of some importance, for it indicates the relatively
autonomous political developments possible in areas of the Ulster countryside.”, Peter Gibbon, The Origins of
Ulster Unionism, op. cit., p. 41.
2370
Pour la division par le gouvernement, Cf. D. R. O’Connor Lysaght, “British Imperialism in Ireland”, in
Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 12-32, p. 16.

438
développé une idéologie derrière leurs barrières religieuses indépendamment
des classes dirigeantes.2371

3. l’Ulster durant la première phase de l’Union (1801-1886)

e
La façon dont les marxistes ont traité l’Ulster du XIX siècle illustre le
mieux l’idée d’ « angle-mort » historiographique. Connolly surtout mais aussi les
communistes parlent d’O’Connell, de la révolution manquée des Jeunes
Irlandais, de la Famine ou encore des Fenians mais n’évoquent pas
particulièrement l’évolution de l’Ulster durant cette période.
L’orthodoxie marxiste, connollienne, communiste, « anti-impérialiste » et, du
moins pour ce qui est de la tactique, pro-nationaliste, garde forclos en effet le
thème historiographique de l’évolution de l’Ulster de la période allant de la mise
en application de la Loi d’Union en 1801 à 1886 aux premières résistances de
la communauté protestante contre l’éventualité du vote d’un statut d’autonomie
interne pour l’Irlande (Home Rule).

a.) le tournant de l’Union

The Two Irish Nations cite un extrait du texte de Michael Farrell estimant
qu’après l’insurrection de 1798, s’établit « une tradition de landlord et de
tenancier en défense des privilèges de la Colonie de peuplement [Plantation] et
de l’intérêt impérialiste en Irlande. » 2372 Or pour le BICO parler de privilèges en
1800 est « historiquement absurde ». Absurde est aussi pour le BICO le fait que
Farrell déclare que le Premier ministre Pitt ait tenté de soudoyer les catholiques
en leur promettant l’émancipation. Absurde car, nous l’avons déjà vu, « la

2371
Belinda Probert qui reprend entièrement la démonstration de Peter Gibbon cite quant à elle Althusser et entre
ouvertement dans ses problématiques. Belinda Probert, Beyond Orange and Green: The Political Economy of the
Northern Ireland Crisis, Londres, Zed, 1978, p. 25-26. Cf. Jim McLaughling, “Industrial Capitalism, Ulster
Unionism and Orangeism, An Historical Reappraisal”, ANTIPODE a Radical Journal of Geography, vol. 12
(n°1). Numéro spécial sur l’Irlande, Worcester, Massachusetts,1980, pp. 15-28.
2372
“a tradition of union of landlord and tenant in defence of the privileges of the Plantation and the imperialist
interest in Ireland.”, BICO, The Two Irish Nations, op. cit., p. 19 , Cf. Farrell, Northern Star, n° 5, p. 24.

439
population catholique n’avait pas généré un mouvement nationaliste qui lui est
propre. »2373
Le BICO dénonce en attaquant Michael Farrell, la thèse qui veut que la partie
des protestants (en particulier les presbytériens) qui avait soutenue le
radicalisme des Irlandais Unis se soient convertis dans les années 1880-
1900.2374 Pour l’organisation assumant l’héritage du « coryphée des arts et des
lettres » :

[…] le changement du radicalisme bourgeois d’Ulster du séparatisme à l’Unionisme


n’eut pas besoin des cent ans [que l’on nous décrit] pour survenir. Cela s’est produit
principalement dans les vingt ans qui suivirent 1798, et il y a des indications [portant à
croire] que cela eut lieu dans une certaine mesure dans les deux ans, c’est-à-dire le
2375
temps que l’Union soit mise en place.

Pour Brendan Clifford et le BICO, s’opposaient à l’Union « les classes les plus
réactionnaires et parasitiques. »2376 B. Clifford pense notamment aux landlords
du Parlement de Dublin et ceux qui « patronnèrent » le mouvement orangiste.
« Les forces démocratiques étaient largement indifférentes à la question.»2377 A
ses yeux, « le seul choix pratique », la seule alternative depuis l’échec des
Irlandais Unis était soit l’Union ou le Parlement de Grattan. Ainsi, selon cette
lecture, les Presbytériens :

devinrent nationalistes irlandais dans des circonstances particulières sur la base de


l’intérêt matériel. Dans d’autres circonstances ils devinrent rapidement unionistes sur

2373
“The Catholic population had not generated a nationalist movement of its own.”, BICO, The Two Irish
Nations, op. cit., p. 19.
2374
Roger Faligot en 1977, estime que le tournant se situe vers la moitié du XIX e siècle. R. Faligot, La
résistance irlandaise, 1916-1976, Paris, Maspero, 1977, p. 75.
2375
“[…] the change of Ulster bourgeois radicalism from separatism to Unionism took nothing like a hundred
years to come about. It had occurred in the main within twenty years of ’98, and there are indications that it had
occurred to a certain extent within two years, that is by the time the Union was enacted.”, BICO, The Two Irish
Nations, op. cit., p. 17.
2376
Ibid.
2377
“The democratic forces were largely indifferent on the question.”, ibid., p. 17. Karl Kautsky disait déjà en ce
sens que : « la dissolution du Parlement irlandais en 1801 n’avait pas fait réagir les masses de la population, car
ce Parlement avait représenté seulement les propriétaires de larges domaines protestants et leur laquais. », K.
Kautsky, Ireland, op. cit., (Ch. 3), “The dissolution of the Irish Parliament in 1801 had not moved the mass of
the people, for this Parliament had represented only the Protestant large estate owners and their lackeys.”

440
la base de l’intérêt matériel. […] Ils étaient unionistes en tant que classe vers les
2378
années 1820.

Or, comme Michael Farrell s’accorde à dire que l’Ulster prospérait sous l’Union
et que cela a incité la classe moyenne de Belfast à « abandonner la cause
nationaliste »,2379 Brendan Clifford se demande alors en quoi l’Orangisme était
si crucial dans ce changement. S’appuyant sur les thèses de Staline, B. Clifford
estime que la cause nationale est celle de l’intérêt de la bourgeoisie. Comme
cette bourgeoisie avait trouvée son intérêt dans l’Union, l’idée d’un Ordre
d’Orange manipulé par les landlords n’a pour lui ni rime ni raison :

En fait l’Ordre d’Orange ne jouait virtuellement aucune part dans le processus qui
rendit unioniste la bourgeoisie d’Ulster. C’était l’intérêt économique et politique qui fit
2380
cela.

Cette bourgeoisie portant la cause nationale voit donc son intérêt dans le
rapprochement avec la nation britannique.2381
« Les faits qu’extrait l’historien, ce sont ceux qu’il avait décidé de
rechercher, » dit justement E. H. Carr. Et ce n’est pas un hasard si le BICO a,
chez les marxistes militants, l’ascendant sur le XIX e siècle ulstérien. Il est vrai
que l’interprétation nationaliste était lacunaire. On retrouve peut-être l’influence
dans le champ historiographique du BICO et certainement des historiens ayant
révisés l’historiographie nationaliste chez un anti-impérialiste authentique : le
trotskyste Chris Bambery qui voit que les employeurs belfastois furent intégrés
dans l’économie britannique peu après l’insurrection de 1798 et qu’ils ne

2378
Citation non tronquée : “They became Irish nationalists in particular circumstances on the basis of material
interest. In other circumstances they rapidly became Unionists on the basis of material interest. Finding
economic development and democratic reform progressing within the Union, and not seeing greater prospects for
either outside the Union, they became Unionists. They were Unionists as a class by the 1820s.” BICO, The Two
Irish Nations, op. cit., p. 18. Dans The Home Rule Crisis, il est question, dans ce sens, du caractère déterminant
de “l’état de l’économie”. “In the early 19th century two distinct communities existed in Ireland. Whether these
two communities would tend to fuse together or maintain their separateness was determined by the state of the
economy.”, BICO, The Home Rule Crisis, 1912-1914, Belfast, BICO, mars 1972 (1ère éd. avril 1971), p. 3.
2379
cité in BICO, The Two Irish Nations, op. cit., p. 22.
2380
“In fact the Orange Order played virtually no part in making the Ulster bourgeoisie Unionist. It was
economic and political interest that did that.” ibid., p. 21.
2381
Ibid., p. 26.

441
soutinrent plus l’indépendance mais devinrent la « pierre angulaire de la
domination britannique en Irlande. »2382

b.) les différents développements de l’économie en Irlande et l’Ulster intégrée à


l’économie britannique

Erich Strauss constate en 1951 que « le gouffre existant entre le Nord et


le Sud »2383 était exacerbé par le fait que l’Ulster échappait partiellement à la
ruine de l’économie irlandaise orchestrée par l’économie britannique
dominante. Le marxiste autrichien pointe ainsi la « destruction de l’exploitation
minière et de l’industrie ». Il constate également que les bas salaires sont
toujours maintenus à la demande des tisserands de Belfast. Pour Erich Strauss,
ces faibles coûts de main-d’œuvre :

qui maintenaient le tissage de coton irlandais vivant et en même temps fournissaient


‘protection et encouragement’ au capital. L’Ulster industrielle était liée à la Grande-
Bretagne par des intérêts matériels vitaux qui faisaient de toute idée d’abrogation de
l’Union, avec la possibilité de barrières douanières entre les deux pays toujours en
arrière-plan, un repoussoir aux yeux de l’Ulstérien, tandis que dans le Sud, le besoin de
protection face à une compétition britannique supérieure pris au fil du temps la dignité
2384
d’un indiscutable axiome.

Le fait qu’un auteur marxiste ait une telle « compréhension imaginative » des
intérêts matériels de l’Ulster et du Sud est nouveau. Dès 1931 cependant, le
socialiste républicain Peadar O’Donnell soulignait que la « Partition résulte de
ce développement inégal du capitalisme en Irlande ; le sentiment ne va pas

2382
“become the cornerstone of British rule in Ireland.”, Chris Bambery, Ireland’s Permanent Revolution,
Londres, Bookmarks, 1986, p. 15.
2383
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 76. E. Strauss intitule son chapitre XVIII
« Les racines économiques de la crise du Home Rule », pp. 170-180.
2384
“which kept Irish cotton weaving alive and at the same time afforded ‘protection and encouragement’ to
capital. Industrial Ulster was linked to Great Britain by vital material interests which made any idea of repealing
the Union, with the chance of customs barriers between the two countries always in the background, anathema to
the Ulsterman, while in the South the need for protection from superior British competition assumed in the
course of time the dignity of an indisputable axiom.”, E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op.
cit., p. 176., Cf. aussi, p. 179 où il explique que « […] les intérêts de Belfast étaient diamétralement opposés à
ceux de Dublin et de Cork […] »

442
l’enlever. »2385 Ce fait n’était pas évoqué dans le discours nationaliste. Se sont
à l’inverse les dirigeants unionistes qui ont mis l’accent sur les différences entre
les économies, notamment lors des crises du Home Rule.2386
Dans un passage portant un titre explicite « LE FONDEMENT
ECONOMIQUE DE LA FRONTIERE »2387, Brendan Clifford insiste sur la
différence structurelle entre le Nord et le Sud. Il dit que « la colonne vertébrale
de la classe capitaliste du Nord était un système industriel. »2388 Et ce, alors
que l’écroulement du capitalisme du XVIII e siècle au Sud fit de sa bourgeoisie
une bourgeoisie « appelée compradore » dont le capital est investi dans
l’Empire britannique.
Selon B. Clifford, le capitalisme d’Ulster se développe de la société irlandaise
mais sur la base du marché britannique. Cette thèse contraste avec les idéaux
du nationalisme et la sentence est sans appel :

S’étant développé sur cette base, il pouvait simplement continuer d’exister sur cette
base. Il ne pouvait pas trouver de base d’existence dans le marché intérieur
2389
irlandais.

Contre les « anti-partitionnistes » dont les discours pullulent, contre ceux qu’il
considère comme des nationalistes petits bourgeois qui moralisent, B. Clifford
estime que si les capitaux britanniques vinrent participer au décollage
économique de la région, c’était « seulement parce que le capitalisme était en
train de se développer vigoureusement en Ulster dans le cadre du marché
britannique. »2390 En contribuant alors au développement de l’économie en
Ulster, les capitalistes renforcèrent alors les capitalistes locaux.

Dans le développement d’un capitalisme industriel à large échelle en Ulster dans la


e
dernière moitié du XIX siècle, l’économie d’Ulster devint irrémédiablement une partie

2385
P. O’Donnell, An Phoblacht, 7 février 1931. Cité en exergue de BICO, The Economics of Partition, Belfast,
BICO, 1972, (4ème éd. révisée et augmentée, 1ère éd.1967, 2ème et 3ème janv. et nov. 1969), p. 3. Pour une citation
plus complète : Peter Beresford Ellis, A History of the Irish Working Class, Londres, Pluto, 1985 ( 1ère éd. 1972),
pp. 278-79.
2386
Cf. John Whyte, Interpreting Northern Ireland, Oxford, Clarendon Press, 1991 (1ère éd. 1990), p. 159-160.
2387
“THE ECONOMIC FOUNDATION OF THE BORDER” BICO, The Economics of Partition, op. cit., pp. 6-
7.
2388
“The backbone of the Northern capitalist class was an industrial system.”, ibid., p. 6.
2389
“Having developed on this basis it could only continue to exist on this basis. It could find no basis for
existence in the Irish home market.”, ibid., p. 6.
2390
“only because capitalism was developing vigorously in Ulster as part of the British market.”, ibid., p. 65

443
de l’économie britannique. Et ce développement eut lieu dans les décennies même où
la réforme agraire était en train de créer une base populaire pour le développement de
capitalistes de petite échelle dans le Sud qui aspiraient à protéger leur marché
2391
intérieur de la compétition.

Dans The Two Irish Nations, peut-être en réponse à des commentaires


critiques, il précise sa pensée et met un peu de chair sur le squelette de sa
thèse :

Le développement inégal du capitalisme en Irlande n’est pas resté un phénomène


inerte de la base. […] [Il] se réfléchissait lui-même en deux structures nationales qui
avaient des politiques conflictuelles sur la question de l’Union.
A la lumière de l’économie, la division nationale de la superstructure ne se présente
pas elle-même comme une anomalie requérant des explications tirées par les
cheveux en termes de corruption de masse invisible, ou des institutions religieuses qui
sont indépendantes de la base. Ce qui aurait été une anomalie est une économie qui
2392
ne développait pas un sentiment national approprié à ses besoins.

Le trotskyste D. R. O’Connor Lysaght, qui a lu la première version de The


Economics of Partition a une interprétation plus cohérente que Connolly et que
les communistes tout en prêchant un « anti-impérialisme ». Ainsi, il voit bien
que l’intérêt des industriels nord-irlandais se porte sur la Grande-Bretagne et
les marchés qu’elle leur octroie. Lysaght considère que la religion n’a servie
que les intérêts de ces industriels pour maintenir la discipline.2393 Ainsi, comme
il le formule autrement : « sectarisme et industrialisme se développaient
entrelacés en Irlande du Nord. »2394

2391
“In the growth of large-scale industrial capitalism in Ulster in the latter half of the 19th century the Ulster
economy became irretrievably part of the British economy. And this development took place during the very
decades when the land reform was creating a popular base for the development of small scale capitalists in the
South who aspired to protect their home market against competition.”, ibid., p. 65.
2392
“The uneven development of capitalism in Ireland did not remain an inert phenomenon of the base. The
division of the economic base, and the conflicting requirements of its two parts with relation to the British
economy, reflected itself in two national superstructures which had conflicting policies on the question of the
Union.
In the light of the economy, the national division of the superstructure does not present itself as an anomaly
needing far-fetched explanations in terms of invisible mass bribery, or religious institutions which are
independent of the base. What would be an anomaly is an economy which did not develop a national sentiment
appropriate to its requirements.”, BICO, The Two Irish Nations: A Reply to Michael Farrell, Belfast, BICO,
1975 (1ère éd. de la 1ère partie : Oct. 1971, de la 2nd partie: avril 1973), p. 36.
2393
D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern Ireland…, op. cit., p. 13.
2394
“Sectarianism and industrialism in north-eastern Ireland grew intertwined.”, ibid., p. 15.

444
Pour expliquer l’accentuation de la division entre les deux communautés du
pays, il met en cause « les faits jumeaux de l’Union et le landlordisme
demandant des fermages exorbitants [“rack-rent landlordism”] ».2395 Il tiendra
plus tard, par ailleurs à insister sur « l’état commun de faiblesse économique »
entre les deux parties de l’Irlande.2396
Le Danois Anders Boserup va plus encore dans le sens du BICO en
parlant de « deux économies » distinctes qui se font face à la fin du XIX e siècle
et n’ont plus les mêmes intérêts. La période charnière a été pour lui les années
1820 où l’Ulster a tiré profit de l’industrie du lin.2397
Belinda Probert reprend également l’idée d’un développement inégal 2398
entre l’Ulster et le reste de l’Irlande, développement basé sur ce que Peter
Gibbon voit comme deux expériences distinctes de colonisation pour expliquer
l’érection de frontières mentales de plus en plus non franchies au fil du XIX e
siècle. Elle remonte cette différence de développement entre le Nord et le Sud
à une période antérieure à l’Union où se dessinait déjà une « dépendance
structurelle » vis à vis de la Grande-Bretagne. Cette dépendance « créa –
selon Probert – les conditions pour l’émergence de contradictions sévères à
l’intérieur de l’Irlande, réfléchissant le développement inégal des forces de
production. »2399
Chris Bambery, voit quant à lui, la base déterminer la superstructure
mais insiste sur le fait que les idéologies nées du contraste du développement
inégal entre la région de Belfast et le reste de l’Irlande réfléchissent avant tout
« les deux sections de la classe dirigeante de l’Irlande ». Ch. Bambery n’est pas
convainquant à sous-entendre ainsi que les ouvriers n’ont pas de patrie. 2400

2395
“In Ireland the twin facts of union and rack-rent landlordism operated, after 1801, to drive a wedge between
the two communities in the country.”, “Appendice” in D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern
Ireland…, op. cit., p. 3. Cf. J.-P. Carasso, La Rumeur Irlandaise, Paris, Champ Libre, 1970, p. 68.
2396
“Both parts of Ireland remained, fundamentally, in a common state of economic weakness.”, D. R. O’Connor
Lysaght, “British Imperialism in Ireland”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided
Class, op. cit., pp. 12-32, p. 13.
2397
Anders Boserup, “Contradiction and Struggles in Northern Ireland”, Socialist Register, Londres, The Merlin
Press, 1972, pp.157-192, p. 160. Cf. aussi, Austen Morgan, Labour and Partition, The Belfast Working Class
1905-23, Londres, Pluto Press, 1991, p. 5.
2398
B. Probert, Beyond Orange and Green, op. cit.,p. 33.
2399
“[…] it created the conditions for the emergence of severe contradictions within Ireland, reflecting the
uneven development of the forces of production.”, ibid., p. 20. Cf. aussi: Paul Bew, C.S. Parnell, Dublin, Gill
and Macmillan, 1980, p. 131.
2400
C. Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, op. cit., p. 15.

445
Le tournant qui allait sceller la division de l’île est la crise du Home Rule.

II. Un « diviser pour mieux régner » ? : la crise du


Home Rule et le chemin vers la Partition (1886-
1912)

La victoire en 1885 de l’Irish Parliamentary Party de Parnell à l’élection


2401
des députés à Westminster et la décision de Gladstone de faire adopter le
statut d’autonomie de l’Irlande entraîna une levée de bouclier en Ulster. 1870,
1886 et 1912 furent les années où le gouvernement tenta de faire passer le
projet de loi. Le début d’année 1913 voyait la création de l’Ulster Volunteer
Force et une situation de pré-partition qu’allait exacerber les conséquences de
la Première Guerre mondiale et de l’Easter Rising.

1. le Home Rule comme une menace pour les capitalistes, les


cristallisations religieuses

Alors qu’Engels voyait le mouvement Home Rule favorablement2402 et


que, rappelons-le, Connolly le soutenait tout en condamnant les bourgeois à sa
tête, nous n’avons pas encore vu comment l’historiographie marxiste comprend
le mouvement en ce qu’il constituait une menace pour la population d’Ulster.

2401
335 libéraux, 249 conservateurs et 86 « Home Rulers »
2402
Friedrich Engels,“From the English Elections”, in K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, op.
cit., pp. 310-312, p. 311. (1ère publication 4 mars 1874).

446
a.) le Home Rule : quelles menaces pour quelles catégories de la population ?

Kautsky évoque vaguement le problème sans donner d’explications :


« Maintenant, l’attitude de l’Ulster était transformée », se contente-t-il de dire.
e
L’ennemi n’était plus, pour les presbytériens, comme à la fin du XVIII siècle
l’État anglais ou l’Église anglicane mais « la majorité catholique en Irlande elle-
même, qui augmentait son pouvoir rapidement. »2403
Une autre lecture prévaut chez les communistes. Le chapitre 3 de Easter
Week de Brian O’Neill s’intitule « La révolte des landlords.»2404 O’Neill ne
reconnaît pas l’assise populaire de cette insoumission de la communauté
protestante d’Ulster. Dans une formule qui entend rappeler celle de Wolfe Tone,
il estime que les « organisateurs [de cette campagne] étaient les landlords et
les hommes nantis (“men of property”).»2405 Ainsi :

Les masses protestantes rallièrent l’étendard contre-révolutionnaire, le regardant


comme leur seul bouclier contre la tyrannie religieuse et raciale qu’ils croyaient que le
2406
Home Rule apporterait.

T. A. Jackson interprète de façon plus léniniste ces “men of property”. Il pense


que « les nouveaux “Unionistes” étaient encore aristocratiques ; mais ils étaient
des oligarques financiers et impérialistes plutôt que principalement propriétaires
fonciers ; et , en tant que tel, ils avaient l’intention de consolider l’Empire
[…]»2407 De même près de trente ans plus tard, Michael Farrell affirme que
l’échec du Home Rule en 1886 tient « à une révolte de l’aile impérialiste du

2403
“Now Ulster’s attitude was transformed. The enemy was no longer the English state with its established
Church, but the Catholic majority in Ireland itself, which was increasing its power rapidly.”, K. Kautsky, Ireland
(1922), in http://www.marxists.org
2404
“The Landlords’ revolt”, in Brian O’Neill, Easter Week, op. cit., pp. 17-23.
2405
Sur la postérité de la formule “men of no property” dans les milieux de la gauche irlandaise, Cf. : fin du ch. 4
de ce mémoire ou R. English, Radicals and the Republic : Socialist Republicanism in the Irish Free State, 1925-
1937, Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 55.
2406
“The Protestant masses rallied to the counter-revolution’s standard, regarding it as their only shield against
the religious and racial tyranny which they believed Home Rule would bring.”, B. O’Neill, Easter Week, New
York, International Publishers, 1936, pp. 18-19.
2407
“The new “Unionists” were still aristocratic; but they were Financial and Imperialist oligarchs rather than
predominantly landowners; and, as such, they intended to consolidate the Empire […]”, Thomas Alfred Jackson,
Ireland Her Own, An Outline History of the Irish Struggle, Londres, Lawrence & Wishart, 1971 (1ère éd.
Londres, Corbett Press, 1946), p. 342.

447
Parti Libéral. »2408 Ainsi, la politique britannique qui est dénoncée est celle, pour
un léniniste, de la perpétuation de la « mise en dépendance économique par
les monopoles » des régions du monde, donc de l’Irlande, dans un « système
économique mondial caractérisé par […] l’inégalité des conditions de
production. »2409

La révision de l’historiographie marxiste ne focalise pas comme sa


consœur « anti-impérialiste » sur ce qu’elle voit comme les causes externes de
la crise du Home Rule (impérialisme, quelques capitalistes ulstériens attachés à
la Grande-Bretagne ) mais sur les causes endogènes.
Erich Strauss anticipe d’une certaine façon cette révision quoiqu’il reste dans un
schéma qui lui fait condamner ce qu’il considère comme une relation coloniale.
Il constate que la classe d’affaires d’Ulster était l’exception qui confirmait la
règle de « l’exploitation économique » et « l’oppression nationale » parce
que « l’intégration de l’Ulster industrielle dans le système du commerce et de
l’industrie britannique était aussi complète que ne l’était le déclin des villes
irlandaises du Sud […] ».2410 Erich Strauss conçoit ainsi parfaitement qu’une
Irlande indépendante donc protectionniste était vue par les hommes d’affaires
ulstériens comme « une menace mortelle à leurs intérêts matériels ».2411
Mais la véritable révision date de la fin des années soixante. Les
premières éditions de The Economics of Partition voyaient dans le Sud l’arrière-
pays (“hinterland” – Clifford utilise ce mot allemand comme le fait Greaves2412)
de l’Ulster. En 1972, Brendan Clifford estime que si le Sud doit être conçu
comme un « hinterland », cela devrait être celui de la Grande-Bretagne. Ainsi :

2408
“by a revolt of the imperialist wing of the Liberal Party […]”, M. Farrell, Northern Ireland: The Orange
State, Londres, Pluto, 1980 (1ère éd. 1976), p. 16.
2409
René Gallissot, « Impérialisme », in G. Labica, G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, op. cit.,
pp. 574-583, p. 574.
2410
“The integration of industrial Ulster into the system of British trade and industry was as complete as was the
economic decay of Southern Irish towns, with the partial exception of Dublin and Cork.”, E. Strauss, Irish
Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 231.
2411
“was a mortal threat to their material interest.” (E. Strauss, op. cit., p. 231-232) Cf. ibid., pp. 290-291.
2412
C. D. Greaves, The Irish Crisis, Londres, Lawrence & Wishart, 1972, p. 41, d’ailleurs cité BICO, The
Economics of Partition, op. cit., p. 72.

448
Quand le Sud, au lieu de se comporter comme l’hinterland de l’Ulster industrielle,
développait un mouvement national distinct à soi qui menaçait de submerger l’Ulster,
2413
les Unionistes d’Ulster furent forcés de prendre en compte ce développement.

Si nous soulignons le « furent forcés de prendre en compte », c’est que cela


constitue une rupture. Alors que la lecture marxiste traditionnelle insiste sur le
caractère factice de la division de l’île entre communauté, le BICO entend
montrer l’assise matérielle de cette division et confère à l’attitude des
Protestants d’Ulster la reconnaissance de la légitime défense face à un
nationalisme catholique issu d’une base matérielle différente et qui a des
prétentions hégémoniques sur l’île.2414 Cette idée va de pair avec celle que « la
communauté d’Ulster n’était pas une caste dominante, mais une société
complète. »2415
Même s’il reste anti-impérialiste, D. R. O’Connor Lysaght prend aussi en
compte que le mouvement nationaliste du Sud n’était pas la panacée et que
« la nature du capitalisme usuraire n’était pas attirante pour l’industrie du Nord-
est »2416 d’autant que se sont ces usuriers alliés à l’Église catholique qui avaient
pris le contrôle du mouvement nationaliste. Éamonn McCann estime pourtant
qu’un mouvement à l‘échelle de l’île entière était possible en voyant que les
demandes économiques de la Land League rejoignaient les intérêts des
paysans protestants2417 même si ces derniers étaient mieux lotis.

2413
“When the South, instead of behaving as the hinterland of industrial Ulster, developed a distinct national
movement of its own which threatened to swamp Ulster, Ulster Unionists were forced to take account of this
development.” BICO, The Economics of Partition, op. cit., p. 46.
2414
« Le Nationalisme rebuta les Protestants en se définissant progressivement en tant que nationalisme
catholique. », Passage intégral “Some Anti-Partitionists have recently argued that nationalism only became
Catholic-nationalism because the Protestants defected from it. The contrary is the case. Nationalism repelled
Protestants by progressively defining itself as Catholic-nationalism.” B. Clifford, Against Ulster Nationalism,
Belfast, Athol Books, 1992, (1ère éd. ronéotypée anonymement pour le BICO : 1975), p. 38. Egalement: « […]
c’était une lutte entre les sections catholique et protestante de la bourgeoisie, qui se sont développées séparément
du fait des particularités de l’histoire irlandaise », “In fact it was a struggle between the Catholic and Protestant
sections of the bourgeoisie, who had developed separately due to the peculiarities of Irish history.”, BICO, The
Home Rule Crisis, 1912-1914, Belfast, BICO, mars 1972 (1ère éd. avril 1971), p. 58.
2415
“The Ulster community was not an ascendancy caste, but an entire society.”, ibid., p. 54.
2416
“Gombeen-capitalism’s nature was not attractive to north-eastern industry.”, D. R. O’Connor Lysaght, The
Making of Northern Ireland…, op. cit., p. 16.
2417
E. McCann, War and an Irish Town, Londres, Harmondsworth, Penguin, 1974, p. 128. E. Strauss pense le
contraire même si la menace d’atteinte à leur droit de tenure les ont poussés à formuler quelques griefs vite
accordés. E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 233.

449
En plus de la gauche révolutionnaire irlandaise, la gauche britannique accepte
l’idée que le développement inégal de l’économie en Irlande est un facteur
déterminant de la Partition.2418
Sur le plan politique Peter Gibbon constate que s’élabore à partir de
1886 l’Unionisme comme idéologie notamment en agitant la menace du Home
Rule.2419 Cela nous amène à considérer la façon dont les marxistes ont
interprété le sectarisme en Ulster.

b.) l’exacerbation des divisions religieuses

Nous avons déjà vu que Connolly n’a pas laissé d’interprétation solide
sur l’Ordre d’Orange. Les communistes interprètent, quant à eux, la réapparition
de cet Ordre dans les années 1880 de la même façon qu’ils ont traité sa
fondation en 1795. Pour Thomas Alfred Jackson, il « existait seulement pour
préserver l’ascendant politique, social et économique d’une petite faction
oligarchique […] »2420 et servait à « aveugler [les masses prolétariennes] »,
victimes terrorisées par ces « agents oranges de la conspiration tory. »2421
Greaves s’attache à dire qu’il n’existait pas d’ « antagonisme inné » (“inborn
antagonism”). Ce mouvement orangiste, « anti-démocratique » téléguidé par les
conservateurs a été, selon lui, mis en place « pour fabriquer une hystérie
comparable à l’antisémitisme et pour divertir une section de la classe ouvrière
de ses propres intérêts vers ceux de ses ennemis. »2422 Cet édifice Orangiste
était, souligne Michael Farrell, cimenté par « une politique systématique de
discrimination contre les catholiques.»2423 Des auteurs de tendance moins

2418
T. Nairn, The Break-Up of Britain, Londres, New Left Books, 1977, p. 234. Il s’appuie sur l’article de P.
Gibbon, “The Dialectic of Religion and Class in Ulster”, in New Left Review, n°55, mai-juin 1969, pp. 20-41.
2419
Peter Gibbon, The Origins of Ulster Unionism: The Formation of Popular Protestant Politics and Ideology
in the Nineteenth-Century Ireland, Manchester, Manchester University Press, 1975, p. 136-137. , Belinda
Probert, Beyond Orange and Green: The Political Economy of the Northern Ireland Crisis, Londres, Zed, 1978,
p. 44.
2420
“That the Orange Order existed solely to preserve the political, social and economic ascendancy of a small
oligarchical faction “, T. A. Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 374.
2421
“the Orange agents of the Tory conspiracy.”, ibid.
2422
“to manufacture a hysteria comparable to anti-semitism and to divert a section of the working class from its
own interests to those of its enemies.”, C. D. Greaves, The Irish Crisis, Londres, Lawrence & Wishart, 1972, p.
62.
2423
“a systematic policy of discrimination against Catholics […]”, M. Farrell, Northern Ireland: The Orange
State, Londres, Pluto, 1980 (1ère éd. 1976), p. 16.

450
« anti-impérialiste », en tout cas moins pro-nationalistes, comme Jean-Pierre
Carasso2424 ou Philippe Daufouy et Serge Van der Straeten2425 donnent le
même jugement sur l’Ordre d’Orange. Divisée, la société nord-irlandaise a
connu ses principales éruptions sectaires en 1857, 1864, 1872 et 1886. Anders
Boserup avance comme explication que l’accroissement des industries de
Belfast a fait augmenter le prolétariat catholique. La population catholique dans
la ville est ainsi passée d’une proportion d’1/10 à 1/3.2426
Quant au BICO, il ne tranche pas comme il le fait d’habitude avec
l’orthodoxie marxiste :

Nous ne soutenons pas que l’Ordre d’Orange n’a pas contribué à la dégradation des
relation catholiques / protestants. Nous soutenons que ce n’était pas la seule, ou la
2427
principale, cause de ce développement.

Inutile de rappeler que c’est le développement inégal de l’économie de l’Irlande


qui est, pour le BICO, la cause essentielle de ces dissensions. Cela ne
l’empêche pas de reprendre sans le critiquer le discours unioniste
traditionnel.2428
Peter Gibbon s’ingénie à retrouver dans les transformations sociales en
Ulster les causes qui ont engendrées le renouveau du religieux. Dénonçant les
historiens qui ne s’intéressent qu’aux émeutes sectaires des villes, il constate

2424
« Pour cimenter cette alliance contre-nature entre exploiteurs et exploités sur la base de la religion, l’Ordre
d’Orange, survivance de la guerre de Guillaume d’Orange contre les Jacobites, se révéla un outil efficace entre
les mains des industriels et des aristocrates fonciers puisque – organisé sur le mode des loges maçonniques – la
fraternité y transcendait les différences de classe. », J.-P. Carasso, La Rumeur Irlandaise, Paris, Champ Libre,
1970, p. 55. Notons que l’Ordre d’Orange n’est que symboliquement une « survivance » de la dernière des
guerre du XVII e siècle.
2425
« Devenu inutile, l’ordre d’Orange fut interdit en 1837. Il ne sera réactivé qu’en 1880, pour cristalliser
l’alliance de toutes les classes dans le loyalisme envers la Grande-Bretagne et dans une farouche opposition à la
Home Rule. », Serge Van der Straeten, Philippe Daufouy, « La Contre-Révolution irlandaise », Les Temps
Modernes, 29ème année, 311, 1972, pp. 2069-2104, p. 2078 Cf. : aussi une version trotskyste plus récente : C.
Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, op. cit., p. 24.
2426
Anders Boserup, “Contradiction and Struggles in Northern Ireland”, op. cit., p. 162.
2427
“We do not maintain that the Orange Order did not contribute to the worsening of Catholic/Protestant
relations. We do maintain that it was not the only, or the chief, cause of this development.”, BICO, ‘Ulster as it
Is’: A Review of the Development of the Catholic/Protestant Political Conflict in Belfast between Catholic
Emancipation and the Home Rule Bill, Belfast, BICO, 1973, p. 18.
2428
“Ulster (reflecting its own history the general history of the struggle for democracy in Europe), saw liberty
existing in inverse proportion to the influence of the Catholic Church.”, BICO, The Economics of Partition, op.
cit., p. 66.

451
un important renouveau religieux en 1859 parmi la population rurale du
Nord.2429
Ce renouveau religieux suit, pour le sociologue, une grande mutation dans les
rapports sociaux engendrés par le déclin du capitalisme rural (exploitations
agricoles, tisserands ruraux) et l’apparition d’un prolétariat urbain.2430 La religion
a servi à compenser la déstructuration de la cellule familiale.2431 Même si, selon
Peter Gibbon, le renouveau religieux n’a pas inspiré un regain similaire de
l’Orangisme, « il créa des partisans populaires pour l’ethnocentrisme et l’
‘enthousiasme’ sur lesquels l’Orangisme dans les régions rurales se
construirait. »2432 Gibbon fait coïncider le déclin de la culture indépendante des
tisserands au changement de statut de l’Eglise Presbytérienne dans les zones
rurales 2433 et expose un paradoxe :

Précisément au moment où la communauté rurale disparaît dans sa forme


traditionnelle l’Eglise émerge comme un instrument de contrôle social particulariste et
2434
localiste.

Peter Gibbon constate ainsi que « la facilité d’une alliance inter-classiste »2435 a
trouvé désormais une pertinence et une justification idéologique dans
l’identification au service de Dieu.
Il est amusant d’imaginer les discussions endiablées qui ont dû émailler
le colloque sur « les approches radicales de la géographie irlandaise » qui s’est
2436
déroulé à Dublin en mars 1978 puisque d’un côté James Anderson
soutenait que :

2429
P. Gibbon, The Origins of Ulster Unionism, op. cit., p. 44.
2430
Ibid., p. 45., Cf. ibid., p. 58.
2431
Ibid., p. 61.
2432
“[…] but it created a popular following for ethnocentrism and ‘enthusiasm’ upon which Orangeism in rural
areas was to build”, ibid., p. 63.
2433
Ibid., p. 56.
2434
“precisely at the moment when the rural community disappears in its traditional form the Church emerges as
a particularistic and localistic instrument of social control.”, ibid., p. 64.
2435
“the facility of an inter-class alliance”, ibid., p. 65.
2436
“Editors’ Introduction”, ANTIPODE a Radical Journal of Geography, vol. 12 (n°1). Numéro spécial sur
l’Irlande, Worcester, Massachusetts,1980, pp. III-IV, p. III.

452
Parlant le langage de la religion, les capitalistes étaient capables d’étendre la base
territoriale de leur hégémonie, pas pour défendre le protestantisme (encore moins une
2437
‘nation’ protestante), mais afin de défendre leur capital.

D’un autre côté, Jim McLaughlin, moins anti-impérialiste et plus ‘sociologue’ :

L’Orangisme solidifia sa position comme un mouvement de masse, de base, urbain,


sectaire, de la classe ouvrière dont l’objectif premier était la défense des privilèges
2438
protestants dans l’emploi de classe moyenne et de classe ouvrière industrielle.

La version anti-impérialiste mettant l’accent sur le rôle des capitalistes et de


l’impérialisme britannique garde le monopole chez les militants comme Chris
Bambery pour qui « le capitalisme créa le sectarisme ».2439

2. le rôle-clef des ouvriers protestants et l’alliance unioniste inter-


classiste

L’Unionisme de la classe ouvrière protestante a fait couler beaucoup


d’encre. La définition de ces origines, « a été – comme le dit Peter Gibbon –
traditionnellement regardée par les historiens comme un des aspects les plus
problématiques de la question irlandaise. »2440 Un des chefs de file des
socialistes républicains, Peadar O’Donnell, ne cache pas au début des années

2437
“Speaking the language of religion, the capitalists were able to extend the territorial basis of their hegemony,
not to defend protestantism (much less a protestant ‘nation’), but in order to defend their capital.”, James
Anderson, “Regions and Religions in Ireland, A Short Critique of the ‘Two Nations’ Theory”, op. cit., p. 47.
2438
“Orangeism solidified its position as a mass-organized, grass roots, urban, sectarian, working class
movement whose primary objective was the defence of Protestant privileges in middle class and working class
industrial employment.”, Jim McLaughling, “Industrial Capitalism, Ulster Unionism and Orangeism, An
Historical Reappraisal”, p.22.
2439
C. Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, op. cit., p. 25.
2440
“The origins of Unionism among the Protestant working class of nineteen-century Belfast have traditionally
been regarded by historians as one of the most problematic aspects of the Irish question.” P. Gibbon, The Origins
of Ulster Unionism, op. cit., p. 65.

453
30 sa déception quant à « l’effondrement » de la classe ouvrière au Nord-Est
qu’il considère comme une « tragédie ».2441
L’attitude politique des ouvriers protestants lors de la crise du Home Rule,
contredisait une lecture précaire d’un des principes marxistes originels les plus
connus et les plus commentés : « Les ouvriers n’ont pas de patrie. »2442 Nous
disons « précaire » car il faut préciser que Marx concevait la révolution comme
la conquête par le prolétariat des Etats nationaux. Le prolétariat devait livrer ce
combat sans se borner au sentiment national et sans oublier qu’il est en fait
international.2443
Si James Connolly critique les ouvriers catholiques et les relations qu’ils
entretiennent avec leur bourgeoisie, il semble davantage prendre pour cible
l’idéologie unioniste qui abreuve la classe ouvrière protestante. Ainsi, dans
Labour in Irish History (1910), il avance que :

[…] la presse bourgeoise et les politiciens sans cesse s’efforcent d’enflammer l’esprit
de la classe ouvrière jusqu’à ce qu’il atteigne l’excitation fiévreuse sur des questions
qui sortent du champ de [ses] propres intérêts de classe. Guerre, religion, race,
langage, réforme politique, patriotisme – misent à part les quelques mérites
intrinsèques qu’ils peuvent posséder – tous servent de contre-irritants dans les mains
de la classe possédante, dont la fonction est d'empêcher la catastrophe de la
révolution sociale en suscitant une exaltation dans quelques parties du corps politique
qui sont les plus éloignées de l’enquête économique, et par conséquence de la
conscience de classe en ce qui concerne le prolétariat. L’Irlandais bourgeois a
longtemps été un adepte d’une telle manœuvre, et a, cela doit être avoué, trouvé dans
2444
ses compatriotes ouvriers un matériau extrêmement malléable.

2441
Une « tragédie » pour le mouvement ouvrier dans son ensemble (on sait qu’O’Donnell est lié aux
communistes), pour la lutte (pour une Irlande unie) et pour les ouvriers britanniques, Peadar O’Donnell,
« Preface », B. O’Neill, The War for the Land in Ireland, op. cit., p. 13.
2442
J.-Y. Calvez, p. 498. ; K. Marx, F. Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Le Livre de Poche, 1973,
(1ère éd. 1848), p. 77.
2443
Marx le rappellera dans sa Critique du Programme de Gotha (1875), Cf. Calvez, ibid. ; Dans le passage sus-
mentionné du manifeste Marx affirme que le prolétariat doit « s’ériger en classe nationale, se constituer lui-
même en nation .»
2444
“the bourgeois press and politicians incessantly strive to inflame the working-class mind to fever heat upon
questions outside the range of their own class interests. War, religion, race, language, political reform, patriotism
– apart from whatever intrinsic merits they may possess – all serve in the hands of the possessing class as
counter-irritants, whose function it is to avert the catastrophe of social revolution by engendering heat in such
parts of the body politic as are the farthest removed from the seat of economic enquiry, and consequently of class
consciousness on the part of the proletariat. The bourgeois Irishman has long been an adept at such manoeuvring,
and has, it must be confessed, found in his working-class countrymen exceedingly pliable material.” James
Connolly, Labour in Irish History, in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp.
17-184, p. 29, plus loin dans son Labour in Irish history, il parle des « crédules ouvriers de Dublin », ibid., p.

454
Connolly affirme ici que les ouvriers, catholiques et protestants adoptent des
attitudes politiques allant dans l’intérêt des capitalistes. S’ils étaient guidés par
une conscience de classe, ils s’uniraient pour renverser le système en Irlande.
Cette lecture va dans le sens de l’héritage marxiste prêchant l’émancipation par
les travailleurs de l’idéologie2445 fabriquée par la société bourgeoisie.
Ce sentiment se double d’une sorte d’anti-parlementarisme, car pour lui, « le
grand objectif de tous nos politiciens, partisans du Home Rule ou unionistes
[est] de garder le peuple d’Irlande, et spécialement les ouvriers, divisés.»2446
Les marxistes n’ont pu que constater la faiblesse d’un mouvement
ouvrier autonome, indépendant des deux grands courants qu’étaient le
nationalisme et l’unionisme. Karl Kautsky évoque les émeutes, les « luttes
sanglantes » qui ont émaillé l’Ulster. Le climat sectaire « éclipsait – selon lui –
toutes les contradictions de classe. »2447 Pour Erich Strauss, cette situation était
« une expression d’arriération politique »2448 héritée en partie de la situation
coloniale.2449 « Naturellement », pour ce dernier, les intérêts économiques des
mécaniciens des chantiers navals et des ouvriers du lin de Belfast s’étaient
« identifiés avec le système dont ils formaient une part […] »2450
Bien qu’il affirme que les ouvriers protestants d’Ulster n’étaient pas mieux
traités que leurs « compétiteurs » catholiques, E. Strauss estime qu’ils étaient
dans une relative « position privilégiée ».2451 Et l’universitaire autrichien de
rajouter :

67.
2445
Ou en d’autres termes des « fausses apparences » ou de la « fausse conscience », Cf. Jean-François Corallo,
« Conscience », in G. Labica, G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., pp. 228-230.
2446
“To keep the people of Ireland, and especially the workers divided is the great object of all our politicians,
Home Ruler or Unionist”, James Connolly, “The Fighting Race” (Août 1898), in Collected Works (volume 1),
Dublin, New Books Publications, 1987, pp. 332-334, p. 334.
2447
“And this contradiction overshadowed all class contradictions.”, K. Kautsky, Ireland, op. cit., (ch. 4., §. 12.)
2448
“[…] the weakness of Ulster’s independent labour movement is an expression of political backwardness”,
Eric Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, Londres, Methuen, 1951, p. 289.
2449
Ibid., p. 234.
2450
Bien que ces travailleurs, souligne Strauss pouvaient remettre en question « la distribution du pouvoir et des
bénéfices matériels à l’intérieur du système. “The economic interests of the shipyard engineers and linen workers
of Belfast were naturally identified with the system of which they formed a part, though not with the distribution
of power and material benefits within the system.”, ibid., p. 234.
2451
Ibid., p. 234.

455
Cette part modeste dans les fruits de la conquête coloniale était, peut-être le lien le
2452
plus fort entre eux et leurs maîtres.

Ainsi, les Protestants occupaient les postes qualifiés alors que les tâches plus
ingrates étaient laissées aux catholiques. L’universitaire affirme que
l’« aristocratie ouvrière » devint en Ulster « une composante essentielle du
conflit entre la ‘classe dominante’ et les forces du nationalisme. »2453
Nous avons déjà vu que le concept d’« aristocratie ouvrière » a été conçu par
Karl Marx vers 1870 quant il pensait les rapports entre l’Irlande et la Grande-
Bretagne.2454 C’est cependant Lénine, adaptant Marx, dans notamment
L’impérialisme stade suprême du capitalisme qui assure la postérité de la
dénonciation de cet « embourgeoisement » prolétarien. Cette « aristocratie »
est formée des ouvriers à qui l’on octroie « des bribes des bénéfices du capital
national »2455 que l’impérialisme à piller aux colonies.
Au regard de la situation de l’Irlande, E. Strauss avance qu’un
mouvement socialiste aurait pu avoir de l’influence mais « aucun espoir
d’atteindre un leadership politique indépendant »2456 bien que l’action de James
Larkin et Connolly pouvait démolir l’alliance inter-classiste façonnée par les
dirigeants unionistes.2457 D. R. O’Connor Lysaght pense qu’un mouvement
ouvrier à l’échelle de l’Irlande était possible mais qu’il a été sapé par le
protestantisme, le landlordisme et le capitalisme britannique.2458 L’alliance de
classes soutenant au Nord-Est l’Unionisme est composée, selon lui :

[d’]un bonapartisme protestant soupesant et réconciliant les intérêts de propriétaires


terriens tory, de capitalistes libéraux-conservateurs et [d’]une petite-bourgeoisie fasciste
et des aristocrates ouvriers. La masse de l’autorité était dans les mains des
2459
seconds.

2452
“This modest share in the fruits of colonial conquest was, perhaps, the strongest tie between them and their
masters.”, ibid., p. 234.
2453
“became in Ulster part and parcel of the conflict between the ‘ascendancy class’ and the forces of
nationalism.”, ibid., p. 235.
2454
Lettre à Siegfried Mayer et August Vogt du 9 avril 1870, in http://www.marxists.org , Cf. Guy Caire,
« Aristocratie ouvrière », Labica, Bensussan, Dictionnaire …, op. cit., p. 58 et l’extrait cité par G. Caire d’Engels
tiré de la préface de la deuxième édition allemande de La situation de la classe laborieuse en Angleterre
2455
La faillite…, op. cit., (7.)
2456
“[…] no hope of achieving independent political leadership.”, E. Strauss, op. cit., p. 229.
2457
Ibid., p. 235.
2458
D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern Ireland…, op. cit., pp. 17-18. Cf. aussi p. 20.
2459
“[…] the content of Ulster Unionism : a Protestant Bonapartism balancing on and reconciling the interests of
tory land-owners, liberal-conservative capitalists and fascist petty-bourgeoisie and Labour aristocrats. The bulk

456
La question essentielle reste celle de savoir si l’unionisme des ouvriers
protestants est une « fausse conscience ». L’historiographie traditionnelle
pense avec Desmond Greaves que oui. Ainsi « le sectarisme était la défense
des employeurs. »2460 Cette lecture a été révisée par l’historiographie récente.
Le BICO, précurseur de cette révision, avance qu’il ne faut pas à l’instar de
Thomas Kettle « expliquer l’Orangisme comme une hallucination de
masse ».2461 Et le BICO d’insister sur la légitimité de l’Unionisme.2462
D’autres auteurs se sont montrés également plus compréhensifs envers les
ouvriers protestants. Ainsi Jean-Pierre Carasso estime que :

les ouvriers protestants se sont battus non pas pour l’Angleterre mais contre les
nationalistes irlandais et si l’on considère […] l’abjecte condition des ouvriers en
Irlande du Sud, il faut bien reconnaître que, se faisant, ils défendaient leurs intérêts de
2463
classe et, dans tous les cas, leurs intérêts immédiats.

Anders Boserup considère en ce sens que « l’Ulster était sans doute la partie
de l’Irlande la plus progressive », ce que les catholiques n’ont jamais, selon lui,
compris.2464 A. Boserup met l’accent sur le choix rationnel de l’unionisme pour
les ouvriers protestants car « le Home Rule constituait une menace directe à
leurs emplois et leurs revenus […].»2465 Cela ne l’empêche pas de voir que
l’Ordre d’Orange était la « pierre angulaire de cette alliance conservatrice » :

Le Parti Unioniste émergeait comme une alliance entre les politiques économiques
libérales (libre-échange), tirant finalement leur force de la bourgeoisie industrielle,
mais était dominé dans son point de vue idéologique par la classe des landlords d’un

of the authority was in the hands of the second.”, ibid., p. 35-36: Une dizaine d’année plus tard, il dira: “With the
opening of the twentieth century the class content of Irish Unionism had become an alliance between the colonial
bureaucracy and the Orange counter-revolutionary front in Ulster.” D. R. O’Connor Lysaght, “British
Imperialism in Ireland”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 12-
32, p. 18.
2460
“Sectarianism was the employer’s safeguard.”, Greaves, The Life and Times of James Connolly, op. cit., p.
270.
2461
BICO, The Home Rule Crisis, 1912-1914, op. cit., p. 5.
2462
Ibid., p. 46 et p. 73.
2463
J.-P. Carasso, La Rumeur Irlandaise, Paris, Champ Libre, 1970, p. 106.
2464
“Ulster was no doubt the more [sic] progressive part of Ireland, […] “, Anders Boserup, “Contradiction and
Struggles in Northern Ireland”, Socialist Register, Londres, The Merlin Press, 1972, pp.157-192, p. 163.
2465
“Home Rule constituted a direct threat to their jobs and incomes […]”, ibid.

457
côté, et de l’autre, par le sectarisme de l’Ordre d’Orange qui est un sectarisme de
2466
classe ouvrière et basse classe moyenne.

Michael Farrell du People Democracy, reconnaît le fait que les ouvriers


protestants n’étaient pas les dupes de l’impérialisme mais il condamne
moralement leur attitude car, si l’orangisme a gagné, c’était au « prix de
maintenir de façon permanente la discrimination et la suprématie protestante
».2467
Les universitaires marxistes soulignent l’origine rurale de la classe
ouvrière de Belfast.2468 Ils n’en oublient pourtant pas, comme dans ses
principaux textes le BICO, de souligner la discrimination dont faisaient l’objet les
travailleurs catholiques.2469 Ils étaient discriminés au niveau de l’emploi, mais
aussi au niveau des zones d’habitation. A. Morgan note d’ailleurs que si
certains protestants souffraient de discrimination vis-à-vis de leur co-
religionnaires parce qu’ils habitaient près des ghettos catholiques, cela suggère
« une intégration qui contrebalance dans les zones ouvrières dans les années
de paix relative. »2470 Les émeutes sectaires firent beaucoup pour maintenir la
division de la classe ouvrière.2471
Le mouvement travailliste devait faire face au nationalisme de Joe Devlin, « son
2472
plus grand obstacle » selon A. Morgan et aux conservateurs dont l’activité
entraîna la défaite du Labour aux élections générale de 1906.2473
L’apport des universitaires de la fin des années soixante-dix réside dans la
découverte d’un conflit de classe à l’intérieur du bloc unioniste.2474 Belinda
Probert revient ainsi sur l’Independent Orange Order. « Cette militance ‘de

2466
“The Unionist Party emerged as an alliance with liberal economic policies (free trade), ultimately deriving its
strength from industrial bourgeoisie, but dominated in its ideological outlook by the landlord class on the on
hand, and on the other, by the working and lower-middle class sectarianism of the Orange Order.” ibid., p. 164
2467
“the price of permanently maintaining discrimination and Protestant supremacy.”, M. Farrell, Northern
Ireland: The Orange State, op. cit., p. 17.
2468
Austen Morgan, Labour and Partition, The Belfast Working Class 1905-23, Londres, Pluto Press, 1991, p. 3.
B. Probert, Beyond Orange and Green, op. cit., p. 43.
2469
Austen Morgan, Labour and Partition, op. cit., p. 11.
2470
“The need for such segregation suggests countervailling integration in working-class areas in years of
relative peace.”, A. Morgan, Labour and Partition, op. cit, p. 14.
2471
Ibid., p. 12.
2472
Ibid., p. 42.
2473
Ibid., p. 69.
2474
même si le BICO l’évoque lui aussi. BICO, The Home Rule Crisis, 1912-1914, Belfast, BICO, mars 1972
(1ère éd. avril 1971), p. 45 L’Independent Orange Order est décrit comme une sorte de « socialisme populiste et
un désir pour un mouvement anti-impérialiste de toute l’Irlande », “a kind of populist socialism, and a desire for
an all-Ireland anti-imperialist movement.”

458
classe’ était cependant, nous dit-elle, généralement accompagnée par le
protestantisme le plus agressif et tendait à dégénérer en sectarisme confronté à
2475
la polarisante question du Home Rule. » Pour Paul Bew, Peter Gibbon et
Henry Patterson, cette « tradition d’activité politique autonome de l’aristocratie
ouvrière protestante, la petite-bourgeoisie urbaine et les petits employeurs »
était la « source de base de la désunion ».2476
Henry Patterson, dans le livre Class Conflict and Sectarianism: The Protestant
Working Class and the Belfast Labour Movement 1868-1920 issu de sa thèse,
souligne que la montée de la fièvre unioniste à partir de 1886 contribuait à
« altér[er] l’environnement dans lequel les relations de classe à l’intérieur de la
communauté protestante se développaient. »2477 Pour lui, la crise du Home
Rule transforma un « conflit de classe » bien réel au niveau local en une
mainmise des Tories locaux grâce au mouvement de résistance de l’Ulster
contre les demandes du nationalisme.2478

La période de formation dans le développement du mouvement travailliste local se


produisait, par conséquent, quand l’initiative de renverser les frontières principalement
paroissiales de la politique à Belfast avait été prise par la bourgeoisie. Travaillant sur
les faits d’un développement inégal, bien qu’avec un objectif politique assez différent ,
ils [les bourgeois] développèrent un moyen idéologique puissant d’intégration de la
direction du mouvement travailliste émergeant dans le bloc unioniste. Cependant, ce
succès ne fut pas accompli par la propagande seule. La ‘nationalisation’ de la
politique de Belfast coïncidait avec une étape particulière dans le développement
social et économique du mouvement travailliste local qui produisit des leaders dociles
2479
à ces développements de la politique bourgeoise.

2475
“This ‘class’ militancy was however, generally accompanied by the most aggressive Protestantism and
tended to degenerate into sectarianism in the face of the polarising Home Rule issue.” B. Probert, Beyond
Orange and Green, op. cit., p. 43.
2476
“The basic source of disunity was not the tradition of liberalism among Ulster Presbyterians, as often been
maintained, but the much stronger tradition of autonomous political activity by the Protestant labour aristocracy,
urban petty-bourgeoisie and small employers.”, P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, The State in Northern Ireland,
Political Forces and Social Classes, Manchester, Manchester University Press, 1979, p. 46.
2477
“These developments in Unionist politics and ideology altered the environment in which class relations
within the Protestant community developed.“, H. Patterson, Class Conflict and Sectarianism: The Protestant
Working Class and the Belfast Labour Movement 1868-1920, Belfast, Blackstaff, 1980, p. 23.
2478
Ibid. Cf. aussi : p. 18, pp. 23-25.
2479
“The formative period in the development of the local labour movement was, therefore, when the initiative to
break down the predominantly parochial boundaries of Belfast politics had been taken by the bourgeoisie.
Working on the facts of uneven development, although with quite another political objective, they developed a
powerful ideological means of integrating the emerging labour leadership into the Unionist bloc. However, this
success was not achieved by propaganda alone. The ‘nationalisation’ of Belfast politics coincided with a
particular stage in the social and economic development of the local labour movement that produced leaders

459
Selon lui, l’explication est claire :

L’absence de quelque idéologie travailliste séculière et d’organisations politiques


indépendantes ouvrières provient de la position hégémonique établie par la
e 2480
bourgeoisie industrielle d’Ulster à la fin du XIX siècle.

H. Patterson insiste sur le fait que l’idéologie unioniste ne réside pas que sur
une « aristocratie ouvrière ». L’hégémonie de l’idéologie unioniste « repose sur
le contraste qu’il fit entre un capitalisme régional en expansion et le sous-
développement du Sud. »2481 On voit toute la différence avec l’interprétation du
BICO. Alors que chez les stalinistes, les tensions communautaires et ensuite la
Partition reflétaient le développement inégal en Irlande, ce même
développement inégal est pris en compte chez Henry Patterson, mais il ne rend
pas la division sectaire inévitable. L’idéologie unioniste a pesé de tout son
poids.
Les universitaires ont également mis l’accent sur les conflits entre
classes à l’intérieur même de l’alliance unioniste. Peter Gibbon illustre ceci par
la victoire de Johnson qui marque selon lui « l’émancipation de la classe
ouvrière protestante » par rapport au patronage bourgeois.2482 Le sociologue,
au delà de l’incidence du changement du mode de production dans l’industrie
de la toile sur la crispation communautaire en Ulster montre que le projet de
Home Rule de 1886 a eu un impact déterminent. Selon ses mots :

L’hégémonie népotiste conservatrice était remplacée par l’hégémonie idéologique. La


2483
transition assura une défaite écrasante pour les Libéraux.

amenable to these developments in bourgeois politics.” H. Patterson, Class Conflict and Sectarianism, op. cit., p.
23
2480
“The absence of any secular labour ideology and independent working class political organisations derives
from the hegemonic position established by Ulster’s industrial bourgeoisie at the end of the 19th century. “,B.
Probert, Beyond Orange and Green, op. cit., p. 127. cette faiblesse d’un mouvement travailliste organisé est
aussi souligné par Austin Morgan, Labour and Partition , op. cit., p. 3.
2481
“its lay in the contrast it made between an expansionary regional capitalism and southern
underdevelopment”, H. Patterson, Class Conflict and Sectarianism: The Protestant Working Class and the
Belfast Labour Movement 1868-1920, Belfast, Blackstaff, 1980, p. 29
2482
“[…] the root of this development was the emancipation of the Protestant working class from need of the
kinds of patronage which was tied of to the bourgeoisie.”, P. Gibbon, The Origins of Ulster Unionism, op. cit., p.
100.
2483
“Nepotistic Conservative hegemony was displaced by ideological hegemony. The transition assured a
crushing defeat for the Liberals. “, ibid., p. 102. Avant lui: Alan Carr, The Belfast Labour Movement 1885-1893,

460
Cette « hégémonie idéologique » a eu pour conséquence l’absence
d’organisations politiques ouvrières indépendantes bien que cela n’implique pas
une absence de tensions entre les classes à l’intérieur du bloc unioniste.2484
La plus grande partie des universitaires à partir de la deuxième moitié des
années soixante-dix ont voulu montrer que les capitalistes ou les politiciens
unionistes n’étaient pas à l’origine des divisions sectaires en Ulster mais que se
sont les ouvriers protestants eux-mêmes, du fait du développement inégal de
l’économie irlandaise,2485 qui étaient « responsables de la création et la défense
des privilèges de la classe ouvrière protestante dans le marché du travail
industriel dans l’Ulster de la fin du XIX e siècle. »2486
Henry Patterson expliquera plus en détail la stratégie de Johnston basée sur la
2487
séduction des nouveaux électeurs et sur les limites des politiques basées
sur les questions de classe.2488
L’historien insiste sur l’« ambiguïté » des relations de classes au sein de la
communauté protestante. Ainsi, selon lui :

Belfast, Athol Books, 1974, p. 14. A. Carr avance d’ailleurs qu’« en termes de conscience politique générale, il
n’y avait pas de différence substantielle entre les mouvements ouvriers de Belfast et de Grande-Bretagne. » et
qu’ils s’accordaient à percevoir le nationalisme comme une source de divisions. “In terms of general political
consciousness there was no substantial difference between the Belfast and British labour movements.”, ibid., p.
22.
2484
B. Probert, Beyond Orange and Green, op. cit., p. 127. Belinda Probert s’appuie beaucoup sur le livre de
Peter Gibbon.
2485
H. Patterson, Class Conflict and Sectarianism: The Protestant Working Class and the Belfast Labour
Movement 1868-1920, Belfast, Blackstaff, 1980, p. 148.
2486
“responsible for the creation and defence of Protestant working class privileges in the industrial labour
market of late nineteenth century Ulster.”, Jim McLaughling, “Industrial Capitalism, Ulster Unionism and
Orangeism, An Historical Reappraisal”, ANTIPODE, op. cit., p. 27. Cf. aussi, p. 24. De façon plus neutre,
Austen Morgan dira que « les ouvriers travaillaient pour l’argent [sic]. Ils rallièrent la cause unioniste sans peur
ni conviction. », “Workers worked for money. They rallied to the unionist cause out of fear and conviction.”,
Austen Morgan, Labour and Partition, The Belfast Working Class 1905-23, Londres, Pluto Press, 1991, p. 16.
Cf. aussi: Ibid., p. 43. Une contradiction apparaît avec ce qu’il disait auparavant : « Les différentes orientations
travaillistes et (loyalistes) des masses protestantes étaient le produit de l’histoire plutôt que simplement de
l’intérêt matériel, les conséquences de développements sociaux et politiques à l’intérieur des Iles britannique
plutôt que les choix moraux d’individus. », “The varying labourist (and loyalist) orientations of the Protestant
masses were the products of history rather than simply material interest, the consequences of social and political
developments within the British Isles rather than the moral choices of individuals.”, A. Morgan, “Socialism in
Ireland – Red, Green and Orange”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op.
cit., pp. 172-225, p. 185.
2487
H. Patterson, Class Conflict and Sectarianism: The Protestant Working Class and the Belfast Labour
Movement 1868-1920, Belfast, Blackstaff, 1980, p. 3.
2488
Ibid., p. 6.

461
Non seulement une institution que les Protestants de différentes classes pouvaient
joindre, l’Ordre d’Orange était de façon cruciale dépendante de certaines relations
2489
entre ces classes.

Austen Morgan a voulu rappeler que si l’Orangisme était un moyen d’exclusion,


2490
certains protestants en étaient aussi victimes et que les catholiques
n’avaient pas le monopole des emplois non-qualifiés.2491 Ce chercheur qui
centre son étude sur le mouvement ouvrier de Belfast pense par ailleurs que
c’est « le nationalisme révolutionnaire [qui] exacerbait les divisions sectaires et
qui sapait la politique de la classe ouvrière. »2492
A. Morgan insiste sur le fait que Devlin et l’Ancient Order of Hibernians
2493
contribuèrent à la division de la classe ouvrière et valorise le contradicteur
de Connolly, William Walker qui représentait selon lui « la politique de classe
ouvrière indépendante »2494 dans une ville de Belfast divisée sur le plan
sectaire. Il était britannique dans sa vision du monde et refusait de faire des
concessions aux nationalistes.2495 Tout en rejetant les unionistes comme des
Tories, il avançait « une justification socialiste pour l’Union ».2496 Logiquement,
en mettant en valeur Walker, il critique longuement la politique de James
Connolly comme nous l’avons vu au chapitre 5.2497
En admettant que Walker s’est montré intellectuellement inférieur à Connolly2498
et que sa politique trade-unioniste était irréaliste à l’échelle de l’Irlande entière,
Austen Morgan rompt avec la tradition historiographique de gauche en
écrivant :

2489
“Not merely an institution which Protestants of different classes could join, the Orange Order was crucially
dependent on certain ideological relationships between these classes.”, H. Patterson, Class Conflict and
Sectarianism, Ibid., p. 143. Cf. : P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, The State in Northern Ireland, Political Forces
and Social Classes, Manchester, Manchester University Press, 1979, p. 9.
2490
Austen Morgan, Labour and Partition, The Belfast Working Class 1905-23, Londres, Pluto Press, 1991, p. 9.
2491
Ibid., p. 10.
2492
“Revolutionary nationalism exacerbated sectarian divisions, and undermined working-class politics.”, A.
Morgan, Labour and Partition, op. cit., p. XIV.
2493
Morgan, Labour and Partition, op. cit., p. 33 ou p. 41.
2494
“Independent working-class politics”, ibid., p. 60.
2495
Ibid., p. 66.
2496
“advancing a socialist justification for the union”, ibid., p. 78.
2497
A. Morgan, Labour and Partition, op. cit., pp. 145-188.
2498
Ibid., p. 88.

462
Walker était une victime de la division en Irlande. Il était certainement un défenseur de
2499 2500
la démocratie parlementaire, il se serait opposé au syndicalisme, et son
internationalisme était creux. Il mérite des louanges pour avoir refusé de s’aligner
2501
avec son propre bloc sectaire dans l’Irlande d’avant-guerre.

A travers ce texte, on voit clairement apparaître les valeurs d’Austen Morgan.


Les marxistes ont fort logiquement traité l’apaisement temporaire dans les
tensions sectaires et l’affirmation des ouvriers non-qualifiés [“unskilled workers”]
culminant avec la grève des dockers et des transporteurs de l’été 1907 menée
par James Larkin.2502
L’historien Henry Patterson mesure tout de même la part de mythe2503 dans
l’histoire du mouvement ouvrier irlandais de cet événement trans-confessionnel.
2504
Contrairement à ce que disent Erich Strauss ou l’auteur de la plus
prestigieuse biographie de Larkin, l’universitaire américain Emmet Larkin, Henry
Patterson estime que le nouveau trade-unionisme n’a pas pu créer une
troisième voie significative, révolutionnaire qui aurait pu dépasser la
bipolarisation nationalisme / unionisme en redéfinissant la question
nationale.2505
Austen Morgan est encore plus pessimiste et affirme que « le sectarisme était
plus un aspect de la politique de la classe ouvrière que ne l’était le
socialisme. »2506

2499
A. M. utilise le néologisme “parliamentarist”
2500
Morgan écrit “syndicalism” et non “trade-unionism”, comprendre : « celui venant des Etats-Unis et de
France »
2501
“Walker was a victim of division in Ireland. He certainly was a parliamentarist, he would have opposed
syndicalism, and his internationalism was hollow. He deserves praise for refusing to align with his own sectarian
bloc in prewar Ireland.”, ibid., p. 90.
2502
H. Patterson, Class Conflict and Sectarianism, op. cit., p. 66. Cf. A. Morgan, Labour and Partition, op. cit.,
p. 91 et suiv.
2503
idée reprise par A. Morgan, Labour and Partition, op. cit., p. 91 où il dit que la grève a principalement prise
dans la communauté protestante.
2504
E. Strauss, Irish Nationalism and British Democracy, op. cit., p. 235.
2505
Ibid., p. 67.
2506
“Sectarianism was more part of the politics of the working class than was socialism.”, ibid., p. 121.

463

L’objet de ce chapitre, historiographie marxiste du particularisme


protestant d’Ulster, nous a conduits à entrevoir la manière dont on a oublié puis
dans les années soixante-dix on a redécouvert, reconsidéré la minorité
protestante. L’héritage colonial et les exactions ont été lourds dans les deux
camps. Certains ont vu dans l’épisode indépendantiste de la fin du XVIII e siècle
mené particulièrement par les presbytériens radicaux la preuve d’une nation
unie qui demandait à s’affirmer. Ce sont les mêmes qui voient dans la Partition
la main de la Grande-Bretagne et des capitalistes attisant les tensions
sectaires. D’autres ont révisé ces interprétations. Ils ont mis l’accent sur le
développement économique supérieur du Nord-Est de la province d’Ulster par
rapport au reste de l’Irlande et sur l’intérêt de la population protestante dans
l’Unionisme.
Contrairement à ce qu’espérait James Connolly le mouvement socialiste
irlandais n’a pas fait que Nord et Sud se rejoignent main dans la main.2507 Au
e
contraire, la Partition est devenue la réalité de l’île au XX siècle avec son
cortège de discriminations, de rhétoriques malsaines et de violences.

2507
James Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 184.

464
Chapitre 7 :

L’Irlande du Nord :
Impérialisme, appareil d’État & lutte de classes,
conflits communautaires

La Partition a longtemps été comprise par les nationalistes comme


une situation transitoire, un compromis temporaire. Selon cette lecture, la
nation irlandaise doit exercer sa souveraineté sur l’île entière. La
communauté protestante est censée faire partie de cette nation dont un des
traits principaux est le catholicisme. Les nationalistes parlaient de « partition
artificielle » comprise comme une mutilation. Officiellement, l’État du Sud ne
se départait pas d’une rhétorique nationaliste qui prétendait vouloir la
réunification. Ainsi les Articles 2 et 3 de la Constitution de 1937 de De Valera
entretiennent l’ambiguïté sur le « territoire national ».2508 Le communiste

2508
Joe Lee, Ireland, 1912-1985, op. cit., p. 205.

465
anglais Thomas Alfred Jackson va à sa façon dans ce sens en qualifiant la
Partition de « mal », de « crime et [d’] insulte ».2509 T. A. Jackson ne pouvait
que souscrire aux mots de Connolly qui prédisait, rappelons-le, que cette
Partition équivaudrait à « un carnaval de réaction au Nord comme au Sud ».2510
D’autres marxistes dénonceront le fait que la communauté protestante n’a
jamais été vue favorablement, sauf pendant la guerre britannique contre le
2511
fascisme ou que ces protestants forment « la communauté la plus
incomprise et critiquée en Europe de l’Ouest. »2512
Ce chapitre explore l’historiographie marxiste du régime nord-irlandais
et de la phase allant des « Troubles » à une période plus récente.

I. L’État nord-irlandais

1. la genèse et fondation du régime nord-irlandais (1912- début des


années 1920)

En 1917, la partition n’était pas un thème essentiel pour « Ronald ». Il


renvoie dos à dos le « leader capitaliste orange Carson » et le « capitaliste-
usurier-nationaliste de classe moyenne Redmond » en affirmant que leurs
« grandes batailles » ne sont « que des artifices pour garder les deux
2509
Thomas Alfred Jackson, Ireland Her Own, An Outline History of the Irish Struggle, Londres, Lawrence &
Wishart, 1971 (1ère éd. Londres, Corbett Press, 1946), pp. 431-432.
2510
“would mean a carnival of reaction both North and South”, James Connolly, “Labour and the Proposed
Partition of Ireland” (mars 1914), in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, pp.
392-393, p. 393.
2511
BICO, The Two Irish Nations: A Reply to Michael Farrell, Belfast, BICO, 1975 (1ère éd. de la 1ère partie :
Oct. 1971, de la 2nd partie: avril 1973), p. 2.
2512
“The Protestants of Northern Ireland are the most misunderstood and criticised community in western
Europe”, Geoffrey Bell, The Protestants of Ulster, Londres, Pluto, 1976, p. VII. G. Bell est d’origine protestante.
Trotskyste, il porte un regard critique sur cette communauté.

466
la mutilation “multitudes” amusées […] »2513 tandis que les impôts augmentaient et que les
de la
Partition employeurs déclaraient la guerre aux travailleurs.
Écrivant quant à elle dix ans après la Partition, Elinor Burns estime qu’en
réponse au vote du Home Rule en 1912, « toutes les vieilles méthodes
d’excitation de l’antagonisme racial et religieux furent ranimées.»2514 Le
communiste irlandais Brian O’Neill évoque l’apparition des Volontaires d’Ulster
à la manière d’un républicain mais en léninisant quelque peu son
discours.2515 De même, concernant la Partition, le membre du Revolutionary
Workers’ Groups estime que :

L’Irlande a été mutilée ; six de ses comtés sont encore acculés par la baïonnette
2516
impériale et par les discordes et pogroms religieux fomentés.

De même, comme nous l’avons déjà évoqué, T. A. Jackson espère que Ireland
Her Own son livre aura prouvé que la Partition est un mal [Cf. le sous-titre :
“The Evil of Partition”] et l’assimile à un nouveau « Pale » créé sous l’instigation
2517
de la classe dirigeante d’Angleterre. Dans l’épilogue au livre de Jackson
pour son édition de 1971, C. Desmond Greaves fait un autre parallèle historique
avec ce qu’il considérait comme « une fiction légale ».2518 Ainsi, selon lui, de
même que « l’Union bloqua une révolution dont on avait cruellement besoin […]
la Partition bloqua aussi une révolution. »2519 En reprenant la pensée de
Connolly, il estime en plus que la vague révolutionnaire provoquée par la
Révolution russe a été endiguée comme l’a été en son temps la Révolution

2513
“the great fights between the Orange Capitalist leader Carson and the middle class Nationalist-gombeen-
capitalist Redmond were only shams to keep the two "mobs" amused […] ” Ronald, Freedom Road for Irish
Workers, op. cit., ch. “Home Rule”
2514
“All the old methods of stirring up racial and religious antagonism were revived.”, E. Burns, British
Imperialism in Ireland, op. cit., p. 42. Cf. aussi : Brian O’Neill, Easter Week, New York, International
Publishers, 1936, p. 18.
2515
« L’impérialisme avait formé ses Volontaires d’Ulster et était en train de s’entraîner et de s’armer, et le
gouvernement britannique n’avait pas osé s’interposer […] », “Imperialism had formed its Ulster Volunteers and
was drilling and arming, and the British Government had not dared to interfere […]”, B. O’Neill, Easter Week,
op. cit., p. 22.
2516
“Ireland has been mutilated ; six of her counties are still held down by the imperial bayonet and by fomented
religious discord and pogroms.”, B. O’Neill, ibid., p. 93.
2517
T. A. Jackson, Ireland Her Own, An Outline History of the Irish Struggle, Londres, Lawrence & Wishart,
1971 (1ère éd. Londres, Corbett Press, 1947, p. 431. L’idée de nouveau « Pale » est reprise par Greaves dans
Liam Mellows and the Irish Revolution, ibid., p. 103 (2005, 1ère éd. 1971).
2518
C. D. Greaves, Liam Mellows and the Irish Revolution, ibid, p. 284.
2519
“The Union blocked a badly needed revolution. […] Partition also blocked a revolution.”, C. D. Greaves,
“epilogue”, in T. A. Jackson, ibid., pp. 437-484, p. 444.

467
française par une contre-révolution. Cette contre-révolution se matérialisait en
Irlande par la Partition, imposée par le Parlement anglais.2520 Ainsi :

Si la Révolution irlandaise en avait déclenché une autre en Grande-Bretagne, les dés


2521
étaient jetés.

Cette lecture est à rapprocher de l’éternelle vue romantique de Karl Marx et du


marxisme. En 1843, Marx croyait que « le jour de la résurrection allemande
sera annoncé par le chant éclatant du coq gaulois. »2522 De même, en 1869, il
considère que « le levier doit être appliqué en Irlande » pour que s’enclenche la
Révolution en Angleterre.2523 Bien entendu, concernant les relations britannico-
irlandaises, cette vision n’est pas que « romantique ». Ce n’est pas parce que
les choses ne se sont pas passées ainsi que la stratégie est inepte. Selon cette
politique, que Lénine reprendra à travers sa rhétorique du « droit à
l’autodétermination », la libération nationale du peuple opprimé permet de
transcender les haines entre ouvriers, de libérer les ouvriers de la nation qui
oppresse de l’idéologie de la classe bourgeoise dominante et d’affaiblir
économiquement, politiquement, etc… cette même bourgeoisie et donc de
renforcer le mouvement ouvrier.2524
Cette stratégie constitue encore l’essence de la politique de la Connolly
Association dont un des principes d’action se retrouve dans cette phrase : « La
clef pour comprendre la question irlandaise est à trouver à Londres. »2525 Le
problème auquel est en butte cette stratégie réside dans le fait que les rapports
entre l’Irlande et la Grande-Bretagne entre les années 1860 et le Vingtième-
Siècle ont considérablement changé. Brian Hanley insiste de plus sur le fait que
C. D. Greaves sous-estime les différences entre nationalistes du Nord et ceux

2520
C. D. Greaves, The Irish Crisis, Londres, Lawrence & Wishart, 1972, p. 13. et p. 40. Cf. “This counter-
revolution was to be sealed by partition”, The Irish Transport and General Workers’Union, The Formative
Years: 1909-1923, Dublin, Gill and Macmillan, 1982, p. 283. (p. 284 “quasi-Fascist operation”)
2521
“If the Irish revolution had triggered off another in Britain, the game was up.”, ibid., p. 14.
2522
K. Marx, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel (1843), in http://www.marxists.org
[En format pdf, 6 p.] (trad. Jules Molitor), p. 6.
2523
Marx à Engels, 10 décembre 1869, Ireland and the Irish question, op. cit., pp. 284-285., p. 284.
2524
Ce bref rappel s’appuie sur Michael Löwy, « Le problème de l’histoire : Remarques de théorie et de
méthode », in G. Haupt, M. Löwy, C. Weill, Les marxistes et la question nationale, 1848-1914, Paris, Maspero,
1974, pp. 370-391, p. 372.
2525
“The key to understanding the Irish question is to be found in London.”, C. D. Greaves, The Irish Crisis., op.
cit., p. 29.

468
du Sud. Pour ces derniers, la question de la Partition n’était pas
fondamentale.2526
Erich Strauss, va en quelque sorte dans le sens de la lecture
communiste traditionnelle en disant que « la Partition est […] la relique effective
la plus importante de la Question Irlandaise. »2527 Il se distingue en revanche
des communistes en affirmant que la Partition était « peut-être inévitable »,
qu’elle « marche relativement bien » même si :

elle est au mieux une solution imparfaite et peut-être au pire un peu mieux qu’une
guerre civile permanente. A l’intérieur de la structure de nationalismes concurrents,
cependant, la partition a une logique inéluctable. En gagnant l’indépendance au prix
de la partition, le nationalisme est poussé dans ses dernières limites d’application
concrète, où il rencontre un nationalisme d’une intensité similaire et de direction
2528
opposée.

Erich Strauss, s’il ne parle de deux nations mais de deux nationalismes, n’en
réajustements préfigure pas moins la remise au goût du jour de la « théorie des deux nations »
et révisions
par le BICO pour qui « la fondation sur laquelle la Frontière a été érigée
[résidait dans le] conflit total d’intérêts, résultant de différentes étapes de
développement du capitalisme dans le Nord et le Sud […] ».2529
Cette interprétation qui rend rationnel le choix des Protestants apparaît dès
l’édition de 1967 de The Economics of Partition. La nouvelle génération d’« anti-
impérialistes » qui fleurit à la fin des années soixante partage cette idée. Ainsi
Éamonn McCann estime que les Protestants « prirent une décision économique
parfaitement rationnelle » mais qu’« ils avaient torts ».2530 Point de vue que

2526
B. Hanley, “Greaves the historian (1)”, conférence donnée à la Desmond Greaves Summer School, le 27 août
2005, in http://www.irishdemocrat.co.uk
2527
“Partition is thus the most important practical relic of the Irish Question.”, E. Strauss, Irish Nationalism and
British Democracy, op. cit., p. 290.
2528
“Within the framework of competing nationalisms, however, partition has an inescapable logic. By gaining
independence at the price of partition, nationalism is pushed to the extreme limits of practical application, where
it meets a nationalism of similar intensity and opposite direction.”, E. Strauss, ibid.
2529
“This diametrical conflict of interests, resulting from the different stages of development of capitalism in the
North and the South, was the foundation on which the Border was erected.”, BICO, The Economics of Partition,
Belfast, BICO, 1972, p. 6.
2530
[…] They made a perfectly rational economic decision between the alternatives offered … This is not to
argue that in 1921 the Protestants were “right” to choose to fight for the link with Britain; in so far as such
monolithic concepts’ (right and wrong, presumably) ‘are applicable they were “wrong” ..” BICO, ibid., (E.
McCann, “International Socialism, avril-juin 1972, p10)

469
n’ont pas manqué de tancer Brendan Clifford et le BICO, pour son
inconséquence.
Philippe Daufouy et Serge Van der Straeten considèrent comme le BICO que la
Partition traduit « l’existence de deux pôles du capital aux intérêts divergents.
».2531 Ils diffèrent des stalinistes en disant que « l’élément déterminant [de cette]
orgie nationaliste [i. e. la Partition], reste la défaite du mouvement prolétarien
[…] effective en 1913, confirmée en 1916, consommée en 1919. »2532
Clifford et le BICO mettent aussi en avant le repoussoir que constituait le
nationalisme irlandais pour les Protestants d’Ulster. Selon The Two Irish
Nations, le Parti de John Redmond n’avait plus pour « colonne vertébrale » que
le « Hibernianisme »2533, c’est-à-dire les idées de l’Ancient Order of Hibernians
de Joseph Devlin développant un « nationalisme sectaire intransigeant ».2534
Si Roger Faligot adopte une lecture très « carnaval de réaction »2535 et si
Michael Farrell décèle tout l’intérêt des classes d’affaires dans le Traité qu’ont
vite appuyées les classes moyennes et aisées,2536 les interprétations qui ont
suivies, menées par des universitaires n‘ont plus la teneur tranchée « anti-
impérialiste » d’antan. Certains ont alors dénoncé les universitaires de tout poil
ayant « révisés » l’historiographie traditionnelle de l’Irlande de faire le jeu de
l’unionisme ou d’être unionistes. Peter Beresford Ellis les considèrent ainsi
comme des « compagnons de route de l’unionisme ».2537
Faisant partie de ces jeunes chercheurs de gauche étant partis d’un point de
vue « anti-impérialiste »2538 pour progressivement glisser vers le

2531
« La Contre-Révolution irlandaise », Les Temps Modernes, 29ème année, 311, 1972, p. 2076.
2532
La défaite « effective en 1913, confirmée en 1916, consommée en 1919. », ibid., p. 2079. Cf. p. 2076 : en
plus de l’apparition du prolétariat et sa défaite, Daufouy et Van der Straeten ajoutent « la ruine du capital
foncier » et l’argument du BICO portant sur la « concentration du capital industriel en Ulster et son entrée dans
le marché britannique. »
2533
BICO, The Two Irish Nations, op. cit., p. 43.
2534
R. F. Foster, Modern Ireland, op. cit., p. 440.
2535
C’est-à-dire proche de Connolly et négligeant la communauté protestante. « La partition a non seulement
empêché les deux blocs Nord/Sud d’unir leurs forces, mais a renforcé les divisions avec la section protestante de
la classe ouvrière nordiste. », R. Faligot, La résistance irlandaise, op. cit., p. 72.
2536
M. Farrell, Northern Ireland: The Orange State, Londres, Pluto, 1980 (1ère éd. 1976), p. 70. ou si M. Farrell
insiste sur « l’utilisation intelligente du sectarisme » par les unionistes pour expliquer la division de la classe
ouvrière. (“the clever use of sectarianism.”, M. Farrell, The Orange State, op. cit., p. 131.)
2537
“Unionist fellow travellers”, P. B. Ellis, Revisionism in Irish Historical Writing, The New Anti-Nationalist
School of Historians, in www.etext.org/Politics/INA/historical.revisionnism [texte tiré d’une intervention
effectuée en 1989].
2538
Par ex.: P. Gibbon, “The Dialectic of Religion and Class in Ulster”, in New Left Review, n°55, mai-juin 1969,
pp. 20-41. P. Gibbon prêche une politique de « demandes anti-capitalistes » pour ne pas se mettre à dos la classe
ouvrière protestante. Ses deux dernières phrases ne laissent pourtant pas planer de doutes sur ses vues :

470
« révisionnisme », Peter Gibbon évoque ainsi dans son livre de 1975 une
longue genèse historique aboutissant aux dualismes communautaires qui fait
penser aux thèses du BICO :

Les deux structures sociales de l’Irlande en 1900 étaient organisées sur deux modes
de productions divergents : au nord, l’industrie mécanique ; au sud, le fermage
2539
commercial extensif »

Ainsi pour des « révisionnistes », « la Partition était la seule solution


démocratique possible au problème »2540 et ne découlait pas d’un complot.2541
Ces points de vue sont comparables au discours unioniste. Le leader unioniste
et prix Nobel de la Paix 1998 David Trimble pense ainsi que « la Partition était
inévitable. C’était une réponse à la réalité sociale de deux nations
irlandaises. »2542
Il est intéressant de remarquer qu’alors que T. A. Jackson disait que la
Partition avait pour origine la classe dirigeante britannique, quarante ans plus
tard, un des représentants du marxisme révolutionnaire, Chris Bambery,
privilégie une interprétation plus interne. Pour lui : « La Partition reflétait les
intérêts différents des deux sections de la classe capitaliste d’Irlande. »2543 et
permettait à ses deux sections de garder le contrôle sur les ouvriers.2544 Les
lignes bougent et la position révolutionnaire s’adapte bon gré mal gré aux
évolutions dans l’historiographie. De même, ne niant pas le développement
inégal du capitalisme en Irlande, Peter Hadden avance pourtant que la classe

“Ireland’s inalienable right to self-determination can and will only be exercised by its working class and
peasantry. Proletarian power is the precondition of national independence.” (ibid., pp. 40-41).
2539
“Ireland’s two social structures in 1900 were organised around two divergent modes of production: in the
north, machine industry; in the south, extensive commercial farming.” , in P. Gibbon, The Origins of Ulster
Unionism, op. cit., p. 10. Il faut dire tout de même que l’on peut être anti-impérialiste et être d’accord avec cette
lecture interne.
2540
“Partition was the only possible democratic solution to the problem.”, F. W. Boal, “Two Nations in Ireland”,
ANTIPODE a Radical Journal of Geography, vol. 12 (n°1). Numéro spécial sur l’Irlande, Worcester,
Massachusetts,1980, pp. 38-44, p. 39.
2541
Jim McLaughling, “Industrial Capitalism, Ulster Unionism and Orangeism, An Historical Reappraisal”,
ANTIPODE, op. cit., pp. 15-28, p. 26. Il affirme que l’on a trop attaché d’importance à la superstructure.
2542
“Partition was inevitable. It was a response to the social reality of two Irish nations.”, cité in R. English, Irish
Freedom, op. cit., p. 316. D. Trimble fut récompensé avec John Hume.
2543
“Partition reflected the different interests of the two sections of Ireland’s capitalist class.”, C. Bambery,
Ireland’s Permanent Revolution, op. cit., p. 34.
2544
Ibid., p. 35.

471
capitaliste britannique était « l’architecte » de la Partition.2545 Pour P. Hadden,
le gouvernement, l’armée et les capitalistes britanniques ne voulaient de
l’indépendance irlandaise pour des raisons stratégiques, pour ne pas embraser
2546
la Grande Bretagne et l’Empire colonial de la couronne mais aussi, comme
2547
sur le continent par peur du Bolchevisme. Ainsi, comme à la charnière des
XVIII e et XIX e siècles, le gouvernement britannique a appliqué le « diviser pour
mieux régner ».2548

Si les militants « anti-impérialistes » se désolent que la Partition ait


restreint le potentiel révolutionnaire de l’île aux lendemains de la Première
Guerre mondiale,2549 les universitaires ne nient pas la crainte qu’a suscitée la
2550
grève de 1919 pour les dirigeants unionistes. Austen Morgan, par exemple,
vante en cette grève la « formidable unité du mouvement trade-unioniste ».2551
Ce même Morgan semble d’ailleurs regretter que se soit l’I.T.G.W.U. qui
dominait alors les autres syndicats irlandais et exploitait la « réputation
ambiguë » de Connolly pour que la classe ouvrière ait une place dans le futur
État Libre.2552 Il insiste d’ailleurs pour dire que le « carnaval de réaction »
qu’avait prédit Connolly ne s’était pas totalement réalisé et que « la politique de
classe ouvrière séculière n’était pas totalement détruite en Irlande par
l’arrangement constitutionnel de 1920-2. »2553

Le régime mis en place en Irlande du Nord s’appuyait sur un appareil


coercitif dissuadant les velléités de l’I.R.A. et maintenant la communauté
l’appareil
coercitif catholique en respect.

2545
Peter Hadden, Troubled times, The National Question in Ireland, Dublin, Herald Books, 1995, p. 48.; Peter
Hadden, Beyond the Troubles ?, op. cit., 1994, (Ch. 1)
2546
Ibid., p. 57. Cf. aussi : Peter Hadden, Beyond the Troubles ?, op. cit., 1994, (Ch. 1)
2547
Ibid., p. 59.
2548
Ibid., p. 77. Cf. : Peter Hadden, Beyond the Troubles ?, op. cit., 1994, (Ch. 2) où le marxiste nord-irlandais
explique que la Partition aurait pu être évitée avec une classe ouvrière plus structurée.
2549
E. McCann, War and an Irish Town, Londres, Harmondsworth, Penguin, 1974, p. 152.
2550
Et même avant. Carson était un des instigateurs de l’Ulster Unionist Labour Association (UULA) qui avait
pour but de garder les ouvriers protestants dans le mouvement unioniste inter-classiste. Cf. : A. Morgan, Labour
and Partition, The Belfast Working Class 1905-23, Londres, Pluto Press, 1991, p. 215.
2551
“formidable unity of the trade-union movement”, Austen Morgan, Labour and Partition, op. cit., p. 229. ou
H. Patterson, Class Conflict and Sectarianism: The Protestant Working Class and the Belfast Labour Movement
1868-1920, Belfast, Blackstaff, 1980, p. 93.
2552
Ibid., p. 247.
2553
“secular working-class politics was not totally destroyed in Ireland by the constitutional settlement of 1920-
2.”, ibid., p. 321.

472
C’est à Michael Farrell que revient le privilège d’avoir dénoncé dans des études
très détaillées, Northern Ireland: The Orange State (1976) et Arming the
Protestants (1983), l’appareil de coercition du régime nord-irlandais.
Il souligne que les premières élections au Stormont en 1921 ont vu les
candidats Sinn Féin, Nationalistes ou Travaillistes « constamment harcelés et
intimidés par les supporters loyalistes et par les Specials. »2554 Farrell retrace
les violences gratuites des Specials 2555 et l’instauration du Special Powers Acts
2556
en 1922 alors que les violences sectaires étaient à leur apogée ou
l’accroissement du nombre de prisonniers politiques en 1923.2557 Constatant
l’effet désastreux de la guerre civile au Sud et la réussite de l’appareil coercitif
pour museler la communauté catholique au Nord, l’impétuosité du militant
réapparaît :

Même si l’IRA eut été capable de combattre, la population catholique n’avait pas le
cran [“no stomach”] pour continuer. L’establishment catholique supportait servilement
2558
le gouvernement de l’État Libre.

A travers l’expression “no stomach”, que l’on rencontre ailleurs dans ses textes
2559
et qui est en elle-même un jugement de valeur, on sent que Farrell
transpose sur l’attitude de la communauté catholique du Nord comme du Sud
des années 1920 la déception que celle du début des années 1970 lui a causé.
Michael Farrell consacre pourtant quelques lignes à peindre le désespoir de la
communauté catholique nord irlandaise et le caractère inévitable des violences
du début des années 1920.2560 Au final, le militant trotskyste considère que :

L’état nord-irlandais, né dans un bain de sang, héritait de forces paramilitaires


énormes prêtes à l’emploi et sectaires et d’un arsenal de législation répressive assez
2561
redoutable pour réprimer toute résistance prévisible.

2554
“constantly harassed and intimidated by Loyalist supporters and by the Specials.”, M. Farrell, Northern
Ireland: The Orange State, Londres, Pluto, 1980 (1ère éd. 1976), cf. aussi pour les années 1920, p. 63.
2555
par ex : ibid., p. 59.
2556
cf. pour la postérité du Special Powers Act : Farrell, ibid. p. 93 et 94. Cf. aussi : P. Bew, P. Gibbon, H.
Patterson, Political Forces and Social Classes, Manchester, Manchester University Press, 1979, p. 48.
2557
Ibid., p. 61-62.
2558
“Even if the IRA had been able to fight on, the Catholic population had no stomach for continuing. The
Catholic establishment slavishly supported the Free State government.” M. Farrell, Northern Ireland: The
Orange State, op. cit., p. 62.
2559
Par ex. : ibid., p. 100.
2560
M. Farrell, Northern Ireland: The Orange State, op. cit. p. 92.

473
Le régime Nord-Irlandais est regardé comme un héritier, un avatar, de
l’impérialisme britannique et de sa brutalité. Se nourrissant du sectarisme, il ne
peut être réformé. A l’échelle même de l’histoire des Ulster Special
Constabulary, Farrell note « la propension de l’impérialisme à passer outre ses
propres lois et à utiliser les forces sectaires contre ses opposants en
Irlande »2562 et l’échec persistant des tentatives de réforme de ses troupes
auxiliaires.2563 Dans Arming the Protestants, Michael Farrell, revient sur
l’importance des émeutes de juillet, août et septembre1920 et du caractère
fondamental pour la nature ultérieure du régime, de l’U.V.F. et de l’U.S.C. de
l’intervention des « Unionistes plébéiens […] ».2564 Peter Hadden dénonce
quant à lui le mythe de la menace de l’IRA qui a permis d’entretenir la
répression.2565
P. Bew, P. Gibbon et H. Patterson soulignent également l’importance de la
position des Specials dans l’appareil d’État ainsi que leur « caractère
populiste ».2566 A. Morgan insiste aussi pour dire que les Catholiques n’ont pas
été les seuls victimes des expulsions de 1920, mais aussi les militants ouvriers
d’origine protestante qui s’opposaient au sectarisme et que l’on a appelé les
« Rotten Prods’ ».2567
Sur le sujet des discriminations et plus généralement sur l’Après-
Partition, une absence est remarquable dans l’historiographie : celle du BICO
qui ne semble vouloir dépenser trop d’énergie à se frotter aux démons de
l’Unionisme.2568

2561
“The northern state, born in bloodshed, inherited ready-made huge para-military and sectarian forces and an
array of repressive legislation formidable enough to crush any foreseeable resistance.”, M. Farrell, ibid., p. 81.
2562
“the readiness of imperialism to flout its own laws and to use sectarian forces against its opponents in
Ireland.“, A. Morgan, “Socialism in Ireland – Red, Green and Orange”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland:
Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 172-225, p. 132. Cf. aussi sur la « période lune de miel » du
régime au milieu des années 1920 : p. 108
2563
M. Farrell, ibid., p. 136.
2564
“ the plebeian or lower-class Unionists”, M. Farrell, Arming the Protestants, op. cit., p. 26.
2565
P. Hadden, Beyond the Troubles ?, op. cit., 1994, (Ch. 2)
2566
P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, Political Forces and Social Classes, Manchester, Manchester University
Press, 1979, p. 62.
2567
A. Morgan, Labour and Partition, op. cit., p. 253 ou p. 274.
2568
Il est fort possible que leur journal l’Irish Communist ait parlé de l’Irlande du Nord contemporaine. Il existe
d’ailleurs une brochure intitulée : On the Democratic Validity of the Northern Ireland State (1971), cité in J.
Whyte, Interpreting Northern Ireland, Oxford, Clarendon Press, 1991 (1ère éd. 1990), p. 183.

474
La question de la viabilité du régime a été soulevée particulièrement par
viabilité Desmond Greaves. Selon le biographe de Connolly, l’article 75 du Government
économique 2569
of Ireland Act prouve bien que l’Irlande du Nord ne « possède rien
ressemblant à l’autonomie. »2570
Desmond Greaves s’arrête également sur la perte de ce qu’il appelle
l’hinterland par l’économie nord-irlandaise qui la prive, selon lui, d’un marché
intérieur assez vaste « pour supporter une économie diversifiée ».2571
Contrastant avec l’économie du Sud,2572 l’économie de l’Irlande du Nord, de
plus en plus dépendante de la Grande-Bretagne,2573 n’a fait que se dégrader. A
ses yeux, le fait que l’Irlande du Nord soit une région retardée et qui a perdu de
sa splendeur au moment où il écrit vient du fait qu’elle a été arrachée à
l’économie à laquelle elle appartenait pour être attachée à une autre.2574

Au delà de la mise en place du régime, les marxistes ont étudié son


fonctionnement.

2. l’assise d’un régime ségrégatif inter-classiste

a.) un système politique « sectaire » et ségrégatif

Le traitement de la mainmise de la communauté protestante de l’appareil


d’État n’a pas été effectué par les marxistes avant les « Troubles » de façon
systématique.

2569
“Notwithstanding the establishment of the Parliament of Northern Ireland, or anything contained in this Act,
the supreme authority of the Parliament of the United Kingdom shall remain unaffected and undiminished over
all persons matters and things in Northern Ireland and every part thereof.” Cité in C. D. Greaves, The Irish
Crisis, Londres, Lawrence & Wishart, 1972, pp. 23-24.
2570
Ibid., p. 24. et que l’on pourrait tout à fait l’appeler « État fantoche » (“puppet state”) dépourvue d’armée.
2571
Ibid., p. 41. Il avance dans son raisonnement que la population de Dublin a dépassée celle de Belfast de 1911
à 1951.
2572
Ibid., p. 56.
2573
Ibid., p. 53.
2574
Ibid., p. 58. Il dit également que les aides de Londres ne font qu’atténuer les problèmes. D’autre part ces
aides et le coût de la répression reviennent très cher à la population britannique. (ibid., p. 60) ; C. D. Greaves,
“epilogue”, in T. A. Jackson, op. cit.., pp. 437-484, p. 444.

475
C. Desmond Greaves tient à montrer que dans ce système politique,
catholiques et protestants sont exploités. La discrimination des uns permet le
tassement du niveau de vie des autres. Le concept, non forcément marxiste
d’armée (industrielle) de réserve possède une part de vérité, les classes
dominantes des sociétés libérales se servant du chômage pour freiner les
salaires quand la situation n’est pas au « plein-emploi ». Là où C. D. Greaves
est beaucoup plus discutable est quand il dit que :

Politiquement, le résultat est de diviser le peuple et de le détourner du chemin de la


2575
lutte contre son vrai ennemi, l’impérialisme britannique.

Selon lui, ce sont les capitalistes qui attisent les peurs. Le rédacteur en chef de
l’Irish Democrat veut remettre les choses au clair. Il rappelle que les ouvriers
protestants gagnent moins que leurs homologues britanniques et que s’ils ont
des « privilèges » par rapport aux catholiques, « leur “privilège” n’a rien de
positif.»2576 Les membres du Communist Party of Ireland mettent également en
avant la communauté de destin des ouvriers catholiques et protestants :

Les catholiques souffrirent plus de ces injustices, mais l’on fit [au C.P.I.] toujours
remarquer que les maux sociaux du chômage, du mal logement et des pauvres
2577
conditions de vie affectèrent aussi un nombre important d’ouvriers protestants.

Ces propos sont d’autant plus crédibles que le Communist Party of Northern
Ireland (1941-1970) mené notamment par Betty Sinclair et Andy Barr était
principalement composé de protestants.
Sans doute parce qu’il est originaire de la communauté protestante,
Geoffrey Bell se livre à une interprétation psycho-sociale qui fait sens, mais
toujours dans une perspective « anti-impérialiste ». Pour lui, dire que les
protestants ont été utilisés ne signifie pas expliquer « toute l’histoire ». Le fait
qu’ils ont moins souffert que les catholiques « a nourri une politique parmi eux

2575
“Politically the result is to divide the common people and to divert them from the path of struggle against
their real enemy, British imperialism.”, C. D. Greaves, The Irish Crisis, Londres, Lawrence & Wishart, 1972, pp.
74-75.
2576
“Their “privilege” is nothing positive.”, ibid., p. 75.
2577
“Catholics suffered most from these injustices, but it was always pointed out that the social evils of
unemployment, bad housing and poor living conditions also affected large numbers of Protestant workers.”,
C.P.I., Communist Party of Ireland: Outline History, Dublin, New Books Publications, 1975, p. 34.

476
qui visait à maintenir les différents niveaux de souffrance. »2578 G. Bell estime
qu’on ne peut blâmer l’ouvrier protestant de passer devant un catholique pour
un emploi sans saisir l’importance du chômage dans la région.2579
La configuration particulière du système politique d’Irlande du Nord a fait
conclure à certains, comme le danois Anders Boserup, que « les régions de la
superstructure, les sphères politiques et idéologiques, ont des rôles plus
dominants par rapport à la base, la sphère économique, dans cette formation
sociale par comparaison avec les formations capitalistes habituelles. »2580
L’universitaire Belinda Probert, également influencée – entre autre – par
Althusser, et qui entend traiter la politique et l’idéologie protestante en Irlande
du Nord, veut cerner l’emprise de l’Ordre d’Orange sur le système nord-
irlandais. Elle fait remonter les origines de cette emprise au moment de la lutte
contre le Home Rule où l’Ordre prêchait le « ‘corporatisme’, une sainte alliance
entre propriétaires et ouvriers ».2581 Selon elle, dans les années 20 et 30, « le
capital d’Ulster pour survivre avait besoin d’une force de travail calme ».2582 Et
B. Probert d’évoquer comme moyen d’y parvenir, la « puissante influence
intégrative » de l’Ordre d’Orange et son rôle cohésif entre la masse des
ouvriers protestants et la classe dirigeante unioniste.2583 Structurellement, elle
affirme que pour survivre, l’hégémonie unioniste dépendait de la continuelle
polarisation entre catholiques et protestants.2584 L’efficacité de cette hégémonie
et de l’ « Orangisme comme idéologie dominante de la classe ouvrière
protestante » se vérifia, à ses yeux, dans les années de dépression des
années trente où elle endigua la lutte des classes.2585

2578
“have has bred a politics amongst them which was seeks to maintain the different levels of suffering” G.
Bell, The Protestants of Ulster, Londres, Pluto, 1976, p. 32.
2579
Ibid.
2580
“the regions of the superstructure, the political and ideological spheres, have a more dominant role relative to
the base, the economic sphere, in this social formation as compared with the usual capitalist formations.”, A.
Boserup, “Contradiction and Struggles in Northern Ireland”, Socialist Register, 1972, pp.157-192, p. 168.
2581
“ ‘corporatism », a holy alliance between owners and workers.” B. Probert, Beyond Orange and Green: The
Political Economy of the Northern Ireland Crisis, Londres, Zed, 1978, p. 53.
2582
« To survive, Ulster capital needed a quiescent labour force. », B. Probert, op. cit., p. 52.
2583
Ibid., p. 58.
2584
Ibid., p. 65.
2585
Ibid., p. 78. Anderson estime que les protestants ont particulièrement jouit de leurs privilèges relatifs dans
l’entre-deux guerres pendant la période de dépression mondiale. James Anderson, “Regions and Religions in
Ireland, A Short Critique of the ‘Two Nations’ Theory”, ANTIPODE, op. cit., p. 48.

477
Dans une approche plus « anti-impérialiste », Roger Faligot estime que la
partition en a entraînée une autre : celle de la classe ouvrière. De ce fait, il
souligne que :

L’aspect confessionnel des divisions n’est plus alors que le reflet idéologique de
l’appropriation de tous les pouvoirs par un bloc historique interclasse (bourgeoisie et
classe ouvrière protestantes) qui est la « tête de pont » des intérêts britanniques en
2586
Irlande.

Toujours est-il que les discriminations à l’encontre des catholiques étaient


réelles. Elles sont une pierre essentielle de l’édifice politique et favorisent la
perpétuation de l’idéologie orangiste. Les marxistes ont dénoncé le
chômage,2587 le « trucage électoral » [gerrymandering], le népotisme 2588
et ce
que Greaves appelle « l’édifice monstrueux de la discrimination religieuse et
politique qui est le cœur économique de la crise encore persistante en Irlande
du Nord. »2589
L’approche de classes est intéressante parce qu’il y a également des
Protestants pauvres.2590 Ainsi, il paraît légitime que Peter Hadden dise :

Tandis que les Catholiques ont toujours été traités comme des citoyens de seconde
zone à l’intérieur de l’état, les Protestants aussi souffraient également du chômage,
2591
des bas salaires, et en particulier, de pauvres habitations.

Les marxistes se sont également intéressés au fonctionnement de l’appareil


d’État. Leur apport est loin d’être négligeable.

2586
R. Faligot, La résistance irlandaise, 1916-1976, Paris, Maspero, 1977, pp. 72-73. Cf. : aussi : P. Hadden,
Troubled times, op. cit., p. 80.
2587
S. Van der Straeten, Ph. Daufouy, La Contre-révolution irlandaise, op. cit., p. 2096.
2588
C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 86.
2589
“the monstrous edifice of religious and political discrimination which is the economic heart of the still
continuing crisis in Northern Ireland.”, C. D. Greaves, « epilogue », in T. A. Jackson, Ireland Her Own, pp. 437-
484, p. 444.
2590
Ce n’est pas l’apanage des marxistes que de le montrer, Cf. J. Whyte, Interpreting Northern Ireland, op.
cit., p. 65. et plus généralement son chapitre 3.
2591
“While Catholics had always been treated as second class citizens within the state, Protestants too suffered
from unemployment, poor wages, and in particular, poor housing”, Peter Hadden, Beyond the Troubles ?, op.
cit., 1994, (Ch. 3)

478
b.) le fonctionnement de l’appareil d’État

Ce n’est qu’après la chute de l’État nord-irlandais en 1972 que la


littérature marxiste s’est enrichie d’interprétations historiques conséquentes à
ce sujet.
Dans The Orange State, le chef de file de la People’s Democracy Michael
Farrell constate que la liste du premier gouvernement ressemble à « un comité
exécutif de l’industrie et du commerce nord-irlandais. »2592 Comme Farrell
entend laisser parler les faits, suit une liste très explicite des hauts personnages
en question avec deux ouvriers pour maintenir l’alliance unioniste. De même, il
note que les élus unionistes à Westminster faisaient partie de la classe
dirigeante alors que les députés nationalistes « représentaient la petite classe
moyenne catholique […]».2593
Michael Farrell tient à montrer que l’État nord-irlandais « n’était pas une
création arbitraire de l’impérialisme britannique pour garder une prise sur la part
la plus industrialisée de l’Irlande. […] L’État a des racines locales […] »2594 En
somme, il voit dans l’État :

le produit d’un partenariat entre l’impérialisme britannique d’un côté, et de l’autre les
industriels d’Ulster, hommes d'affaires et propriétaires fonciers unis ensemble dans le
parti unioniste.
Mais les hommes d’affaires unionistes gagnèrent leur support de masse à travers
l’Ordre d’Orange et en encourageant et exploitant les différences entre le protestant et
le catholique dans le Nord.
[A travers notamment les discriminations] les patrons unionistes furent éminemment
couronnés de succès. Ils restèrent au pouvoir pendant cinquante ans et gardèrent leur
2595
soutien de masse.

2592
“like an executive committee of Northern industry and commerce.”, M. Farrell, The Orange State, op. cit., p.
68.
2593
Ibid., p. 69.
2594
“was not an arbitrary creation of British imperialism to enable it to keep a foothold in the most industrialised
part of Ireland, however. The state had local roots”, M. Farrell, op. cit., p. 326.
2595
“The Northern state was […] the product of a partnership between British imperialism on the one hand, and
in the other the Ulster industrialists, businessmen and landowners united together in the Unionist party.
But the Unionist businessmen won their mass support though the Orange Order and by fostering and exploiting
differences between Protestant and Catholic in the North.
[…] The Unionist bosses were eminently successful. They stayed in power for fifty years and they kept their
mass support.”, M. Farrell, op. cit., pp. 326-327.

479
Belinda Probert étudie également l’alliance inter-classiste du bloc unioniste. Elle
attache moins d’importance au rôle des hommes d’affaires qui n’ont pas
véritablement à gagner le support des masses – comme le dit M. Farrell. Elle
tente de comprendre, dans un vocabulaire althussérien, l’Orangisme comme
« l’idéologie relativement autonome de la classe ouvrière protestante. »2596 Elle
rajoute ainsi que :

L’Orangisme était à la fois l’idéologie économique de l’aristocratie ouvrière


protestante, reproduisant une division hiérarchique claire à l’intérieur de la classe
ouvrière, et une idéologie politique déterminant les obligations de la direction politique
unioniste envers la communauté protestante en général ; la défense de l’historique
emprise protestante.
La force et la cohésion du mouvement unioniste, sous la direction de la classe
capitaliste, était à son tour renforcée par la création des appareils d’État qui
institutionnalisèrent le privilège protestant de différentes manières, et augmentèrent
2597
grandement les pouvoirs répressifs du gouvernement.

L’étude de l’État nord-irlandais est dominée par le livre paru en 1979 The
State in Northern Ireland, 1921-1972 du trio de jeunes universitaires Paul Bew,
Peter Gibbon et Henry Patterson. Ces auteurs affirment que l’alliance inter-
classiste protestante, réalisée pour contrer le républicanisme a obligé les
dirigeants unionistes « de concéder une part du pouvoir de classe bourgeois à
la section orange de la classe ouvrière ».2598
Contrairement à ce qui a été fait avant eux, ils entendent analyser « la
connexion entre la formation de l’État nord-irlandais et les relations de classes à
l’intérieur des blocs unioniste et nationaliste l’un comme l’autre. »2599 Ce n’est
seulement que par rapport à cette connexion que les facteurs externes, i. e.

2596
“the relatively autonomous ideology of the Protestant working class.”, B. Probert, Beyond Orange and Green
(1978), op. cit., p. 50.
2597
“Orangeism was at once the economic ideology of the Protestant labour aristocracy, reproducing a clear
hierarchical division within the working class, and a political ideology determining the obligations of the
Unionist leadership to the Protestant community as a whole; the defence of the historical Protestant ascendancy.
The strength and cohesion of the Unionist movement, under the leadership of the capitalist class, was in
turn reinforced by the creation of State apparatuses which institutionalised Protestant privilege in a variety of
ways, and greatly increased the repressive powers of the Government.”, B. Probert, ibid.
2598
“to concede a portion of bourgeois class power to the Orange section of the working class.”, Bew, Gibbon,
Patterson, The State in Northern Ireland, 1921-1972, Political Forces and Social Classes, Manchester,
Manchester University Press, 1979, p. 49.
2599
“the connection between the formation of the Northern Irish state and the class relations inside either the
Unionist or the nationalist blocs.”, Bew et al., The State in Northern Ireland, op. cit., p. 68.

480
l’influence britannique (que met en avant l’interprétation nationaliste), ont joué
un rôle.2600 Pour illustrer la forme particulière qu’a pris l’État, Patterson, Gibbon
et Bew reviennent sur les émeutes sectaires et les expulsions de catholiques de
leurs emplois et habitations en juillet-août 1920. Cette crise affermit le bloc
inter-classistes unionistes, permit le développement des troupes auxiliaires (B
Specials) et « donna aux appareils d’État unionistes un aspect particulièrement
répressif du point de vue catholique. »2601 En plus d’être dépendants des B
Specials, les dirigeants unionistes ont eu besoin du soutien britannique pour
garantir l’assise inter-classiste du nouvel État. C’est seulement à ce moment
que la lecture nationaliste traditionnelle reprend prise sur les réalités.
L’apport principal de The State in Northern Ireland découle de l’ouverture
récente des archives pour la période de l’entre-deux guerres. Les auteurs ont
découvert que les appareils d’État sont devenus les lieux de conflits entre deux
groupes distincts au sein du personnel politique unioniste.
Le premier de ces groupes tient dur comme fer à l’alliance protestante que
caractérise parfaitement les B Specials. Le sectarisme, l’attention portée aux
revendications des protestants les plus modestes et donc une façon de gérer
les fonds publics de manière dispendieuse les caractérisent. Les universitaires
marxistes les appellent les « populistes ». 2602 L’objectif de la ligne populiste est
d’empêcher l’unité de la classe ouvrière, catholique et protestante.2603 Les
« populistes » s’appuient sur les masses protestantes à travers l’Ordre
d’Orange mais peut-être aussi surtout sur l’UULA que le premier ministre Craig
2604
appelait « l’organisation la plus merveilleuse en Ulster » et par conséquent
sur le capital industriel local plutôt que sur les intérêts bancaires.
Le second groupe rassemble les opposants à cette première tendance. Ces
« anti-populistes » sont libéraux, modernisateurs et prêchent une forme de « via

2600
Jim Smyth met, a contrario, l’accent sur le fait que si l’alliance de classe unioniste s’appuie sur la formation
sociale locale, elle dépend de ses liens avec la Grande-Bretagne. J. Smyth, « Northern Ireland – Conflict Without
Class », in A. Morgan, B. Purdie, Ireland, Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 33 – 52, p. 42.
2601
“gave the Unionist state apparatuses a particularly repressive aspect from the Catholic point of view.”, Bew
et al., op. cit., Cf. P. Bew, P. Gibbon, H. Paterson, “Some Aspects of Nationalism and Socialism in Ireland:
1968-78”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 152-171, p. 156.
2602
Ibid., p. 76.
2603
Ibid., p. 89. Bew Patterson et Gibbon s’appuient sur Étienne Balibar qui voit comme principale fonction de
l’État d’empêcher l’unité de classe du prolétariat. Grâce à l’alliance inter-classiste des Protestants, l’ État
d’Irlande du Nord n’a pas connu comme en Grande-Bretagne une véritable remise en question par les masses
après la crise de 1929 et donc une politique « de rigueur » impliquant un fort taux de chômage (qui scinde la
classe ouvrière) et une hégémonie du capital financier. (ibid., pp. 86-88)
2604
“most wonderful organisation in Ulster”, ibid., p. 90.

481
Britannica ».2605 Bew, Gibbon et Patterson ne veulent pas conclure que ce
dernier groupe reflète les intérêts d’une fraction particulière du capital contre
une autre.2606 Ils pensent en fait que la ligne « anti-populiste » n’a « pas
d’implications pratique indépendante ».2607 En d’autres termes, les anti-
populistes n’ont pas d’assise de classe, de « base sociale ».2608 Leur rôle était
d’ordre « rhétorique » et les confinaient à une position minoritaire au sein des
appareils d’État. Leur but était de « sauver la position populiste de ses propres
excès ».2609 L’interprétation d’Étienne Balibar « résout», comme ils disent, le
problème de l’absence de base sociale des « anti-populistes ». L’élève
d’Althusser estime que l’unité ou le manque d’unité au sein de l’État et la
domination de certaines fractions de la bourgeoisie dans l’État découlent non
pas « de divisions internes organiques de cette classe mais du rapport
qu’entretient l’État au prolétariat et ses divisions. »2610
Pour eux, le « rôle-clef dans la perpétuation du bloc de classes protestant était
joué par l’État. »2611 Cela ne veut pas dire que l’État était le chef d’orchestre qui
imposait son idéologie aux classes dominées. Il approuve le sectarisme pour
reproduire l’alliance protestante interclassiste. Ainsi, « sa fonction illustre et
donne une articulation spécifique aux contradictions à l’intérieur de la société
d’une façon à assurer la “paix des classes” ».2612 Ainsi, pour les chercheurs
marxistes :

si [la politique sectaire de l’État] était un élément important dans le maintien de


l’hégémonie de la classe dirigeante, ce n’était ni le seul ni même le dominant. La
base essentielle véritable pour la reproduction du bloc de classes était la réactivité de

2605
Ibid., p. 76.
2606
Ibid. p. 85. En cela, ils anticipent les conclusions que pourraient tirer de leur découverte des militants comme
Michael Farrell ou Eamonn McCann. (Cf. : l’interprétation de ces derniers sur l’origine des « Troubles ».)
Patterson, Gibbon et Bew estiment cependant que si la bourgeoisie était divisée ce ne serait non à travers une
lutte du capital monopolistique contre le capital non-monopolistique mais à travers le ressentiment des petits
capitalistes par rapport à la domination de l’État par les intérêts des industries navale et textile.
2607
“ no independent practical implications”, ibid., p. 89.
2608
Ibid., p. 92. Et ce, alors que les « populistes » se basaient sur le capital industriel local.
2609
“to save the populist position from its own excesses” ibid., p. 89.
2610
Ibid., p. 86. Il s’agit non des mots de Balibar mais d’une paraphrase des auteurs de The State in Northern
Ireland.
2611
“the key role in perpetuating the Protestant class bloc was played by the state.”, P. Bew, P. Gibbon, H.
Patterson, The State in Northern Ireland, 1921-1972, op. cit., p. 131.
2612
“its function was to epitomise and give a specific articulation to the contractions within society in such a way
as to ensure ‘class peace’.”, ibid.

482
l’État à l’impact politique sur les masses protestantes des changements dans leurs
2613
conditions matérielles.

P. Bew, P. Gibbon et H. Patterson estiment qu’avec une classe ouvrière unie, le


plus grand danger pour la bourgeoisie unioniste locale était l’alliance des
catholiques à l’État britannique.2614 Ils mettent également en avant l’
« importance fondamentale » de l’anti-populisme pour la survie du régime.2615
Si le régime a tenu près de cinquante ans, ce n’est, au demeurant pas
sans opposition.

c.) contestations sociales et oppositions

Malgré la solidité de l’alliance inter-classiste, les marxistes ont perçu


dans les grèves du début des années 1930, la plus sérieuse menace contre le
régime. Comme le dit D. R. O’Connor Lysaght :

les grèves la crise a crée un premier affaiblissement dans la position des industriels protestants
2616
qui ont été la force principale dans la création du régime des six-comtés.

En revanche la politique des hauts tarifs douaniers de De Valera avaient, selon


Lysaght, tout pour rendre heureux ces industriels. Alors que la crise avait vu
naître un mouvement ouvrier indépendant, les tarifs allaient entraîner de
nouvelles tensions sectaires qui allaient explosées en 1935.2617 L’historien
trotskyste tient à rappeler cependant que ces grèves constituaient une menace
bien mineure pour un régime déjà établi.

2613
“[…] if this was an important element in the maintenance of ruling-class hegemony, it was not the only or
even the dominant one. The really essential basis for the reproduction of the class bloc was the state’s sensitivity
to the political impact on the Protestant masses of changes in their material conditions.”, ibid.
2614
Ibid., p. 93.
2615
Ibid., p. 96.
2616
“the Slump created a first weakening in the position of the Protestant industrialists who had been the chief
force in creating the six-county regime.”, D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern Ireland (and the
basis of its undoing, Dublin, Citizens Committee, 1969, p. 40. Cf. aussi: C. D. Greaves, “epilogue”, in T. A.
Jackson, op. cit.., pp. 437-484, p. 447. Hadden pense aussi que la « vraie menace pour l’unionisme et l’aile droite
du nationalisme, était que la classe ouvrière s’unisse dans la lutte sociale et politique. », Peter Hadden, Beyond
the Troubles ?, op. cit., 1994, (Ch. 2)
2617
Ibid., p. 39.

483
Roger Faligot voit dans la grève de 1932 un « soulèvement [faisant] trembler le
gouvernement unioniste et l’Eglise catholique, qui pour l’occasion font cause
commune… »2618
L’échec de la lutte économique est imputé par Belinda Probert à la classe
dirigeante qui a su attiser les tensions sectaires mais aussi à « l’intervention
décisive de l’Orangisme en tant que force relativement autonome. »2619
Des émeutes sectaires eurent lieu en 1934 et 1935. Selon Michael Farrell,
celles de 1935 mirent un coup d’arrêt à « la tentative d’alliance des Protestants
radicaux et de l’IRA. »2620
Farrell critique vertement la politique inter-classiste du nationaliste Joe Devlin. Il
est qualifié avec dédain de tenant d’une logique sociale-démocrate et de
populiste.2621 Il est aux yeux de M. Farrell le représentant de l’Église et des
classes moyennes catholiques.2622 Le fait que le Labour et le CPNI n’ont pas
exploité la grève de 1944 est également dénoncé par M. Farrell.2623 Il se désole
aussi du manque de lien entre le républicanisme et la classe ouvrière à cause à
la fois du mouvement communiste et des chefs de l’IRA qui ont opté pour la
force physique aux dépens de la politique et de l’agitation sociale.2624
La petite musique léniniste récurrente, l’antienne du « s’il y avait eu un
parti … » est jouée encore quand il s’agit de traiter cette période. Ainsi Chris
Bambery critique le fait que les politiciens réformistes et les dirigeants
syndicalistes n’aient pas été supplantés par une « organisation socialiste » pour
tirer les leçons du passé et mettre à mal le système unioniste en profitant des
aléas économiques.2625

C. D. Greaves replace la campagne des frontières de l’IRA (1956 – 1962)


la
campagne dans une période où « les capitalistes indigènes les plus gros fusionnaient leurs
des
frontières

2618
R. Faligot, La résistance irlandaise, op. cit., p. 70.
2619
“the decisive intervention of Orangeism as a relatively autonomous force.”, B. Probert, Beyond Orange and
Green, op. cit., p. 73.
2620
“The 1935 riots put an effective stop to the tentative alliance of radical Protestants and the IRA.”, M. Farrell,
op. cit., p. 148. James Anderson, “Regions and Religions in Ireland, A Short Critique of the ‘Two Nations’
Theory”, ANTIPODE, op. cit., p. 48. Selon Anderson, le sectarisme était utilisé pour prévenir les grèves.
2621
M. Farrell, op. cit., p. 110 et 115.
2622
Ibid., p. 116.
2623
Ibid., p. 175.
2624
Ibid., p. 176, p. 190.
2625
Chris Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, op. cit., p. 57.

484
intérêts avec le monopole capitaliste. »2626 C. D. Greaves parle de la politique
de Seán Lemass visant à attirer les capitaux étrangers. Il rajoute qu’ « il y avait
des restes pour chaque parasite. L’incapacité de la bourgeoisie de compléter la
lutte pour l’indépendance devint plus visible chaque jour.»2627 Ainsi, cette
campagne « avait révélé le fossé entre les guérilleros et le peuple »2628 et
préparait la voie du socialisme. Selon lui, les leaders de l’IRA (notamment
Cathal Goulding) qui ont voulu politiser le mouvement après 1962 n’ont pas
compris le socialisme.2629 Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il a eu un rôle indirect
dans cette politisation de l’IRA. De même, d’autres groupes « petits bourgeois »
ont émergé et n’ont pas dépassé un « pseudo-marxisme » éclectique tenant,
selon lui, de Proudhon, Bakounine, Trotsky ou Fanon.2630 Il s’agit, la chose est
courante et n’est pas le monopole de C. D. Greaves, de prétendre détenir le
marxisme le plus authentique.
M. Farrell critique le manque d’assise politique du mouvement armé.2631
De même, Reed soutient que ce genre d’action doit recevoir le « support
actif de larges sections de la population nationaliste ».2632 Cependant, D. Reed
critique le caractère « évasif » de la position émise par D. Greaves dans le
Daily Worker du 5 janvier 1957 qui approuvait le but du mouvement républicain
en condamnant ses méthodes. Cette position mènera Greaves, selon son
détracteur trotskyste à des « conclusions réactionnaires ».2633
L’universitaire danois Anders Boserup tient, on le sait, une position
diamétralement opposée à celle de David Reed concernant le nationalisme
irlandais. Il assure ainsi que sans les attaques sporadiques de l’IRA et la

2626
“The largest native capitalists were fusing their interests with imperialist monopoly. There were pickings for
every parasite. The inability of the bourgeoisie to complete the struggle for independence became more glaring
every day.”, C. D. Greaves “epilogue”, in T. A. Jackson, op. cit., pp. 437-484, pp. 474-475.
2627
“There were pickings for every parasite. The inability of the bourgeoisie to complete the struggle for
independence became more glaring every day.”, ibid., p. 475.
2628
« had revealed the gulf between the guerrillas and the people.”, C. D. Greaves, The Irish Crisis, p. 151.
2629
Ils étaient, selon Greaves, toujours républicains. Ils n’eurent pas le temps de digérer la théorie et paient leurs
erreurs depuis 1939, c’est-à-dire, la période où l’organisation républicaine lança des attentats contre Londres.
Bob Purdie fait la même critique : Bob Purdie, “Reconsiderations on Republicanism and Socialism”, in Austen
Morgan, Bob Purdie, Ireland: Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 74-95, p. 83.
2630
Ibid., pp. 151-152.
2631
M. Farrell, The Orange State, op. cit., p. 220.
2632
“the active support of large sections of the nationalist population”, David Reed, Ireland: The Key to the
British Revolution, op. cit., pp. 106-107.
2633
David Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, op. cit., p. 109. D. Reed soutient tout ce qui est anti-
impérialiste et donc le terrorisme. Le caractère « réactionnaire » de D. Greaves se retrouvera dans la position du
PC britannique (CPGB) et de la grande partie de la gauche britannique de dénoncer les attentats des Provos à
Londres dans les années soixante-dix.

485
rhétorique nationaliste du Sud, « le système orange n’aurait pas survécu. »2634
Ainsi :

Il y avait ainsi une alliance curieuse de fait entre les Unionistes au Nord et le Fianna
Fáil (et d’autres partis) au Sud dans laquelle ils ont gardé vivante la question de la
Partition, aidant ainsi l’autre à rester au pouvoir. Les coûts directs sous forme de
2635
répression ont été payés par les catholiques au Nord.

Quelque chose de bien moins tapageur que les grèves ou la menace de l’IRA
allait faire chanceler le régime : la situation économique en Irlande du Nord. Le
dépérissement des industries traditionnelles et la modernisation entreprise
allaient, en effet, en plus de nouvelles formes de revendications, participer à
l’irruption des « Troubles ».

II. Les « Troubles » : une situation


révolutionnaire ?

1. de nouvelles contradictions aux origines des « Troubles » :

Le caractère imprévu du déchaînement de violence en Irlande du Nord a


rendu nécessaire les interprétations traitant de ses origines.

2634
A. Boserup, “Contradiction and Struggles in Northern Ireland”, Socialist Register, 1972, pp.157-192, p. 167.
2635
“Thus there has been a curious de facto alliance between Unionists in the North and Fianna Fail (and other
parties) in the South in which they have kept the Partition issue alive, thus helping one another to remain in
power. The direct costs in the form of repression have been paid by Catholics in the North.”, A. Boserup, ibid.

486
Les marxistes comme les autres scripteurs d’histoire s’intéressèrent ainsi au
personnage du premier ministre, le capitaine Terence O’Neill au pouvoir de
1963 aux élections de 1969. D. R. O’Connor Lysaght le qualifie de « médiocre
propriétaire terrien » qui malgré avoir pris conscience des difficultés
économiques de l’Irlande du Nord fut incapable d’adapter la politique de son
parti à la nouvelle situation et de gagner aux transformations la bourgeoisie
unioniste.2636
Pour le farouche opposant à l’entrée de la Grande-Bretagne et de
l’Irlande dans la C.E.E., C. Desmond Greaves, O’Neill était « un homme
capable de porter le masque du libéralisme en accord avec la nouvelle politique
européenne de l’Angleterre. »2637
Aux yeux de Jean-Pierre Carasso, le régime nord-irlandais qu’il désigne
comme un « système patriarcal » s’est maintenu « jusqu’à ce que son
incapacité à faire face aux problèmes du capitalisme moderne fît perdre à la
bourgeoisie le contrôle exclusif de son économie. »2638 Selon sa lecture qui
ressemble beaucoup à celle du People’s Democracy, J.-P. Carasso avance
que les investisseurs étrangers n’ont pas d’intérêts à pratiquer la discrimination
dans leurs entreprises. Il rajoute que :

Le prolétaire protestant a donc senti que sa position privilégiée était menacée et qu’il
risquait de perdre rapidement son rôle d’aristocratie ouvrière sans aucune
contrepartie. Il identifia tout naturellement cette menace à l’action de la fraction de la
bourgeoisie qui se tournait vers les capitaux étrangers et cherchait à resserrer les
liens économiques avec le Sud en rupture avec la politique calviniste traditionnelle.
2639
L’amertume s’empara bientôt des ouvriers protestants […]

Les ouvriers protestants se tournent ainsi vers les leaders extrémistes. Anders
Boserup en arrive au même constat :

La contradiction sous-jacente qui se manifeste dans les luttes en cours est celle qui
oppose deux systèmes sociaux incompatibles : le système orange qui peut être conçu

2636
D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern Ireland, op. cit., (1969), p. 44.
2637
“[…] Captain O’Neill, a man able to wear the cloak of liberalism in accordance with England’s new
European policy.”, C. D. Greaves, The Irish Crisis, (1972), p. 129.
2638
J.-P. Carasso, La Rumeur irlandaise, op. cit., (1970), p. 70.
2639
Ibid.

487
comme une version paternaliste ou « clientéliste » de la formation sociale capitaliste
2640
et le capitalisme managérial du vingtième-siècle.

Le chercheur danois estime que depuis l’arrivée de Terence O’Neill au pouvoir


en 1963, le conflit était entre protestants. Plus précisément, il couvait entre ces
deux systèmes sociaux un conflit entre deux visions irréconciliables du devenir
des 6 comtés.2641 Pour lui comme pour B. Probert se sont les ouvriers non-
qualifiés qui ont payé les conséquences de la modernisation de l’économie.2642
Éamonn McCann estime qu’après les dizaines d’années où les
idéologies du Nord et du Sud s’entretenaient mutuellement, les choses
changèrent dans les années 50 au niveau de l’infrastructure. De même que les
industries de la République avaient besoin de réintégrer le marché britannique,
les industries sur lesquelles s’appuyait le régime nord-irlandais (textile,
construction navale, ingénierie lourde) périclitaient.2643 De nouvelles entreprises
dans de nouveaux secteurs apparurent, le plus souvent financées par des
capitaux britanniques. Ce qui invite McCann à conclure que :

Vers la fin des années cinquante la base économique de la partition se faisait ronger.
Les intérêts des classes dominantes, Nord et Sud, convergèrent. Et, par là même,
2644
l’intérêt britannique en Irlande changeait.

Et Éamonn McCann d’avancer la thèse du caractère irréformable de l’État nord-


irlandais décrit comme une « machine [qui] existait pour discriminer et arranger
les concepteurs de bourgs-pourris [“gerrymander”] ».2645 Il donne en quelque
sorte raison au révérend Ian Paisley quand ce dernier affirmait que les réformes

2640
“The underlying contradiction which manifests itself in the ongoing struggles is that which opposes two
incompatible social systems: the Orange system which may be conceived of as a paternalist or “clientilist”
version of capitalist social formation, and twentieth-century managerial capitalism.”, A. Boserup, Contradictions
and Struggles in Northern Ireland, op. cit. (1972, écrit en 71), p. 170.
2641
Ibid., p. 174. Cf. aussi p. 185.
2642
Ibid., p. 177. B. Probert, Beyond Orange and Green, op. cit., p. 123.
2643
E. McCann, War and an Irish Town, Londres, Harmondsworth, Penguin, 1974, p. 123.
2644
“By the end of the fifties the economic basis of partition was being eroded. The interests of the dominant
classes, North and South, converged. And, by the same token, the British interest in Ireland changed.”, McCann,
Ibid., p. 124. Cf. James Anderson, “Regions and Religions in Ireland, A Short Critique of the ‘Two Nations’
Theory”, ANTIPODE a Radical Journal of Geography, vol. 12 (n°1). Numéro spécial sur l’Irlande, Worcester,
Massachusetts,1980, pp. 44-53, p. 49., ou : P. Hadden, Troubled times, op. cit., p. 84. Peter Hadden y avance que
la Partition devenait rapidement un « anachronisme » qui devenait une « source d’instabilité ».
2645
“The machine existed to discriminate and arrange gerrymanders”, Ibid., p. 216. Il dira aussi plus bas: “The
Orange machine, in a real sense, was Northern Ireland.” Avancée aussi par D. Reed, in Ireland: The Key to the
British Revolution, op. cit., p. 113.

488
que voulait porter le capitaine O’Neill trahissaient l’Ulster, cette « machine
orange ».2646 L’idée que sous-entend E. McCann est que cela ne pouvait se
terminer que par l’effondrement du régime et peut-être une révolution sociale.
L’historien trotskyste Nord-Irlandais, Peter Hadden avance que si le
gouvernement britannique n’a rien fait pour saper le régime d’Irlande du Nord,
la cause en était la peur que l’insoumission des Protestants ne se solda en
guerre civile qui aurait eu de grave répercussion sur le capitalisme
britannique.2647
Pour Belinda Probert aussi les « transformations économiques
menacèrent l’harmonie d’intérêts sur lesquels l’État unioniste a été établi en
sapant la domination du capital ulstérien et créant des divisions à l’intérieur de
la bourgeoisie et en affaiblissant son hégémonie sur la classe ouvrière
protestante. »2648 Elle souligne que la classe moyenne catholique du Nord qui
rejetait l’idéologie nationaliste traditionnelle et voulait participer à la
« reconstruction » de l’Ulster accueillait favorablement les tentatives de
réformes d’O’Neill. Mais à mesure que la modernisation avançait, elle se
heurtait aux fondements de l’État unioniste : l’alliance de ce que B. Probert
appelle « la bourgeoisie locale et l’aristocratie ouvrière protestante. »2649
Bew, Patterson & Gibbon étudient de leur côté ce qu’ils ont appelé la
« dé-insularisation de l’économie, de la politique et de l’idéologie de l’Irlande du
Nord pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale »2650 qui s’est
accompagnée du passage à un système d’État providence. L’introduction de
l’assistance sociale fondée autour des thèses du « Beveridge report » n’a pas
fait changer la stratégie « populiste » de division sectaire de la classe
ouvrière.2651 En revanche les « anti-populistes » se rapprochèrent de l’Ordre
d’Orange et prônèrent eux aussi une politique de rapprochement de la

2646
Ibid., p. 217. De même, Michael Farrell affirme qu’après l’arrivée au pouvoir du capitaine O’Neill en 1963,
le parti unioniste n’a jamais voulu se transformer en « parti conservateur non-sectaire », M. Farrell, The Orange
State, op. cit., p. 238.
2647
P. Hadden, Troubled times, op. cit., p. 85. Cf. aussi: Peter Hadden, Beyond the Troubles ?, op. cit., 1994,
(Ch. 2 )
2648
“economic transformations threatened the consonance of interests on which the Unionist State had been
established, by undermining the dominance of the Ulster capital and creating divisions within the bourgeoisie,
and by weakening its hegemony over the Protestant working class.”, B. Probert, Beyond Orange and Green, op.
cit., p. 65.
2649
Ibid., p. 79.
2650
P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, The State in Northern Ireland, 1921-1972, Political Forces and Social
Classes, Manchester, Manchester University Press, 1979, p. 103.
2651
Ibid., p. 114.

489
bourgeoisie et des masses protestantes.2652 Les dirigeants unionistes
comprirent en somme l’État providence comme un « élément nécessaire » au
maintien de la domination sur les masses protestantes.2653 C’était, selon les
auteurs, une façon de dépendre de façon plus dangereuse des ouvriers
protestants et de l’État britannique.2654
Patterson, Bew et Gibbon s’opposent à la distinction entre dirigeants
« traditionalistes » et « modernisateurs », ces derniers représentés par O’Neill.
Cette distinction a été adoptée majoritairement par les interprétations de
2655
gauche depuis 1968 à l’instar d’Anders Boserup ou de Michael Farrell et
désigne respectivement les politiciens liés au capitalisme local et ceux attachés
au capitalisme des firmes multinationales. Les trois universitaires marxistes
estiment que cette lecture est une « réduction économiste » qui ignore le rôle
de l’État et qui tend au psychologisme.2656
Les auteurs de The State in Northern Ireland s’opposent de plus à M. Farrell et
2657
à A. Boserup qui en viennent à penser qu’O’Neill était réformiste. De
même, P. Bew, P. Gibbon et H. Patterson se distinguent de la lecture voulant
que ce serait la bourgeoisie qui a créé le sectarisme.2658 La thèse des
universitaires est qu’O’Neill n’était pas le porte-parole de la fraction du capital
voulant moderniser l’économie de l’Irlande du Nord. L’« O’Neillisme » est l’ effet
de « l’impasse » dans laquelle était plongée l’économie.2659
Pour P. Bew, P. Gibbon et H. Patterson le problème de l’Irlande du Nord dans
les années cinquante est son autonomie à l’intérieur du Royaume-Uni et non
« une combinaison d’une dissension bourgeoise structurellement engendrée et
le besoin de surmonter l’arriération idéologique ».2660 La crise politique du début
des années soixante est à comprendre, selon eux, par le fait qu’une grande
proportion de la classe ouvrière protestante était influencée par « une idéologie

2652
Ibid., p. 114-115.
2653
Ibid., p. 124-125.
2654
Ibid., p. 125.
2655
Ibid., p. 129.
2656
Ibid., p. 130. Ils estiment que cette interprétation est psychologisante parce que la réaction protestante est
expliquée comme conséquence sur le mental collectif d’une communauté voyant sa situation de plus en plus
menacée. Les chercheurs marxistes pensent également que ce psychologisme oublie l’attitude de la classe
ouvrière progressiste.
2657
Dans un article que nous n’avons pas lu A. Boserup, Who is the Principal Enemy ?, Londres, Square One
pamphlet, n°5, 1973, cité in Bew et al., op. cit., p. 157, note 9.
2658
P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson, The State in Northern Ireland, 1921-1972, op. cit., p. 132.
2659
Ibid., p. 151.
2660
Ibid., p. 131.

490
séculaire d’opposition à la privation régionale, articulée par le NILP. »2661 Ils en
concluent que la crise en Irlande du Nord n’est pas une crise de
modernisation.2662

Pour un de ses instigateurs Desmond Greaves, le mouvement des droits

le civiques faisait que le « spectre » réapparaissait aux forces impérialistes :


mouvement
des droits
civiques Catholique et Protestant étaient en train de s’allier sous la bannière de la classe
ouvrière. Le mouvement du peuple irlandais pour les droits démocratiques gagnait
2663
des soutiens parmi les ouvriers anglais.

Les communistes irlandais soutiennent en ce sens, avec une métaphore


empruntée à Lénine,2664 que « le manque de démocratie au Nord était le
maillon faible dans la chaîne de la domination impérialiste britannique de toute
l’Irlande […] ».2665
Nous avons déjà vu que pour A. Boserup le mouvement des droits
civiques est secondaire puisque l’enjeu véritable se situe entre Protestants.2666
Pour un universitaire de sensibilité « anti-impérialiste », la NICRA fit une erreur
en croyant que l’État était réformable.2667

Nous avons parlé de l’impact qu’a eu le déchaînement de violences en


Irlande du Nord pour l’historiographie. Voyons maintenant la façon dont les
marxistes ont traité les « Troubles ».

2661
“influenced by a secular ideology of opposition to regional deprivation, articuled by the NILP.”, ibid. Les
ouvriers protestants n’étaient donc pas les dupes de l’Orangisme.
2662
Ibid., p. 150. La « modernisation » chez O’Neill est comme chez Lemass une rhétorique, une idéologie. Cf.
P. Bew, H. Patterson, The British State and the Ulster Crisis: From Wilson to Tatcher, Londres, Verso, 1985, p.
11, p. 12, p. 16.
2663
“Catholic and Protestant were combining under the banner of the working class. The movement of the Irish
people for democratic rights was winning support among English workers.”, C. D. Greaves, “epilogue”, in T. A.
Jackson, Ireland Her Own, op. cit., p. 477.
2664
Par ex. : ce dernier comprenait (en Août 1917) la Révolution russe à venir « comme un des maillons de la
chaîne des révolutions prolétariennes socialistes provoquées par la guerre impérialiste », Lénine, L’État et la
Révolution, in http://www.marxists.org (Préface)
2665
“The lack of democracy in the North was the weakest link in the chain of British Imperialist domination of
all Ireland and the Left in Ireland and the Connolly Association in Britain saw this significance.”, CPI, Outline
History, Dublin, New Books Publications, 1975, p. 3.
2666
Anders Boserup, “Contradiction and Struggles in Northern Ireland”, op. cit., p. 174.
2667
James Anderson, “Regions and Religions in Ireland, A Short Critique of the ‘Two Nations’ Theory”,
ANTIPODE a Radical Journal of Geography, vol. 12 (n°1). Numéro spécial sur l’Irlande, Worcester,
Massachusetts,1980, pp. 44-53, p. 49.

491
2. des « Troubles » au « dénouement » actuel.

a.) la radicalisation des tensions (1968 – 1974)

Selon la lecture de Jean-Pierre Carasso, la nécessaire modernisation


entreprise par la bourgeoisie n’a fait qu’aggraver les problèmes2668 et naître des
tensions qui, a leur tour, empêchent la modernisation en effrayant notamment
les investisseurs :

[…] pour ne pas sombrer dans le marasme économique, les unionistes modernes vont
2669
provoquer, bien malgré eux, le chaos social.

Au delà de ce qu’il considère en quelque sorte comme un vernis de sectarisme,


Jean-Pierre Carasso, après une envolée hégéliano-marxiste,2670 conclut qu’au
final les nord-irlandais sont bel et bien confrontés à une lutte de classe.
Il inscrit la suite des événements qui se sont déroulés en Ulster de 1963 à 1970
dans les réactions violentes à la volonté de Terence O’Neill de moderniser
l’économie. Le problème réside dans l’impossibilité à réformer le régime.2671
Analysant la situation qui a suivi le 5 octobre 1968,2672 D. R. O’Connor Lysaght
déplore l’absence d’un parti révolutionnaire structuré. Il constate que les
fondateurs de la NICRA n’étaient pas capables d’aller au-delà des
revendications légales. Pour ce qui est du PD, décrit comme un « corps

2668
Ibid., p. 72.
2669
Carasso, op. cit., pp. 75-76.
2670
« talonné par le prolétariat qu’il a créé, le capital, dans la perpétuelle fuite en avant qui est son existence
même, ne voit d’autre solution que de se développer au moment où il croit pouvoir souffler, il s’aperçoit avec
horreur qu’il a lui-même grossi l’armée de ses ennemis : de ses propres mains, il a créé les nouveaux
prolétaires. », ibid., p. 72.
2671
« [O’Neill] s’aperçut qu’il est difficile pour ne pas dire impossible, de restaurer à coup de formica, de verre
et de béton, un édifice dont les fondations de bois vermoulu s’effondrent et qu’aucune réforme ne permet de
rétablir l’équilibre d’une société dont le déséquilibre est le fondement même. », J.-P. Carasso, ibid., p. 76. Voir
aussi sa description du People’s Democracy dans les « Troubles », ibid., pp. 115-118.
2672
Le tollé suscité dans la communauté catholique, chez de nombreux étudiants et à l’extérieur par l’attaque
des manifestants pour les droits civiques par les forces de police à Derry.

492
agitationel » [“agitational body”], il s’est montré incapable mise à part
Bernadette Devlin, de prendre l’ascendant sur les barricades quand elles se
dressèrent en août 1969. En bon léniniste, il affirme que :

La nature désorganisée des insurrections à Belfast et Derry étaient simplement les


expressions du fait que dans la situation la révolution à une grande échelle était
2673
prématurée.

A ses yeux les nationalistes bourgeois et petit-bourgeois ont commis l’erreur de


ne pas saisir la portée de l’érection des barricades. Elles ont, selon lui, non pas
créé une situation révolutionnaire mais « certainement une tendance majeure
faite pour [y parvenir] ».2674 Ainsi « une direction révolutionnaire sérieuse aurait
lutté pour élargir les demandes et pour ouvrir de nouveaux fronts de lutte. »2675
Desmond Greaves souvent décrit comme le « grand-père »2676 de la campagne
des droits civiques rend un compte-rendu intéressant du cours des événements
qu’il a vu échapper au contrôle de ses amis.2677 Son ambition était de défaire
l’aile droite du parti unioniste, opposée à Terence O’Neill.2678 Il évoque la lettre
de juillet 1968 de la Connolly Association à Wilson pour l’introduction d’un “Bill
of Rights” et un article de son journal l’Irish Democrat où il était envisagé une
explosion de violence, un mois avant qu’elle n’ait lieu, si les réformes
nécessaires n’étaient pas appliquées.2679 Quand Bernadette Devlin tance Betty
Sinclair, il dit comprendre l’impatience de la jeune femme mais défend la
politique conciliatrice de la militante communiste visant avant tout à gagner des
alliés, « la pré-condition vitale et indispensable de la libération irlandaise ».2680
Parallèlement à la justification de sa politique, C. D. Greaves en vient à parler
de l’implication estudiantine dans le mouvement après les violences d’octobre
1968. Il affirme que « leur révulsion de la brutalité unioniste était généreuse et

2673
“The disorganised nature of the risings in Belfast and Derry were merely expressions of the fact that in the
situation full-scale revolution was premature.”, D. R. O’Connor Lysaght, The Making of Northern Ireland (and
the basis of its undoing), op. cit., (fin 1969), pp. 44-45.
2674
“certainly a major tendency making for such”, ibid., p. 45.
2675
“A serious revolutionnary leadership would have struggled to broaden the demands and to open new fighting
fronts; in a word, to escalate matters”, ibid. Cf. : aussi: P. Hadden, Troubled times, op. cit., p. 101.
2676
R. English, The Irish Freedom, op. cit., p. 366.
2677
C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., pp. 132-168.
2678
Ibid., 169.
2679
Ibid., pp. 132-133.
2680
“the aim of winning allies, the vital and indispensable precondition of Irish liberation”. ibid., p. 155.

493
immédiate. »2681 S’il jette le regard bienveillant du militant expérimenté sur la
naïveté des étudiants du Queen’s University de Belfast, il critique les militants
d’extrême-gauche qui sont venus se greffer au mouvement. Il dénonce en ces
militants 2682 leurs conceptions élitistes ne répondant pas aux besoins des gens,
ce qui leur donne « le point de vue d’une secte ».2683 Significativement, il juge
que :

Ces gens ont été en contact avec le marxisme, mais ne se sont jamais départis de
2684
l’idéalisme philosophique ou n’ont saisi le sens de la dialectique matérialiste.

A Derry, la “Derry Citizens ‘ Action Committee” de John Hume est décrite


comme une alliance peu évidente de groupement petit-bourgeois.2685 Evoquant
la marche Belfast-Derry menée par le People’s Democracy, Greaves estime
qu’après Burntollet, la « guerre sectaire » a été évitée en partie du fait du sang-
froid des membres de la Citizens’ Action Committee. Concernant les
organisateurs, il conclut que leur marche était insensée, étant donné qu’elle
2686
était sectaire qu’ils l’aient voulus ou non et qu’ « ils ne pouvaient pas
contrôler les démons qu’ils avaient invoqués ».2687
Le remplacement d’O’Neill par son cousin Chichester Clark en avril 1969
comme premier ministre nord-irlandais ne change rien aux yeux du communiste
anglais : « tous les deux étaient totalement dépendants de l’Angleterre ».2688
Cette dépendance, estime-t-il, devient évidente en période de crise.
La façon dont le leader du People’s Democracy Michael Farrell rend
compte des événements est forcément différente. Il met en avant que la marche
Belfast-Derry dont il a été l’organisateur fut dénoncée par tout l’establishment et
« presque toute la classe moyenne, catholique comme protestante. »2689 Il

2681
“Their revulsion from Unionist brutality was generous and immediate.”, ibid., p. 159.
2682
Greaves ne nomme personne. Il est évident pourtant qu’il désigne en particulier Michael Farrell de l’Irish
Workers’ Group et qui enseignait les lettres au College of Technology de Belfast.
2683
C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 160.
2684
“Marxism, but had never broken with philosophical idealism or grasped the meaning of materialist
dialectic.” ibid., p. 161.
2685
Ibid.
2686
Ibid., p. 167.
2687
“they could not control the devils they had invoked”, ibid., p. 168.
2688
“both were totally dependent on England.” C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 177.
2689
M. Farrell, The Orange State, op. cit., p. 249. Les militants du PD sont assez sarcastiques sur la classe
moyenne catholique : E. McCann, War and an Irish Town, Londres, Harmondsworth, Penguin, 1974, p. 45. M.

494
décrit Burntollet comme un tournant pour les Catholiques qui, selon lui,
voulaient immédiatement leurs droits civiques.2690
Selon lui, l’élection de Bernadette Devlin à Westminster était « une
démonstration convaincante que presque la minorité entière avait balancé
derrière la campagne des Droits civiques. »2691 En commentant un passage du
récit de Bernadette Devlin évoquant le glissement d’elle et ses amis « vers la
gauche »2692 en 1968, Roger Faligot a ces mots assez déroutants :

Cette évolution pragmatique de l’avant-garde de la minorité nationaliste catholique est


à l’image de l’évolution de tout le peuple nationaliste vers le socialisme dans les
2693
années qui suivent.

Les leaders du People’s Democracy insistent pour dire que la population


catholique prenait confiance en elle et qu’elle n’allait plus se laisser cantonner à
une position soumise.2694

Avec l’intervention britannique d’août 1969, Greaves estime que « le


l'armée masque était ôté. L’Irlande du Nord était après tout une colonie. »2695 Farrell et
britannique
McCann le rejoignent plus ou moins en cela. Éamonn McCann considère que
« l’armée britannique vint parce que les intérêts britanniques étaient
menacés. »2696 Michael Farrell, qui voit dans les troupes britanniques « une
véritable armée d’occupation »2697 précise que « les intérêts britanniques
exigeaient une Irlande stable et paisible où la production et le taux de profit
n’étaient pas dérangés par des soulèvements politiques. »2698 Le

Farrell, The Orange State, op. cit., p. 275. Cf. aussi : le SDLP pour Peter Hadden, in Beyond the Troubles ?, op.
cit., 1994, (Ch. 3 Despite its title this was a middle class Catholic party with a narrow sectarian appeal.)
2690
Ibid., p. 252. « en particulier, note-t-il, le ‘One Man, One Vote’ »
2691
“a convincing demonstration that almost the entire minority had swung behind the militant Civil Rights
campaign.”, ibid., p. 255.
2692
Cf. : B. Devlin, Mon âme n’est pas à vendre, Paris, Seuil, 1969, p. 114.
2693
R. Faligot, La Résistance irlandaise, op. cit., (1977), p. 126.
2694
E. McCann, War and an Irish Town, Londres, Harmondsworth, Penguin, 1974, p. 48. ; M. Farrell, Northern
Ireland: The Orange State, op. cit., p. 256.
2695
“The mask was off. Northern Ireland was after all a colony.”, C. D. Greaves, “epilogue”, in T. A. Jackson,
ibid., pp. 437-484, p. 481.
2696
“The British army came because British interests in Ireland were threatened.”, E. McCann, War and an Irish
Town, op. cit., (1974), p. 234.
2697
“a real army of occupation.” Farrell dit que c’est dans les ghettos qu’elles apparurent ainsi., M. Farrell, The
Orange State, op. cit., p. 286.
2698
“British interests required a stable peaceful Ireland where production and the rate of profit were not disturbed
by political upheavals.”, Farrell, op. cit., p. 329.

495
démantèlement du « système orange » était interrompu par les émeutes
sectaires, la résistance des protestants et l’intervention militaire britannique
permettait à Westminster de pousser des réformes qui tardaient pour une
population catholique rendue de plus en plus impatiente. Pour le leader du
People’s Democracy :

Les Britanniques sont intervenus pour défendre l’État et le réformer ; mais échouant à
2699
le réformer ils furent forcés de se concentrer à le défendre.

Farrell pense qu’avec la présence de ce qu’il voit comme une « armée


d’occupation […] » les nouveaux espoirs dans la population catholique « une
lutte pour les droits civiques était devenue une lutte contre l’impérialisme, pour
la libération nationale ».2700 Nous comprenons en quoi ces idées peuvent
concorder avec le discours nationaliste.
Chris Bambery avance que les troupes britanniques ont été envoyées pour
« épauler [“back-up”] le Royal Ulster Constabulary et prévenir la défaite des
forces « de l’ordre » [“the forces of ‘law and order’ “].2701 Cela permet, selon lui
comme C. D. Greaves, de rendre plus claire la politique de Londres : « soutenir
l’ État d’Irlande du Nord existant sous domination Unioniste à tout prix. »2702
Dans la version de 1980 de son livre, Éamonn McCann indique que la
population catholique de Derry ne pouvait plus supporter la répression et les
humiliations. Il en vient à considérer que :

la logique de tout ça demandait une campagne musclée [“a physical campaign”]


contre l’État. Quand c’est l’État lui-même qui avait menacé de vous détruire, il est
nécessaire d’attaquer l’État, pour essayer de mettre fin à son existence, afin de
2703
s’assurer qu’il n’y aura pas de répétition.

2699
“The British had intervened to defend the state and reform it they were forces to concentrate more and more
in defending it.”, Farrell, op. cit., p. 330. Cf. E. McCann, War and an Irish Town, Londres, Harmondsworth,
Penguin, 1974, p. 234.
2700
“A struggle for civil rights had become a struggle against imperialism, for national liberation.”, Farrell, ibid.,
p. 330.
2701
“The troops were being sent to back up the RUC and prevent defeat for the forces of ‘law and order’ ”, Chris
Bambery, Ireland’s Permanent Revolution, Londres, Bookmarks, 1986, p. 8.
2702
“to prop-up the existing Unionist-dominated state of Northern Ireland at all costs.”, ibid. Cf. Bien entendu,
l’absence d’un parti était rédhibitoire. (Cf. ibid., p. 62.)
2703
“The logic of that demanded a physical campaign against the state. When it is the state itself which has
threatened to destroy you it is necessary to attack the state, to attempt to end its existence, in order to ensure that
there will be no repetition.”, E. McCann, War and an Irish Town, Londres, Pluto Press, 1980, p. 134. Cf.

496
En plus du People’s Democracy, des auteurs regarderont avec une
bienveillance formellement critique l’action de l’IRA Provisoire.2704
Belinda Probert voit, quant à elle, dans les « Troubles » la manifestation de la
contradiction résidant « dans la balance économique changeante en l’Irlande et
entre la Grande-Bretagne et l’Irlande »2705 qui a mis fin à l’hégémonie unioniste
sur l’Irlande du Nord. Pour elle, la contradiction économique qui explique la
« crise politique majeure »2706 était l’augmentation du capital monopolistique
[“the rise of monopoly capital”], sa pénétration en Irlande qui se heurte aux
rapports de production existant en Irlande du Nord.2707 Ces rapports, selon
Probert, étaient figés par « l’alliance politique et idéologique entre le capital
non-monopolistique local et l’aristocratie ouvrière protestante. »2708 Renvoyant
notamment aux écrits de Nicos Poulantzas, B. Probert avance que :

L’Irlande du Nord n’est pas simplement une région dans l’État britannique. C’est une
formation sociale avec ses propres appareils d’État, à travers lesquel la reproduction
des relations sociales peut être contrôlée, augmentant de ce fait, l’autonomie du
2709
capital non-monopolistique local comme une force sociale.

Elle réaffirme en plus la thèse d’une affirmation d’une classe moyenne


catholique réformiste par rapport à l’État providence.2710
Le trio Bew, Gibbon, Patterson se démarque encore à ce sujet de la littérature
marxiste. Pour les auteurs de The State in Northern Ireland affirment que
l’impact du capitalisme monopolistique internationalisé était limité.2711 De plus,

position soutenue par D. Reed in D. Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, Londres, Larkin
publications, 1984, p.134.
2704
R. Faligot, La résistance irlandaise, 1916-1976, Paris, Maspero, 1977, p. 210 : « L’I.R.A. est là pour
défendre les travailleurs catholiques […] »
2705
“in the changing economic balance within Ireland and between Britain and Ireland”, B. Probert, Beyond
Orange and Green: The Political Economy of the Northern Ireland Crisis, Londres, Zed, 1978, p. 65.
2706
Ibid., p. 97.
2707
Cf. : p. 65 et p. 97.
2708
“the political and ideological alliance between local non-monopoly capital and the Protestant labour
aristocracy.”, ibid., p. 97.
2709
“Northern Ireland is not simply a region within the British State. It is a social formation with its own state
apparatuses, through which the reproduction of social relations can be controlled thereby increasing the
autonomy of local non-monopoly capital as a social force.“, ibid.
2710
Ibid., p. 114.
2711
Bew, Gibbon, Patterson, The State in Northern Ireland, 1921-1972, Political Forces and Social Classes,
Manchester, Manchester University Press, 1979, p. 188.

497
ils relativisent le caractère radical de la classe moyenne catholique et mettent
plutôt l’accent sur son conservatisme.2712

b.) cristallisation politique, chute de l’État et Sunningdale agreement

Éamonn McCann tient à souligner que la « raison majeure » de la


paramilitarisation du conflit est la montée de la violence sans distinction de
l’armée. Il est vrai que les expéditions aléatoires de l’armée dans les quartiers
catholiques pour trouver des armes puis la décision du gouvernement unioniste
les en août 1971 de ré-instaurer l’internement arbitraire préventif a mis le feu aux
paramilitaires
poudres. E. McCann a quelques éléments pour affirmer que ces violences de
l’armée ouvraient la voie à l’I.R.A. Provisoire qui :

[…] contrairement à nous [la gauche], avait une réponse parfaitement cohérente et
2713
étonnamment simple à la crise – abattre le Stormont et unir l’Irlande.

Geoffrey Bell estime que l’IRA (Officielle en 1969/70) qui a renoué avec la
politique après la campagne des frontières (1956-1962) s’est tournée vers une
politique centriste traditionnelle jusqu’à se compromettre avec l’Unionisme pour
finalement prêcher une théorie des étapes revisitée.2714
R. Faligot leur reproche de n’avoir « pas rompu avec le républicanisme
traditionnel, et que leur « marxisme » est déjà inspiré par le stalinisme. »2715
Dans une vision tiers-mondiste décomplexée, le journaliste français livre une
interprétation de l’I.R.A. Provisoire qui paraît aujourd’hui démentielle. L’armée
républicaine, depuis sa création par Patrick Pearse en 1916 jusqu’au temps où
il écrit, « est devenue l’organisateur historique de la lutte de libération nationale
en Irlande ».2716 Roger Faligot conçoit les « Troubles » à partir de 1969 comme

2712
Ibid., p. 170. Ils répondent à une thèse du rapport Cameron. Ils disent pourtant (p. 163) qu’ “almost the entire
Catholic population became a united militant political force, at least for a short time in 1968-69.”
2713
“unlike us, had a perfectly coherent and stunningly simple answer to the crisis – smash Stormont and unite
Ireland.”, E. McCann, War and an Irish Town, op. cit., p. 86.
2714
G. Bell, op. cit., p. 115.
2715
R. Faligot, La Résistance irlandaise, op. cit., (1977), p. 232.
2716
R. Faligot, op. cit., p. 113.

498
2717
« la deuxième guerre de libération nationale » et voit dans l’évolution de la
littérature servant à former les cadres de l’I.R.A. « la volonté croissante des
unités nordistes de dépasser le cadre étroit d’une conception militariste de la
lutte, pour jeter les bases d’une guerre du peuple, d’une armée du peuple. »2718
Il considère que le mouvement républicain est « traversé de part en part par la
lutte des classes »,2719 que la politique des Provos est une sorte de « populisme
de gauche, éloigné du marxisme »2720 et que le plus grand danger de cette
politique est son fédéralisme.2721
Bob Purdie a plus ou moins la même lecture de l’IRA Provisoire. Il reconnaît
que son apparition ait été dans un premier temps « une défaite significative
pour la gauche » mais que depuis les Provos se révèlent « un mouvement
populaire sincère ».2722 Même s’il l’atténue, B. Pudie reste logique avec sa
position de 1972 où il disait que « toute la violence en Irlande provient de
l’oppression impérialiste. »2723 De même, David Reed, prend parti pour les
Provisoires, tenants selon lui de « la position nationale révolutionnaire » contre
les « révisionnistes » Officiels, dans la scission qu’ont connu le Sinn Féin et
l’I.R.A..2724 Il considère les Provos comme l’ « avant garde » des « masses
catholiques ».2725
En août 1971, Anders Boserup affirmait qu’avec l’Orangisme, il n’y avait
pas de « modération, concessions, réforme et réconciliation » possible,
affirmant avec force le caractère irréformable de l’État.2726 Il juge d’ailleurs cet
État Nord-Irlandais comme « gravement mis en danger » et que la Grande-

2717
Ibid., p. 114.
2718
Ibid., p. 155. Les cadres sont passés, selon lui, de l’étude des textes de l’Irgun sioniste « révisionniste » et de
l’E.O.K.A. du général Grivas à différents écrits plus révolutionnaires. De la guerre prolongée de Mao, La
Guerre de guérilla [sic] de Che Guevara, ou du Mini-manuel de guérilla urbaine du brésilien Carlos Marighela.
2719
Ibid., p. 156. le Sinn Féin attirant, selon lui, toutes les couches de la population sauf la grande bourgeoisie.
2720
Ibid., p. 157. et donc de Connolly. Cependant (p. 156) les politiciens du Sinn Féin, en laissant augurer, dans
leur discours, une politique socialement révolutionnaire au moment où l’indépendance sera acquise, se font
paradoxalement les héritiers de la stalinienne « théorie des étapes » du parti communiste. Les Provos sont plus
proches de la pensée de Pearse et de son texte The Sovereign People.
2721
Ibid., p. 160.
2722
Bob Purdie, “Reconsiderations on Republicanism and Socialism”, in Austen Morgan, Bob Purdie, Ireland:
Divided Nation, Divided Class, op. cit., pp. 74-95, p. 83.
2723
“all the violence in Ireland stems from imperialist oppression.”, Red Mole, 13 mars 1972, cité in David
Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, op. cit., p. 179.
2724
David Reed, Ireland: The Key to the British Revolution, op. cit., p. 136.
2725
Ibid., p. 207.
2726
A. Boserup, “Contradiction and Struggles in Northern Ireland”, Socialist Register, 1972 [écrit en août 1971
et publié après la chute de l’État en mars 1972], p. 180.

499
Bretagne est « le moins sûr de ses alliés » et qu’elle fait en fait « partie du
complot pour réunir l’Irlande. »2727

Le Bloody Sunday du 30 janvier 1972 avec ses 13 civils morts de Derry


2728
suscitait un désir de revanche dans la communauté catholique dont on ne
pouvait plus faire taire les revendications. Et ce, malgré le fait que, selon
Michael Farrell :

L’aliénation de la minorité était totale, avec le clergé et la classe moyenne essayant


2729
désespérément de garder le contact avec les masses.

Roger Faligot, quant à lui, décrit le drame comme « une nouvelle étape dans la
lutte [de l’impérialisme] pour écraser la résistance. »2730
Avec cette flambée de violence qui suivit, la position de Londres, comme le dit
Farrell était devenue intolérable. « Westminster, affirme-t-il, s’enfonçait
rapidement dans le bourbier d’une guerre coloniale ingagnable. »2731 Le 24
mars 1972, le Parlement et le gouvernement du Stormont était suspendu par
décision du gouvernement britannique. L’imposition du Direct Rule fait ironiser
Éamonn McCann sur les politiciens parlementaires s’égosillant à demander
solennellement « une avancée pacifique pour une société juste. »2732
Cette suspension a déchaîné les paramilitaires protestants qui se livrèrent à
une campagne d’assassinats. Roger Faligot, qui juge cette campagne « à
contresens de l’histoire », a probablement raison quand il dit qu’elle « révèle par
son atrocité le désespoir et la désorientation politique et psychologique de ceux
qui [l’] impulsent […]».2733 Par contre, il va probablement trop loin quand il
assure que :

2727
Ibid.
2728
Cf. : McCann, War and an Irish Town, op. cit., p. 102.
2729
“The alienation of the minority was total, with the clergy and the middle class trying desperately to catch up
with the masses.”, M. Farrell, The Orange State, op. cit., p. 228.
2730
R. Faligot, La Résistance irlandaise, op. cit., p. 208.
2731
“The position was intolerable. Westminster was rapidly sinking into the morass of an unwinable colonial
war. The government had to act to try to extricate itself.”, M. Farrell, The Orange State, op. cit., p. 290.
2732
‘peaceful progress to a just society’, E. McCann, War and an Irish Town, op. cit., p. 104.
2733
R. Faligot, La Résistance irlandaise, op. cit., p. 238.

500
[…] leurs méthodes ne sont qu’à l’image de l’Ulster qu’ils défendent, celui de
2734
l’oppresseur continue de la minorité catholique par la terreur.

Au-delà des paramilitaires, comment les marxistes ont-ils rendu compte


de l’Unionisme inconditionnel ?
Ian Paisley Ian Paisley est un phénomène politique très intéressant à étudier. Aucun
historien marxiste ne l’a analysé pour lui-même. La plupart des scripteurs
marxistes se contentent de constater ses conséquences délétères pour l’unité
de la classe ouvrière,2735 de dénoncer « l’affreuse tête » de son sectarisme 2736
ou de relever une permanence traditionnelle du protestantisme extrême.2737
Cependant, la politologue Belinda Probert dépasse ces explications. Elle voit
dans ce qu’incarne le révérend un témoignage de la rupture engendrée par la
politique de Terence O’Neill sur l’alliance unioniste. L’existence du D.U.P. à
partir de 1971 et du Paisleyisme dès le début des années soixante est
considérée par B. Probert comme un élément de la réponse de la classe
ouvrière protestante à la nouvelle donne et comme une sorte d’action politique
autonome de cette classe.2738 Dans la campagne, note B. Probert, Paisley attira
à lui les petits fermiers et les tenanciers. A Belfast la petite-bourgeoisie
religieuse faisait partie de ses troupes, de même que des paramilitaires.2739 Au
surplus, la chercheuse recadre le phénomène dans ses précédents
historiques :

Dans les années trente, l’Orangisme était intervenu de façon décisive pour détourner
l’antagonisme de classe en conflit religieux. Dans les années soixante la classe
ouvrière protestante répondait encore en s’organisant pour défendre le privilège
2740
protestant en Irlande du Nord.

2734
Ibid., p. 240.
2735
C. D. Greaves, The Irish Crisis, op. cit., p. 148.
2736
C.P.I., Outline history, op. cit., p. 44.
2737
M. Farrell, The Orange State, op. cit., p. 232.
2738
B. Probert, Beyond Orange and Green: The Political Economy of the Northern Ireland Crisis, Londres, Zed,
1978, p. 124.
2739
Ibid., p. 129. B. Probert signale également que cette alliance se fragilisa et que les divisions apparurent à
mesure que le conflit s’étendait.
2740
“In the 1930s Orangeism had intervened decisively to divert class antagonism into religious conflict. In the
1960s the Protestant working class again responded by organising to defend Protestant privilege in Northern
Ireland.”, ibid., p. 129.

501
Dans une lecture relativement analogue Geoffrey Bell estime que Ian Paisley
est « la meilleure introduction » à la conscience du protestant pauvre.2741 Il voit
aussi que depuis 1968, les communautés protestantes ont atteint une certaine
forme de conscience de classe, « même si c’en est une rudimentaire ».2742
Philippe Daufouy et Serge Van der Straeten signalaient un peu plus tôt « l’ironie
de l’histoire [qui] a voulu que ce soit la classe prétendue révolutionnaire qui se
montre la plus acharnée à la défense d’un Etat dont la structure spécieuse n’a
été élaborée que pour asseoir son asservissement. »2743

Les accords de Sunningdale sont la première tentative de partage du


le pouvoir entre catholiques et protestants. Ils furent signés entre Londres, Dublin
Sunningdale
Agreement et le nouvel exécutif interconfessionnel d’Irlande du Nord en décembre 1973.
et David Reed considère ses accords comme faisant partie d’une « stratégie
la Grande
Grève globale pour isoler et défaire l’IRA ».2744 Le pouvoir mis en place a sombré
loyaliste
devant l’impressionnante grève loyaliste de 1974. A ce propos, Geoffrey Bell
relève ce qu’il tient pour un paradoxe, à savoir que :

Pour la première fois depuis la fondation de l’état d’Irlande du Nord, la classe ouvrière
protestante exerça le pouvoir – pour maintenir la division de la classe ouvrière, en
2745
soutien du statu quo.

Dans sa brochure écrite à chaud, Against Ulster Nationalism, Brendan Clifford


du BICO critique l’impéritie de l’exécutif nord-irlandais et le Secrétaire d’État
britannique à l’Irlande du Nord, Merlyn Rees.2746 Ce dernier, pour le militant
« staliniste-unioniste » :

2741
G. Bell, The Protestants of Ulster, Londres, Pluto, 1976, p. 47. Tout comme, selon lui, Carson était une
introduction à l’impérialisme britannique, James Craig au capitalisme ulstérien. Cf.: aussi p. 41 et p. 46 ou p. 136
pour l’hostilité de la classe ouvrière protestante envers le nouveau parti “Alliance”
2742
“even if rudimentary one”, G. Bell, The British in Ireland: A Suitable Case for Withdrawal, op. cit., p. 63.
2743
Ph. Daufouy, S. Van der Straeten, « La Contre-Révolution irlandaise », Les Temps Modernes, 29ème année,
311, 1972, [pp. 2069-2104]., p. 2096.
2744
“part of an overall strategy to isolate and defeat the IRA.”, D. Reed, Ireland: The Key to the British
Revolution, op. cit., p. 209.
2745
“For the first time since the foundation of the Northern Ireland state the Protestant working class exercised
power – to maintain working-class division, in support of the status quo.”, G. Bell, The Protestants of Ulster, op.
cit., (1976), p. 11. Cf. aussi : G. Bell, The British in Ireland: A Suitable Case for Withdrawal, op. cit., p. 63.
2746
B. Clifford, Against Ulster Nationalism, Belfast, Athol Books, 1992, (1ère éd. ronéotypée 1975), p. 61.

502
a créé un vide politique dans lequel, inévitablement, le terrorisme républicain a resurgi
encore, et avec lui l’assassinat réactionnaire de catholiques. Un bon nombre de gens
2747
sont morts à cause de l’ineptie politique de Rees.

Pour Tom Nairn, qui est d’ailleurs attaqué par B. Clifford dans Against Ulster
Nationalism, « c’était la classe ouvrière qui fit la nation d’Ulster ».2748
Michael Farrell évoque également ce qu’il considère comme la capitulation du
pouvoir exécutif nord-irlandais et du gouvernement de Londres devant les
grévistes. En se basant sur un article d’un officier britannique, Farrell nous
révèle que le gouvernement britannique avait décidé d’envoyer l’armée pour
mettre fin à la grève et que l’armée avait refusé. Farrell en conclut que :

La crise en Irlande du Nord avait fêlé la façade de la démocratie libérale en Grande-


2749
Bretagne et montré aussi où le vrai pouvoir réside là-bas.

M. Farrell affirme que le régime ne peut faire des concessions à la minorité


sans perdre prise sur les masses protestantes et saper l’État mais que sans
concessions la minorité sera insatisfaite et prête à la révolte. « Le Nord était
irréformable et toujours non réformé, il était intrinsèquement instable. »2750
Belinda Probert retient de la grève avant tout la division politique qui se
2751
cache derrière l’alliance de United Ulster Unionist Council et la bataille que
se livrait ses mouvements pour s’attacher le soutien de la classe ouvrière
protestante. Cet enjeu est tel, que la chercheuse le juge tout aussi important
que les violences sectaires.2752
Pour elle, la conversion de William Craig au principe de pouvoir exécutif
partagé avec les Catholiques illustre le fait que « le capital local n’est plus une
force sociale indépendante, et est finalement dépendant du capital

2747
“He created a political vacuum in which, inevitably, Republican terrorism started up again, and with it the
reactionary assassination of Catholics. A good many people have died because of Rees’s political ineptitude.”, B.
Clifford, ibid., p. 63.
2748
“It was the working class which made the Ulster nation.”, The Break-Up of Britain, Londres, New Left
Books, 1977, p. 242.
2749
“The Northern Ireland crisis had cracked the façade of liberal democracy in Britain and shown where the real
power lay there as well.”, M. Farrell, Ibid., p. 320.
2750
“The North was unreformable and yet unreformed, it was inherently unstable.”, M. Farrell, ibid., p. 321.
2751
Regroupant autour d’Harry West des mouvements s’opposant au Sunningdale agreement : le Democratic
Unionist Party de Paisley, le Vanguard Unionist Progressive Party et les Independant Unionists .
2752
B. Probert, Beyond Orange and Green, op. cit., (1978), p. 132.

503
monopolistique. »2753 Elle pense par ailleurs que le fait que la grande industrie
ne soit pas développée dans la République comme en Irlande du Nord explique
l’absence d’une classe ouvrière unifiée.2754

c.) l’évolution

La suite des événements n’a pas entraîné des interprétations


historiques marxistes particulièrement notables.
Pour Paul Bew et Henry Patterson, la grève de 1977 illustre de façon claire la
contradiction du Paysleyisme et apparaît comme une « parodie » de la grève de
1974 et plus généralement des résistances unionistes.2755 Ian Paysley et son
mouvement étaient incapables d’attirer « les éléments centraux de la
bourgeoisie protestante, la strate professionnelle et la classe ouvrière. »2756 Ces
éléments :

étaient préparés à accepter l’autorité directe de Londres et rejeter le Paysleyisme


parce que il était vu comme menaçant les relations harmonieuses avec l’État
britannique – sur lequel leur propre reproduction pérenne comme classes
2757
économiques était dépendante.

David Reed s’attache à dépeindre la « répression impérialiste, le meurtre, les


coups et la torture » sur lesquels était « fondée la ‘démocratie’ des riches »2758
pour contrecarrer ce qu’il appelle « la guerre de libération nationale ».2759

2753
“local capital is no longer an independent social force, and is ultimately dependent on monopoly capital.”,
ibid., p. 144.
2754
Ibid., p. 146.
2755
P. Bew, H. Patterson, The British State and the Ulster Crisis, op. cit., p. 102.
2756
“incapable of attracting the core elements of the Protestant bourgeoisie, the professional stratum and the
working class.”, ibid., p. 104.
2757
“[…] were prepared to accept direct rule and reject Paisleyism because it was seen as threatening
harmonious relations with the British state – on which their own continued reproduction as economic classes was
dependent.”, ibid.
2758
“‘democracy’ of the rich founded on imperialist repression, murder, beatings and torture.”, D. Reed, Ireland:
The Key to the British Revolution, op. cit., p. 277.
2759
Ibid., p. 305.

504
P. Hadden, qui se désole au contraire de l’influence de l’IRA, estime que la
classe ouvrière de la fin des années soixante-dix était plus préoccupée par la
lutte économique de tous les jours que des violences des paramilitaires.2760 De
plus, si les grèves de la faim menées par Bobby Sands n’ont pas fait qu’une
masse de jeunes ait rejoint les rangs de l’IRA, elles lui ont permis d’enrôler
suffisamment de recrues pour entretenir pour de longues années leurs
campagnes.2761

Ce chapitre a évoqué la diversité de l’historiographie marxiste dans sa


compréhension de l’Irlande du Nord. Les marxistes « anti-impérialistes »
traditionnels voient, comme les nationalistes, la Partition comme une mutilation.
D’autres marxistes, notamment de la génération suivante, noteront les intérêts
des Protestants à rester attachés au Royaume-Unis. S’ils acceptent ce point de
vue, Michael Farrell ou Éamonn McCann n’en prêchent pas moins l’unification
de l’Irlande dans des accents connolliens.
Les apports des marxistes à l’historiographie du régime Nord-Irlandais est non
négligeable. Avec Northern Ireland : The Orange State, Michael Farrell a
considérablement déblayé la question.2762 De même, l’ouvrage collectif The
State in Northern Ireland avec ses récentes mises à jour qui n’arborent plus
l’étiquette « marxiste » est lui aussi toujours une référence sur le
fonctionnement de l’appareil d’État.
Nous avons vu que les marxistes virent majoritairement dans la modernisation
l’origine des Troubles. Les auteurs de The State in Northern Ireland ont voulu
réfuter la représentation, couramment admise d’Anders Boserup aux militants
du People’s Democracy, d’un personnel politique unioniste divisé entre

2760
Peter Hadden, Beyond the Troubles ?, op. cit., 1994, (Ch. 5)
2761
P. Hadden, ibid., (Ch. 6)
2762
Dans la bibliographie du cours récent de Mary Harris, professeur au N.U.I. Galway, sur le problème Nord-
Irlandais, le livre est dans la catégorie « Hautement Recommandé ».

505
conservateurs liés au capitalisme local et modernisateurs attachés au capital
monopolistique.
Outre la division entre universitaires et militants, nous voyons plus clairement
que sur les autres thèmes historiographiques une division entre ceux qui
soutiennent la « révolution nationale » de l’IRA et ceux qui la dénoncent.

506
un cauchemar défait ?
Conclusion

“ No habrá revolución se acabó la guerra fría


se suicido la ideologia.”
JOAQUIN SABINA, El Muro de Berlin 2763

S’il est vrai que « l’écriture ne parle du passé que pour l’enterrer »,2764
2765
comme le communisme y appartient et d’une certaine façon le marxisme
avec lui, on pourrait un peu facilement prêter à ce mémoire les ambitions de
vouloir exorciser quelque spectre. Son dessein était tout autre. Nous nous
sommes rendus compte dans ce travail à quel point le marxisme n’existe pas
en tant que tel mais prend un sens quand des individus et des groupes se
définissent comme « marxistes ». Ayant pris comme référent principal Karl Marx
et/ou un autre penseur s’en réclamant, ces individus ou groupes adaptent le
marxisme qui devient alors un composant de leur identité politique. La teneur
de ce marxisme comme facette parmi d’autres d’une identité, la fidélité à la
lettre et à l’esprit de Karl Marx sont relatives à la situation. Par exemple, en
« branchant » le marxisme à la situation irlandaise, James Connolly a dû
2763
“El muro de Berlin”, in Mentiras piadosas (disque de 1990). Merci à Roberto Ramos Magdaleno de m’avoir
fait découvrir l’univers de ce chanteur espagnol.
2764
Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 140.
2765
«Le communisme appartient au passé ; en revanche, la question du communisme reste au cœur de notre
temps. », Claude Lefort, La Complication, Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999, p. 5.

507
l’adapter, le reformuler pour en arriver à des positions que beaucoup jugent
hétérodoxes.2766 Plus généralement, on constate qu’avec le temps, le monde
change et avec lui les représentations que l’on s’en fait. Leszek Kolakowski
établit ainsi un parallèle entre le marxisme et le christianisme :

Il est normal et inévitable que les générations qui succèdent aux prophètes initiaux
d’un mouvement se trouvent confrontées à des questions et à des décisions pratiques
pour lesquelles le canon doctrinal n’a pas de réponse claire et se voient ainsi dans
2767
l’obligation de l’interpréter pour justifier leur décisions.

Nous avons vu tout au long de ce travail que le fait de s’inscrire en marxiste


dans le champ historiographique, d’y adopter une posture marxiste d’écriture
n’est pas anodin. A l’échelle de chaque scripteur, nous avons remarqué que
d’autres éléments de l’identité politique entrent en jeu et déterminent aussi les
positions politiques et les interprétations historiques. Les origines sociales, les
solidarités de groupes, les lignes politiques, le lieu de production (que se soit
simplement la sphère politique ou par surcroît le milieu universitaire) sont
également des facteurs déterminants qui donnent sens à bien des postures et
positions se présentant enveloppées sous la mante « marxiste ».
Le fait d’être marxiste, du moins de se concevoir comme marxiste et
donc de s’inspirer de la démarche de Karl Marx s’est souvent avéré bénéfique.
Dire que l’existence sociale des hommes détermine leur conscience est une
idée profonde.2768 De même, appréhender l’histoire en se focalisant sur les
aspects économiques et sur les rapports des classes sociales peut aboutir à
des démonstrations très pertinentes. Enfin la critique de l’idéologie dominante
est un exercice sain pour une société. Par exemple, Connolly a dénoncé avec
force l’interprétation historique dominante sur le Parlement de Grattan chez les
nationalistes. Et il a eu parfaitement raison même si ce que sous-tend sa propre
conception est très discutable.2769 Raymond Crotty a été un précurseur dans la
révision de l’historiographie de la Famine en livrant une analyse économique
sur la période qui a précédé le désastre humain. Brendan Clifford et le BICO,

2766
Par ex. : D. R. O’Connor Lysaght, The Unorthodoxy of James Connolly, in http://www.workersrepublic.org
(1ère éd. 1970).
2767
L. Kolakowski (2), op. cit., p. 436.
2768
Préface de la Critique de l’Économie politique (1859) Cf. Annexes.
2769
Rappelons que son idée-force est que la classe ouvrière irlandaise mènera la révolution nationale.

508
malgré une lecture trop rigide et trop axée sur l’économie, sont des pionniers de
la compréhension de la Partition comme résultat d’un développement inégal de
l’économie de l’Irlande. Les historiens professionnels marxistes, même si les
plus importants ne se présentent plus sous cette étiquette aujourd’hui, ont tiré
un profit certain des grilles de lecture offertes par Karl Marx, Antonio Gramsci,
Louis Althusser ou Nicos Poulantzas, etc… De même, un militant trotskyste
comme D. R. O’Connor Lysaght livre des interprétations qui ne font pas pâle
figure notamment quand sa propension léniniste à la prise de pouvoir laisse
place à des travaux de facture quasi-universitaire. On peut dire la même chose
de Michael Farrell même s’il ne se livre plus aujourd’hui à la pratique de
l’histoire. At last but not least, il n’est qu’à voir le nombre de fois où Emmet
O’Connor le cite dans ses travaux pour reconnaître que Desmond Greaves,
quand on a mis de côté ses petites ruses historiographiques, est toujours sur
Connolly, Mellows, O’Casey ou l’I.T.G.W.U. très utile sur le plan factuel et d’une
lecture obligée pour approfondir la compréhension de ces domaines et ces
personnages historiques.
Ceci considéré, il n’est pas très étonnant qu’en 1990, John Whyte estimait que
peut-être la moitié des meilleurs livres sur l’Irlande du Nord a été écrite par des
marxistes, qu’ils aient une interprétation « anti-impérialiste » ou
« révisionniste ».2770 Ce même John Whyte estime également que les marxistes
traditionnels, c’est-à-dire les « anti-impérialistes » sont sur l’Ulster « dans
l’ensemble les plus conservateurs » de tous les interprètes de l’Irlande du
Nord.2771 Qu’entend-il par là ? Ces marxistes « anti-impérialistes » sont les
moins capables de remettre en question leur tradition, c’est-à-dire les Écritures
de Marx, de Connolly et d’une façon plus relative de Lénine.
Pour clarifier ce point, rappelons ce qui a été évoqué dans la première
partie du mémoire. Marx et Engels se sont particulièrement intéressés à
l’Irlande pour ses liens avec l’Angleterre, pays le plus avancé au niveau du
développement capitaliste. L’Irlande est considérée par eux « comme la
2772
première colonie de l’Angleterre » et comme ayant une histoire et une
culture suffisamment riche pour prétendre à son émancipation nationale. Après

2770
J. Whyte, Interpreting Northern Ireland, Oxford, Clarendon Press, 1991 (1ère éd. 1990), p. 191. Il pense aux
livres de M. Farrell, E. McCann, P. Bew, P. Gibbon, H. Patterson et certaines brochures du BICO.
2771
Ibid., p. 190.
2772
Lettre d’Engels à Marx, 23 mai, 1856, Ireland and the Irish question, op. cit. pp. 83-85., p. 83.

509
un certain cheminement, ils en viennent à penser qu’une Irlande libérée du joug
britannique libérerait les ouvriers anglais de l’emprise de leur bourgeoisie et
entraînerait donc la révolution socialiste. James Connolly a, quant à lui,
naturalisé le marxisme pour l’Irlande et conçu la première histoire marxiste de
l’île. Sa détestation de la bourgeoisie, du fait notamment des trahisons qu’il lui
prête tout au long de l’histoire irlandaise, le pousse à concevoir que la
révolution nationale sera menée par la classe ouvrière. Lénine a, sans
connaître son contemporain, repris les analyses de Marx sur l’Irlande et les a
transposées à la période de « l’impérialisme ». Les nationalismes de tous les
pays opprimés sont encouragés même s’ils sont petits-bourgeois et
réactionnaires : « objectivement, dit-il, ils s’attaqueront au capital […] ». Ce sera
alors à la « force véritablement capable de lutter contre l’impérialisme », le
prolétariat, d’unir à lui avec le Parti ces éléments contestataires pour la
révolution.2773
C’est à partir des fondements de ses trois pensées marxistes sur l’Irlande que
s’est bâtie une écriture de l’histoire orthodoxe communiste dominée par les
figures de T. A. Jackson et de C. D. Greaves.2774 Mais en 1969 les « Troubles »
en Irlande du Nord poussent à la révision du canon historiographique dans le
camp marxiste comme plus généralement chez une grande partie des
historiens. Les stalinistes du BICO symbolisent le passage d’une position
marxiste traditionnelle à une autre si diamétralement opposée, qu’ils devinrent
une sorte de variante marxiste de l’unionisme.2775 Le développement inégal de
l’économie irlandaise entre le Nord et le Sud façonna pour eux deux nations
distinctes. Les Protestants d’Ulster avaient émis un choix rationnel en rejetant
une Irlande indépendante catholique. Alors que les autres militants de la
nouvelle génération réajustent leurs positions tout en restant anti-
impérialistes,2776 le tenant communiste anglais de la génération qui s’est
ouverte à la militance lors de la période anti-fasciste du Front populaire, C. D.
Greaves campe fermement sur ses positions. Un ensemble de jeunes
universitaires nord-irlandais marqués par les violences entre Catholiques et

2773
Lénine, « Bilan d’une discussion sur le droit des nations. 10. L’insurrection irlandaise de 1916 », in Œuvres,
tome 22, Paris, Moscou, Editions sociales, Editions du Progrès, 1960, pp. 384-385.
2774
Il faut tout de même noter les importantes contributions des universitaires E. Strauss (1951) et R. Crotty
(1966).
2775
Cf. J. Whyte, op. cit., p. 183.
2776
On pense à D. R. O’Connor Lysaght, M. Farrell, E. McCann …

510
Protestants souscrivent pour la plupart à la thèse du développement inégal de
l’économie et brillent par leur raffinement conceptuel sur cet autre lieu de
pouvoir, moins exaltant que la lutte révolutionnaire de tous les jours, qu’est le
monde universitaire.
La période allant des années quatre-vingt à aujourd’hui a vu l’effondrement du
communisme être précédé par la disparition de l’historiographie communiste de
l’Irlande. L’étendard révolutionnaire reste, quant à lui, brandi et agité par les
différents trotskystes. L’historiographie marxiste universitaire est, quant à elle,
belle est bien diluée dans la communauté des historiens.
Nous pouvons en conclure que c’est bien d’après le nationalisme
irlandais, que se déterminent, avant tout, les postures et positions marxistes
dans la sphère politique comme dans l’historiographie.
Ce mémoire a montré comment les marxistes traitaient des différents
« modes de production » successifs : clanique, féodal avec la conquête
britannique puis capitaliste. C’est sur cette période longue allant des clans
gaëls à la tentative de révolution bourgeoise des United Irishmen qu’une
analyse structurelle est effectivement la bienvenue. Cependant, c’est en se
reportant à la manière dont les marxistes ont traité toute la période précédant
l’Union que l’on comprend mieux la déception de Fintan Lane quant à l’absence
de grands historiens marxistes universitaires irlandais.2777 L’Union est le thème
historiographique fondateur auquel ont été confrontés les marxistes. Entre la
controverse sur les causes de la Loi d’Union avec Connolly et le traitement
douloureux des causes de la Famine avec Raymond Crotty, les marxistes se
sont montrés bien plus créatifs sur ces domaines. L’affirmation du nationalisme
catholique, constitutionnel et insurrectionnel, au XIX e siècle comme pendant la
révolution nationale a été traitée par les marxistes de la même façon que par
l’historiographie nationaliste traditionnelle, la dénonciation du capitalisme et des
intérêts bourgeois en plus. Le traitement de la figure de James Connolly a
connu lui aussi chez les marxistes ses révisions.
Un mouvement similaire d’orthodoxie puis de révision du canon de
l’historiographie se retrouve également dans la littérature marxiste du

2777
Fintan Lane, The origins of Modern Irish Socialism, 1881-1896, Cork, Cork University Press, 1997,
(introduction). F. Lane est le fils de Jack Lane qui fit partie du BICO puis fonda le Cork Workers’ Club si utile
pour ses republications. Fintan Lane est le chef de file du mouvement anti-guerre en Irlande. Cf. Réponses
écrites de Brendan Clifford, 2 septembre 2006.

511
particularisme protestant en Ulster et donc de la Partition. Ces marxistes ont si
bien « révisé » leurs principes de départ, en mettant la lumière sur le
développement inégal de l’économie de l’île jusqu’à affirmer qu’il y a deux
nations en Irlande que nombre de révolutionnaires les dénoncent comme
faisant le jeu du statu quo, de l’unionisme et donc de l’impérialisme. Le
traitement de l’Irlande contemporaine du Sud a été effectué autour du thème de
l’indépendance économique de l’Irlande vis-à-vis de la Grande-Bretagne et sur
le rôle des classes dans la politique économique de l’État Libre devenu
République. Pour le Nord, les marxistes se sont arrêtés comme il se doit sur les
discriminations et sur la composition de l’alliance inter-classiste entre
Protestants. L’idée que la modernisation nécessaire de l’économie nord-
irlandaise a fait s’effriter l’édifice unioniste domine dans les interprétations.

Adoptons une autre perspective dans ce bilan. Écrire sur l’histoire

écrire irlandaise quand on est marxiste, c’est s’inscrire.2778 L’auteur s’inscrit dans le
c’est… champ historiographique et dans les débats politiques. Il prend position par
rapport à la littérature déjà disponible sur la question qu’il traite. Il infirme,
confirme, discute ses prédécesseurs. Il se place par rapport à d’autres courants
que le sien dont il n’a pas forcément lu les productions.2779 Il souscrit à
certaines thèses, en proscrit d’autres. Son propre texte est le terrain d’une
« inter-action textuelle ». Lui-même se destine à prendre part dans les débats
historiographiques et politiques. L’historien marxiste universitaire doit composer
avec ses pairs dans le cadre académique, avec l’État si ce dernier impulse des
programmes de recherches par des financements et avec la demande sociale.
2778
Nous allons utiliser notamment dans les lignes qui suivent les mots de la même famille qu’ « écrire » issue
de la racine indo-européenne *sker- « gratter », « inciser » qui a donné en grec skariphos « style pour écrire » ou
en latin scribere, etc. (Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Paris, Le Grand Livre du
Mois, 1997 [1ère éd. n. d., Le Robert, 1979], pp.168-169.). Nous nous amuserons aussi avec la famille de
« greffe » du grec graphein « écrire » probablement apparenté à la précédente (ibid., p. 245-246). Il s’agit
simplement d’un choix de présentation. Bien sûr, la démonstration peut valoir selon les cas pour une écriture
autre que celle de l’histoire et pour d’autres scripteurs que les marxistes.
2779
Ainsi, l’histoire des communistes irlandais par eux-mêmes commence par ces mots : « Il est à la mode
aujourd’hui de ré-écrire l’histoire irlandaise » (“It is now fashionable to re-write Irish history.”, CPI, Outline
History, Dublin, New Books Publications, 1975, p. 1) et les rédacteurs de dénoncer les politiciens aidés par des
universitaires subventionnés qui vont dans le sens des intérêts de l’impérialisme britannique sans qu’aucun
exemple, aucune citation ne soit discutée. Cette façon de proférer une opinion sur l’histoire et de s’identifier à
une version, un courant historiographique est illustrée par David Fitzpatrick quand il raconte que le Taoiseach
Bertie Ahern fit la promotion du livre de l’historien sur Harry Boland tout en déclarant « que s’il y avait une
chose qui lui restait en travers de la gorge, c’était l’histoire révisionniste. », D. Fitzpatrick, « Une histoire très
catholique ?, Révisionnisme et orthodoxie dans l’historiographie irlandaise », in Vingtième Siècle, revue
d’histoire, n° 94, avril-juin 2007, pp. 121-133, p. 129.

512
Le militant doit quant à lui « faire de l’histoire » en prenant en compte la ligne de
son parti, son programme. Ainsi, la volonté de Desmond Greaves de faire de
James Connolly une sorte d’apôtre de la transformation de la guerre
impérialiste en guerre civile et plus clairement encore un défenseur de la
théorie selon laquelle la révolution socialiste ne s’établira qu’après l’étape
nécessaire de la libération nationale, travestit l’histoire pour la conformer à la
doxa communiste. C. D. Greaves n’a pas le monopole de ce genre de
transcription qui vise à faire « parler le russe »2780 à des événements irlandais.
Ces tentatives sont au final aujourd’hui les symboles douloureux de greffes qui
n’ont pas prises.
Mais écrire sur l’histoire irlandaise en marxiste ne se réduit pas qu’à une
pratique politique. Cette écriture peut être mue par une volonté sincère d’établir
des faits, de relater et décrire les événements et les structures de manière à ce
qu’ils fassent sens.
Notons, enfin avec Gilles Deleuze qu’« écrire c’est devenir ».2781 Tout scripteur
marxiste de l’Irlande se livre à une pratique personnelle que l’on peut qualifier
parfois d’auto-transformatrice quand il s’exerce à l’interprétation historique.2782
L’écriture, l’expérience, la pratique, comme l’erreur sont formatrices. Antoine
Prost dit ainsi que :

[…] l’historien noue avec son objet une relation intime, où s’affirme progressivement
sa propre identité. En se penchant sur la vie et la mort des hommes du passé, il
travaille aussi sur sa propre vie et sa propre mort. Le déplacement de ses curiosités
au fur et à mesure qu’il avance en âge est aussi l’histoire d’une identité
2783
personnelle.

2780
Trotsky, Bilan et Perspectives, in http://www.marxists.org (1905, avec une introduction de 1919) [format
pdf, 33 p.], p. 30. De même, les marxistes n’ont pas le monopole de faire valider posthumément leurs
conceptions à Connolly. Par exemple, Owen Dudley Edwards, après Lambert Mc Kenna, semble trop insister sur
le catholicisme de Connolly. O. D. Edwards, James Connolly, The Mind of an Activist, Dublin, Gill and
MacMillan, 1971, pp. 28-64.
2781
Gilles Deleuze in Pierre-André Boutang, (réal.), Claire Parnet (entretien), L'abécédaire de Gilles Deleuze,
Editions Montparnasse, 1996, produit par ARTE 1995, VHS,
2782
Cf. Jules Michelet : « L’histoire, dans le progrès du temps, fait l’historien bien plus qu’elle n’est faite par lui.
Mon livre m’a créé. C’est moi qui fus son œuvre . Ce fils a fait son père … Si nous nous ressemblons, c’est
bien. Les traits qu’il a de moi sont en grande partie ceux que je lui devais, que j’ai tenus de lui. » Préface de
l’Histoire de France (1869), cité in Antoine Prost, « Comment l’histoire fait-elle l’historien ? », Vingtième
Siècle. Revue d’histoire, Année 2000, vol. 65, n° 65, pp. 3-12, p. 9. Michelet a probablement lu Montaigne qui
écrivait dans ces Essais : « Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait. »
2783
A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points Histoire », 1996, p. 95.

513
De même, écrire c’est se projeter dans la réception de son travail dans le
champ historiographique et plus encore c’est vouloir participer à « la production
de la société par elle-même »,2784 à l’historicité.
Ce mémoire a montré que l’identité politique de chaque scripteur,
l’identité de groupe, le sentiment d’appartenance à une version du passé,
l’identification à un personnage ou à des faits passés déterminent l’écriture de
l’histoire. L’analyse des différentes interprétations a la vertu, quant à elle,
d’éclairer la structuration et les principes politiques des auteurs.
Le fait que certains de ces scripteurs n’ont pas voulu répondre à nos questions
prouve bien que l’on ne se dépouille pas de son ancienne identité politique sans
se sentir rougir.2785
Répétons que le fait d’adopter une posture marxiste d’écriture se révèle parfois
profitable pour le scripteur, stimulant pour le lecteur. Mais le chemin emprunté
et le résultat obtenu ne relèvent tout compte fait pas tant du marxisme que ce
que le marxisme a tiré de meilleur des conceptions « bourgeoises » de
l’histoire. S’inspirer de la démarche de Karl Marx, le choisir comme référent
parmi d’autres en laissant de côté ses conceptions dépassées est positif chez
les universitaires comme chez les militants. En revanche, le fétichisme de
l’étiquette « marxiste » et l’aliénation dans la lettre d’un Texte obsolète depuis le
e
dernier quart du XIX siècle ou dans celle du marxisme-léninisme entraînent
des raisonnements caricaturaux et déconnectés de la réalité.
C’est une libération et une victoire pour l’histoire quand les oripeaux
conceptuels sont dé-faits et les mises en scène de la vie intellectuelle et
politique démasquées.

Ce mémoire est bien loin d’être parfait. En dépit du manque de recul, il est
autocritique
possible de dresser un bilan également à ce niveau. Ce travail ne connaît
malheureusement pas les textes de Priscilla Metscher et rend compte de façon
peu satisfaisante de certains autres, ceux de Terry Eagleton par exemple. Il a

2784
A. Touraine, Production de la société, Paris, Seuil, coll. « Sociologie », 1973, p. 34.
2785
ou pour éviter les confusions : sans se troubler dans un pudique érythème ! Nous reprenons ici une formule
du brillant Erving Goffman qui l’emploie dans une toute autre perspective. Cf. E. Goffman, Asiles, op. cit., p.
225.

514
déjà été suggéré que l’étude d’articles de journaux militants, certes mineurs,
aurait pu permettre de parler d’autres organisations.2786
Par ailleurs, même si ont été lus des auteurs comme Louis Althusser ou Nicos
Poulantzas, leurs travaux et de leurs thèses ne sont que très sommairement
compris. Ce qui fait que l’importance que leur pensée a eue pour les
universitaires n’a pas été vraiment saisie. L’idée que la « superstructure »
puisse être relativement autonome de la base matérielle est certes simple à
comprendre mais qu’en est-il du reste ? La barrière de la langue et d’une
phraséologie qui n’a plus cours a empêché une plus grande « compréhension
imaginative » de ces universitaires quand bien même ils n’auraient utilisé ces
penseurs que par effet de mode.
La principale lacune de ce mémoire semble résider dans le manque de
connaissances de son scripteur. Ainsi, les pages qui sont probablement les plus
satisfaisantes sont celles sur l’historiographie marxiste de l’Union et de la
Famine car nous avons pu replacer les travaux marxistes par rapport aux
principaux ouvrages du champ historiographique grâce à deux articles.2787
L’écriture marxiste de l’histoire irlandaise gagnerait à être traitée par un
médiéviste, un spécialiste du XVIII e siècle etc … pour les périodes concernées.
L’omniscience n’est pas de ce monde. Par ailleurs, ce travail pèche sans doute
aussi par sa tendance, relative en partie au problème précédent, à laisser trop
parler les textes. Ceci dit, il a été fait en sorte qu’ils s’éclairent entre eux en les
disposant d’une certaine façon. De plus, les chapitres ne sont pas équilibrés et
nous ne connaissons que les ouvrages en anglais et en français.2788 Le travail a
certainement de nombreux autres défauts.

2786
Cf. John Goodwillie, « Lesser Marxist Movements in Ireland : a Bibliography, 1934-1984 », in Saothar, n°
11, 1986, pp. 116-123.
2787
Liam Kennedy et David S. Johnson, “The Union of Ireland and Britain, 1801-1921”, in D. George Boyce et
Alan O’Day, The making of modern Irish history: revisionism and the revisionist controversy, Londres et New
York, Routledge, 1996, pp. 34-70 & Mary Daly, “Revisionism and Irish history, The Great Famine”, in D.
George Boyce, Alan O’Day, ibid., pp. 71-89.
2788
Certains titres de travaux soviétiques ont été cités. Il manque également probablement des travaux en
allemand. De même, comme l’on sait qu’Engels a écrit que les Irlandais et les Polonais « sont plus
internationalistes lorsqu’ils sont sincèrement nationalistes » [Cf. « Engels to Karl Kautsky », 7 février 1882, K.
Marx, F. Engels, Ireland and the Irish question, op. cit., p. 332.] et sachant que la culture des deux peuples est
imprégnée de catholicisme, on peut facilement imaginer qu’un universitaire polonais se soit spécialisé sur
l’Irlande lors de la période communiste. Etc. …

515
Ainsi, il doit être considéré, en quelque sorte, comme une « première étape de
la liberté » selon l’expression chère à Desmond Greaves. Ce travail ne
demande qu’à être critiqué, révisé et dépassé.

Que peut-on tirer comme enseignements de ces textes qui sont autant
de faits sociaux et d’expériences ?
Les politiques que prônaient la plupart de ces écritures semblent aujourd’hui,
naturellement, dépassées. La « libération nationale » n’entraînera pas la chute
des « Bastilles » du capitalisme et de l’oppression des peuples.
D’autant plus que la République d’Irlande fait partie des pays les plus riches du
monde. De même que l’économie mondiale et britannique a longtemps fait le
malheur de la population irlandaise, cette dernière a su saisir sa chance dans
l’ère post-industrielle et beaucoup d’économistes pensent que le Tigre Celtique
n’est pas de papier.2789
Sur le plan historiographique et en intégrant l’Irlande du Nord, les choses
vont globalement dans le sens de la pluralité et de la réconciliation.2790 Ainsi,
par exemple, John Horne met en avant la nécessaire revalorisation du sacrifice
des hommes du Sud lors de la Première Guerre mondiale et plus
particulièrement dans la bataille de la Somme alors que ces pertes humaines
ont été longtemps marginalisées par l’Easter Rising et la révolution nationale et
que le propre sacrifice de la 36ème division d’Ulster était un symbole de l’identité
ulstérienne protestante.2791
Il est fort peu vraisemblable que le marxisme inspire dans le futur un
grand ouvrage d’histoire sur l’Irlande. La pensée de Karl Marx et ses différentes
réactualisations ne peuvent, de plus, pas offrir une critique pertinente et
constructive du capitalisme contemporain. Les altermondialistes n’invoquent
d’ailleurs plus guère sa figure tutellaire. Plus évident encore, comme le souligne

2789
Même si l’on peut dire que l’économie de l’Irlande est trop dépendante des investissements étrangers. Cf.
Pierre Joannon, Histoire de l’Irlande et des irlandais, Paris, Perrin, 2006, p. 638. De même, et c’est dans la
nature d’une économie ‘libérale’, il y a des laissés-pour-compte de la croissance.
2790
Même si David Fitzpatrick s’inquiète du « nouvel ordre des postrévisionistes autodéclarés ». D. Fitzpatrick,
« Une histoire très catholique ? Révisionnisme et orthodoxie dans l’historiographie irlandaise », op. cit., p. 127.
2791
John Horne, “Revisiting the Somme can help Ireland lay ghosts of war to rest”, in Irish Times, 22 avril 2006,
p. 15.

516
Maurice Lagueux, la pensée de Marx ne peut « opposer une solution de
rechange au capitalisme. »2792
Cette pensée s’est développée notamment en réponse aux bouleversements
engendrés par la Première Révolution Industrielle. Les conditions qui lui ont
donné naissance n’étant plus, elle n’a plus d’oxygène pour respirer.2793 Même si
cette pensée peut susciter chez nous encore « une jouissance esthétique » ou
du moins une admiration quant à la grandeur de la construction intellectuelle,
les conditions sociales dans lesquelles elle est née « ne pourront jamais
revenir. »2794 Or une théorie en sciences sociales n’est valable, si tant est
qu’elle l’ait été un jour, que tant que perdure le contexte qui l’a conditionnée.
Un peu comme Antonin Artaud le disait de Van Gogh,2795 les idéologies
qui se sont réclamées du marxisme ont été les « suicidées des sociétés »
qu’elles ont dirigées ou aspirées à guider. Au surplus, la décadence de l’URSS
puis sa chute ont fait que le néolibéralisme est apparu triomphant dans les
années octante et nonante. La déroute des adversaires idéologiques a permis
aux capitalistes et à différents gouvernements, l’américain en particulier, qui se
posent en garant de leurs intérêts, de mener des politiques agressives et des
abus criants.2796 D’autant que les discours néo-libéraux, néo-conservateurs et
postmodernistes (qui ne sont pas assimilables aux précédents)2797 dominent
dorénavant. Ceci, ajouté à l’éclatement des formes d’identifications, nous

2792
M. Lagueux, « Le marxisme est-il encore pertinent aujourd’hui ? », Recherches sociographiques, XLV, 2,
2004, pp. 289-305, p. 300.
2793
Cf. la phrase célèbre de Foucault : « Le marxisme est dans la pensée du XIX e siècle comme un poisson dans
l’eau ; c’est-à-dire que partout ailleurs il cesse de respirer. » M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris,
Gallimard, 1966, p. 274 cité in R. Aron, Marxismes imaginaires, D’une sainte famille à l’autre, Paris, Gallimard,
nrf , coll. « idées », 1970, p. 341.
2794
C’est ce que Marx disait de l’art grec. Cf. K. Marx, Introduction à la critique de l’économie politique,
(1857), http://www.marxists.org
2795
Cf. les jubilatoires enregistrements : A. Artaud, « Monsieur Van Gogh, vous délirez (Van Gogh, le suicidé de
la société) avec les voix d’Artaud et d’Alain Cuny, in Pour en finir avec le jugement de Dieu, émissions de René
Farabet, Marseille, André Dimanche, 1995, (4 disques compacts, 1 livret, émissions de 1946, 47 et 48 qui furent
censurées)
2796
Cf. M. Lagueux, « Le marxisme est-il encore pertinent aujourd’hui ? », op. cit., p. 302.
2797
Yves Boisvert, Le monde postmoderne, Paris, Montréal, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1996, p.
15. ou du même : « contrairement aux néo-conservateurs qui défendent la nécessité de revenir à des normes
traditionnelles précises (Dieu, famille, Patrie, etc.), les postmodernistes, eux, croient plutôt aux bienfaits de
l’équilégitimation des différentes valeurs. » Y. Boisvert, L’analyse postmoderniste, op. cit., p. 49. Pour une
position claire et convaincante contre cet « attrait du relativisme » et de l’ « anti-universalisme », Cf. Eric
Hobsbawm, « Le pari de la raison, Manifeste pour l’histoire », discours de novembre 2004, publié in Le Monde
diplomatique, n°609, décembre 2004, p. 21.

517
confronte, comme le dit Claude Dubar, non pas à une « société sans classe »,
mais à une « société sans discours de classe ».2798

Le marxisme peut-il renaître de ces cendres ? Michael Burawoy estimait


en 1990 que oui, tant « la longévité du capitalisme garantit la longévité du
marxisme. Ils sont comme des jumeaux siamois – la mort de l’un dépend de la
mort de l’autre. »2799
Au delà des frontières irlandaises, s’il ne semble pas pouvoir être réactualisé
comme critique du capitalisme ou outil heuristique, le marxisme comme
idéologie du prolétariat ou des opprimés peut toujours être recyclé en arme
idéologique d’un mouvement d’émancipation sociale, nationaliste ou identitaire.
Le marxisme comme mouvement social n’a jamais été fidèle à la pensée de
Marx. Les marxistes ont simplement utilisé cette pensée comme caution
scientifique et morale. Le marxisme est devenu ainsi, au cours de son histoire,
synonyme de « toute critique radicale du capitalisme »,2800 voire de l’ordre
établi. Sous une certaine forme, le marxisme peut donc redevenir une force
réelle. La mode peut revenir, par exemple, dans la re-formulation peu
engageante que prêche Ilich Ramirez Sanchez dit Carlos dans un salmigondis
de marxisme et d’islamisme radical.2801 Son discours tendu vers la destruction
du modèle occidental de démocratie a une “certaine” cohérence et manque
simplement du soutien des masses.
De plus, les inégalités sont toujours aussi criantes. On peut partager avec le
biologiste militant de Lutte ouvrière, Marc Peschanski, « une colère viscérale
contre l'injustice » et « bouillir » avec lui devant certaines horreurs du monde
contemporain.2802 De nos jours, une personne meurt de faim dans le monde

2798
Claude Dubar, « Sociétés sans classes ou discours de classe ? », in Lien social et Politiques – RIAC, 49, Des
sociétés sans classes ?, Printemps 2003, pp. 35-44, p. 41.
2799
“the longevity of capitalism guarantees the longevity of Marxism. They are like siamese twins -the demise of
the one depends on the demise of the other.”, M. Burawoy, “Marxism as a science : Historical Challenges and
Theoretical Growth”, American Sociological Review, vol. 55, n° 6 (décembre 1990), p. 792.
2800
M. Lagueux, « Le marxisme est-il encore pertinent aujourd’hui ? », op. cit., p. 300.
2801
Yolène Dilas-Rocherieux, « Communisme, révolution, islamisme, Le credo d’Ilich Ramirez Sanchez » , Le
Débat, n° 128, janvier 2004, pp. 141-146, Cf. in http://www.communautarisme.net [notes de lecture critiques sur
Ilich Ramirez Sanchez, Carlos, L’Islam révolutionnaire, Paris, ed. du Rocher, 2003, textes et propos recueillis,
rassemblés et présentés par Jean-Michel Vernochet ]
2802
Pierre le Hire « Marc Peschanski, Arlette dans les gènes », Le Monde, 20 mars 2007. M. Peschanski est le
frère de Denis Peschanski, l’historien de la « France des camps » dont la carrière l’a mené de l’obscurité
d’analyses lexicométriques à la lumière d’un documentaire sur l’Affiche rouge pour la télévision.

518
toutes les cinq secondes.2803 A l’heure où les sociétés occidentales
s’interrogent sur le réchauffement climatique, sur l’appauvrissement des sols ou
la disparition d’espèces animales ou végétales, il semble clair que le profit pour
le profit, l’exécrable financiarisation de l’économie ne sont pas des solutions
pour des sociétés qui veulent se produire elles-mêmes.2804 Dans cette optique
également alors, un avatar du marxisme peut prendre forme et avoir un poids
politique.
Selon le point de vue adopté dans ce mémoire, cette résurgence éventuelle
n’est pas souhaitable. Il ne s’agit nullement de dire ici que les hommes ne
doivent pas combattre les dérives du système pseudo-libéral voire de le
dépasser (la question est de savoir comment). Nous attirons simplement
l’attention sur le fait que ce que l’on appelle le « marxisme » est un
travestissement. En parodiant une phrase de Napoléon citée par Karl Marx,2805
nous avons envie de dire : « Grattez le Marxiste et vous trouverez le
Bourgeois qui peine à s’assumer », « Grattez le Marxiste, apparaîtra le
Nationaliste, l’Unioniste »,2806 « Enlevez le masque et surgira peut-être l’Ouvrier
ou l’Internationaliste sincère » mais qui feraient mieux d’abandonner une
référence et des traditions qui n’ont plus de prise sur le réel.
Même si la formule éculera définitivement la métaphore vestimentaire et
se destine volontiers elle-même à une lagune de rejet et d’oubli, ce mémoire
aura en partie rempli son rôle si son lecteur acquiesce d’un sourire au moins
semi-entendu à sa volonté de s’achever par une réécriture traduisant
parfaitement le sentiment principal qui a régné sur ses pages : « les marxistes
me laissèrent tirer sur le fil rouge de leurs robes et me dévoilèrent, comme à un
adepte digne de la critique dont ils se réfèrent, leur monstrueuse historicité. »

2803
Jean Ziegler, entretien avec Benoït Duquesne, in « A quoi joue-t-on avec la planète ? », Complément
d’Enquête, France 2, 8 octobre 2007.
2804
Même si l’on peut imaginer que le capitalisme aura toujours les ressources pour envoyer des hommes
génétiquement modifiés coloniser une autre planète !
2805
Marx tenait lui-même du journal l’Observer sa citation de Napoléon: « Napoléon a dit : « Grattez le Russe et
vous trouverez le Tartare ». Quand il s'agit de la Prusse, il n'est même pas nécessaire de gratter pour trouver... le
Russe. » Cf. lettre de Marx à Kugelman – 29 novembre 1869, in http://www.marxists.org (format word, p. 73.)
2806
Nous pourrions également mettre en avant que les nationalismes sont aussi des constructions, mais cela
dépasse notre propos.

519
Annexes

520
A. carte de l’Irlande :

source : Maurice Goldring, Le Drame de l’Irlande, Paris, Bruxelles, Montréal, Bordas, 1972, p. 142.

521
B. chronologie :
(D’après celle disponible dans Jean Guiffan, Histoire de l’Irlande, Paris, Hatier, 1992, mise à
jour et amplifiée) :

vers 7000 av. J.C. : arrivée des premiers hommes en Irlande

vers 3000 av. J.C. : construction des premiers monuments mégalithiques

VIIIe – Ier siècle av. J.C. : arrivée des Celtes en Irlande

432 – 461 ( ?) : apostolat de saint Patrick en Irlande

VIe – IXe siècle : âge d’or du monachisme irlandais

795 : premiers raids vikings

841 : fondation de Dublin

1014 : bataille de Clontarf ; mort de Brian Boru

1169 : début des invasions anglo-normandes

1175 : traité de Windsor

1366 : statuts de Kilkenny

1541 : Henry VIII reconnu « roi d’Irlande » par le Parlement de Dublin

1591 : fondation du Trinity College

1607 : la « fuite des comtes »

1609 : début de la « plantation » de l’Ulster

1641 : la « Grande Insurrection », principalement en Ulster

1649 – 1650 : Cromwell en Irlande

1688 : début de la guerre jacobite ; siège de Derry

1690 : bataille de la Boyne

1695 – 1727 : les « lois pénales »

1726 : Voyages de Gulliver (J. Swift)

522
1782 – 1783 : autonomie législative du Parlement irlandais

1791 : fondation de la « Société des Irlandais Unis » par Wolfe Tone

1796 : échec de l’expédition Hoche en Irlande

1798 : échec du soulèvement des Irlandais Unis ; exécution de Wolfe Tone

1800 : vote de l’Acte d’Union, entré en vigueur le 1er janvier 1801

1803 : soulèvement de Robert Emmet

1823 : fondation de l’Association catholique par Daniel O’Connell

1829 : élection d’ O’Connell au comté de Clare ; loi d’émancipation des catholiques

1840 : fondation de l’Association pour l’abrogation de l’Acte d’Union

1842 : fondation de l’hebdomadaire The Nation par Charles Gavan Duffy, John Dillon
& Thomas Davis : début du mouvement « Jeune Irlande »

1845-49 : la Grande Famine

1848 : échec de l’insurrection de la Jeune Irlande

1858 : fondation de l’Irish Republican Brotherhood, début du mouvement Fenian (le


journal The Irish People fondé en 1863)

1867 : révolte, attentats, explosion à la prison de Clerkenwell.

1870 : fondation du mouvement pour le Home Rule

1875 : élection de Charles Parnell à la Chambre des communes

1879 : fondation de la Ligue agraire par Michael Davitt

1882 : traité de Kilmainham ; attentat de Phoenix Park

1884 : création de la Gaelic Athletic Association

1885 : le Home Rule Party gagne 85 sièges à Westminster ; sur les 33 sièges d’Ulster,
17 sont remportés par des représentant ce mouvement nationaliste constitutionnels.

1886 : du fait du poids électoral que fait peser le Parti de Parnell sur Westminster,
Gladstone présente en avril son premier Home Rule Bill. Echec. Première levée de
bouclier des Unionistes d’Ulster.

1890 : chute de Parnell

523
1893 : le Home Rule repoussé par les Lords ; fondation de la Gaelic League.

1899 : fondation du Théâtre littéraire irlandais (futur Théâtre de l’Abbaye)

1903 : loi Wyndham

1905 : fondation du mouvement Sinn Fein

1912 : grande pétition des Unionistes de l’Ulster ; Home Rule voté par les Communes
mais repoussé à 1914 par le veto des lords

1913 – 1914 : grande grève de Dublin menée par James Larkin

1914 : Home Rule signé par le Roi mais suspendu pendant les hostilités

1916 : insurrection républicaine à Dublin (l’Easter Rising, les « Pâques sanglantes »)

1918 : (décembre) élection à Westminster : Sinn Fein obtient 73 sièges, le parti de


Redmond, brièvement mené par John Dillon, the United Irish League n’en obtenant que
6. Avant, sur les 105 sièges irlandais, les redmondites en jouissaient de 80.

1919 – 1921 : guerre d’indépendance

1920 : (décembre) Government of Ireland Act prévoit la Partition de l’Irlande ; effective


en mai 1921.

1921 : (6 décembre) Traité de Londres instituant l’État libre d’Irlande ; établissement du


Gouvernement Cosgrave

1922 – 1923 : guerre civile ; mort de Michael Collins

1926 : fondation du Fianna Fail par De Valera

1932 : De Valera devient « Taoiseach », chef du gouvernement

1937 : nouvelle Constitution donnant naissance à l’Eire

1939 – 1945 : neutralité de l’Éire dans la Seconde Guerre mondiale

1949 : proclamation de la République d’Irlande

1957-58 : le gouvernement Fianna Fáil nouvellement élu (1957) cesse sa politique


traditionnelle protectionniste industrielle ; en 1958 la Control of Manufacture Act est
partiellement abrogée ; lancement du premier programme d’expansion économique, le
gouvernement cherche à attirer les investissements étrangers, le pays songe à entrer
dans la C.E.E. ; en 1959 Seán Lemass, jusqu’alors Tánaiste, devient Taoiseach.

1965 : rencontres historiques entre les Premiers ministres du Nord et du Sud, Terence
O’Neill & Seán Lemass ; traité de commerce anglo-irlandais

524
1968 – 1969 : début des troubles en Irlande du Nord

1968 (5 octobre) : charge de la police contre les marcheurs pour les droits civiques de
Derry. Le 9, création du People’s Democracy.

1972 : (30 janvier) Bloody Sunday à Derry. Les paramilitaires anglais tirent sur la
manifestation. 13 morts.

1972 (24 mars) : Direct Rule: la Grande-Bretagne suspend le gouvernement et le


Parlement d’Ulster

1973 : entrée de la République d’Irlande et de la Grande-Bretagne dans la C.E.E.

1974 : Sunningdale Agreement (décembre 1973) entraine la grève loyaliste de 1974 ; le


gouvernement britannique cède

1979 : la monnaie irlandaise distincte de la monnaie anglaise

1983 – 1984 : forum pour une nouvelle Irlande

1985 : accord d’Hillsborough

1986 : référendum sur le divorce

1990 : élection de Mary Robinson à la présidence de la République

1992 : ratification du traité de Maastricht

1993 : déclaration conjointe anglo-irlandaise sur l’Irlande du Nord

1994 : (1er septembre) Cessez-le-feu en Irlande du Nord ; « aboutissement » d’un


processus entamé vers 1988 avec les premières discussions entre John Hume (SDLP) et
le président du Sinn Fein, Gerry Adams

1995 : document-cadre anglo-irlandais sur l’Irlande du Nord

1998 : malgré une rupture de la trêve de 1996 à 1997, est signé le 10 avril 1998 par huit
partis politiques dont le Sinn Fein et le DUP de Ian Paisley l’accort du « Vendredi
Saint ». L'accord prévoit notamment l'élection d'une Assemblée locale et un cessez-le-
feu, suivis d'un désarmement de la plupart des organisations paramilitaires.

2002 (octobre) le gouvernement d’Irlande du Nord est suspendu du fait d’accusations


d’espionnage contre le Sinn Féin. Promesse de l’IRA de désarmer.

2005 (avril) déclaration de G. Adams sur la participation de l’IRA au processus de paix.

2005 (28 juillet) l’IRA proclame la fin de la lutte armée et sa volonté de poursuivre la
lutte pour la réunification de l’île politiquement. Le 26 septembre, la commission
internationale chargée de superviser les accords de paix annonce que l'IRA a
complètement désarmée.

525
2006 : tractations pour un nouveau gouvernement semi-autonome sous l’impulsion de
Londres et Dublin (Tony Blair et Bertie Ahern)

2007 (mai) nouvel exécutif bicommunautaire dirigé par une coalition d’unionistes et de
républicains. Ian Paisley Premier ministre et Martin McGuiness, vice-Premier ministre.
(1er août) retrait des troupes britanniques.

526
C. les sept points essentiels de la conception de l’histoire de Marx

Voici, en peu de mots, le résultat général auquel j’arrivai et qui, une


fois obtenu, me servit de fil conducteur dans mes études.
Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent 1. les hommes
des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces produisent les moyens
rapports de production correspondent à un degré donné du de leur existence.
développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces
rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle 2. la base
sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent économique définit
des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production les limites de
variation de la
de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, superstructure
politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui
détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui 3. le développement
détermine leur conscience. À un certain degré de leur développement, les du mode de
forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les production s’effectue
rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein à travers celui des
forces productives et
desquels elles s’étaient mues jusqu’alors, et qui n’en sont que l’expression des rapports sociaux
juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, de production
ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une
ère de révolution sociale. Le changement dans les fondations 4. la lutte des classes
économiques s’accompagne d’un bouleversement plus ou moins rapide est le moteur de la
dans tout cet énorme édifice. Quand on considère ces bouleversements, il transition d’un mode
faut toujours distinguer deux ordres de choses. Il y a le bouleversement de production à un
matériel des conditions de production économique. On doit le constater autre ; la victoire de la
classe à la tête du progrès
dans l’esprit de rigueur des sciences naturelles. Mais il y a aussi les sur une autre
formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref anciennement dominante
les formes idéologiques, dans lesquelles les hommes prennent résout la contradiction
s’étant introduite entre
conscience de ce conflit et le poussent jusqu’au bout. On ne juge pas un les forces de production
individu sur l’idée qu’il a de lui-même. On ne juge pas une époque de nouvelles et les rapports
révolution d’après la conscience qu’elle a d’elle-même. Cette conscience sociaux anciens
s’expliquera plutôt par les contrariétés de la vie matérielle, par le conflit qui
oppose les forces productives sociales et les rapports de production.
Jamais une société n’expire, avant que soient développées toutes les 5. une transition n’est
réalisée que lorsque
forces productives qu’elle est assez large pour contenir ; jamais des
les conditions
rapports supérieurs de production ne se mettent en place, avant que les matérielles sont
conditions matérielles de leur existence se soient écloses dans le sein réunies
même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se propose jamais
que les tâches qu’elle peut remplir : à mieux considérer les choses, on
verra toujours que la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa 6. l’histoire est une
réalisation sont déjà formées, ou sont en voie de se créer. Réduits à leurs marche vers le progrès
grandes lignes, les modes de production asiatique, antique, féodal et dans la mesure où elle
bourgeois moderne apparaissent comme des époques progressives de la suit l’expansion des
formation économique de la société. Les rapports de production bourgeois forces productives
sont la dernière forme antagonique du procès social de la production. Il
7. Le communisme
n’est pas question ici d’un antagonisme individuel ; nous l’entendons bien signifie la fin des
plutôt comme le produit des conditions sociales de l’existence des antagonismes sociaux.
individus ; mais les forces productives qui se développent au sein de la Les hommes ne font
société bourgeoise créent dans le même temps les conditions matérielles plus l’histoire
propres à résoudre cet antagonisme. Avec ce système social c’est donc la inconsciemment mais
rationnellement et
préhistoire de la société humaine qui se clôt. collectivement

Karl Marx, « Préface » à Contribution à la critique de l’économie politique » (1859), in Œuvres, Économie, I,
trad. Maximilien Rubel et Louis Évrard, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1965, pp. 272-275, cité in Raymond
Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., pp. 46-47. Sur les 7 points, Cf. Michael Burawoy, « Marxism as a 527
Science », op. cit., p. 780.
D. la position de Marx sur l’Irlande :

Karl Marx à Siegfried Mayer et August Vogt, 9 avril 1870. (in http://www.marxists.org)

Je vous enverrai après-demain les papiers sur les affaires internationales dont je
dispose. (Il est trop tard aujourd'hui pour la poste.) Je vous enverrai par la suite les
autres documents sur le Congrès de Bâle. Dans ce que je vous enverrai, vous trouverez
aussi certaines des résolutions prises par le Conseil général le 30 novembre sur
l'amnistie irlandaise, dont vous avez entendu parler et que j'ai préparées, ainsi qu'un
pamphlet irlandais sur le traitement des Fenians emprisonnés.
J'ai l'intention de préparer d'autres résolutions sur la nécessité de transformer l'actuelle
Union (qui asservit l'Irlande) en une fédération libre et égale avec la Grande-Bretagne.
Pour l'heure, les choses restent en suspens pour ce qui est des résolutions publiques, en
raison de mon absence prolongée au Conseil général. Aucun autre membre ne possède
la connaissance nécessaire des affaires irlandaises et une autorité suffisante auprès des
membres anglais du Conseil général pour pouvoir me remplacer.
Cependant, je n'ai pas été inactif durant ce temps, et je vous demande de lire ce qui suit
avec la plus grande attention :
Après que je me sois préoccupé, durant de longues années, de la question
irlandaise, j'en suis venu à la conclusion que le coup décisif contre les classes
dominantes anglaises (et il sera décisif pour le mouvement ouvrier du monde entier) ne
peut pas être porté en Angleterre, mais seulement en Irlande.
Le 1er janvier 1870, j'ai préparé pour le Conseil général une circulaire
confidentielle en français (car ce sont les publications françaises, et non allemandes, qui
ont le plus d'effet sur les Anglais) à propos du rapport entre la lutte nationale irlandaise
et l'émancipation de la classe ouvrière, c'est-à-dire de la position que l'Internationale
devrait adopter sur la question irlandaise.
Je vous en donne ici très brièvement les points essentiels. L'Irlande est la
citadelle de l'aristocratie foncière anglaise. L'exploitation de ce pays ne constitue pas
seulement l'une des sources principales de sa richesse matérielle, en même temps que sa
plus grande force morale. De fait, elle représente la domination de l'Angleterre sur
l'Irlande. L'Irlande est donc le grand moyen grâce auquel l'aristocratie anglaise
maintient sa domination en Angleterre même.
D'autre part, si demain l'armée et la police anglaises se retiraient d'Irlande, nous
aurions immédiatement une révolution agraire en Irlande. Le renversement de
l'aristocratie anglaise en Irlande aurait pour conséquence nécessaire son renversement
en Angleterre, de sorte que nous aurions les conditions préalables à une révolution
prolétarienne en Angleterre. La destruction de l'aristocratie foncière est une opération

528
infiniment plus facile à réaliser en Irlande qu'en Angleterre, parce que la question
agraire a été jusqu'ici, en Irlande, la seule forme qu'ait revêtu la question sociale, parce
qu'il s'agit d'une question d'existence même, de vie ou de mort, pour l'immense majorité
du peuple irlandais, et aussi parce qu'elle est inséparable de la question nationale. Tout
cela abstraction faite du caractère plus passionné et plus révolutionnaire des Irlandais
que des Anglais.
En ce qui concerne la bourgeoisie anglaise, elle a d'abord un intérêt en commun
avec l'aristocratie anglaise : transformer l'Irlande en un simple pâturage fournissant au
marché anglais de la viande et de la laine au prix le plus bas possible. Elle a le même
intérêt à réduire la population irlandaise - soit en l'expropriant, soit en l'obligeant à
s'expatrier - à un nombre si petit que le capital fermier anglais puisse fonctionner en
toute sécurité dans ce pays. Elle a le même intérêt à vider la terre irlandaise de ses
habitants qu'elle en avait à vider les districts agricoles d'Écosse et d'Angleterre. Il ne
faut pas négliger non plus les 6 à 10 000 livres sterling qui s'écoulent chaque année vers
Londres comme rentes des propriétaires qui n'habitent pas leurs terres, ou comme autres
revenus irlandais.
Mais la bourgeoisie anglaise a encore d'autres intérêts, bien plus considérables,
au maintien de l'économie irlandaise dans son état actuel.
En raison de la concentration toujours plus grande des exploitations agricoles, l'Irlande
fournit sans cesse un excédent de main-d'œuvre au marché du travail anglais et exerce,
de la sorte, une pression sur les salaires dans le sens d'une dégradation des conditions
matérielles et intellectuelles de la classe ouvrière anglaise.
Ce qui est primordial, c'est que chaque centre industriel et commercial d'Angleterre
possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires
anglais et les prolétaires irlandais. L'ouvrier anglais moyen déteste l'ouvrier irlandais en
qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l'ouvrier irlandais,
il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les
aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l'Irlande. Ce faisant, il renforce
leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux
contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-
à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L'Irlandais lui rend
avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l'ouvrier anglais à la fois un complice et
un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande.
Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le
clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes
dominantes. Cet antagonisme est le secret de l'impuissance de la classe ouvrière
anglaise, malgré son organisation. C'est le secret du maintien au pouvoir de la classe
capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente.
Mais le mal ne s'arrête pas là. Il passe l'Océan. L'antagonisme entre Anglais et
Irlandais est la base cachée du conflit entre les États-Unis et l'Angleterre. Il exclut toute
coopération franche et sérieuse entre les classes ouvrières de ces deux pays. Il permet

529
aux gouvernements des deux pays de désamorcer les conflits sociaux en agitant la
menace de l'autre et, si besoin est, en déclarant la guerre.
Étant la métropole du capital et dominant jusqu'ici le marché mondial, l'Angleterre
est pour l'heure le pays le plus important pour la révolution ouvrière ; qui plus est, c'est
le seul où les conditions matérielles de cette révolution soient développées jusqu'à un
certain degré de maturité. En conséquence, la principale raison d'être de l'Association
internationale des travailleurs est de hâter le déclenchement de la révolution sociale en
Angleterre. La seule façon d'accélérer ce processus, c'est de rendre l'Irlande
indépendante.
La tâche de l'Internationale est donc en toute occasion de mettre au premier plan
le conflit entre l'Angleterre et l'Irlande, et de prendre partout ouvertement parti pour
l'Irlande. Le Conseil central à Londres doit s'attacher tout particulièrement à éveiller
dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l'émancipation nationale de l'Irlande
n'est pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais
la condition première de leur propre émancipation sociale.
Tels sont en gros les points essentiels de la circulaire qui expliquait les raisons d'être des
résolutions du Conseil central sur l'amnistie irlandaise. Peu de temps après, j'envoyai à
L'Internationale, organe de notre comité central de Bruxelles, un article anonyme très
violent contre Gladstone sur le traitement que subissent les Fenians de la part des
Anglais. J'y accusai, entre autres, les républicains français (La Marseillaise avait publié
des sottises sur l'Irlande, écrites par le misérable Talandier) d'économiser, par une sorte
d'égoïsme national, toute leur colère pour l'Empire.
Cela produisit son effet : ma fille Jenny écrivit toute une série d'articles pour La
Marseillaise sous la signature de J. Williams (nom sous lequel elle s'était dans sa lettre
présentée au comité de rédaction) et publia, entre autres choses, la lettre de O'Donavan
Rossa. Tout cela fit grand bruit.
Après avoir refusé cyniquement pendant plusieurs années d'intervenir, Gladstone a
finalement été contraint d'accepter une enquête parlementaire sur le traitement réservé
aux prisonniers fenians. Jenny est maintenant le correspondant régulier de La
Marseillaise pour les affaires irlandaises (cela soit dit entre nous sous le sceau du
secret). Le gouvernement et la presse britanniques enragent de voir que la question
irlandaise soit ainsi passée au premier plan de l'actualité en France, de sorte que ces
canailles sont maintenant exposées aux regards et à la critique de tout le continent par le
truchement de Paris.
Nous avons fait d'une pierre deux coups : nous avons ainsi obligé les dirigeants,
journalistes, etc., irlandais de Dublin à entrer en contact avec nous, ce que le Conseil
général n'avait jamais pu obtenir jusqu'ici.
Vous avez, en Amérique, un champ très vaste pour œuvrer dans le même sens.
Coalition des ouvriers allemands et irlandais (et, naturellement, des ouvriers anglais et
américains qui seraient d'accord), telle est la tâche la plus importante que vous puissiez
entreprendre aujourd'hui. C'est ce qu'il faut faire au nom de l'Internationale. Il faut
exposer clairement la signification sociale de la question irlandaise.

530
À la prochaine occasion, je vous ferai parvenir des précisions sur la situation des
ouvriers anglais. Salut et fraternité.

E. le programme de l’Irish Socialist Republican Party de


Connolly (1896)

"The great appear great to us only because we are on our knees;


LET US RISE."

OBJECT

Establishment of AN IRISH SOCIALIST REPUBLIC based upon the public ownership


by the Irish people of the land, and instruments of production, distribution and
exchange. Agriculture to be administered as a public function, under boards of
management elected by the agricultural population and responsible to them and to the
nation at large. All other forms of labour necessary to the well-being of the community
to be conducted on the same principles.

PROGRAMME

As a means of organising the forces of the Democracy in preparation for any struggle
which may precede the realisation of our ideal, of paving the way for its realisation, of
restricting the tide of emigration by providing employment at home, and finally of
palliating the evils of our present social system, we work by political means to secure
the following measures:

1. Nationalisation of railways and canals.


2. Abolition of private banks and money-lending institutions and establishments
of state banks, under popularly elected boards of directors, issuing loans at cost.
3. Establishment at public expense of rural depots for the most improved
agricultural machinery, to be lent out to the agricultural population at a rent covering
cost and management alone.
4. Graduated income tax on all incomes over #400 per annum in order to provide
funds for pensions to the aged, infirm and widows and orphans.
5. Legislative restriction of hours of labour to 48 per week and establishment of a
minimum wage.
6. Free maintenance for all children.
7. Gradual extension of the principle of public ownership and supply to all the
necessaries of life.

531
8. Public control and management of National schools by boards elected by
popular ballot for that purpose alone.
9. Free education up to the highest university grades.
10. Universal suffrage.

THE IRISH SOCIALIST REPUBLICAN PARTY

That the agricultural and industrial system of a free people, like their political system,
ought to be an accurate reflex of the democratic principle by the people for the people,
solely in the interests of the people.
That the private ownership, by a class, of the land and instruments of production,
distribution and exchange, is opposed to this vital principle of justice, and is the
fundamental basis of all oppression, national, political and social.
That the subjection of one nation to another, as of Ireland to the authority of the British
Crown, is a barrier to the free political and economic development of the subjected
nation, and can only serve the interests of the exploiting classes of both nations.
That, therefore, the national and economic freedom of the Irish people must be sought in
the same direction, viz., the establishment of an Irish Socialist Republic, and the
consequent conversion of the means of production, distribution and exchange into the
common property of society, to be held and controlled by a democratic state in the
interests of the entire community.
That the conquest by the Social Democracy of political power in Parliament, and on all
public bodies in Ireland, is the readiest and most effective means whereby the
revolutionary forces may be organised and disciplined to attain that end.

BRANCHES WANTED EVERYWHERE. ENQUIRIES INVITED. ENTRANCE FEE,


6d. MINIMUM. WEEKLY SUBSCRIPTION 1d.

Offices: 67 MIDDLE ABBEY STREET, DUBLIN.

Source : http://www.marxists.org

532
F. la personnification du socialisme et la réalisation de la nation
irlandaise

533

J. F. McCabe, The Harp, mars 1909.


G. Lénine et les deux délégués irlandais au second congrès du
Komintern à Petrograd en 1920

Au centre avec Lénine : Roddy Connolly, le fils du héros national ; Éadhmonn MacAlpine est
à l’extrême gauche.

Source : Emmet O’Connor, Reds and the Green, Ireland, Russia and the communists internationals, 1919-43,
Dublin, University College Dublin Press, 2004.

534
H. Manifeste du C.P.I. par Seán Murray (extraits, 1933)

C.P.I., Communist Party of Ireland : Outline History, Dublin, New Books Publications, 1975.

535
I. « Connollysme » et mouvements communistes en Irlande
Irish Socialist Republican Party (Connolly, 1896)

Fusionne avec le Socialist Labour Party (1904)


pour former le Socialist Party of Ireland

expulsions, réorganisation, le parti prend le nom


de Communist Party of Ireland (1921)

(dissolution)

les membres du CPI doivent Workers Party of Ireland de Roddy Connolly


adhérer à l’Irish Worker League (1926), le Komintern ordonne sa dissolution;
de James Larkin (1923-32) refus de certains; se dissout en 1927

reprise en main par le Komintern ;


Preparatory Committee for the Formation of a
Workers’Revolutionary Party (1930);
prend le nom en novembre de Revolutionary Workers Groups

les RWGs forment le second


Communist Party of Ireland (1933)

(opération
Barbarossa)

1941 en Irlande du Nord : le 1941 : en Éire la branche cesse d’exister ;


Communist Party participe à entrisme dans le Labour ; de nouveau pignon
l’effort de guerre ; majorité sur rue en 1948 avec l’Irish Workers’League ;
de membres protestants devient en 1962 l’Irish Workers’Party

réunification: 3ème Communist Party of Ireland (1970-…)

536
J. les origines communes du People’s Democracy et du BICO

Communist Party of Great-Britain

(rupture sino-soviétique, 1962)

Committee to Defeat Revisionism, for Communist Unity (1963)

(seule sa branche irlandaise lui survit)

Irish Communist Group (1964)

(1965)
Irish Communist Organisation Irish Workers’ Group

devient le British and Irish


Communist Organisation (début (pour quelques individus) People’s Democracy,
des années soixante-dix) mouvement estudiantin
spontanéiste que l’on
transformera en parti

Source : BICO, Communism in Ireland, Belfast, BICO, 1977, p. 7.

Pour l’évolution de ces groupes ou pour les trotskystes, britanniques ou irlandais comme le
Revolutionary Marxist Group, Cf. chapitre 2)

537
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Entretiens ou réponses écrites :


Entretien avec Maurice Goldring à son domicile parisien de la Goûte d’Or. 19 octobre 2005.

Réponses écrites d’Emmet O’Connor par courriel. (au sujet de Mike Milotte et pour l’adresse de D. R.
O’Connor Lysaght avec lequel il anime l’Irish Labour History Society) 16 décembre 2005.

Entretien avec Anthony Coughlan à son bureau du Trinity College de Dublin. 6 février 2006.

Entretien avec D. R. O’Connor Lysaght à son domicile dublinois. 13 février 2006.

Réponses écrites de Ian Lustick par courriel. 20 juin 2006.

Réponses écrites de Brendan Clifford via un courriel d’Angela Clifford. 2 septembre 2006.

Entretien avec Angela et Brendan Clifford à Fère-en-Tardenois. 9 septembre 2006.

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[IRSP], Level of Economic Development (IRSP Pamphlet Reprint), in www.irsm.org, n.d.

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[IRSP], National Liberation Struggle (IRSP Pamplet Reprint), in www.irsm.org, n.d.

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le texte de James Larkin Junior : « Why a Communist Party ? »)

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in http://globetrotter.berkeley.edu/people/OBrien/obrien-con0.html [texte et vidéo]

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Politics, a Statement by the Workers Party, http://www.marxists.org (édition originale: New York City,
Workers Party of America, 1922.)

Journaux :

Irish Times [de façon occasionnelle et ciblée]

Outils :

BLOCH (Oscar), WARTBURG (Walter von), Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris,
ème ère
PUF, 1968, (5 éd. revue et corrigée, 1 éd. 1932).
ère
MERGAULT (Jean), Dictionnaire français-anglais, Paris, Larousse, coll. « Mars » 1989 (1 éd. n.d.)

PICOCHE (Jacqueline), Dictionnaire étymologique du français, Paris, Le Grand Livre du Mois, 1997
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(1 éd. Le Robert, 1979)

ROBERT (Paul) (dir.), remanié et amplifié sous la dir. de REY–DEBOVE (Josette) et REY (Alain), Le
nouveau Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris,
ère
Dictionnaires Le Robert, 1996, (1 éd. 1967, remanié en 1993).

SINCLAIR (John) (dir.), Collins Cobuild, English Dictionary, Londres, HaperCollins Publishers, 1995.

http://atilf.atilf.fr [Trésor de la Langue française du CNRS]

http://www.lexilogos.com [dictionnaires]

Adresses sur la Toile :

Pour une recherche bibliographique générale :

http://www.library.nuigalway.ie [des liens utiles pour des sites d’histoire]

http://www.nationalarchives.ie

http://www.rhs.ac.uk [site du Royal Historical Society Bibliography]

http://www.copac.ac.uk [le COPAC regroupe les catalogues des 24 plus grandes bibliothèques

563
d’Irlande et du Royaume-Uni]

http://www.sudoc.abes.fr

http://www.ucd.ie

http://www.tcd.ie/Library/ [bibliothèque du Trinity College de Dublin]

http://scdurca.univ-reims.fr [Bibliothèque universitaire Robert de Sorbon de Reims]

Portails encyclopédiques et de revues scientifiques :

http://www.persee.fr [portail de revues scientifiques françaises en sciences humaines comme les


Annales, Vingtième Siècle, L’Homme, etc.]

http://www.erudit.org [même chose pour des revues canadiennes francophones]

http://www.bpb.de [Bundeszentrale für politische Bildung]

http://www.classiques.uqac.ca [les classiques des sciences sociales]

http://www.universalis-edu.com [via le site de la bibliothèque Robert de Sorbon de Reims]

http://www.jstor.org [idem]

http://www.springer.com [idem]

http://www.ihtp.cnrs.fr/historiographie [quelques articles intéressants]

http://cain.ulst.ac.uk [sur le conflit Nord-irlandais]

http://en.wikipedia.org [de même que l’équivalent français]

Sites se réclamant du marxisme :

http://www.marxists.org [indispensable]

http://www.broadleft.org/index.htm [avec un recensement de tous les sites des partis de gauche au


monde]

http://www.encyclopedie-marxiste.com

http://marxists.de

http://www.marx2mao.com [pour les textes de Staline]

http://www.irishdemocrat.co.uk [le journal de C. D. Greaves]

http://www.marxist.net/ireland/index.html [trotskiste, dans lequel milite P. Hadden]

http://www.geocities.com/socialistparty/frameset.htm [archives du socialist Party de Belfast]

http://www.socialistparty.net [idem pour le Sud]

http://www.socialistyouth.cjb.net

http://www.socialistalternative.org/literature/tdnp/contents.html [où l’on trouve l’ouvrage de P. Hadden :

564
Northern Ireland: Toward Division Not Peace]

http ://www.communistpartyofireland.ie [dont : http ://www.communistpartyofireland.ie/leabhair-en.htlm


pour la bibliographie.]

http://irsm.org/irsp [ de l’Irish Republican Socialist Party se réclamant de Connolly]

http://www.socialistdemocracy.org [trotskystes]

http://www.swp.ie [ du Socialist Workers’ Party irlandais]

http://www.niswp.tk

http://www.workers-party.org

http://www.geocities.com/wcaireland/ica.html [working class action]

http://www.phoblacht.net [ de Liam O Ruairc, un ancien membre de l’IRSP]

http://sinnfein.ie [nationalistes nord-irlandais]

Autres supports :

ALTHUSSER (Louis), « Marx et la science », in Anthologie sonore de la pensée française pas les
philosophes du XXe siècle, Paris, Frémeaux et Associés / INA, 2003 [R.T.F., 16 février 1963, Deux
extrais d’une émission consacrée à la philosophie de Karl Marx, CD 1, plage 2, 10’45]

--, « La coupure marxiste », ibid., [plage 3, 10’41]

BOUTANG (Pierre-André) réal., PARNET (Claire) entretien, L'abécédaire de Gilles Deleuze, Editions
Montparnasse, 1996, produit par ARTE 1995, cass. vidéo, VHS, 07h30 min., coul., SECAM, son.
[avec une évocation de l’écriture ou de Penser la Révolution française de François Furet]

COHEN (Daniel), « Réflexions sur la société post-industrielle », émission du 27 juillet 2007, (France
culture, L’éloge du savoir, Académie des sciences morales et politiques)

COLIN (Philippe), Des idées : Roland Barthes, INA, VHS, 1995, [entretien de novembre 1970]

FOUCAULT (Michel), Utopies et hétérotopies, Deux conférences radiophoniques diffusées sur France
Culture les 7 et 21 décembre 1966 dans l’émission « Culture française » CD, Paris, INA, 2004.

KAUFMANN (Jean-Claude), « Qu’est-ce que l’identité ? », « Focus », Emission proposée par Elodie
Courtejoie (21 min), http://www.canalacademie.com/L-identite.html

« Saint-Pertersbourg 1/5 », La Fabrique de l’histoire d’Emmanuel Laurentin sur France Culture le 9


janvier 2006 avec Konstantin Dolinine

« Les amitiés intellectuelles 4/5 », La Fabrique de l’histoire, France Culture, 20 avril 2006, avec le
documentaire « Lorsque le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt, ou comment ne voir que
les ombres chinoises de la révolution culturelle » d’Alain Lewkowicz et Mehdi El Hadj [retrace le
voyage d’intellectuels du Seuil et de Tel Quel en Chine en 1974]

« Les établis » (en 3 parties) par Florence Pezon, réalisation Anne Fleury, diffusion les 16, 17 et 18
janvier 2007 dans l’émission d’Alain Veinstein sur France Culture, Surpris par la nuit .

565
« L’imaginaire historique des candidats à l’élection présidentielle, 4/10 Olivier Besancenot », La
Fabrique de l’histoire d’Emmanuel Laurentin, France Culture, 22 février 2007.

« L’imaginaire historique des candidats à l’élection présidentielle, 6/10 Arlette Laguiller », ibid., 26
février 2007.

« L’imaginaire historique des candidats à l’élection présidentielle, 8/10 Marie-Georges Buffet », ibid.,
28 février 2007.

« L’imaginaire historique des candidats à l’élection présidentielle, 10/10 Synthèse, Conclusions »,


ibid., 2 mars 2007.

« Identité nationale, 4/5 », La Fabrique de l’histoire, ibid., 29 mars 2007.

566
Autres textes qu’il aurait fallu lire:
ème ère
BICO, The Birth of Ulster Unionism, Belfast, BICO, 1973, (4 éd., 44 p., 1 éd. mars 1970)

FARRELL (Michael), “The Great Belfast Strike of 1919” in Northern Star, n°3, Belfast, People
Democracy, 1971. [brochure]

--, Fascism and the Six Counties, Belfast, People Democracy, 1974. [brochure]

--, « Northern Ireland – An Anti-Imperialist struggle », in Social Register, 1977, [pp. 71-80]

FOLEY (Gerry), Ireland in Rebellion, New York, Pathfinder Press, 1970 (avec des interviews de Cathal
Goulding et Tomaś Mac Giolla) [31 p.]

--, Problems of the Irish Revolution: can the IRA meet the challenge ?, New York, 1972, [31 p.]

GALLACHER (Willam), Ireland – Can It Remain Neutral ?, Londres, CPGB, 1941, [22 p.]

HAZELKORN (Ellen), Karl Marx and Engels: the Irish dimension, Canterbury, Dphil thesis, Université
du Kent, 1980.

ICO, The Marxism of James Connolly [ ?, cité in Lysaght, The Unorthodoxy of James Connolly]

LÉNINE, On Ireland, Dublin, New Books, 1970 [originalement publié in Lenin on Britain, Londres,
Lawrence & Wishart, 1960.]

LYSAGHT (D. R. O’Connor), The Communists and the Irish revolution, Dublin, Litetéire, 1993.

MANDEL (Ernest), PURDIE (Bob), WEINSTOCK (Nathan), Irlande: révolution en marche, Bruxelles,
Ligue Révolutionnaire des Travailleurs, coll. « Cahiers », n. d., 93 p. (recueil d’articles et de
documents)

METSCHER (Priscilla), Republicanism in Ireland : a study in the relationship of politics and ideology
from the United Irishmen to James Connolly, Francfort, New-York, Berne, Peter Lang, 1986 [617 p.]

--, James Connolly and the reconquest of Ireland, Minneapolis, MEP Publications, 2002, [243 p.]

MUNCK (Ronnie), Ireland: Nation, State, and Class Conflict, Boulder, Colo.:Westview, 1985.

--, « The Formation of the Working Class un Belfast, 1788-1881 », in Saothar, n°11, 1986, [pp. 75-89].

MURRAY (Seán), The Irish revolt : 1916 and after, Londres, CPGB, 1936, [p. 14.]

Ó CEALLAIGH (Daltun), Reconsiderations of Irish history and culture, selected papers from the
Desmond Greaves Summer School, 1989-'93, Dublin, Léirmheas, 1994.

PRINGLE (Dennis Graham), One Island, Two Nations ? A Political Geographical Analysis of the
National Conflict in Ireland, Letchworth, Research Studies, 1985, [293 p.]

PURDIE (Bob), Politics in the streets: the origins of the civil rights movement in Northern Ireland,
Belfast, Blackstaff, 1990, [300 p.]

REVOLUTIONARY MARXIST GROUP, Irish Nationalism and British Imperialism and British Strategy
in Northern Ireland, Dublin, Revolutionary Marxist Group, 1974-1975. [brochure]

WOODS (Alan), Ireland: republicanism and revolution, Londres, Well Red Publications, 2005 (préface
Gerry Ruddy), [135 p.]

567
On y ajoutera nombre d’articles de militants (Cf. bibliographie de John Goodwillie, ceux de Solidarité
Irlande … ) et celui de François Bédarida, « Le Socialisme et la Nation : James Connolly et l’Irlande »,
Le Mouvement social, n° 52 (juil.-sept. 1965, pp. 3-31 (pour voir commen t un historien important a
compris Connolly alors qu’il ne disposait que des travaux de Desmond Ryan, Lambert McKenna et
Desmond Greaves)

568
Table des matières

Introduction 1

PREMIÈRE PARTIE :
Une historiographie protéiforme mise en contexte (mi-XIXe – 2005) 39

Chapitre 1 : Marxisme et nationalisme irlandais : un siècle de confluence


dans l’historiographie 42

Chapitre 2 : « Troubles », crises, révisions, profusion plurielle & reflux : le


marxisme et l’éclatement de la chape historiographique 128

SECONDE PARTIE :

L’historiographie marxiste de l’Irlande, des clans à la République 217

Chapitre 3 : Le thème historiographique fondateur : l’Union à la couronne


britannique (1801-1921) 219

Chapitre 4 : Modes de production et lutte de classes en Verte Érin des


clans gaëls aux Irlandais Unis 287

Chapitre 5 : La Révolution irlandaise n’est pas terminée : révolution 339


nationale, figure tutélaire de Connolly et régime du Sud

TROISIÈME PARTIE :
La minorité protestante et l’Irlande du Nord 417

Chapitre 6 : Du quasi-angle mort historiographique à la réévaluation : la


question du particularisme protestant en Ulster
419

Chapitre 7 : L’Irlande du Nord : Impérialisme, appareil d’État & lutte de


466
classes, conflits communautaires

Conclusion 508

569
Annexes 520

A. carte de l’Irlande (p. 521)


B. chronologie (pp. 522-526)
C. les sept points essentiels de la conception de l’histoire de Marx (p. 527)
D. la position de Marx sur l’Irlande (pp. 528-531)
E. le programme de l’Irish Socialist Republican Party de Connolly (1896) (pp. 531-532)
F. la personnification du socialisme et la réalisation de la nation irlandaise – dessin de
J. F. McCabe, 1909 (p. 533)
G. Lénine et les deux délégués irlandais au second congrès du Komintern à Petrograd
en 1920 (p. 534)
H. Manifeste du C.P.I. par Seán Murray (extraits, 1933) (p. 535)
I. « Connollysme » et mouvements communistes en Irlande (p. 536)
J. les origines communes du People’s Democracy et du B.I.C.O. (p. 537)

Sources & bibliographie 538

570

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