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erefences inédites Depits cing décennies, le « développement » a servi & legicimer el ionombeables politiques économiques e sociales, aa [Non comme au Sud, et fait crore a avénement du bien-ére pour tous. Cette épeque est rerminge, Legrand récit a perdu force mobilise, En semontane le cours de Phistoire pour identifier les ries de cere cropance, ce ouvrge fit le pon su es théores et es strarégies qui, depuis Ia fin des années 1940, one pretends transformer le monde ct metere un terme 3 la maladie, 2a mise et a faim, Lediscours sur la mondliliacion « désormais ps le relat + on ne promet plus ke» développement» ens, smalgré le recous un langage marcia, on se concent de utter contre la pauvrecé Be pourtant, en pit des éehees du» développement ~ aggravés par la mondialsaion,cestroujs la croissance ~& laquelle perionne ne weut renoncer ~ qu ese conse apporce le salut. Le besoin de eroie est plas fore que les doures que Fon peur avoir sur le conten de ta croyance. Neste pas cela quill convient «expliquer? GILBERT RIST ex profes & lasitu nviversitaire dt ades te dvelppement (IUED) ot Gents. Apis avair ensigné 3 Tunis, il a nocamment divigé le Centre Earap-Tors Monde (CETIM) er collard auvc PUniversié des Nations nie: Wi travaille me anthnoplagie de ta madernité qui fuit tharaitee la swité cidencale comme aussi tadivionnalle et cexotigue que ls animes 2 tomo wise A JOUR onemibre 2001 Prix: 15-€- 98,39 F ISBN 52.7246. 0868. 6086 3h 189 7463 retefooces inédites LE DEVELOPPEMENT Histoire d’une croyance occidentale Gilbert Rist PRESSES DE SCIENCES PO——— DU MEME AUTEUR 1 etait une fots te, développement... (avec Fabrizio Sabelli et al.) Lausanne, Editions d'En Bas, 1986, 155 p. La mythologie programmée. L'économie des eroyances dans la soctéte moderne (avec Marie-Dominique Perrot et Fabri- io Sabelli), coll, « Economie en liberté», Pari, Pur, 1992, 217p. Le Nord perdu Reperes pour Vaprés-développement (avec Majid Rahnema et Gustavo Esteva), coll « Forum da développement », Lausanne, Editions d'En Bas, 1992, 174 p. Ta culture, otage du développement ? (sous Ia direction de Gilbert Rist), coll, « L'Homme et Ia société», Paris, EAD "Harmattan, 1994, 192 p. La mondialisation des anti-sociétés. Espaces révés et liewx communs (sous la direction de Gilbert Rist), Les Nouveaux Cahiers de I've, n° 6, Geneve, WED, Paris, Pur. 1997, 2p. ‘Traduction anglaise The History of Development. From Westera Origins to Global Faith, Zed Books London & New York, uct, Cape ‘Town, 1999 [1997], 276 p, ‘Traduction italienne Lo sviluppo. Storia di una credenca occidentale, Bollati Boringhieri, Turin, 1997, 316 p, ‘Traduction espugnole El desarrollo. Una idelogia del siglo XX, Madtid, Los Libros dela Catirata, 2002 (a paral), eetefonges inédites LE DEVELOPPEMENT Histoire d’une croyance occidentale Gilbert Rist 2 édition mise & jour et augmentia d'une post ‘—— PRESSES DE SCIENCES PO——— CCatsogage Hes Ritiograpie (avec le concours des Services de dae: rmonation dela FNSP) Ris, Gilbert, Le eveloppement« histoire d'une croyance accents, ~ Pais Presses de Sciences Po, 2001 = ISBN 2.7346:0864% Cation) RAMEAUs, » devloppmartéeqpomigue Dust phosphie Dewey 5308, rocesus caus. Changement socio Public oncom: Tout pbc | i a de 1957 wea pope icc it expresses a pono copie clearing [Nous upetons donc ve ote rprcion, pile cu al, do pe curate tere sne btrton de alur os Cont age. ne ton dade decopie CPC, 3. ue Hae, 75006 Par oaean: Brom Le Nese {© 200, PRESSES DE.1A FONDATION NATIONALE Des SCIENCES POLITIQUES Préface 4 la deuxidme édition Depuis qu'il est paru, voici cing ans, cet ouvrage sus cite des controverses. Comment ne pas s'en réjouir ? Sila modestie contraint & ignorer ceux qui T'ont trouvé salu- taire parce qu'il s’attache & montrer le « développement » tel qu'il est plutot que tel qu'il devrait te, es critiques se partagent en deux camps. ly ad’abord ceux qui supportent mal que I'on temisse imense espoir suscité par le « développement » en déerivant sans complaisance les pratiques qu'il a justi figes ct qui se réduisent, peu ou prou, a I'extension pla- nétaire du marché", Mais pourquoi serat-il inconvenant de reconnaitre que les plus nobles causes ont souvent entrainé des conséquences dramatiques ? Pour ne prendre qu'un seul exemple, ceux qui avaient révé de la societé sans classe oi! Ia richesse serait distribuge «2 chacun selon ses besoins » — comme l’espérait Marx ~ se sont réveillés non seulement avec les Soviets et I'électricité, annoneés par Lénine, mais aussi avec la pénurie et le goulag. Si Vhistoire & permis de distinguer clairement 1. CE. Serge Latouche, Les dangers du marché planétaire, cll « La Bibiothague du citoven », Pais, Presses Je Seienees Po, 1998, 132 entre Te communisme idgologique et le « socialisme réel », pourquoi ne pas faire de méme en montrant Fécart, qui sépare l'espérance d'un bonheur généralisé des pra- tiques.coneréies qui, au nom du « développement », aceroissent les inégalités et imposent 'omni-marchandi- sation du monde ? Tl y a ensuite ceux qui se sont dévoués sans compter pour améliozer Ie sort des autres ~ en remportant, parfois, quelques succs = et qui redoutent qu’en proclamant Ia fin du « développement » on ne contribue a réduire encore l'aide dont les pays pauvres, toujours aussi nom- breux, ont un si grand besoin. L’aspiration au « dévelop pement » ou au micux-étre n’est-clle pas légitime ? A ceux, il faut rappeler que cet ouvrage ne prétend ni juger la coopération au « développement » ni condamner aide internationale, Toutefois, si nécessaires soient- elles, ces actions resteront toujours marginales au regard des multiples mesures imposées par implacable logique ddu systéme économique. La philanthropic n'est pas en ceause, mais ce n'est pas delle que dépend en premier lew le sort des plus malheureux du Sud comme du Nord. Les, décisions ne sontelles pas d'abord politiques ? La misére nrestelle pas d'abord eréée par la gueme ou par les régimes dictatoriaux (en Aiique), par des politiques éco- nomiques déliantes (dans lex-uRss), par la spéculation financiére (en Asie), parle refus des néformes agraires (en Amérique latine) et par des politiques fiscales qui réduisent les capacités redistributives de "Etat (en Europe of aux Ftals-Unis) ? N’est-ce pas sur ees plans-la 4qu'l faut agir d'abord, plutot que de pallier, aprés coup, Jes effets de politiques injustes ? Sans doute esti bon de faire Vun et l'autre, mais sans inverser les priorités, sous peine d'agiren vain La premitre édition avait été publige 8 I"époque ot la « mondialisation heureuse' » régnait sans partage sur la pensée dominante, ce qui faisait passer pour d’autant plus ‘topique — au sens dirréaliste — les pages conclusives de cet ouvrage. Depuis lors, certains événements, d’inégale ampleur, ont quelque peu remis en cause euphoric de naguére. Ty eut d’abord, en 1997, la crise financiére asiatique qui ¥est amplifice en été 1998, entrainant dans son sillage une économie russe & la dérive. On découvrit alors que les marchés ~ et particuligrement les marchés finan- ciers -, loin d'allouer toujours les ressources de manire rationnelle, pouvaient engendrer aussi des catastrophes. Lalerte fut chaude, mais ne suffit pas a ébranler les certitudes : injection rapide de quelques dizaines de mil- liards de dollars dans le systtme permit de Iui rendre sa vigueur (sauf peut-ére en Asie et surtout au Japon, mais pour d’autres raisons) I y cut ensuite Pémergence d’un vaste mouvement anti-mondialisation qui suscita de vastes manifestations, souvent violentes, lors des réunions des partisans de 1a liberalisation : contre omc & Geneve, en 1998, puis & Seattle, en 1999, contre le Forum de Davos en 2001 et enfin contre la réunion du G8 & Génes, en godt 200, Sans oublier la figure médiatique de José Bové et le succes d'une association comme ATTAC? qui réclame la taxation des mouvements spéculatifs de capitaux pour financer.. Te « développement » des pays du Sud. Ces vastes coali- tions ont beau regrouper des intéréts parfois contradic~ toires, elles ne sont pas moins porteuses d’espoir puisqu’elles manifestent un réveil des consciences face 1. Cf. Alsin Mine, La mondialisation heureuse, Pris, lon, 1997, 266 2. Assosation pour une taxation des isnsaetons inanitves pour aie aux eitoyens et coven. m aux « impasses de 1a modemnité ». Que les protagonistes de la « liberté » soient désormais contraints de se claque- murer pour discuter sous la protection des forces de ordre (parfois plus violentes que ceux qui les provo- quent) n'est pas le moindre paradoxe de la situation Mame si !'on est toujours plus frappé parla violence phy- sique que par a violence symbolique qui la déclenche. Enfin, en cet automne 2001, comment ne pas évoquer les attentats terroristes qui ont endeuillé les Etats-Unis ? Mame si, aujourd'hui, il est impossible de savoir exacte- ‘ment qui sont ceux qui les ont perpétrés, ni fes raisons de leur geste, ni les complicités possibles dont ils ont pu bbénéficier. Actes injustifiables. et condamnables. Mais ‘comment ne pas les interpréter aussi comme une consé- quence de la mondialisation, dont ils manifestent la face cachée et exécrable ? Le « sans-frontiérisme » n'est pas seulement humanitaire, et les miracles attendus de la glo- balisation des réseaux peuvent aussi tourner au cau- chemar. De plus, comment éviter de s'interroger sur les ‘rigines du terrorisme avant de chereher & hatter — avec raison ~ contre lui ? Il est en effet vain de combattre des ‘concepts abstrais, qu'il s'agisse de la panvreté ou du ter- rorisme, Mais il est tout aussi inadmissible et inexcusable de s’en prendre & I’ Afghanistan tout entier sous prétexte ‘que le chef présumeé du réseau terroriste y serait dissi- rmulé. Cela dt, les kamikazes ne sortent pas de null part. S'ils ne sont pas tous, personnellement, issus des milicux les plus défavorisés, c'est pourtant la cause de ceux-ci quils prétendent défendre, comme en témoignent les cibles choisies. Il fant tenir en horreur tons les fanatismes, mais cela ne les fait pas disparaite, Ils sont la consé- |. Christan Comeliau, Les impasses de la moderité. Cri de a marchandtsaion ds monde, Pars, Le Seu, coll. « Economie Thumine», 2000, 265 p w quence d'un endoctrinement si fort et d’un désespoir si grand qu’aueune vie, ni la sienne ni celle des autres, n'a plus d'importance. Or, ceux que désespérent linégale répartition des richesses et le cynisme des puissants ne risquent-ils pas de se multiplier ? Cela dit, cete crise est survenue sur un fond de moro- sité économique générale et n’a fait que Paggraver, Tout va done étre mis en ceuvre ~ les récentes déclarations du président des Etats-Unis le montrent — pour « relancer la croissance », au nom de l'emploi, de la santé boursiere... ou des échéances électorales. Peut-etre y parviendra-t-on, comme apres la crise financiére de la fin des années 1990. Mais, & moyen terme, il faudra affronter un probleme autrement plus grave : celui de Ia compatibilité entre la croissance et les atteintes& l'environnement. Longtemps, on a voulu se persuader que les dégits écologiques étaient qu'un mal regrettable mais nécessaire, justiié par les bienfaits que procurent la croissance et le «développement ». On a traité les deux phénoménes comme s'ils étaient séparés, ou conciliables. Cela nest ‘désormais plus possible. Non seulement le recours immo- déré aux ressources non renouvelables — seule recette dis ponible pour assurerI'existence des sociétés industrielles ~ multplie es pollutions de toutes sortes, mais il semble de plus en plus vraisemblable que la fréquence et l'am- pleur des catastrophes « naturelles » et des désordres cli- matiques (inondations, cyclones, incendies de foréts, désertification, etc.) qui s’abattent sur le monde, et qui sajoutent & 1a vulngrabilité technologique des sociétés 1. Ul faut user ee terme avee precaution. Comme le démontre [Bruno Latou, i existe desormais des « quas-oets» qui Wexstent, {qa cause des interventions de homme surla nature (le row d'ezone, Terfet de sere, ec.) et gui déienninent les polidques nationales et internationsies (ons m avons ante ete moderns. Essald'andvope lagie symttrigue, Pats, La Déouverte, 1991, 213 P) industralisées, constituent une conséquence de activité humaine. La eroyance au « développement » n'est done plus seulement critiquable parce qu'elle ser justfier un aceroissement démesuré des inégalités sociales ; elle est devenue dangereuse parce qu'elle compromet 'avenir de tous. Faute de s'en étre débarrassé a temps, c"est sous Ia pression des catastrophes qu’elle contribue & déclencher qu'il faudra repenser les modalités de Ia vie sociale et les fondements de la « science » économique. Cette nouvelle édition a été Poceasion de metre a jour certaines données, et surtout de corriger quelques erreurs ‘dont la plupart m’ont été signalées par Patrick Camiller; je tens done & rendre hommage a sa compétence et a Vextréme minutie avec laquelle il assura Ia traduction anglaise de cet ouvrage Gilbert Rist, octobre 2001 |. Pratiques de fa dissdence économique, Réseowr rebeles et cerdaihite sociale (Yonne Preiswerk el Fabisio Sabell. di), Now ‘eau Cahiers cle 1020, n° 7, Geneve Pai, 1VED-PUF, 1958, 202 p. Table des matiéres PREFACE A LA NoUVLLE EntTION lnerropvcrioN Chapitre 1 DEFINITION La pense ornare Précautions méthodotogiques Elements dane deiition Une sei - ese Le «développement» comme élément de la. religion modemne ion scandaleuse ? Chopitre 2 EES METAMORPHOSES DUN MYTHE OCCIDENTAL Les conséquences implicites de la métaphore Repires pour Minterprétation occidentale de Thisoire Conclusion 9 at 6 36 0 4 3 1s Chapitre 3 LES FREMICES DE LA MONDIALISATION La colonisation La Societe des nations tle syseme des mandats Conclusion Chapiive 4 INVENTION DU DEVELOPPEMENT Le « Point 1v » du président Truman . ‘Une nouvelle vision du monde : le «sous-développement » Lihégémonie nord-américaine ‘Une sircture paradigmatique nouvelle Lite du d&veloppement » Chapiare 5 LA MISE EN PLACE DE LA DOCTRINE EP DES INSTITUTIONS INTERNATIONALES La conférence de Bandoeng [Les nouvelles institutions internationales de « develop: pement » Chapitre 6 [LA MODERNISATION ENTRE HISTOIRE EF PROPHEETIE Une philosophie de Phistire Anticommunisme ou marxisme sans Marx ? Les voi dissidentes 6 8 9 m 116 121 Bs 1s 19 bs Iss 168 m Chapitre 7 LES PERIPHERIES Et LETUDE DE L'HISTORE Le néo-maensme au Etats-Unis Les dependentistaslaino-amésictins Un nouveau paraigme mais des présupposés anciens Chapitre 8 LE PASSE COMMUN COMME MODELE DE L’AVENIR Ujamaa ou Pexpévience tanzanienne Les principes dela selreliance Conclusion Chapitre 9 {LE-TRIOMPHE DU TIERS-MONDISME Le Nouvel ordre économique international ‘Une voie originale: Le rapport Dag Hammarkjld (1975) La queve de la comete Lrapproche des « bevoins fondamontaux » Conclusion Chapitre 10 DU « DEVELOPPEMENT » Retour & T'économie classique et supplement dame huma Ish 184 190 ns 219 m2 234 22 251 204 26 278 « Développement durable» au croissance sternells? Le Sommet de la Tere Conclusion Chapitre 11 LE MELANGE DU REALISME ET DES BONS SENTIMENTS La commission Sud Le PNUD et le « développement human Chapitre 12 ILLUSION PosTMODERNE [LA GLOBALISATION COMME SIMULACRE DU « DEVELOPPEMENT» De 'wilité des malentendos es organisations en sursis ou en mutation ? La globalisstion ou le retour la normale La ralitévituelle comme refuge de la croyance Audeld da « développement » Covctwsios Postrace. Ls lutte conse la pauniets: slogan et alibi Binuooearan: TNDEX DES NOMS DE PERSONNES 20 306 33 32 38 37 360 365 370 378 339 407 43 47 Introduction La force du discours sur le « développement » tient a Ia séduction qu'il exerce. Dans tous les sens du ferme: charmer, plaire, fasciner. faire illusion, mais aussi abuser, détoumner de la vérité, romper. Comment ne pas succomber & Vidée qu'il existerait une maniére a’éliminer la pauvreté qui dérange ? Comment oser penser, simultanément, que le reméde pourrait aggraver Je mal que Ton veut combattre ? Ulysse, déja, devait oucher les oreilles de ses compagnons et s‘attacher Iui-méme au mat de son bateau pour ne pas céder aux chants des sirenes... Tel est le prix inaugural @ payer pour sortir victorieux de I’épreuve qui consiste & exa- ‘miner lucidement Phistoire du « développement » Pourquoi a-t-on pu estimer qu'il était nécessaire et urgent de tout mettre en ceuvre pour hater le processus de «développement » ~ censé favoriser la prospérité des pays du Nord comme du Sud ~ alors que, pendant des sigcles, personne ou presque ne s’était avisé de soulager, par des mesures structurelles, Ia mistre des autres, surtout lorsque ceux-ci habitaient d'autres conti- nents? Quelle est lorigine de cette tiche collective, sans cesse critiquée pour ses insuecés, mais dont le 9 bien-fondé ne peut apparemment pas étre remis en question? Comment s'y retrouver dans les multiples débats -qui, depuis bient6t cing décennies, tentent apporter une solution aux problemes que’ pose le ‘dénuement de la majorité face & opulence de Ia mino- rité? Comment expliquer ce phénomene qui mobilise non seulement les espoirs de millions de personnes mais aussi des ressources financiéres considérables et qui pourtant semble s'éloigner, tel horizon, & mesure qu'on eroit s’en approcher ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles cet onvrage prétend répondre. Non pas pour ajouter tune théorie supplémentaire a toutes celles qui ont été formulées jusqu’ici. Mais pour interroger I'évidence qui entoure une notion censée emporter I'adhésion una- hime et dont on a sans doute oublié qu'elle était construite & V'imtérieur d'une histoire et d'une culture particuligres. La perspective est done historique ou rénétique, car il faut replacer dans la longue durée les enchainements successifs au fil desquels Ia « commu nauté internationale » a consacré au_« développement » a place centrale qu'il occupe aujourd'hui. D’ot la nécessité de remonter aux origines lointaines ’une notion qui passe trop souvent pour moderne sous pré- texte que les pratiques qui en découlent ont vu le jour au milieu du xx°siécle. D’od aussi importance accor- dée & la continuité du discours par-deli les contro- verses qui ont marqué et qui ont pu faire croire que chaque nouvelle approche correspondait & une concep- tion originale, innovatrice et différente de toutes celles qui T'avaient prévédée ‘Toute perspective implique un point de vue qu'il convient de définir pour dissiper Tillusion de obj tivité ou de lexhaustivité. Pour ce qui conceme cette demiére, il n’était pas question de discuter l'une apres 10 Trautee Jes multiples théories qui ont alimemté te débat sur le «développement » depuis la seconde guerre mondiale '. Il s'agissait plutot d'identiier les « grands textes» qui, & chaque période, ont prétendu proposer tune solution originale pour en faire apparaitre Ia logique. Quant a Tobjectivité, on sait gu’elle ne consti- tue qu'une vaine poursuite tant qu’on se refuse & reconnaitre que l'objet est toujours construt par celui ui Tobserve. A cet égard, le cas du « développe- tment » a valeur d’exemple. Les représentations qui lui sont associées et les pratiques qu'il entraine varient d'un extzéme a Mautre selon que ’on adopte le point de vue du « développeur », engagé a faire advenir le bonheur qu'il espete pour les autres, ow celui du «développé », contraint de modifier ses relations sociales et son rapport & la nature pour entrer dans le monde nouveau qu'on lui promet. Sans parler du tech- nocrate chargé de rédiger un texte manifestant l'ori- ginalité de institution qui 'emploie, ni du chercheur décidé & prouver que les paramdires qu'il a retenus sont les seuls capables de rendre compte du phéno- méne qu'il étudie ‘firmer d'emblée que cet ouvrage se situe dans une perspective critique est donc le moindre des averts- ements que on doit au lecteur. A condition d’en- 1. On pourra se reporter aux divers ouvrages récemment publiés ct consicres 4 la question, parm lesquels Chistian Comeliay, Les Telations Nord-Sud, Paris; La Decowvere, 1991, 124 p.; Elsa Assi- dan, Les theories économiques du développement, Pans. La Décou Sere, 1992, 124 p.: André. Guichaoua, Yves. Goussaul, Sciences ociaies et développement, Pans, Armand Colin, 1993, 190 Catherine Choquet Olivier Dollfes, Benne Le Roy et Michel Ver: nidtes, Eat des savoirs sur le developpement, Trois décennies de sciences sociales on fangue frongaise Pars, Kacthala, 1993, 229 p, Louis Baeck, Post War Development Theories and Practice. Pats, UNESCO et The Imerational Social Seience Council, 1993, 139. u tendre Je terme dans son sens kKantien de «libre et public examen» et non pas dans le sens ordinaire de «jugement défavorable ». Entre les deux, la différence est en effet considérable. Or, ce qui importe en I'oc- currence, e’est de ne pas céder aux appréciations toutes faites qui relevent des présupposés de la pensée ordi- naite et qui obligent & tenir pour acquis que le « déve- Toppement » existe, qu'il fait 'objet d'une définition tunivoque, qu'il a une valeur positive et qu'il est sou- hnaitable, voire nécessaire " Rien de tout cela n'est en effet gagné d'avance. Or Ia definition que l'on donne du phénoméne « développement » change selon Ma priori implicite qui tient lieu d'origine a la réflexion On peut en dite autant d'une démarche ~ sans doute moins courante ~ qui partrait du point de vue opposé, accablant, par hypothise, le « développement » de tous les maux. Ainsi, plus que jamais, la méfiance épisté- mologique est de mise, L’effort porte donc, d’abord, sur le nécessaire détachement par rapport aux conno- tations associées au terme, sur Ia mise a distance des jugements de valeur gue lon est tenté de porter, sur- tout lorsque le spectacle de la misére et le légitime désir d’y mettre fin font apparaitre le « développe- ment » comme une panacée Cela dit, ces précautions de méthode ne sauraient éboucher sur une neviralité fade ni sur une indiffé- rence de principe. Tout au contraire: en s‘imposant de ne point juger avant d'avoir examiné, on conserve sa liberté de prendre ensuite parti, C'est dans le présup- 1. Ce point a&é parculitrement bien mis en évidence par Matic Dominique Perot, = Psssager clandestin el indispensable du dis ure esopos >, dan Ciben Ris, Fabra Sell) 1 State foe evelppemen. atanne, ton EN Bs, 1986 oa 2 post inavoué que réside le danger et non pas dans appréciation que I'on peut porter apres en avoir ddémont(r)é le mécanisme. C'est le moralisme initial — par souci de ne point décourager les bonnes volontés ou de sauvegarder l'espoir des plus désespérés — qui déolenche Tautocensure et obscureit le propos. En revanche, rien n’est plus légitime & nos yeux que de faire apparaitre clairement ce que Je discours s'était efforcé de cacher et de prendre position sur les consé- quences quien décovlent Tl reste que cet owvrage repose aussi sur une. série ée choix. Choix de la distance par rapport a l'objet étude, comme on I'a dit, mais aussi choix du décou- page de cet objet. Tout d'abord en affirmant que, loin e se limiter aux pays du Sud, le « développement » cconcerne T'ensemble du monde, y compris les pays industrialisés. Comment oublier que c'est chez cux que le phénoméne du «développement » est apparu? Comment ignorer que c'est au Nord qu'il a pris la plus grande ampleur (puisque le Sud est toujours « sous- développé »)? Que dirait-on d'un anthropologue qui, pour ctudier la société bambara, conduirait son enquéte ddans la banlieue parisienne sans se rendre au Mali sous prétexte que, méme s'ils habitent Pari, les Maliens ne perdent pas leur qualité de Bambara? Que dirait-on @'un juriste qui, pour décrire la démocratic parlemen- taire, s‘appuierait uniquement sur la maniére dont celle-ci est pratiguée au Zaire puisque, méme si les institutions zairoises sont bloquées, la fiction de leur existence n'est pas mise en cause’? Il s'agit donc de considérer le « développement » comme un phénomene global car, bien que certains pays s'autoproclament ‘développés », ils sont loin de se désintéresser pour autant de leur propre « développement ». Preuve en est le fait que, chaque fois que I'on propose des mesures B ccensées améliorer Ia situation des plus pauvres, on S‘empresse de préciser que leur suecés est intimement lig a Ia prospérité des plus riches. Sur la voie de la croissance, personne ne peut s‘arréter pour attendre ceux qui progressent moins vite. On a beau feindre de croire que 1a problématique du « développement » est née de la décolonisation et conceme d'abord les pays du Sud — parce que c’est 1a que regne la misére Ia plus insupportable -, c'est le contre qui est vrai Historiquement dabord, mais aussi parce que les grands themes de ce debat contemporain (Menviron- nement, le remboursement de la dette, la libéralisation du commerce international) découlent directement des préoccupations des pays industrialsés Enfin, choix des « épisodes » de cette histoire du «développement ». Ont été retenus ceux qui nous ont part les plus significatifs. Non sans arbitraire sans doute, mais en réservant une part prépondérante & la seconde moitié du Xx" sigele, Si le retour & I’Antiquité a semblé indispensable, on a renoncé a traiter des changements intervenus au Moyen Age et surtout & la Renaissance, lorsque les conquetes et les colonisations ~ legitimées par le devoir d'évangélisation ~ se combi- naient avec apparition, en Europe, de nouvelles ati- tudes 8 Tégard du travail et du capital. Transforma- tions importantes, certes, mais dont les conséquences = en termes d'inégalités internationales — ne se ‘manifestérent pleinement qu’aprés 1a Révolation indus triele. De méme, le chapitre consacré aux. entreprises coloniales de ta fin du Xix*sigcle se fonde essentiel Tement sur le cas frangais. Non pas que la part prise Par les autres puissances européennes, et notamment Ia britannique, dans cette tentative de domination du monde ft négligeable, mais parce que l'exemple de la France a semblé suffisant pour faire apparaitre les 4 similitudes et les différences entre cette période et Peére du développement ». Finalement, il va de. soi que les «grands textes » retenus pour la période contemporaine ne constituent pas un ensemble exhaus- tif, Leur sélection pose par ailleurs bien des pro- blémes : par exemple, le Point 1v du président Truman, passé presque inapercu a I'époque, a exercé une ‘influence bien plus grande que le Nouvel ordre éo- rnomique international (NOE1) qui a pourtant fait couler des torrents d’encre... L'examen de ces divers docu- ments fait toutefois apparaitre un fil conducteur d’au- tant plus solide qu’il semble contraire a I’évidence. ‘Crest en effet loriginalité (ou 1a nouveauté) gui consti- tue la prétention commune des textes étudiés : chaque théorie ou déclaration cherche a se faire passer pour la solution enfin découverte des « problémes du déve- loppement ». Or, & y regarder de plus pres, on constate que ces apparentes innovations constituent de simples variations sur un méme théme, qui permettent aux divers acteurs présents dans le champ du « dévelop- pement » de réaffirmer leur Iégitimité, A obligation banale de s'adapter aux transformations de l'environ- nement international s'ajoute leur impérieux besoin de se distinguer des théories ou des déclarations concur- rentes sur le «marché du développement », afin de redorer le blason de leur lignage intellectuel ou de leur institution. Si bien que, pour utiliser une métaphore, chacun de ces textes peut ire considéré comme un Elément de la «mosaique du développement » = la varigté des formes et des coloris y est dautant plus 1. Cr. Gilbert Rist, Towards a » New » United Nations Develop imeit Strategy ? Some Major United Nations Resolutions Ia Pevspec tive, Nyon (Suis), Intemational Foandalion. for Development Alternatives (ira, 1977, 74p.(ronéot, 15 appropriée qu’elle fait mieux ressortir le dessin (ou le dessein) d'ensemble. Que certains fragments aient &é ‘oubliés n’empéche donc nullement den apercevoir la forme générale Or c'est bien cela qui est le plus utile, A une époque (00 justement l'image semble se brouiller. En matiére de «développement », les nouveautés successives aun- quelles les cing demnitres décennies nous avaient habi- {ués sont devenues rares. Le moment est done propice pour reconsidérer Mhistoire des idées et la « mettre & plat », en prenant expression au pied de la lettre, c'est {-dire en proposant sous forme de fresque ou de tableau les divers éléments qui, tour & tour, ont prétendu occuper tout l'espace. Et ce ne serait pas le moindre paradoxe de cet ouvrage que de recourir Ja démarche historique pour proposer une vision synchronique du « développe- ment » ‘On commencera done par définir ce qu'il faut entendre par le mot « développement ». Méme si chacun croit savoir de quoi il s'agitlorsqu’on en parle, le consensus favorable qui entoure ce terme est au eceur d'un malen- tendu qui paralyse le débat. Pour en saisir lorigine, on sSTintéessera 8 T'Antiquité grecque, a sa réinterprétation chrétienne et a sa transformation par le Siécle des lumites, afin de découvrir ~ sous Papparence du méme ~ une radicale nouveauté, De la, on passera & la période coloniale pour montrer que les pratiques que Ion prétend aujourd'hui nouvelles ont une longue histoire et que le contrdle des territoires du Sud reve, depuis long- temps, les traits de l'intemationalisme généreux. Se posera alors la question de savoir comment fut inventée par le président Truman — de manigre aussi fortuite que géniale — Ja notion de « sous-développement », qui contribua a changer le cours de histoire. En effet, & la suite de Rostow, on imagina que toutes les nations pour- 16 raient partager l'abondance promise & tous ; puis I’école de Ja dépendance tempéra ces espoirs en soulignant les responsabilités que portent les pays industriels dans la mistre de ceux du Sud. Avec la proclamation du Nouvel ordre économique international, on erut trouver enfin le moyen de réduire les inégalités qui séparaient les Etats et, en préconisant la satisfaction des «besoins fonda- mentaux », on pensa pouvoir metre fin a Ia miséte qui aceablait les populations des pays es plus démunis, Mais ce furent alors les problémes de la dete et I'environne- ment — ’autant plus urgents qu’ils mettaient en cause le systeme financier et 'approvisionnement des pays du Nord ~ qui s'imposérent. Faute de pouvoir les résoudre, on s'accorda & souhaiter que le « développement » soit ala fois durable et humain. Ainsi furent justifiées, at Nord comme au Sud, les interventions humanitaires qui ‘ont permis de perpétuer un systéme qui entretient et ren- force lexclusion tout en prétendantI'éliminer. Enfin, le ddemier chapitre montrera les raisons de la progressive lision du « développement », qui ne subsiste qu'a état de résidu pour justifer le processus de mondialisation. Tel est, brigvement résumé, le plan de cet ouvrage. I propose une these, fondée sur une série de textes qui ont rmarqué leur époque et qui ont passé, tour 3 tour, pour des solutions originales alors qu’ils sinserivaient, & lear insu, dans une problématique aneienne qu'il faut aujour- @ hui abandonner afin de pouvoir enfin penser I'« aprés- développement », L'enjeu est si important qu'il justifie une démonstration minutieuse. D’od T'ingvitable tecours ‘aux annotations que on peut ometire si on les juge excessives, mais qui précisent et contrOlent l'argumen- tation. Ce texte a été rédigé lors d'un congé scientifique que sma accordé l'Institut universitaire d'études du dévelop- pement, Ila bénéficié des remarques, d’autant plus cf: 7 fiques qu’elles étaient amicales, que m’ont faites mes collegues Marie-Dominique Perrot, Christian Comeliau, Philippe Durand, Serge Latouche, Fabrizio Sabelli et Rolf Steppacher. Que tous en soient sincérement remer- cigs, méme si, bien entendu, les propos qui suivent sTengagent que leur auteur. Chapitre 1 Définition La pensée ordinaire Lorsque les psychologues parlent du « développement de Vintelligence », les mathématiciens du « développe- rent dune équation » et les photographes du « dévelop- pement d'une pellicule », le sens qu’ils donnent au mot «développement » est clair, et tous ceux gui appar ticnnent _au_méme champ professionnel partagent la méme définition, I en va tout autrement dur mot « déve- loppement », tel qu'il s’est progressivement imposé dans le langage ordinaire, pour désigner tant6t un état, tantot un processus, connotés l'un et l'autre par les notions de bien-étre, de’ progrés, de justice sociale, de croissance Economique, d’épanouissement personnel, voire d’équi libre écologique. On se contentera ici de trois exemples —A.larticle « développement », le Petit Robert (1987) note (entre les sens voisins de croissance, épanouisse- ment, progres, essor, extension, expansion): Pays région en développement, dont I'économic n’a pas atteint le niveau de I’ Amérique du Nord, de I'Europe occiden- tale, ete. Euphémisme créé pour remplacer sous-déve- loppeé. 19 , le rapport de la commission Sud, rédigé sous 'autorité de ancien président tanzanien Julius [Nycrere et qui est censé synthétiser les aspirations et les politiques des pays «en développement », propose la définition suivante : « Le développement est un proces- sus qui permet aux étres humains de développer leur personnalité, de prendre confiance en eux-mémes et de ‘mener une existence digne et épanouie. C'est un proces- sus qui libére les populations de la peur du besoin et de exploitation et qui fait reculer l'oppression politique, Economique et sociale. C’est par le développement que indépendance politique acquiert son sens véritable. I se présente comme un processus de croissance, un mou- ‘Yement qui trouve sa source premiere dans la société qui est elle-méme en train d’évoluer '. » —Enfin, le Rapport mondial sur te développement ‘humain (1991), publié par le pNup, affirme : « Le prin- cipal objectif du développement humain — tel que la notion a été définie I'an dernier dans le premier rapport ~ est d’élargir la gamme des choix offerts a la popula- tion, qui permettent de rendre le développement plus démocratique et plus participatif. Ces choix doivent comprendre des possibilités d'accéder au revenu et & Vemploi, & l'éducation et aux soins de samé, et & un environnement propre ne présentant pas de danger. Liindivida doit également avoir la possibilité de parti- ciper pleinement aux décisions de la communauté et jouir des libertés humaines, économiques et poli- tiques ® » ‘On pourrait & loisir commenter ces définitions et 1. Deis aw Sud, rapport de la commission Sud, Paris, Economica, 1990, p. 10-1 2. end, Rapport mondo! sur e développement humain, 1981, Paris, Economica, 1991, p. 1 20 ‘mettre en évidence leurs divers présupposés : évolution- me social (le rattrapage des pays industrialisés), indi- idualisme (il s‘agit de développer la personnalité des @tres humains), Economicisme (croissance, accés au revenu). On pourrait également relever leur caractére tant6t normatif (ce qui doit arriver), tant6t instrumental (@ quoi_cela ser) ow encore Ia pléthore des termes intensification (« plus démocratique et plus participa- tif», qui suggérent a contrario les « manques » ou les dsfauts actuels), Mais la question la plus importante est celle-ci : s’agitil réellement de définitions ? Précautions méthodologiques Sans revenir sur l'ensemble des conditions nécessaires la construction d'une définition ', on notera au moins ‘que, pour étre opératoire (c’est-A-dire pour permettre identifier sans erreur possible l'objet dont il s'agit), une définition doit d’abord éliminer les prénotions, les « fausses évidences qui dominent lesprit du vulgaire * » et, ensuite, se fonder sur les caractires extérieurs communs & ensemble des phénoménes qui répondent & la definition *, Pour le dire plus trivialement, il convient 1. mile Durkheim, Les reges de la méthode sociotogique, Paris, Pug, 1983 {1895} 2 thud, p32 (par exemple : « mener une existence digne et éps novie'm « pariciper plinement aux decisions de Ta communauté» Signi selon les comevtes, des choses complotement diferentes). bid, p. 34, Comme le dit tes elsirement Durkin: « Si € dente et si mportante que soit cette rege, elle n'est guere observée ‘en soiologie. Préssément parce qu'il yest tt Je choses dont nous pistons sans cesse[] nous sommes tellement habitus 3 nous servis fe ces mots qutreviennent& tout instant dans Te cours des conver: ations, qu'il somble inutile de préiser le sens dans lequsl nous les prenons > (p. 37. a de définir le « développement » dune telle maniére ‘qu'un hypothétique Martien parvienne non seulement & ‘comprendre de quoi l'on parle, mais encore qu'il réus- sisse & identifier les lieux oft le « développement » existe ou n’existe pas. On comprend ainsi pourquoi les réfé- rences a I'« épanouissement de la personne humaine » ‘ou a l'« élargissement de la gamme des choix indivi- duels » ne sont d’aucune aide « définitionnelle », puis- qielles renvoient a des expériences individuelles (liées A des contextes spécifiques) qu'il est impossible d’ap- préhender par des caractéres extéricurs. Tout au plus peut-on considérer ces injonctions normatives comme des sortes de boussoles qui permettent de maintenir un certain cap ; mais on peut avoir besoin, pour continuer le voyage, de savoir oi est le Nord sans avoir 'intention oy aller, Le principal défaut de la plupart des pseudo-défini- tions du « développement » tient au fait qu’elles sont généralement fondées sur 1a manigre dont une personne (ou un ensemble de personnes) se représente(nt) les conditions idéales de I'existence sociale '. Bien entendu, ces mondes imaginaires ~ dont les configurations varient selon les préférences individuelles de ceux qui les pro- duisent — sont souvent accueillants et désirables et l'on aurait mauvaise grace & combattre ceux qui révent d'un ‘monde plus juste, oi les gens seraient heureux, vivraient mieux et plus longtemps, é&happeraient a la maladie, & Ja mistre, a exploitation et & la violence. Le procédé a immense avantage de réunir & peu de frais un large 1. La définition des représemations est totalement dépendante de la subjectvite du locuteu un erovant déinra Diew comme I'« Ete supetme »,tands que Fagnostique puriera de mystieation ou, plus radlealement encore, d'un terme Uénue de toot rerent. 2 consensus & partir de valeurs indiscutables '. Toutefois, sile « développement » n’est qu'un ternte commode pour réswner ensemble des vertueuses aspirations ‘humaines, on peut conclure immédiatement qu'il w’existe rnulle part et qu'il n’existera probablement jamais ! Et pourtant, le « développement » existe, d'une cer- taine maniére, a travers les actions qu'il Iégitime, les institutions qu'il fait vivre et les signes qui attestent sa présence. Comment nier qu'il existe des pays « déve- loppés » et d'autres «en développement », des projets de « développement », des ministres de la « coopération au développement », un « Programme des Nations unies pour le développement », une « Banque internationale pour la reconstruction et le développement » — mieux connue sous I’appellation de « Banque mondiale » -, des insttuts d'études du « développement », des ONG char- ées de promouvoir le «développement » et bien autres institutions et actions qui se réclament du méme objectif ? Ainsi, au nom de ce mot fétiche, qui est aussi ‘un mot-valise ou un mot plastique *, on édifie des écoles 1. Un bon exemple de cet usage consensuel ~ et tauologique — du développement» so wouve dans T ariel premier dela Decl ation ser te rot au développement (xsaon H/138 de Asser Hee géneale des Nanos entcs Gu 4 décembre 1986) qui atirme “Le droit au développement est un doit inalienable de homme 29 “esto dag! toute persone humaine et tour Jespeuples ont le dot Ue pateper td conser su développement consign, se alfurel et potkique dans lequc tous les dots de home et ots iss inn fondamentales poisent Ce plenement ress, et So tender de ce développement.» "2 Ch Uwe Parksem, Pastbwirter. Die Sprace einer internat nein Ditstur, Sagat, Klett Cota, 1989, 127 p. Pour Poke, a Caracésisique d'un mot plastique ext avo apparena abord 3 Ta finpe coments ene Gar et ls decree mont d'une €quaion), ‘voir tense us parla langue sa ile développement des spices selon Darwin) ett te ajourd hl fepnis par In langue es tochnocrates dah on sens si extensi gi 23 et des dispensaires, on encourage les exportations, on ‘reuse des puits, on construit des routes, on vaccine des ‘enfants, on récoite des fonds, on échafande des plans, on redimensionne les budgets nationaux, on rédige des rap- ports, on engage des experts, on concocte des stratégies, ‘on mobilise la communauté internationale, on constrait des barrages, on exploite la forét, on reboise les déserts, fon oée de nouvelles variétés de plantes a haut rende™ ment, om libéralise le commerce, on importe de la tech- nologie, on implante des usines, on multiple les emplois salariés, on lance des satellites de surveillance : tous comptes faits, c'est l'ensemble des activités humaines modernes qui peuvent étre entreprises au nom du « déve- loppement >. Pour la pensée ordinaire, la recherche d’une définition coscille done entre deux extrémes également incontrd- lables : d’une part, I'expression du désir, sans doute général, de vivre une vie meilleure, mais qui semble ignorer volontairement que les modalités concrétes de sa ralisation se heurteraient a des choix politiques contra- dictoires ; de autre, la multitude des actions — souvent contradictoires elles aussi ~ qui sont censées apporter & terme un surcroit de bonheur au plus grand nombre. La faiblesse de ces deux perspectives tient au fait qu’elles ne permettent pas d’identifier le « développement » qui apparait tant6t comme un sentiment subjectif d'« épanouissement », variable dune personne & l'autre, tant6t comme une série d’opérations dont rien ne prouve, 4 priori, qu'elles contribuent véritablement au but pro- clamé ‘ie signifie plus ren, sinon ce que veut li fire die le Joeuteur ind- iduel qui Pemplove 1. Non seulement sien n‘indigue que, par exemple, la construction un barage ou la promotion des exportations de tel oa tel prodult 24 Pout sort de I'impasse, il faut en revenir & l'exigence durkheimienne qui consist, dune part, inelure dans la definition Ia totalité des phénomenes: considérés et, de autre, & n’en retenir que les caractéres. extérieurs ‘Autrement dit, il convient identifier, d'un point de vue sociologique, ce qui permet d'affirmer qu'un ensemble de pays sont considérés comme « développés » alors que autres sont «en développement », @ partir de pra- tiques observables par chacun. 11 ne s’agit done pas de comparer — pour les opposer ~ deux ensembles distincts pour dire que I'un posséde plus de ceci (d'éeoles, de routes, de réserves monétaires, de calories par téte 'habitant, d'automobiles, de démocratie, de téléphones, etc.) et moins de cela (danalphabétes, de traditions culturelles, d’enfants par famille, de « pauvres absolus », de temps, de main-d'euvre qualifige, etc.) et inverse ment, mais de mettre en évidence le processus qui est entrsinersfectivement un plus gran bicn-r pou es poplations enstes hehe de es actions mis encore om constlé ue, clon ‘e"contexs, In meme cpéravon sera comsterce tnt comme. 6 développement» et tat comme une acivié commerciale nor inale: on spreccdfféremmen le achat dune fm arcane par somal ola ecaion pores capa japons une tnceprise ab Burkina. Faso T Bien ented, ls dénition de ces «caaetresextreurs > sup pose ass un choise Ges valonsations. Aucune methods ne per Irn emir tne ea dion dkcenne ext done comparable 4 une arte gdopraphigue: lex {léments gee fourat sont sufisants pour reconnste le temtoe + tile ne pretend pas dere toute la vie ui sy deoule. 9. Cente manfie de «débnir » le» veloppement es agement sépandhe (cl: Encyclopedic universele Tempo, t.Vll, 196), an ‘Sfoae-dveloppement le permet a groupe dominant de défnir inméme. lee saractisigues d= développement" elem Aiden ailleurs one sic de. mangoes » gue Lon pretend Sombler dans one perspective evolutonnse X inverse i fat el ‘erqueles pays dis « Sour cveloppes sont en fy = aux qu ot ‘aide mame pus ou moins drece la domination cceiente,[-] {ute parviennent pas & touver les reponressu'eage ur scpro> 4 Vorigine de cette différence, qui se répand a un rythme différent dans les deux ensembles en question et qui les transforme quantitativement et qualitativement de maniére irréversible. Car le « développement » ne concerne pas exclusivement les pays du « Sud » et moins ‘encore les seules actions entreprises sous les auspices des organismes de « coopération au développement ». Ul s‘agit Pun phénoméne historique global dont il convient d’expliquer le fonctionnement pour pouvoir ensuite repé- rer sa présence ou son absence, Eléments d'une définition Pour satisfaire aux exigences méthodologiques évo- quées ci-dessus et embrasser l'ensemble des phénomenes qui font partie du champ, la définition devra done décrire les multiples mécanismes qui déterminent le changement, social dans ensemble des sociétés contemporaines selon une logique particuliére, eréatrice de structures nouvelles. Car il ne suffit pas d’affirmer que le « déve- loppement » se réduit au changement social. Celuicci constitue en effet une constante de la vie de toutes les sociétés depuis l'aube de Phumanité. Il stagit done, en oceurrence, d’en identifier la spécificité — qualifiée de «développement » ~ pour montrer ce qui distingue les sociétés modemes de celles qui les ont précédées. La définition proposée est donc construite & l'aide des éléments suivants, que l'on explicitera successivement duction (ot gui ne sont pas caractérisés par leur décalage par rapport, ‘aux pays industele mats bien par] impossbte de suv farm oie.» Alain Lipieta, Mirager et miracles, Probleme de industria lication dans le Tiers Monde, Pais, La Désouveste, 98S, p19. 26 Le « développement » est constitué d'un ensemble de pratiques parfois contradictoires en apparence.. Les pratiques (Economiques, sociales, politiques, cculturelles) correspondent aux « caraciéres extérieurs » retenus par Durkheim afin d'exclure de la définition tout aspect normatif qui privilégierait ce que Ton cespere au détriment de ce qui se passe. Autrement dit, il ne s'agit pas de considérer les fats & partir de l'une ow Tautre des théories de «développement » aujour- hui disponibles, car on sait que ce que prévoit la théorie ne se réalise pas nécessairement dans les pra- tiques et Pon sait aussi que des pratiques semblables peuvent se réclamer de théories opposées. Voila pour- quoi, comme on T’a déj& noté, ces pratiques sont innombrables et paraissent, & premiere vue, contradic- toires. Par exemple, sur le plan économique, certaines sont orientées vers le profit (investissements directs, ‘transferts » de technologie, échanges commerciaux, etc.), dautres relevent dune certaine libéralité (préts a des conditions de faveur, appuis de toutes sortes offerts par des ONG, etc.) ; certaines favorisent les échanges internationaux (exportation de matigres premieres, aceroissement des cultures de rente, délocalisation, industrielle, etc.), d'autres les restreignent (limitation des importations sous un régime d’ajustement struct- rel, substitution des importations, taxes douaniéres, etc.); certaines visent 2 accroitre Je role de MEtat (constitution de sociétés nationales, subventionnement des denrées de base, etc.), d'autres le limitent (déré- glementation, privatisations, ete.) ; certaines contribuent 1 aceroitre a dette extérieure (octroi de nouveaux préts, ééchelonnement des préts anciens), d'autres, S‘efforcent de la réduire (annulation, accords de troc entre environnement et financement extérieur), un qui, pour assurer la reproduction sociale,. Pour le dire plus simplement, ces pratiques ont pour object de permettre au systéme mondial de se repro- dire en élargissant son emprise de fagon & assurer existence des sociétés (ou des classes sociales) qui sont incluses dans ce sysidme, tout en se désintéressant de celles qu'il exclut. obligent 2 iransformer et & déiruire, de facom géné- ralisée, le milieu naturel... Le processus économique qui, par exemple, trans- forme le minerai en acier, le pétrole en gaz d°échappe- ment ou la forét en « ressource », implique nécessaire- ‘ment une destruction : une ressource naguére disponible est ainsi convertie en un objet ow un produit dont le recyclage est soit problématique ~ parce qu'il entraine tun nouveau codt énergétique ~ soit impossible, ce qui aggrave encore la destruction du milieu naturel (pollu tion). Lrexistence de ce phénoméne entropique * n'est pas nouvelle puisque celui-ci accompagne l'ensemble des processus physiques de la plantte. Néanmoins, ses effets se sont considérablement accrus & partir de la Revolution industrielle qui, pour schématiser, a consisté a produire de I’énergie en remplagant les moulins & eau ow A vent (utilisant I’énergie naturellement renouvelable) par des « machines & feu > (machines & vapeur, moteurs 2 explosion) qui, non seulement privilégient usage de ressources non renouvelables, mais encore dissipent une grande partie de I'énergie sous forme de chaleur, de ‘maniére irréversible*. Contrairement & la science &co- 1. Cf. Nicholes Geowgeseu-Rosgen, La décroissance. Emropie, ‘éeologie, économie, presentation et adacton de Jacques Grinevalé et iv Rens, Pars. Editions du Sang de ia Terre, 1995. 256 p 2. CE. Jacques Grinevald, « Science et développement Esqusse 28 nomique «normale» qui ne considére le processus industriel que sous l'angle de 1a production, il faut insis- tor sur le fait que tout phénomene de production entraine toujours une destruction et que, depuis deux siécles environ, ce demier aspeet a constamment gagné en importance (pollution) quoiqu’il ait longtemps passé ina- pergu. Cela dit, la twansformation de la nature prend éga- Jement dautres formes qui tiennent & la transformation des institutions et des techniques: la plus simple est cconstituée par l'appropriation privative de la terre? ou Ia création de barrages qui assurent le contrdle et, par- tant, I'exploitation marchande de la ressource hydroélec~ trigue ; la plus complexe reléve des recherches biogé- nétiques qui permettent non seulement de controler mais de manipuler la nature ou le vivant et de breveter ensuite Te résultat de ces manipulations. L’espace lui-méme n’échappe pas au processus, et l'on se dispute l'acces ane appre ssa pintoigu dan, te pre, der tmondes Tacois profiqes de developpoment, Calis de Vy Gene, to, 1995, p 3198. Ce formal accrossement des phe: nomenes enropigues etl I diflrence de tmporaté qu crs {eave les phegontnes = vivants» (compris Ia force da vent Tcoulemeént ce Tena, qu apparent 3 fa biosphere) pat oppos tion ceux gut elven de Fesplotation des minerals Le yi de reproduction du vivant est fen t deerme elt de son usage, tars ‘due Tesplouition des ressources mines ne depend. que des thoyens techniges disponible gu, en samira, pemetent une ‘ofpance rapide ct cumulative (ete pévsion ma eu communique Rolt Steppaches) PP Son Ta. Ku, he ae de eo set jes. Pars, Fummmaion, 1983 (1962, 1970), p.29 et su) la ect normalcy tt ont su ue ke daa seus Gant iejpasn e gut son conieres comme salons pour definite talon des nuvele cherie Elle ext nsente Jans Un parsigme Audit Tes problems tla manire de Tes rsoade. 3 GE Kaa Polanyi, Prom, Aveoic and Modern Economies fed’ pur George Datos New York. Anehor Books, Doubleday & 0, Toes 29 aux orbites géostationnaires '. Bien entendu, il ne s‘agit Ta que d’exemples, afin de mettre en évidence un pro- cessus généralsé, qui s’étend aussi bien a la totalité du milieu naturel qu’a l'ensemble de la plandte ; la puis- sance économico-financiére des sociétés transnationales patticipe également de cette généralisation, synonyme aujourdhui de globalisation ow de mondialisation des march et les rapports sociaux: Les rapports sociaux n’échappent pas au regne de la marchandise et de exploitation, c'est-a-dire 2 a valeur d°échange, déterminée par offre ct la demande*. Dans ce domaine, le changement le plus important eut lieu avec ‘apparition ~ et la progressive sénéralisation — du salariat dans les. socigiés modemes '. Révolution considérable dont les effets continuent de se faire sentir de deux maniéres au 1, Comme Tatfimait sans ambages une publicité pour la conf rence « Space Commerce ~The space for your business» (MoneeUs, 25-26 mas. 1992): «Space isa commion heritage, make Wt work for 2. ndtérentos done leur mode existence naturel, sans égard Ala nature spécifigue du besoin pour lequel elles sont des valeurs ‘usage, les marchandises se compensent en quanités déterminées, ‘2 suppigent mutvllement dans I'echange,agissem comme equiva: Tenis ef epréseent ainsi la meme wnt, bien qu'il yen at de toutes appareaces et de toes couleurs |] Ce nest done pas le temp de travail qu’elles referment, mals Ie rapport de Pate a la demande (qui determine la valeur d'Schange dev marchandses.» Karl Mark, Criique de économie politique. dans Eure. 1, Pars, Gallimard, 1965;p. 279 et 316, 5. Ci. Kar Polanyi, Le grande transfomation. us orgines pols ‘iques ei économiques de nore temps, petice de Louis Dumont, Paris, Gallimard, 1983 [1944] 419 p.Polanys Tut remonter Ia exe sion d'un marebé du travail & Fabrogation de fa ot d= Speeahamland, gui, usqu'en 1834, ascurait aux pauvres un «drt de vivre cert {Paje un revena minimum assed indépendarencnt de Teurs gins ff 133 €1 sui). 30 moins. La premiére conceme la théorie économique ; en effet, la «nouvelle économie » américaine, entra née par le récent prix Nobel Gary Becker, n’hésite plus fa généraliser le principe d'« économicité *» & I'en- semble des relations familiales et propose désormais tune économie du mariage, de la production domes- tique, de la fertilité, voire de laltruisme*. Tandis que Mare s'indignait que Ia bourgeoisie ait arraché aux relations familiales « leur voile de touchante sentimen- talité [et les ait) réduites & un simple rapport d’ar- gent», la «nouvelle économie » se fonde avec jubi- Tation sur le fait qu'il ne subsiste désormais « d’autre lien entre homme et "homme que I'intérét tout nu», Cette révolution dans 1a maniére d’aborder les rapports sociaux se manifeste de multiples: manieres. On le voit par exemple avec I'immense extension du marché des loisirs ou avec les nouvelles. possibilités offertes par Ia science médicale: ce qui, naguére, fai sait partie du domaine intime et semblait devoir échap- per au marché peut faire aujourd'hui objet de contrats rémunérés. La location d'utérus ou le recours aux banques de sperme montient bien que le régne de la marchandise n’en finit pas de s‘étendre et envahit ensemble des relations sociales |. Le «principe @'6conomicité» afirme que tout est rare, non seulement les ressources naturelles, energie, agent. mais surtout fe temps. Par conséquent rien est gratuit et chacun est teny de fkuler le cott d'opportunite de chaeun do ses geste vaut i pene de rnoncer& prendre un ample pour faire des etudes ? Quel Ext le prix que jattibue au Toisir st en me propose de fire des feures suppleméntares” Quel et le cot des sacetices qu'il faudra ‘onsentie pour entretenir une famile BCH Hens Lepage, Doman le liberalism, Par Poche, Librairie générale (rangase. 1980, p. 25 et shiv, Sle Manifested part communist, dans CEuvres (sous le dir de Masilien Rubel), CT, Pars, Gallimard, 1965, p. 164. ad td p. 163 Le Livre de 31 ‘en vue d'une production croissante. Le processus est orienté vers la multiplication des pro ductions, partir du présupposé selon Iequel « plus » signifie nécessairement « mieux » '. Certes, nombreux sont les cas qui. vétifient cette proposition implicite Colle-ci doit étre toutefois nuancée en tenant compte du fait — déja mentionné — qu’ toute production correspond nécessairement une destruction. Or cela est largement camouflé par I'économie dominante qui renonce Te plus souvent & comptabiliser les « cotits extenes » de la pro- duction, ou les fait passer pour un gain supplémentaire Mais il'y a plus grave : le processus est ainsi fait qu'il ne peut &tre interrompu sous peine de menacer la repro- duction sociale de ceux qui en bénéficient. Tl est done tout entier toumé vers la production dle maximum plutdt ‘que de Voprinum car il ne peut exister qu’en se propa- geant ou en se généralisant de maniére extensive (x6 graphiquement) ou intensive (en investissant de nou- vveaux champs naturels ou sociaux) *. En d'autres termes, 1. Ce peésuppose ost résolument moderne, Méme si les écono- misiescassigues célebraent « lex progres de opulence » (A. Smith), ils satlendaient néanmoiny a Pablissement Wun» eat Salon: 2. Le séeent courant de I'« économie de Penviroanement » se fice de combate celle eéeté notamment en inluant dans Te prix 4 vent Ge eens produ leur coUt de eyelige ov de deste tion ; toutefois, ves deux opérations permevent denuctenlt une 20 vel ome didn cleméns dense dens, ce Pe fall que repousser le probleme: le principe du « pollueurpayeur» ‘peut éventuolioment edie les nuisances en asst sur les pis (par Inclusion des « extemal»), mais ne les supprime pas, Meme fa pollution devientun luxe, i sc rouvera toujours des acteurs disposes Bese Foftnr » (ou a ofr aux sues) 3. A. quoi sajoute le fait gue fa erobsance a pour fonction (ido logiqie) Supplémentsire de Taie erie 2a réduction des ingles pulsgue, dion, on poura partager un giteau toujours plus gros ce fgg droge su mane dee te in eg 32 la croissance n'est pas un choix mais une nécessité; les multiples stratégies élaborées pour favoriser la wrelance » de l'économie et, espétest-on, favoriser la création d’emplois, le prouvent amplement' de marchandises (biens et services) Dans la plupart des sociétés ~ autres que la société moderne -, la circulation des biens s'organise en fonc- tion des rapports de parenté ou des statuts hiérarchiques, cee qui confére aux objets un r6le particulier, subordonné aux liens sociaux, Certains biens (réservés par exemple a Facquittement de la dot) ne peuvent s'échanger qu'entre certaines personnes ~ ley ainés ~ lors de cir- constances précises * (échange restreint ; ailleurs, le lien social s"exprime par I’échange de biens rigourcusement identiques ; les big-men ont obligation, pour conserver leur prestige, de redistribuer les biens obtenus grice au fruit de leur travail, etc, Pratiques innombrables et diverses qui ne sont pas sans rapport avee celle du mar- chandage, ot lindétermination du taux d’échange cor- respond & la « valeur » que sattribuent 'un & l'autre les deux échangistes. Tout autre est le systime créé par apparition de la marchandise. Désormais, les hommes sont considérés comme libres 1. Par exemple, Le Monde du 4 octobre 1994 tut : «Les membres Gu GY, pahent sur fa erossane. pou remecir au cho Imige De mim pout sor de Ta ei, e candidat Bil Cinton Proposait tout simplemente doubler fe Px des Etats-Unis en une enurion, Cl. Mbel Bea, Face & I eoissance more, el Seveloppement dumble P» Tiers Monde, 197, janvier ary 193, piss 2On adj rappek, Ia site de Pony, que Ie wansformation tua ste en lens atchands ca pour ce qu concer europe eativemen recente, Pures gui conceme ls soit its ‘primes » ov ettadonteis it hteratre andoplogique Felsone exemples concernant a soumision des objets a poston G9 oospe leur dente dats le ysne seca B les uns viseicvis des autres et leurs relations, ponetuelles, sont médiatisées par les objets dont ‘autonomic est consacrée par le prix qui leur est attribué par le marché, insensible aux interventions individueltes '. Dans échange marchand, les individus ne se rencontrent pas directement mais « autour » d’un objet vendu par l'un et acheté par l'autre : apres quoi chacun est quitte envers autre et reprend sa liberté initiale, Cette autonomisation de l'objet Iégitime celle de I'économique qui. dés lors, srefforce d’écarter de sen champ les « interférences » politiques, éthiques et personnelles®. Il s’agit, la encore, d'une caractéristique majeure de la société moderne, = destinges, & travers Véchange, @ la demande solvable. On produit pour vendre et l'on vend afin de pouvoir acheter autre chose. « Donnez-moi ce dont j'ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous- ‘méme : et 1a plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires s‘obtient de cette fagon. Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bitre ‘ou du boulanger, que nous attendons notre diner, mais bien du soin gu’ils apportent 3 leurs intéréts. Nous ne ows adressons pas a leur humanité, mais & leur égoisme*. » Cette axiomatique de I'intérét, qui exclut explicite- ment le recours & la bienveillance des autres, s"oppose 1. Comme Le dit de fagon synihstique une publicité du groupe Paribas pour «la premiée bangue par telephone » « Pas besoin Ge soir pour Senteaie » 2. Meonvient néanmoins de rappeler que cete forme d'« économie de marché »n'exstenulle pac Tat pot. Les los et ls elements fui. dans les pays de T'ocbe notamment. iment la « concurrence Sauvage », sont innombrables. Parudoxalement, ce sont les ex-ée0 omnes étatquement diigées qui se rapprochentaujour ru Ie plus Adu modele «nal», avec tutes Tes consequences que cela enetine 3 Adam Smith, Recherehes sur la nanere-et les causes dela vicheise des mations, Pars, Gallimard, 1978 1770} p48. 34 radicalement aux pratigues de générosité, aux échanges dde dons et de contre-dons qui caractérisent la plupart des sociétés... y compris certains aspects de la société modeme, rendus invisibles par I'éeonomisme domi- nant, Tout au contraire, si Yon suit Adam Smith, c’est I'échange marchand, reposant sur Pintérétindividuel, qui constitue le meilleur gage du lien social, car « homme 4 presque continuellement besoin du secours de ses sem- blables, et c'est en vain qu'il P'attendrait de leur seule bienveillance* ». Cette anthropotogie moderne, fondée sur égalité et ta liberté présumées des individus réduits @ de simples échangistes a la recherche de I'witité, débouche sur des conséquences en totale contradiction avec ses prémisses. Car le «doux commerce *», censé garantir I cohésion sociale, présuppose que chacun puisse exercer ses talents et voie son travail rémunéré & sa juste valeur, afin de disposer des fonds nécessaires pour se procurer ce dont il a besoin, Autrement dit, la solvabilité des partenaires de I'échange constitue’ la condition fondamentale du systéme. Or celle-ci est loin d'etre garantie puisque la transformation des marchan- dises en argent permet une accumulation qui engendre 1 Aw sujet de Is permanence des praiqus de don et de cone on dans Tes Sites moderes, cf, Mass Mouvement ants fisted les sence sien) Ce-que donner vent die. Dot ‘rds, Pars La Decouvente, 1995, 244, 2 Adam Smith, op ot, p38 5, Despecsion eit constammen: reprise au. vu siete pour stance gue les éshanger marchands consiven un gage de pais pss en les homes les uns ax ares cul Rowsea ese Frpitmisme des Encyelopedises «Tout ce gui facie I comm ‘cstion entre les vere nalions pore sux unes on les vers des Sirs, mais Leas crimes tlie cher toutx lv mrs ql son progres leur elimat ct 8 i consitstion de leur gouveremcnt > Maresse ou Taman? de lutméme. Weomedie “repécense Te 1B décembre 1752) Sanson & Cie, Aux Dea Pons, 1782, prelace, pen ned 35 nécessairement les inégalités, tant au niveau interne qu’au niveau international. Enfin, en prenant pour seul critére de la gestion des ressources celui de la solvabilité il devient impossible de prendre en compte I'intertem- poralité: la demande des générations & venir, pourtant réelle, est théoriquement anticipée mais de maniére insa- tisfaisante puisqu’elle ne peut pas se manifester sur un marché. A quel prix un musée d'histoire naturelle japo- nais achetera-til, au milicu du siécle prochain, le dernier baril de pétrole produit par I’Arabie Ssoudite ? Telle est donc ~ présentée & grands traits ~ la spéci- ficité du processus qui, depuis deux sidcles environ, a conduit une partic dur monde sur la voie du « dévelop- pement» et qui, pour persévérer sur sa lancée, s’fforce de faire pasticiper & son mouvement, depais une cit quantaine d'années, le reste de humanité. Cette nition a Pavantage de décrire un phénoméne historique, de synthétiser une foule de pratiques diverses en ne rete- nant d'elles que ce qui leur est commun, et de montrer enfin combien il est difficile, pour d'autres. formes ‘organisation sociale, de se tenir en marge du systéme dominant Une définition scandaleuse ? Mais, au fond, le « développement » n'est-il pas autre chose que lextension planétaire du syst#me de marché Nrest-il pas différent de la simple croissance écono- mique'? Ne se propose-til pas des « objectifs 1. Ace sujet, on affime souvent que le « développement» ext «autre chose» que la colssance conomigue. Or cela est pas oo tain. Comme Falime le PNUD (Rapport mondial sur le développe 36 humains » qui contredisent le cynisme du processus pré- senté ? N’estil pas lexpression généreuse d'un véritable souci d'auirui? Ne constitue-t-il pas un impératif moral ? Ne recherche-t-il pas — en dépit d’inévitables erreurs de parcours et de condamnables. détournements intentions ~ & mettre fin & la misére qui sévit dans la plus grande partie du monde ? Ces questions sont compréhensibles. Elles dénotent un espoir collectf visant & améliorer les conditions dexis- tence de la majorité de I'humanité. Elles expriment une volonté de ne pas se laisser décourager par les échecs passés. Elles révélent un engagement, le plus souvent sincere, aux c6tés des plus démunis et un véritable désir 'agir en leur faveur. Cela ne peut que susciter I'appro- bation et T'admiration '. Comment expliquer alors ce décalage entre un si noble objectif et des pratiques qui entravent sa réalisation ? On peut chercher a éclaircir ce point & Iaide d'une comparaison. Supposons que l'on demande & un groupe de chrétiens (appartenant a des Eglises différentes) de définir Je christianisme *. Ceux-ci pourraient fort bien ‘ment Iuomaln, Pais, Beovomiea, 191) : « De méme que Ia croissance conomigue est nécessire au développsent humai, le développe ten humain est essen! la erowsance économigus » el, dans son ition de 1992 (p. 2) « La question rest pas de savoit quel dit fire le volume dela croissance, mals quel gene de croissance recher thers, Tl est aisé do constatst gus, dans a pratigue, est bicn la foiscance économique qui es poursuivie, au nom th) « Geveloppe TY Ausdela du jugement moral que Yon pet porter sur cote rmanire de pésenier le « developpemtent», om relevera aussi que ch fun choist ta definkion gut hi convient on Tomction dees inerts Pratigues, de manige conserver la postion qu'il oscupe a inéieur cham, 2:'Le choix du ehrisanisme pour éablir la comparason aim: pligue aucun jugement de valeur: on parviendrat aux memes conch fons en demandane a des membres Od Part contumuiste de defini Tnsoceté sane classes, 37 affirmer qu'il s'agit en substance dune religion fondée sur l'amour du prochain, cherchant a établir la paix et la justice parmi les hommes. Méme si l'on peut reprocher {une telle définition un manque de profondeur théolo- gique, on peut admettre néanmoins qu'elle pourrait recueillir une large adhésion de la part des fidéles concemés, Est-ce & dire pour autant que le sociologue de la religion puisse sen safisfaire ? Autrement dit, cete définition est-elle suffisante pour permettre & un agnos- tigue d°identifier les lieux ot le chrstianisme existe et ceux oit il n’existe pas? La réponse est évidemment négative puisque la définition en question néglige de ‘STappuyer sur les pratiques spécifiques du christianisme et ne retient que dinvérifiables (et insoupgonnables) sen- timents qui relévent de l'expérience spirituelle A ce sujet, on peut, une fois encore, revenir & Durkheim’ gui, pour définir la religion en général, remarquait que « la religion est une chose éminemment sociale, Les représentations religieuses sont des repré- sentations collectives qui expriment des réalités collec tives», écartant ainsi de la définition ce qui, pour le sens commun, paraft le plus important, & savoir Vidée de sumaturel, de mystére ou de divinité, car « on peut défi- nir les religions telles qu’elles sont ou telles qu’elles ont A, non telles qu’elles tendent plus ou moins vaguement étre? ». Restent les croyances, les rites, la séparation entre le profane et le sacré et la notion d’« Eglise » ow de communauté. Pour le dite autrement, la religion est le fait, pour un groupe social donné, de croire a cer- taines vérités indiscutables qui déterminent des compor- 1. Emile Duskhcim, Les formes élémenaires dela vie rligiewe Le syseme totemique en Aasralc, Pris, PUF, 1983 [1912], 617 p. 2 bid. p13. 3. mu p65. 38 ements obligatoires afin de renforcer ta cokésion sociale. Elle est « la maniére dont eet étre spécial qu’est la société pense les choses de son expérience propre '», elle refléte et exprime I'expérience de la société. Ce détour par le phénomene religieux permet done de montrer que la définition qui parait la meilleure & celui qui se situe & Pimérieur de la croyance n'est d'aucun secours au sociologue qui cherche a la comprendre de extérieur. Si profonde et si réelle que soit I'expérience religieuse du fidele,« il ne suit aucunement que la réali ui Ia fonde soit objectivement conforme a 'idée (qu'il s’en fait}, Le fait méme que la fagon dont elle a été congue a infiniment varié suivant les temps suffit & prou- ver qu’aucune de ces conceptions ne l'exprime adéqua- tement? ». En revanche, si l'on admet que la religion est le produit de causes sociales et qu'elle constitue une réa- liténécessaire pour assurer « Pentente entre les esprits », alors c"est bien a partir des pratiques sociales qu'il faut Vimerpréter, méme si celles-ci semblent trés éloignées| des id€aux proposés par la croyance * II n'appartient pas au sociologue de porter un jugement de valeur sur le contenu de la eroyance ni méme de se déclarer « pour» ‘ou « contre » le « développement » car, pour lui, 1a ques- tion n'a pas de sens; il se contente de constater que VPacte de croire entraine, de la part des fides, un certain ‘nombre de pratiques auxquelles ils ne peuvent se dérober afin de ne pas mettre en danger la cohésion du groupe dont ils partagent la ctoyance. Ainsi s'explique ta diver- 1. bid, p. 621 2 Bd. $97 3, On salt quel oigion fone sur amour ds prochain «aust juste ene sues estiarage, Inquson la chaue ax srcites, {ES gucres de elgion ela colonisation. Non pat quc le contenu de la royance at wand mals pace que la sone e pool us Be pb “en carer, en Te elnereean, pour aster sa cohston 39 sité, voire opposition des points de vue et, partant, des définitions. La mise & distance d’un phénomne social Ie fait nécessairement apparaitre différent de I'expérience que peut en avoir celui qui y participe : le poisson est etre le moins bien placé pour découvrir existence de Teau. Le «développement » comme élément de la religion moderne Le détour par la religion suscite une question nou- velle : et si Je « développement » faisait partie de notre religion modeme ? Sans reprendre ici une démonstration faite ailleurs ', on se contentera de quelques indications qui permettent de répondre par I’affirmative. a) Crest un effet de arrogance occidentale que de cconsidérer la société moderne comme différente des autres, sous prétexte qu’elle serait sécularisée et ration- nelle. Parce qu'il n’existe aucune société qui ne soit fon- dée sur des traditions et des croyances, rien n’indique que la société occidentale en soit dépourvue, méme si celles-ci sont différentes de celles des autres sociétés, Id Jfaut done refuser le « grand partage? » entre « tradi tion» et « modemité », car Ia modernité elle-méme ‘inscrit dans une tradition. b) Cette croyance moderne doit étre qualifige. Elle ne doit pas étre confondue avec Te message proclamé pat le christianisme ; méme si celui-ci fait indiscutablement |. Ch. Marie-Dominigue Perot, Gilbert Rist, Fabrizio Sabo, La imytiologie programmée {économie dex eroyances dans la s0C\te ‘moderne. Pais. PU, 1992, 217 p. 2. Bruno Latour, Nous m avon Jamateéé modemes. Esai da ‘thropologie symetrique, Pais, La Découserte, 1991, 313 40 partie de I'héritage occidental, 1a séeularisation progres- sive de Ia société a retiré aux Fglises le monopole de la définition des croyances partagées par Tensemble du corps social. Toutefois, d'un point de vue sociologique, cette marginalisation des institutions ecclésiastiques n'entraine pas pour autant la disparition du religieux Colui-ci « émigre ailleurs », et surtout 18 oi Pon ne attend pas, notamment dans ce qui passe généralement pour profane. De plus, parce que les croyances se situent ansdela de toute contestation, elles ne doivent pas étre confondues non plus avee I'idéologie ': une idéologie se discute ~ on peut étre, par exemple, libéral, social-démo- crate ou communiste et admetire la pluralité des pers pectives socio-politiques — alors que les croyances sociales — par exemple les droits de homme ou le « développement » ~ constituent une sorte de certitude collective dont les modalités sont discutables ou dont on peut douter en privé, mais dont il est inconvenant de discuter publiquement le bien-fondé. Ces eroyances eor- respondent d'une certaine manitre (homéomorphique) aux mythes des sociétés non occidentales, & cete diffé- rence prés que les mythes peuvent étre racontés, alors qu'il nexiste pas, dans la société moderne, de récit fou dateur proprement dit. Cela dit, les eroyances partagées par Ia société modeme peuvent étre rattachées a des rmythes ou & des fragments de mythes anciens, propres a la société occidentale. Enfin, les eroyances ne const- tuent pas des vérité dogmatigues auxquelles chacun adhérerait par conviction intime, mais s'expriment sous la forme de simples propositions cenues pour vraies de manitre diffuse : on y croit parce qu'on ctoit que tout le 1. A suivre Mars, Pidéologio dominane est produite parla classe ominante en occurence fa classe dominante est elleméme mys lige par st croyance a0 «développement» 41 monde y croit, parce qu'on ne peut pas faire autrement que dy croire, puisque tout le monde le dit (« la relance économique résoudra le probleme de Pemploi », « les progrés techniques permettront de résoudre les pro- bidmes d'aujourd’hui », « la majorité des citoyens sou- tient le gouvernement », etc.). I s'agit donc de « pro- Positions flottantes » qui relévent d’autorités obscures (les sondages, les experts), Iégitimées par des fragments de croyances anciennes. En tant que « réserves de sens », celles-ci jouent le méme réle que or des bangues qui garantissait nagudre ~ sans que quiconque ne cherchat & Te vérifier - fa valeur de a monnaie fiduciaire. Aujour- ‘hui encore, il suffit que tout le monde joue le jeu en faisant confiance (c'est-a-dire en accordant du crédit) aux billets gu’on lui propose. ©) Ces eroyances sont efficaces. Elles contraignent ceux qui les partagent a agit d'une fagon particulier Meme si, individucllement, chacun peut douter de la validité de telle ou telle proposition, il est impossible de se soustraire & obligation collective que celle-ci comporte : on a beau émettre en privé des réserves sur Je fait, par exemple, que la croissance économique puisse créer des emplois pour tous les chémeurs, il faut néan- moins agit comme si cela était, sinon vrai, du moins vraisemblable, sous peine de passer pour un mauvais citoyen. L'acte de croire est performatif et s'il faut faire croire, "est pour faire faire. Plus encore, V'action déter- rminée par la croyance est obligatoire et ne repose sur aucun choix. 4) Enfin, dans la mesure oi elles sont religieuses, ces croyances sont constamment ravivées par des ritucls et par des signes. Par exemple, les salons, les foires et les expositions de toutes sortes (et notamment les « expo- sitions universelles ») entretiennent Vidée que «le progres est en marche » tout comme inauguration d'une 2 Ecole ou dun barrage dans un pays lointain permettent de faire croire & l'imminence d'une vie meilleure. De méme que les “Azandé avaient leurs sorciers et les Romains leurs haruspices, la société modeme entretient des experts économiques chargés de surveiller Ia conjoncture, de seruter les « grands indieateurs » et de prophétiser T'avenir en gestation dans les « tendances loutdes ». Vaticinations pieusement méditées lors de ces ‘grands rituels que sont les divers « sommets > politiques. les réunions du G7, les «rounds» de négociations commerciales et autres sessions de I’Assemblée générale des Nations unies. Il arrive aux uns comme aux autres de se tromper sans que le respect dont on entoure leur ministére n'en soit diminué. Leur autorté ne dépend pas du résultat obtenu, mais du soin qu’ils prennent &-accom- plir leur office A considérer Ie « développement » comme un élément de la religion modeme, on parvient 2 expliquer non seu- Tement le décalage qui sépare la défintion que peut en donner le sociologue de la vision qu'en ont les «fiddles », mais aussi les raisons pour Iesquelles ce décalage “ne menace nullement existence de la croyanee. ‘On peut en effet s'étonner du fait que, cinquante ans aprés que son extension aux pays du Sud a été officiel- Jement mise 2 I ordre du jour de la communauté inter nationale, le « développement » ne soit pas encore ré lise. A trop faire de promesses démagogiques, un politicien finit par échouer devant ses électeurs. A vou- Joit sfentéter trop longtemps dans une série d'expé- riences qui ne donnent aucun résultat, un chercheur fnit par étre licencié par son employeur. Or rien de tel ne se passe dans le domaine du « développement » : es pro- ‘esses sont inlassablement répérées et les expériences 4B constamment reproduites. Comment expliquer que chague échec soit l'occasion d'un nowveau sursis ? De méme que les chrétiens n’ignorent rien de la mul- tiude des crimes commis au nom de leur foi sans pour- tant la tenier, les experts en « développement » recon- naissent de plus en plus fréquemment les erreurs ‘commises sans pour autant remetire en question leurs raisons de persévérer. La croyance est ainsi faite qu'elle tolere aisément les contradictions ' d’autant plus que, contrairement aux théories scientifiques, elle n'est pas réfutable. Voila pourquoi la science change plus vite que Ja eroyance, Celle-ci en effet est auto-immunisée contre tout ce qui viendrait la mettre en question car la vérité ne saurait mentir : le mensonge ~ ou l'erreur ~ est donc nécessairement attribué soit 2 une mauvaise interpréta- tion, soit 2 la maladresse humaine, soit & un défaut d'information, Le sorcier zandé ne procédait pas autre- ment : sans abandonner sa croyance dans la vérité de oracle, il pouvait en retourer les dScisions en répétant ses opérations, en changeant de méthode ou d'instru- ‘ments jusqu’a ce que le résultat Iui convint, ou convint celui qui le consultait. Quant & celui-ci, s'il s*estimait ‘mal conseillé, voire trompé, il ne doutait pas de la sor- cellerie en général, mais uniquement de la compétence de ce sorcier particulier et restait libre de recourir & un cconfrere plus habile =. Cela dit, il n’est pas nécessaire 1, C'est ainsi que l'on juste fréquemment la coopération au développement» cn affinant, dans Ta meme phrase, quelle es ‘motivée a fis par le désinteessement (la slidarite) ct inte 2. « En vérté, foi el seepticisme sont également de tradition, Le seepicisme explique les eehoes Jes exoreseury comme il vise ‘es exoreiscurs paniculirs, il coneourt asst bien saute La Fol {qu'on place dans les autres. » C1 Edvard Evans-Pritchard, Sorcel Terie, oracles et magie chet les Azande, Pais, Gallimard, 1972 [1937p 258 ‘Lattrmation n'esvelle pas transposable aux expe 44 {aller chercher bien loin des exemples de la permanence des croyances en dépit des. pratiques contradictoires qu'elles justifient ; selon les lieux et les épogues, le christianisme n’a-til pas tour & tour condamné puis re bilté Galilée, méprisé puis honoré les Juifs, toléré V'es- lavage puis proné I'égale dignité de tous les hommes, soutenu la colonisation puis salué les indépendances, mis la démocratie a index puis exalté les droits de homme ? Enfin, « ultime défense d'une croyance se joue dans Je sentiment 'abandon qui surgit ds que l'on envisage de labandonner.[.. Ainsi le noyau dur se défend par Ja peur du vide ' ». Comment ne pas trembler & Tide que les espoirs qu'on a entretenus, les combats qu'on a renés, les actions auxquelles on a contribué soient sou- dain frappés de diserédit parce que la croyance qui les a soutenus serait déclarée vaine ? Ce qu'il y a de plus irrtionnel dans I'acte de croire n’est pas Ie moins res- pectable. On s’en est bien rendu compte a I'écoute des témoignages de ceux qui, pendant cinguante ans aussi, avaient sineérement cru & T'avenir radieux que promet- taient les démocraties populaires de l'Europe de Est Car In eroyance, encore une fois, ne surgit pas immé- diatement’ d'une illumination personnelle. Elle. se construit collectivement, au fil d'une histoire, elle s'ac- ‘roche 8 des verités anciennes et indiscutables, elle scelle adhésion au groupe, elle autorise le dixcours légitime, elle permet de s‘accommoder de mesures dont on sait qu’elles vont & Tencontre du but espéré, sous prétexte Gu’elles sont néanmoins « dans V'ordre des choses » tienes fat re gar Motin, Pour sortir du vine sicle, Pars, ermand Nathan, 1981, p. 102. par de nombreuses sociiés en matitre de « dévelop 45 Le «développement » apparatt ainsi comme une croyance et une série de pratiques qui forment un tout en dépit de leurs contradictions. La premiére n'est pas moins vraie que les secondes car elles sont indissoci blement liges. Ensemble, elles reflécent Ia logique-d'une en voie de mondialisation qui, pour accompli le programme qu'elle s'est fixé — et dont les conséquences he sont pas également réjouissantes pour tous -, doit se referer & certaines vérités indiscutables et largement par- tagées — qui reldvent du mythe -, pour y puiser sa légi- timité. C'est & la progressive construction de ce mythe occidental que sera consacré le prochain chapitre, tout en reconnaissant que I'« histoire n’est ni en son terminus stagnant ni triomphalement en marche vers avenir radieux. Elle est catapultée dans une aventure ineon- rue !». 1. Bidgar Morin, « La Tene, aste erant », Le Monde, 14 février 1990, Chapitre 2 Les métamorphoses d’un mythe occidental Pour donner un nom générique aux multiples pra- tiques destinges a aceroitre le bien-ttre de Ihumanité et désigner ce nouveau sens donné Mhistoire, on pouvait hésiter sur le choix des mots: on aurait pu conserver le terme de «civilisation » (pris dans son acception transitive), largement utilisé jusqu’a la fin de la premigre guerre mondiale ; on aurait pu parler a’ occidentalisation » pour désigner clairement 'ori- gine du modéle implicite; on aurait pu préférer le concept apparemment neutre de « modernisation », qui a eu quelques partisans ; dans une perspective mili tante, on aurait pu retenir « libération » qui se, serait appliqué & ensemble de la vie sociale. Or c'est le « développement » qui a prévalu. Sans doute parce que Te choix n'étit pas aussi ouvert qu'on vient de le lai ser penser car les coneepts ne tombent pas du ciel. Le mot « développement » comportait en effet de mul- tiples avantages il avait une certaine respectabilité puisqu'l faisait partie du langage scientifique, il per- Inettait de présupposer les conditions de déroulement du processus souhaité, il se rattachait enfin & une tra- 47 dition de pensée - remontant au mythe ~ qui garantis- sait sa légitimité *, Les conséquences implicites de la métaphore La description du changement social est une entreprise difficile, voire impossible, puisque celui-ci releve non seulement de la production économique, de Ia transfor- mation des infrastructures, du systéme politique, mais aussi de I'évolution des mentalités, des rapports a l'autre et de la perception de 1a nature. De plus, ces multiples changements sont cux-mémes imperceptibles et il serait, malaisé de les identifier au fur et & mesure de leur appa- fition. D'oit la commodité de la métaphore, ou de la ‘comparaison, qui « emprunte d'une chose étrangére une image sensible et naturelle de la vérité? » et qui permet d’exprimer, par une image, une idée complexe : combien explications seraient-elles nécessaires pour rendre compte de ce que T'on entend lorsqu'on désigne 1a France sous les traits du « coq gaulois » ? Le procédé est commun et permet de passer aisément du connu a V'in- conn en appliquant a un domaine particulier des «i Sonnements ou des concepts valables dans un autre Ainsi, on comprend mieux les phénomenes électriques en les comparant & un systéme bydraulique, avee ses flux, son dkbit ct sa pression, L’analogie, qui permet de passer d'un objet a autre en se fondant sur les ressem- blances établies par imagination, constitue done une 1 Les divers éléments de ce chapive sappuien! largement sur Robert A. Nisbet, Savtal Change and Bistors. pects of the Western Theory of Development, New York, Oxford University Press, 198, 338. 2" Bolleay, Sur. 2X, cité dans Litté, 1, Van. « metaphore», Paris, Galimard-Hachete, 1957, col. 177, 48 aide utile & la réflexion, @ condition de ne pas confondre Vimage et la réalité, lanalogie et le sens vrai. Le « développement » apparatt ainsi comme un terme autant pls commode pour décrire le changement social qui découle du processus économique qu’il pos- sbde déja une variété de sens voisins liés au déploiement et A la croissance. $'il est difficile de rendre compte avec exactitude des multiples transformations sociales qui se produisent sous I'influence de la modemité, chacun sait en revanche ce gue signifie le développement d'un enfant ou d'une plante, Processus imperceptible, impos- sible & constater dans T'instant, et pourtant manifeste lorsqu'on le suit dans la durée, il se déroule de maniére spontanée et prévisible en dépit d'une apparente immo- Dilité. Aw moyen de certe analogie, on rapporte donc wn phénomene social a un phénomene naturel, em faisant comme si ce qui est vrai de l'un devrait l'érre nécessai- rement de autre. C'est done cette métaphore, c’est-2- dire ce transfert du naturel au social, qu'il convient interroger d'abord, Quelles sont en effet les significations implicites du développement des étres naturels ou vivants ? En parlant du développement d'une plante ou d'un organisme, on sous-entend en effet plusieurs choses '. Tout d'abord, négativement, on admet que le changement nest nit le au hasard, ni A des éléments extérieurs qui. seraient ‘comme greffés sur le processus Iui-méme, Bien entendu, le contexte ne doit pas ére hostile ct peut étre rendu, dans certains cas, plus favorable : pour que la plante ceroisse, il faut éviter le gel et pouvoir compter sur le soleil ; de plus, il est recommandé darracher les especes 1, Les remargucs qui suiventrenvoient a savoir isu 0 sens commun un logis ne endrat pas evessareme le mime de 49. indésirables qui l'entourent et, peut-étre, dajouter de Pengrais. II n’en reste pas moins que la plante se déve- loppera spontanément selon des « lois » bien tablics. Pour le dire de maniére positive, le développement d'un organisme vivant comporte quatre caractétistiques fon- damentales. 4) La directionalité : la croissance a-un sens et un but. Elle suit un certain nombre d°étapes elairement identi- fies. Méme lorsque les transformations sont considé- rables, 'étape ultime est donnée ds le départ: & voir la graine, on peut connate par avance la forme de larbre. Si, d'une manitre générale, le terme « développement » Peut étre considéré comme un synonyme de « ero sance », il s'y ajoute lidée de perfection ou d'achéve- ‘ment qui caractérise l'organisme parvenu « a son plein développement ». Le « développement » est done néces- sairement vu comme positif b) La continuiré ; la nature ne fait pas de saut. Méme lorsque le bourgeon éclate ou que la chrysalide se trans- forme en papillon, c'est bien le méme organisme qui progressivement, change d’aspect, non pas de « nature » Cette permanence du changement est elle-méme une des conditions de la vie et ne eesse qu'avee la mor. ©) La cumulativité : chaque étape nouvelle dépend de 4a précédente, selon un enchainement méthodique, La fleur précéde le fruit ; la génisse doit véler avant de don- net du lait ; chez. les enfants, la. pensée symbolique est antérieure & la maitrise des opérations logiques. Dans tous les cas, ily a progression, passage a une étape supé- rieure, maturation qui conduit 4 un état d’achéverent. Autrement dit, les variations qui se font sentir avec le passage du temps, considéré comme une variable indé- pendante, sont toujours interprétées comme une addition (de quantité ou de qualité) considérée comme positive. 30 d) Liirréversibilité : lorsqu’une étape est franchie ou 4qu‘un palier est atteint, le retour en arriére n'est pas pos- sible ; 'adulte ne redevient pas enfant, Ie fruit ne refleu- rit pas, la feuille ne retourne pas dans son bourgeon. Ces diverses remarques relevent du sens commun, Mais elles ont le mérite de montrer les présupposés de analogie qui assimile la société & un organisme vivant et qui pense le changement social ow le « développe- ment » dans les termes de Ia croissance propre aux sys- ‘mes biologiques '. La commadité du procédé provoque sans doute un effet de vraisemblance mais c'est au prix une négligence des spécificités socio-historiques. Loin de facliter ta compréhension du phénomene, Ia métax phore lobscurcit en naturalisant Uhistoire. Rien ne prouve en effet que chaque petit village soit « destiné » A devenir une grande ville; les facteurs extérieurs (les migrations, es alliances politiques, les guerres) qui sexercent sur une société changent souvent de manigxe radicale le « cours » de son histoire; les plus. grands empires (comme l'ancienne Rss) s'effondrent et des sociétés aujound’hui marginalisées se souviennent avec nostalgic de leur prospérté passée. Le changement social qualifié de « développement » avest de loin pas Te seul phénoméne historique qui se trouve ainsi piégé par Vidéologie naturaliste ; T'écono- mie, la « seience » du comportement, la sociologie poli- tique ~ qui devraient pourtant priviégier les specificités ct les contingences sociales ~ recourent en effet fréquem- ment aux modeles biologiques pour légitimer leurs » Mais la « nature »d’ Aristote ne se limite pas aux fron- tidres oil enferme la pensée moderne, puisque, pour le philosophe, chaque étre posséde sa propre physis / Garg, c’est-A-dire son propre principe de « développe- ment ». Ainsi, « par nature donc (autrement dit: si on envisage sous langle de son développement], I'Etat est antéricur & lunité domestique et & chacun de nous, car Je tout est nécessairement antérieur a la partic ; en effet w»] Vhomme qui ne peut pas vivre en communauté ou qui n’en a nul besoin, parce qu'il se suffit & Iui-méme, ne fait point partie de'I'Etat : ds lors, c'est un monstre [littéralement: une béte sauvage] ou un dieu ® », Ce texte montre que les choses doivent étre comprises en fonction ‘de leur fin et, dans la mesure o8 "homme est un « animal politique » (Cov xoktcixéy), le but ultime de l'homme 1. Clément Rosset, Lantinatue. Eléments pour une philosophie tragique, Pais, PUP, 1986 {1973}, p. 11 2. Poliugue, liste I, §13 [1233a). Ck. « C'est pourguoi tout Liat existe par nature, tout comme Tes premnitres communis + et en fet leur fin. Ce qu'est chaque chose, une fois su croissance achevée, est cela que nous appeion Ia nature de chague chose, par exemple un homme, d'un cheval, une fail» (bd, five 1. 92 12526) 58 est donné par la eité, ou I'Etat, qui « précéde » l'indi- vidu, tout comme T'arbre est «dé» contenu dans la araine. Pour la science aristotélicienne, I historicité de Etat» ne coneerne done pas les soubresauts politiques ni les jeux de pouvoir qui s'y exercent, mais seulement sa wiéalité naturelle '», c'est-adire le déroulement nécessaire pour le rendre tel qu'il doit éte. Si historien sTintéresse aux récits des « accidents » qui surviennent & Vintérieur d'une période donnée pour tenter, par exemple, de les dater, le savant propose une « histoire naturelle » (c'est-é-dire la description du développement invisible, silencieux et nécessaire) des institutions et des choses. Certes, la «nature > assigne & chaque éure un état «final», qui correspond a sa forme parfaite. Mais cela ne signifie nullement que 1a croissance puisse se proton- ter une manigre illimitée, D’abord parce que, pour Aistote, ce qui est illimité (td dinerpov), ce qui n'a pas de terme, est par définition inachevé et imparfait et, ensuite, parce qu’« il y a nécessairement génération et clin de tout ce qui peut étre ou ne pas re * ». Aristore reste done fidele a la théorie des cycles : ce qui nai, grandit et atteint sa maturité init aussi par décliner et mourir, dans un perpéiuel recommencement. Ainst se trouve résolue V'interogation fondamentale concerant la permanence du changement et Iincessant retour du meme, 1. fbi, ire H, §9 [12520] 2 Au sens de la logique aristotlicienne ce gui correspond au bul, qui est dsterminé par Ia cause finale (principe d'entechi) «Pot toutes choves now disons gue fa matere [~ e développement st constamment en quéte de [lteralement: est possidé dune pas- Sion violent] de Ta perfection.» (Dela generation et de fa\corrap ton, Vise Il, 10 [3360] °3 Dea géenératin et de la corrption, liste I, § 9 [3350 56 Saint Augustin et la théologie de Uhistoire L’autorité de la perspective aristotéicienne s'est éten- due a Pensemble du monde antique. Lorsque Luertee (98-55 av. J-C) écrit son De natura rerum, il congoit bien Ta «nature » comme ce qui est au principe de la croissance, dans la mesure oit le mot « natura » dérive tymologiquement du verbe nascor, « nate ». Et si le monde, ditil, est encore dans sa jeunesse, cela ne Tempéchera pas de devoir affronter un jour son déctin « Car tous les corps que tu Vois grandir suivant une heu- reuse progression, et gravir peu & peu les degrés de lige adulte, absorbent plus d°éléments qu'ils nen rejettent [J jusqu’au jour od le faite de la eroissance est atteint. Ds ce moment, petit & petit les forces et la vigueur de adolescence sont brisées par l'dge, qui glisse vers la décrépitude . » Les convulsions de Empire romain, dans les pre- miers sicles de notre ere, accréditérent Pidée que le monde se trouvait en fin de eycle et qu'il état « naturel » ‘que la puissance impériale touche & son terme, C'est 1, Lucrice, De natura rerum, livre Uv. 1122 et suv. aussi live Lv. 5457 livre Iv. 17-418, 443 Livre View. 3-45 2, Certes, Péphémere empercur Philippe I'Arabe ft celebeer le 21 avril 248, le rllénatre de | Empire romain ett un enorme elit {e propagande pour fare eroire 2 apparition d'un nouvel Age, ‘comme’ en temotgnent les monnais frappdes pour occasion equi Reet es icin: “aefon noam. mira saci anmoins, le semiment de la fin estat ts fort, tedoutl, pour Wes cétiens, par Patten de Ia fin du monde. C'est sts! que, 6h 252, ‘Stat Cypren (Ad Demerrianum, ch. 3), rappelle que chacun constate {els avons di soleil sont moins belts que ls arbres prdusent Toins de fruits et gue lex sources tarissen car ele ew la lov du monde et la volom de Dios » (Hace senentia mundo data est, base Der lex est: ut omnia ota oeeidant, tata senosean et infiraentur Fortinet magna minuantur) Ce genre de descriptions ctlent couranes aT epogue et revoien! par exemple i Luetéce qui. dans le De nara rerum {lve TL v, IL8S et suf.) allimat «Et voici ques des 7 dans ce contexte politiquement instable d'un monde vieillissant que saint Augustin (354-430) s'efforee de concilier la philosophie de l'histoire de son époque avec la théologie chréticnne. Or la vision atistotélicienne posait probleme la théologie chrétienne sur trois points au moins, Le premier concemait intervention de Diew dans Phistoire, Alors qu’Aristote refusait de s'intéresser aux «accidents » de histoire pour se coneentrer sur cette force silencieuse qui était au principe du « développe- ment », le christianisme valorisait la pédagogie divine qui conférait aux événements particuliets de histoire un sens nouveau. L’Ancien Testament était [& pour témoi- gner de inscription de la révélation dans une série de moments historiques (par exemple : Noé et le déluge, Moise et Ia dispensation de la Loi, David et la royauté messianique) et, bien entendu, le Nouveau Testament posait l'incamation de Dieu en homme Jésus comme Mévénement décisif de la révélation, Autrement dit, si Varistotélisme écartait le hasard et accident pour n'envisager qu'une «science» de la nécessité « natu- relle », le christianisme transformait le hasard et lacci dent en signes de la providence divine. Le deuxiéme lieu de désaccord tient & Ja spontanéité des phénomines «naturels ». D’une part, le christia- sme ajoute une « sumature » a Ta «nature », et, de autre, il remplace le principe impersonnel de croissance par la toute-puissance divine, Si Dieu peut agir de fagon stumaturelle, il est aussi le créateur du monde qu'il conti- rue de soutenir et de conduire quotidiennement ‘maintenant, notre époque a perdu ses forces, ola terre, lasse den gender, a peine a creer de pais animaun[o] est elle-meme ga fdonné ies fits savoureux et les pra patuages, qu maintenant ont eine & pousser, malgré nos effons pour les tsreerote 58 La woisitme contradiction se rapporte au fait que VVaristotélisme envisage simultanément le changement et le retour du méme. Pour le christianisme, Ix éternel retour » n'est pas pensable car Vhistoire se déroule selon un plan qui comporte un début et une fin ; de plus, cette histoire — qui englobe l'ensemble des nations — est domi- née par lincamation de Jésus-Christ, qui est Je seul sau- ‘yeur et dont Pintervention a cu lieu «une fois pour toutes ». D’oi le combat contre les paiens qui « tournent en rond! ». La solution augustinienne consiste & conserver Ies élé- iments constitutifS du cycle en les appliquant & la totalité de histoire universelle. En d'autres termes, il s'agit dintégrer l'ensemble des phénomenes « naturels » et des vénements socio-historigues pour les considérer comme expression du plan de Diew pour Ihumanité. D'autre part, il convient de réduire la multitude des cycles sue- cessifS pour n'en garder qu'un seul ~ correspondant & histoire du salut ~ qui posséde les mémes caractéris- tiques que les objets de la science aristotéicienne : nais- sance, apogée et déclin®. C'est ainsi qu’a partir de la 1. Oui ereuitw ambulent, Saint Augustin 36 mogue également det Rea vlads (dss scsi») creat « Pout tnt nas combats opinion pcre les von ies e necessales, ramenintpéroiguement les memes choses ince» un ncn pngnem dating i See eo teat etmantuy Cl de Dew te XL chap. 2 Avec miei de hisoice ~ un «retour > 40x temps para siagoes des once, cone en melas Te dere ararophc ela Gab% Dinu fare XU, chap. 30) ob commparant hstete da onde foc cession dea jor ea semane sant Augustin and un iutine jour etre! [2 Vola ce se la, sns Ft quelle tutte in avonsnous inom de parveni au foyaume ql aur pas Selig"? Gp vt done combi est one de conde ema Shado-chrtcnne la sanction lineare do temps tendve vers Te Sogn 59 erfation du monde e 'Adam consider comme le pe de Phumanté Pisce du salt se dvoloppe> sta une nézesitinsente de tou omits cheeegre tow au Tong de Vancicne allance et culnine see Mappaiion et le sacrifice de Jés-Chest Ele we ae ‘des lors que tendre vers sa fin, symbolisée par la doctrine eschatologigue ele Jugement xdemicr ce au die Tous en cs temps cftiles dW lene fea ae confimer Ie sentiment domima de thar nina monde ~ dv moins d'un mond. Satu Augustin roma done reprendre @ son compte, en l'appliquant @ l'hu- mmanté tout entre. la metphore, eset ate far les auteurs patens qui compuralt Empire dan here passant de lajeunese dla mart ps ont neh tablement drs ge det Vee Par rapport a probe qi nous ocupe, originate augstiione tit Wot factours gus in acsceont considéablement Ihisore du , alone que Nasal Nace the onsée {ite fn Rat, Pas cr, 1967, 208) ra pa Ore pitide dE». Ces remarque adiguent lrement amplcur de sfonrations qu Ta wad chen para Sue ace tele fsb a pence asc 2 versible déclin du monde obligeait & s'en référer au modéle des Anciens qui avaient vécu en des temps meil- leurs. Certes, Ie oélébre aphorisme ~ attribué & Bemard de Chartres ~ selon lequel « nous sommes des nains juchés sur les épaules des géants » affirme implicitement que les progits de la connaissance sont cumulatifs, mais il continue de faire Ia part belle aux avtorités reconnues quiil est difficile de dépasser. Enfin, dune ceraine mani, Ia Renaissance s'inscrt dans le méme mouve- ment: la redécouverte de I’Antiquité sera d’abord celle de modtles que 'on s‘efforce d'imiter, tant Homére,, Eschyle ou Virgile apparaissent indépassables Le débat concemant la possibilité des progres de la connaissance s‘ouvrit ds le milieu du_xvitsiécle lorsque Descartes par exemple, critiquant Ia supériorité atribuée aux Anciens, écrivait: «C'est nous [.-] qui devons étre appelés Anciens. Le monde est plus vieux ‘maintenant gu'autrefois et nous avons une plus grande expérience des choses. » Dans son Traité du vide, Pascal soutenait le méme point de vue. Ainsi étaient posés les premiers jalons de la célébre querelle des Anciens et des Modemes qui fit rage entre 1687 et 1694, s‘apaisa quelque temps, rebondit entre 1713 et 1715 pour se ter~ ‘miner par la victoire des Moderes, Par-dela Ia question de Mexcellence ou de la perfectbilité des modes lité- 1, Rappelons qu les potes de Is Plead, tout en se posan en

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