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FRANCOIS BONVIN Parmi toutes les expositions de peintuzes qui pullulent, en ce moment, 2 tous les coins de Paris, il faut distinguer celle des ceuvres de Frangois Bonvin, que Pon iter, dans la galerie D. Rothschild, 3, rue Scribe peut vi Francois Bonvin est un views mattre, imbu d'une pensée d'art trés person- nelle et tes figre, & qui, pour acquérir gloire et fortune, il n'a manqué qu'une chose : la réclame. La cause de son obscurité a été 'admirable et rouchante dignicé Je sa vie, Alors que, dans tous les journaux, on comblait d’éloges les mauvai artistes, alors quon siintéressait non seulement 4 leur genre de vie, anglais er sportif, a leurs hotels, & leurs bibelots, 3 leurs chevausx, a leurs domestiques, le nom ‘¢ Frangols Bonvin restait oublié. I travaillair, loin du bruit, loin des camaradesies amollissantes et des officines a succés, il travaillait, dans son modeste atelier de Sint-Germain, 9 doter Part francais de petits chefs-d’ceuvre comparables, dans leur originalité, aux plus purs chefs-d’ceuvre de Part flamand, aux plus belles exécutions de Pare francais du dix-huitiéme siécle, et on Pignorait presque. Je l'en aime mieux ainsi, La vie d’un artiste comme est Frangois Bonvin doit ére faite toute de renoncement et dPabnégation, et il n'est pas bon que le succés vienne oubler le éve. Le succ’s avilit, aujourd'hui qu’il exalte trop souvent des pitres ; ila je ne sais quels impudiques attouchements qui déshonorent. Aussi Frangois Bonvin, ce pur artiste, ce vieillard si bon, si charmant, si spirituel et si résigné, anche sur son temps d'une belle lumiare sereine, et la postérité lui sera daurant plus douce qu’ll aura dédaigné davantage les satisfactions grisantes et grossitres de la renommée et de l'argent. Bien que les cent trente-neuf tableaux exposés, rue Scribe, ne soient pour ainsi dire que le quart de l'ceuvre entier de Bonvin, on peut, en les admirant, se hire une idée urés nette, trés compléte de ce rare tempérament Partiste. D'silleurs, kes meilleurs figurent 4 cette exposition. Nous y avons revu admirable Réfecroive, la Lettre de reconmandation, Vlutérieur de cuisine, \e Coin d'église, les Enfants de cheeur, Ecole, 'Estaninet flamand, VAve-Maria, les Confitures, la Fenune qui tricote' et toute cette série d’adorables vieilles femmes et toutes ces scenes d’intérieur calme, reposé, honnéte, que le peintre affectionne et qu'il rendit avec un charme extraordinaire, et une si éronnante fidélité. . 263 La caractéristique du talent de Francois Bonvin, c'est la vie — et c’est la vie des humbles et des petits. D’autres vont chercher leurs inspirations pittoresques dans l'anecdote ou le fait-divers ; ils se complaisent dans les attitudes pleurardes et les gestes crispés. La moindre de leurs toiles prend importance farouche d'une revendication sociale. Chez Frangois Bonvin, rien de pareil. L’intimité seule l’attire et le passione ; il va aux spectacles simples ; il ignore les gros effets de mélodrame, et sa peinture a horreur du vide... de la thése. C’est de la peinture, de la peinture de maitre et voild tout. Seulement, i] met & tout ce qu'il fait un grand amour. On sent que, devant son modéle, — que ce soit une bouteille, un encrier, un petit enfant, une religieuse ou une servante, — on sent qu’il est pris d’une émotion, d'une tendresse, d'un ravissement d’extase. La, toute la bonté de l'homme? éclate avec le talent consommé de Fartiste. Le cceur et la main marchent de compagnie. Ses natures mortes elles-mémes gardent de cette émotion je ne sais quoi de vibrant ; elles ont une intimité qui les anime comme des étres vivants ; elles teflétent, pour ainsi dire, les caresses dont le peintre les couva. C'est que les objets familiers sont véritablement doués d’une vie qui leur est propre. A force de les associer, en quelque sorte, & tous les actes de notre existence morale, nous leur prétons une ame, une pensée, une sensibilité, un rayonnement d’amitié qui les transforment, les élévent au-dessus des choses inertes, en font pour lui plus que des serviteurs, des compagnons, des confidents, des parents. Je ne sais plus quel peintre disait qu'un verre de Chardin le faisait pleurer. On pourrait en dire autant d’une assiette de Frangois Bonvin. Aussi ce dessinateur impeccable, a qui quelques critiques pompeux ont reproché le prosaisme de sa vision, qui n’exécute jamais que les choses qu'il voit, et de la facon simple et candide qu'il les voit artive, par la vérité et par la particularité de son dessin, 4 donner a ses figures une intensité tres vive attendrissement. Toute une vie nous est contée dans un dos de vieille domesti- que qui essuie un meuble. Cet intérieur de cuisine’, propre, rangé, dont les beaux cuivres reluisent, dont les dalles resplendissent, ot chaque objet est & sa place coutumiére, nous révéle des habitudes et des meeurs, l'histoire tranquille d'une famille bourgeoise. Il semble que nous en connaissons les membres, que nous avons vécu avec eux, que nous nous sommes assis bien des fois a leur table hospitaligre, que nous avons savouré cette joie rafraichissante qui vous vient des cceurs simples. Ah ! les cceurs simples, comme il les a aimés et compris ! En art, il n'y a pas de bons sess; il n'y en a pas de mauvais non plus. Le génie est dans la fagon naturelle et sincére d’exprimer quoi que ce soit, et de Vexprimer avec amour. Bonvin a peint deux souliers. Deux souliers, ditez-vous : 264 on ne peint pas deux souliets ! Quand on peint deux souliers, on a soin de mettre deux pieds dedans, deux jambes au bout des deux pieds, et un torse au bout des deux jambes ! Eh bien, Bonvin a peint deux souliers sans pieds, sans torse, deux souliers. Et ces deux souliers ne sont pas élégants, ce qui lui serait peut-étre une excuse, ni vernis, ni cirés. Ce sont deux souliers de soldat. Deux godillots, affreux, avachis, usés a la semelle, déformés au talon, troués de partout ; deux lamentables godillots ! Un linge, qui garde encore la forme du talon autour duguel il éait enroulé, s’échappe de l'un des deux souliers, maculé d’une tache de sang. Et c’est tout ! Et ces souliers sont tragiques ! En les voyant, on voit aussi, tout de suite, le malheureux soldat qui les traina dans la boue, dans la poussiére, sur le gravier brilant des routes sans fin : on le voit, tirant la jambe, anhélant, le dos courbé sous le poids du sac, étouffé par la capote qui lui gode aux reins", L’évocation est brutale, douloureuse et superbe. On ne se doutait pas que deux souliers, dont le ¢hiffonnier ne voudrait point, diraient tant de choses, vous cofiteraient tant de pitié dans me, contiendraient dans leur empeigne crevée tant d’humanité. Ces ceux souliers sont un des tableau militares les plus poignants et les mieux vécus que ‘aie vus. Jiignore si Frangois Bonvin a voulu mettre tant de pensées dans ses ceuvres, et il n'importe pas qu'il l'ait voulu. Mais telle est In puissance évocatrice de Pane Sincére, de Part qui va puiser ses inspirations aux sources mémes de la vie, qu'on se prend & réver devant ses toiles, a y découvrir, sans effort, les prolongements infinis, P'au-dela de sensations multiples et enchainées l'une 4 Pautre, que donnent, quand on sait les regarder, les spectacles les plus humbles de la nature Ses religieuses, si nombreuses dans ses ceuvres’, ne sont certes ni poétisées, ni idéalisées. Sous la cornette blanche et la robe de bure gtise, elles ont l'apparence robuste des filles du peuple, des épaississements souvent brutaux, des gaucheries naives de paysannes. L’artiste nous les montre dans leur fonction humble, a la cuisine, & Touvroit, a Thopital, dans leur vie agissante de travail et de charité, plutst que sous les voaites d’un cloitre ou dans le jour mystérieux d'une chapelle. II s'est bien gardé de les représenter avec des paleurs, des consomptions, des regards extatiques, des visages pour ainsi dite éthérisés, comme en ont les vierges et les martyres renaissantes. Bonvin fuit, ainsi que la peste, tout ce qui peut avoir rapport a la convention romantique, Sa vision est robuste et saine, Et comme il a vu les religieuses, comme il les a étudiées, il les exprime, dans toute leur santé morale, hi trop graves, ni trop souriantes. Leurs physionomies sont tranquilles et pleines de bonté ; leurs mains, habituées aux durs travaux, ont des callosités ; leur démarche est simple, avec un air de majesté religieuse que donnent les draperie 265 u costume. Ce sont des femmes, comme nous en rencontrons, tous les jours, au hhevet des malades, dévouGes et naives, adoites, infatigables, qui font aimer la cligion, méme aux hommes les plus indifférents, la douleur, méme aux plus Suifrants ; des femmes devant lesquelles le voyou, instinctivement, retient la vague, préte a s’échapper des coins tombants de ses evres, et que tous les pauvres eng saluent comme Pange de la Consolation et de la Charité®. Et c'est en la ‘cignant telle qu'elle est simple et bonne, en la peignant avec une sorte de respect de tendresse pieuse que Bonvin a éleve a la Sceur de la charité le plus beau nonument dart qui lui ait été élevé jusqu’ici. Sans rien sacrifier a Pexactitude ‘beolue, sans jamais tomber dans le mysticisme, dans le contournement, dans le oh, le dessin de Partiste prend un caractére saisissant d’austérité, une inoubliable voblesse de lignes qui font, de la plupart de ses tableaux de religicuses, Padmirables ceuvres, gui seront lhonneur de notre temps. Et puis, comme il sait mettre ses personages dans 'atmosphére qui leur convient | Comme chague objet, en apparence indifférent, concourt habilement, connétement, 4 unification du drame ! Il est impossible de pousser plus loin la sincérité, la probité et Tamour de art ; jamais une wicherie, et, ce qui est cettaordinaire dans une exécution souvent méticuleuse, jamais une midvrerie de detail Ce qui donne aux tableaux de Bonvin leur caractére d'originalité et de vie profonde, c'est que le vaillant artiste ne s'est jamais, je crois, servi d’un modéle fhisamt profession de modele, Il a voulu surprendre la nature, chez elle. Ila peint ses domestiques il est allé dans les couvents, dans les demeures des artisans, dans Jee écoles, et partour il a saisi en son mystérieux fonctionnement, la vie réelle des dees et des choses, Quand les modéles lui manquent, il peint un chandelier de fer, tune bouteille d’enere, un tranchet, wne fleur, un verre, et ces objets lui deviennent aussitot chers ainsi que de vieux amis. Il a pour eux des tendresses humaines, et Gest avec un respect presque religieux qu'il es contemple et qu'il leur patle. Crest ainsi qu'il faut faire. Erangois Bonvin occupe dans Ecole frangaise une place tout & fait & par. Mais il nest point encore a la place que son grand talent et sa grande vaillance lui assignetont plus tard, dans la postérité. Jestime que ses tableaux aurons, dans les tnusées et les galeries des riches amateurs, la fortune des Teniers, des Peter de Hoog, des Brauwer’, des Chardin, Tse fait en ce moment un véritable mouvement artistique autour de lui. On séionne qu'un peintre ait pu, si longtemps, rester presque inconnu, et M. Turquet Sappréte a acheter, pour le Luxembourg, quelques-unes des plus belles toiles du 266 . are eta 5 . . vieux maitre®, et & lui attacher a la boutonniére la rosette d’officier de la Légion @honneur. M. Turquet a quelquefois de ces distractions généreuses’, Le Gaidois, 14 mai 1886 NOTES 1, Le Réfectoire, qui date de 1872, se trouve au musée dOrsa ita y de 1872, y. Il appartenait a Pactrice Al Regnau—tompapne et Forureépouse de Mirbest~ laquelle Is vend a? Esat en mai 1886; Le Late de recormendation C859) esta musbe de Bsangons Tur de cuiine (180) 2 ae send 40 face en 1902 680 co 1983 Le Eno dcr, lft pate dey colection lin, sera vendu 1 600 francs en 1906 L'Ecole (1873) fe d cal tae Yon 150 00 franc 1994; de Mare dated miei Mirbeau a fréquenté Patelier de Bonvin, Le catalogue de la ve 5 io 2 ems sem Fr vin, Le catalogue de la vente de sa bibliothéque, en 3. Alsi 2 Inve de cue (ste Oxy) est cette condition misérable du soldat que Mirbeau, répudiant les idéalisti siete’ ion 1 olds g . répudiant les idéalisations Berigues,evogu dans Te chair If ds Cabere, qi fera scande s de sa pubition le 5. Notrnent dans Le Rete et TAte Mari Naguére, Mirbeau a consacré un article & ces religieuses dans Le Gaulois: « La charite » (9 mars 1883) et dans 1 Eoenement, « Les Petites Scvurs » (12 Ma secure Views’ David Teniers (le Jeune, 1610-1690), peintre ct graveur flamand, ct David Teniers (le Views 982-160) Te pre du precedent, ple et mrchanl de bless: Peter de Hoogh (ou Hoch, 1629-1685), peice bolanhis, Adiaen Brower (ou Brouwer, 1605-1638), pelire et jessinateur flamand, Ils représentent Ia tendance réaliste et imtimiste de la peincure flamande 8 se cleo aches Le Réetare ot La Fours er are (muste d'Or) Tette promesse du politicien ne sera pas plus tenue que les précédent infra Coin de Fee Bonin nd 1a Ps Ps sme gus Is rccues he Ta

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