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ORAISON FUNEBRE M. Cabanel est mort’, chargé d’honneur, écrasé par les discours, étouffé par les délirantes apologies des critiques, ainsi qu’il convient 4 un homme, trés illustre, ” qui présida cinquante académies, fut membre honoraire de cinquante autres, et décoré d’ordres bizarres et inconnus que lui seul avait. Le maitre des cérémonies ~ qui, derriére le cercueil, marchait, portant sur un coussin, les croix, les colliers, les crachats du mort, a dé faire de mélancoliques réflexions sur ce fragile réve de la Peinture contemporaine qu’il balangait, au bout de ses bras. M. Cabanel était, je pense, un honnéte artiste ; j’entends qu’il peignait des = toiles innombrables et trés chéres, couvrit des murs en toute conscience, et que, s'il manqua de génie 4 un point que l'on ne saurait dire, cela ne fut point sa faute. De Partiste, il avait aussi ce qui, au jugement de Stendhal, en fait la marque la plus caractéristique : l’intolérance. Sous ce rapport — et sous ce rapport seul, — il est permis d’affirmer qu’en aucun temps, dans aucun pays, on ne vit un aussi grand, un aussi considérable, un aussi opiniatre artiste que M. Cabanel. Comme il était médiocre, médiocre immensément, médiocre avec passion, avec rage, avec férocité; il ne souffrait pas qu’un peintre ne fat point médiocre, et il se montrait impitoyable au génie et a tout ce qui y ressemble. Benvenuto Cellini, le brave orfévre, avait trouvé un moyen radical et plaisant de se défaire des Cabanels de son époque Jes assassinait”. M. Cabanel, lui, traita les Benvenuto Cellini de la méme facot mais, plus raffiné que l'immortel statuaire du Persée’, il les assassinait moralement, ~ Avec une persistance touchante et qui, jamais ne se lassa, il fagonna ses éléves — et M. Bouguereau sait s'il en avait, — a la médiocrité la plus scrupuleuse, en méme temps qu'il livrait aux indépendants une guerre acharnée et sans merci. On lui doit 350 __M. Gervex et une multitude de brillants panoramistes *. Osez dire, aprés cela, qu’ © nétait pas moderne. > q Lorsque M. Antonin Proust organisa, 4 !Ecole des Beaux-Arts, une triom- hante exposition des ceuvres de Manet, mort, M. Cabanel faillit mourir de honte devant le sanctuaire profané. Manet dans ce temple ! dans ce temple ! habitué aux _ lecons augustes de M. Boulanger, de M. Géréme, de lui, M. Cabanel ! Manet, ce chien obscéne qui allait souiller le tabernacle, polluer le sacré ciboire ! Manet que, toute sa vie, il avait obstinément traqué, sans relache poursuivi, chassé du Salon, _ désigné a la haine publique, livré a l’avilissante risée de la chronique respectueuse ! Manet! Le coup fut rude. M. Cabanel espéra que I’Ecole s’effondrerait toute seule, ensevelissant le barbare sous ses décombres indignés. Hélas ! les vestibules ne protestérent pas ; les salles restérent muettes, les murs acceptérent l’infamie d’avoir, clouées sur leur surface sainte, les toiles réprouvées et honnies. Et la foule | vint, se précipita, étonnée, charmée, conquise par l’admirable et vivace génie du " maitre disparu. Alors, M. Cabanel parla de démissionner, de s’exiler, de briser ses ~ pinceaux. On ne parvint 4 le calmer un peu qu’en lui découvrant une nduvelle Académie dont il n’était pas et dont il fut. Car je pense que les Académies ne furent créées que pour le spécial usage de M. Cabanel, lequel était le chef indiscuté, de -¢ parti international et formidable, connii sous le nom de Panacadémisme. En 1796, Bonaparte alla visiter le couvent des Graces oit se trouvait, dans le éfectoire, la grande fresque de Léonard de Vinci, La Céne. Ses dragons, qui étaient gais, jugérent que ce réfectoire ferait une excellente écurie. Ils défoncérent les portes, s’installérent dans le réfectoire, eux et leurs chevaux, et pour se divertir, lancérent des briques, joyeusement, 4 la téte des apétres. L’un d’eux, ajoute la chronique, plus gai encore que les autres, poussa méme la plaisanterie,. bien © francaise, jusqu’a barbouiller de cirage le visage de Judas. A cette époque, "personne ne s’indigna contre cet acte de vandalisme. De nos jours,:on colle des © - affiches électorales sur admirable Groupe de Carpeaux®, des aventuriers politiques vont salir, de leur sordide bave, une des plus belles ceuvres de ce siécle. Je ne vois = pas que l'on se soit donné la peine de protester, ni de rechercher les auteurs de © ‘ce viol monstrueux. Tout cela n’est rien. Mais, par exemple, ne vous avisez pas de _ déposer une appréciation irrespectueuse au bas de la gloire de M: Cabanel. Les critiques, qui sont des maitres, font en général bon marché des compositions bibliques, allégoriques, historiques, de M. Cabanel’, sous le prétexte qu’elles manquent d’inspiration et de « vigueur de touche », encore que le dessin-en soit andiose, prétendent-ils. Mais ils défendent qu’on discute ses portraits®, lesquels t une gloire nationale. Les militaires et les camelots ne le pourraient. Ils 351 | nauraient garde d’ailleurs de le faire, parce quiils admireraient d’instinct. Pourquoi ces portraits sont-ils une gloire nationale, tandis que ces compositions ne sont que des ceuvres indifférentes et quelconques ? Voila ce qu’on ne saura jamais car il y a dans la critique d’art des inepties qui resteront toujours inéclaircies. On n’enlévera pas cette opinion que M. Cabanel fut le peintre de la femme. Toutes ses académies, ses croix, toute sa gloire, vient de cette opinion que M. Cabanel est le peintre de la Femme’. Cette grace, cette souplesse, ce rayonnement de la peau, cette floraison de la chair, ce réve des prunelles, ce mystére des nuques, ce frisson des lumiéres sur les jeunes carnations, ce parfum des cheveux aux reflets de ciel, cette ivresse qui monte des corsages, cette vie inquiétante des mains, a la fois déchirements et caresses : ce qu'il y a en elle de la fleur exquise, de l’animal charmeur, du sphinx terrible, tout cela ce n’est ni M. Renoir, ni M. Sargent, ni M. Whistler, ni M. Helleu qui l’ont exprimé. Il paraft que c’est M. Cabanel, le seul Cabanel, peintre de la Femme. Tl arriva méme, a M. Cabanel, une étrange fortune. Un jour, il eut Pidée de peindre une religieuse. Cette religieuse était assise sur une chaise, dans la morne _ attitude des modéles d’atelier. Il y avait prés d’elle un bureau, et sa robe noire senlevait en noir sur un fond gris. Cela fut jugé extraordinaire. Que M. Cabanel edt Paudace de peindre une robe noire sur un fond gris, on n’en revenait pas. Personne, avant lui, ne s’était aventuré en une si savante, si vivante et si périlleuse harmonie. C’était une conquéte nouvelle de I’art sur la nature... le déchirement dun voile par of s’ouvraient des horizons inexplorés. Le jour que la religieuse noire sur fond gris défila, dans son cadre, devant le jury, des acclamations retentirent. L’enthousiasme mettait des folies dans les yeux tordus d’admiration : « Mais c’est du Manet ! » hurlérent les jeunes. Il fut convenu que c’était du Manet. Et M. Cabanel se sentit prodigieusement heureux de cet éloge. Puis, quand on observa que sur la figure de la religieuse, il y avait des lumiéres lilas, alors Penthousiasme ne connut plus de bornes. Quiallait dire l'Institut en présence de cette hardiesse ? Vraiment Cabanel allait trop loin. Des lumiéres lilas ! des ombres bleues ! Mais c’était la guerre déclarée a la routine, la peinture s’affranchissait définitivement de toutes les formules usées, de toutes les conventions rétrogrades. Et M. Bouguereau restait sombre, songeant a enduire les cuisses de ses nymphes de violets brutaux et de bleus hurleurs. Durant deux mois, des foules passérent extasiées devant cette robe noire, ce fond gris, ces lumiéres lilas, ces ombres bleues. M. Zola lui-méme, converti au naturalisme de Académie", proclama que c’était trés bien. ‘ ici a 352

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