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SÉVERINE

Il y a encore beaucoup de gens qui soupirent, dans les journaux, à date fixe, comme un
anniversaire de deuil, cette plainte mélancolique :
– Ah ! quand donc supprimera-t-on la liberté de la Presse !… La liberté de la Presse tue tous
les talents. Grâce à elle, nous n’avons plus d’Armand Carrel 1, d’Émile de Girardin, de Prévost-
Paradol2. C’est vraiment bien triste.
Ce sont les mêmes qui se lamentent sur la disparition des soupers du Grand-Seize3, des
premières de La Grande Duchesse – car tout était grand alors – , de Gramont-Caderousse, d’Adèle
Courtois4, qui savait causer de toute cette jeunesse joyeuse et croyante qui passait – avec quel
dandysme ! – d’un éclat de rire à un éclat de bombe…
Et ils ajoutent, enthousiasmés par leurs souvenirs :
– Prévost-Paradol, surtout !… C’était le bon temps, le témoin des allusions discrètes et des
subtiles perfidies, des guerres sourdes et des coquetteries muettes… le temps où, dans un article de
journal, au premier abord, on ne distinguait rien, rien, rien… où il fallait lire, entre les lignes, des
choses admirables et redoutables, soigneusement restées au bout de la plume de l’auteur. Car
l’éloquence, la passion, l’esprit, la verve, la compréhension, la logique, tout ce qui fait la
personnalité d’un écrivain, on ne les trouvait point dans ce qu’il écrivait, on les trouvait dans ce
qu’il n’écrivait pas.
Heureux temps, glorieuse époque, dont il ne nous resterait rien, s’il ne nous restait l’éminent
M. Édouard Hervé5 qui perpétue, à lui tout seul et symbolise la tradition des Armand Carrel, des
Émile de Girardin (voir plus haut).
D’autres, plus hardis, plus modernes, regrettent les éblouissants Rochefort d’autrefois, les
gais et mordants Lockroy de l’Empire, les Alphonse Duchesne, Dieu me pardonne ! C’était
charmant aussi, moins distingué, paraît-il, que le Prévost-Paradol, mais charmant tout de même, et
terrible donc ! Ils appelaient l’empereur Trajan ou Tibère, ou même Badingue ; l’impératrice,
Messaline ou Théodora6. Et cela se répétait, tout bas, sous le manteau – ce fameux manteau qui
couvrait tout, qui étouffait tout –, cela voltigeait de bouche en bouche, se chuchotait d’oreille en
oreille, d’un coin de la France à l’autre, comme les refrains des chansons célèbres : Rigolboche,
Mogador et Clara7. Brutus n’allait jamais sans Nadaud8 ; Coriolan s’accompagnait toujours de
Brididi9.
M. Lockroy était inimitable en certains tours de phrases, d’une gaieté allusionnelle
prodigieuse, et que n’ont point retrouvée nos meilleurs vaudevillistes. Le secret, hélas ! s’en est
perdu. Il écrivait, par exemple, dans Le Figaro, se révélait déjà l’étonnant marin, l’universel amiral
1
Armand Carrel (1800-1836) était un journaliste républicain. Il dirigeait Le National, quotidien d’opposition au
régime louis-philippard, et est mort au cours d’un duel avec Émile de Girardin.
2
Sur ce thème, voir supra, « Le Journalisme », Le Gaulois, 8 septembre 1884. Mais le point de vue de Mirbeau a
beaucoup évolué en dix ans : en 1884, il n’était pas encore maître de sa plume, maintenant il s’est officiellement rallié à
l’anarchisme.
3
Le Grand-Seize est un des salons du Café Anglais, fondé en 1815, où l’on dégustait la cuisine d’Adolphe
Dugléré.
4
Gramont-Caderousse (1833-1865), habitué du Café Anglais, amant de Mme de Persigny, femme du ministre de
l’Intérieur, et d’Hortense Schneider. Les Goncourt décriront ses « poses rocaille » dans leur Journal (3 mai 1863).
Adèle Courtois fut une courtisane célèbre sous le Second Empire.
5
Édouard Hervé dirigea Le Soleil orléaniste jusqu’à sa mort, en juin 1899.
6
En réalité, l’impératrice Eugénie était d’une extrême pruderie.
7
Marguerite Bédel ou Badel, dite Rigolboche, était une danseuse du Prado ; elle connut la gloire à la fin des
années 1850 ; elle a publié des Mémoires attribués à Ernest Blum et Louis Huart. Son nom fit florès : les frères
Goncourt parlent de « Rigolbochades » comme de « pièces à cuisses » (le 22 février 1863). Céleste Vénard, dite
Mogador (1824-1909), danseuse au bal Mabille, puis actrice (Folies-Dramatiques, Variétés), avant de devenir comtesse
Lionel de Chabrillan et de diriger les Folies-Marigny ; elle est aussi l’auteur de drames et de vaudevilles.
8
Gustave Nadaud (1820-1893), chansonnier, auteur de la chanson du Pandore.
9
Brididi, danseur “désossé” chez Mabille et au Château-des-Fleurs ; sa souplesse lui permettait de placer son
pied sur l’épaule de sa cavalière ; Balzac en parle déjà à Mme Hanska en 1847.
suisse qu’il est devenu depuis10 : « Étant donné le tonnage d’un navire, trouver la longueur des
favoris du capitaine. » Ou bien : « Étant donné un pain de quatre livres, trouver la longueur des
doigts de pieds de la boulangère. » Il paraît que cela cachait de terrifiantes allusions à des
événements ou à des personnages qui ne sont points venus jusqu’à nous. L’Empire en est tombé,
miné par tant d’esprit, somnifère chez M. Prévost-Paradol, tintamarresque 11 avec M. Lockroy, deux
genres d’esprit qui s’allient mieux qu’on ne le croit. Il n’y a pas l’épaisseur d’un bœuf entre M.
Spüller12 et Touchatout13.
Depuis que la littérature a envahi le journalisme, depuis que des écrivains comme Séverine,
Clemenceau, Geffroy, Drumont14, Bauër, Bernard Lazare, Paul Adam, Maurice Barrès, se mêlent
d’exprimer bellement, non plus entre les lignes, mais dans les lignes mêmes, leur philosophie, leur
passion de justice et de beauté, leur idéal d’art et de vie sociale, c’est fini de rire15, et M. Gaston
Jollivet, qui est un penseur profond, peut argumenter à son aise. Avec eux et leurs pareils, le
journalisme a perdu le sens de sa mission véritable, qui est de ne rien dire et de n’en pas penser
davantage. Il est temps, vraiment, de lui appliquer, une bonne fois pour toutes, la forte muselière
d’une loi16.
J’ai là, sur ma table, Pages mystiques, de Séverine. Je viens de les lire, ou plutôt de les
relire, d’une seule haleine. Chose rare, ces pages ont gardé, intacts dans ce livre, la puissance de vie,
la fraîcheur d’émotion, le parfum du charme de l’article qui fut leur forme première et spontanée.
C’est le plus bel éloge que j’en puisse faire. Le livre est, pour le journaliste, une épreuve redoutable.
Essayer de rendre durable, ce qui fut la sensation éphémère et fugitive d’une minute ; conserver à
l’interprétation d’un fait oublié et transitoire, ce qu’il a contenu, pendant une seconde, d’humanité
éternelle ; mettre de l’harmonie dans un assemblage d’idées nécessairement disparates, de pensées
obligatoirement lointaines l’une de l’autre, voilà une tâche difficile et où beaucoup de journalistes –
même les meilleurs – échouent sans rémission17. Il est rare que le désenchantement ne soit pas le
résultat d’un tel contrôle. Ici, la tâche s’est faite d’elle-même, et l’enchantement persiste. Il persiste,
et même il s’amplifie de ceci, que l’unité morale relie toutes ces pages, de la première à la dernière,
qu’un même souffle d’amour et de beauté, circule à travers elles, et que, le livre fermé, il en reste,
10
Édouard Lockroy sera ministre de la Marine dans le gouvernement Léon Bourgeois, à partir du 2 novembre
1895. Il le sera de nouveau pendant l’affaire Dreyfus. C’est à ce titre que Mirbeau l’évoquera dans sa farce de 1898,
L’Épidémie (Théâtre complet, tome IV, p. 82).
11
Le Tintamarre était un hebdomadaire satirique dirigé, depuis 1870, par Léon Bienvenu. On y trouvait
notamment un « Trombinoscope » et une « Histoire de France tintamarresque ». Mirbeau considère visiblement que ce
type de publication n’est pas plus progressiste et subversif, en dépit d’apparences contestataires, que les républicains
conservateurs au pouvoir.
12
Eugène Spüller (1835-1896) était, à la fin de l’Empire, le second de l’avocat Gambetta dans ses plaidoyers
politiques. Par la suite il a été élu député, opportuniste, en 1876, et est devenu sénateur en 1892. Il a été plusieurs fois
ministres, en particulier chargé de l’Instruction publique en 1894, et il a préconisé un raccommodement entre la
République et l’Église catholique, ce qui l’a fait accuser de cléricalisme. Le 3 mars 1894, en particulier, il a souhaité la
réunion de tous les Français « autour des idées de bon sens, de justice et de charité ». Or, pour un anarchiste tel que
Mirbeau, la pseudo-charité, qu’il n’a cessé de pourfendre depuis 1884, est la négation de la justice ; quant au prétendu
« bon sens », il s’incarne grotesquement dans le ventripotent Francisque Sarcey.
13
Touchatout était le pseudonyme de Léon Bienvenu au Tintamarre.
14
La présence de l’antisémite Édouard Drumont dans cette énumération ne manque pas de surprendre.
L’explication probable est qu’il pose lui aussi ce qu’on appelait « la question sociale » et qu’il stigmatise lui aussi la
répression des mouvements sociaux, notamment le massacre de Fourmies, le 1er mai 1891. C’est toute l’ambiguïté de
l’antisémitisme de l’époque, fort répandu à gauche et à l’extrême gauche, et qui permet par exemple à un anarchiste
comme Bernard Lazare de discuter avec Drumont et à une assoiffée de justice comme Séverine de collaborer à La Libre
parole.
15
« Fini de rire » était le titre d’une désopilante chronique signée Montrevêche, parue dans L’Événement du 28
août 1884, et recueillie dans les Chroniques du Diable (pp. 47-52).
16
Dans le cadre de ce qu’on a baptisé les « lois scélérates » destinées à prévenir les attentats anarchistes et à
combattre le mouvement ouvrier, la loi du 28 juillet 1894 portait déjà une grave atteinte à la liberté de la presse : elle
supprime, pour les journaux soupçonnés d’anarchisme, le bénéfice du régime des procès de presse, et elle donne aux
juges la possibilité d’interdire la reproduction de débats susceptibles de présenter un danger pour l’ordre public. C’était
la porte ouverte à l’arbitraire. Néanmoins certains souhaitaient la renforcer encore dans le sens de la répression.
17
Aussi bien Mirbeau ne s’est-il jamais soucié de recueillir ses articles en volume, contrairement à une pratique
extrêmement répandue chez les journalistes en renom.
dans l’esprit, une vision puissante et tendre, infiniment douce et infiniment terrible : la glorification
du Pauvre.
Je n’ai point à faire ici le portrait de Séverine, ni à expliquer son œuvre, de luttes incessantes
et d’incessantes charités18. Cette œuvre, qui sera certainement une des plus considérables, une des
plus retentissantes de ce temps, nos lecteurs la connaissent. Je voudrais seulement faire une
constatation que m’a suggérée la lecture de Pages mystiques et qui est, je crois, curieuse et inédite.
Séverine aura été, peut-être, la seule femme de Lettres qui, brisant les chaînes que la nature a
mises à l’esprit de la femme19, se soit élevée aux sommets de l’idée générale. La femme, être de
sensation nerveuse et d’inconsciente pitié, généralement enfermée dans une sorte de particularisme
intellectuel et moral, trouve dans le fait particulier un élément suffisant aux besoins de son esprit, un
champ assez vaste aux expansions de son cœur. Cette forme, d’anatomie psychique, la condamne à
ne voir et à ne juger la vie que dans une perspective brève, et sous un angle très restreint, qui lui
cache les grands horizons, les grands ensembles, les totalités de la lumière. Séverine s’attarde
souvent aux faits particuliers : elle s’y complaît, s’y attendrit, s’y passionne. Or, c’est pour prendre
son vol, vers les hautes questions de la vie, pour planer au-dessus des incidences négligeables, dans
le grand frisson de l’univers.
C’est cette faculté, unique et virile, qui rend son talent si puissant, quelquefois si âpre, en
beaux accents de révoltes, contre la malfaisance des institutions et les tyrannies des sociétés
capitalistes, négatrices de beauté, tueuses d’idéal. Et cette puissance, qui a retenti, à toutes les
heures de tristesses et de douleurs de notre époque, garde toujours, par un prodige, le charme
émouvant et le rayonnement de l’amour de la femme.
Et voilà ce que je voulais vous dire.
Je ne sais pas ce que nous avons perdu, grâce à la liberté de la Presse, en ne retrouvant plus,
dans le journalisme actuel, les Armand Carrel, les Émile de Girardin, les Prévost-Paradol ; mais je
sais bien ce que nous y avons gagné. Nous y avons gagné Séverine. Et cette vivante, charmante,
puissante image du Talent moderne, me console de ces ombres disparues, dispersées comme de
vaines poussières, dans les limbes des œuvres vaines et des inutiles bavardages.
Le Journal, 9 décembre 1894

18
Faisant le bilan de dix-sept mois d’appels en faveur de familles nécessiteuses, Séverine écrira, dans Le Journal
du 23 février 1896, qu’elle leur a fait parvenir 80 000 francs – dont 14 000 à titre personnel, ce qui est énorme. Il ne
s’agit donc point là de cette « charité cabotine » stigmatisée par Mirbeau, mais d’actes de justice aussi courageux que
généreux.
19
Sur la “gynécophobie” de Mirbeau, cf. supra « Lilith », 20 novembre 1892. À propos de Camille Claudel, dont
il proclame à trois reprises « le génie », il écrit tout de même qu’elle est « une révolte de la nature » (Combats
esthétiques, tome II, p. 92).

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