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INTERVIEW PAR PAUL GSELL

[…]
– Il n’est rien de tel, me dit-il, que l’existence pratique ! La diligente agriculture et
l’industrie active, voilà ce qui réjouit le cœur. L’homme n’est fait que pour vivre heureux
matériellement, avec la liberté d’esprit que procure cette sorte de bonheur.
C’est là ce que m’ont appris mes derniers voyages…
Car maintenant j’adore voyager. L’auto est devenue pour moi un besoin. Sans mon
auto , je ne pourrais plus vivre. Je vais d’un bout à l’autre de la France, je passe les frontières
… Et tenez ! Sur les routes, j’ai fait des observations très curieuses. Elles m’ont permis de
modifier radicalement l’échelle intellectuelle des êtres.
L’être le plus intelligent est l’oie !
Après vient l’âne.
Ce sont en effet les bêtes qui évitent le mieux d’être écrasées par les autos. Le
voudrait-on, il serait impossible de passer sur une oie ou de tamponner un âne. Généralement,
les oies se rangent en ligne sur le talus, et, au moment de votre passage, elles allongent le cou
pour vous lancer une bordée d'insultes.
Les êtres les moins intelligents sont le chien, que l’homme a complètement abruti ; la
poule, qui est l’incarnation de l’affolement…
Et immédiatement au-dessous de la poule, est l’homme ! C’est la bête la plus stupide !

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Mirbeau en revint à l’agriculture et à l’industrie.
– C’est vraiment là, dit-il, ce qui procure les plus fortes émotions au voyageur.
Tenez ! la nouvelle ville de Grenoble avec l’électricité partout, l’aisance et la propreté
reluisante de sa population, la fierté de ses ouvriers relativement bien payés, quel beau
spectacle !
C’est, en somme, dans les inventions des ingénieurs que s’exprime le mieux
aujourd’hui le génie humain. La capture des chutes d’eau, les turbines, les usines !…
Qu’est-ce que c’est que l’art, à côté de tout ça !
Une belle usine de carbure de calcium, voilà ce qui est beau !…
L’art, l’art, c’est ce qu’on trouve encore dans les vieilles villes dégoûtantes aux
monuments lépreux ! C’est le pittoresque qui retient la poussière du passé… c’est la pieuse
crasse qui encroûte les régions anciennes. Balayez-moi tout ça, et vive l’aisance pratique,
saine, miroitante d’éclat !
– Mais, dis-je, légèrement effaré, reniez-vous aussi la littérature ?
– Non, fit-il, parce qu’elle peut exprimer des vérités profitables…
Alors il me parla de ses notes de voyage.
– Ce genre littéraire est un de ceux qui conviennent le mieux à notre époque. Il reflète
la vie ambulante de ce temps . N’est-ce point d’ailleurs un beau rôle pour l’écrivain que de
faire connaître les peuples les uns aux autres, et d’aider à leur pénétration réciproque ?…
Nous parlâmes des autres genres littéraires.
– Le roman, me dit le maître, se transforme de nos jours en biographie. C’est sous cet
aspect qu’il peut vraiment représenter l’existence contemporaine. Sans doute on vit de plus en
plus par groupes pour travailler ; mais en même temps se produit un extraordinaire
renforcement de l’individualisme. On commence à comprendre que la société entière ne doit
tendre qu’à un seul but : l’individu libre et heureux … et que tout ce qu’on pourra faire pour
organiser le travail collectif ne doit viser qu’à assurer plus de liberté et plus de bonheur à
chacun… Voilà pourquoi, en fait de romans, il n’y a que les biographies qui puissent nous
intéresser…
Évoquer les efforts des individus pour réaliser leurs rêves de bonheur, montrer les
défaillances, les contradictions de leur nature, la détestable tyrannie qu’exerce sur eux une
société hypocrite et criminelle, c’est là vraiment la tâche du romancier .
J’ai souvent entendu des artistes et des écrivains m’exposer leur esthétique. Ils la
taillent toujours exactement sur le patron de leurs œuvres. Il se pourrait bien aussi, d’ailleurs,
qu’ils eussent réalisé celles-ci d’après leurs propres principes d’art ; mais c’est moins
probable… Je me rappelle, par exemple, Henner , le bon maître alsacien, me disant : « L’art
ne gonsisde pas à beindre de grandes gombositions. Il gonsiste à pien beindre de bedides
femmes nues… »
Mirbeau, me parlant du roman en général, m’indiquait comment les siens étaient
construits…L’abbé Jules, Sébastien Roch et le héros du Calvaire sont tous en effet des
individus qui, dans leurs élans vers la vérité, la beauté et le bonheur, sont vaincus par les
entraînements de la nature et surtout par les vices de la société.
Philosophie amère qui aboutit au Jardin des supplices comme à un carrefour de
pessimisme. Car, à travers un tourbillon d’amour et de cruauté, de fleurs et de sang, ce chef-
d’œuvre douloureux représente la Vie comme pompant sa joie la plus drue dans la Souffrance,
dans l’Immolation et dans la Mort .
– C’est au théâtre, me dit Mirbeau, qu’il y aurait le plus à créer.
Il devrait être la peinture la plus fidèle de la vie, puisque ses moyens d’expression sont
des personnages vivants, en chair et en os. Et pourtant il n’y a peut-être pas de genre plus gâté
par la convention.
Car, en somme, avant Henry Becque, il n’y a pas eu un seul auteur français qui ait mis
en scène des figures réelles.
Je ne parle pas des classiques, de Corneille, de Racine, qui n’ont fait que des
bonshommes de carton… Jamais ils n’ont conçu des êtres vrais, complexes, risibles et
misérables à la fois, avec des sautes de volonté et d’instinct, avec un tempérament
physiologique, avec des tics même, comme tout le monde en a… Leurs caractères, énergiques
ou faibles, sont tous bâtis d’après d’immuables formules scolaires.
Mais, chez les auteurs modernes, c’est encore bien pis : leurs personnages, moins
solennels, sont encore plus faux !
Ce sont toujours les mêmes marionnettes qui reparaissent : la courtisane dévouée, la
jeune femme sacrifiée, le jeune comte noceur, la vieille comtesse astucieuse, le gaga jovial,
l’explorateur loyal et bourru, le jeune ingénieur naïf et tendre, etc., etc. C’est un personnel qui
ne change pas. On le trouve chez Dumas fils* ; on le trouve chez tous nos auteurs. Ça rappelle
tout à fait l’ancienne comédie italienne avec ses fantoches invariables, Arlequin, Scapin,
Pantalon, Scaramouche, etc. ; mais encore ceux-ci se livraient-ils à des pitreries
réjouissantes !
Les pantins modernes, qui ne ressemblent à rien de réel, n’ont aucune occupation
pratique. Il n’en est pas un qui gagne son existence, qui fasse un métier, honnête ou non. Ils
participent tous à de niaises intrigues d’adultère. Ils gravitent autour de coucheries
laborieusement préparées, comme si la vie ne tendait qu’à ça. À toute occasion ils débitent,
sur les rapports sexuels, des tirades pseudo-philosophiques… Ils récitent aussi des chroniques
de journaux sur la politique, sur le patriotisme et sur l’armée. Dites si ce n’est pas là l’image
exacte du théâtre de D*** et de L*** , par exemple ?
Et partout, chez ces auteurs, un dévergondage d’esprit vulgaire, un cliquetis de mots à
la main, des assauts de calembredaines, des jacasseries qui n’ont pas le plus lointain rapport
avec une conversation réelle.
Odieux caquetage qui sévit aujourd’hui chez les jeunes écrivains eux-mêmes, chez
R*** C*** , par exemple, pour ne citer que lui.
D’autres jeunes ont une sentimentalité de fille publique, tel H*** B*** , dont les
intrigues sont à la fois malsaines et pleurnichardes.
Dans l’allée où nous nous promenions, Mirbeau écrasa une limace.
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– Ah !.camper sur les planches des types pris sur le vif, semblables à tous ceux que
nous voyons autour de nous, ridicules et grotesques, le plus souvent, et sublimes quelquefois
aussi ! Mais quand on essaie…, la critique crie à l’exagération, à la caricature !… Caricature ?
… Peut-on jamais représenter l’humanité aussi bouffonne qu’elle l’est ?… Exagération ?…
Sommes-nous capables, pauvres artistes, d’exagérer la formidable puissance de la réalité ?…
… Ces personnages-là, les mettre aux prises avec toutes les préoccupations qui se heurtent
dans nos cerveaux modernes, préjugés du passé, espoirs, rêves ; traduire le tourbillonnement
fou de l’existence !… Mais quand on essaie…, la critique prétend que l’on fait du théâtre à
coup de poing !… Il règne, sur toute notre époque, un abominable idéal de pommade !
Parler le langage, reproduire la mimique de la vie courante : point de discours, mais les mots,
les exclamations, les gestes, les soupirs de chaque situation… Oh ! je sais bien ! c’est plus
difficile que de s’en tirer par du bavardage !… Quand on cherche la réplique exacte, brève,
nerveuse, que doit lancer un individu dans un cas donné et qui doit jaillir automatiquement de
son âme même, on reste parfois des heures, des journées, sans la trouver !…
Mais enfin, voilà ce que serait le vrai théâtre !
Mirbeau s’exaltait : par les yeux de l’esprit, il suivait maintenant sa vision de réalisme
intransigeant.
Ah ! que voulez-vous ! continua-t-il, si les bons auteurs sont si rares, si notre
production dramatique est si piteuse, c’est qu’elle se conforme aux désirs des directeurs, qui
sont bien les êtres les plus bornés du monde !…
Quand on leur apporte une pièce, ils examinent si c’est du théâtre.
Et du moment qu’elle est bonne, elle n’est pas théâtre ! Sortez-vous de l’intrigue à
coucheries : ce n’est pas théâtre ! Inventez-vous un personnage nouveau, une vieille comtesse
qui ne soit pas astucieuse, un gaga qui ne soit pas jovial : ce n’est pas théâtre ! Faites-vous un
dialogue vivant, sans tirades prudhommesques : ce n’est pas théâtre…
Par contre, les directeurs ouvrent tout grands leurs bras à de petits jeunes gens de vingt
à vingt-cinq ans, qui n’ont pas l’ombre de talent, mais qui s’entendent merveilleusement à
appliquer la formule théâtre ; ce qui est, à la vérité, bien plus facile que d’observer la vie !
c’est ainsi que les F*** de C*** et les B*** arrivent à se faire jouer d’emblée !…
Mais enfin, à quoi rime cette formule théâtre dont on nous rebat les oreilles ? De quel
droit prétend-on réduire l’art dramatique à un certain nombre de convenances fausses ? Est-ce
que cet art n’a point comme tout autre l’unique mission de représenter la vérité ?
Les directeurs vous disent : « Nous servons au public ce qu’il réclame. »
C’est faux !
Le public ne réclame rien ! Il avale tout… aussi bien le bon que le mauvais. Et, entre
nous, il faut qu’il ait la passion du théâtre diantrement chevillée au cœur pour continuer à
venir entendre les platitudes sans nom qu’on lui offre depuis un certain nombre d’années…
En somme, ce ne serait pas plus difficile de lui donner de bonnes pièces que de mauvaises. Il
y a même fort à parier qu’il préférerait les bonnes.
Car, après tout, il applaudit aujourd’hui La Parisienne et Les Corbeaux de Becque. Il
aime les pièces de Porto-Riche. Alors pourquoi lui imposer obstinément celles de L*** et de
D*** ?
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Mirbeau me parla du Foyer, la pièce qu’il a écrite avec Thadée Natanson, et qui, avant
d’être jouée, a déjà toute une histoire .
– On nous a reproché d’y avoir donné un rôle odieux à un membre de l’Académie .
Mais je voudrais bien savoir pourquoi la satire épargnerait cette compagnie plutôt que
n’importe quelle autre . À cause de son esprit réactionnaire, peut-être ?…
Je suis sûr, continua-t-il, que le public accueillera Le Foyer avec encore plus de faveur
que Les affaires sont les affaires. Car ma dernière pièce surpasse la précédente autant que
celle-ci surpassait Les Mauvais bergers, que d’ailleurs je n’aime pas et que je voudrais
pouvoir rayer de mes œuvres .
Il poursuivit avec un air songeur :
– Ah ! voyez-vous, le théâtre, c’est vraiment le plus admirable de tous les arts !… Une
bonne pièce, bien mise en scène et bien interprétée…
– C’est encore plus beau qu’un carré de choux, lui dis-je.
– Oui !… tout de même ! fit-il en souriant.

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