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LA POLICE ET LA PRESSE

Vous avez souvent, dans la rue, assisté au spectacle que voici :


On crie : « Au voleur : arrêtez-le ! » Alors, un passant quelconque, bourgeois qui se
rend à ses affaires, badaud qui ne sait où conduire son inutile personne, ouvrier flâneur,
camelot sans chalands, entend le cri. Il ne sait d’ailleurs d’où ce cri est parti et ne s’en
préoccupe pas. Il hume le vent, comme si le voleur laissait après lui, ainsi que certain gibier –
n’est-il pas gibier de potence ? – une odeur spéciale dans l’air, une odeur à quoi les chiens
reconnaissent qu’il est de poil ou de plume. Puis le badaud regarde la rue. Elle est tranquille,
mais parmi les gens qui s’y croisent, il voit, en effet, quelqu’un qui marche plus vite que les
autres ou qui, courbant le dos, rase les boutiques avec des allures suspectes. Cela ne peut être
que le voleur. Aussitôt, le badaud se met à courir en criant à son tour : « Au voleur : arrêtez-
le ! » et instantanément, au lieu de trois, quinze, trente, cent badauds qui, gesticulant
furieusement et sans rien savoir de ce qui se passe, ni même s’il se passe quelque chose,
vocifèrent à tue-tête : « Au voleur : arrêtez-le ! » À chaque seconde, la meute augmente. De
rue en rue, de place en carrefour, de quai en boulevard, elle court, galope, bondit et aboie.
Omnibus et voitures s’arrêtent, la circulation s’interrompt. Des portières ouvertes, des
impériales tumultueuses, des terrasses de cafés, mille têtes surgissent, regard en feu et
bouches tordues : « Au voleur : arrêtez-le ! » Or, la plupart du temps, il arrive que la piste était
fausse, et la police n’intervient que pour empêcher la foule d’écharper un innocent
Mais l’homme est ainsi fait que le moindre cri, mal entendu, le moindre geste, mal
interprété, réveillent en lui tous les abominables instincts du chasseur qu’il a été. À deux cent
mille ans de distance, pour avoir vu le mouvement d’une fuite, pour avoir flairé l’odeur d’une
proie, il se retrouve la même brute féroce qui ne connaît plus qu’une loi, celle du meurtre .

* * *.

Voyez ce qui se passe aujourd’hui dans les journaux. Le spectacle en est simplement
hideux, et il soulève le cœur de dégoût. Sous prétexte d’information, la presse est devenue
quelque chose comme la succursale de la préfecture de police et l’antichambre du cabinet du
juge d’instruction. Je ne veux citer aucun journal en particulier, je ne veux même pas faire une
exception en faveur du Gaulois, lequel, si réservé d’ordinaire, subit comme les autres les
désordres de cette contagion. Il n'est pas de jour où la presse ne dénonce quelqu'un. Et aussitôt
elle instruit son procès, juge et condamne . Au point que M. M., interrogé par un reporter sur
l’un des accusés, répond, non sans ironie : « Mais je ne sais de l’affaire que ce qu’en dit la
presse. » Abandonnant sa mission, reniant son caractère, qui est de défendre les droits de la
liberté humaine contre les abus de l'autorité , elle se fait l'instrument des plus basses délations,
et, ce qui est pire, le réceptacle des insinuations les plus perfides. Sans contrôle, sans raisons,
pour le plaisir, elle déshonore. Elle transforme en infamies les actes les plus permis, elle
embrouille inextricablement les affaires les plus simples. Et si par hasard quelques-uns des
accusés prouvent à la Justice qu'elle s'est trompée, la tare que leur aura faite le journal n'en
demeurerait pas moins, sur eux, éternellement
Dans ces tempêtes de justice que les gouvernements déchaînent parfois sur notre pays,
pour que les cris des autres victimes ne soient pas entendus, il y a pourtant des choses
douloureuses. Il y a des femmes innocentes et des enfants qui pleurent l’absence du père, sur
qui s’est appesantie la main du gendarme. Ces êtres devraient être sacrés. On devrait faire
autour de leur douleur un silence respectueux.. Eh bien ! non. C’est sur eux, c’est sur leur
faiblesse, leur martyre, qu’on s’acharne. Leur demeure est cernée par un double cordon de
policiers et de journalistes. À l’envi, c’est à qui tâchera d’arracher à ces tristes êtres, un aveu
qui peut être terrible, c’est à qui s’ingéniera à les compromettre par des questions insidieuses
et lâches. On fait mieux. On fouille la vie du prisonnier, on recherche ses relations anciennes,
ses amitiés ; on va déterrer de vieux passés morts ou oubliés ; on fait parler des cadavres. Et
nous avons vu cette chose sinistre : un reporter osant interviewer un fils sur les amours de sa
mère, et tâchant de lui arracher le récit du déshonneur !

* * *

Hier encore, au moment des troubles anarchistes , le journalisme se faisait le


pourvoyeur de Mazas et le meilleur auxiliaire de la guillotine. Policiers et reporters, la main
dans la main, s’en allaient joyeusement flairer les suspects, suivre des pistes, solliciter auprès
des femmes les dénonciations. Ils faisaient vraiment chanter la pauvreté, essayaient
d’extorquer à la misère des aveux horribles. Pour être inquiété dans son repos, à cette époque
de terreur, il suffisait qu’un journal vous signalât, sans raison, comme suspect, ou qu’il publiât
une phrase de vous, prise sans l’entour qui en détermine le sens, dans un ancien article. Nous
fûmes quelques-uns à protester contre les tendances de la presse à se substituer à la police, à
en montrer le rôle dégradant . Nous pensions que de telles mœurs s’effaceraient d’elles-
mêmes devant le mépris public. Elles recommencent.
Elles recommencent avec d’autant plus de force que, dans la presse, l’élément dit
“information” a fini par envahir l’élément dit “intellectualité”. Le reporter, insuffisamment
armé pour une besogne qui pourrait être belle et féconde s’il y apportait des facultés
d’observation, en chasse, de plus en plus, l’écrivain. Et l’écrivain lui-même se tait, la plupart
du temps, car la suspicion atteint le plus probe et lui interdit de parler librement des hommes
et des choses. Le potin venimeux remplace l'étude sociale, la littérature et l'art. Le
journalisme, aujourd'hui, ne peut plus servir qu'aux combinaisons inavouables et aux inutiles
bavardages.
Ce n’est pas à moi à lancer sur lui l’anathème. Si je n’ai rien de tel à me reprocher, je
puis m’adresser d’autres reproches. Quand on a quelques années de journalisme et qu’il vous
arrive, ainsi qu’aux héros de roman, de revivre sa vie, en des moments de tristesse et de
découragement, l’on est vraiment effrayé du mal que l’on a pu faire et du peu de bien que l’on
pouvait faire et que l’on n’a pas fait. Cet examen de conscience ne va pas sans de cuisants
remords. Il devrait nous induire en de grandes modesties. Ces opinions disparates et hâtives,
écloses la veille, reniées le lendemain, toutes ces pages frivoles jetées, on ne sait pourquoi, au
vent qui emporte tout ; ces injustices, conscientes ou inconscientes, qui ont dû avoir leurs
répercussions de douleur dans le cœur d’inconnus ou de mal connus, ah ! comme on voudrait
effacer tout cela de sa vie !
Et encore, lorsqu’on ne fut, comme moi, qu’un petit semeur qui passe, on peut se
consoler en se disant que rien n’a germé des mauvaises graines semées au hasard ! Mais ceux-
là, dont on peut croire que la voix a retenti sur les foules ; ceux-là qui, peut-être, ont eu une
action sur les âmes ignorantes et naïves, avec quelle mélancolie amère ne doivent-ils pas faire
leur examen de conscience !
Et quel doit être aussi l’état d’esprit de ceux-là qui, s’ils réfléchissent un instant à la
turpitude de leur métier, transforment, en ces jours tragiques, la presse en police qui traque, en
juge qui condamne, en bourreau qui exécute ?
Je voudrais le savoir.
Le Gaulois, 15 janvier 1896

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