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LE JOURNALISME FRANÇAIS

M. Auguste Dumont, directeur du Gil Blas, et M. Gibiat , directeur du Constitutionnel,


étant morts, chacun a beaucoup disputé sur le journalisme, sur ce qu’il a été dans le passé, ce
qu’il doit être dans l’avenir. La question, d’ailleurs, est intéressante et plus importante qu’on
ne croirait, car l’état du journalisme d’une époque marque très bien son état de société. L’un
se lie étroitement à l’autre.

* * *

Il en est du journalisme comme des gouvernements : le public n’a jamais que les
journaux qu’il mérite , et les journaux d’aujourd’hui sont en décadence aussi profonde que
l’est le public lui-même. Lisez un journal parisien, et vous avez le niveau presque
mathématique de l’intelligence parisienne, de ses légèretés, de ses ignorances, de ses
inquiétudes, de ses abêtissements. Au lieu de marcher de l’avant, le journalisme, chez nous,
retourne en arrière. À peine s’il rajeunit les vieilles formules traditionnelles de jadis., s’il les
habille à la mode du jour. De la blague ou de l’ennui, voilà tout ce qu’il produit. ; il n’a pas pu
encore se décider à sortir du calembour ou de la lourde tartine politique , si ce n’est pour se
livrer à des incursions sans scrupule, sans intérêt et sans renseignement, dans le domaine du
reportage et de l’interview. La plus grande conquête que le journalisme ait faite, ç’a été le
reportage, c’est-à-dire que nous avons appris, un beau matin, que M. X… mangeait des œufs à
la coque à son déjeuner, et que Mme Z… avait une robe verte à trois heures, une robe rose à
minuit, un amant comme ci, un cocher comme ça. Et nous avons célébré cette invention
comme celle de la vapeur ou de l’Amérique .
Chose extraordinaire, la presse ne persiste que dans les besognes mauvaises et ne
montre de passion, d’enthousiasme, que pour les choses petites et basses. Elle a tué la
littérature, tué l’art, tué le patriotisme , tué le respect, tout ce que l’homme peut avoir
d’originalité, de talent libre, de conscience et d’abnégation. Elle a agrandi la boutique et
développé le métier. Les mauvais peintres, les pires écrivains, les saltimbanques de tout poil,
elle s’attache à eux pour les exalter ; pour eux, elle fabrique de la gloire de saison à tant le
mètre, dans les Old England de ses réclames, la Belle Jardinière de ses camaraderies ; mais
elle étouffe les grands, insulte les forts. Il faut que les réputations qu’elle manufacture soient à
la hauteur de son esprit, qu’elle ne puisse jamais être reniée par ses faux grands hommes, et
qu’il y ait entre elles une communauté de mépris qui les rive éternellement au même boulet.
Le journalisme abaisse tout, déforme tout, les hommes et les idées. Il marche dans un
effarement et un tohu-bohu inconcevables. Sous prétexte de progrès, et par une fausse, une
maladroite application des procédés de vulgarisation rapide, il a pris au journalisme américain
ce que celui-ci avait de mauvais, ayant soin de laisser de côté ce qu’il pourrait contenir de
bon. M. Albert Wolff ne se vantait-il pas, l’autre jour, d’avoir porté le dernier coup à la
critique, cette critique humaine, savante, étincelante, créatrice, qu’illustrèrent Sainte-Beuve,
Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, Barbey d’Aurevilly, Émile Zola ! Et il se montrait
tout fier de l’avoir ramenée à la forme bête du catalogue, aux plates énumérations de
l’inventaire. De cette initiative de vandale, de cette révolution d’obscurantiste, de cette
revanche du néant contre la création, de l’impuissance contre la force, du téléphone contre la
littérature, il en parlait comme d’un progrès, comme d’une nécessité moderne, d’une conquête
de l’esprit. M. Albert Wolff avait peut-être raison.
En ces jours où la presse parisienne tombe plus bas que jamais, dans l’avilissement des
marchandages et les provocations des camaraderies outrageantes, pourquoi tenterait-elle
d’initier le public à la beauté d’une œuvre ? Pourquoi essayerait-elle de dégager d’un livre,
d’un tableau, ce qui, pour l’entendement obscur et les sens rétifs de la plupart des hommes, il
y a de lumière cachée et de parfum subtil ? Cataloguons, inventorions. Et que la presse ait le
courage de mettre, au-dessus de ses boutiques, un écriteau qui ne trompe plus personne et qui
indique au passant qu’il trouvera, dans ces agences à tout faire, des fausses nouvelles et du
drap, du vin et des calembours, des femmes, des chapeaux, des bottes, des indiscrétions, de la
gloire déjà portée et des idées pour l’exportation.

* * *

À part quelques rares feuilles, qui sont à l’honneur du journalisme français et


sauvegardent encore un peu, de par le monde, sa réputation, il n’y a vraiment plus ce qu’on
peut appeler un journal. Les uns s’embourbent dans la politique de groupe et ne servent, au
détriment de toutes choses, que des intérêts étroits et des ambitions personnelles ; les autres,
suivant les traditions charivariques , bornent leur horizon aux racontars parisiens, leur idéal à
la fantaisie du chroniqueur léger, à l’esprit du nouvelliste à la main , non pas même à la
fantaisie et à l’esprit de la rue, pas même à la fantaisie et l’esprit de café, mais à la fantaisie et
à l’esprit de rédaction, ce qui est le dernier mot de la bêtise parisienne , bien inférieure encore
à la bêtise humaine.
Ces journaux en sont toujours à décrire des loges d’actrices, des intérieurs de
demoiselles, des toilettes et des menus ; ils s’imaginent qu’il n’existe rien dans le monde que
les théâtres, et que, seules, les chanteuses d’opérettes méritent l’attention et inspirent l’intérêt.
Ils ne s’occupent jamais que des petits côtés d’un grand événement et, si une guerre éclate, ils
s’étendront surtout sur la coupe des redingotes de l’ambassadeur ennemi. Toutes les questions,
ils les ramènent à ce côté bas, vulgaire, portier du renseignement d’à côté, de potin
d’antichambre, des informations de cuisine.
Ce genre de journalisme, qui eut jadis du succès, est mort, ou à peu près. En tout cas, il
se traîne tristement, parmi les mêmes redites, les mêmes plaisanteries surannées, les mêmes
formules usées. L’excès de parisianisme bête, de reportage étroit, l’abus de la nouvelle
dramatisée, le grandissement du petit et de l’inutile, lui ont donné le coup mortel. La
chronique elle-même, qui a été une mode, et non point une forme de littérature, la chronique
est défunte, et ce n’est pas dommage.
Ah ! la chronique, dont les anciens parlent avec des mines contrites et des yeux qui
regrettent ; la chronique, cette besogne d’impuissant et de raté, à laquelle les vrais écrivain
n’ont jamais pu s’assouplir ; la chronique, ce pauvre ciseau aveugle et sans ailes, qui va,
tournant sur lui-même, des platitudes respectées d’Auguste Villemot aux pasquinades
solennelles des Delpit ; la chronique , qui suit en esclave les haines du jour, les enthousiasmes
du moment, qui caresse le public avec ses propres sottises et ses propres préjugés, qu’a-t-elle
fait ? Qu’est-il resté de ses phrases vides ? Qu’est-il sorti de ses colonnes de mots à facettes
ternies ? Où est-il, l’écrivain qu’elle a révélé, le quoi que ce soit de noble et d’élevé ?
A-t-elle écrasé une bêtise triomphante, jeté bas une réputation volée ? A-t-elle montré,
à la tourbe des applaudisseurs, ne fût-ce qu’un lambeau d’idée ? Elle a tout effleuré, la
chronique, mais elle n’a touché à rien, laissé son empreinte sur rien. Elle est allée du
vaudeville au drame, de la farce des tréteaux au prêche des temples ; elle s’est mis un toupet
de filasse au haut du crâne et sur le dos un surplis brodé ; mais ni son rire glacé, ni son
émotion de commande, ni ses déhanchements de danseur, ni ses gravités de moraliste, n’ont
produit œuvre féconde. Ah ! tais-toi, vieille bavarde glapissante !
C’est qu’il faut, pour qu’une chronique soit une chronique, une vraie chronique, la
chronique tant vantée et tant regrettée d’autrefois, il faut qu’elle n’exprime jamais une opinion
nette, qu’elle tourne autour des questions sans les atteindre jamais, qu’elle sache envelopper
les idées de façon qu’on ne puisse pas les apercevoir. Elle doit jouer avec les mots et les faire
ronfler comme une toupie, sur la pointe d’une aiguille ; elle doit aller du coq à l’âne, de la rue
au salon, de l’artiste au député, de l’étoile qui s’éteint au criminel qui s’élève, sans rien
avancer qui puisse déplaire à la foule, choquer les idées reçues et contredire aux affirmations
de Joseph Prudhomme, aux aphorismes de Calino . Elle a des pudeurs étonnantes, cette
vieille prostituée, mais elle s’attarde volontiers dans les adorations de l’argent et les
galanteries démodées.
Le journalisme parisien – celui qui se dit encore journalisme de boulevard – meurt
avec le parisianisme, avec la chronique, la vieille et entêtée chronique, dont les radotages
quotidiens fatiguent et irritent, d’autant qu’ils se sont davantage multipliés et que nos oreilles
sont affadies, écœurées par ces airs de flûte, toujours pareils.
Mais les directeurs de ces journaux croient encore à la chronique. Anxieux, regardant
l’horizon vide, ils appellent le chroniqueur, « beau comme le jour », qui viendra ressusciter
ce cadavre, et ils se lamentent. Ils ne se disent pas qu’il n’y a plus de chroniqueurs, parce qu’il
n’y a plus de chroniques à faire et que l’esprit moderne, ainsi que l’écrit M. Albert Wolff, va
vers d’autres préoccupations. Depuis Balzac et depuis Gavarni , la chronique est morte.

* * *

Il me semble pourtant que le public – même notre public français, si léger, si futile,
que distrait le bourdonnement d’une mouche ou le vol d’un papillon – demande autre chose
que ce que le journal lui donne . Je crois, malgré tout, qu’il est avide de connaître des choses
qu’il ignore, et dont on s’obstine à ne pas lui parler, sous prétexte qu’elles ne sont pas assez
parisiennes . Aujourd’hui la politique se déplace et suit le mouvement géographique qui
secoue le monde. Elle remplit, comme d’un mystère, des pays lointains, vers lesquels
l’imagination aime à s’envoler. C’est là-bas, maintenant, que se jouent les destinées de nos
civilisations européennes, menacées par le branle des barbares et la fermentation
bouillonnante de l’Extrême Orient . On veut savoir ce que sont ces peuples qui mettent nos
diplomaties en échec et nos armées en déroute , assez forts pour faire se ruer l’une contre
l’autre les deux plus formidables nations de l’Occident, ces peuples qui, semblables à des
sphinx accroupis sous l’infini soleil, gardent peut-être les secrets de notre avenir.
Ouvrez un de ces journaux. À peine s’il est question de cela. Des petites notes hâtives,
sèches, incohérentes ou blagueuses, suivant l’allure du journal, et puis c’est tout. Et Paris
emplit toutes les colonnes, dévore toutes les pages de ses bals, de ses théâtres, de ses plaisirs.
Le violon des opérettes y grince à côté de l’or remué sur les tapis verts des tripots. Chiffons
froissés, galops des chevaux sur les pelouses, rires des cabinets adultères , chansons des
guinguettes printanières étouffent les autres bruits qui viennent de là-bas, de l’inconnu, du
mystère, du danger, et semblent se perdre dans cette mer de folies, où l’on oublie tout, où l’on
ne voit plus rien, même le spectre douloureux de la patrie abandonnée.
Un journaliste qui, d’ordinaire, a plus de sérieux, vantant la gloire de la presse
boulevardière, écrivait tout dernièrement qu’il était infiniment plus consolant de savoir ce qui
se passe dans l’imagination d’un écrivain et d’un artiste, que ce qui se passe dans
l’Afghanistan. D’abord, cela n’est pas certain. Et puis, où donc a-t-il vu que le journalisme
boulevardier ait recueilli les pensées d’un artiste – j’entends un grand artiste – si ce n’est pour
y insulter ?
La France, 14 mai 1885

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