Idées générales...
— Monsiour Georges Marrieul? demands
Teles Rigard & un gargon do bureau qui, assis,
devant uno table, grognon ot tout chauve, fice
lait maladroitement des paquets de journaus,
tandis qu’un autre, prés de Iui, debout, sale,
les cheveux en broussaille, les’ mains tachéos
Aencre, triait des lettres qu'il insérait avec
soin dans les petits compartiments dun casier,
on épelant les suscriptions, & haute voix.
Des grooms, engoncés dans des vestes de drap
gros bleu, trop larges ot usées, allaiont, venaient
so poursuivaiont, s'amusaient & so donner des
tapes, & so bourrer le dos de coups de poing.
Un jeune homme, qu’on sontait tre un habitué
de la maison, arriva en chantant, examina
Jules Rigard de coin, hostilement, passa.
— Rien pour moi, Joseph? dit-il.
— Rien, monsieur Chrétien.
ines oEséRALES... at
—Il wrest pas venu une dame me deman-
der?
— Personne, monsieur Chrétien.
— Yous me ferez monter une absinthe avec
dela glace.
— Bien, monsieur Chrétien.
Lo joune homme avait de belles moustaches
blondes et frisées, un col trés ouvert sur le poi-
rine, un chapeau de soie a bords plats. Tl dis
paruf, se dandinant, par un couloir sombre, au
fond de antichambre,
— Monsieur Georges Marrioul ? récommenca
Jules Rigard, timidement.
Mais, au méme instant, Ia sonnerie électrique
retontit, sacharna, agagant les orvilles. de ses
drins drins précipites,
— HE! vous, la-bas, les sacrés gamins, on
sone aux Iehos, eria le gargon chauve... Vous
nentendes done point, nom de Dieu!
‘autre gargon, ayent terminé le classement
do ses letires, s'assit, et aveo un grand bruit
de papier froissé, 66 mit, lire le Temps, quo la
marchande de journaux vonait d'apporter.
— Monsiour Georges Marrieul # répéia, pour
la troisidme fois, Jules Rigard.
Lo gargon chauve se décida enfin & lever Ia
tote, dans la diroction du solliciteur.
— Qu’est-oe que vous demandez’? fit-il bru-
talement.Fy LA VACHE TACHETE
Monsieur Georges Marrieul.
1 n'y est pas.
Rigard parut trés décontenaneé, Il regarda
a pointe de ses bottines, les piles do journaux
sur Ia table, le plafond bas, tout enfumé, se
gratia la téte, toussa,
— Ab! murmura-t-il, dégu... c'est fort
ennuyeux... Et & quelle heure le trouve-t-on?
— Cest suivant.
Ti allait partir, quand rovenant sur ses pas,
il ajouta :
—~ Pourtent, M. Marrieul m'avait prié de
passer ici, 8 cing heures.
— Ehbien, alors, donner votre nom; on va
voir s'il y est, grogna le gargon, qui, ce disant,
présenta au pauvre Rigard un petit carré de
‘papier, et une plume crasscuse, gluante, qui se
tenait toute droite, plantée dans la boue noire
aun enerier. -
Tl fit un signe & son collégue, et celui-ci,
apres avoir replié le Temps, se leva pesam-
ment, prit le papier, en trainant la jambe.
Lantichambre du Mouvement 8tait pleine de
monde; ily flottait des odeurs aigres de viewx
papier. Rigard remarqua deux prétres, assis
sur un divan, qui chuchotaient, en faisant, des
gestes bénissants ot diserets, Prés d’eux, une |
actrice dos Bouffos, jolie, avec un nez dréle- |
mentretroussé et une perruqueTousse, tracait, |
ines GENERALS 3
du bout de son ombrolle, sur le plancher, des
bonshommes imaginaires; une grosse dame,
empanachée de plumes rouges, tout en noir,
tros maquillée, se tapotait les mains avec un
rouleau de papier — un manuserit — d'un sir
supérieur; dans un coin, ponehé sur une table,
un petit étre pale, au teint plombé, aux pom-
mettes saillantes, aux omoplates remontées ot
pointues, feuilletait la collection du Mouvement,
en compiant, a et 18, des lignes. Toutes les
deux minutes, un viewx monsieur, toujours le
méme, traversait Pantichambre, son chapeau
sur la téte, les mains dans les poches, des
joumaux gous le bras; il dévisageait Pactrice
des Bouffes, marchait chaque fois sur sa robe,
ce qui lui permettait de dire : « Pardon,
madame », avec un sourire engageant, donnait
des ordres inutiles et bizarres aux gargons de
bureau, afin de bien prouver 4 tous ces gens
quill était homme @’importance dans la maison.
Mais Rigard ne s’attarda pas longtemps 4 cos
‘monuos observations. Il était inquiet, nerveux,
impatient. Que lui voulait Georges Marrieul, Io
célébre directeur du Mouvement? Pour quel
‘motif inexplicable ot grandiose lui avait-il
~ envoyé, le matin mémo, tne dépéche pressante,
a lui, Rigard, que Marrieul ne connaissait pas, 4
lui, Rigard qui, jusqu’alors, wavait publié que
dos articles rares ot gratuits dans des feuilles2 1A VACHE TACHETEE,
‘obseurost « Evidemment, se répétaitil, c'est
quill veut s'assuror ma collaboration. » Tl avait
eau chercher, il ne trouvait pas autres raix
sons plausibles. Et & cette penséo que, dans
jquelgues jours, demain peut-otre, i] ontrerait
triomphalement & ce journal si difficile, si
répandu, si envié, si parisien, le coeur loi
‘battit irés fort, des bouttées de gloire lui mon-
torent, comme uno ivresse, au cerveau. La mi-
note fut inoubliable. Oui, semblable & co
M. Chrétien, il domanderait, lui aussi aux gar-
ons de bureau, d'un ton dégagé, en sifflant un
air @opéretto : « Rien pour moi, Joseph? » Ut
se promit de se faire monter des absinthes avec
do la glace, avoir des cols ouverts, des cha-
poaux & bords plats, des moustaehes blondes.
TL n'est pas venu une dame me demander,
Joseph? » Cos mots lui tintaient aux oreilles,
Aélicieusement. Quel réve! Noire ainsi qu'une
béante gueule de four, ls porte qui s'ouvrait
sur la rédaction du Mouvement lui apparut,
pplus auguste, plus redoutable que les propylées
des temples assyrions. Tl se voyait déja, 1a fran-
chissant dans une apothéose.
— Si monsiour vout bien me suivre? vint
dire le gargon, subitement plus respectueux.
Et tous es doux, ilss'engouffrérent dans Te cou-
oir qui soufilait sur les solliciteurs impassibles
les puantours ammoniacales d'un eabinet voisin.
ines GENERALES... 2
Georges Marrieul était ce qu’on appelait une
puissance; du moins, il le croyait, aimait le
iro, affirmait les allures intimidantes et con-
fortables d’un monsieur qui méne opinion pu-
Dlique au doigt et 4 ail, Il ne faisait rien dans
Ta vio, qu'il n’eat toujours, en Lesprit, cette
constante préoccupation, Sur les boulevards,
fay rostaurant ol il avait des fagons de manger
spéciales et trés dignes, au théatro, dans le
monde, il voulait qu’s sa vue chacun s'éoritt =
« Voila un monsieur qui méne Vopinion pur
blique », Meme dans Vintimité de sa maison,
pour sa femme et ses domestiques, il-n'abéi-
quait jamais ce ton de supériorité privilégiée,
cette écrasante majesté, que donne le sentiment
des hautes missions sociales & ceux qui en sont
investis. Commemalgrécela, étant trés Parision,
il avait la coquettorie de passer pour un fantai-
siste, il lui arrivait parfois de moner T'opinion
publique par des chemins extraordinsires et
anormaux, de la compromettre on des aventures
prodigicusement comiques, ce dont il s'amusait
beaucoup, en dedans, car Georges Marricul
nied jamais consenti & rire de quoi que ce
soit, pas méme de lui, estimant que le rire est
chose brutalo ot grossiére, et qu'il ne convient
Karol Cytrowski, L'Abbé Jules D'octave Mirbeau en Tant Qu'exemple de L'influence de Fiodor Dostoïevski Sur Le Roman Français de La 2e Moitié Du XIXe Siècle