Dialogue d'Octave Mirbeau, paru dans "Le Journal" le 12 novembre 1899. C'est l'ébauche de la première scène de sa grande comédie "Les affaires sont les affaires".
Original Title
Octave Mirbeau, « Scène de la vie de famille » (I)
Dialogue d'Octave Mirbeau, paru dans "Le Journal" le 12 novembre 1899. C'est l'ébauche de la première scène de sa grande comédie "Les affaires sont les affaires".
Dialogue d'Octave Mirbeau, paru dans "Le Journal" le 12 novembre 1899. C'est l'ébauche de la première scène de sa grande comédie "Les affaires sont les affaires".
Scene de Ja vie de famille.
A la campagne, chez M. - Isidore Naturel,.agronome et ban-
quier. Etendue sur ‘ne chaise longue, empaquetée de
couvertures, de chéles, M™* Nature] tricote. Grosse femme!
impotente, figure molle et vulgaire. Assise prés d’une
grande baie vitrée, Germain, un livre ouvert sur ses
genoux, songe, les regards tournés au dela du parc, vers
la campagne... Vingt-cing ans, corps souple, yeux ardents,
visage un peu desséché...
M™° Naturex, sans lever les yeux de son ouvrage.
— Germaine!
| Germawwe, — Eh bien?
Mme Naroret. — Pourquoi ne parles-tu plus ?
Gzrmains. — C’est sans doute que je n’ai plus
rien 4 dire. :
M™* Narure,. — Tu as assez lu.
Germaine. — Je ne lis pas.
M=° Narursn. — Alors, tu réves ?
’76 CHEZ L'ILLUSTRE £CRIVAIN
Gzrmaings. — Je ne réve pas.
M7 Narurzt, elle regarde Germaine. — Tu ne
réves pas, tu ne lis pas, tu ne travailles pas...
tu ne parles pas. Qu’est-ce que tu fais, alors?
Germans. — Je m’ennuie.
M* Narurer, ellé hausse les épaules.— Eh bien...
écoute-moi... cela te distraira... Je suis trés
inquiéte... Avec sa manie d’inviter tous les gens
qu’il rencontre, qu’est-ce que ton pére va encore
nous ramener de Paris, aujourd’hui ?
Germaine. — Est-ce que je sais, moi? Comment
veux-tu que je le sache?
M=* Narorst. — Il aurait pu te le dire.
Germaine. — Mon pére ne me dit jamais rien...
M=* Naroret. — Dame!... Tu as aussi une
facon de le rabrouer ! ‘
Germaine, — Et puis, mon pére sait-il jamais,
a dix héures, le matin, ce qu’il fera, le soir, 4
six heures? : :
M™* Naroret. — Ca, c’est vrai! (Un petit si-
lence.) Pourvu, mon Dieu, qu’il ne nous raméne
pas cing ou six personnes, comme l’autre jour...
Quand il se met a inviter, il ne s’arréte plus...
et toujours des géns qu’on ne connait pas... Et
cest samedi, aujourd’hui... C’est-a-dire qu'il
faudra coucher toutes ces personnes-la... et leur
préter des chemises de nuit... Ah! quelle affaire !
(Elle soupire.) Et nous avons un tout petit diner,
ce soir, les restés d@’hier... (Sur un mouvement
de Germaine.) Oui... oui... moque-toi de ces
—_
SCENE DE LA VIE DE FAMILLE 7
détails de maison... Ah! tu fais bien de ne pas
te marier... Tu aurais un joli ménage. Je ne te
donnerais pas deux ans pour étre ruinée... Du
reste, c’est ce qui te pend au nez, quand nous ne
serons plus la... (Germaine rit.) Je ne sais pas
pourquoi tu ris... En yérité, il n’y a la rien de
risible !...
Germans. — Veux-tu que je pleure?
Mme Narure. — Dame! ca serait plus conve-
nable! Et puis, il n’y a pas moyen de parler
sérieusement avec toi! (Un petit silence...) Est-ce
ennuyeux que ton pére ne m’avertisse jamais
quand il raméne quelqu’un! Ce serait si {simple
de téléphoner. J’ai beau le lui recommander tous
les matins... ah! oui... C’est comme si je chan-
tais ! Aveo tout cela, j’ai bien envie de faire tuer
un poulet!
Germaine. — Puisque tu sais que mon pere
raméne toujours quelqu’un... ce qui serait le plus
simple, cest que tu eusses toujours un diner
prét...
me Naruret. — Tu arranges les choses, toi Lees
Lon voit bien que tu n’as pas la charge de la
maison et que cela ne te coitte rien!... Et si,
par hasard, il ne ramenait personne, jé serais
bien avancée avec mon poulet!... Qu’est-ce que
je ferais de mon poulet? On a beau étre riche,
ga n’est pas une raison pour gaspiller la nourri-
ture!... Je veux bien faire les choses... mais j’ai
A Yhorreur de la gacherie!18 CHEZ L'ILLUSTRE &CRIVAIN
Germaine. — I] y a des pauvres!
M™* Narurst. — Des pauyres!... Ah bien sar !...
Les pauvres, ce n’est pas ce qui manque ici...
Jamais je n’ai vu un pays pour avoir tant de
_ pauvres!... C’est scandaleux!.., C’est & ne pas
4 croire !...
Germaine. — C’est naturel, pourtant!
M™* Naroret. — Naturel! Tu trouves ca natu-
rel, toi!... Dis que c’est honteux!...
Germaine, elle se léve, marche dans la vaste piece,
s'arréte devant un vase de fleurs qu'elle arrange
machinalement. — Quand il y a quelque part.un
/ homme trop riche, il y a par cela méme, autour
de lui, des gens trop eee . Tu as raison,
@est honteux !..
Mme Naturet. — Nous n’y pouvons rien... Ce
n’est pas une raison pour les nourrir avec du
poulet!.., D’abord, s’ils travaillaient, ils seraient
moins pauvres!
Germaine. — S’ils travaillaient ?..-
M=° Narurst. — Certainement!...
Germaine, — A quoi?...
M=* Naturet. — Comment, a quoi?...
Germans. — Nous leur avons tout pris... leurs
petits champs... leurs petites maisons... leurs
petits jardins... pour arrondir ce que mon pére
appelle son domaine..
M™° NatureL, ironique. — Voyex-vons gal..
Germans. — Ceux qui ont pu partir d’ici sont
partis... Ceux qui restent...
SCENE DE LA VIE DE FAMILLE 79
Elle écrase une petite chenille qu’elle vient de trouver sur
une feuille du bouquet.
M™*,Natoret. — Ton pére leur offre du travail
4 Pannée, est-ce vrai?... Ils n’en veulent pas. Ils
préférent mendier. C’est leur affaire... non la
ndtre!...
Germaine. — Mon pére leur offre de mourir de
faim a année... ls préférent vivre !...
M™* NaroreL. — Qu’est-ce que tu dis?’
Germans. — Je dis : mieux vaut que le feu et
la gréle tombent sur un pays, qu’un homme oP.)
riche!
M™* Naruret. — En voila assez!... Je ne sais
qui te met dans la téte de telles idées !... M. Gar-
raud, sans doute!..
Germans. — Qu’ eat-ce que M. ae vient
faire ici?... Pe Sy
Me Naruret. — Un homme qui ne parle ja-
mais |...
Germaine. — S’il ne parle jamais... comment
veux~tu qu’il me mette des idées dans la téte?...
M"° Nature. — Je m’entends ! Les hommes qui
ne parlent jamais en disent beaucoup plus que
les hommes qui parlent toujours!... D’ailleurs,
il ne-me revient pas, ton monsieur Garraud! Il
ferait bien mieux de’s’occuper de ses engrais...
Ah! jene sais pas ou ton pére l’a encore déniché,
celui-la?... (Un petit silence.) Des engrais!...
(Elle hoche la téte.) Ca me parait une fameuse
\
Karol Cytrowski, L'Abbé Jules D'octave Mirbeau en Tant Qu'exemple de L'influence de Fiodor Dostoïevski Sur Le Roman Français de La 2e Moitié Du XIXe Siècle