Professional Documents
Culture Documents
Le Record Est Toujours Debout
Le Record Est Toujours Debout
En dehors du sport (où il aurait mieux valu qu’il reste confiné et à condition qu’il n’y devienne pas une
fin en soi), le record — que bon nombre de nos contemporains idolâtrent — se situe sur l’asymptote de
la bêtise.
Sisyphe et son rocher, les Danaïdes et leur tonneau, les travaux d’Hercule : le magasin d’accessoires de
la mythologie, cette tératologie de l’imaginaire, aurait pu fournir à profusion des records de toute
sorte, mais l’idée ne semble qu’avoir traversé en courant l’esprit des gens de l’antiquité, qui l’ont jugée
ridicule, jugement sans appel ; en voici des traces.
Il eſt de ces ſubtilitez friuoles & vaines, par le moyen deſquelles, les hommes cher-
chent quelqueſfois de la recommandation : comme les poëtes, qui font des ouura-
ges entiers, de vers cõmençãs par vne meſme lettre : nous voyons des œufs, des
boules, des aiſles, des haches façonnées anciennement par les Grecs, auec la
meſure de leurs vers, en les alongeant ou accourſiſſant, en maniere qu’ils viennẽt
à repreſenter telle ou telle figure. Telle eſtoit la ſciẽce de celuy qui ſ’amuſa à con-
ter en combien de ſortes ſe pouuoient renger les lettres de l’alphabet, & y en trou-
ua ce nombre incroiable, qui ſe void dans Plutarque. Ie trouue bonne l’opinion de
celuy, à qui on preſenta vn homme apris à ietter de la main vn grain de mil, auec telle
induſtrie que, ſãs faillir, il le paſſoit touſiours dans le trou d’vne eſguille, & luy demanda
lon apres quelque preſent pour loyer d’vne ſi rare ſuffiſance : ſurquoy il ordonna bien plai-
ſamment, & iuſtemẽt à mon aduis, qu’on fit donner à cet ouurier deux ou trois minots de
mil, affin qu’vn ſi bel art ne demeuraſt ſans exercice. C’eſt un teſmoignage merueilleux
de la foibleſſe de nostre iugement, qu’il recommande les choſes par la rareté ou
nouuelleté, ou encore par la difficulté, ſi la bonté et vtilité n’y ſont ioinctes.
« a » préposition → « à »
« fit » identique, au lieu de « feiſt »
« minotz » → « minots »
« afin » → « affin »
« art » féminin → masculin
ponctuation modifiée
On aura compris qu’il s’agit d’un homme exercé ou entraîné (apris) à lancer (jetter) à la main (de la main)
un grain de mil avec tant d’adresse ou d’habileté (industrie) que, sans erreur (sans faillir), il le faisait
toujours passer par le chas (le trou) d’une aiguille. La personnalité conviée à admirer ce tour de force se
voit ensuite sollicitée de faire un cadeau en récompense (pour loyer) d’une compétence aussi exception-
nelle (d’une si rare suffisance) et réagit sur le mode de la plaisanterie en faisant donner à l’exécutant
(ouvrier) quelques boisseaux de mil afin qu’une aussi belle technique (un si bel art) ne manque pas de
quoi s’entraîner (ne demeurast sans exercice).
Il se trouve que Lucien de Samosate — dont on sous-estime l’influence, me semble-t-il —, dans son His-
toire véritable (Ἀληθοῦς ἱστορίας ou Ἀληθινῶν διηγημάτων ou encore Ἀληθῆ διηγήματα, I, 13), dres-
sant un catalogue pseudo-homérique des alliés d’Endymion (à la tête de Sélénites) dans sa guerre
contre Phaéthon (à la tête des Héliotes), indique :
Ἐπὶ δὲ τούτοις οἱ Κεγχροϐόλοι τετάχατο καὶ οἱ Σκοροδομάχοι.
« Auprès d’eux étaient rangés en ordre de bataille les Cenchroboles et les Scorodomaques »
les uns étant des guerriers « qui lancent des grains de millet » (cf. la cenchrite, définie dans un diction-
naire de 1791 « pierre composée d’un assemblage de petits grains pétrifiés qui ressemblent à des grains de
millet »), les autres « dont l’ail est l’arme de combat ».
Le personnage qui, chez Quintilien puis chez Montaigne, gagne sa vie en donnant en spectacle son tour
d’adresse, est donc un κεγχροϐόλος/cenchrobole comme on en voit peu.
On peut se demander s’il n’y a pas une source commune, une allusion à un dicton, une fable, une
légende, une plaisanterie dont le sel nous échappe.
Græcorum iste morbus fuit quærere, quem numerum Vlixes remigum habuisset, prior scripta
esset Ilias an Odyssea, præterea an eiusdem esset auctoris, alia deinceps huius notæ, quæ siue
contineas, nihil tacitam conscientiam iuuant, suie proferas, non doctior uidearis, sed molestior.
Dans ce passage (De Breuitate vitæ, XIII, 2), Sénèque prenait déjà pour cible de ses sarcasmes ceux des
Grecs dont la maladie (morbus) consistait à s’interroger sur le nombre de rameurs d’Ulysse au cours des
dix années de son périple (au sens propre du terme, pour une fois). Le comble aurait été qu’ils se
demandent si ce nombre constituait un record.