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A peine l’attaque des tours du World Trade Center avait-elle eu lieu que les responsables
étaient désignés: Ben Laden et les combattants d’Al-Qaida. Une campagne médiatique de
grande ampleur vise à susciter un esprit de vengeance dans le peuple américain et chez les
alliés des Etats-Unis, tous frappés de stupeur. On parle de «terrorisme islamiste». Bush lance
un appel à la «croisade» – on sait que les croisades médiévales conduisirent les chrétiens en
Tandis que les seigneurs de la guerre de l’Alliance du Nord – pour la plupart de sinistres
personnages – crient victoire et que les Américains soutenus par l’ONU prétendent travailler
à la construction d’une nation pour les Afghans, les combats contre la guérilla talibane sont
loin d’être terminés. Des milliers d’hommes sont morts sous les bombardements, des
centaines de milliers ont fui le pays, nombreux sont ceux qui mourront encore dans des
combats ou victimes des mines et infiniment plus nombreux ceux qui ne savent pas s’ils
survivront, eux et leurs enfants, à l’hiver rigoureux et à la famine dans leur pays ravagé ou
dans les montagnes voisines.
Le célèbre géostratège américain Zbigniew Brzezinski indique dans son livre «Le grand
échiquier – l’Amérique et le reste du monde» que la maîtrise du Caucase est un enjeu capital
pour les Etats-Unis. Et il n’est pas le seul de cet avis: «Je ne peux pas me souvenir d’une
époque où une région ait pris aussi rapidement une importance stratégique telle que celle de
la mer Caspienne». Lorsque l’actuel vice-président des Etats-Unis Dick Cheney a prononcé
ces paroles, il était encore le chef de Halliburton, la grande entreprise américaine qui avait
établi le projet d’oléoduc traversant l’Afghanistan.
Dans une interview accordée au Nouvel Observateur, Brzezinski a reconnu avec fierté
avoir joué un rôle décisif dans les opérations secrètes en Afghanistan sous le gouvernement
Jimmy Carter. Ce dernier savait que les opérations de la CIA constituaient pour les Russes
une provocation à s’engager en Afghanistan. À la question de savoir s’il regrettait cela
aujourd’hui, Brzezinski a répondu que non, que l’opération secrète était une excellente idée
qui eut pour conséquence d’attirer les Russes dans le piège afghan. Le jour même où les
Russes avaient franchi officiellement la frontière, il avait écrit au président Carter que les
Etats-Unis avaient maintenant l’occasion d’offrir aux Russes leur guerre du Vietnam. Et
effectivement, pendant près de 10 ans, Moscou a dû mener une guerre que le gouvernement
ne pouvait pas soutenir, un conflit qui conduisit à la démoralisation et finit par provoquer
l’effondrement de la puissance soviétique. Les «Etats voyous» auxquels le monde occidental
devrait faire la guerre aujourd’hui ont été créés par les Américains eux-mêmes.
Bien que les voix qui s’élèvent pour s’opposer à la justification officielle de la guerre
soient de plus en plus nombreuses, la machine de propagande en faveur de la guerre continue
de tourner. Depuis des semaines, l’Irak se trouve dans le collimateur des Etats-Unis en tant
que pays soutenant le terrorisme et responsables des attaques à l’anthrax. De plus en plus
souvent, les musulmans sont présentés comme des extrémistes et des terroristes potentiels.
Au vu des crimes colonialistes et impérialistes qui perdurent, ces déclarations sont une
énormité. En dénigrant ainsi l’islam, B.-H. Lévy tente d’inciter tous les «braves gens» de
l’occident à faire la guerre. «Sous sa forme fondamentaliste, l’islam est d’une certaine
manière un troisième fascisme, le fascisme vert, après les fascismes brun et rouge. […] Il
remet en cause la propagation de la philosophie des Lumières. Le combat durera longtemps
et son issue est terriblement incertaine.»
Peter Scholl-Latour a évoqué très justement la campagne en 1999 déjà: «Nous sommes
confrontés à la tendance typiquement américaine au manichéisme, à une propagande
débridée qui tente de présenter les propagateurs d’une foi islamique stricte comme des
terroristes potentiels.» (Welt am Sonntag du 19/12/1999). Ce sont avant tout les médias
américains qui martèlent cette propagande 24 heures sur 24 dans les esprits des citoyens.
Le scénario-catastrophe de Huntington
Huntington prétend que la plupart des guerres sont menées parce que les civilisations sont
en lutte permanente les unes avec les autres, cette lutte restant par moments latente, comme
une «guerre froide». Il estime que sans vrais ennemis, il n’y a pas de vrais amis: si nous ne
Huntington passe sous silence le fait que l’histoire des guerres montre qu’en règle
générale, ce ne sont pas des incompatibilités d’ordre culturel ou religieux entre les peuples
qui sont à l’origine des conflits mais des intérêts hégémoniques. Contrairement à une idée
très répandue, le monde islamique n’est pas plus terroriste ou belliqueux que le reste du
monde.
Huntington présente une conception du monde selon laquelle le «reste du monde» serait
contre l’Occident: «Au niveau régional, les lignes de partage les plus violentes opposent
l’islam et ses voisins orthodoxes, hindous, africains et chrétiens d’Occident. Au niveau
planétaire, c’est la division prépondérante entre l’Occident et le reste du monde qui
Manifestement, il essaie de nous suggérer, à nous autres occidentaux, que nous devons
nous dresser contre la suprématie de cultures étrangères. Harald Müller a bien décrit la
propagande de Huntington. Elle se caractérise, selon lui, par un constant «we against them»,
par le fait qu’elle éveille la peur du lecteur avec des expressions – que l’histoire de la
propagande nous a appris à connaître – comme «péril jaune», «explosion démographique»,
«menace islamiste», «primauté de l’Occident en danger», «ressentiments qui s’expriment à
travers le fondamentalisme». Müller met en garde contre l’erreur consistant à fonder sa
pensée et son action sur la théorie de Huntington: «Le monde possède tout un répertoire de
théories fondées sur l’opposition ‹nous/eux› – chez Huntington ‹l’Occident contre le reste du
monde›: le fondamentalisme, le darwinisme social, le marxisme-léninisme, le réalisme etc.
Elles sacrifient toutes la vérité à l’économie et sont simplistes, voire fausses. Elles
commencent par des préceptes compréhensibles par tous et finissent dans la course aux
armements, la guerre et les massacres.»
Huntington passe totalement sous silence le fait que les guerres soient déclenchées par un
petit nombre d’individus qui, pour réaliser leurs objectifs géostratégiques ou hégémoniques,
dressent les peuples les uns contre les autres. Comme de nombreux démagogues avant lui, il
instrumentalise des différences d’ordre religieux ou philosophique entre les peuples pour
servir ses objectifs.
Si l’on étudie le contexte dans lequel baigne Huntington, on y rencontre un de ses plus
importants amis politiques, le grand stratège américain Zbigniew Brzezinski, auteur du
«Grand échiquier». Il est connu pour être l’instigateur de la stratégie de suprématie qui
détermine la politique étrangère américaine. C’est en Eurasie que la lutte pour la suprématie
mondiale doit avoir lieu. Pour cela, il faut avoir accès à des pays d’importance géostratégique
comme l’Ukraine, la Turquie, l’Iran et les pays du Caucase. Aussi bien l’élargissement à
l’Est de l’UE que celui de l’OTAN sont au service de cette stratégie. A lire Huntington, on a
souvent l’impression de lire Brzezinski. Huntington écrit, par exemple, que le maintien de la
suprématie des USA est aussi important pour le monde entier que pour les Etats-Unis. Le
monde a toujours besoin d’une puissance hégémonique et les USA sont les seuls qui puissent
jouer ce rôle, lequel est nécessaire aux intérêts de l’Amérique. Sa suprématie est essentielle
au plan économique: «Actuellement, elle est disputée par le Japon et le sera probablement à
l’avenir par l’Europe.»
Huntington et Brzezinski ont le même projet politique: la domination du monde par une
seule puissance, celle à laquelle ils appartiennent. Ce n’est pas un hasard si Brzezinski porte
D’ailleurs nos deux compères ne poursuivent pas seulement le même objectif, ils le font
ensemble.
Ils se sont connus en 1959. Entre 1960 et 1962, ils ont écrit ensemble le livre «Political
Power: USA/USSR». En 1961 et 1962, ils ont conduit ensemble, à l’Université Columbia,
des séminaires sur les politiques comparées des USA et de l’URSS qu’ils ont ensuite répétés
dans différents pays. Ils ont été ensemble experts à l’American National Council of Security
de Jimmy Carter. Ils ont participé ensemble à plusieurs sociétés et commissions
politiquement influentes dans lesquelles ils ont parfois occupé des positions importantes.
Tous les deux sont par exemple membres du Council on Foreign Relations (CFR) et de la
Commission trilatérale. Ce ne sont pas là d’innocentes associations altruistes mais des
cercles privés qui déterminent la politique mondiale selon leur bon plaisir, sans aucune
légitimité démocratique.
Carroll Quigley, membre du CFR, observe, dans son livre Tragedy and Hope, que le CFR
est une organisation pour laquelle il faudrait «abolir les frontières nationales et créer un ordre
du monde unique». Or, aussi bien Huntington que Brzezinski poursuivent cet objectif.
La Commission trilatérale a été fondée en 1972 par huit membres du CFR, dont David
Rockefeller et Zbigniew Brzezinski, dans le but de souder les personnages puissants des
USA, de l’Europe occidentale et du Japon. Selon ses dires, Brzezinski a fait en sorte que
cette Commission comprenne des membres de l’OMC (Organisation mondiale du
commerce), de l’ALENA (Accord de libre-échange américain) et de l’AMI (Accord
multilatéral sur l’investissement).
Barry Goldwater, ancien membre de la Trilatérale a écrit: «Ce que la Trilatérale recherche
véritablement est la création d’une puissance économique mondiale qui soit au-dessus des
gouvernements des Etats-nations. Créatrice et gestionnaire du système, elle dominera le
monde.[…] À mon avis, la Commission trilatérale est une habile tentative concertée de
contrôler et de réunir les quatre centres du pouvoir: la politique, la finance, la culture et la
religion. […] Elle doit être un instrument permettant de renforcer la puissance commerciale
et financière au plan mondial en contrôlant le gouvernement des Etats-Unis.» Tout comme
Brzezinski dans son livre Between Two Ages, la Trilatérale demande que les pays
communistes les plus avancés deviennent des partenaires de l’alliance qui conduira au
gouvernement mondial.
Dans son rapport de 1975 rédigé entre autres par Huntington et intitulé Crise de la
démocratie, la Commission Trilatérale explicite ses objectifs de manière très précise. Elle se
dit alarmée de la «remise en question de l’autorité des institutions politiques, sociales et
économiques bien installées, de la participation publique croissante à ces institutions et de
leur contrôle, de même que des réactions contre la concentration des pouvoirs parlementaires
et gouvernementaux aux plan national et communal». Cela veut dire, selon Noam Chomsy,
que la Trilatérale déplore un «excès de démocratie» et veut revenir au bon vieux temps où
«Truman pouvait gouverner le pays en collaboration avec un groupe relativement restreint
d’avocats et de banquiers de Wall Street» dont Huntington se montre nostalgique. Le rapport
déplore l’augmentation de la participation des citoyens aux affaires publiques parce que le
gouvernement, «faute d’une crise de nature sismique (sic) […] a peu de possibilités
d’imposer au peuple les sacrifices qui seraient peut-être nécessaires pour maîtriser les
problèmes posés par la politique étrangère et de défense».
Que fait-on lorsqu’une telle crise, dont on a besoin pour museler les citoyens, ne se produit
pas? On peut éventuellement la provoquer. En tout cas, l’attaque des tours du World Trade
Center du 11 septembre semble être venue à point nommé: elle a permis d’introduire par la
suite dans plusieurs pays, au nom de la lutte contre le terrorisme, des lois tout à fait dignes
d’Etats totalitaires.
Huntington et les autres rédacteurs du rapport prétendent que «la démocratie n’est qu’une
manière parmi d’autres de constituer le pouvoir et qu’elle n’est pas forcément applicable
dans le monde entier. Dans de nombreuses situations, les connaissances spécialisées, l’âge, et
l’expérience devraient primer sur les principes démocratiques. […] Le nombre des situations
où les procédures démocratiques s’avèrent les plus appropriées est – en fait – limité.»
Pour réaliser leurs projets, les membres de la Trilatérale doivent, selon Garry Allen, trouver
un moyen «de nous amener à abandonner volontairement nos libertés au nom de telle ou telle
Source :
http://www.horizons-et-debats.ch/9_10/manteau/Islam%20dans%20le%20collimateur.htm
Bibliographie
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littératures, 2000
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