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Il était en retard, vraiment à la bourre. Heureusement qu'il avait pris sa douche hier soir, il
avait eu le nez creux. Il n'avait plus qu'à se brosser les dents, ce qu'il était en train de faire. Il allait
vite, avec application, la main droite bien au fond de la poche. Il pensait qu'il allait devoir
convoquer Michel pour le remettre dans les rails. Il avait quand même bien dépassé les bornes, ce
crétin. Le dossier Rexel était leur top priorité et ils ne pouvaient se permettre de le laisser passer,
surtout pas avec une bévue de ce calibre-là. Il n'avait pas abandonné son boulot de trader pour se
faire emmerder par des cons. Exercer en conseil d'affaires et gestion du patrimoine ne payait pas
autant mais c'était plus intéressant, plus diversifié. Plus humain, et c'était aussi son côté le plus
gonflant, surtout avec des Michels dans le coin. Merde, il fallait aussi passer à la banque. Il se
donna un grand coup de brosse à dents dans les gencives. Il cracha dans le lavabo. Ça faisait un mal
de chien. Il se rinça la bouche, vérifia qu'il ne saignait pas. Les ratés étaient encore fréquents, mais
il y travaillait d'arrache-pied. « Go, go go, » lui susurra sa petite voix d'ex-trader.
Amoureux ou pas, heureux de vivre ou pas, il se souvenait avoir toujours eu cette haine
solide du travail presque crampée au fond de l'estomac, a lui vriller les intestins. S'il avait pu, il
aurait été rentier. Ne rien glander de la journée, bouquiner, draguer, voyager. Il se voyait d'ailleurs
très bien dans un transat avec un bon polar, sur le bord d'une piscine, une belle blonde à ses côtés en
train de passer du monoï sur son corps de déesse, le bruit de l'océan pacifique, à quelques dizaines
de mètres de là, berçant leurs oreilles. Cette vision resta agrippée dans son cerveau un certain
temps, puis finit par se dissiper pour laisser place au magnifique rond-point de Paris dans la brume,
embouteillée comme d'habitude le lundi matin. Il conduisait en calant le volant avec son genou et en
passant les vitesses de la main gauche, la main droite agrippée à sa cuisse. Pas pratique mais mieux
que rien; il conduisait mieux que la plupart de ces.... Mais bon Dieu, d'où venaient et où allaient
tous ces gens? La population chartraine semblait centupler sur les axes routiers, alors qu'un rapide
coup d'œil un samedi après-midi dans l'une des rues principales suffisait à se faire une opinion
morose de cette ville morose. Pas de quoi fouetter un chat, encore fallait-il le trouver avant que
celui-ci ne crève d'ennui.
L'ennui. Plaie indécrottablement humaine. On pouvait passer quinze heures au boulot en
avalant un sandwich au-dessus d'un clavier d'ordinateur et ne pas en souffrir. À l'instant même où
l'on se disait qu'on aimerait une petite bière entre collègues pour se détendre et parler d'autre chose,
on se disait primo: les collègues étaient tous du coin, donc une ouverture d'esprit grande comme une
porte de grange et une capacité à prolonger les silences dans les conversations aussi étendue que les
champs autour de la capitale beauceronne. Secundo: trouver un endroit où les gens ne vous
dévisageaient pas de la tête aux pieds et où on ne servaient pas de la pisse d'âne relevait du parcours
du combattant mais il ne désespérait pas de trouver. Et tertio: c'était justement le bon point de son
raisonnement, la bouée de sauvetage de cette ville: il n'y avait pas de tertio. Il reconnaissait que son
constat était sévère, mais il n'était pas sans appel. Il avait suivi sa petite amie, qui reprenait ses
études après un changement brutal de cap, et ils n'étaient installés que depuis six mois. Ils n'avaient
pris le temps de visiter que la cathédrale et le vieux Chartres, et de faire deux trois tours dans le
centre-ville. Ils avaient donc encore le temps de prendre leurs marques, lui et son amie. D'ailleurs,
son téléphone entrait en transe.
« Ouais.
_ C'est moi.
_ Ouais, je sais, j'ai vu. T'as bien dormi?
_ Comme une masse. Je t'ai pas entendu partir.
_ J'étais à la bourre, j'ai pas voulu te réveiller juste pour deux secondes de câlins. Tu as cours
today?
_ On a des TD toute la matinée et des CM cet aprèm. Vivement que je le passe ce foutu
***
Une de plus. Une journée de plus et pas une bière en vue. Pas même une mise en bière.
Michel avait réussi, Dieu sait comment, à faire parvenir l'avenant au contrat. Pas par fax en tout cas.
Il se demandait s'il ne donnerait pas une formation flash à son collègue sur les arcanes de cette
machin du diable.
Il n'y avait plus qu'à attendre un retour de Rexel. Le premier gros contrat. Il avait encore des
billes de côté et quelques cartouches au cas où, mais ce serait vraiment une bonne opportunité pour
booster la boîte. Ils avaient bossé around the clock pour joindre les deux bouts en un temps record,
ça devait compter pour quelque chose, ou quelqu'un. Il drivait son équipe comme un boss. On ne
pourrait pas lui faire ce reproche-là.
Il était presque neuf heures. Plus un chat sur la rocade. Il espérait qu'Hélène avait fait à
manger. Il n'avait envie que de cela: arriver, les pieds sous la table, se sustenter, prendre une douche,
regarder à la télé un programme qu'il savait sans cervelle mais c'est tout ce qu'il recherchait. Rire un
bon coup à une blague grasse, à une tarte à la crème bien lancée. Dormir. Et recommencer le
lendemain.
Toujours le volant coincé par le genou, il arrivait même à doubler les rares voitures qui
trainaillaient sur la file de droite. Ces bouseux, alors, toujours à conduire à deux à l'heure, comme
s'ils avaient un tracteur dans les mains. Une petite voix lui rappela qu'il avait appris à conduire sur
un tracteur, les mains calleuses de son grand-père guidant les siennes, le sillon du champ pour seul
guide, le bout du champ pour seul horizon. Sauf que lui s'était affranchi de la boue qui crottait ses
***
Aujourd'hui, pour changer un peu, il se brossait les dents de la main droite et s'habillait de la
gauche...et justement il l'était, gauche. Il avait eu l'idée depuis peu et c'était là un bon entrainement.
Peu concluant niveau temps, se dit-il néanmoins, parce qu'il devait souvent s'aider de la droite et,
donc, cela ralentissait le brossage. Enfiler pantalon et chemise, ça allait. Les boutons lui donnaient
du fil à retordre, et il regrettait sa maigreur et l'obligation de porter une ceinture qu'il mettrait quinze
plombes à accrocher s'il ne consentait pas à s'aider de sa main droite. Nom de – encore à la traîne ce
matin. Pourquoi ne pas faire comme tout le monde? Pour une simple et bonne raison que la raison
n'ignorait pas, mais qu'elle ne pouvait accepter.
Ce n'est pas encore aujourd'hui qu'il sacrifierait au rituel des câlins matinaux; en plus il se
souvint qu'Hélène avait un examen blanc en début d'après-midi, donc il lui faudrait toutes ses
forces. Il lui laissa un petit mot d'encouragement sur la table de la cuisine, à la va-vite, au dos d'un
post-it. Il y avait une ancienne liste de courses au recto. Ses yeux tombèrent machinalement sur les
mots en désordre – lui qui adorait les suites de mots, de choses, de nombres – et après les tomates et
le produit vaisselle se glissait, en toute fin, un « Test » griffonné lui aussi à la hâte, fébrile. Il s'arrêta
net, le papier rose entre les mains. Que voulait dire ce « Test »? Test, test. Pas un test de grossesse
quand même? Elle le lui aurait dit. Ils se disaient tout. Enfin – elle lui disait tout. Elle ne pourrait
pas lui cacher ça, pas à lui qui lisait dans les gens comme certains lisent des livres ou des étoiles. Il
avait une furieuse envie d'aller la réveiller et de la confronter, brandissant le post-it coupable sous
son nez, sous ses yeux embués de sommeil. Au saut du lit personne ne peut mentir. Puis il se ravisa:
et si ce « Test » n'était en fait rien, s'il se trompait? Il se targuait de connaître la psychologie
féminine mieux que beaucoup d'entre elles – ayant le recul nécessaire pour être objectif – mais les
relations humaines l'étonnaient parfois du fait de leur caractère imprévisible. Il n'irait donc pas la
retrouver, assis sur le bord du lit, le regard accusateur ou pire, inquisiteur.
Il repensa au post-it une bonne partie de la matinée, puis les e-mails, fax, vidéo-conférences
successives eurent raison de son attention.
« Michel, des nouvelles de Rexel?
_ Pas encore. J'ai juste eu un message de Daniel me disant que les pontes se réunissaient ce
matin.
_ Michel, c'est justement ça que j'appelle des nouvelles. » Il considéra ne pas avoir dit cela
***
Aujourd'hui, il n'était ni en avance, ni en retard. Il ne fit ni ses ablutions, ni un geste envers
celle qui ne partageait pas que sa couche. Il ne vit pas les parures vermillons de l'horizon, ni ce
disque rougeoyant qui se dévoilait minute après minute; pourtant, il ne se pressa pas. Il ne prêta
aucune attention au vol d'oies sauvages qui coupa un ciel sans nuages. Il ne conduisit ni
prudemment, ni imprudemment. Il ne se gara pas à sa place habituelle. Il ne dit mot à ses deux
collègues qui ne s'y feraient jamais. Il ne parla point et pourtant il ne fit pas que son travail ce
matin-là. Les yeux absents, dans le vague d'un rapport parfois, il ne se déconcentra pas, ni n'arriva à
se connecter à ce qu'il faisait.
Aujourd'hui, il ne remarqua pas la demoiselle qui papillonna des paupières en lui tendant son
ticket de caisse, n'espérant pas qu'un regard, qu'un sourire, qu'un au-revoir appuyé, reconnaissant. Il
ne se dépêcha en rien. Il ne dégusta pas son sandwich bio, ni même sa salade de fruits d'été bio. Il
***
Enfin seul...Hélène couchée, la télé et lui en tête à tête, la télécommande dans la main
gauche. Ce soir, comme parfois il fait, il plaque son bras droit contre son dos, sous le t-shirt. Puis,
adossé au canapé, il ne fait rien d'autre qu'exister. Les soirs comme ceux-là, il se sent vivre. Il sent
d'abord les fourmis courir le long de son biceps, puis de son triceps peu de temps après. Il faudra
bien une heure avant que ces fourmillements ne parviennent dans chacune de ses phalanges et ne
finissent d'anesthésier complètement son bras. Et là...
***
« Mais pour qui tu te prends? »
Gifle en pleine tête. La question résonnait encore entre ses deux oreilles rouges de colère,
mais il se reprit vite.
Deux fois qu'il l'entendait, cette putain de phrase. Bon, d'accord, la première fois c'était lui
qui l'avait prononcée, clairement, distinctement, pour qu'il n'y ait aucune méprise.
« Mais pour qui tu te prends? Tu sais que j'ai juste à appuyer sur un bouton et ton siège
éjectable saute. Tu es dans une team, et si t'as pas le team spirit alors tu prends la porte.
_ Écoute, j'ai pas l'habitude qu'on me parle sur ce ton, surtout un gamin qui a vingt ans de
moins que moi. Alors tu vas commencer par te calmer, et me parler autrement. Je suis pas Michel.
Si tu veux que tes « ordres » – et il mima les guillemets en l'air – soient obéis, tu as tout intérêt à les
formuler plus clairement que ça.
_ Tu as peut-être vingt ans de boîte de plus que moi, le monde a changé mon ami. Il faut te
mettre à la page et être dans l'air du temps.
_ Je t'ai dit d'arrêter de faire le dur. Tu es le patron, mais ça va pas m'empêcher de dire ce
que j'ai sur le cœur. Tu diriges ton équipe comme un chef, mais tu t'en fous de savoir si on a des
sentiments ou pas, des états d'âme ou pas, si on a des problèmes ou pas. Tu sais pertinemment que
Michel ou moi on a pas fait les mêmes études et –
_ Je t'arrête tout de suite – il lève la main, paume vers l'extérieur – si tu veux me faire la
morale. Nous sommes dans un monde de requins: si tu ne bouffes pas, tu te fais bouffer. La vie se
résume à ça. Life and Death.
_ Eh! Oh! T'es plus à la bourse là, mon coco! C'est la vraie vie qui se joue! On est humains!
_ Et c'est pour ça qu'on va devoir se passer de ton humanité.
_ Ah ouais, comme ça. Tu me vires comme ça.
_ Si c'est de l'argent que tu veux, tu auras des indemnités. J'ai toujours drivé comme ça et les
résultats sont toujours venus.
_ C'était pas de l'argent que je cherchais, mais un boulot sympa avec des gens sympa, dans
« Mais tu te prends pour qui? » Cette fois-ci ce fut Hélène, debout face à lui affalé sur le
canapé.
« Ton père est pas vitrier.
_ Bouge ton cul de ce canapé à la con. Mais pour qui tu te prends?
_ Tu te répètes. Je me prends pour le chef de famille. Pour celui qui paye le loyer et les
factures. Ça me donne un paquet de droit.
_ Chef de famille? Non mais tu planes à dix mille, mon pauvre. Y'a pas de famille ici.
_ Mouais, pour l'instant. Ça fait combien de mois maintenant?
_ Combien de mois de quoi?
_ Que t'es enceinte? »
Elle écarquilla les yeux. Il l'avait surprise et elle ne put s'empêcher de l'être. Elle n'aimait pas
ces moments de faiblesse avoués. Elle se força donc à sourire, ne serait-ce que pour reprendre le
dessus, en apparence.
« Je ne sais même si j'ai envie d'avoir cette conversation. Je suis loin d'être enceinte. Je sais
pas si t'es au courant mais ce que tu demandes au lit, c'est loin d'être la norme. Donc je risque pas de
l'être. De toute façon ça résout rien à notre affaire. Et puis non merci!
_ Ohlà! Monte pas sur tes grands chevaux, cowboy. Tu prends un autre ton avec moi. Je suis
pas ton père.
_ Ne commence pas. Pas là-dessus. » Encore un coup bas. Il avait bel et bien déterré la
hache de guerre. Quelle mouche le piquait? Elle connaissait ses sautes d'humeur, mais depuis
quelques jours il battait des records.
« Attends, c'est toi qui viens me chercher et faudrait que je ferme ma gueule? T'as pas tiré le
bon numéro. T'as un sérieux problème à régler. Tu penses que les autres sont à ta botte et que tu
peux en disposer comme tu veux? No way!
_ Très belle auto-analyse. Je suis pas ton chien. Quand tu reviens du boulot, t'es soit
exécrable soit tu m'adresses pas la parole. Je sais pas lequel je préfère. Soit je suis une merde, soit je
suis rien.
_ Ben donne le change et réfléchis un peu, t'auras la solution toute trouvée. » Au moment
même où les mots sortirent de sa bouche, il sut qu'il était allé trop loin, que, connaissant Hélène,
elle ne reviendrait pas, pas après ça. Il fit un geste de la main vers elle, étonné d'être debout, de
sentir son cœur cogner contre ses côtes, contre ses temps, étonné d'être aussi près d'elle et qu'elle fut
déjà aussi loin. Elle n'avait pas parue surprise, cette fois. Comme un déclic, un flash au fond des
pupilles. C'est tout ce qu'il avait vu. Tous ces longs mois à construire quotidiennement, avec
acharnement et détermination, un couple qu'il venait de cingler avec le pire des fouets. Anéanti en
quelques secondes. Ou peut-être avait-il perdu pied bien plus tôt. Comment en étaient-ils arrivés là?
Pour la première fois il ne sentait pas Hélène entièrement fautive. Il devrait peut-être mettre sa
dernière question au singulier.
Il l'entendit sortir la valise de dessous le lit, dans la chambre. Il ne la retiendrait pas. Ils
avaient besoin de cette coupure. De toute façon, elle n'était pas en état d'entendre quoi que ce soit.
Elle n'en ferait qu'à sa tête, elle voudrait avoir raison et ne s'arrêterait pas à son point de vue à lui.
C'est cela: elle était inarrêtable.
Il s'assit dans le canapé, regardant la télévision sans la voir. Les oreilles aux aguets. Elle
sortit de la pièce sans même jeter un regard sur lui, sans dire un mot. De toute façon, elle était
inarrêtable.
***
« J'ai rendez-vous avec le type...zut...je sais plus son nom. Le gars du BTP.
Il ne lui fallut qu'une grosse demi-heure pour arriver à destination. Plus que trois-quarts
d'heure à tuer le temps. Ou pas. Depuis qu'Hélène était partie – surtout depuis qu'elle n'était pas
revenue – une sorte de démon s'était emparé de lui. Son plus grand secret tapait contre le couvercle
de la boîte où il l'avait enfermé. Violemment parfois. Il faisait mine de ne pas l'entendre en journée,
pour mieux s'y adonner la nuit venue, seul dans cet appartement où plus aucune trace de celle qui
avait partagé sa vie durant ces années n'apparaissaient. Ça aurait fait trois ans, s'il n'avait pas joué
au con. Bientôt un an à Chartres. Bref. Toujours est-il qu'il ne ressentait aucunement la solitude,
mais au contraire mettait à profit cette période de célibat pour être lui-même. Les relations avec
Michel s'était largement détendues – il l'appréciait même. Ils avaient longuement échangé, lui avait
expliqué sa vision du monde, des affaires et avait évoqué la direction qu'il voulait imprimer à son
entreprise. Michel, désormais son unique employé, avait quant à lui exprimé ses craintes, son
incapacité à suivre le rythme, avait évoqué l'humeur changeante du boss.
Il avait donc mis en place beaucoup de choses, outre son changement radical d'humeur,
notamment un « partenariat », plus qu'une fusion, avec un collègue. Ils se partageaient la gestion
des plus gros dossiers. Cela arrangeait tout le monde et Michel, du coup, en était devenu efficace. Il
avait également appris beaucoup de choses sur lui: il avait divorcé quelques mois avant d'entrer
dans la boîte suite à sa dépression et sa perte d'emploi. Ils se voyaient toujours, lui et son ex-femme,
côtoyaient encore la famille et la belle-famille, ensemble, pour leur bien à tous les deux. Ils
parlaient de se remettre ensemble mais ils avaient chacun un grand besoin de liberté, de vivre un
temps chacun de son côté.
Pendant ce temps-là, inconsciemment, il était en train de laisser le couvercle de la boîte
s'ouvrir. Le problème, avec les boîtes comme celle-ci, est qu'elles ont une fâcheuse tendance à
s'ouvrir d'elles-mêmes.
Il prit une autre chemise dans sa valise, une plus ample, lui qui aimait les porter près du
corps. Il changeait de chemise régulièrement avant chaque rendez-vous à l'extérieur, pour éviter les
auréoles sous les aisselles et autres taches probables de nourriture ou d'encre. Il voulait toujours
avoir l'air impeccable, au moins on ne lui reprocherait pas ça. Tout en enlevant son ancienne
chemise encore propre, il lui vint l'idée de coincer son bras droit dans le dos. Pour être certain qu'il
reste près de son corps ou qu'il ne se serve pas de son bras par mégarde, il l'enturbanna avec de
l'élastoplaste.
Techniquement, c'était se faire passer pour un infirme alors qu'il était tout ce qu'il y a de plus
valide. Peut-être pour gagner le contrat. Ou pas. Voir la pugnacité de l'infirme qui confronte le
monde sans sourciller, à bout de bras – qui n'a ni singulier ni pluriel définis. Ou plutôt un pluriel qui
va de soi: on a tous deux bras, non? Ça, ça calmait les ardeurs des plus furieux. Les gens vous
écoutaient. Et puis ils étaient trois sur cette affaire.
Techniquement, c'était tricher. Mais éthiquement, il ne trichait pas, sans aucun doute par
***
Cela faisait bientôt dix ans qu'il se préparait avec patience, quotidiennement, au moment où
il perdrait son bras droit. Ou l'usage de son bras droit, il ne savait pas trop encore. C'était juste un
pressentiment, mais parfois il était si puissant qu'il en avait les larmes aux yeux. Il se préparait avec
la détermination d'un athlète qui sait que tout se joue dans quatre ans, aux jeux olympiques. Il se
mettait à imaginer les regards des gens une fois sur le podium, la compassion, sa souffrance reflétée
dans celle des autres en regardant son moignon qu'il exhiberait avec une fierté toute dissimulée.
Mais il n'y avait pas que cela.
Bien entendu il n'était pas devin et il pourrait passer sa vie avec son bras droit comme la
plupart des gens, cependant il savait depuis tout petit qu'il aurait à souffrir d'un grand traumatisme,
comme celui de perdre un membre de sa famille ou une partie de son corps. La perte de son bras
droit s'était imposée d'elle-même, au fil du temps: c'était celui dont il se servait le plus, celui dont on
s'attendait à serrer la main. Depuis ce fatidique jour d'avril, il se forçait non pas à devenir
ambidextre, mais bel et bien à tout faire de la main gauche, sans aucune aide ou presque de sa main
droite. Il lui arrivait parfois d'espérer conserver un moignon suffisamment grand pour pouvoir au
moins faire levier, au tard de la nuit, le bras strappé dans le dos, dégoulinant de transpiration.
La trentaine passée, voilà plus de dix ans qu'il attendait ça avec l'impatience d'un chirurgien
plasticien quelques heures avant une double mammectomie et reconstruction mammaire dans la
foulée. En son for intérieur il savait devoir subir cela, pour une sombre raison, pour un prétexte
aussi insignifiant peut-être qu'une paire de claque en rentrant de l'école. Parce qu'il avait été comme
ça, petit. Tout devait prendre une ampleur démesurée, il fallait faire une montagne de la plus petite
chose. Il lui fallait de la démesure parce qu'il était banal. Il n'avait rien pour être heureux. Il n'était
ni beau ni repoussant. Pas grand chose pour lui, à part peut-être sa volonté d'aller de l'avant. Il était
d'une banalité affligeante, le type qu'on croise dans la rue et qu'on ne voit pas. Le type dont on
remarque plus le chien lorsqu'il le sort que lui-même.
Être un amputé lui apporterait tout, tout ce qu'il désirait: le regard des autres, le pathos, la
compassion, l'empathie. Surtout, il serait ce qu'il était véritablement: un homme complet dans son
incomplétude. Un homme entier par son handicap visible. Il n'était pas trop couard pour mettre un
terme à cette complétude inachevée: les choses se feraient d'elles-mêmes, un jour surprenant. Il
savait que son destin résidait dans ce bras de trop dont il se servait par défaut, ce bras qui lui ferait
voir la vérité, comme un Tirésias ou un Œdipe qui, ayant perdu l'usage de ses yeux, voyait enfin
l'homme dans ce qu'il était de plus pur, en bien ou en mal. Il verrait l'Homme et il se verrait lui-
même, fier de son reflet dans le miroir. Comme ces aveugles qui enfin se connaissaient eux-mêmes.
Il savait qu'il y avait un nom pour ça, au fait de ne plus vouloir une partie de son corps, mais
à la rigueur il s'en fichait: il était différent de toute cette engeance-là. Il n'était pas du même bois
que ces tarés. Il était unique, sans précédent ni successeur.
***
Encore une fois, aujourd'hui, il s'était strappé le bras. Et une fois n'était pas coutume, on
avait bien failli démasquer la supercherie. Il se sentait honteux. Il ne savait encore si cette honte
venait du fait qu'il trompait la crédulité de ses contacts ou du fait qu'il voulait à tout prix devenir
infirme. Bref. De toute façon, il fallait qu'il se montre plus distant avec les gens, qu'ils arrêtent de
lui mettre la main dans le dos alors qu'ils le laissaient passer en premier le seuil du bureau. Il
gagnait des contrats, nom de Dieu. Il devrait faire attention que ces personnes-là ne se parlent pas,
ne viennent pas à se demander si l'une ou l'autre ne se souvenait pas l'avoir déjà vu valide, celui-là.
Encore heureux qu'il ne faisait pas ça à chaque fois.
Il avait vaguement des nouvelles d'Hélène, par une connaissance commune; elle allait bien.
Ils s'entendaient bien. Il l'appelait Tovarich; Michel l'appelait le bleu. Ils avaient décidé, dès
l'arrivée des beaux jours, de se faire une virée tous les deux. Ils prendraient des RTT et partiraient
en Corrèze, du côté de Tulle. Michel avait une maison de famille là-bas, dans l'arrière-pays
limousin. Ils n'auraient en plus qu'à prendre l'Occitane et ils seraient rendus en deux temps, trois
mouvements. Il fallait qu'ils se dépêchent, cependant, Michel et son ex-femme se rapprochaient
souvent ces temps-ci.
Tous les jours la boîte s'ouvrait un peu plus. Il ne se laissait pas faire, parce qu'il y avait
beaucoup plus en jeu que le regard des gens et son bien-être. Il y avait bien d'autres choses à perdre
que son bras. Il se mettait des challenges chaque année. Mais celui-ci n'en faisait pas partie. C'était
le challenge d'une vie, comme peu de gens osaient mettre au devant d'eux.
Le soir, il pensait au jour où il perdrait son bras. Parfois il était mélancolique, d'autres fois
cela l'énervait d'attendre. Et l'énervement laissait parfois place à la colère, à la frustration. Puis,
encore plus rarement, une rage démesurée lui faisait prendre un couteau tranchant, aiguisé pour
l'occasion avec le même élan rageur. Il s'attachait donc à détacher son bras du reste de son corps.
Une vilaine cicatrice boursouflée courait tout autour de son biceps. Mais la douleur, la douleur,
voilà ce qui lui avait fait perdre ses moyens. C'était loin d'être une simple question de volonté. Il
taillait dans les chairs à vif, sa peau plissant sous la lame. Ses muscles tressautaient, ses veines
pulsaient et régurgitaient leur sang, son sang noir strié de carmin qui venait tacher l'émail terne de la
baignoire. Sa vue se troublait ou alors des points translucides dansaient dans son champ de vision.
Sa peau flasque baillait de chaque côté de la tranchée écarlate, palpitante. La gaine blanchâtre du
muscle, le tendon, les faisceaux peut-être. Les mâchoires serrées, les lèvres ourlées en un rictus de
douleur, de haine, de hargne.
Les trois fois où il en était arrivé là, il s'était évanoui après quelques minutes. Réveil
tremblant de froid, nu dans la baignoire, recroquevillé, les genoux ramenés contre la poitrine,
ensanglanté de la tête au pied. Odeur âcre du cruor séché, coagulé. Cruor, ce mot aperçu au hasard
d'une lubie d'adolescent. Souvenirs pêle-mêle, puis plus rien. Dans un état second il pansait la plaie
béante, sanglotant, se gavait d'anti-douleurs pour reprendre le travail le lendemain ou surlendemain
et il ne pensait à rien. À rien. Annulé. Comme si on remettait les compteurs à zéro. Le regard vide
croisé face au miroir alors qu'il se nettoyait le visage au gant de toilette. Les gouttes de sang
sillonnaient le lavabo. Dessinaient de morbides constellations. Nausées. Vertiges. Mains agrippées
au rebord froid. Tiraillements et grésillements dans tout le bras. Deux larmes en berne aux
commissures des lèvres. Deux larmes, chaudes, salées jusqu'à l'amertume.
***
À Los Angeles, ils passent enfin à aujourd'hui. À Auckland, ils passeront à demain dans trois
heures. Tandis qu'ici, maintenant, c'est déjà un autre jour.
Même trajet, même bureau. Même Michel, même blague matinale. Même sonnerie de
téléphone. Même stylo, même post-it, même interlocuteur avec un nom qui aurait pu être le même.
Même sandwich, même midi. Même journée, en somme.
Et pourtant. Une certaine joie de vivre l'avait levé du lit, bien avant le réveil. Il avait pris un
copieux petit-déjeuner, était passé sous la douche, s'était brossé les dents, habillé ambidextrement. Il
Michel fut surpris de trouver les croissants sur son bureau. Peut-être que le printemps y était
pour quelque chose. Son ex-femme aussi était toute guillerette. Quelle nuit! Ça valait bien quelques
cernes. En revanche, ils avaient du pain sur la planche. Faire les comptes, faire un tour des clients
pour savoir si allait va bien, faxer les trucs à l'URSSAF. Le bleu viendrait flairer le fax, il en mettait
sa main à couper. C'était de bonne guerre. Il avait croisé Jean-Luc qui n'avait toujours pas retrouvé
de boulot. Peut-être qu'il en toucherait deux mots aujourd'hui; depuis peu il sentait son bras
s'allonger. On ne savait jamais...au printemps tout était possible. « Ne manquez pas votre unique
matinée de printemps, » disait un philosophe dont le nom lui échappait. Vieux reste de fac...ça ne le
rajeunissait pas, tout ça.
« J'y réfléchirais. » Voilà tout ce qu'il a pu dire. Il n'a ni feint ni masqué sa surprise. Après
tout ce qu'ils s'étaient dit l'un sur l'autre...mais les gens changent. Les besoins aussi. Il veut vraiment
donner un coup de fouet à cette entreprise qui certes prospère, mais qui pourrait s'enrichir tout
autrement. Il a envie de donner ça à Michel, de lui faire connaître le luxe, l'opulence, les joies de
dépenser sans compter, de dessiner la perspective d'un avenir sans travail, d'une retraite bien méritée
prise bien avant l'heure. Il est satisfait de son salaire, mais il ne soupçonne même pas les sommets
qu'ils pourraient atteindre. Et pourquoi pas Jean-Luc aussi. Il a quelque chose, ce garçon de vingt
ans son ainé. Une fibre supérieure à celle de Michel, un contact possible avec les clients de haut vol
s'il voulait bien se donner la peine d'apprendre de lui. Il a tant à offrir aux gens. Ce monde de
requins est sans appel et il le sait d'expérience: il faut être vif, apprendre des erreurs des autres sans
en faire soi-même de grave, ne jamais se retourner, se faire des amis parmi ses ennemis, toujours
avoir en tête un but précis. Froid et calculateur, voilà comment on le perçoit et cette image ne lui
déplaît pas.
Alors oui, il y réfléchit de plus en plus. Ce pourrait être le tremplin pour sa boîte. Ils
pourraient décoller, tous les trois.
***
« Je viens d'envoyer le fax de confirmation au groupe Vinci.
_ Merci Jean-Luc. Tu es prêt Michel?
_ J'arrive, j'arrive. Oulààà! Mais on débouche le mousseux! En quel honneur?
_ Champagne, monsieur! Nous fêtons les résultats de l'entreprise après seulement dix-huit
mois d'existence. Messieurs, je vous annonce solennellement que nous sommes classés!
_ [...]
_ [...]
_ Ah. Bon. Tant pis pour l'effet. A voir vos têtes, vous ne mesurez pas l'ampleur de ce que
nous avons réussi. Chaque année, un classement des start-ups est réalisé par un organisme très
pointilleux et ils publient un hit-parade dans un édition spéciale annuelle. Nous faisons partie des
cinquante premières boîtes les plus côtés de France avec le plus gros chiffre d'affaires annuel.
_ Et pourquoi? Enfin, je veux dire, comment en est-on arrivés là? Je sais pas pour toi
Michel, mais moi je ne pensais pas être aussi redoutablement efficace. » Michel hausse les épaules,
ses épais sourcils remontés au milieu de son front plissé par l'étonnement. Reste muet.
« Disons que lorsque j'ai commencé j'ai utilisé mon carnet d'adresses de trader. Ça nous a
ouvert les bonnes portes. Mais je ne veux pas minimiser vos efforts dans cette réussite: c'est
Mais les beaux jours eurent raison de la grivoiserie ambiante. Ils passèrent le reste de
l'après-midi à éplucher les résultats, à se triturer le cerveau pour mieux organiser leur travail
respectif, à boire du champagne, à manger les amuses-gueules commandés pour l'occasion, aux
frais du patron.
Dans une semaine, comme convenu, lui et Michel partiraient dans le Limousin. Jean-Luc,
lui, en profiterait pour faire le premier barbecue de la saison. Chacun des deux compères, rentrant
chez soi ce soir-là, se dit qu'il a passé la plus belle journée de travail de sa vie, et qu'il a hâte de voir
la tête de la famille, en annonçant la nouvelle entre la poire et le fromage. Le « patron », quant à lui,
fêta cela au restaurant japonais, seul mais satisfait, seul mais digne. Il prit son dîner avec du saké
chaud. Une fois rentré, il passa une bonne soirée devant la télévision. Il se rappellerait cette soirée-
là pendant un bon moment, car elle n'avait rien d'exceptionnelle. Il était monsieur-tout-le-monde. Il
était, pour une fois, comme tout les patrons du monde qui ont distribué les fruits du labeur, comme
tous ceux qui ont la sensation du devoir accompli et, surtout, comme cette poignée d'hommes et de
femmes qui ont le sentiment grisant d'avoir enfin fait quelque chose de bien.
***
Il fait chaud dans la voiture. Ils roulent à tombeaux et fenêtres ouverts. Chacun a un bras par
la fenêtre. Une bien belle image de vacances si quelqu'un les prenait en photo, de face. Le coupé Z4
file au ras du sol, un avant caréné en tête de requin et eux, deux zigotos le sourire jusqu'aux oreilles,
un bras pendu nonchalamment de chaque côté. Il lui a laissé conduire son bolide, lui qui n'a jamais
eu affaire qu'à de vieilles guimbardes. Michel jubile, pousse les rapports, sono à fond. Deux
célibataires en virée. L'après-midi se passe. Après deux heures et demi de voiture ils n'ont plus
grand chose à se raconter, à voir ou de quoi se moquer. Le soleil plombe le paysage. Même le ciel
pourtant d'un bleu immaculé semblait aplati. Pas un oiseau. Pas une vache dans les champs. Peu de
voiture. Ils avaient évité le flot en partant plus tôt. Vive les RTT! La radio braillait des chansons
vulgaires, sans âme, des flots de paroles dépourvues de sens sur des rythmes effrénés ou sirupeux au
Les genoux de sa mère. Voile fleuri, vaporeux. Pantalon de serge brune. Un peu chaud pour
l'époque. Il ne voit que des genoux. Il lève la tête. Voit une multitude de paires d'yeux qui le fixent.
Il sourit parce que les visages lui sourient. Que fait-il ici? Il n'a pas peur, il ne sait simplement pas
où il se trouve ni ce qu'il doit faire. On attend toujours quelque chose de lui, un rire, un sourire, qu'il
ouvre la bouche, qu'il donne sa main, qu'il dorme. Parfois il ne veut pas, parce qu'il n'a pas envie.
Alors on le force, on lui donne une petite tape sur les mollets. Il n'aime pas ça, alors il pleure. Crie.
La claque est plus sèche, alors il continue de plus belle. Parfois, une main douce vient apaiser le feu
sur la peau, parfois quelque chose de cinglant vient rosir un peu plus les chairs. Aujourd'hui il fait
chaud. Il fait beau. Il y a un petit vent qui caresse ses cheveux, joue avec les pans des robes. On
marche sur des gravillons blancs. Il aime leur couleur, leur chaleur après une journée sous le soleil.
Il en met quelques-uns dans sa poche. On ne lui a pas demandé de donner sa main, ni même de
suivre. Mais il suit. Et va mettre sa main dans celle de sa mère. C'est une belle journée, mais il ne
sait toujours pas ce qu'il faut faire, et ça commence à devenir lassant, ou énervant. Alors il s'arrête.
Il a mieux à faire ici avec les petits cailloux blancs. Ils ont tous une forme différente. Il aime le
contact de leurs angles cassés. Une main, rugueuse, forte, empoigne son bras; une autre lui fait
ouvrir sa main et fait tomber tous les gravillons à terre, comme si c'était sale. L'entraîne de force
vers le groupe qui est loin devant. Il est surpris. Ne veut pas, crie, hurle malgré les claques sur les
mollets, les cuisses, les fesses.
Cette main, inexorable, le tire en avant et son bras lui fait mal. Il voudrait être comme les
lézards dans le jardin qui se coupe la queue pour s'échapper. Les regards des gens, les sourcils
froncés, les moues réprobatrices, il s'en fiche. Il a mal au bras maintenant.
Il se réveilla en sursaut, affalé dans le siège. On était entre chiens et loups. Le soleil était
passé derrière la bande nacrée d'horizon. L'air était plus frais, l'habitacle s'était notablement
rafraîchi. Il préférait néanmoins cette fraîcheur à la chaleur grésillante de l'après-midi, celle qui
réchauffait encore la peau de son bras. Il en aurait presque des frissons. Il y avait quelques nuages.
Michel se frottait les yeux.
« Tu veux que je te reprenne?
_ Non, ça va aller; il nous reste quoi, quarante bornes? On a pas passé Uzerche. »
Il prit la carte pliée et repliée, jetée en vrac à ses pieds, la retourna. Il se félicita
intérieurement de n'utiliser que sa main gauche.
« Mmmh, mouais, quelque chose comme ça. » La carrosserie était encore chaude sous son
bras droit, il sentait les vibrations causées par les aspérités de la route, par le vrombissement du
moteur.
« Il m'éblouit ce con. Merde mais il est à contre-sens! » Il eut juste le temps d'abaisser la
carte que la lueur des phares emplit l'espace de la voiture. Michel avait un bras tendu contre le
volant, une main en visière devant ses yeux plissés. « Mais il nous fonce dessus – MERDE! » La
voiture fit une embardée sur la droite, vint percuter la rambarde de sécurité, fit une autre embardée
sur la gauche et vint percuter une deuxième voiture arrivant en sens inverse.
De ce qui s'ensuivit, il ne vit rien. Les pompiers le lui racontèrent, peu après, alors qu'il était
allongé sur son brancard, enfin lucide. La voiture qui s'était engagée en sens inverse sur l'autoroute
abritait quatre malfaiteurs qui venaient de braquer une banque. Ils les avaient évités de justesse,
mais pas la voiture de flics qui les poursuivait. La fatigue avait émoussé les réflexes du conducteur
– et c'est peut-être ce qui les avait sauvés tous les deux. Après avoir percuté la rambarde, leur
voiture s'était dirigée directement sur les policiers qui avaient braqué complètement à droite: les
deux véhicules avaient ainsi évité la collision frontale qui leur aurait forcément été fatale à tous. Au
lieu de cela, lui et son ami avait enfoncé l'arrière de la voiture de police. S'ensuivirent une série de
Il n'en avait bien entendu aucun souvenir. Autour de lui que de visages souriants – son ami
venait de sortir du coma, il pourrait le voir d'ici peu. Il se releva pour serrer la main à tous ces
hommes de courage – et tomba à la renverse. Un des pompiers lui mit une main sur la poitrine, lui
désigna d'un bref signe du menton son épaule droite. Il ne vit rien, ne compris pas sur le moment. Il
lui fallut quelques secondes avant de réaliser que c'est justement parce qu'il n'y avait rien à voir qu'il
fallait regarder. Il releva sa manche: son bras droit était enturbanné de gaze rougie, peut-être dix
centimètres sous l'épaule. Les bras lui en seraient tombés si seulement il avait toujours les deux.
A cet instant, comme si une synapse venait de faire le lien entre ses neurones, il se remémora
la douleur intense, aigüe, alors que la voiture tapait violemment contre la rambarde, alors que son
bras pendait encore nonchalamment par la fenêtre. La chaleur de la carrosserie, les vibrations de la
route: voilà les dernières sensations que son bras aura ressenties. Il n'avait pas prêté attention à la
douleur, son regard était déjà happé par la rambarde de l'autre côté, l'autre voiture en face, le danger
imminent de mort.
***
Premier jour. Sortie d'hôpital. Il a encore des points à faire enlever d'ici deux, trois semaines,
mais après ça, il sera débarrassé, et seul. Ne restera dans une semaine, quinze jours, qu'une visite de
contrôle par une assistante sociale parce qu'il a refusé l'aide à la maison qu'on lui a proposée. Parce
que tout le monde est au petit soin. Il n'a pris tous les numéros au différents organismes que pour
qu'ils le lâchent. Droit à la compensation, insertion professionnelle, « projet de vie », ADEPA,
MDPH, FNATH, PCH – tous ces H qui te rappellent la coupure – carte d'invalidité, de priorité, de
stationnement – tout ça il n'en a rien à foutre, il veut qu'on lui lâche la grappe. Ils le regardent avec
sympathie, même quand il les insulte.
Le voilà manchot. Enfin. Mais bizarrement il n'a pas ce sentiment d'hilarité qu'il aurait cru se
sentir. Même dans la quiétude de son appartement, loin de tous ceux qui le traitent comme un
demeuré ou un futur bon à rien, au choix. Pas d'excitation, un calme olympien. Voilà.
Le réfrigérateur, vidé de son contenu moisi, se met en route. Ronronne sans rien demander à
personne. Tout est resté à sa place. Le grille-pain en inox. La bouilloire. Il a un peu mal à la tête.
Prendre un verre, le poser, se servir à la carafe, déboucher le tube d'aspirine. Boire. Rien de sorcier.
À bien y réfléchir, il aimerait agir. Bien des gens lui diraient de se ménager, qu'il n'est rentré
que depuis aujourd'hui, qu'il faut qu'il prenne son temps, qu'il prenne le temps de prendre ses
marques. De retrouver une vie. Alors qu'ils ne comprennent pas qu'il ne veut pas la retrouver – il l'a
enterrée comme on enterre un corps embarrassant. Il n'a même pas à l'oublier – elle est morte,
morte! cette putain de vie. Il doit se construire une histoire personnelle – encore un H – et pas sur
les braises de l'ancienne. Il se lève. Pose le verre vide dans l'évier. Ouvre le robinet, met du produit
vaisselle sur l'éponge. Le verre roule sur le tapis antidérapant. Il arrive à le coincer sur un rebord,
frotte tant bien que mal, aimerait bien nettoyer le fond du verre. L'eau coule. Il lâche l'éponge,
coupe le robinet. Reprend le nettoyage du verre, qui n'est pas si sale que ça. Il rince, pose dans
l'égouttoir. Une minute et quelques. Pour un verre.
Il a transpiré. Bon Dieu. Transpirer pour un verre. Qu'est-ce que ce sera quand il aura des
assiettes, des plats. Il faut qu'il se procure un lave-vaisselle, de toute urgence. Les procédures pour
faire aménager une voiture sont faites, l'électroménager suit de près. Il doit s'organiser pour ne pas
se laisser déborder, essayer de parer aux imprévus.
Il défait ses lacets, envoie valser ses chaussures loin sur le tapis et s'affale de tout son poids sur le
canapé. Il soupire comme il a rarement soupiré. Ça va pas être de la tarte. Il n'y a aucune raison de
céder à la panique, il suffit d'être un tantinet organisé, rationnel, logique. Il va avoir quelques
difficultés, ça c'est certain. Il s'est néanmoins déjà entraîné depuis une dizaine d'année à réaliser
certaines tâches de la main gauche. Le fait qu'il pensait conserver un moignon pour faire levier ou
***
« Il vous faut une aide, ne serait-ce qu'une aide ménagère. Vous savez, avec le chèque
emploi service, c'est beaucoup plus simple qu'on ne le pense.
_ J'ai les moyens, je ne suis pas pauvre. Je me suis fait faire une voiture sur mesure. Toutes
les fonctions sont accessibles sur le côté gauche du volant ou par reconnaissance vocale. Je n'aurai
plus qu'à repasser mon permis quand j'aurai reçu la voiture en question.
_ Ah, oui, bon, d'accord. Alors si ce n'est pas un problème d'argent, c'est un problème de
quoi?
_ De dignité.
_ Je vois.
_ Non, vous ne voyez pas. Je n'arrive pas à faire la vaisselle, qu'à cela ne tienne: j'achète un
lave-vaisselle. Je ne peux plus lacer mes chaussures, j'en trouve et à scratch, et à élastique. Et de la
marque, par-dessus le marché. À chacun de mes problèmes, je trouve une solution.
_ Vous ne pourrez pas toujours acheter votre liberté et j'en suis navrée pour vous et pour tous
ceux qui sont dans votre situation. Toutes vos issues de secours ne sont que des remédiations
temporaires à votre handicap.
_ Épargnez-moi votre jargon.
_ Monsieur, je peux cerner, beaucoup mieux que vous ne le faîtes à présent, vos besoins
futurs. Vous n'êtes pas le premier et le seul cas que je suis, loin s'en faut.
_ Mais je serai le premier à m'en sortir seul, vous verrez.
_ Votre volonté est admirable. Je n'ai plus qu'à vous laisser, je suppose. Je vous laisse donc
ma carte. A dans une semaine.
_ Pourquoi une semaine?
_ Vous m'appellerez dans une semaine, vous verrez. Au revoir, monsieur. »
Une semaine à se démener comme un beau diable, à courir partout, à démarcher contacts et
magasins en tous genres. Se procurer des chaussures qu'il puisse enfiler ne fut rien à côté de toute la
logistique qu'il dut mettre en place. Au fur et à mesure des journées, il a pu mesurer l'ampleur de la
tâche à accomplir. Il s'est rendu compte qu'il se servait de sa main droite, sans le savoir, lorsqu'il
s'entraînait. N'est pas manchot qui veut, il semble, car tout pose problème. Se laver, s'habiller, se
brosser les dents: voilà le véritable challenge au quotidien. La pratique qui se fout de toutes ces
années de théorie. Il frissonne généralement de plaisir en faisant le bilan de ses accomplissements,
en fin de journée, lorsqu'il coche les items catégorisés en « vital », « utile » et « confort ». Il
frissonne de plaisir quand les gens dans les magasins ou dans la rue l'observent, en tee-shirt, à courir
Une semaine pendant laquelle, chaque matin comme chaque soir, il masse son moignon avec
de la crème. D'abord, le contact avec la boursouflure l'avait répugné. Le vide aussi l'avait secoué. La
peau est tirée, c'est pourquoi il l'hydrate régulièrement pour éviter les vergetures. Puis, à force de le
toucher, de l'observer minutieusement, sous tous les angles, avec un miroir, il commence à apprécier
ce morceau de chair.
Une semaine à essayer de trouver des solutions aux impondérables. À se triturer les
méninges pour mettre en place des stratégies dignes de ce nom. Le brossage des dents est encore
hasardeux, mais il sent du mieux. Reste le problème de l'habillage, de la préparation de la nourriture
– il ne sait pas pourquoi il ne peut pas bouffer ces saloperies de plats préparés – alors c'est la
nourriture surgelée qui l'emporte – il ne peut plus préparer quoi que ce soit, à son grand dam, et le
problème du travail. Il va reprendre le travail, à sa demande, dans une semaine ou deux, après qu'on
lui ait enlevé les points. Sa voiture sera prête dans deux mois au plus tôt. Il ne peut plus taper à
l'ordinateur aussi vite, surtout de la main gauche. Il se contorsionne les doigts – il finira par être
agile – utilise même son nez! Toujours est-il qu'il doit tirer des ficelles s'il veut obtenir un logiciel
adapté et performant de reconnaissance vocale. Il commence à s'entraîner à signer et à écrire de la
main gauche. À se coiffer aussi. À se laver d'une seule main. À étendre le linge d'une seule main. À
renforcer son corps, son bras. À satisfaire les pulsions de ce corps qui se réveille.
Son bras en moins, parfois, c'est vraiment une plaie.
***
« Si vous ne m'épargnez pas vos commentaires, je raccroche.
_ Vous avez une fierté certaine, j'ai la même. Soit dit en passant, vous avez tenu bien plus
longtemps que je ne l'aurai cru. Bref. Alors, dîtes-moi tout.
_ Je ne veux pas d'appareillage. J'ai réussi à mettre la main sur un logiciel de reconnaissance
vocale. Donc je peux recommencer à travailler comme avant. Ma voiture viendra plus tard. Je me
suis arrangé avec le collègue avec qui j'ai eu l'accident de venir me chercher tous les matins. J'ai
reçu ce matin mon lave-vaisselle.
_ Donc tout va bien?
***
« Pourquoi vous me posez cette question? » Elle était brute de décoffrage. Il aimait ça.
« Je suis simplement curieux. » Faire languir, rentrer dedans plus subtilement.
« J'aime aider les autres, et cette réponse devra vous satisfaire. Donc je récapitule: vous avez
besoin que je fasse les courses, que je prépare les repas, que j'ouvre des bouteilles de vin, que je
fasse le ménage et que je repasse vos chemises.
_ C'est ça. Sans vouloir vous vexer, vous savez vraiment cuisiner? » Même pas peur.
« Qu'est-ce qui vous fait dire le contraire? » Elle esquive.
« Eh bien, vous êtes rudement jeune... » Sur le fil.
« Donc, si je suis jeune je ne sais pas cuisiner? » Classique.
« Non, c'est pas ça! C'est que vous pourriez faire autre chose que de vous occuper de gens
comme moi. Vous pourriez être autre chose. » Aucune réaction. Elle a compris, oui ou non?
« Sans vouloir vous vexer, vous vous enfoncez. Nous pourrions nous concentrer sur ce que
je dois faire? Y a-t-il autre chose? » Elle ne s'engage pas dans le combat, ne sort pas de l'arène pour
autant.
« Non, je pense que ça va aller pour l'instant. En ce qui concerne votre salaire, je vous
paierai par chèque à chaque fin de mois. Madame Germain m'a dit que c'est ce qui se faisait le plus
si on ne payait pas par chèque emploi-service.
_ C'est vous qui payez, c'est vous qui décidez. » Elle en est presque énervante. Elle tient à
être détachée, mais elle n'ignore pas qu'elle est belle avec ses yeux verts et ses cheveux lisses, longs,
avec son carré plongeant. Avec ses formes généreuses et discrètement mises en valeur. Ou alors il se
fait des films. Toujours est-il qu'il sent son corps vibrer à son contact – indirect – cette fille au
visage ovale et aux traits pourtant un rien quelconques ne le laisse pas de marbre. Et il sait qu'il
devra se contenter de ce qu'elle lui a donné jusqu'à présent. Pas grave. Du moment qu'elle lui
permet de s'épanouir en ôtant ces barrières de son chemin et qu'elle n'est pas désagréable à
regarder...il faudra de temps en temps la taquiner et qu'elle reste à sa place – pas trop de souci à se
faire là-dessus, lui souffla une petite voix. L'essentiel pour le moment reste de se mettre au travail,
d'arrache-pied.
« Pourquoi ne restez-vous pas? Cela fait des mois que vous prétextez, que vous vous évadez.
_ Je ne m'évade pas! Je suis très occupée. Vous n'êtes pas le seul sur terre à avoir besoin
d'aide.
_ Je ne relèverais pas votre soufflet. La véritable question est: suis-je le seul à vous inviter à
partager un repas?
_ Non, mais! Je ne vous permet pas! Je –
_ Ne vous énervez pas. Laissons ça de côté pour l'instant. » Il imagine sa tête outrée, dans la
cuisine, à leur préparer un thé.
« Concentrez-vous sur votre liste de courses. » Elle revient avec deux tasses fumantes qu'elle
tient délicatement par les anses. Pourtant il sait, à son sourcil gauche si légèrement froncé, qu'elle se
brûle.
« Bon alors, j'avais envie d'un risotto...mais est-ce que c'est dans vos cordes? » Un an et rien
n'a changé pour lui.
« Je ne relèverais pas non plus. Ma mère me montrera comment faire. » Charmante dame.
« Si c'est votre mère qui vous montre tout, elle doit être un sacré cordon bleu.
_ Il est vrai que c'est ma mère qui est dans votre cuisine à vous préparer les petits plats dont
vous n'avez de cesse de complimenter. » Un sacré trait, dit d'un seul souffle. Sans réfléchir. Du
grand art.
« Vous êtes impossible, il n'y a rien à vous dire. Vous déformez tout.
_ Un risotto à quoi?
_ Quelque chose de simple.
_ Pour que je sois sûre de réussir?
_ Tiens oui, pour cette raison-là. Un risotto de poulet, voilà ce que je veux!
_ Voudrais. Ne sous-estimez pas ma capacité à échouer.
_ Pour ne pas oublier, je vais me souvenir du goût si prononcé de ce bœuf thaï. » Elle sourit.
Bon dieu, qu'elle est belle quand elle fait ça. Un sourire à se damner.
« Je suis revenue vous faire autre chose, souvenez-vous de ça aussi. Bon, je ne vais pas
tarder à y aller.
_ Déjà? Mais vous venez à peine d'arriver. Vous n'avez même pas fini votre thé!
_ C'est pour ça que je suis encore là. De toute façon, je reviens demain pour vos chemises.
_ Mais je serai au travail. Vous êtes injuste.
_ Il faut bien que vous gagniez assez d'argent pour me payer mes étrennes.
_ Je pourrai m'arrêter de travailler, sous savez. Sans aucun problème.
_ Tout le monde dit cela. Neuf personnes sur dix qui le disent pensent qu'ils vont gagner au
loto sans y jouer, le reste le dit en sachant qu'ils devront reprendre d'ici dix ans parce que la vie est
comme ça: chère.
_ Je pourrai vous prendre au mot et vous prouver que je ne rentre dans aucune de vos
catégories. Vous ne savez même pas dans quoi je travaille, vous n'avez jamais eu cette curiosité.
_ Je ne suis pas là pour être curieuse, mais pour être efficace. Si vous trouvez à redire à quoi
que ce soit – mis à part mes ratés culinaires occasionnels – je suis ici. Il est temps que j'y aille, vous
semblez irritable.
_ Ne prenez pas la mouche. » Ne pars pas. « Avec vos vibrations négatives, vous faîtes
tourner ce merveilleux thé vert.
_ Raison de plus de partir, donc. À lundi prochain. » Pas encore un week-end sans toi. Quel
con. Ferme ta grande gueule la prochaine fois. Elle enfile son manteau. Il se lève. S'il avait encore
son bras droit, il serait tendu vers elle.
« Je suis maladroit. Je vous demande pardon, Cécile. » Le tout pour le tout. Pas comme avec
***
Il ne faut jamais désespérer. Tout vient à point à qui sait attendre. Tant qu'il a y de la vie, il y
a de l'espoir. Pourquoi ne pas attendre le déluge, tout simplement? Il ne sait plus quoi faire. Ne sait
quoi lui dire pour qu'elle le remarque, qu'elle voit autre chose en lui qu'un homme avec un bras en
moins, qu'un employeur qui loue sa gentillesse.
Elle marche, tranquillement. Elle flâne. Elle n'a aucun remords de lui avoir fait croire qu'elle
avait du travail. Rien de tel qu'un bon repérage avant une séance shopping avec sa mère. Il est
quand même particulier, ce bonhomme. Rien à voir avec les autres. La MDPH lui donne en général
des cas particuliers au vu de sa formation, mais là...c'est le pompon.
Et dire qu'il est revenu plus tôt du bureau pour passer plus de temps avec elle, et elle part
sans ménagement. Ce n'est pas comme s'il n'y était pour rien dans ce départ précipité. Une vraie tête
à claques. Elle doit se protéger, ça doit être ça. D'autres hommes ont déjà dû lui demander de dîner
avec elle. Elle a peut-être un compagnon. Et pourtant il ne veut pas d'elle. Il ne la désire pas. Il veut
juste manger avec elle, passer un peu plus de temps, apprendre à la connaître. Menteur, lui susurre
une petite voix.
« Oui, maman? Dis-moi, tu sais faire le risotto? Non, je suis en ville. Alors – quoi? À Esprit,
mais il n'y a rien. Je garde Cop-Copine pour la fin. Ah bon? Pourquoi? Ça ne m'arrange pas. Mais
pourquoi papa a quand même pris le rendez-vous? Il est embêtant, je ne suis pas disponible sur
commande. Oui, je suis au courant, merci de me le rappeler. Bon, je vais m'arranger. »
Son moignon le démange, parfois, vivement. Comme la cicatrice autour de son biceps,
avant, mais puissance mille. D'ailleurs, cette cicatrice, pourquoi y pensait-il encore, rêvait-il encore
d'elle? Elle était gravée sur un membre écrabouillé qui depuis longtemps avait été incinéré avec
l'ensemble des déchets organiques de ce sombre carnage autoroutier. Des cendres. Il avait demandé
à voir ce qui restait de son bras au pompier qui avait fait le déplacement pour lui annoncer sa
Elle n'a pas la tête entièrement à ce qu'elle fait. C'est un signe qui ne trompe pas: se
retrouver à Cop-Copine et ne rien essayer. Sans aller jusqu'à acheter, elle n'a rien vu de probant.
Diantre. Qu'est-ce qui peut bien la perturber ainsi? Pas le travail. Ça n'est jamais le travail. Pas ses
parents. Même si son père l'excède parfois à faire son petit chef. Pas ses ami(e)s. D'ailleurs il faut
qu'elle confirme sa venue à l'apéro ce soir chez Benji, le nouveau jules de sa meilleure amie Aurélie.
Pas sa voiture, pas les impôts, pas ses règles. Pas ses comptes. Elle se dit que si ce n'est rien de tout
ça, alors ce ne doit pas être vital. Elle verra plus tard. Ah oui, appeler Auré.
Appeler Michel. Lui dire de lui envoyer de quoi travailler ici. Se jeter à corps perdu dans le
boulot.
« La pudeur n'a rien à voir avec ça. La plupart des gens que j'aide sont fiers. S'ils étaient
pudiques, ils ne me montreraient pas leur moignons, leurs vergetures ou leurs escarres. Je ne les
masserais pas. Ce qu'ils ne veulent pas, c'est que je les juge, d'une quelconque manière. Ils ne
veulent pas être traités comme des handicapés, et beaucoup ne profitent pas de tout ce que le
système a à leur proposer. Par fierté.
_ C'est débile. » Merci Benjamin, tu es en train de marquer beaucoup de points auprès
d'Aurélie.
« Merci pour cette remarque très humaine et profondément inspirée.
_ Ils pourraient vivre mieux s'ils prenaient tout ce qu'on leur donne.
_ Je suis certaine que la plupart échangerait tout cet argent et ces avantages contre ce qu'ils
ont perdu.
_ Ouais, OK, mais leur misère serait moins pénible avec de quoi acheter leur confort.
_ L'argent n'achète pas tout. Elle ne rachète pas la liberté de mouvement. De plus, ils
n'auraient pas grand chose de plus, c'est juste des aides au quotidien, pas de quoi s'acheter une
prothèse ou même un fauteuil roulant. Beaucoup le louent ou bénéficient d'un prêt.
_ OK, mais tu ne me feras pas croire que même si on pouvait techniquement les refaire
marcher ou leur remettre leurs bras ou leur œil ou leur je sais pas quoi, eh ben ils seraient plus les
mêmes. » Elle ne regarde pas sa meilleure amie, mais elle peut palper son embarras. D'ailleurs,
celle-ci se lève.
« On ne pourrait pas parler d'autre chose? Qui veut du tarama? » Un bon point Benjamin; si
nous avions eu plus de temps, j'aurai pu te faire dire que tu étais un con dénué de sentiment. C'est
Auré qui doit être contente de te donner un peu d'air. Et de consistance.
Il va falloir émigrer vers le lit. Le vin fait son effet. Le bourguignon aussi. Heureusement
que Cécile passe un peu de temps à lui préparer deux plats pour la semaine. Il n'en aurait pas mangé
une fois de plus. Il doit arrêter de penser à elle.
***
« Allez, venez quoi!
_ Je vous ai déjà dit non avant-hier, hier et aujourd'hui. Je ne changerai pas d'avis.
_ Mais ce n'est que le remariage d'un collaborateur. Il y aura beaucoup de monde. Vous ne
serez pas seule avec moi, si c'est ça qui vous inquiète.
_ Vous avez plutôt peur d'y aller seul et de passer pour un beauf parce que vous êtes seul à
***
« J'aime bien discuter avec vous.
_ Je croyais que vous ne le diriez qu'une fois.
_ Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. D'ailleurs, en parlant d'imbéciles,
vous aviez raison: il y en a un sacré vivier ici. Belle cuvée, franchement. Je me suis faite abordée
sur le chemin des toilettes – alpaguée plutôt – par un cousin par alliance de votre Michel.
Passablement éméché, le bougre. Il semblait vouloir profiter de mes charmes qu'il a exprimé dans
un langage plus fleurie qui n'aurait pas déplu à Verlaine.
Sur les conseils de Cécile, il avait fait le premier pas. Il devait être deux, trois heures du
matin. Beaucoup manquait déjà à l'appel. Partis cuver la première tournée de vin rouge et de
champagne. Toute cette viande soule reviendrait pour la soupe à l'oignon. Lui, Cécile et la
charmante demoiselle manqueraient la soupe, tout occupés qu'ils seraient à faire connaissance. Il
avait fini par faire céder Cécile qui, du coup, se serait retrouvée seule au milieu de...de ce groupe,
dirons-nous. Elle ne voulait pas s'immiscer entre eux deux, mais ne pouvait se résoudre à
fraterniser, même sous l'effet euphorisant de tout type d'alcool, avec quiconque ici, surtout les
membres de la gent masculine.
Une discussion à bâtons rompus s'était engagée sur la nécessité ou non de mettre des
fanfreluches au pied des verres. Cécile avait au préalable remis les compteurs à zéro en se
présentant comme son « employée ». Il avait rectifié en disant « mon indispensable aide à vivre ».
« Voilà le dilemme. Soit vous me raccompagnez chez vous – pour que je puisse récupérer
ma voiture – et vous la laissez là. Soit je me fais raccompagner par le – par le – cousin de Michel
que je vais devoir – sortir de sa torpeur alcoolisée – et vous rentrez avec elle finir votre – discussion
autour d'un dernier – verre de – Beaujolais.
_ C'est là que vous vous posez les mauvaises questions. Je vais vous ramener. Élisabeth
attendra. Nous allons échanger nos numéros et nous nous reverrons dans d'autres circonstances.
_ Vous m'impressionneriez, si seulement – si seulement, je ne savais pas – qu'elle vous plaît
beaucoup.
_ Elle me plaît, j'en conviens – votre manteau – mais il faut dissocier plaisir d'un soir et
déplaisir d'un soir.
_ Il n'y a pas de mal à se faire du bien.
_ Je ne m'en ferai pas si j'agissais de la sorte, en mufle.
_ Je ne vous connaissais pas avant, mais vous avez changé. Moi je dis: plaisir d'un soir,
espoir!
_ Vous êtes soule. Tenez votre langue.
_ Ou quoi? Vous voulez me faire taire? Cette langue est folle, prenez garde. Elle n'obéit
qu'au une langue plus folle encore. » Elle se rapproche d'un coup, tanguant sur ses pieds. Elle se
raccroche à lui. Son haleine empeste le vin. Son visage est plus près qu'il n'a jamais été.
« Vous êtes soule, l'une comme l'autre, et je parle d'Élisabeth.
_ Oui, mais moi je vous connais plus qu'elle. » Il n'a jamais entendu ce ton dans sa voix.
« Mon Dieu, seriez-vous jalouse?
_ Vous venez de le dire: je suis soule, je ne sais pas ce que je dis.
_ In vino veritas. » Elle a fini par écraser sa tête dans son épaule. Elle dort debout. Au loin,
au fond de cette salle des fêtes jonchée de cotillons, sur les tables en désordre – plusieurs chaises
sont renversées, des bouteilles aussi, répandant leur précieux liquide sur le parquet – Élisabeth a la
tête dans ses bras croisés. Elle doit dormir. Il demandera son numéro à Michel.
Il passe son bras gauche autour de la taille de son « aide indispensable à vivre » et entame le
long chemin tortueux vers la voiture, dans la voiture puis à travers la campagne, la ville, puis le
parking de sa résidence, puis dans l'ascenseur, le couloir, l'appartement, jusqu'à son lit. Il dormira
sur le canapé. Et là, en un instant, les larmes montent, embuent son regard. Pourquoi? demande la
petite voix aigrelette. Parce que même s'il le voulait, il ne pourrait pas la déshabiller sans son aide.
Il ne pourrait pas la porter dans ses bras si elle le demandait. Il n'a pas fait l'amour une seule fois
depuis son amputation. Il ne sait tout simplement pas. Alors, après un dernier verre de vin, il se
laisse sombrer, au petit matin d'un dimanche déjà bien entamé, dans un sommeil agité.
Cécile, dans quelques heures, le réveillera en s'asseyant à côté lui, un verre d'Efferalgan à la
main et les cheveux en bataille.
***
« Pourquoi vous m'avez laissée boire comme ça. J'ai mal à la tête!
_ Vous aviez l'air inarrêtable. Je n'ai donc pas essayé.
_ Je maudis votre cartésianisme.
_ Vous ne devez pas être en si mauvais état que ça: vous utilisez des mots de plus de quatre
syllabes.
_ Ça m'arrive plus souvent que vous ne semblez le croire. Pas souvent à bon escient.
_ Je vois que vous avez trouvé où sont les peignoirs...Vous avez une sale tête.
***
« Que se passe-t-il? Michel m'a dit que vous étiez rentré? Vous ne vous ne sentez pas bien?
_ Mon bras me fait mal. J'ai mal, Cécile.
_ Vous n'avez plus votre bras. Rappelez-vous, vous l'avez perdu il y a plus d'un an. Vous
avez eu un accident.
_ Mon bras......je vous dis que j'ai mal au bras...mais regardez! Faîtes quelque chose bon
sang!
« Il délire complètement. Il n'arrête pas de dire qu'il a mal au bras alors qu'il ne l'a plus
depuis plus d'un an.
_ A-t-il été malade récemment? » Le médecin urgentiste va vite, observe méthodiquement.
« Pas que je sache, non. Il ne prend pas de médicament non plus.
_ Vous êtes sa femme? Pas d'anti-dépresseurs?
_ Mon bras...!
_ Son aide ménagère. Non. Je n'ai jamais retrouvé d'ordonnance non plus. Vous pensez à une
fièvre?
_ Due à quoi? Vous semblez dire que rien n'explique ce délire. Prend son pouls. » Son jeune
collègue s'exécute. Elle a l'impression qu'il la juge, la teste. Il griffonne sur son calepin. Impression
de déjà-vu.
« Aaaargh! » Elle le regarde souffrir. Alors elle se lance.
« Ce n'est pas une nosocomiale. Pas une grippe non plus. C'est peut-être un érythème
actinique, regardez son visage et son avant-bras. Ou une hyperthermie.
_ Un coup de soleil? C'est peut-être dû au fait qu'il a du mal à respirer. Il a vomi?
_ J'en peux plus! Tranchez-moi le bras!
_ Je pense oui, mais pas depuis que je suis arrivée.
_ Comment pouvez-vous l'affirmer donc?
_ Le gant de toilette sentait le vomi.
_ On va vérifier sa température pour l'insolation. Vous êtes médecin ou quoi? » Elle préfère
ne pas répondre, détourne le regard. « Bon, c'est pas grave. On va l'emmener, au cas où il y aurait
autre chose. Ils le mettront en observation un peu. Vous connaissez sans aucun doute le chemin de
l'hôpital. Allez, on le brancarde. » Oui, elle connaît le chemin, et elle t'emmerde, accessoirement.
***
« Tu es bien installé? Tu as besoin d'autre chose?
_ Non, merci, ça va. » Il ne faut pas abuser des bonnes choses. Et pourquoi pas? S'il insiste,
profites-en! Bon sang de petite voix. Machiavélique. Tentatrice. Il n'y a pas de mal à se faire du
bien. Il le sait, mais elle lui fait faire et dire des choses qu'il n'aurait jamais soupçonnées. Depuis son
fameux coup de soleil qui l'a fait dérailler, il a changé. Sa petite voix est devenu envahissante,
totalitaire. Mais d'un autre côté il a obtenu, sur ses conseils, tout ce qu'il désire. Tout le monde
l'écoute, s'occupe de lui, le traite comme ils auraient toujours dû le faire. Et il aime ça par-dessus
tout.
« Tu es sûr?
_ Je voudrais pas abuser, mais tu peux m'apporter mon ordi?
_ Tu veux travailler? Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Je devrais demander à
Cécile ce qu'elle -
_ Au diable Cécile! Je peux bien faire les choses sans qu'elle vienne fourrer son nez
partout! » Il ne regarde pas Michel qui doit sûrement avoir une moue réprobatrice plantée au milieu
***
« Non, s'il-te-plaît...arrête...
_ Quoi, je te dégoûte?
_ Tu sais bien que c'est pas ça...on n'est plus ensemble et il y a de bonnes raisons à ça.
_ Et ça nous empêche de nous amuser?
_ Je ne te reconnais pas. Tu as tellement changé.
_ J'ai un bras en moins. Tu avais remarqué?
_ S'il-te-plaît...ça me peine beaucoup que tu réagisses comme ça. » Ça y est, elle s'est fermée
comme une huître. Tu es content? Et pour une fois je n'ai rien dit. Toi, ta gueule. Comment rattraper
le coup?
« Tu n'as donc plus aucun sentiment pour moi? Je suis devenu un étranger?
_ Non! Je t'aime bien et tu le sais. Tu as beaucoup de qualités...mais les défauts que tu as
empêchent que nous formions un couple uni. Ça ne marchera pas, quoi que nous fassions.
_ C'est quoi alors, ces défauts qui nous pourrissent l'existence?
Même flash dans les pupilles, même bruits de talons et de porte qui claquent. Même
impuissance à l'arrêter. Certaines choses ne changent pas, on dirait.
***
« Et ton handicapé que tu aidais? C'en est où, cette histoire?
_ J'ai laissé tomber. Son ex est venue me voir, un jour où elle savait que je serai seule, pour
me dire qu'il était complètement givré.
_ Pourtant tu me disais qu'il était sympa au fond.
_ Au fond, oui. Mais bon, on va pas épiloguer. Quelqu'un qui ne te met pas dans son lit alors
que tu lui balances des signaux qu'un cargo verrait en plein brouillard, il y a de quoi se poser des