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Les inégalités sociales à l'école : les théories sociologiques à l'épreuve des faits

Sommaire

Expliquer les inégalités sociales de réussite


Réussite scolaire et héritage culturel...
... une corrélation inégalement vérifiée
Expliquer les inégalités sociales d'orientation et de choix d'options
Le choix des filières : déterminisme familial...
... ou calculs rationnels
Le modèle du stratège
Des inégalités sociales sensibles au contexte de scolarisation
Différence de performance selon les établissements...
... les fonctionnements pédagogiques...
... les relations formation/emploi ou l'état du marché du travail
Expliquer la stabilité et le déplacement des inégalités
Une démocratisation limitée
La thèse de l'acteur stratège et les interprétations en termes de capital social inégalement confortées
La réduction des inégalités sociales plus efficace que les réformes éducatives
Conclusion
Bibliographie sommaire par Marie Duru-Bellat.

La sociologie de l'éducation analyse les inégalités sociales observées dans les parcours scolaires à partir de
deux grandes théories : l'une met en avant l'héritage culturel familial plus ou moins adapté aux exigences de
l'école, l'autre explique les choix en matière d'options et d'orientations comme les résultats de calculs
rationnels effectués par des " acteurs stratèges ".
La confrontation de ces thèses avec les principales données factuelles disponibles conduit Marie Duru-Bellat
à ne pas accepter une explication hégémonique des inégalités.

La sociologie de l'éducation française est riche à la fois de théories proposant une interprétation globale des
inégalités sociales à l'école et de travaux empiriques décrivant de plus en plus finement ces inégalités. Mais de
fait, l'articulation entre perspectives théoriques et empiriques reste en France relativement peu travaillée, à tel
point que ce sont des sociologues étrangers qui ont cherché les premiers à confronter la théorie de la
reproduction aux inégalités sociales observées dans leur pays (Cf. par exemple Diego Gambetta, 1987).
Pourtant, il est clair que toute théorie est censée éclairer... quelque chose, et que réciproquement toute réalité
sociale, de même que toute régularité statistique demandent à être expliquées. Mais peut-être a-t-on dans
notre pays une conception trop " religieuse " des théories (où l'adhésion prime sur la vérification), conception
qu'illustre la manière dont sont souvent opposées les perspectives de Raymond Boudon, d'une part, de Pierre
Bourdieu et Jean-Claude Passeron, d'autre part.

Nous esquisserons ici une analyse de la manière dont les principales données factuelles concernant les
inégalités sociales à l'école peuvent être éclairées par ces deux grandes perspectives théoriques, sachant que
cela conduit, réciproquement, à évaluer dans quelle mesure les théories en question apparaissent confortées
par la configuration actuelle des inégalités. Alors que la principale controverse théorique porte sur la place
respective des mécanismes relevant de l'héritage culturel d'un côté (Bourdieu, Passeron), de mécanismes
intentionnels de type choix rationnel de l'autre (Boudon), il n'y a pas de raison de poser a priori que les
inégalités sociales constatées s'interprètent nécessairement comme la résultante exclusive d'un seul de ces
mécanismes ; en particulier, ils peuvent très bien s'articuler et peser différemment au cours de la carrière
scolaire.

Pour aborder cette question sur une base empirique, partons de quatre constats majeurs et stables :
l'existence d'inégalités sociales de réussite, précoces et relativement continues, même si, par le jeu des
orientations, elles tendent à s'atténuer au fur et à mesure du déroulement du cursus ;
l'importance des inégalités sociales dans les choix d'options et d'orientation ;
l'influence du contexte de scolarisation (classe et école fréquentées notamment) dans la genèse des
inégalités ;
la stabilité (ou la translation) des inégalités sociales face à l'école, malgré la forte élévation du niveau de
formation.

Expliquer les inégalités sociales de réussite

La perspective sociologique consiste à rechercher comment la réussite scolaire, comportement social, se "
fabrique " par des processus sociaux, qui peuvent concerner soit la socialisation de l'enfant dans son milieu
familial, soit le fonctionnement de l'école elle-même.

Réussite scolaire et héritage culturel...

La socialisation familiale dote l'enfant d'attitudes et d'outils cognitifs diversifiés, inégalement adaptés aux
exigences implicites ou explicites de l'école. Les travaux de sociologues comme Basil Bernstein montrent par
exemple que le langage parlé serait, selon les milieux sociaux, non seulement plus ou moins proche de celui
qui sert de norme à l'école, mais se prêterait plus ou moins bien aux raisonnements abstraits et à l'expression
personnelle, non sans incidences en termes de réussite scolaire. Cette notion d'" inégale distance " entre
milieux sociaux et exigences de la culture scolaire est au coeur des analyses de Bourdieu et Passeron.

Un certain nombre de constats s'interprètent aisément en regard de cette théorie. Quand on analyse la réussite,
le poids spécifique du niveau d'instruction des deux parents apparaît en général plus fort que celui de leurs
professions, ce qui attesterait du poids dominant de l'héritage culturel par rapport aux contraintes
économiques. Dans le second degré, l'observation de biais sociaux marqués (plus forts qu'en primaire) dans
les progressions au collège, alors même que les programmes restent dans leur majorité hérités d'une époque
où seule une minorité d'enfants, très typée socialement, y accédait, est également convergence avec des
analyses en termes d'héritage culturel.

... une corrélation inégalement vérifiée

Par contre, on observe certaines inégalités précoces, manifestes dès la maternelle ou le primaire, dans des
dimensions qui a priori sont moins dépendantes de l'héritage culturel (repérage dans l'espace, géométrie, par
exemple) ; ces inégalités s'éclaireraient sans doute par des approches moins syncrétiques, comme celles
menées par les psychologues piagétiens, centrées sur les effets cognitifs des pratiques éducatives
quotidiennes. De même, on comprend mal, si la dimension héritage culturel est importante, que les enfants
d'agriculteurs réussissent mieux que les enfants d'ouvriers (dont les parents sont pourtant un peu plus
instruits), ou encore l'absence de difficultés spécifiques des enfants étrangers ou issus de l'immigration (au-
delà de leur appartenance à un milieu social défavorisé). En l'occurrence, invoquer des attitudes de type
mobilisation par rapport à l'école serait sans doute plus heuristique, mais cela requiert un changement radical
de perspective, puisque cela suppose des acteurs dotés de projets.

Bien que ce type de perspective se développe ces dernières années, incluant une vision également moins
passive des élèves (avec des concepts tels que le rapport au savoir ou l'expérience scolaire), l'analyse des
inégalités de réussite reste encore très souvent conduite dans une perspective déterministe, où la socialisation
modèle l'enfant.

Le système et l'héritier / Le contexte et le stratège... par Marie Duru-Bellat.

L'école reproductrice
Avec Les Héritiers et La Reproduction, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron analysent comment la classe
dominante reproduit sa domination à travers la définition et l'imposition par l'école d'une culture scolaire
arbitraire (en ce qu'elle repose sur la définition d'un groupe social), mais se présentant comme dotée d'une
valeur universelle et d'une légitimité intrinsèque. Les élèves sont, de par leur milieu familial, inégalement
proches des valeurs et des exigences largement implicites de cette culture scolaire. L'école va pourtant traiter
tous les élèves, inégaux en fait, comme égaux ; " indifférente aux différences ", elle ne reconnaît comme
vecteur possible d'inégalités de réussite que les " dons ", et de fait, seuls les " héritiers ", que leur milieu
familial dote des pré-requis implicites de l'institution, vont pouvoir y réussir. L'école fait ainsi percevoir
comme légitime (fondé sur les qualités personnelles) le classement qu'elle opère, et les positions sociales
auxquelles les diplômes permettront d'accéder. Les inégalités sociales et leur reproduction d'une génération à
l'autre apparaissent ainsi comme dotées d'un fondement méritocratique.

Si c'est bien la fonction même de l'école que de construire et de légitimer les inégalités sociales de réussite,
les individus eux-mêmes participent à cette reproduction, dans la mesure où ils développent par rapport à
l'école des attentes ajustées à ce qu'il leur est permis d'espérer. A côté des inégalités de capital culturel, il faut
compter avec des habitus structurés par l'intériorisation de la réalité objective ; en jugeant que l'accès à
l'enseignement supérieur n'" est pas pour eux ", les jeunes des milieux qui en sont aujourd'hui exclus
participent à une " causalité du probable " rétive à tout changement, puisqu'on tend à " refuser le refusé et à
vouloir l'inévitable "... A partir des années 80 Bourdieu prévoit que l'habitus puisse engendrer, dans un
contexte mouvant, des comportements impossibles à prévoir avec précision, tel le bon joueur, qui est à la fois
contraint par les règles du jeu qu'il a intériorisées, et libre, car capable sur cette base d'inventer les stratégies
qu'exige la partie. Cette évolution du concept d'habitus amène à donner plus de place au contexte de l'action et
aux capacités adaptatives d'un individu qui, par son " sens du placement ", n'est plus très éloigné du stratège,
même si les structures objectives restent, chez Bourdieu, déterminantes.

L'école, espace pour des stratégies d'acteur

Même si la notion de stratégie est centrale chez Boudon, même s'il part lui aussi des régularités macro-
sociales stables telles que les inégalités de carrières scolaires, sa démarche n'en est pas moins radicalement
différente : c'est l'individu et non le système qui est premier, et il s'agit de dégager les " micro-fondations "
des régularités sociales, qui ne sont que " la trace laissée au niveau statistique par la juxtaposition d'une
myriade de comportements individuels ", comme le pose l'individualisme méthodologique.

Boudon récuse donc les théories assimilant les processus générateurs des inégalités à l'école à des
mécanismes d'héritage, et invoquant d'hypothétiques valeurs de classe. Il préfère partir du postulat d'acteurs
rationnels, dont on peut élucider les " bonnes raisons " d'agir, dans le contexte qui est le leur. Les inégalités
résultent de l'agrégation de choix d'acteurs dotés de ressources inégales, évoluant dans un milieu social qui
constitue le " point de référence " à partir duquel sont évalués les avantages, les coûts et les risques attachés à
tel ou tel type d'orientation. La notion d'ambition ou de valeur donnée à tel objectif éducatif est donc
fondamentalement relative à la position qu'on occupe, et c'est la distance sociale à parcourir qui compte :
même si tous les individus se fondent sur un calcul rationnel du type coût/avantage, les choix restent
socialement diversifiés, puisque tous les paramètres de la prise de décision sont affectés par la situation
sociale (sensibilité au risque ou au coût, enjeux de telle filière, en terme de stabilité ou de mobilité sociale...).

Dans cette perspective, le principal facteur d'inégalité est la différenciation des champs de décision en
fonction de la position sociale. L'école peut ainsi apparaître comme quelque peu " disculpée ", d'autant plus
que Boudon s'intéresse peu aux inégalités de réussite ; mais l'école peut choisir de laisser plus ou moins de
prise aux stratégies familiales, ou organiser de telle ou telle manière ses principaux points de bifurcation, qui
constituent la structure d'opportunité, non neutre, au sein de laquelle se prennent les décisions.

Enfin, Boudon souligne qu'on ne saurait comprendre la reproduction des inégalités sociales en se fondant
uniquement sur les caractéristiques des individus ; les caractéristiques structurelles de la société (qu'il s'agisse
des emplois ou de l'offre de formation) affectent nécessairement les relations entre titres scolaires et positions
sociales. Celles-ci supportent également des effets pervers, non voulus mais engendrés par l'agrégation des
comportements d'individus en situation d'interdépendance.

Expliquer les inégalités sociales d'orientation et de choix d'options

De nombreux travaux montrent comment toute différenciation scolaire est investie socialement, qu'il s'agisse
des choix d'options ou a fortiori des choix d'orientation qui jalonnent la carrière scolaire, sachant qu'à
nouveau, le poids du niveau d'instruction des parents s'avère plus fort que celui de leur niveau de ressources.

Le choix des filières : déterminisme familial...

Comment interpréter ces inégalités sociales spécifiques à l'orientation (s'observant donc à réussite identique) ?
Dans une perspective " héritage culturel ", on soulignera que le niveau culturel des parents n'est pas sans lien
avec leur capacité à faire des choix entre des filières parfois subtilement différentes ; on interprétera d'ailleurs
ainsi le fait que l'influence du niveau d'instruction des parents aurait tendance à se renforcer, par rapport à
celui de la profession, dans un système devenant de plus en plus complexe (Dominique Goux et Éric Maurin,
1997). Dans la même perspective, on comprend que ces parents instruits aient davantage confiance dans les
possibilités de leur enfant, ou encore valorisent davantage cette éducation qu'ils ont eux-mêmes reçue.

... ou calculs rationnels

Mais on peut aussi (en suivant Boudon) remarquer que la plupart des choix entre filières, non seulement ont
des incidences financières (coût des études, manque à gagner...), mais plus fondamentalement reposent sur
une anticipation de l'avenir, par cette " diffusion régressive des enjeux " dont parle Jean-Michel Berthelot
(pour avoir un bon métier, il faut se placer dans telle filière, ce qui requiert tel choix d'option x années
auparavant...). Tant la prise en compte du coût qu'a fortiori l'anticipation de l'avenir supposent un acteur doté
d'intentions, capable d'élaborer des stratégies, au terme d'arbitrages coûts/avantages tenant particulièrement
compte des enjeux différentiels attachés aux diverses alternatives.

Mais pour comprendre un choix donné, ces deux modes opposés d'explication peuvent être mobilisés, des
considérations de type coût/avantage jouant à un premier niveau d'alternative (études courtes/longues), et des
considérations de type préférences ou valeurs intervenant au niveau plus fin du choix d'une spécialité. Cela
dit, les mêmes constats restent souvent susceptibles d'interprétations divergentes. Ainsi, l'orientation
privilégiée des filles vers les métiers de l'enseignement peut refléter des valeurs spécifiques inculquées pas la
socialisation (l'amour des enfants) ; elle peut aussi résulter du calcul d'actrices rationnelles, anticipant à la fois
un marché du travail où l'enseignement constitue un des secteurs les moins discriminants et les plus rentables
pour elles, et une répartition des tâches dans la famille qui exigera d'elles de la souplesse dans la gestion de
leur temps de travail. La clause du " tout se passe comme si elles étaient rationnelles " peut être jugée
préférable à celle qui alloue aux filles une mentalité spécifique, au demeurant peu testable puisque déduite des
observations empiriques que l'on cherche à expliquer...

Le modèle du stratège

Une auto-sélection socialement différenciée

Un certain nombre de constats confortent ce modèle du stratège, en particulier l'observation faite couramment
aux paliers d'orientation successifs, d'une auto-sélection socialement différenciée : alors que les demandes des
jeunes sont pratiquement identiques, quel que soit leur milieu social, quand ils sont de bon niveau scolaire,
l'écart se creuse ensuite, dès lors que ce niveau n'est que moyen, les jeunes de milieu populaire étant amenés
alors à en rabattre. Or, si les élèves choisissaient leurs études en fonction de " valeurs de classe "
fondamentalement différentes, on devrait observer des écarts entre milieux sociaux quel que soit le niveau de
réussite. Serait plutôt à l'oeuvre une sensibilité inégale au risque et aux coûts encourus dans les études
envisagées, risque plus fort quand la situation est incertaine (élèves moyens ou faibles), avec à la clef un coût
(le prix du temps ou d'une réorientation). Bourdieu lui-même opposait d'ailleurs " stratégies de spéculateur "
et " stratégies de rentier ". Boudon, qui ne contesterait pas ces étiquettes, souligne en outre que ces inégalités
de choix vont peser d'autant plus qu'on se situe à un stade avancé des cursus, ce que confirment les études
empiriques des carrières scolaires (Marie Duru-Bellat et al., 1993).

L'enjeu des études varie lui aussi selon les groupes sociaux

Au-delà de ses chances de succès, c'est sa trajectoire sociale future que l'acteur s'avère capable d'évaluer. Pour
les familles de milieu aisé, l'enjeu est d'assurer aux enfants au moins une reproduction des positions sociales
parentales, ce qui requiert des études longues et sélectives ; face à des coûts qui comptent peu, l'enjeu est tel
qu'on poussera ses enfants dans des études de ce type, même si leur niveau scolaire fait de ce choix un pari
risqué. A l'inverse, les familles de milieu populaire peuvent assurer à leurs enfants une mobilité sociale
ascendante avec un niveau de diplôme et d'insertion moins exigeants, et, étant par ailleurs plus sensibles aux
risques encourus, elles ne les inciteront à poursuivre leurs études que si leur réussite paraît probable.

Plutôt que d'invoquer, là encore, des inégalités foncières d'ambition entre groupes sociaux, on considérera que
la diversité des orientations est sous-tendue par des stratégies de positionnement qui sont autant de
comportements rationnels dans des contextes sociaux différenciés. Ceci n'exclut pas l'existence d'inégalités
sociales d'information qui viendraient les renforcer, ni de stratégies de scolarisation de l'enfant dans un milieu
où il côtoiera des condisciples du même milieu social, ni d'une quête de la distinction renvoyant davantage
aux thèses de Bourdieu.

Des inégalités sociales sensibles au contexte de scolarisation

Différence de performance selon les établissements...

Depuis les années 80, se sont développés des travaux qui refusent de considérer a priori l'école comme un
système monolithique fonctionnant partout de manière uniforme (Olivier Cousin, 1993). On " découvre "
ainsi que les élèves peuvent progresser ou être orientés différemment selon l'établissement fréquenté (Marie
Duru-Bellat et Alain Mingat, 1988). On ne saurait donc réifier les facteurs culturels et les explications
déterministes afférentes, puisque les performances ou le niveau d'ambition des élèves peuvent varier autant en
fonction du contexte (de sa " tonalité sociale ", de son caractère mixte ou non...), qu'en fonction de
l'appartenance sociale ou de sexe. Tous les constats qui soulignent le caractère relatif des progressions ou des
ambitions (relatif à ceux à qui l'on se compare ou avec qui on interagit, dans tel ou tel contexte) bousculent
donc quelque peu l'idée de compétence ou de valeur spécifiques à tel ou tel groupe, en fonction des héritages
culturels.

... les fonctionnements pédagogiques...

Les analyses concrètes du fonctionnement de l'école et des relations pédagogiques confortent cette
perspective, qui montrent que la réussite ou l'échec sont socialement fabriqués, sous l'influence de
mécanismes sans rapport avec les caractéristiques des élèves, tels que les contenus de formation, eux-mêmes
relevant de processus sociaux variés, ou les modalités concrètes de fabrication de l'excellence scolaire, ou
encore les modes de groupement (les classes de niveau accentuant les écarts entre élèves). Cela dit, certains
modes de fonctionnement pédagogiques creuseraient les inégalités sociales précisément parce qu'ils supposent
acquis de tous ce que seuls certains possèdent ; ainsi, les analyses de Bernard Lahire sur la façon d'aborder en
primaire l'étude de la langue, exigeant de fait un rapport très distancié, ne sont pas si éloignées des thèses des
Héritiers

... les relations formation/emploi ou l'état du marché du travail

De manière générale, l'ensemble des comportements participant à la genèse de la carrière scolaire prend place
dans un contexte institutionnel, qui requiert des " usagers " certaines compétences pour s'y repérer.
L'organigramme des formations délimite ainsi à chaque palier d'orientation un champ de décisions qui n'est
pas neutre : il peut opposer des filières de longueurs et de coûts inégales, avec présélection ou non,
inégalement prestigieuses, engageant dans des trajectoires plus ou moins irréversibles, etc. Enfin, le contexte,
c'est aussi les relations entre formation et emploi, l'état du marché du travail, qui ne sont pas sans affecter les
trajectoires des jeunes ; les inégalités ne peuvent se réduire au seul jeu des facteurs individuels, comme en
attestent le chômage des diplômés ou les inégalités entre générations.

Expliquer la stabilité et le déplacement des inégalités

Une démocratisation limitée

Plusieurs recherches récentes (notamment Goux et Maurin, 1997) ont mis en évidence, sur les générations
antérieures à la fin des années 60, la relative constance de l'inégalité des chances. En particulier, les enfants
issus des milieux modestes salariés sont ceux qui ont le moins profité de l'ouverture du système scolaire. Cela
dit, les analyses, encore incomplètes, des scolarités des générations entrées en 6e au début des années 80
laissent escompter une certaine démocratisation, au moins concernant la réalisation d'une scolarité complète
au collège ; mais on peut également s'attendre à ce que l'accès au lycée et surtout aux différentes séries de
baccalauréat reste marqué par de sensibles différenciations sociales. Si démocratisation il y a, elle serait donc
très récente, en cours, et n'excluerait pas des phénomènes de type translation et recomposition " qualitatives "
des inégalités, du fait des stratégies des familles notamment.

La thèse de l'acteur stratège et les interprétations en termes de capital social inégalement confortées

La stagnation de la démocratisation peut étonner, pour qui valorise les explications de type " héritage culturel
", alors même que le capital scolaire des familles s'est beaucoup élevé en moyenne (ce sont de moins en
moins des élèves de " première génération " qui arrivent dans le secondaire). Ces phénomènes s'analysent plus
aisément à l'aune du modèle de l'acteur stratège. En effet, avec la forte hausse de la scolarisation, qui accroît
la concurrence entre diplômés, il y a nécessité pour les familles de prolonger les études de leurs enfants pour
obtenir un bénéfice social constant. Mais si chaque individu est rationnel en poursuivant de plus en plus loin
ses études, on assiste au niveau agrégé à un effet pervers, en l'occurrence une " inflation des diplômes ",
même si celle-ci reste encore discrète, et ne concerne que la position sociale atteinte et non les chances
d'obtenir un emploi.

D'autres résultats de recherche récents confortent également plutôt les thèses de Boudon. Ainsi les
observations de Goux et Maurin sur le poids relativement limité de la formation sur la position sociale
atteinte, comparativement à celui de l'origine sociale ; ceci refléterait l'absence d'évolution parallèle entre la
structure des emplois et celle des flux de diplômés, mise en avant par Boudon dès 1973. Mais le constat de
l'influence durable (au-delà de la scolarité réalisée) du milieu d'origine peut aussi renvoyer à des
interprétations en termes de capital social, plus proches de celles de Bourdieu. D'autres travaux peuvent
s'avérer heuristiques à cet égard, tels que ceux montrant que les jeunes filles britanniques originaires des
Caraïbes réussissent relativement bien à l'école malgré une socialisation scolaire à maints égards défavorable
(puisqu'elles y sont doublement dominées, compte tenu de leur sexe et de leur origine ethnique), et pourtant
rencontrent des difficultés importantes sur le marché du travail. Il n'y aurait donc pas (au moins pas toujours)
de relation linéaire, mécanique, entre la socialisation scolaire, la réussite et les opportunités sociales, comme
le posait le schéma classique de la reproduction (Rob Moore, 1996). Les effets de la socialisation scolaire
pourraient donc être relativement faibles par rapport à l'influence de ce tout qui prend place hors de l'école
(ces filles anticipant par exemple les exigences particulièrement élevées du marché du travail à leur encontre).

La réduction des inégalités sociales plus efficace que les réformes éducatives

Les comparaisons internationales en matière d'inégalité des chances appuient d'ailleurs cette thèse. En effet,
les seuls pays où une certaine démocratisation des carrières scolaires a été observée (Pays-Bas ou Suède) sont
ceux où se sont réduites les inégalités sociales de niveau de vie et de sécurité économique. Constat
compréhensible si on se réfère au modèle d'un acteur qui effectue ses choix en fonction de paramètres
variables selon sa position sociale (sachant que la sécurité économique pèse particulièrement sur la sensibilité
au risque). Plus que des réformes éducatives, la réduction des inégalités de vie entre des groupes sociaux qui
utilisent l'école en fonction de stratégies et sur la base de ressources différentes serait un vecteur efficace de
démocratisation.

Conclusion

De l'analyse succincte proposée ici, il se dégage clairement qu'on ne saurait proposer une théorie
hégémonique des inégalités. La question du " choix " entre théories apparaît bien comme une question
empirique, à laquelle la recherche apporte une réponse inévitablement nuancée. Le problème est moins
d'identifier les causes possibles des inégalités sociales (les pistes sont, on l'a vu, nombreuses) que d'évaluer
leurs poids respectifs et leur articulation, sans apriori posant par exemple qu'il ne saurait y avoir de place pour
des comportements intentionnels, ou au contraire que l'acteur est stratège à tous les coups.

Trois remarques pour finir. Tout d'abord, la confrontation entre théories et " données " factuelles peut être
pipée par le fait que la construction des faits eux-mêmes est orientée par une perspective théorique. En outre,
au-delà des considérations empiriques, il n'est pas exclu qu'interviennent, dans l'analyse des inégalités, les
préférences idéologiques du chercheur, sachant qu'on peut bien sûr défendre l'idée que tenter de s'en
déprendre constitue une norme professionnelle. Par ailleurs, tant Boudon que Bourdieu et Passeron partagent
une vision macro-sociologique, relativement externe, et centrée sur les titres acquis, des inégalités sociales à
l'école. Cette perspective gagnerait à tenter d'intégrer les approches, qui se sont développées récemment (Cf.
l'article de François Dubet), de la " face subjective des inégalités ", dans leurs rapports avec leurs
déterminants structurels, auquel cas, pourrait s'amorcer, au sein de la sociologie de l'éducation (à cet égard
relativement exemplaire), une articulation entre les niveaux d'analyse micro et macrosociologique.

Les cahiers français, n° 285 Auteur : Marie Duru-Bellat (Université de Bourgogne-IREDU-CNRS)

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