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Philippe Quinton
Université Pierre Mendès France - Grenoble 2
Centre d’étude de l’écriture et de l’image - Paris 7
quinton@iut2.upmf-grenoble.fr
II – NIVEAUX D’OBSERVATION
L’adjectif graphique, tel qu’utilisé ici, se rapporte à l’ensemble formé par toute inscription sur
un support et sa qualification par un regard. Regarder et produire, c’est faire un usage de ressources
déjà constituées pour en créer d’autres, ce qui mérite analyse. Cette acception large du terme “ graphique ”
ne le limite pas à une forme de dessin ou d’écriture, à quelque chose de visuel matérialisé sur un support
mais inclut de facto ce qui construit la chose ou le phénomène comme objet visible du point de vue d’un
sujet. Il s’agit alors d’analyser un objet ou un système graphique en qualifiant aussi la démarche, les
postures, les paradigmes qui pilotent le regard et la fabrication, tant du dispositif que des significations,
en production comme en interprétation. Le sémioticien est ainsi amené à considérer son propre regard
comme un facteur déterminant à analyser au même titre que les objets observés, ce qui permet
d’expliciter, d’assumer et d’exploiter le regard subjectif qui est le sien et met fin à toute illusion de regard
“ objectif ”.
Pour faciliter le travail d’analyse, on peut proposer une approche à plusieurs niveaux qui pose
clairement les distinctions entre les types d’objets ou phénomènes observés. Chacun d’eux permet une
lecture spécifique de ce qui est local, global ou universel dans des systèmes graphiques de
communication.
En premier lieu, un regard humain perçoit et définit l’existence d’une trace inscrite sur un
support, naturelle ou artificielle, intentionnelle ou non, peu importe ici. Cela constitue un fait graphique,
dans la mesure où le fait se constate comme l’a montré Leroi-Gourhan. Celui qui nous intéresse ici est
nécessairement une trace sur un support, quelles qu’en soient les modalités, matériaux ou configurations.
Ce rôle du regard est déterminant pour les statuts visuels et communicationnels présents ou
ultérieurs des objets et dispositifs concernés, mêmes s’ils ne sont pas des objets construits pour cela au
départ, c’est-à-dire relevant de stratégies ou d’intention de dire quelque chose. Cela ne surprend pas un
sémioticien : tout peut être signe.
Une chose devient “ graphique ” quand un sujet isole (perceptivement et cognitivement) une
inscription sur un support, c’est un état construit par un regard. De la sorte l’adjectif graphique ne se
rapporte pas à quelque chose de dessiné par la main d’une certaine manière, ce n’est pas non plus un objet
culturel ou un jugement de valeur (“ c’est graphique ”), pourtant très utilisé malgré ses ambiguïtés et
imprécisions.
Le fait graphique est constitué de divers objets graphiques dotés de statuts sensoriels,
techniques, sémiotiques ou sociaux très différents : une typographie, un logo, une vignette, un trait, une
photographie, etc., sont de diverses manières des objets graphiques descriptibles comme tels selon leur
mode d’existence et conditions de production. Mais comment les comprendre pleinement sans prendre en
compte ce qui les entoure, les supporte, les constitue, les génère ? Prenons l’exemple de ce que nous
appelons communément un logo. Il s’agit d’un objet graphique, plus ou moins composite, qui comprend
généralement un emblème et/ou un nom et prend place sur un support matériel (écran, papier, produit,
panneau, objet…), dans un environnement composite, complexe, et diversement contrôlé. Cet objet
graphique, aussi sommaire soit-il, participe toujours d’un support matériel (même s’il est virtuel) et fait
généralement partie d’un système graphique plus large, ne serait-ce que celui qu’il forme avec son
contexte par le seul fait d’être placé quelque part et d’y être vu. Il n’agit jamais seul et n’existe que
regardé. C’est ainsi que tout objet graphique se comprend au sein du système qu’il forme avec les
supports, les environnements, les médias sur lesquels il se manifeste et bien sûr dans le regard qui le
constitue. Difficile alors de ne pas prendre cela en compte plus finement dans une analyse sémiotique et il
est peu probable que cette question puisse se résoudre dans la convocation de quelques “ connotations ”
ou références symboliques habilement agencées au sein d’un commentaire sur la forme ou la couleur d’un
objet graphique. C’est pourtant le cas dans de nombreuses pratiques d’analyses de logotypes.
2- L’artefact graphique
L’objet graphique sur son support matériel (même virtuel ou éphémère) constitue un artefact
graphique, l’artefact étant l’objet-support matériel fabriqué par l’homme, ce qui le place aussi comme
résultat d’une intention humaine. Cet ensemble est analysable comme tel, mais avec les limites que les
dimensions physiques imposent. L’extraction des données externes matérialisées à travers diverses
marques visuelles dans cet ensemble objet-artefact peut apporter beaucoup à l’analyse, sans qu’il soit pour
autant nécessaire d’avoir recours au processus connotatif. Le sémioticien n’amène pas ici quelque chose de
l’extérieur mais explicite les données internes de l’artefact à partir de la connaissance qu’il peut avoir de
ses contextes et conditions de production et des éléments collectés à ce propos. Cette approche techno-
socio-sémiotique est bien sûr orientée vers une pragmatique des objets et systèmes et pose la question des
compétences et des ressources à mobiliser dans un tel type d’analyse.
3- Le dispositif graphique
Enfin, cet ensemble est toujours perçu, appréhendé, utilisé quelque part par quelqu’un dans un
contexte précis. La relation objet/artefact/sujet en contexte constitue de cette manière un dispositif
graphique qui peut être diversement observé en situation communicationnelle de production, médiation
ou réception. Il n’y aurait donc pas de dispositif graphique en dehors d’une situation et d’un sujet, c’est-
à-dire d’un usage.
4- Niveaux d’usage
Chaque niveau, configuration ou situation avec ses étages très diversifiés de signifiants ne
s’analyse pas de la même manière et selon les mêmes objectifs. La distinction de ces niveaux
d’observation permet de réinsérer dans les problématiques d’analyse les usages spécifiques qui ont nourri
et constitué la phase de production, c’est-à-dire ce qui est mobilisé pour concevoir et fabriquer un
système graphique, ce qui fait que l’image, le support ou le dispositif sont ce qu’ils sont ensuite au
moment de leur interprétation. On peut observer cela aux différents degrés de l’objet graphique, de
l’artefact ou du dispositif. Les études d’usage en réception s’intéressent normalement au dispositif en
situation d’utilisation. Mais l’objet graphique et son artefact support résultent d’un processus préalable de
production conceptuelle et matérielle dans lequel interviennent des acteurs qui mettent en œuvre de
nombreuses ressources et composantes pour conduire cette production, ce qui laisse des traces dans les
objets. Ce sont des formes d’usage qui prétendent parfois programmer ce qui se passe en réception. Le
producteur fait état d’un “ sens voulu ” (beaucoup de designers ont la conviction de “ construire du
sens ”) alors que les usages en réception sont réputés concerner un “ sens perçu ” comme s’il était déposé
là dans l’objet, prêt à être décodé. Si on rapporte cela au cas des systèmes graphiques à vocation
internationale, l’écart entre logiques de production et contextes de réception peut s’avérer immense.
Un sémioticien au fait des pratiques de production et de ce qui les constitue, notamment au
niveau des designs, peut alors mieux comprendre à quoi il a vraiment affaire et opérer un tri dans
l’abondance de données extractibles de l’objet ou de ses différents contextes de signification. Stratégie,
commande, conception, réalisation, décision, diffusion, présentation, etc., sont à l’évidence des processus
clés qui jouent un grand rôle sur les messages livrés à des publics qu’il est délicat d’amalgamer dans un
tout indifférencié. Les usages en production autant qu’en réception, font appel à des modèles et des
modes de production, des conventions, codes, habitus, etc., dont les marques sur l’objet ne devraient pas
être ignorés par l’analyse. À ce niveau, on ne peut se contenter des acceptions communes (ex. : le vert
d’un logotype associé à la nature dans une analyse sémiologique…), et disserter sur la symbolique de
telle couleur ou sur le dynamisme de telle ligne est assez illusoire pour comprendre les objets auxquels
on a affaire. Une analyse sémiotique de ces communications visuelles ne peut se contenter de “ décoder ”
l’objet à partir de certitudes graphiques d’origines improbables, et donc très discutables, en matière de
couleurs, de formes, de styles ou de configurations. Une interprétation des formes et des couleurs n’est
d’ailleurs pas toujours utile, les vraies questions se posent sans doute au niveau des artefacts ou des
dispositifs en présence.
Les producteurs et concepteurs qui veulent prévoir ce que seront les usages de leurs dispositifs (à
ce stade ce ne sont pourtant que des représentations) s’interrogent très peu sur leur propre statut d’usager
en production, fut-elle réputée “ créative ”. Les habitudes, les routines et les modes graphiques aisément
repérables dans les communications visuelles engendrent des configurations stéréotypées, notamment
pour les systèmes d’identification, alors qu’ils émanent d’acteurs de la commande et de la création qui
revendiquent bruyamment une originalité et une différence pour ces productions.
Pour définir ce qu’il y a de global ou non dans des objets et systèmes graphiques
d’identification, il semble utile de ne pas souscrire aux interprétations programmées par les discours
officiels qui les accompagnent, bien verrouillés dans les pratiques du marketing ou du management et
souvent relayés tels quels par les supports de presse. En effet, ces discours de programmation
revendiquent des originalités et des différences qui ne sont que purement déclaratives mais qui peuvent
parasiter le travail de l’analyste. Sachant qu’il s’agit d’éviter les analyses restreintes aux seuls aspects
visuels, pour observer le statut pragmatique des objets, artefacts et dispositifs à un niveau plus global. La
présence quasi-obligée des logotypes dans les communications des organisations occulte souvent
l’examen nécessaire des systèmes d’identification visuelle dont ils font normalement partie ainsi que
l’importance des stratégies et des dispositifs de communication qui les encadrent, évidemment plus
difficiles à observer.
Les nombreuses revues ou livres de compilation de logos édités outre-atlantique et en Asie
témoignent de ces nivellements stylistiques et de l’exiguïté pragmatique du champ combinatoire engendré
par la logomania mondiale.
Pour une agence de communication qui travaille à l’échelle mondiale, il s’agit de concilier des
ambitions créatives universalisantes avec des pratiques et des lectures souvent endogènes. Si la
globalisation peut s’interpréter comme une ambition de diffusion du même partout, elle ne saurait éviter
l’affrontement nécessaire avec l’autre. De multiples manifestations identitaires sont à l’œuvre dans les
dispositifs graphiques très hétérogènes qui se répandent mondialement, mais leur universalité ne va pas
de soi avec leur répétition. Le même n’est plus le même quand les contextes changent. Tout fait graphique
est tributaire des regards et des cultures qui le construisent là où il se manifeste. Le logo de Coca-cola au
fronton de la case d’un chef de village au bout d’une piste au Guatémala n’a pas la même signification
que sur un immeuble à Manhattan. Dans les deux cas il manifeste pour nous une ambition commerciale,
mais qu’en est-il vraiment des représentations de ceux qui le disposent et qui le voient dans ces contextes
bien différents ?
L’abondance de dispositifs graphiques générés par les activités des organisations est pensée et
créée par des agences qui produisent toutes de la même manière, selon les mêmes modèles (toujours
occidentaux, même en Asie). Cela engendre un certain style graphique international, une sorte de
graphisme universel, convenu et sans surprises. Les cadres de conception et les dogmes graphiques encore
extrêmement prégnants dans ces productions sont encore très souvent ceux du Bauhaus et de l’École
d’Ulm. Un logo en valant un autre, il semble que l’essentiel pour une organisation soit d’avoir un objet
graphique à soi, suffisamment reconnaissable, quitte à produire quelques discours d’accompagnement
pour dire ce qu’on y a déposé comme valeurs ou symboles originaux à diffuser et recevoir comme tels.
Pourtant, les objets graphiques en eux-mêmes ne sont pas les plus importants à considérer. Comme on
l’a vu plus haut, l’analyse sémiotique trouve son véritable matériel en observant la constitution et la
circulation des artefacts qui les supportent et leurs diverses mises en dispositifs.
2-Global et local
Même les marques internationales ne peuvent rester indifférentes aux particularités locales ; elles
ne peuvent se contenter de traduire des mots, d’exporter des valeurs et doivent s’adapter aux cultures de
réception locales, voire être pensées dans ces cultures. Il ne suffit pas “ d’encoder ” un logo d’organisation
ou de marque avec des formules graphiques réputées universelles pour que cela fonctionne de la même
manière partout. Les écrits et les images gagnent à être pensés et redessinés non pas dans les logiques et
les cadres de conception des organisations productrices mais selon ceux des opérateurs locaux de la
diffusion et des usagers finaux, ce qui finalement peut leur garantir une certaine originalité, au sens d’être
de quelque part. Les logotypes japonais qui utilisent les spécificités verbales et visuelles des
idéogrammes se limitent de facto à des ambitions nationales dans leur pays d’origine, la richesse
graphique apportée par les idéogrammes ne pouvant être exportées dans une autre langue non asiatique.
On peut constater que beaucoup de dispositifs graphiques appuient des revendications de
différence ou des affirmations identitaires bien localisées qui entendent s’opposer à une globalisation des
valeurs et des idées, résister au rouleau compresseur des images graphiques multinationales, appauvries et
asservies à l’uniformisation des marchés. Dans ces joutes communicationnelles, les objets graphiques
sont alors diversement utilisés comme boucliers de protection (c’est le cas des labels de certification qui
s’opposent aux ambitions hégémoniques ou aux partialités des firmes) ou de béliers dans le cas des
grandes firmes qui frappent aux portes des nouveaux marchés avec une volonté conquérante. Chacun veut
défendre son produit, son terroir, son origine avec un logo spécifique souvent doté des ambitions d’un
label mais pas forcément du statut pragmatique qui va avec.
La globalisation des objets, systèmes et dispositifs engage à prendre en compte les enjeux,
stratégies et problématiques de conception, de production et d’interprétation ; les aspects techniques,
sociaux et sémiotiques, c’est-à-dire ne pas séparer les objets graphiques de leurs pratiques, quelles que
soient les phases dans lesquelles on les observe. Ce n’est pas facile à faire mais cela paraît essentiel.
La démarche suggérée ici propose une segmentation opérationnelle pour l’analyse. Elle plaide
pour une confrontation directe avec les objets sur leurs terrains de production ou d’interprétation. Le
sémioticien ne surplombe pas le monde, il y est immergé et observe les choses en train de se faire là où
elles se font, son regard contribuant activement à la compréhension des choses. Il est ainsi une source de
connaissance (sous réserve qu’il explicite ses objectifs) lorsque, dans une analyse en production, il montre
comment et pourquoi les systèmes signifiants sont tels que l’on peut les observer là où ils se
manifestent, comment ils se fabriquent, d’où ils viennent, ce qu’ils font, et finalement, en réception, ce
que les usagers en font ou peuvent en faire.
Fait, objet, système, artefact et dispositif sont de la sorte des niveaux possibles pour cadrer une
analyse sémiotique multidimentionnelle qui requalifie profondément la question graphique en termes
stratégiques et pragmatiques. Les dimensions sémio-pragmatiques et socio-sémiotiques ici très présentes,
invitent à dépasser le commentaire formel pour restituer les enjeux, les stratégies et les usages dont les
dispositifs font état, tant dans leur constitution que dans leurs modes de production à la fois
professionnels, organisationnels et sociaux.
Une sémiotique graphique, soucieuse autant des objets que des pratiques, invite de la sorte à
concilier les dimensions matérielles et symboliques des phénomènes et des faits qu’elle observe dans
leurs singularités, avec leurs enjeux sociaux, leurs causes en production autant que leurs effets en
réception. Elle se fabrique au vif de ses objets, là où ils font système et surtout là où un regard les saisit.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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