2 FOCUS LE COURRIER

SAMEDI 22 AOÛT 2009

SOLIDARITÉ

COMMENTLE BOURREAU D’UN JOURNALIS

BOLIVIE-CROATIE • Eduardo Rozsa Flores,le chef des mercenaires séparatistes de Santa Cruz abattu en avril
par la police bolivienne,avait déjà sévi en ex-Yougoslavie.Rozsa et l’un de ses lieutenants,incarcéré à La Paz,
sont suspectés d’avoir torturé et assassiné en 1992 un journaliste suisse infiltré dans leur milice d’extrême droite.
BERNARD PERRIN, LA PAZ
Il ne fait pas encore jour à Santa
Cruz, la capitale des basses-
terres de Bolivie. En plein
centre-ville, les forces spéciales
de la police pénètrent silen-
cieusement au quatrième étage
de l’Hôtel Las Americas. Cinq
mercenaires soupçonnés de
préparer une série d’attentats,
dont un contre le président Evo
Morales en personne, dorment
encore, mais ils sont armés jus-
qu’aux dents. Pour la police, les
consignes sont claires: ne pas
leur laisser le temps de faire ex-
ploser l’immeuble. Il est un peu
plus de cinq heures du matin, la
police enfonce les portes, et
ouvre le feu...
En ce petit matin du 16 avril
2009, le mercenaire Eduardo
Rozsa Flores meurt comme il a
vécu depuis dix-huit ans, par
une rafale de mitrailleuse et
dans un bain de sang. L’homme
ne répondra jamais de ses
crimes devant la justice, et no-
tamment de la mort du journa-
liste bâlois Christian Würten-
berg, torturé et étranglé près
d’Osijek (Croatie) en janvier
1992.
Insaisissable
Eduardo Rozsa Flores... Un
personnage insaisissable, sorti
du plus sombre des romans
noirs. Un personnage qui aura
hanté pendant presque deux
décennies les théâtres des
conflits les plus abjects, des
Balkans à l’Angola.
Un personnage «fanatique
de toutes les causes» qui
semble avoir construit sa vie
«pour dérouter le plus entêté
des enquêteurs», comme le
souligne Pablo Stefanoni, di-
recteur de l’édition bolivienne
du Monde diplomatique. Né à
Le journaliste Christian Würtenberg assassiné en 1992. DR
Santa Cruz d’un père juif hon-
grois et d’une mère espagnole
et catholique, il est tout d’abord
membre des jeunesses com-
munistes de Hongrie avant
d’être peu à peu attiré par le sé-
paratisme ethnique et l’extrê-
me droite; fidèle de l’Opus Dei,
il se convertira ensuite à l’is-
lam. Enfin, il soutient la cause
palestinienne autant que les
groupes séparatistes et racistes
de Santa Cruz opposés au gou-
vernement d’Evo Morales,
comme l’organisation d’extrê-
me droite Nacion Camba.
Journaliste infiltré
Eduardo Rozsa Flores dé-
barque en Croatie en 1991
comme journaliste pour le
quotidien catalan La Vanguar-
dia. Mais rapidement, exalté
par les champs de bataille, il
décide de s’engager «corps et
armes» pour défendre cette ter-
re en quête d’indépendance.
En octobre, appuyé par le pré-
sident Franjo Tudjman, le mili-
cien hongro-bolivien fonde la
Brigade internationale des vo-
lontaires. Elle regroupera des
anciens de la Légion étrangère
et des aventuriers de la droite
radicale venus de toute l’Euro-
pe participer à cette guerre aus-
si brutale qu’anarchique.
C’est dans cette Brigade in-
ternationale que s’incorpore en
novembre 1991 un jeune Bâlois
de 27 ans, Christian Würten-
berg, collaborateur de l’ATS,
l’Agence télégraphique suisse.
«Avant de retrouver Christian à
Osijek, en Croatie, je l’avais
déjà croisé en Tchétchénie et
en Géorgie. Dans notre groupe
de journalistes de guerre, tout
le monde l’adorait. C’était le
plus jeune, le plus intrépide. Et il
nous faisait rire, son sac était
toujours parfaitement or-
donné: un vrai Suisse!» se
remémore Julio César Alonso.
Ce reporter espagnol spé-
cialiste des Balkans se sou-
vient avec émotion du courage
et de la fougue de Christian
Würtenberg, avide de dénon-
cer les injustices et les crimes
de ce monde: «Il avait infiltré la
Brigade internationale, qui
combattait alors aux côtés de
l’armée croate, afin d’enquêter
sur le mode de financement de
ces mercenaires, sur leurs liens
avec les groupes d’extrême
droite européens, dont le
Front national français de
Jean-Marie Le Pen, et sur les
réseaux de trafics d’armes et
de drogue. Les Balkans se trou-
vaient sur la route de l’héroïne,
entre la Turquie et l’Europe, et
durant le conflit, le prix de cet-
te drogue avait fortement
baissé en Suisse.»
Mais Christian Würtenberg,
comme en témoigne son frère
Michael, avait surtout mis le
doigt dans un engrenage qui al-
lait lui être fatal. Il a notam-
ment fait le lien entre le finan-
cement de la milice
internationale et l’Opus Dei,
dont Rozsa Flores était un
adepte à cette époque, comme
en témoignent ses fréquents
voyages à Vienne au bureau de
«L’Œuvre».
«Au début de 1992, Eduar-
do Rozsa Flores a soupçonné
Christian d’être un espion. Et
il a ordonné son arrestation
puis son exécution. Christian
a été torturé et étranglé à
mains nues et à l’aide d’une
corde», raconte Julio César
Alonso. Ce dernier ne doute
pas une seconde de la culpa-
bilité d’Eduardo Rozsa Flores:
«Lors d’une rencontre à Za- Le mercenaire hongro-bolivien durant sa dernière mission: «Libérer Santa Cruz». KEYSTONE
greb, Rozsa m’a confié que
Christian s’était infiltré au
sein de son unité et que cette par Reporters sans frontières et Christian comme un mercenai- et faire dégénérer le conflit»,
situation n’allait pas durer. la Fédération internationale re, portant un uniforme militai- poursuit Alonso.
J’ai tenté de rallier Osijek, des journalistes accuseront re étranger: un outrage à la Selon ce dernier, Rozsa
base de la Brigade, au plus vite clairement le mercenaire d’être Constitution fédérale. Flores aurait ensuite fait des
pour le prévenir. Mais, quand responsable de la mort des Eduardo Rozsa Flores conti- offres au gouvernement sou-
je suis arrivé, je suis tombé sur deux journalistes. nuera, lui, ses basses besognes danais et proposé de «travailler
Rozsa, qui m’a dit en souriant: La famille de Christian Wür- en Bosnie, où il se battra au sein au Darfour pour nettoyer la ré-
c’est bon, le problème suisse tenberg réclamera un procès de la Brigade Tomislav, et parti- gion de l’ethnie Fur et des ONG
est réglé!» en Suisse, mais le journaliste ne cipera au nettoyage ethnique présentes».
jouira d’aucun soutien dans des musulmans à Mostar. En Le journaliste espagnol a
Lâcheté suisse son pays. Son employeur, en di- Angola, il se battra ensuite pour ensuite perdu sa trace... Jusqu’à
Eduardo Rozsa Flores n’en rect sur la DRS, s’en distanciera l’UNITA de Jonas Savimbi. ce 16 avril 2009 à Santa Cruz:
restera pas là, abattant publiquement, estimant ne pas «Après la mort du rebelle, Rozsa «Je ne suis pas partisan de la
quelques jours plus tard, d’une être responsable de la prise de réapparaît au Kosovo notam- peine de mort. Mais je suis sûr
balle dans la nuque, le photo- risque «inconsidérée» de son ment sous l’uniforme de l’UCK. que ce jour-là, en Suisse, en An-
graphe britannique de l’agence collaborateur. Quant au systè- Un de ses objectifs: Korenica, gleterre, en Bosnie, en Angola
AP Paul Jenks, venu enquêter me judiciaire suisse, il dissua- où il assassine cinq policiers ou au Kosovo, de nombreuses
sur le décès de Christian Wür- dera la famille d’entreprendre serbes désarmés. But de l’opé- familles ont remercié la police
tenberg. Les enquêtes menées toute poursuite, considérant ration: déclencher une réplique bolivienne.» I

Le meurtrier de Würtenberg croupit-il dans un cachot bolivien?

Lors de l’assaut des forces spéciales
boliviennes, le 16 avril à Santa Cruz,
deux des cinq présumés terroristes sont
capturés vivants. L’un d’eux s’appelle
Mario Francisco Tadic. Aujourd’hui, ce
boliviano-hongrois croupit dans une
cellule de la prison de San Pedro à La
Paz, section La Grulla, la plus lugubre
de toutes: des sous-terrains isolés du
monde d’où sortent les pires rumeurs.
La Fédération genevoise de
coopération (FGC), qui regrou-
pe une cinquantaine d’organi-
sations de solidarité Nord-Sud,
www.fgc.ch soutient financièrement, avec
l’appui de la Ville de Genève, la
rubrique «Solidarité internationale». Le contenu
de cette page n’engage ni la FGC ni la Ville de
Genève.
A l’écart du monde, Mario Tadic
pourrait pourtant intéresser aujour-
d’hui la justice suisse. Car si Eduardo
Rozsa Flores a donné l’ordre de tuer
Christian Würtenberg en janvier 1992,
le ou les meurtriers (le rapport d’au-
topsie pose l’hypothèse qu’il pourrait
y avoir au moins deux assassins) n’ont
jamais été arrêtés et jugés.
«Lors de la guerre en Croatie, Mario
Tadic était l’intermédiaire entre
Eduardo Rozsa Flores et les fournis-
seurs d’armes. De plus, le jour de la
mort de Christian Würtenberg, les
deux hommes étaient ensemble», af-
firme le journaliste de guerre espagnol
Julio César Alonso qui était à Osijek
début janvier 1992. De ses souvenirs,
une conversation: «Tadic s’est vanté
devant moi d’être un expert en torture
et d’avoir combattu les communistes
au Chili.»
«Or un ancien mercenaire améri-
cain, Colton Perry, d’ailleurs toujours
vivant aux Etats-Unis, m’a confirmé la
torture et la mort de Christian des
mains d’un Britannique ancien com-
battant des Malouines, Frenchie Han-
cock, d’un Hongrois dénommé László,
et d’un Bolivien qui se vantait d’avoir
torturé au Chili, dont les initiales
étaient... M.T. Je savais qu’un certain
M.T. avait participé à ce meurtre mais
longtemps j’ai pensé qu’il s’agissait
d’un volontaire irlandais. Aujourd’hui,
avec en plus la présence conjointe en
Bolivie de Rozsa et de Tadic, j’ai la cer-
titude que c’est ce dernier qui a tué
Christian Würtenberg.»
Dans le cas d’un crime contre un ci-
toyen suisse, le juge du dernier domici-
le connu ou du lieu d’origine est censé
ouvrir une action pénale d’office dès
connaissance des faits. Ces derniers se
sont certes déroulés il y a plus de dix-
sept ans, mais un tel crime n’est prescrit
qu’après trente ans. Le fait nouveau que
constitue la détention de Tadic et les
soupçons qui pèsent sur lui devraient
donc internationaliser cette affaire.
Il s’agit maintenant de déterminer qui a
la compétence de juger Mario Tadic. Un
juge bolivien, pour la mort d’un citoyen
suisse en Croatie? C’est peu probable.
«Mais, relève Philip Grant, avocat à
Genève et président de l’association
Trial – qui traque les criminels de guer-
re et lutte contre l’impunité – la Suisse
peut par exemple, si les conditions sont
réunies, invoquer une délégation de
poursuite.» Une extradition de Mario
Tadic en Suisse? Elle est peu probable,
aucun traité n’existant entre les deux
pays, mais pas totalement impossible
toutefois, en vertu de la Convention in-
ternationale contre la torture. A la justi-
ce désormais de faire son œuvre.
Au niveau politique également les
autorités suisses peuvent aujourd’hui
réactiver le dossier et reconnaître que
le jeune journaliste œuvrait dans le
cadre d’une investigation. «Je l’ai
répété des centaines de fois, Christian
n’était pas un mercenaire. Il n’a porté
cet uniforme des Brigades internatio-
nales que pour enquêter et dénoncer. Il
était journaliste! Toute notre famille
voudrait que cela soit reconnu enfin
par la Suisse. Pour sa mémoire», note
Michael Würtenberg. Dix-sept ans
après la mort de son frère, ce dernier
aimerait que justice lui soit faite. BPN