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LES ÉPREUVES CORRIGÉES DE LA 628-E8

Il est toujours passionnant, pour la connaissance de la genèse des grandes œuvres


littéraires, de posséder les divers états du texte, depuis les notes préparatoires 1 et les premiers
brouillons jusqu’au texte imprimé, en passant par le manuscrit quasiment définitif et les
épreuves d’imprimerie dûment corrigées de la main de l’auteur. Mais, en ce qui concerne
Mirbeau, les généticiens risquent fort de rester quelque peu sur leur faim : il n’a en effet gardé
aucun brouillon, et nous ignorons même s’il a constitué des dossiers préparatoires ; en dehors
de ses pièces de théâtre, nous ne possédons que très peu de ses manuscrits 2 ; et les épreuves
corrigées, à une exception près, ont toutes disparu. De sorte que nous en sommes réduits à
étudier, non pas les manuscrits des romans, qui brillent pour la plupart par leur absence, mais
les premières moutures de chapitres parues dans la presse et retravaillées par la suite, avant
d’être insérées dans des œuvres patchworks, selon la technique du collage, qu’il a faite sienne
à partir de la conception du Jardin des supplices sous sa forme définitive. .
C’est dire l’importance, pour les mirbeaulogues, des épreuves corrigées de La 628-E8,
uniques de leur espèce3. Elles doivent d’avoir été sauvegardées à la dette de reconnaissance
contractée par Mirbeau envers Jules Claretie, l’administrateur de la Maison de Molière, à qui,
nonobstant son double jeu dans l’affaire du comité de lecture4 et ses tergiversations dans la
réception du Foyer, l’heureux dramaturge doit d’avoir pu conquérir de haute lutte ce bastion
du conservatisme théâtral qu’était la Comédie-Française. C’est pour le remercier de ses bons
et (pas toujours) loyaux services, et sans doute aussi pour entretenir sa bienveillance, très
relative, à l’égard d’une pièce qui risque fort de susciter ses haut-le-cœur quand il en
découvrira toutes les audaces, qu’il lui a fait ce somptueux présent, sans doute le 10 ou 11
novembre 1907, comme l’atteste la lettre de Claretie à Mirbeau du 12 novembre5 : « Il [un
article de L’Indépendance belge que l’administrateur lui envoie] me permet de vous redire
encore combien je vous suis reconnaissant de ces épreuves si précieuses d’un livre qui va
faire autant de tapage que cette fête de l’automobile et qui durera plus longtemps 6. » Voyons
donc ce que nous révèle cette rareté bibliophilique.

1
Voir supra la présentation des dossiers de Zola par Colette Becker.
2
Heureusement, nous en avons deux de Dingo, plus des fragments conséquents du manuscrit du Journal
d’une femme de chambre. Quant au manuscrit du Jardin des supplices, il a bien été conservé et il est passé en
vente au cours d’une des nombreuses ventes Sickles, mais son prix était prohibitif et il ne nous a pas été loisible
de le consulter.
3
Collection Jean-Claude Delauney.
4
Voir Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau l’imprécateur au cœur fidèle, Librairie
Séguier, 1990, pp. 670-672 et 683-688. Voir aussi le tome III de la Correspondance générale de Mirbeau, à
paraître en 2008.
5
Collection Jean-Claude Delauney. Elle est jointe à un exemplaire complet de l’édition originale de La
628-E8.
6
Dans cette même lettre, Claretie évoque le témoignage du peintre Édouard Detaille, qui confirme le
controversé récit que fait Mirbeau de la mort de Balzac : « Detaille – ah ! oui Detaille – nous disait qu’il savait
l’histoire de Jean Gigoux et, je crois bien, par Jean Gigoux lui-même. » Le « ah ! oui Detaille », en incise,
semble impliquer que Claretie n’ignore rien du mépris de Mirbeau pour le peintre pompier, ce qui devrait lui
interdire d’aller solliciter son témoignage.
On sait que Mirbeau, dans sa façon de composer – nous n’osons dire « construire », tant
son modus operandi exclut toute velléité architecturale – procède par alluvions successives :
il ajoute le plus souvent des mots, des propositions, des phrases ou des répliques, voire des
paragraphes entiers, quand ce ne sont pas carrément des chapitres ; et il lui est arrivé plus
d’une fois d’attendre le dernier moment pour insérer, dans une œuvre partie chez l’imprimeur,
des ajouts qui en modifient singulièrement la nature. Ainsi, les deux dernières pages du
Jardin des supplices ne figurent-elles pas sur le manuscrit 7 et ont-elles été ajoutées in
extremis ; il en va de même du chapitre X du Journal d’une femme de chambre, qui, en
amalgamant deux anciennes chroniques du Journal destinées à ridiculiser les préraphaélites,
vise délibérément à casser le réalisme apparent du récit et à rendre impossible une lecture
naturaliste au premier degré. Dans le cas de La 628-E8, ces ajouts tardifs sont encore plus
conséquents.
C’est tout d’abord le cas de l’avant-dernier sous-chapitre, « Berlin-Sodome », qui, dans
les épreuves d’imprimerie, n’est mentionné que par un ajout dans la table des matières et par
un impératif « intercaler ici », au-dessus de l’intertitre « Les deux frontières » (p. 458). On
peut supposer que c’est l’actualité du scandale lancé par Maximilian Harden en juin 19078 et
de ses répercussions dans les mois suivants qui a donné au romancier l’idée d’introduire
hâtivement ces pages sur l’homosexualité à l’allemande. Mais, comme le manuscrit du
chapitre ajouté n’est pas joint au volume d’épreuves, on peut se demander si un précédent
possesseur ne l’aurait pas extrait du volume d’épreuves, que ce soit pour le garder par-devers
soi ou au contraire pour le vendre à part.
Ensuite et surtout, c’est toute la lettre-dédicace à Fernand Charron – excusez du peu ! –
qui est absente des épreuves d’imprimerie et qui a donc été introduite in extremis. Comme si
Mirbeau s’était rendu compte sur le tard de la nécessité de justifier l’originalité de son récit en
soulignant davantage, dans un texte liminaire, sa rupture avec les règles narratologiques en
vigueur en même temps qu’il dérogeait aux habitudes dédicatoires. En revanche, les trois
sous-chapitres sur Balzac – qui, ont le sait, seront supprimés, à la veille de la sortie du
volume, à la demande de la fille de Mme Hanska – y sont bien à leur place, de même que
d’autres passages insérés tardivement, fin juillet – début août9 : sur la poétesse française que
Mirbeau caricature sans la nommer (il s’agit d’Anna de Noailles) ; sur Paul Bourget et les
femmes allemands ; sur Strasbourg et la question du Maroc ; et, pour finir, sur la passage
contrasté des deux frontières, à Grand-Fontaine (initialement Katzenbach) et Raon-la-Plaine.
En l’absence de toute mention de ces deux importants ajouts ultérieurs, les seules
modifications de la table des manières concernent deux intertitres : « Le port » devient « Sur
les quais » et « La faune de la route » est rebaptisée « La faune des routes » (p. 463-4).
Au stade des épreuves d’imprimerie, la composition de type alluvionnaire,
caractéristique de Mirbeau, ne joue plus qu’à la marge. Pour lui, il s’agit désormais

7
Le manuscrit (ancienne collection Daniel Sickles) s’arrête à « sous la lune d’une nuit d’été ».
8
Sur cette affaire Harden-Moltke-Eulenburg, qui durera jusqu’en 1909, voir
http://de.wikipedia.org/wiki/Harden-Eulenburg-Aff%C3%A4re.
9
C’est dans une lettre à Thadée Natanson du 10 août 1907 (collection Paul-Henri Bourrelier) que
Mirbeau fait le point sur les derniers sous-chapitres. C’est cette lettre qui nous permet d’identifier le deuxième
correcteur des épreuves.
essentiellement d’adapter au mieux la forme au propos, de la rendre plus incisive, plus
efficace ou plus juste, et aussi, bien entendu, de corriger comme il se doit les erreurs qu’il est
en mesure de relever, aussi bien les siennes que les coquilles des typographes, parfois
cocasses (« inculpèrent » pour « inculquèrent », par exemple, p. 1410). Nous glisserons sur les
corrections de ces diverses coquilles, ainsi que sur la ponctuation – ajout de virgules,
notamment, et de quelques majuscules (« la Sottise des nations », p. 42) – ou sur l’insertion
de blancs pour séparer les paragraphes, et nous ne signalerons que deux mini-corrections,
parce qu’elles sont curieusement à contretemps : alors que Mirbeau, dans ses lettres, néglige
les accents circonflexes et ne fait pas, orthographiquement, la différence, à la troisième
personne du singulier, entre un passé simple (eut) et un subjonctif imparfait (eût), il prend
soin, ici, d’ajouter de ces superflus accents à des formes verbales qui n’en ont nul besoin : «
eûssé-je » (p. 3) ou « connûsse » (p. 4), par exemple... Précisons que, par bonheur, le
typographe se gardera bien de respecter à la lettre ces fantaisies orthographiques. Autre
cocasserie à signaler : deux formules curieuses, qui suscitent le questionnement, au crayon,
d’un autre relecteur – très certainement Thadée Natanson – sont restées en l’état jusqu’à ce
jour : p. 195, le narrateur sent pénétrer en lui « un calme, une sécurité », alors qu’on attendrait
plutôt « une sérénité », comme le suggère Thadée ; et, p. 207, « la lumière caresse et aime »
les parterres de fleurs, alors que l’anonyme correcteur propose, plus logiquement, « anime ».
Le doute est permis : ne s’agirait-il pas de coquilles dues à une mauvaise lecture des
hiéroglyphes mirbelliens et qui ont échappé à la vigilance du romancier ? En revanche, le
relecteur a obtenu satisfaction sur un point factuel, sans que Mirbeau ait eu à corriger de sa
main : c’est à Spa, et non à Laeken, qu’est décédée la reine des Belges11, épouse de Léopold II
(p. 111).
Comme il n’est évidemment pas possible de relever in extenso la masse des
variantes12, nous nous contenterons de citer les plus intéressantes et, pour plus de clarté, nous
les regrouperons en trois catégories, qui ont pour seul mérite d’être élémentaires, selon la
nature des changements qu’elles introduisent : les additions, les suppressions et les simples
corrections.

Les additions

Le seul ajout qui soit quantitativement important est le bref sous-chapitre intitulé,
ironiquement, « Vive l’armée belge ! ». Il s’agit de vingt-quatre lignes manuscrites, rédigées
sur une feuille blanche insérée dans le volume d’épreuves, et que le typo est invité à
« intercaler ici » par une impérieuse mention manuscrite, à la fin du sous-chapitre sur « Le

10
Les indications de page renvoient à la pagination du volume d’épreuves corrigées. Ce sera aussi celle
de la première édition (du moins, jusqu’aux trois chapitres supprimés), car la dédicace à Fernand Charron y sera
paginée en chiffres romains, ce qui ne changera donc pas la pagination initiale.
11
Dans une lettre à Jean Lorrain, adressée de Luchon le 7 août 1903, P.-B. Gheusi rappelait que, l’année
précédente, la maîtresse du roi – sans doute Cléo de Mérode – « si curieusement, ne lui laissa que 48 heures
pour aller s’assurer, à Bruxelles, que la reine était bien morte » (cité par Éric Walbecq, in Jean Lorrain, Lettres
à Gustave Coquiot, Champion 2007, p. 109).
12
Elles seront naturellement insérées dans une nouvelle édition critique de La 628-E8, au cas où un
éditeur serait intéressé.
repas de funérailles » (p. 74 des épreuves, p. 75 de la première édition). Dans la jouissive
caricature que le voyageur nous livre de la Belgique, il manquait en effet l’évocation de sa
« terrible » armée, dont toute la redoutable puissance réside dans les chamarrures de ses
uniformes – d’où une autre menue addition, à propos d’un officier de retour du Congo : « il
n’était malheureusement pas en uniforme » (p. 73). Armée de carnaval ou d’opérette, donc,
comme celle du tsar, à cette différence près que, nonobstant un roi affairiste cyniquement
enrichi par « le caoutchouc rouge » du Congo, la Belgique est un pays pacifique qui ne
menace pas ses voisins – malgré ce que laissent entendre les défenses de Givet – et qui peut
s’offrir ce luxe, alors que la Russie continue d’entretenir des ambitions expansionnistes peu
compatibles avec l’état réel de ses forces armées. Entre deux maux, les gentils ridicules de la
Belgique, fussent-ils ceux de son armée, apparaissent comme infiniment moindres que les
horreurs de la sanglante autocratie tsariste !
Les autres additions se limitent à une réplique, une phrase, un membre de phrase ou un
simple mot, mais n’en sont pas moins signifiantes. Tantôt, il s’agit d’apporter un complément
d’information : par exemple, l’ajout de « M. Valentin Simond, alors directeur de L’Écho de
Paris » (p. 447) constitue une attestation supplémentaire de la véracité du récit de la dernière
rencontre de Mirbeau avec Maupassant et Paul Bourget à bord du Bel-Ami. Celui de « On
dirait que les astres sont tombés du ciel, sur la terre » (p. 303) confère une allure fantastique
à la description expressionniste de ce qu’aperçoit, du paysage, l’automobiliste qui franchit
nocturnement une côte. Préciser que la grande-duchesse réside « en Allemagne le moins
possible » (p. 328) renforce l’impression d’ennui qui suinte de la cour impériale, d’après von
B.. Quant à cette addition : « Plus le sou, avec ce front-là / Il se gifla le front, fouilla ensuite
dans sa poche, en ramena quelques pauvres florins, qu’il fit rouler sur la table. / – Plus le
sou ! Tordant !... Tordant ! » (p. 240), elle confère davantage de vie au quasi-monologue de
l’intarissable et saoulant Weil-Sée, riche des rêves dont son front est surchargé.
Pour atténuer un peu la dureté de son tableau de Bruxelles, ville condamnée à imiter
Paris dans un registre en dessous, Mirbeau ajoute : « sauf le théâtre du Parc, qui est tout à fait
français » (p. 67) – et qui a notamment donné maintes représentations des Affaires ! Lorsque
l’Alsacien « très intelligent » parle des Français, qu’il ne porte guère dans son estime, il
emploie le terme voltairien de « Welches », que le romancier substitue au « Belges » initial,
d’où cet ajout cocasse : « Je croyais avoir entendu : belges. Je lui en fis la remarque. / –
Welches... belges, c’est le même mot, répondit-il » (p. 456), achevant ainsi d’indifférencier les
deux peuples. Pour rappeler que les anti-dreyfusards ont été longtemps très largement
majoritaires et ne sont toujours pas près de reconnaître la vérité, Mirbeau précise
ironiquement, à propos de Brossette, qu’il continue de croire « fermement à la trahison de
Dreyfus comme un brave homme ». Enfin, juste avant le passage de la frontière française,
interrogeant le même interlocuteur « qui ne se paye pas de mots », il lui prête cette réplique,
visiblement chargée de bien distinguer les Lorrains francophones des Alsaciens germanisés :
« – Et la Lorraine ? / – Ça, c’est une autre histoire... Elle est restée française, jusque dans le
tréfonds de l’âme... Sourires ou menaces, rien n’entame le vieux sentiment, obstiné et
profond... comme l’espérance... » (p. 458).
Quant aux mini-ajouts de quelques mots, ils contribuent à préciser ou à compléter la
pensée. Ainsi, l’Académie n’est-elle pas seulement « très duc » et « très riche », mais aussi
« très cardinal », histoire de rappeler son lien originel avec Richelieu et la place qu’y
occupent traditionnellement des prélats dont l’œuvre littéraire n’a évidemment rien
d’immortel. Un des spéculateurs présentés par Weil-Sée, n’est pas seulement hardi et
heureux, mais aussi des « plus implacables » (p. 250), ce qui met opportunément en lumière
la brutalité du Talon de fer des affairistes. Si, à propos de la célèbre phrase de Richard III à la
recherche d’une monture salvatrice, Mirbeau précise qu’il l’a prononcée « dans un accès de
folie » (p. 288), cela sous-entend que ceux qui vitupèrent le progrès en général, au lieu de
remettre en cause l’usage qu’ils en font en particulier, sont également frappés de folie. Et, s’il
introduit ironiquement l’adverbe « intrépidement » (p. 289), à propos de ces « vieux
messieurs » qui « se vengent sur leurs chiens », c’est pour mieux souligner leur parfaite
lâcheté. L’ajout du nom de « Camille Pissarro », à côté de celui de Cézanne (p. 214),
témoigne de son désir de rendre un nouvel hommage, fût-ce en passant, à celui en qui il
voyait un père idéal. Quant à « en dépit de mes remords », ajouté in extremis à la fin du
chapitre « Chez les Belges » (p. 125), il contribue à atténuer un peu la sévérité de ses
jugements : visiblement Mirbeau a peur que trop de lecteurs d’outre-Quiévrain ne réagissent
très mal et ne lui interdisent désormais toute nouvelle visite. Il en va de même de l’ajout d’
« injuste » pour caractériser le ton « frivole » du chapitre sur Bruxelles (p. 83), dont le
romancier vient de tourner la page, ou de celui des « frivolités » des Français et de « leurs
vaines richesses », qu’il oppose aux « qualités » et « vertus » des Belges. On sait que ces
modestes rééquilibrages verbaux ne seront pas suffisants pour éviter le scandale et calmer
l’ire de certains de nos voisins du Nord.

Les suppressions

Les suppressions13 obéissent aux mêmes soucis. Il peut s’agir simplement :


- D’éviter une banalité, comme « Et le temps passe » (p.183), par quoi se terminait la
réplique d’un chauffeur bloqué par le ministre des Digues ; ou un à-peu-près trop tiré par les
cheveux, comme les oies dont le pâté et le duvet sont supposés racheter la faute des plumes
avec lesquelles on écrit tant de sottises et de mensonges : « et ceci rachète cela » (p. 297).
- Ou bien d’épargner une répétition ou une redondance, comme dans ce
« moi...moi... » que le narrateur de l’émeute de Gand entend « voltiger sur chaque lèvre,
courir sur chaque lèvre, rebondir de lèvre en lèvre » (p. 89) ; ou dans ces quarante francs
« donnés à sa mère » que « le bon Brossette » avait « largement, abondamment » rattrapés (p.
25) ; ou dans cette addition « Elles méritent tous les honneurs » (p. 297), à propos des oies
qui méritaient déjà « cet honneur » de garder le Capitole ; ou bien, à propos des quais et des
canaux qui paraissent se ressembler tous, « si on n’a pas le goût de la nuance » (p. 257).
- Ou encore de couper une réplique peu en situation, comme ce « Vous êtes bien
aimable », lancé par un expulsé au commissaire qui lui signifie son arrêt (p. 128) ; ou un
jugement un peu trop péremptoire, par exemple sur une phrase de la première lettre de Mme
13
En gras, les mots ou membres de phrase supprimés.
Hanska à Balzac, « qui avait été le premier mensonge de leur liaison » (p.. 420) ; ou bien une
précision d’un intérêt limité, comme le soir à Dordrecht, sur les bords du Rhin « où les voiles
se penchaient lentement » (p. 216), ou, à Endegeest, quand, à la recherche de la maison de
Descartes, « on ne put nous satisfaire » (p. 290).
.. D’autres fois, elles visent à atténuer une vacherie, par exemple à l’encontre de certains
automobilistes nostalgiques des « carrosses vitrés » d’autrefois : « Ne pouvant plus
promener des rois, qui vont en automobile, ils promènent des clowns et des paillasses ». (p.
135) ; ou à l’encontre de l’anonyme poétesse, dont les manières, qui étaient jugées carrément
« ridicules », ne sont plus qu’« inconnues de la femme allemande » (p. 443).
La plus importante des ratures a trait à une réplique de Weil-Sée relative à Cellini :
« Et Benvenuto Cellini, mon cher, statuaire médiocre, bon orfèvre, homme d’un goût sûr,
qui savait si bien comment l’on doit traiter les mauvais artistes. Il les assassinait ! » (p.
246). Outre que Mirbeau pouvait donner l’impression de rabâcher, l’évocation de la double
vie de l’orfèvre florentin arrivait un peu trop comme un cheveu sur la soupe.

Les simples corrections

Parmi les autres modifications introduites sur épreuves, nous distinguerons, pour la
clarté de l’exposé, celles qui sont réellement signifiantes, peu nombreuses, et celles qui n’ont
qu’un intérêt stylistique.
Parmi les premières, notons l’ironique substitution de Viélé-Griffin à François Coppée
comme piteux ersatz de Victor Hugo (p. 56). Après l’avoir chargé pendant l’affaire Dreyfus14,
Mirbeau est revenu à de meilleurs sentiments à l’égard de l’inoffensif poète des humbles,
égaré un temps dans le nationalisme, et préfère donner un nouveau coup de patte en passant à
un poète qui incarne à ses yeux les pires errements de feu le symbolisme. La substitution de
Victoria à Frédérique (p. 370), pour désigner l’impératrice d’Allemagne, mère de Guillaume
II, est peut-être la correction d’une simple erreur, mais on peut se demander si Mirbeau
n’aurait pas sciemment dérapé, avant de regretter d’avoir pu faire croire qu’il parlait
méchamment du défunt empereur au féminin. Avec le remplacement de « votre fille est morte
pour cela » – c’est-à-dire pour le triomphe du bienfaisant « automobilisme » – par « votre fille
s’est sacrifiée pour cela » (p. 312), on passe d’un simple et froid constat à une interprétation
monstrueuse qui ne peut que choquer le lecteur et l’inciter à une remise en cause de la
sanctification du progrès au nom duquel on massacre tant d’innocents.
Une autre correction traduit un apparent désir d’amortir, non plus le chagrin des
Belges, cette fois, mais celui des Toulousains, qui n’en peuvent mais, et que la première
version chargeait à l’excès : « Mais n’avons-nous pas Toulouse ? N’avons-nous pas
Toulouse, l’esprit de Toulouse qui fausse et pourrit l’esprit de la France bien plus que
l’esprit de Bruxelles ne [ ...15] la Belgique » devient : « l’esprit de Toulouse caricature
l’esprit de la France au moins autant que l’esprit de Bruxelles celui de la Belgique ? » (p.

14
Voir en particulier l’hilarante chronique de L’Aurore intitulée « À cheval, messieurs ! » (L’Affaire
Dreyfus, Séguier, 1991, pp. 208-213).
15
Le verbe a été raturé et est devenu indéchiffrable.
122). Double, voire triple atténuation. D’autres modifications manifestent un souci
d’exactitude : « la porte » de la maison de Balzac est remplacée par « la grille » (p. 417) : les
« quelques jours » qui auraient suffi à réduire à néant le grand amour de Balzac et de
l’Étrangère se muent en « quelques mois » (p. 419) plus plausibles.
Mais la plupart d’entre elles ne sont que des améliorations stylistiques, qui visent :
- À rendre les phrases plus piquantes : ainsi Maisons-Laffitte, de banale « villégiature
plus élégante » que Poissy, où se trouvait une maison d’arrêt, devient une « colonie moins
pénitentiaire », p. 301).
- Ou à donner à la phrase plus de vivacité : à propos des « gros industriels »
allemands, Mirbeau remplace « Ils sont américains en cela » par « Américains en cela » (p.
374).
- Ou à éviter des lourdeurs et à rendre les phrases mieux équilibrées. Ainsi, une
serveuse désireuse de prouver « qu’elle était dénuée au point de n’avoir pas de linge », se
contente-t-elle d’affirmer « son dénuement » (p. 263) ; les « partis pris compliqués de la
politique » deviennent des « subtilités » (p. 308), et, ce faisant, la banalité se mue en ironie ;
le vieux monsieur qui contemplait le spectacle désolant d’un animal écrasé, d’« un chien, qui
avait été son chien... qui avait été le chien de Rébecca » (p. 290), se contente désormais de
pleurer « son chien » ; « une chose que chacun sent » se précise en « une nuance » (p. 351) ;
les spectateurs de Monna Vanna, qui s’apprêtaient à « doter la patrie allemande d’un enfant,
enfant confectionné selon les meilleures recettes de l’Anthropogénie », fabriqueront
dorénavant, selon les mêmes recettes éprouvées, « un petit Allemand » (p. 379) ; « Ce père
silencieux [le Kaiser Frédéric] n’était pas ce qu’il fallait » est corrigé en « ce silencieux
n’était pas le père qu’il fallait » (p. 344), etc.

L'étude des épreuves corrigées de La 628 -E8 nous montre donc, et nous n'en serons
pas autrement surpris, un romancier extrêmement soucieux de parfaire et de compléter son
œuvre jusqu'au dernier moment, constamment à la recherche de la plus grande efficacité
stylistique. S'y ajoute l'émotion de suivre dans l'instant l'écrivain dans son processus créatif le
plus intime, de découvrir les ultimes évolutions de sa pensée, parfois en fonction de l'actualité
immédiate. Et aussi de constater qu'en polémiste averti, Mirbeau sait revenir parfois sur un
premier élan offensif, réduire la portée ou modifier la direction de quelques tirs. Le plus
piquant de tout cela sera de découvrir rétrospectivement qu'après ces affinages et pesées de
mots au trébuchet du pharmacien, Mirbeau ne voyait, avant publication, strictement rien à
ajouter ni retrancher, fût-ce une virgule à la vingtaine de pages relatives à Balzac et à sa mort.
Bien difficile de retenir un certain sourire quand on sait le scandale qui en résulta ...
Pierre MICHEL et Jean-Claude DELAUNEY

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