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Parce que, près de 25 ans plus tard, il ne me reste que des bribes de mémoire, un
kaléidoscope d'images, un bric à brac de scènes, de situations, d'ambiances, d'odeurs, de
visages, d'émotions que je ne peux plus relier entre elles, insérer dans une chronologie, situer
sur une échelle de valeur allant de l'anecdotique au caractéristique… Il aurait fallu que,
comme Robert Linhart auteur de L'Etabli, livre "juste" sur l'usine, je tienne un journal
quotidien, mais je n'ai eu ni le temps ni le goût, tout au long de ma vie militante de noter mes
impressions quotidiennes.
Parce que je ne suis pas un écrivain et que je n'ai pas les qualités intellectuelles et
stylistiques pour faire dévaler en un flot tumultueux mais canaliser ces paillettes aurifères qui
ont enrichi mon existence.
Parce que ces torrents de vie qui coulaient entre les murs des usines, cachés par les
toits de tôle ondulée, les hauts murs de briques ou de parpaing, des portails massifs, se sont
beaucoup amenuisés et n'ont plus la même couleur et la même chaleur qu'à cette époque-là.
Et si je regrette d'être tellement impuissant à rendre compte de cette réalité en voie de
disparition, il me semble au moins nécessaire de tenter de conserver les détails que j'ai pu en
retenir.
Ceci d'autant plus que, malgré l'existence d'un grand nombre d'intellectuels ouvriers,
et, plus étonnant encore, d'étudiants, de lycéens brillants en fin d'études en 1968, "établis" en
usine, rares sont ceux qui ont tenté de transcrire cet univers.
L'atelier théâtral.
L'atelier est un monde clos qui ressemble beaucoup au théâtre. Avec ses murs sans
fenêtres, son toit en tôles ondulées agrémenté de verrières opacifiées par les fumées, l'érosion,
les dépôts noirâtres de poussière, la lumière y pénètre peu. Les poutraisons métalliques, les
rails de circulation des ponts roulants, les supports de treuil de manutention font penser aux
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cintres où se règle la progression de l'action dramatique par le changement de décors…Le
vacarme des machines, des outils, des pièces transportées et assemblées ajouté à la grande
dimension de l'espace rend difficile la parole ordinaire. Tout ceci concourt à transformer les
ouvriers en acteurs de pièces multiples, utilisant des modes d'expression semblables à ceux
des comédiens : la gestuelle est accentuée afin d'attirer l'attention des compagnons de travail,
la voix est forcée pour couvrir les bruitages parasites, l'exagération des propos sert à détourner
l'attention des autres de leur travail…
Par ailleurs c'est, comme dans les cirques antiques, un lieu de conflit (conflit avec la
matière, mais aussi conflit avec la maîtrise, avec les contrôleurs, les chronos, la Direction, le
patron…). Sur cette scène se jouent dans l'improvisation permanente de multiples petites
comédies et drames de toutes natures.
Comme dans les troupes permanentes de spectacle vivant, une complicité, une
chaleur très particulière circule entre ces acteurs naturels du procès de travail.
Malgré le danger toujours présent (il manquait un ou plusieurs doigts à la plupart des vieux
ouvriers que j'ai connus, un copain a été écrasé par un paquet de tôles, d'autres ont été brûlés
plus ou moins gravement, la cuisse d'un gars qui travaillait à côté de moi a été à moitié
sectionnée par une disqueuse…), les conditions de travail éprouvantes (froid, chaleur,
cadences), la pression permanentes des agents de maîtrise, l'impression dominante que je
conserve de ces ateliers (semblable à celle des anciens combattants qui ont galèré dans les
tranchées entre 1914 et 1918) est celle d'une intense camaraderie corporelle et intellectuelle,
d'une espèce de joyeuse fièvre collective.
Je me souviens du jour où un jeune ouvrier immigré, grand, costaud, souriant a commencé à
taper en rythme avec son marteau sur la tôle posée devant lui sur des tréteaux. C'était une fin
de journée, au printemps et le soleil colorait en jaune les verrières. Quelques secondes plus
tard un autre (moi peut-être, je ne sais plus) a commencé à l'accompagner avec un autre
marteau. Comme un feu de broussaille ou plutôt comme un fou rire, en cinq minutes, cette
cadence a envahi l'atelier, tous les gars cognant sur la ferraille avec ce qu'ils avaient sous la
main. Un peu affolé, le chef d'atelier est accouru, craignant le démarrage d'une action
revendicative dure, et est resté éberlué devant nos visages hilares. Ce jour là, nous avons ri à
coups de marteau.
L'atelier ce n'était pas pour moi le théâtre de la cruauté, mais celui permanent de la
joie, de la foi en l'homme collectif, celui de Mai 68, celui aux représentations sporadiques lors
des grandes manifestations. C'était celui où j'avais ma place.
La grande famille.
L'intégration dans les usines était quelque chose d'immédiat, spontané. Dès son
embauche le nouvel arrivé est un "compagnon". Personne ne lui demande à ce moment-là d'où
il vient ce qu'il a pu faire ou connaître avant, ses opinions. Il est accepté par le groupe. Ce
n'est qu'après que les autres peuvent s'intéresser à l'accessoire, à ce qui relève du "hors-
atelier". D'autre part, malgré les attachements souvent viscéraux à telle ou telle organisation
syndicale, le milieu ouvrier était à la fois tolérant, curieux, ouvert.
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Le compagnon étranger.
Cependant cette situation d'équilibre trouvée au fil des années a été troublée lors de
l'embauche massive de réfugiés cambodgiens regroupés autour de la nouvelle fabrication de
containers par la SNAV. Ouvriers français et d'origine nord-africaine ont exprimé un rejet
certain de ce groupe de nouveaux arrivants dépourvus de traditions de résistance à
l'encadrement et à la Direction, qui ne s'impliquait pas dans les luttes internes de l'entreprise,
qui acceptait les cadences de travail plus élevés que dans les autres ateliers, qui mettait donc
en danger l'ensemble des autres travailleurs. Là j'ai vu s'exprimer un racisme (uniquement
verbal heureusement ) ouvert et partagé par les "français de souche" et les Maghrébins.
Le cas Piaton.
L'encadrement direct dans les ateliers était constitué de "petits chefs" (agents de
maîtrise) et de chefs d'ateliers. Les petits chefs étaient presque tous d'anciens ouvriers
arrivistes, généralement assez incompétents professionnellement, chargés de faire régner la
discipline et d'augmenter autant que possible le rendement. Sergents bornés et aboyeurs de
l'armée du Capital. Les chefs d'atelier devaient de leur côté maîtriser leur secteur de
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production, techniquement et humainement. La plupart n'y parvenaient que très
médiocrement.
Piaton est le seul chef d'atelier que j'ai pu secrètement admirer, respecter, même si
nous nous sommes constamment plus ou moins violemment heurtés, combattus. La Direction
était bien consciente de ses capacités et avait progressivement regroupé dans son atelier les
"fortes têtes (mis à part ceux dont les qualifications imposaient qu'ils soient affectés ailleurs
dans l'entreprise). Avec intelligence, souplesse, autorité mesurée, il réussissait à obtenir de
nous la cadence fixée par la Direction de fabrication de wagons-ballasts, malgré les nombreux
débrayages que j'ai pu y organiser concernant les conditions de travail, outre ceux regroupant
l'ensemble de l'usine contre les licenciements collectifs.
Un matin d'hiver nous avons refusé de travailler tant que le chauffage (principalement
symbolique ) de l'atelier ne serait pas assuré. Après avoir vainement tenté de nous faire
reprendre le travail, au lieu d'utiliser des menaces, nous avons convenu avec lui qu'il aille
chercher un thermomètre et qu'il ne puisse exiger la reprise de la production qu'à partir du
moment où la température atteindrait les 8° minimum requis par le Code du Travail. La
chaufferie a été mise en route et nous avons pris nos outils à 9 heures du matin, deux heures
après l'embauche.
Une autre fois, durant la phase aiguë de lutte contre les licenciements, seul, plutôt petit et frêle
dans sa blouse grise, il s'est retrouvé entouré par tous les gars de l'atelier, furieux et agressifs.
Il a blêmi mais n'a pas reculé d'un centimètre. Il a tenté de discuter calmement avec nous, et
principalement avec moi puisque j'étais le délégué du personnel de l'atelier. Nous n'avons pas
repris le travail, mais il a pu regagner son bureau sans bousculade.
Détail, mais significatif de son attitude, c'est le seul chef d'atelier qui venait régulièrement
déjeuner à la cantine réservée aux ouvriers, plutôt que dans la salle à manger destinée aux
cadres.
Lorsque j'ai quitté la SNAV, le jour où j'ai emporté mes affaires personnelles, il m'a
rejoint avant que je franchisse le portail pour me dire qu'il regrettait mon départ et que le
monde avait besoin de gens comme moi pour éviter un délabrement général. J'ai été stupéfait.
La lutte des classes était finalement donc un exercice plus complexe et plus subtil que je ne le
pensais… !
Dans les entreprises de la métallurgie, les femmes étaient très peu nombreuses dans
les ateliers. La plupart étaient "pontonnières", guidant les ponts roulants et les treuils dans les
nacelles fixées à ces formidables engins de manutention...
Maria Rodriguez, "la Maria", était, fait rarissime, soudeuse, et travaillait au milieu
des hommes qui fabriquaient des wagons.
D'origine espagnole, elle était déléguée CGT jusqu'au moment de la reprise en main de la
Section Syndicale par le PCF après l'occupation de l'usine.
Petite mais robuste, elle faisait son travail comme les autres, et elle était considérée comme un
(et pas une) ouvrier pas seulement égal, mais semblable aux autres. Dans ce milieu masculin
où régnaient de multiples frustrations, y compris sexuelles, où les histoires paillardes se
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racontaient au moment du casse-croûte, personne n'aurait imaginé (je n'ai pas dit "osé") en
faire la cible de plaisanteries grivoises, encore moins de la harceler de quelque manière que ce
soit.
Ceci bien sûr en raison de ce "melting- potage" en vase clos que constituait l'univers "usinier"
qui intégrait toutes les différences, mais c'était aussi le résultat du caractère de Maria. Sans
avoir semblé traversé par les courants et combats féministes de l'époque, elle ne se considérait
pas inférieure ou différente des autres êtres humains. Fière, combative, souriante et généreuse
habituellement, elle était radicale, intransigeante lors des conflits, n'acceptant pas la
soumission de certains au patronat.
Sacré bout de femme (même si je n'ai jamais perçu à l'époque la femme qu'elle était
aussi, la mère seule qu'elle était avec les problèmes que cela impliquait…), sacrée camarade !
Dans mon esprit, il s'agissait d'une figure mythique, parente de la Sorcière d'Hansel
et Gretel, voisine de l'Ogre du Petit Poucet ou du Prince Charmant réveillant la Belle au Bois
Dormant, vulgarisée à tous les sens du terme dans les magazines de faits divers et alors
souvent associée au Beau Ténébreux, tendre, fortuné et parfois un peu louche.
Je ne m'attendais pas à la rencontrer, et encore moins dans l'œil du cyclone de l'occupation de
la SNAV. Sur ce dernier point j'avais bien évidemment tort. L'exacerbation des tensions,
l'excitation engendrée par l'action et le manque de sommeil, la rupture des interdits
(appropriation même momentanée de l'entreprise, rapport de forces inversé avec la hiérarchie,
la communion entre grévistes, ouvriers et personnels des bureaux…) constituaient les
conditions favorables à l'éclosion de la Femme Fatale.
"La Mino", petite employée administrative, ni spécialement jolie, ni laide, mais
jeune, célibataire, certainement en manque de reconnaissance et d'affection a mis à profit ces
circonstances exceptionnelles pour entreprendre une opération de séduction multi-cibles,
provoquant les contacts physiques au cours des réunions, au piquet de grève… En quinze
jours, elle a ainsi tourné la tête de plusieurs garçons, jeunes et pas trop absorbés par la
conduite de la grève, allant jusqu'à amener un jeune délégué CGT à quitter sa femme
quelques jours avant la naissance de leur premier enfant, puis à effectuer une tentative de
suicide pour échapper au remords et à la jalousie causée par les vagabondages de cette jeune
fille.
Quand certains tabous sociaux répressifs tombent, les frustrations sexuelles
affleurent. Il suffit alors de frotter l'allumette pour que les chairs s'embrasent, pour que
s'épanouisse la Femme Fatale (ou le Beau Ténébreux…) !
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L'aire du solidaire.
L'Entraide est une vertu prolétarienne, certes, mais elle ne tombe pas plus du ciel
qu'elle ne serait le fruit d'une sélection génétique. Elle se développe par nécessité. Nécessité
d'unir les efforts et les compétences pour réaliser les ouvrages exigés. Nécessité de constituer
une force unie pour faire pièce à celle, exorbitante, du patronat et de ses représentants.
J'ai pu ainsi vérifier que la solidarité n'était pas le fruit d'une grâce divine ou d'un
vœu de fée penché sur le berceau de l'enfant-prolo, mais qu'elle était le résultat de conditions
particulières tenant à l'histoire de l'entreprise, à des traditions locales (A Nantes, même
embauché en intérim dans de petites boîtes, j'ai toujours trouvé des gars prêts à m'aider à
apprendre le plus rapidement possible les méthodes de travail spécifiques de leur entreprise, à
me donner un coup de main en douce durant les premiers jours, avant que je puisse atteindre
la cadence exigée), à la taille de l'entreprise et à sa composition socioprofessionnelle…
A la SNAV, ce "réflexe" non pas "de classe", mais de "lutte de classe", était plutôt
vivant. Un exemple personnel parmi bien d'autres, celui du problème posé par mes "bons de
travail"
Grâce à MM. Taylor et Stakhanov, l'extirpation de la plus-value maximale a pris le
caractère implacable de la mesure scientifique du temps, avec l'invention de la chaîne qui fixe
inéluctablement un rythme imposé à ceux qui y sont assignés, puis, avec celle du
chronométrage de chacune des opérations de fabrication. On peut se rebeller contre un "petit
chef" qui nous houspille, qui fait la chasse aux temps de récupération qu'on essaie de
grappiller. C'est beaucoup plus difficile de contester le chronométrage des opérations.
Les "chronos" débarquaient régulièrement dans les ateliers pour mesurer le temps nécessaire
pour fabriquer une pièce, changeaient les ouvriers affectés à cette tâche afin de détecter le
plus rapide et établissaient ainsi à chaque fois la nouvelle norme de temps de réalisation
(c'était ça, "l'accélération des cadences"). Ainsi, s'ils établissaient qu'il fallait 38 secondes
pour percer à la poinçonneuse un certain type de gousset, le chef d'équipe donnait à l'ouvrier
posté à cette poinçonneuse un "bon de travail" de 5 heures 28 minutes pour percer 500
goussets. Ces bons de travail étaient accumulés par l'ouvrier qui les rendait toutes les
semaines ou tous les quinze jours au chef, une fois le travail terminé.
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Comme les gars aimaient bien venir discuter quelques minutes avec moi (avant,
pendant, après que j'ai été délégué), et qu'ils étaient nombreux à passer dans la journée, durant
la période où j'avais été affecté à l'atelier du Débit (celui où on découpait, perçait,
chanfreinait, …les pièces de tôle qui étaient ensuite formées et assemblées dans d'autres
ateliers) j'avais fini par cumuler plus de trois semaines de bons de travail non rendus puisque
je n'avais pas eu le temps d'effectuer le travail correspondant à ces bons. Le chef d'équipe était
hors de lui. Découvrant cette situation, les gars les plus rapides de l'atelier, ceux qui avaient
des bons de travail d'avance (qui avaient fabriqué leurs pièces en moins de temps que celui
qui leur avait été imparti ) et qui auraient pu en profiter pour souffler plus longtemps que les
autres, sont venus me les donner (ces bons n'étaient pas nominatifs) afin de m'éviter les
sanctions évoquées par le chef d'équipe. Celui n'a certainement pas été dupe de cette
opération, mais il ne pouvait, vu le type d'organisation de la production, qu'avaliser ce
contournement solidaire de la détestable mais sacro-sainte loi du chronométrage.
D'une façon plus générale, la résistance aux "chronos" était une règle tacitement
appliquée par presque tous, chacun sachant que s'il allait trop vite quand le chrono le
surveillait, non seulement lui, mais tous les autres en pâtiraient. Celui qui, pour se faire bien
voir, était la cause volontaire de l'accélération de la cadence était considéré comme une brebis
galeuse. Pourtant cette lutte contre le temps volé par le Capital était toujours difficile et
épuisante. Lorsque le chrono était présent, il fallait veiller obstinément à ralentir chaque geste,
à compliquer les manœuvres, ce qui finissait par mettre du plomb dans les membres et de
l'acide dans les nerfs.
Quand je travaillais chez PARIS-S.A. à Nantes, au début des années 70, la Direction avait
lancé une nouvelle production, la fabrication d'armatures métalliques habillées de tôles
ondulées destinées au montage ultra-rapide de hangars, de magasins, d'ateliers… Nous ne le
savions pas à l'époque, avant l'occupation de l'usine et le dépouillement des archives de la
boite, mais une entreprise concurrente fabriquait 20 de ces panneaux par jour.
Quand le matériel d'assemblage de ces panneaux a été installé, on nous a laissé une petite
période de rodage pour nous familiariser avec cette nouvelle fabrication et nous sommes
montés à une cadence de neuf panneaux par jour. Le chef d'équipe nous a donné l'ordre
d'accélérer et de passer à une fabrication de douze panneaux. Nous avons refusé. Le Directeur
de la Fabrication est descendu lui-même nous chronométrer une semaine durant. Obstinément
nous avons réussi à ne pas dépasser une seule fois la quantité que nous avions choisie.
Changeant alors de tactique, la Direction a constitué deux équipes, une du matin (la nôtre) et
une du soir avec un nouveau groupe d'ouvriers, espérant que, plus dociles, ils accéléreraient le
rythme et que leur cadence pourrait être imposée à tout le monde. Nous avons discuté avec les
gars de la nouvelle équipe pour qu'ils s'alignent sur notre position. Après réflexion, ils ont dit
qu'ils ne voulaient pas nous imiter, mais aboutir au même résultat, en fabriquant huit
panneaux certains jours et dix les autres jours, nous expliquant que la cadence serait donc
inchangée, mais qu'elle n'apparaîtrait pas préméditée, mais au contraire être la seule possible.
Ils ont passé eux aussi l'épreuve du chronométrage et ont réussi à s'en tenir à ce qu'ils avaient
décidé. La Direction a alors baissé les bras… !
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Mais le sommet de ce combat permanent entre patronat et ouvriers au sujet du temps
effectif de production dont l'enjeu était pour les seconds l'essai de préservation de leur force
de travail, leur seul capital, je ne l'ai connu qu'à la SAVIEM à CAEN, en 1974. Cette usine
employait 6000 ouvriers environ, presque tous jeunes, généralement d'origine rurale,
embauchés comme OS principalement. En janvier 68, elle avait été le théâtre d'une répétition
générale du mois de Mai suivant (grève générale, occupation, batailles de rues très violentes
durant plusieurs jours…). La fièvre n'était pas encore retombée quand je m'y suis embauché
comme tôlier-carrossier. En 1973 à l'issue d'une grève dure, les ouvriers (et notamment ceux
de l'atelier de peinture placés en fin de la chaîne de construction de véhicules) avaient imposé
une cadence équivalant à environ la moitié du temps passé dans l'usine. J'ai découvert avec
effarement en y arrivant qu'à la mi-journée certains s'allongeaient pour dormir sur les
banquettes de camion, que d'autres, assis, lisaient journaux et Bandes Dessinées pendant
qu'une partie des ouvriers se baladaient dans les ateliers ou sur le parking des véhicules
terminés. Ce n'était qu'un court moment de grâce qui bien évidemment ne pouvait pas durer,
mais ce moment de bonheur était inoubliable !
L'agora boissons.
Les ateliers sont remplis de Machines plus agressives, bruyantes, dangereuses les
unes que les autres (cisailles, guillotines, plieuses, rouleuses, poinçonneuses,
oxycoupeuses…). Inconsciemment, chacun était fier de manier, de dompter la machine à
laquelle il était affecté. Mais une seule unissait tout le monde, c'était la Machine à café.
Tous les Règlements Intérieurs d'entreprise que j'ai lus interdisaient tout ce qui
pouvait nuire au rythme de production. (Interdiction de parler, de fumer, de boire…). Sous
peine de se couvrir de ridicule ou de provoquer des conflits à répétition, les agents de
maîtrise ne cherchaient pas à faire respecter strictement les interdits insupportables. Tout le
monde acceptait de considérer le café comme une huile de moteur aidant la machine humaine
à mieux fonctionner une fois le gobelet avalé. Le café réchauffait en hiver, humectait en été et
le temps passé à l'avaler était le répit nécessaire pour retrouver le dynamisme émoussé par
quelques heures de travail. Les "petits chefs" évitaient donc de traîner autour des machines à
café pour ne pas se laisser aller à intervenir de manière risquée. Inversement les ouvriers y
faisaient durer le plaisir le plus longtemps possible et ces distributeurs de boissons
constituaient un point de ralliement, le centre de mini-forum incessants.
On y parlait, fumait, buvait. C'étaient en fait des lieux de transgression, des loups-
garous mécaniques dans la bergerie.
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Au temps des pointeuses.
"Ruffel, vous êtes comme le Miel, les Mouches viennent se coller à vous."
Ca été l'invective d'un de mes chefs d'atelier à la SNAV, qui pensait "merde" quand il disait
"miel".
Et c'est vrai que je n'ai pas eu beaucoup le temps de m'ennuyer ni de rêvasser durant
tout le temps que j'ai passé en usine.
Il y avait certes le boulot que l'on m'ordonnait de faire, mais surtout les discussions
incessantes que j'avais avec ceux qui m'entouraient. (J'ai l'impression certainement très
exagérée que cela constituait la moitié de mes heures de présence et je me demande encore si
le patronat a réussi quand même à m'extorquer de la plus-value...)
Pour endiguer ce flux de parole, Piaton (chef de l'atelier des Wagons-ballasts) avait
imaginé une solution élégante, ne pouvant apparaître comme une sanction mais qui semblait
radicale. Un des ouvriers de cet atelier était surnommé "le Muet" par tout le monde tant il était
taciturne, renfermé. Il travaillait sur une cisaille à guillotine qui nécessitait l'emploi de deux
personnes et qui était située un peu en retrait du passage des autres gars. Il paraissait suffire
d'envoyer travailler ailleurs le compagnon du "Muet" et de m'affecter aussi à cette machine
pour me faire taire et m'éloigner des autres ouvriers. Hélas, dès que j'ai rejoint ce nouveau
poste, "le Muet" est devenu extrêmement volubile, me racontant les détails de sa vie privée,
ses conceptions de l'existence, ses opinions sur la situation à la SNAV …Evidemment sa
cadence habituelle s'en est ressentie, et au bout d'environ une semaine, craignant une dérive
lourde, Piaton a renoncé à cette solution et s'est résigné à me réaffecter à ma place initiale.
Il n'y avait aucune magie dans ce ballet incessant de paroles entre les autres et moi (et
donc aucune conjuration/exorcisation possible du phénomène). Cela reposait sur la
conjugaison de quatre phénomènes :
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- J'aimais blaguer avec tout le monde et ne marquait pas ma réprobation lorsqu'il s'agissait
d'histoires vaguement vulgaires, même si elles avaient des accents légèrement racistes ou anti-
féministes (ce qui ne m'empêchait pas à d'autres moments de donner des arguments pour
justifier mes points de vue opposés) ; .
- Je m'intéressais comme les autres (et à cause des autres) aux résultats sportifs, aux
différentes formes de loisirs populaires (sans y participer car je n'en aurais eu ni le temps ni
probablement l'envie)… Il n'y avait donc pas de barrières idéologiques ou intellectuelles entre
eux et moi ;
- Ils devaient deviner par ailleurs que j'étais un puits sans fond, (le trou creusé par le roi
Midas pour hurler sans risquer d'être entendu qu'il avait des oreilles d'âne) pour leurs histoires
intimes, personnelles. Je les entendais, j'y répondais, mais je les oubliais aussitôt et ne risquait
pas de les colporter. Il était donc facile de se confier à moi.
- Mais surtout, les ouvriers de cette époque étaient d'une grande curiosité politique. Ils me
savaient "gauchiste". Ils sentaient un parfum d'étrangeté dans les réflexions que je faisais,
dans mes attitudes face à la maîtrise, envers l'immigration… Et comme j'étais un des leurs par
ailleurs, ils voulaient en savoir toujours plus, quitte à exprimer des doutes et des réticences
devant ce qui leur semblait être des utopies. Ils aimaient avoir l'occasion d'entendre ces idées
interdites par le pouvoir dominant, réprouvées par les seules formes d'organisation qu'ils
connaissaient (syndicats, familles, médias…) En raison de ma différence, ils voulaient
discuter avec moi pour former plus complètement leur jugement.
Comment la maîtrise aurait-elle pu réprimer cet attrait pour une telle proximité
chargée d'exotisme ?
Depuis les temps immémoriaux, les percussions ont toujours participé aux fêtes, aux
transes, aux exaltations collectives dans toutes les civilisations. Début 2002, l'immense crise
sociale en Argentine a été dès le début rythmée par les concerts de "cazeroladas"
(manifestations où chacun, muni d'un ustensile de cuisine, participait aux tintamarres
collectifs).
A la SNAV, dès l'amorce des licenciements collectifs, les participants aux défilés
dans les ateliers et les bureaux se sont munis de bidons métalliques qui traînaient un peu
partout (pots de peinture vides, seaux dans lesquels s'entassaient les petites pièces usinées…)
et de toutes sortes de baguettes (marteaux, bouts de bois, baguettes de soudure…)
Le son de ces bidons martelés combinait plusieurs effets :
- l'expression amplifiée de la force collective des grévistes
- le renforcement de l'excitation et de la colère de chacun.
- C'était notre bruit et pas celui que nous imposait habituellement, quotidiennement la
production, et il constituait une appropriation symbolique de l'espace de l'entreprise.
- concurrençant le vacarme des machines, ces roulements de tambours détournaient l'attention
de ceux qui étaient restés à leur poste, les faisait réfléchir et fléchir (nombre de ceux qui
avaient choisi de ne pas débrayer nous rejoignaient dans ces défilés bruyants).
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Après l'occupation de l'usine, un nouveau mode de communication est apparu. Plus
sophistiquée, moins pulsative mais plus discursive, diserte, la "sono à roulettes", mégaphone
alimenté par une batterie, placé dans le panier d'un tricycle a accompagné les "bidonnades".
Mais bien entendu, il fallait éviter que ces "trucs" soient repérés par la maîtrise ou les
ingénieurs qui les auraient aussitôt utilisés pour accroître les cadences. (L'invention des
"cercles de qualité" dans certaines entreprises au cours des années 80 correspondait à cette
volonté du patronat de s'approprier les innovations pratiques). Chargé à un moment de la
réalisation d'une pièce complexe réclamant l'utilisation de plusieurs machines, j'avais imaginé
un système de transfert de cette pièce entre les différents postes où je devais opérer. Absorbé
par mon boulot, je n'avais pas vu venir un ingénieur qui m'a longuement observé. Quand j'ai
pris conscience de sa présence, il était trop tard pour masquer mon manège. Il m'a alors
demandé si c'était bien moi qui avait inventé ce système et m'a engagé à communiquer par
écrit toute invention de ce genre au bureau des méthodes, contre l'obtention de primes
d'innovation. En tant qu'anticapitaliste, je ne pouvais pas être tenté par la proposition, mais
pour des raisons d'appartenance de classe, la plupart des "compagnons" auraient réagi et
réagissaient de même.
Les faits sont têtus paraît-il, mais les ouvriers encore plus.
Au contact des divers copains de boulot que j'ai connu, j'ai appris une chose essentielle qui
m'a servi tout au long de ma vie : il n'y a pas de problème sans solution. Quelque soit la
situation, aussi imprévue soit elle, en usine on ne se résigne pas à l'échec.
Chacun (ou tous ensemble) cherchera et trouvera la "combine", le "bricolage", le "truc"
permettant de vaincre la difficulté, parce que sont en jeu la fierté personnelle et /ou collective,
parce qu'il faut être capable de répondre aux exigences de la production…
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Cette capacité d'innovation, d'acharnement, de mobilisation de la volonté est une des
caractéristiques de la classe ouvrière (ne jamais s'avouer vaincue), s'exerce dans l'activité
manufacturière quotidienne, mais peut aussi se traduire sur le plan socio-politique (invention
de nouvelles formes de lutte, plus grande constance face aux adversités…).
En cas d'incident, voire de situation critique, surtout si c'était la conséquence d'une fausse
manœuvre, personne n'allait chercher de l'aide ou des conseils du côté de la hiérarchie. Tout le
monde s'ingéniait à trouver une solution avant que la maîtrise ne se rende compte de la
situation. Un cas de ce genre m'a marqué lorsque j'ai commencé à travailler en usine chez
PARIS-S.A. à Nantes. Le chef m'avait confié un chariot Fenwick qui transportait des pièces
d'un atelier à l'autre. Je ne connaissais pas cet engin et j'avais coincé ses roues dans les rails
qui parcouraient l'entreprise. Impossible de sortir de ce piège en manœuvrant le volant, en
tentant des marches arrières et avant. Devant mon désarroi, un gars a appelé une pontonnière
pour sortir à l'aide du treuil du pont roulant les roues encastrées dans les rails. Il a fallu
exécuter une opération interdite, l'utilisation oblique des câbles de treuil, pour me sortir de
cette mauvaise voie…Ni l'un ni l'autre n'a hésité, mais tous deux se sont dépêchés pour ne pas
être vus du chef d'équipe
Plusieurs fois j'ai vu cette intelligence pratique s'avérer supérieure à celle des
"intellectuels" travaillant dans les bureaux. Quelquefois, quand ils constataient des erreurs de
conception, de calculs ou de méthodes, les ouvriers le faisaient remarquer à la maîtrise qui
n'en tenait généralement pas compte. Dans certains cas, ils modifiaient sans rien dire la
procédure mise au point. Le plus souvent ils exécutaient les consignes avec un zèle inhabituel,
savourant les pertes induites pour le patronat et la confusion de la hiérarchie.
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préexistantes pompait les idées comme des éponges. Certains m'ont vraiment impressionné.
Alain OLLIVEAU, par exemple, m'avait coupé le souffle au début de mon "établissement",
lorsque je travaillais à Nantes en voulant discuter (simplement parce qu'il avait entendu dire
que j'étais maoïste) d'une émission de France-Culture consacrée à Maria-Antonietta
Macchiochi (dirigeante dans l'après 68 d'une organisation maoïste italienne) qu'il avait
écoutée. Jean-Pierre GOMEZ était calme, réfléchi, courageux, savait résoudre les problèmes
pratiques qui se posaient et exposer ses idées en public… Michel GUIRONNET s'intéressait
avant tout aux théories et au style, et a écrit plusieurs ouvrages historiques après la fermeture
de la SNAV.
Je ne veux pas parler, par souci d'éviter les anachronismes tentants, du pillage éhonté,
exercé à visage découvert, des ressources de la planète (et notamment des régions dites "du
sud") par le visage du capitalisme financier ultra-libéral prédominant depuis la fin du
deuxième millénaire.
Je ne m'étendrai pas plus sur les malversations, monnaie courante durant la seconde
moitié du XXème siècle (mal connues à l'époque) permettant la fusion des intérêts du patronat
et des "milieux politiques.
Je vais me contenter de faire allusion aux petites "affaires" auxquelles j'ai été amené
à participer à mon corps défendant et à des pratiques où la sécurité était mise au rencard au
profit du profit.
J'ai travaillé dans le cadre d'une sous-traitance de sous-traitance, durant plusieurs
mois à la fabrication de chemins de roulement pour des abattoirs gigantesques qui devaient
être édifiés à la Villette, à l'initiative du Gouvernement. Ces abattoirs n'ont jamais vu le jour.
Ces rails de circulation des bêtes abattues sont partis à la benne (ou au mieux ont été recyclés
dans des hauts-fourneaux). Ce travail inutile socialement donc a néanmoins généré du profit
pour les entreprises en lice et une ponction sociale pour les citoyens. Le gaspillage de
matières premières et d'énergie prolétarienne peut être source de profits considérés comme
licites…
Quand je réalisais, soudeur de fraîche date, très mal formé par l'entreprise, des
pylônes de transmission pour la marine, devant monter à plusieurs centaines de mètres de
hauteur, devant être étayés par des haubans soumis à de fortes tensions, la fiabilité des
soudures était impérative. La sécurité des hommes alentour était en jeu. Cyniquement, la
Direction de PARIS-S.A. n'en avait cure. Lors de contrôles de qualité effectués par "Véritas",
au service du client, tous les OS (dont moi) qui travaillaient sur ces pylônes étaient envoyés se
promener dans le parc à ferraille de l'usine pendant que des soudeurs professionnels prenaient
notre place, faisaient temporairement notre travail et subissaient les tests habituels de fiabilité
(éprouvettes, radiographies…). Je devais bien être le seul que cela empêchait de dormir et
j'essayais de compenser mes angoisses par l'épaisseur exagérée de mes soudures (à la grande
colère de mon chef d'équipe !).
Le profit immédiat avant tout, et peu importent les "dommages collatéraux"
éventuels (ponts qui s'effondrent, collèges type Pailleron qui s'embrasent, pièces automobiles
vitales qui cassent…).
13
Le pouvoir rend con.
La hiérarchie a toujours raison, même quant elle a tort, je l'ai vérifié de multiples
fois.
Alors que je travaillais en intérim dans une petite boite sordide de Lyon (sans fenêtre,
sol en terre battue avec des niveaux différents entre chaque petit atelier, outillage préindustriel
- par exemple une presse à balancier auquel il fallait se suspendre après avoir fait un ou
plusieurs tours en courant pour parvenir à plier les tôles- et si réduit que les gars devaient
amener leur sacoche personnelle d'outils pour pouvoir travailler…), j'ai du batailler pendant
une semaine pour faire reconnaître les erreurs d'un des Bureaux d'Etudes. Je devais réaliser un
gabarit de montage pour Caterpillar (importante entreprise U.S. fabriquant des engins de
chantier) à partir d'un plan établi par le client. Après avoir débité (découpé les éléments
nécessaires à la confection de ce gabarit), j'ai relu le plan et réalisé que les dimensions
indiquées étaient inexactes. Plutôt que de gaspiller la ferraille en commençant à assembler les
pièces, j'ai appelé le chef d'équipe pour lui faire constater les erreurs contenues dans le plan.
Au lieu de réfléchir et de lire ce plan (ce qu'il était peut-être incapable de faire), il m'a hurlé de
continuer le travail. Pas totalement sûr de moi, j'ai recommencé à étudier le document,
arrivant toujours à la même conclusion. J'ai donc appelé le Chef d'atelier qui a eu la même
réaction que son subordonné. Durant toute une semaine, j'ai vu défiler à mon poste de travail
toute la hiérarchie unanime pour dire que "le plan était juste", jusqu'à ce que le patron appelle
le client qui après une nouvelle étude a reconnu qu'il y avait erreur. Personne ne s'est bien sûr
excusé. Ma résistance m'a valu menaces et "engueulades", mais si j'avais confectionné un
gabarit faussé, j'aurais été considéré comme un incapable, coupable.
Dans une P.M.E. de la région lyonnaise qui sous-traitait, entre autres choses la
réalisation de "poutres de rive" (immenses pièces métalliques en forme de I destinées à former
l'ossature métallique apparente, moderniste, de l'immeuble de la COURLY abritant les
bureaux de la nouvelle communauté urbaine de l'agglomération lyonnaise et des communes
avoisinantes), il fallait redresser, effacer les déformations engendrées par la soudure des tôles.
Pour cela, il fallait utiliser la technique du "retrait" (chauffer à la torche à propane certains
endroits précis de ces pièces et les refroidir immédiatement avec des chiffons imbibés d'eau
froide. Si ces endroits sont bien choisis, les déformations disparaissent. Dans le cas contraire,
elles sont amplifiées. Le chef d'équipe m'a désigné les points où il voulait que j'agisse. Ce
n'étaient pas les bons et j'ai voulu discuter pour en choisir d'autres. Peine perdue ! Intérimaire
contre un chef d'équipe, j'avais forcément tort. J'ai fini, sous des salves de hurlements par
obtempérer. Les pièces (très coûteuses) s'en sont trouvées encore plus déformées. Résultat,
c'était de ma faute, et, "débrouille-toi !", il m'a fallu infiniment plus d'efforts pour réparer les
dégâts occasionnés par le "chef" que ceux causés par la soudure, selon les méthodes que je
savais être les bonnes ! (Tout cela dans un courant d'air glacial s'engouffrant entre deux
portails ouverts alors que la température était en dessous de 0°.)
14
s
15
Le chaudronnier ne fait plus de chaudrons.
Après avoir été licencié pour faits de grève de PARIS-S.A., j'ai suivi une formation
de chaudronnier en F.P.A. (Formation Professionnelle pour Adultes).
Dans mon groupe d'une grosse quinzaine d'inscrits, j'ai retrouvé un autre licencié de PARIS-
S.A. et un camarade "établi" après sa sortie d'une école d'ingénieurs. Les autres étaient soit
des jeunes sortant sans qualification du circuit scolaire, soit des gars ayant déjà travaillé
comme OS et qui voulaient devenir professionnels (les seconds étant beaucoup plus motivés,
bien sûr, que les premiers). Dans une autre section, celle des tourneurs, Bernard, adhérent de
la LCR dans la "tendance" qui préconisait comme nous l'"établissement" en usine, était entré
au même moment dans ce centre de F.P.A..
Nos deux sections ont organisé, ce qui ne s'était encore jamais vu, une grève d'une semaine
pour l'amélioration de la nourriture de la cantine. Une autre fois, la L.C.R. avait couvert
d'affiches les murs du Centre F.P.A.. Notre professeur de chaudronnerie, BELOEIL,
syndicaliste CFDT, a exigé que nous décollions ces affiches, affirmant qu'il ne ferait pas cours
tant que nous ne nous serions pas exécuté. Avec un bel ensemble aucun d'entre nous n'a
bronché. Devant l'énervement croissant du "prof" qui s'en prenait à moi, j'ai finalement du
expliquer que je ne pouvais en tant que maoïste avoir collé les affiches d'une organisation
trotskiste et ne me sentais donc en aucun cas responsable de cet affichage, que par ailleurs, je
n'y trouvais rien à redire et que de toute façon il était hors de question de nous imposer de les
retirer. Ahuri devant ces explications "gauchistes", furieux, BELOEIL a quitté la salle, mais
vaincu par la solidarité du groupe a fini par recommencer son cours deux heures plus tard.
Sachant que notre section était "dans le collimateur" des responsables du Centre, Patrick
COTREL, l'ex-ingénieur, et moi avons décidé d'organiser des séances intenses de révision du
programme théorique et pratique avant les examens, en dehors du temps de formation. Et
malgré les sombres prédictions du Directeur du Centre et de notre professeur, tous les gars de
notre section ont réussi l'examen avec la plus haute moyenne jamais enregistrée, et, sûrs de
nous, nous avons chanté tous ensemble à la cantine, en présence des examinateurs et des
responsables du Centre et avant la proclamation des résultats, les chants révolutionnaires que
j'avais polycopiés pour cette occasion…
Le métier de chaudronnier est un des plus beaux qui puisse exister. Il allie en effet
compétences théoriques (calculs, lecture/interprétation/développement de plans…)
technologiques (connaissance des machines de tous types, des divers modes de formage et
d'assemblage des tôles…), manuelles (maîtrise de l'utilisation des outils allant du marteau au
chalumeau oxycoupeur en passant par les différents modes de soudage, rivetage…) Ce métier
s'apprend dans des écoles professionnelles de toutes sortes, mais surtout, tout au long de la
vie, par l'acquisition d'expériences pratiques.
Un métier aussi complet, aussi complexe ne pouvait que heurter, pour trois raisons
essentielles, les conceptions de MM. Taylor et Stakhanov :
- Il était évidemment très difficile de mesurer le temps nécessaire pour la réalisation de bout
en bout de pièces complexes réclamant une combinaison de réflexion, d'initiative, de savoir-
faire multiples et l'utilisation d'outils et machines diverses. Tout cela mettait en brèche le
contrôle implacable du Capital sur le temps ouvrier.
- La frontière essentielle entre travail manuel et travail intellectuel, nécessaire à la justification
du rôle subalterne des prolétaires (tout comme le racisme est la justification indispensable du
16
colonialisme) devenait floue dans l'accomplissement de ce genre de tâche, sapait
insidieusement l'autorité du camp patronal.
- La parcellisation des opérations de production est une des conditions d'accroissement de la
plus-value. Elle permet d'éviter des frais de formation, et limite les prétentions salariales de
celles et ceux qui effectuent des tâches simples, répétitives, capables d'être exécutées par
n'importe qui après quelques minutes, quelques heures ou tout au plus quelques jours
d'adaptation. Les individus étant donc interchangeables, il est facile de licencier ceux qui
posent des problèmes, de les remplacer immédiatement, de faire pression sur les salaires sous
la menace perpétuelle de puiser dans "l'armée industrielle de réserve" (les "intérimaires"
précaires, les chômeurs, et même plus récemment les "sans-papiers").
17
La "perruque" est une des formes de résistance ouvrière au décervelage usinier,
routinier. Cela consiste soit en cachette, soit ouvertement avec l'accord du patronat, en dehors
des heures de travail, à réaliser pour son compte personnel (ou même pour les revendre) des
objets n'ayant rien à voir avec la production de l'entreprise. Le gars (ou la fille) est alors
entièrement maître de sa production, de sa création. Il (ou elle) part d'un désir, d'une idée,
d'un besoin, élabore la conception de l'objet (matériaux nécessaires, mesures, formes,
fonctionnalité, technologies à mettre en œuvre, utilisation de diverses machines et outils
indispensables, confection éventuelle d'outils inexistants mais rendant possible la réalisation,
…) et fabrique manuellement son projet. Pendant ce temps il (elle) est tour à tour patron,
ingénieur, ouvrier, une entreprise à lui (elle) tout(e) seul(e). Il ou elle peut même s'associer à
d'autres quand c'est nécessaire ou plus facile, ou même simplement plus marrant.
Quand cette pièce est finie, cela s'accompagne toujours d'un sourire de bonheur, de fierté
retrouvée, de libération temporaire.
Cette pratique courante dans les années 70-80 (et probablement avant, mais je n'étais pas là
pour l'observer) constituait une soupape de sûreté pour le patronat, un moyen d'apaiser les
rancœurs contre l'exploitation quotidienne, et c'est pour cette raison que la Direction
accordait plus ou moins souvent, plus ou moins facilement l'autorisation d'utiliser les chutes
de métal, de se servir du matériel de l'usine… Il est possible que dans les conditions actuelles
ce "défoulement" ne soit plus possible.
L'efficacité des études générales (et même supérieures) est indéniable tant sur le plan
militant qu'en ce qui concerne l'adaptabilité aux apprentissages manufacturiers et à la
polyvalence des tâches.
Quand la formation strictement professionnelle vient se greffer sur ce tronc de culture
générale, elle peut être également très performante (bien plus que les formations internes des
entreprises qui généralement se font à bon compte, les plus courtes possibles, sans notion de
technologie permettant de comprendre les processus mis en œuvre, et destinées à
l'accomplissement d'une tâche précise…). Ma maîtrise en Droit, mes études à Sciences Po,
mon diplôme de chaudronnier acquis au bout de 6 mois en F.P.A.(Formation Professionnelle
pour Adultes) m'ont bien sûr plus servi que les quelques jours d'apprentissage de la soudure
chez PARIS-S.A..
Il existe bien sûr, et heureusement, d'autres voies pour acquérir des compétences
professionnelles. L'environnement (familial et social) des enfants d'ouvriers développe
généralement une espèce "d'intelligence de la matière", des intuitions mécaniques et
manuelles et même des techniques intransmissibles de manière théorique et pourtant
infiniment précieuses.
Mais au-delà de tout ça, il existe deux éléments, deux phénomènes qui sont de plus
en plus négligés, ignorés, voire exclus (pour des raisons de maximisation du taux de profit sur
la plus-value générée par les travailleurs) par le patronat.
Depuis plusieurs décennies le capital financier, de plus en plus ignorant des processus de
fabrication (et qui y est indifférent), scie des branches maîtresses de l'arbre du savoir
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industrieux, gaspillant ainsi les ressources humaines et accroissant les risques d'accidents du
travail.
- Le "Matelotage"
Cette expression courante dans la région nantaise (tournée vers la mer, la
construction de navires…) désigne une pratique intelligente du patronat d'avant l'ère du
triomphal-libéralisme, d'avant 1975. Chaque fois que cela était possible, tout jeune embauché
était mis en tandem avec un ancien de l'entreprise. Le but recherché était d'exercer (même très
indirectement) un contrôle sur les "petits nouveaux", de leur faire prendre le plus vite possible
la cadence imposée, de leur inculquer "l'esprit de boîte" si nécessaire à une identification
(fausse) entre les intérêts du patron et ceux des ouvriers.
Mais au-delà de ces effets pervers escomptés, et parfois même contre ceux-ci, cela permettait
une transmission des compétences entre jeunes et anciens (compétences non écrites, non
théorisables…) et en particulier de celles préservant l'intégrité physique (et même la vie) des
nouveaux arrivants. Les "anciens" apprenaient sur le tas aux jeunes les règles élémentaires de
sécurité dans un environnement, sinon hostile, du moins dangereux. Cela aussi ne s'apprend
pas dans les livres mais dans les conseils ou consignes enseignées par les familiers des
machines et des différents types de manœuvres.
Il est probablement trop tard pour que je remercie mon "vieux matelot" de chez
PARIS-S.A. de m'avoir appris à conserver mes dix doigts, et éviter plus grave encore.
Par contre, j'ai été horrifié d'assister à des accidents d'une gravité extrême (ou de les
apprendre) qui se sont produits à la SNAV parce que des jeunes avaient été placés seuls à des
machines dont ils ne maîtrisaient pas le fonctionnement et qui, implacables, leur ont écrasé la
majorité des doigts des deux mains ou les ont tués. Une poinçonneuse ou une cisaille à
19
guillotine par exemple fait fonctionner des vérins hydrauliques d'une énorme puissance pour
plaquer la tôle sur la table de travail. Si on n'enlève pas ses mains avant d'actionner la
machine, elles sont perdues. Une palanquée de tôle transportée par un pont roulant à
commandes manuelles oscille en permanence, mais elle devient mortellement folle quand on
n'a pas appris à manœuvrer tout en douceur, sans arrêts et démarrages brusques.
La disparition du "matelotage" et, plus grave encore le recours exponentiel à
"l'intérim" (personnes travaillant de quelques jours à plusieurs mois dans n'importe quelle
boite, généralement pas vraiment intégrées au reste du personnel…) ont rompu le fil de la
transmission de l'expérience pratique et accru les dangers encourus par les ouvrier(ères)s.
L'élimination de l'expérience inter-générationnelle constitue une incohérence
imbécile du système ultra-libéral, une perte de savoir, une aggravation des conditions de
travail, une mise en péril de l'intégrité physique des travailleurs, et même une perte de profit !
Les CHS (Comité Hygiène et Sécurité) ont vu le jour sous la pression syndicale et
politique d'après-guerre et ont parfois contribué à améliorer les conditions de travail dans les
entreprises. Mais ils n'ont jamais pu jouer de rôle décisif dans la mesure où leur avis n'était
que consultatif, et surtout parce que la recherche de la sécurité et celle de l'obtention
maximale de profit sont la plupart du temps antagonistes.
L'édiction et le catalogue de règles de sécurité ont donc toujours été habillés d'hypocrisie et
ressemblé à ces notices pharmaceutiques qui inventorient la totalité des contre-indications
possibles, des effets secondaires indésirables afin de dégager les laboratoires pharmaceutiques
de toute responsabilité en cas d'incident ou d'accident.
De la même manière les entreprises édictent les règles de sécurité à observer, sachant que les
normes de production ne permettront pas de les appliquer, et ainsi lorsque survient un
accident, c'est l'ouvrier qui est coupable/responsable, et la faute de l'employeur introuvable.
Dans cette course au gain de temps de travail, ouvriers et patronat, parfaitement conscients les
uns et les autres du caractère formel de l'observation des règles de sécurité sont la plupart du
temps complices dans leur non-respect, et ceci en fonction même des intérêts antagonistes des
uns et des autres. Le patronat fixe un rythme de travail légèrement supérieur à celui qui
permettrait de respecter les consignes, mais le plus souvent de manière suffisamment mesurée
pour qu'il soit impossible de prouver que les objectifs fixés sont en contradiction absolue avec
les règles.
Les ouvriers cherchent à économiser le plus possible le temps de travail que leur arrache
l'employeur et gagnent les moments de pause au détriment de leur sécurité. Ils bloquent les
commandes des machines pour aller plus vite, ils effectuent des manœuvres acrobatiques,
enlèvent leurs masques de soudeur pour fixer plus vite et plus facilement les morceaux de tôle
à assembler, "oublient" de s'attacher quand ils travaillent en hauteur… A cela s'ajoute la fierté
virile de mépriser le danger, de compenser par la prise de risques une situation sociale
considérée comme inférieure.
Il existe pourtant des moments où la réclamation du respect de ces impératifs de
sécurité se conjugue avec la lutte quotidienne contre le rythme de travail. Il m'est arrivé par
exemple de refuser de travailler tant que le frein de la potence de manutention avec laquelle je
manipulais de lourdes pièces ne serait pas réparé. mais dans ces cas-là c'est un combat qui
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s'engage entre maîtrise et ouvriers, une lutte âpre qui ne peut se mener quotidiennement car
épuisante.
Il en est de même pour les conditions thermiques dans les ateliers. Il est bien évident
que la notion de confort n'a jamais été incluse dans la conception des ateliers. (Il n'y a que
certains agriculteurs pour avoir remarqué que dans les étables mieux éclairées, plus propres et
où est diffusée une musique appropriée, les vaches produisent plus de lait ! …) Puisque
l'Homme est un être de raison, capable de comprendre et d'obéir aux ordres, il est infiniment
plus rentable de le faire travailler dans n'importe quelles conditions que d'engager des frais
destinés à améliorer son environnement.
Les ateliers sont généralement d'immenses bâtiments construits au moindre
coût(parois en parpaings, voire en simple tôle ondulée, toitures en tôles plastiques ou
métalliques, grands portails permettant le passage des matériaux et des pièces finies…)
La lumière est insuffisante car il ne faudrait pas que des vitres permettent de voir le paysage,
favorisent le vagabondage des idées. Mais surtout froid intense et chaleur extrême y règnent
en alternance.
En été, toutes ces tôles emmagasinent le rayonnement solaire, la touffeur de l'air
ambiant. Il arrive fréquemment que la température atteigne 35 ° voire 45° dans les ateliers. A
cela s'ajoutent les efforts corporels, l'utilisation de postes de soudure, de chalumeau… qui
renvoient par en dessous la chaleur du métal en fusion. Le besoin de boire, de s'essuyer le
visage, les mains devient torturant. Et pourtant, bon an mal an, le rythme de production se
maintient dans ces espèces de fours ressemblant à celui où les Japonais avaient enfermé un
officier anglais durant la seconde guerre mondiale dans le fameux film "Le Pont de la rivière
Kwaï".
En hiver la situation est inverse mais pas meilleure. Le froid glacial colle les doigts
aux tôles gelées, l'emmitouflement sous le bleu de travail gêne les mouvements, le
grelottement permanent rend les gestes hésitants, maladroits. Périodiquement on cherche à se
réchauffer auprès des braseros à charbon qui diffusent un peu de chaleur dans un rayon
d'environ un mètre ou deux.
Après avoir cuit quatre ou cinq minutes sur une face tout en gardant l'autre frigorifiée, il faut
retourner au boulot. A midi, avant d'aller manger à la cantine, il faut casser la glace des seaux
dans lesquels on se lave habituellement les mains. Et pour peu que les grands portails soient
ouverts à chaque bout de l'atelier, le courant d'air glacial coupe le souffle.
Il existe bien sûr une législation concernant ce point des conditions de travail : on est en droit
de refuser de bosser quand la température est inférieure à 8 ° dans les ateliers et 14° dans les
bureaux.
Je suis parvenu une fois à faire débrayer mon atelier tant que la température n'était
pas remontée au 8° légaux. Mais cela ne s'est produit qu'une fois pendant la douzaine d'années
où j'ai travaillé en usine. Le reste du temps nous suivions la cadence imposée.
(Et dans les ateliers de fonderie où j'ai failli travailler, les conditions étaient
infiniment pires, les ouvriers pour la plupart immigrés, et les objectifs de production atteints).
Le patronat aurait eu bien tort de se préoccuper de notre situation.
21
Le travail, ce n'est pas la santé !
Les maladies professionnelles revêtent les formes les plus diverses (du stress à la
silicose), sont légion et le plus généralement non reconnues, voire même purement et
simplement niées, déniées par le patronat.
C'est ainsi que dans les cas les plus graves, des caisses de retraite (comme celles des ouvriers
du bâtiment ) sont florissantes car elles ne versent leurs prestations qu'à une fraction de ceux
et celles qui y ont cotisé toute leur vie, les autres étant morts avant.
Un copain de la SNAV, jeune soudeur, chez qui le médecin avait diagnostiqué une
maladie pulmonaire grave a été licencié pour avoir demandé à changer de poste et ne plus
avoir à respirer en permanence la fumée de combustion de l'enrobage des baguettes de
soudure.
C'est dans les petites boites que peuvent le plus aisément se développer les maladies
professionnelles. L'absence de syndicats ou autres situations de lutte, la fréquente soumission
quasi-filiale des ouvriers au patron, la vétusté des locaux et le sous-équipement en matériel
entraînant l'absence d'hygiène, les efforts démesurés et destructeurs de l'intégrité physique (Il
est vrai que par ailleurs, dans les grosses entreprises le développement de l'automatisation,
l'emploi de machines particulièrement complexes et d'un emploi dangereux occasionnent
également de nombreux accidents…) favorisent les dégradations physiques.
Ainsi, j'ai travaillé en intérim, quelques semaines seulement heureusement, dans une
petite entreprise dont une des spécialité était la trempe de métal au cyanure. Nous chauffions
les pièces de métal au chalumeau ou dans des fours avant de les plonger à l'aide de pinces
dans des cuves de bain de cyanure. Le liquide se mettait alors à bouillonner et des émanations
gazeuses incommodantes s'en échappaient. L'aération des locaux était inexistante et il est
évident que ces vapeurs ne pouvaient être qu'intoxicantes.
C'est dans une autre petite entreprise que j'ai "attrapé" une sciatique qui me paralyse
périodiquement depuis plus de 25 ans. Le chef d'atelier était particulièrement tyrannique,
exigeant un effort physique exorbitant en permanence. Pour redresser de grosses tôles
déformées par les soudures, je ne disposais que d'une lourde masse. Me dépêchant, j'ai fait un
faux mouvement qui a coincé violemment le nerf sciatique entre les vertèbres lombaires et je
suis resté cassé en deux près de la pièce sur laquelle je travaillais jusqu'à l'heure de la sortie.
Le médecin chez qui je suis allé (époux d'un médecin du travail !) m'a affirmé que ce genre
d'accident était indétectable et qu'on ne pouvait jamais savoir si le patient ne simulait pas une
douleur imaginaire. Après cinq jours d'arrêt de travail, bien que souffrant toujours, j'ai du
retourner au boulot, non guéri et sans attestation d'accident du travail. Nous avons tous connu
ce genre de situation un jour ou l'autre. Que des accidents arrivent ou que des maladies liées
au travail se développent, c'est en partie inévitable, que tous les moyens soient mis en œuvre
pour éviter cela, c'est autre chose. Enfin que des compensations matérielles, professionnelles
(réduction du temps de travail, avancement de l'âge de la retraite, changement de poste de
travail…) soient mises en œuvre serait la moindre des choses. Pour le Capital, le travailleur
est un outil qui ne vaut que son prix de location et qu'il est facile de remplacer quand il est usé
ou cassé. Point-barre !
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La valse des horaires ulcère.
Je n'ai jamais réussi à adopter ces rythmes, cette rotation des équipes. Le temps que
je m'adapte aux horaires d'une semaine, il fallait déjà en changer. Résultat, je n'avais jamais
faim au bon moment et je dormais moins qu'avant tout en étant constamment fatigué et
ensommeillé, sans gagner le moindre temps libre.
Nombre de médecins du travail ont condamné cette pratique en constatant chez leurs patients
troubles du sommeil, ulcères, stress…
S'il n'y avait pas eu cette obligation de permutation des horaires, je me serais fort
bien accommodé de cette organisation du travail, sachant toutefois que l'équipe de l'après-
midi était la plus pénalisante au regard des relations sociales et familiales.
23
La circulation de l'alcool dans les artères des ateliers.
24
L'Etablissement contre l'"Establishment".
25
à la fois militants et quasi-smicards. Nous n'avons jamais regretté ce choix ; la générosité
ouvrière rencontrant la nôtre, nous avons été heureux au sein de ce milieu.
Quand je constate encore aujourd'hui l'expression, tenace, de la haine de la
bourgeoisie envers Mai 68 et des retombées de cette insurrection, ainsi qu'à l'encontre des
militants révolutionnaires de l'époque, je jubile en me disant que la classe dominante a connu
(et le souvenir en semble bien vivace) sa Grande Frayeur.
Je profite de l'occasion pour réfuter les calomnies les plus répandues de nos jours
pour discréditer l'"Idée Révolutionnaire", celle qui consiste à affirmer que nous nous sommes
rapidement remis au service de l'ordre établi (sic), que nous avons goûté et apprécié depuis les
privilèges de la classe dominante, et que nous serions même devenus les principaux acteurs-
serviteurs de l'économie mondialisés, de l'ultra-libéralisme ravageur.
C'est effectivement ce que nous serions devenus (diplôme et compétence obligent) si
nous n'avions pas opéré d'autres choix lorsque nous avions 20 ans.
La réalité est sensiblement différente. Un nombre non négligeable d'entre nous se sont
suicidés, ne pouvant supporter l'idée de l'échec progressif de nos aspirations fondamentales,
ne pouvant accepter de continuer à vivre dans un monde qu'ils exécraient. D'autres vivent
aujourd'hui dans l'univers de l'exclusion (chômeurs, travailleurs occasionnels…). La plupart
travaillent à des postes et salaires largement inférieurs à ceux qu'ils auraient occupés s'ils
s'étaient laissés porter par le courant naturel des choses, n'occupent pas des postes de pouvoirs
autres que revendicatifs et sont encore souvent militants.
Les rares "success story", Geismar (Inspecteur Général de l'Education Nationale alors qu'il
était déjà en 68 Secrétaire Général du Snes-Sup, Syndicat de l'Enseignement Supérieur), July
(directeur de Libération), Weber (dirigeant de la L.C.R. devenu sénateur P.S.), Cohn-Bendit
(un des principaux porte-parole écologistes) n'ont pas fait des "carrières" comparables à celles
d'un Jean-Marie Messier ou d'un Jean-Luc Lagardère, et constituent les arbres agités par les
réactionnaires pour masquer la forêt de le génération soixante-huitarde, pour conjurer le
spectre d'une résurrection de l'idée révolutionnaire, d'une insurrection renouvelée.
Pour ma part, cette invention de l'Etablissement" a constitué une aubaine
providentielle à la fin de mes études en Droit et à Sciences-Po. toutes les carrières qui
s'offraient à moi me révulsaient, et ce n'est qu'au milieu des ouvriers que j'ai pu trouver la
chaleur qui me manquait.
J'ai accepté la classe ouvrière telle qu'elle était (et non pas telle que la "pensaient" les
théoriciens) et elle m'a accueilli tel que j'étais (avec mes étrangetés diverses).
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dans l'entreprise (les moins qualifiés et plus récemment embauchés étaient souvent plus
révoltés et avaient moins d'avantages à perdre que les autres). Et, comme toutes les autres
couches sociales, la classe ouvrière est perméable aux modes, aux discours dominants …
Par ailleurs la taille de l'entreprise, son type d'activité influent fortement sur les
comportements individuels. Le PPCM (plus petit commun dénominateur) reste cependant la
générosité et une aspiration plus ou moins grande à la justice, un certain esprit de camaraderie
des tranchées (dans la même galère, on se serre les coudes) la conviction ancrée par
l'expérience que tout problème à une solution, et enfin un sens aigu de la cohésion du groupe,
une intelligence collective des rapports de force.
Pour des raisons historiques et d'expérience personnelle je suis dorénavant opposé à
la "dictature du prolétariat" (même si elle ne devait pas constituer la couverture de la dictature
d'une nouvelle caste politicienne).
Mais je suis convaincu que les combats à venir réclameront la mise à contribution de toutes
les énergies présentes dans toutes les couches sociales dominées, la collectivisation de toutes
les intelligences et capacités inventives de chacun (e), et que dans ce mouvement général les
ouvriers(ères) et chômeurs(euses)des pays industrialisés mais aussi du reste du monde ne
devraient pas jouer un rôle mineur.
Je n'ai pas rompu mon "établissement" en 1981 par déception ou pour des raisons
d'ascension sociale (je gagne encore moins d'argent aujourd'hui que lorsque j'étais salarié),
mais parce que les perspectives révolutionnaires s'étaient tellement éloignées que je ne
percevais plus le sens de ma présence en usine (et même plus grave, ma vision lucide du
réformisme syndical et politique dominant finissait par avoir un effet démoralisateur sur mes
copains de boulot…).
Je suis devenu depuis un militant associatif (notamment dans ce qu'on appelle les "quartiers
difficiles" et avec les chômeurs(euses), et me considère toujours comme appartenant à la
grande famille ouvrière.
Avant d'en finir avec ces réminiscences ouvrières, je peux témoigner également de la
persistance, plus occulte à la fin du XXème qu'au 19ème siècle, de l'existence des "listes
noires" du patronat (probablement enrichies par les dossiers des Renseignements Généraux
de la Police Nationale).
Au cours de la grève que nous avions déclenché dans le Centre F.P.A. de Nantes, le
délégué de ma section chaudronnerie a été appelé par le Directeur du Centre pour tenter de
désamorcer le conflit. Devant la fermeté de position de ce délégué, le Directeur est passé aux
menaces en lui disant qu'il ferait mieux de se faire oublier s'il ne voulait pas se retrouver dans
la même situation que la mienne (après mon licenciement pour de grève chez PARIS-S.A.) à
savoir que je n'aurais aucune possibilité d'embauche désormais à travers toute la Bretagne
ainsi que dans le secteur de la construction automobile ou ferroviaire à travers toute la France.
J'ai pu vérifier l'information en me présentant plus tard devant la plupart des
entreprises métallurgiques de Bretagne où je n'ai même pas pu aller jusqu'aux bureaux des
Directeurs du personnel.
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Malgré mes ruses (travail en intérim, travail de plusieurs mois dans de petites
entreprises pouvant m'assurer des certificats de travail élogieux…), j'ai été expulsé de la
SAVIEM (Caen), une semaine après y être entré, par le Super-chef du Personnel (ancien
commissaire de Police d'Alger durant la guerre m'a-t-on dit) pour "fausse déclaration".
De même, après avoir satisfait à toutes les exigences du centre d'embauche de Berliet
(Lyon) et avoir été amené au poste de travail qu'on me destinait, j'ai reçu le même jour dans
ma boite aux lettres un courrier de la Direction m'annonçant que l'entreprise "ne proposait pas
de postes correspondant à mes qualifications" et un tract de la CFT-Berliet (syndicat fasciste
patronal).
Enfin, comme je l'ai expliqué par ailleurs, je suis à peu près persuadé que j'ai été
embauché à la SNAV (ferroviaire) en toute connaissance de mes intentions, même s'il s'est
avéré que la Direction avait très mal interprété celles-ci et s'en est mordu les doigts
ultérieurement.
Le parfum de la tôle.
Cette collection d'anecdotes qui essaie bien platement de rendre compte du vécu
quotidien de plus du quart de la population active (avant que les mutations ultra-libérales aient
rétréci et considérablement modifié cet univers) ne peut, ne doit être dissociée du récit que j'ai
rédigé des grandes grèves ouvrières que j'ai connues à Nantes et à Vénissieux. Dans ces luttes
les individus et le "collectif prolétarien" se subliment, se transcendent, révèlent un état
supérieur de la conscience ouvrière.
Par ailleurs, ces souvenirs sont épars, et parcellaires surtout. Je n'ai travaillé que dans
le secteur de la métallurgie et je n'ai donc pu connaître les réalités quotidiennes et
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exceptionnelles vécues dans les autres champs de l'activité industrielle (bâtiment, chimie,
textile, mines…). De même, les traditions ouvrières étant différentes d'une région à une autre
(voire parfois entre les usines d'une même localité ), je n'ai pu approcher les spécificités que
des agglomérations nantaises, caennaises et lyonnaises. Certaines particularités propres à la
région sochalienne, bordelaise, marseillaise, clermontoise et autres seraient nécessaires pour
compléter ce tableau.
Plus important encore, je n'ai connu que le milieu ouvrier essentiellement masculin. Je ne sais
pas grand chose des conditions de travail, des comportements individuels et collectifs
spécifiques des usines de femmes, que ce soit dans les sardineries de Douarnenez, dans les
fabriques textiles du Nord ou dans les entreprises de réalisation de matériel micro-
électronique de la région parisienne.
Ce témoignage n'est donc qu'une toute petite pièce du puzzle dessinant le visage de la
classe ouvrière suivi à un moment donné de son histoire.
Le cinéma et la littérature ont apporté des touches impressionnistes à ce tableau plus
obscur que clair, mais dans des proportions trop faibles me semble-t-il.
Je souhaite que des témoignages divers, nombreux et même pourquoi pas
contradictoires puissent continuer à être réunis, rassemblés dans des lieux de mémoire
ouvrière, complémentaires des efforts de création d'écomusées qui risquent d'apparaître, le
temps passant, comme de simples curiosités folkloriques, au même titre et engendrant les
mêmes frustrations chez les acteurs de ces "drames" que les expositions socioculturelles
consacrées aux peuples dits "primitifs !
Il me semble que ce pan de l'histoire de l'humanité ne doit pas être occulté, constituer
un "trou noir", ni en Europe, ni dans les nations qui ont été dites "socialistes", ni dans les
autres continents.
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