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JOURNAL

Carnets
© Éditions de L’Herne, 2009.
22, rue Mazarine 75006 Paris
lherne@wanadoo.fr
Michel Déon

JOURNAL
(Extraits)

L’Herne
JOURNAL

1947

Saint-Moritz, juillet.

Une forte envie de marcher en mon-


tagne me prenant, je m’arrête à Saint-
Moritz avant de rejoindre Milan par
Côme. Grosses chaussures et canne. Je
grimpe au hasard, dépassant vite les
derniers sapins pour suivre des chemins
un peu trop bien balisés, mais après
tout ce n’est pas si ridicule que ça de
s’asseoir sur un banc suisse et de jouir

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de la vue admirable sur les vallées de
Pontresina ou de Saint-Moritz. Paysa-
ges bucoliques, pas du tout sévères : les
sapinières passées au peigne fin, les cha-
lets exhalant une petite fumée comme
dans les dessins d’enfants, les cascades
blanches, les lacs d’opaline. Des famil-
les de marcheurs me croisent et après
le père, la femme et les enfants lancent
un aimable « Dieu soit avec vous ! » Ils
ont raison : à plus de deux mille
mètres, sous un ciel bleu léger, Dieu
est beaucoup plus près de nous et on
a envie de lui demander comment il a
eu l’idée de ce paysage somptueux et
fier, de ces gris et de ces verts, de cette
rumeur rythmée qui monte de la val-
lée. Quel artiste ! Je redescends par la
forêt vers Sils Maria où Nietzsche a
vécu, où François Mauriac, emmitou-
flé dans un manteau gris foncé, se pro-
mène dans le parc de son hôtel. Pour

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compléter le paysage littéraire, il fau-
dra, avant d’arriver à Riva, grimper
jusqu’au village de Soglio où, dit-on,
Rainer Maria Rilke a laissé sa signature
sur le registre de l’unique auberge.
Le petit lac de Campfer arrête mon
retour. Dans une vasque d’un bleu lai-
teux cernée de joncs et de sapins, des
promeneurs qui ont délaissé chaussures
et sac à dos se baignent en caleçon ou
carrément nus quand ce sont des
enfants. Sur un ponton, en maillot noir
très strict, une jolie créature longiligne,
au profil botticellien, aux cheveux d’un
blond pâle presque blanc, croisée dans
le hall du Suvretta, hésite à plonger.
Nous nous sourions et finalement nous
sautons ensemble, en nous tenant par
la main dans l’eau pure et glacée. Mille
aiguilles transpercent la peau, mais au
bout de quelques brasses, nous nous
sentons assez bien pour traverser le lac

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aller et retour, et ressortir cette fois gre-
lottants, couleur d’écrevisse ébouillan-
tée. Elle s’essuie et me prête sa serviette,
me demandant en échange de la
conduire le soir dans un village où
Dinu Lipati donne un concert. Elle
s’appelle Susan, elle est de Zurich, ne
parle pas français, et se débrouille assez
bien en anglais. Nous regagnons la
route où j’ai laissé la voiture et nous
rentrons à l’hôtel qui est comme une
énorme pièce montée dans la vallée où,
d’un peu haut, tout paraît si petit
qu’on dirait d’un pays de santons. Au
Suvretta où j’ai une chambre de cour-
rier au dernier étage avec une belle vue
sur des pacages, je ne prends pas les
repas trop chers, mais je jouis du bar,
du tennis, du salon et d’un service
impeccable. Tout est si démesuré que
les conversations se perdent sous ces
voûtes assez grandes pour servir de

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garage à des éléphants en panne. La
faune est très mélangée : quelques Ita-
liens, pas mal d’Américains, peut-être
deux Britanniques, et plus de Français
que prévisible malgré l’étroit contrôle
des changes. D’un petit homme qui
tortille ses grosses fesses en marchant
et arbore un nez de gnafron, on me dit
que c’est Roger Stéphane, « libérateur »
de l’hôtel de ville de Paris en 1944. On
raconte qu’il fit arrêter Sacha Guitry
pour avoir le plaisir de parler avec lui.
Guitry l’a surnommé pour toujours
« capitaine de forfanterie ». Stéphane
erre, l’œil aux aguets, cherchant à repé-
rer des Français qui se méfient de ses
articles dans Le Monde et l’évitent 1.

1. Ils avaient raison. À mon retour en


France j’appris que Stéphane avait posé dans
Le Monde la question de savoir avec quel
argent Fabre-Luce séjournait en Suisse.

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