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En arrivant à l’église Saint Jean le Russe à Lyon, on remarque tout de suite le prêtre d’un
certain âge qui prie dans le sanctuaire en français. La voix est faible, mais son intonation
chavire le cœur…
— Il faut sans doute que je vous parle un peu de ma vie. Jusqu’à l’âge de dix-sept ans, j’ai vécu
en Gascogne où mon père possédait quelques terres dont il avait hérité. Nous travaillions nous-
même aux champs. Je ne me souviens guère de vacances scolaires que je n’aurais passées entre
les haricots et les tomates. Ma famille était de tradition catholique, et l’on nous avait appris dès
l’enfance à dire : « Que Dieu vous bénisse » en guise de salutation. Cela étant, si j’aimais
beaucoup l’Eglise, je ne peux vraiment pas dire que j’étais un adolescent idéal et pieux. Je sortais
la nuit, volais l’argent de mes parents pour m’acheter des albums d’art, dont je voulais faire ma
profession. Pourtant mon père avait d’autres projets. Il rêvait pour moi d’une carrière de haut
fonctionnaire ou d’homme d’affaires. On chercha d’abord à me placer dans un collège de
Jésuites où il y avait des cours de commerce, et ensuite, comme cela n’avait pas marché, à
Sciences Po. Je me souviens du jour où je dus quitter ma Gascogne ensoleillée pour le brouillard
parisien. Je n’avais aucune envie de cette vie de fonctionnaire dont rêvait mon père. Je devins
quand même diplomate et travaillai au Ministère des Affaires Etrangères.
A la même époque, j’épousai Christine, mère de mes quatre enfants. Je continuai de fréquenter
l’église catholique, mais ma relation à la foi me conduisit à rompre avec l’Eglise Romaine. Tous
mes efforts pour comprendre ce qui m’arrivait se heurtaient à de l’incompréhension, on me
traitait de protestant. Personne ne comprenait la profondeur de mon tourment. Tout cela se
termina par ma rupture, si douloureuse pour mes proches et moi, avec le catholicisme. Beaucoup
dans ma famille ne comprirent pas combien cette démarche était difficile pour moi. Je fus
véritablement proscrit tant de ma famille que de celle de mon épouse. Avec cela, il se passait
dans mon âme quelque chose d’incroyable ; je me retrouvai seul, ayant perdu la foi, et
commençai à m’agiter à la recherche de quelque chose de nouveau.
A cette époque, à Paris, René Guenon était très populaire : catholique d’origine, il était devenu
l’apologiste de la philosophie orientale en Europe. Sous son influence, je me passionnai pour la
mystique musulmane et j’allai chez les soufis. Leur enseignement sur la prière du cœur
m’attirait. Toutefois, malgré mon assiduité, mon cœur restait vide. Je me rendis alors dans un
ashram de Vishnu, que je fréquentai régulièrement pendant un an. Je lus la Bhagavad Gîta, me
liai avec un gourou qui m’introduit petit à petit à l’organisation de cette communauté. Pourtant,
ne trouvant pas les réponses à mes questions spirituelles, je les quittai. J’étudiai la philosophie
chinoise Dao, je lus différents livres… Comme vous le voyez, mon chemin fut véritablement
compliqué. J’essayais une quantité d’enseignements, mais ma soif spirituelle demeurait
inassouvie...
Un jour, un ami très proche tomba malade. Lorsque je lui rendis visite, il me demanda s’il y
avait une vie après la mort, et dit : « Michel, j’ai peur de mourir. Je ne vais pas à l’église, mais
toi… Tu es croyant, parle-moi de Dieu. »
J’étais arrivé chez lui à dix heures du matin et ne partis qu’après le déjeuner. Tout ce temps-là
nous parlâmes de la foi. Toutefois, à la fin, il me fallut reconnaître que je ne pouvais l’aider en
rien : «Pardonne-moi, dis-je, mais je n’ai pas réussi à trouver mon Eglise. Je l’ai cherchée trois
ans et ne l’ai pas trouvée…». Il était allongé sur un lit dans une pièce immense, longue et
sombre. J’étais tellement absorbé par notre conversation que je n’ai même pas remarqué que
quelqu’un d’autre était présent à ce moment là.
Or, à la station de bus, on me toucha l’épaule : «Cette Eglise existe, - me dit soudain une
personne inconnue -, excusez-moi, j’ai entendu malgré moi votre conversation alors que je me
trouvais au fond de la pièce. Je suis croyant et ce que vous avez dit m’a touché. Je peux vous
conduire à l’Eglise que vous cherchez»…
Nous échangeâmes nos coordonnées et partîmes chacun dans une direction. Deux mois plus tard,
on frappa à la porte. Je me souviens que Marie-Lise, notre fille de deux ans, qui commençait à
peine à parler, s’écria soudain : « C’est l’ami de papa ! ». En vérité, cette personne faisait pour
moi ce que pouvait faire seul un véritable ami.
C’était la fameuse personne de la station de bus, Spiridon Brettos, un Grec. Il me dit : «Il y a un
prêtre russe à l’église orthodoxe française du boulevard Blanqui, dans le 13e. Je pense que vous
devriez le rencontrer».
Je me rendis à la liturgie orthodoxe et restai pour toujours dans cette Eglise. Du premier coup,
sans hésitation aucune. Je trouvai ici, enfin, ce que je cherchais depuis si longtemps. La vraie vie.
Malaise à Pâques
— Vous ne vous êtes pas seulement converti, mais êtes devenu prêtre orthodoxe. Cela a-t-il
été difficile ?
— Très. Je le compris presque immédiatement. Il me fallut, pour étudier la théologie,
abandonner ma carrière au ministère des Affaires Etrangères et travailler comme gardien de nuit.
Je fus ainsi confronté au dilemme typique des hommes croyants : comment à la fois servir
l’Eglise et satisfaire aux besoins de la famille. En effet, je ne devais pas seulement m’occuper de
ma propre instruction. J’avais une femme et quatre enfants dont j’étais responsable. A un
moment, nous n’avions même pas d’argent pour acheter des médicaments pour notre enfant. Il
fallut réfléchir à un moyen d’arrondir nos fins de mois…
Lorsque je vois des prêtres qui ne font que servir l’Eglise, comme beaucoup dans votre pays, je
les envie. Je ne pus me consacrer pleinement aux affaires religieuses qu’une fois que mes enfants
eurent grandi, lorsque je partis à la retraite, à soixante ans. Jusque là, j’avais été président d’une
usine de production de cristal en banlieue parisienne, et secrétaire de préfet. Je travaillais comme
fonctionnaire cinq jours par semaine, et le dimanche j’entrais dans le sanctuaire pour célébrer la
liturgie.
Voila ce qui fut vraiment difficile : me trouver à la fois dans deux états totalement différents. Un
jour je fus tellement fatigué qu’arrivé à l’église pour Pâques, je me changeai et tombai évanoui.
Il y eut cependant des problèmes plus graves.
— Par exemple ?
— Par exemple, alors que j’étais prêtre depuis longtemps, je continuai de ne pas avoir un regard
suffisamment « orthodoxe ». Dans les premières années de mon sacerdoce je me vis obligé de
demander à l’une de nos paroissiennes d’aller se confesser à un autre prêtre. En fait, elle me
parlait de ses difficultés et attendait de moi des conseils, et de mon côté je ne voyais pas où se
trouvait le problème et ne pouvais l’apaiser. Il y a des choses qui sont vraiment importantes pour
la vie d’une personne et sa croissance spirituelle, mais les comprendre, apprendre à les
reconnaître est assez difficile. A l’époque je ne savais pas les discerner, je n’avais pas
suffisamment d’expérience.
L’orthodoxie donne vraiment un regard nouveau, elle permet de distinguer les vrais problèmes
des faux. Mais pour cela il faut s’en imprégner, apprendre à percevoir le monde à travers son
prisme.