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Jean-Marie Vincent *
Après Auschwitz, Hiroshima, le goulag, on sait que les sociétés humaines recè-
lent en elles beaucoup de tendances à la barbarie. Mais c’est une imposture théo-
rique que de renvoyer cela à la nature humaine, car la barbarie est bien produite
dans des rapports sociaux et par des individus mutilés au sein des rapports sociaux.
Aujourd’hui ce sont des rapports sociaux capitalistes qui produisent et repro-
duisent la barbarie à l’échelle planétaire, dans le cadre d’une société mondialisée.
Malgré toutes les déclarations et litanies sur les droits de l’homme et la progres-
sion de la démocratie, le monde vit, en effet, en état de guerre permanente. Le
symbole le plus éclatant en est l’expédition coloniale menée par les États-Unis en
Irak et leur intervention en Afghanistan quelque temps auparavant. Tout cela se
fait au nom de la lutte contre le terrorisme, notion particulièrement élastique qui
permet de faire l’amalgame entre des combats très différents dans leurs motiva-
tions et leurs méthodes (du terrorisme islamiste à des luttes de libération natio-
nale). L’ubiquité du terrorisme ainsi défini permet aux grandes puissances de faire
du monde une arène où elles se donnent le droit d’intervenir en toutes circons-
tances et en tous lieux, prétendument pour se défendre. La menace qui viendrait
du terrorisme justifie en outre la restriction des libertés, la mise en œuvre de lois
d’exception utilisables contre toutes les couches jugées dangereuses par la classe
dominante et ses services de police à l’intérieur de pays qui se prévalent de la
démocratie.
La chasse aux terroristes et au terrorisme international devient en fait un prétexte
commode pour éluder les problèmes posés par la mondialisation capitaliste, pour
essayer de refouler, de retenir, de masquer les inégalités croissantes entre le Nord et
le Sud et les polarisations croissantes au sein de chaque société. Une minorité de
plus en plus riche, qui se constitue peu à peu en classe dominante transnationale,
accapare de plus en plus de ressources, de pouvoir, en saccageant l’environnement
naturel, en semant la destruction et la mort chez les déshérités. Le capital ne se sou-
cie pas de développer équitablement les différentes parties du monde, son objectif
obsessionnel est sa reproduction élargie sans égard pour les hommes qui, pour lui,
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Mars 2004
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Guerre sociale
Le capital n’est pas intéressé par la stabilité et, dans sa soif de plus-value, il ne
connaît ni mesure ni réserve pour s’approprier les fortunes et les patrimoines et
pour exproprier ce que certains ont eu beaucoup de mal à acquérir. Au-delà de
l’exploitation directe du travail vivant, il utilise tous les mécanismes de la finan-
ciarisation et du capital fictif pour se comporter en prédateur et redistribuer les
cartes (beaucoup de capitalistes peuvent en être victimes).
Le capital agit comme une machine à démembrer et à remembrer la société.
Pour lui les classes ne sont pas des données intangibles, mais au contraire des
réalités mouvantes qu’il ne faut pas craindre de dé-structurer et de restructurer. Il
y a, bien sûr, certaines formes de continuité pour les groupes sociaux et les classes
sociales sur le plan institutionnel (le rapport aux institutions étatiques et poli-
tiques) et sur le plan culturel (par exemple différentes sortes de cultures ouvrières),
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mais cela reste précaire et fragile. Cette réalité est en partie masquée par la longévité
du mouvement ouvrier d’Europe de l’Ouest, tel qu’il s’est manifesté aux XIXe et
XXe siècles. On oublie, toutefois, trop facilement toutes les discontinuités de cette
continuité : déroute de l’internationalisme lors de la Première Guerre mondiale, scis-
sions politiques et syndicales, ébranlement lors de la crise de 1929, catastrophes et
massacres de la Seconde Guerre mondiale.
Cette histoire tourmentée du mouvement ouvrier a été comme effacée, ou du
moins reléguée dans une sorte de préhistoire, par la période dite des « Trente glo-
rieuses ». La croissance économique a été accompagnée alors par une extension spec-
taculaire de la protection sociale, par des conflits de classe encadrés et
institutionnalisés. On pouvait même penser que l’État allait devenir de plus en plus
social et développer une citoyenneté sociale à côté de la citoyenneté politique. C’était
se leurrer et succomber à des illusions lourdes de réveils pénibles, car les hommes du
capital, choqués par l’ampleur des mobilisations populaires dans le monde, prépa-
raient déjà leur contre-offensive, au milieu d’un climat d’euphorie sociale-démo-
crate. Ils pouvaient prendre appui sur l’accumulation de déséquilibres économiques,
sur les déficits des comptes extérieurs des États suivis du détachement du dollar par
rapport à l’or, sur l’inflation à deux chiffres dans de nombreux pays, sur la baisse de
rentabilité du capital, sur le choc pétrolier de 1973 et la grande volatilité des flux
financiers. Tout cela mettait la réorganisation du capitalisme à l’ordre du jour, sur
une très grande échelle, et à partir de méthodes néo-libérales drastiques.
Le premier champ d’expériences réussi a été le Chili de Pinochet! L’écrasement
du gouvernement de l’Unité Populaire a permis aux « Chicago Boys » d’œuvrer au
démantèlement de l’État social sans obstacles particuliers et sans résistance populaire
notable. Pour la première fois, les privatisations du secteur public ont été pratiquées
massivement, complétées par des attaques brutales contre le niveau de vie des
couches populaires. Le modèle chilien a été très vite exporté vers d’autres pays
d’Amérique latine, mais il a surtout été repris et modifié par Margaret Thatcher en
Grande-Bretagne et Ronald Reagan aux États-Unis, qui en ont fait un modèle uni-
versel dans les années quatre-vingts, une invite généralisée à la dérégulation et à la
déréglementation en faveur du capital.
Aussi bien en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis, une véritable guerre sociale a
été menée contre les syndicats et les acquis sociaux, dans presque tous les domaines.
Dès les années quatre-vingts, les représentants du capitalisme ont abandonné l’idée
qu’il fallait obtenir la paix sociale par des compromis, ils ont au contraire tout fait
pour imposer dans leurs propres rangs la conception que la paix sociale devait être
obtenue en infligeant défaite sur défaite au mouvement de masse, en le démorali-
sant et en le désorientant, en lui enlevant la conviction même qu’il pourrait être un
acteur collectif.
Le travail, rapport social faisant jouer de multiples relations entre les hommes,
doit, dans cette perspective, être inlassablement individualisé, c’est-à-dire coupé de
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son enracinement dans la société et des connexions qui en font une réalité supra-
individuelle. Le travailleur collectif est ainsi appelé à disparaître de l’horizon du plus
grand nombre. À sa place, se présente un monde du travail morcelé, fragmenté par
les divisions entre sexes, entre indigènes et immigrés, entre travailleurs légaux et clan-
destins, entre jeunes et travailleurs âgés. La dispersion, les lignes de fracture qui se
multiplient depuis les années quatre-vingt-dix du siècle passé sont autant d’obstacles
sur la voie de l’unification des salariés.
En fonction de l’antagonisme fondamental, comme l’a montré Marx de Misère
de la philosophie au Livre I du Capital 1, la résistance ouvrière (et celle des salariés en
situation d’exploitation et d’oppression) est inévitable. Toutefois, l’intensité et les
points d’application de cette résistance ne sont jamais donnés à l’avance et on ne
peut décréter a priori quelles directions elle va prendre et si elle est susceptible de
modifier les situations où elle prend son point de départ.
Beaucoup sont enclins à penser que les travailleurs défendent naturellement leurs
intérêts, c’est-à-dire leurs intérêts économiques de classe. Mais en fait il n’y a pas
quelque chose comme un pur intérêt économique individuel et collectif. L’intérêt,
qui s’inscrit dans une situation spécifique, est toujours au carrefour de multiples
déterminations, il ne concerne pas simplement le niveau de rémunération, mais
aussi des histoires et des rapports de force antérieurs, ainsi que la symbolique pré-
sente dans les rapports sociaux.
Mouvement social
Contrairement à ce qu’avancent certains théoriciens de l’action collective, le cal-
cul des avantages et des désavantages de la participation à des mouvements revendi-
catifs ou à des mouvements de contestation n’est pas décisif, ce qui importe le plus,
c’est la cristallisation, dans une conjoncture donnée, du sentiment que l’adversaire
capitaliste en a fait trop et qu’il faut donner un coup d’arrêt à son arrogance et à son
cynisme faisant fi des besoins et de la dignité des travailleurs. Pour peu que cette cris-
tallisation soit présente dans de nombreuses têtes, elle peut, à partir de refus ou de
revendications limités, susciter des mouvements de grande ampleur faisant preuve
de beaucoup de dynamisme. On peut être tenté d’en conclure qu’il suffit d’at-
tendre le mouvement qui aura assez de force pour déstabiliser l’ordre social
jusque dans ses tréfonds, afin d’ouvrir les voies d’un autre avenir.
En fait, il faut se garder de se bercer d’une telle illusion. Les mouvements
sociaux les plus forts, les plus tenaces, sont toujours retombés, non seulement en
fonction des contre-offensives de l’adversaire, mais aussi en raison de faiblesses
propres, de tendances à la fragmentation et à la division interne. Les difficultés
s’accumulent, les orientations stratégiques apparaissent floues et peu claires, une
fois franchies les étapes les plus immédiates.
Les mouvements sociaux ne peuvent en effet rester immobiles, ils doivent
progresser ou régresser. Ils peuvent résister à la répression et marquer des paliers
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les abstractions réelles, ces machineries sociales telles que le marché, l’argent,
les métamorphoses des capitaux, la fantasmagorie des marchandises qui dictent
leur loi aux rapports sociaux.
Pour cela, il faut dépouiller toute l’objectivité sociale de son caractère pré-
tendument naturel. Les hiérarchies sociales n’ont en effet rien de naturel, elles
sont le résultat de rapports différentiels, asymétriques à la dynamique de la
valorisation et non le résultat de dispositions données, de dons ou de mérites
naturels. Ce ne sont pas les hommes qui se classent les uns par rapport aux
autres par leurs actions, ce sont les mouvements de la valorisation qui distri-
buent les individus dans des positions, dans des rôles, et qui les répartissent
dans des groupes sociaux sans discontinuer. La mobilité sociale ascendante et
descendante masque largement cette réalité, mais il ne manque pas d’études ou
d’enquêtes pour montrer que les inégalités à la naissance se reproduisent dans
tous les domaines de la vie sociale (par exemple au niveau de l’éducation et de
la santé).
Si le tout du capital, qui ne peut être le tout des sociétés humaines, est,
comme le dit Adorno le « non-vrai » 4 ou, comme le dit Marx, « un monde sens
dessus-dessous », la contre-totalisation doit produire une prise de conscience
qui fait remonter ce qui est refoulé. Ce refoulé comporte des expériences affec-
tives, des souffrances endurées mais ignorées, et des vues plus ou moins intui-
tives sur le social, dédaignées et méprisées, ainsi que l’aspiration à des rapports
sociaux débarrassés de la concurrence et des affrontements liés à la valorisation.
Il lui faut faire apparaître que derrière la façade, que derrière la danse des indi-
vidus avec les objets sociaux fétichisés et avec les marchandises éphémères, il y
a un monde sensible qui veut s’affirmer contre le sensible supra-sensible et qui
veut vivre pleinement.
Ce monde est, certes, corseté, pénétré par la seconde nature sociale, mais
cette dernière ne peut jamais l’assimiler complètement, car le monde de la
matérialité et de la sensibilité est un présupposé fondamental de sa propre exis-
tence. C’est dire qu’il y a toujours la possibilité de jeter un autre regard sur la
réalité massive de l’objectivité sociale fétichisée et de mettre en branle des pro-
cessus de rupture progressive avec les procès qui mettent les hommes au service
de fonctionnements naturalisés et automatiques.
Le premier objectif à atteindre dans ces processus de contre-totalisation est
de transformer les rapports sociaux de connaissance, en mettant fin à la frag-
mentation des points de vue, en remontant à la logique de fonctionnement du
capital, en faisant passer au crible de la discussion collective des expériences
dispersées et obscures en apparence.
Le deuxième objectif est d’établir des relations nouvelles de sociabilité en
combattant les facteurs de séparation, en ré-orientant les relations affectives
pour montrer qu’une autre vie est possible solidairement.
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que l’affaire des retraites n’était qu’un aspect particulier d’une attaque généra-
lisée contre la protection sociale. Le gouvernement n’avait absolument pas l’in-
tention de négocier un plan plus équilibré, afin de ne pas mettre en danger
toute sa politique de remodelage de la protection sociale. À ce niveau, on
touche du doigt l’irréalisme du syndicalisme de proposition dont parle souvent
la CGT. Le dialogue social brandi par le gouvernement et le Medef n’a d’autre
objectif que de faire pression sur les syndicats, en jouant de leurs divisions,
pour leur faire accepter des mesures de régression sociale de grande ampleur.
Le gouvernement n’aurait retiré son projet que s’il y avait été contraint par
une extension rapide du mouvement au-delà du secteur public conduisant à
une très grave crise politique et sociale. C’est pourquoi FO et la LCR ont
appelé à la grève générale à plusieurs reprises 5. Cependant, on est forcé de
constater que ces deux organisations n’ont pas indiqué comment il était pos-
sible de généraliser les luttes, et comment il était possible de lever les obstacles
à la mobilisation du secteur privé, particulièrement malmené par les licencie-
ments, le chômage et la précarité, mais aussi par les horaires flexibles, par les
contraintes intériorisées à la performance, au flux tendu.
Il n’y a, évidemment, pas de formule magique pour répondre à ces ques-
tions, mais il est certain que la mise en lumière et la dénonciation du rapport
social de production flexible avec toutes ses implications était indispensable. Le
rapport social de production flexible pénètre tous les pores de la société et
entretient une déstabilisation permanente de la vie sociale et du rapport indi-
viduel à la vie. Beaucoup croient pouvoir trouver un refuge pour échapper à la
tourmente de la flexibilisation, mais, la plupart du temps, les salariés se font
rattraper par des bouleversements inattendus. En réalité, il faut arriver à mon-
trer que l’accidentel, le fortuit, le contingent qui frappent durement les indivi-
dus à tel ou tel moment, sont le fruit de cette abstraction en mouvement qu’est
le capital.
Cela veut dire que, si les luttes ont forcément des points de départ limités,
elles ne peuvent en rester là et doivent sans cesse élargir leur horizon contre la
totalisation barbare du capital et sa façon d’absorber le matériel humain. Elles
doivent toujours être globales et totalisantes dans leurs visées sans se laisser
enfermer dans les cadres cloisonnés du capital qui dé-totalisent les exploités et
les opprimés, en les empêchant de saisir la société où ils vivent. Elles doivent
en conséquence aller au-delà de la lutte de classe administrée et routinière qui
a largement caractérisé les conflits sociaux après la Seconde Guerre mon-
diale. L’encadrement institutionnel de ceux-ci tendait, en effet, à les cantonner
dans le domaine économique (revendications à propos de la rémunération et
de l’organisation du travail) en les fermant aux mouvements sociaux tels que le
mouvement des femmes, le mouvement étudiant, les mouvements écologistes.
C’est pourquoi le mouvement social, s’il veut progresser, se doit d’intégrer à ses
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Notes
1
(Les notes sont de la rédaction.) Karl Marx, Misère de la philosophie, Editions Sociales, 1974
et Le Capital, I, in : Karl Marx, Écrits économiques, Pléiade, 1965.
2
Pour la notion du « sensible supra-sensible », voir Jean-Marie Vincent, Critique du tra-
vail, 1987.
3
Sur le concept d’hégémonie, voir Antonio Gramsci, Œuvres choisies, Editions Sociales, 1959,
p. 242-243. Voir aussi plus loin l’entretien avec Gilbert Achcar, pp. 61-65.
4
Theodor Adorno, La dialectique négative, Payot, 1992.
5
Auxquels il faut ajouter l’union syndicale Groupe des 10 (syndicats autonomes et SUD,
Solidaires Unitaires et Démocratiques).
6
Voir Karl Marx, « Soumission formelle et réelle » in : Un chapitre inédit du Capital,
10/18, 1971.