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Octobre 2008

Sous le soleil
Michel Deguy

Je cherche un ton de chronique, de récitatif plutôt que de récital, et baryton sombre plutôt que ténor
léger. A reparler de poésie par surprise avec vous, ni en slam ni en jeux de mots, en rapport avec
l’été (solstice et verbe être) ; « poésie » rappelée du fond de sa provenance (« Vieille Déméter
méconnaissable au foyer de Céléos »). Pour renouer. J’appelle ça le soleil et l’oubli.

La disposition poésie reçoit inspiration de tous côtés. L’amour est une source principale. Ainsi
l’amour de la sagesse, ou philosophie. Cette puissante émotion peut-elle accompagner, en pensée,
par exemple ce motif mis au cœur de la pensée philosophique par le Maître de Fribourg : l’oubli ?
Les Grecs appelaient thaumas le s’étonner reculant devant la merveille et l’énigme, l’amas de
splendeurs et l’intelligibilité infinie de ce qu’il y a. Je voudrais, reprenant l’antienne, relier à l’oubli
la thaumaturgie poétique.

Hier soir nous avons, à l’angle finisterre de Tanger, là où se disjoignent deux continents, détroit
spacieux où s’enlacent la mer d’Ulysse et le grand Océan, regardé longuement décliner, rougir, se
noyer, le soleil.

Dans la nuit et le demi-sommeil pensif, je (pour sténographier du pronom la pensée rêveuse et


phraseuse, le voyage psychique nocturne, désamarré, cosmique, que Dostoïevski appelle
« ridicule »), je, donc, pensai au soleil. Le stupéfiant et démesuré « système » où les créatures
terrestres, d’éons en éons chauffées, glacées, ensommeillées, extralucides, doivent de vivre et
d’être.

L’oubli de l’être, c’est l’oubli du soleil. Quoi de plus clair en effet que ceci : nous oublions le soleil.
Parfois, un lever de soleil pour notre vigie en loisir, ou une parure d’or des steppes ou des Andes,
ou multiplié en peinture par Van Gogh, ou en mythes millénaires que nous morcelons – un fragment
d’Apollon, un accent de Racine ou de Valéry, « sacré soleil » ou « faute éclatante » –, ou en leçon
de Ponge, nous reconfie à lui un instant. Mais l’idolâtrie des vacances (bronze-âge) consomme
l’oubli plutôt qu’il ne le rompt. Seule peut-être l’astrophysique n’oublie pas le soleil : la science,
héliotropique, peut agrandir l’imagination et s’étonner dignement de l’astre insensé père du sens de
notre Caverne.

Que nous oublions l’être, pour l’entendre entendons que nous oublions le soleil. Nous, non pas l’un
ou l’autre, celui qui y pensait un soir à Tanger, mais « les hommes » en grégarités modernes,
fourmillement d’espèces, Léviathan d’innombrables léviathans délétères dont les satellites repèrent
les fumants terriers nocifs, nous sommes, en masses contemporaines, sortis de l’étonnement d’être
au soleil. Nulle place dans les affaires humaines, technologiques, programmées – que parfois la
mort interrompt du silence de sa minute officielle – pour une oisive vénération de soleil. Nous n’y
sacrifions plus.

Oui, on peut oublier le soleil.

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