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Octobre 2008

De la banalité du mal en régime de


fiction médiatique (d'Harendt à Angot)
Gisèle Berkman

La scène se passe dans la dernière auto-fiction de Christine Angot, Le marché des amants,
estampillée « roman ». Une chambre d’hôtel, à Nice. Ebats de la narratrice et de « Bruno » (Bruno
Beausire, plus connu sous l’identité du rappeur sarkozyste doc Gynéco), sur fond de « documentaire
en noir et blanc sur la Shoah, avec des images de charniers, de camps et en voix off des
commentaires sur les chiffres, les techniques. » La narratrice implore « Bruno » de changer de
chaîne. Il refuse (« Mais non c’est bien ») : indifférent ? émoustillé ? mû par quelque obscure
« concurrence mémorielle », comme on dit lourdement aujourd’hui? La narratrice résiste un peu,
pleure, d’humiliation dit-elle, puis s’abandonne : «Je pleurais en faisant l’amour sur ce fond sonore,
puis je me laissais aller, il n’y avait plus de valeurs, juste un grand néant, et nous dans notre
chambre en résidu. Petits, minables, vivants. Pourquoi changer de chaîne ? On se donnait des petits
coups, on ne pensait plus. Je me sentais faite de morceaux décollés. »

Cette chronique d’une honte fugace exemplifie à sa façon l’entrée du meurtre de masse sur la scène
de la fiction (ou de sa parente pauvre, l’auto-fiction) par la petite porte de la perversion
« ordinaire ». Comme si la fameuse « banalité du mal », à l’origine sous-titre du livre fameux et
controversé d’Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, s’était elle-
même vulgarisée, fournissant à certaines fictions le supplément de perversion apte à décupler leur
valeur d’échange sur la scène de la consommation de masse. Il n’est pas indifférent que, dans le
roman d’Angot, le « documentaire sur la Shoah » (singulièrement transformé par un journaliste en
Shoah, le grand film de Lanzmann, lors d’une émission de Canal plus…) constitue l’arrière-plan
d’une scène sexuelle. Symptôme des temps ? L’érotisation du meurtre de masse joue à plein dans le
très médiatique « pavé » de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, ce livre qui créa naguère
l’événement en narrant les Mémoires fictifs d’un SS. L’évocation des massacres y est scandée par
une distribution musicale (Toccata, Allemandes, Courante, Sarabande…) dont certains, et non des
moindres, s’extasièrent : un numéro spécial du Débat encensa le livre. Passons sur la froide
obscénité du propos, sur les clichés d’écriture, sur l’équivoque du rapport à l’Histoire, sur la
mobilisation à contresens du mythe grec : de tout cela, le traducteur Pierre-Emmanuel Dauzat a fait
justice, dans un livre remarquable.

En nous apostrophant à l’orée de son texte, le héros de Littell prétend embarquer le lecteur (au sens
pascalien du terme) dans une forme d’abjection partagée, l’autre nom ici de la fraternité : «Frères
humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé. » Hypocrite lecteur, mon semblable
mon frère… Tout l’exorde des Bienveillantes (quel titre !) est une vulgarisation perverse des
énoncés d’Arendt sur les hommes ordinaires et la banalité du mal: « (…) les hommes ordinaires
dont est constitué l’Etat – surtout en des temps instables- voilà le vrai danger. Le vrai danger pour
l’homme, c’est moi, c’est vous», décrète l’ancien officier nazi reconverti dans le commerce de la
dentelle. La fable vaut ici re-naturalisation de cette violence supposément originaire qui constitue
l’une des composantes de la mutation culturelle que nous vivons – le dés-humain voisinant sans mal
avec la sensiblerie exhibée et le retour des « émotions » qui en sont le cynique « supplément
d’âme ». Serait-ce la « fin de l’exception humaine » que Jean-Marie Schaeffer appelle de ses
vœux ?

Il faudra, un jour, méthodiquement déconstruire ces énoncés devenus slogans dont les fictions
marchandes se sont faites les vecteurs privilégiés. « Banalité du mal », « devoir de mémoire »,
autant de syntagmes problématiques et toujours en passe de se trouver dévoyés - dévoyés parce que,
d’emblée, problématiques ? (Un exemple, prélevé au hasard dans un numéro tout récent du Monde:
aux Pays Baltes, sous prétexte de « devoir de mémoire », une ancienne caserne soviétique sert à du
tourisme « reality show », dans lequel on est censés obéir aux ordres humiliants d’un faux officier
soviétique, pour « ne pas oublier » ce que c’était…)

Revenons à ce qui fut à l’origine un reportage d’Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Dans un
livre brillant et discutable, Le Juif de savoir, Jean-Claude Milner soutient que, si Arendt substitue la
« banalité du mal » à la thèse kantienne du mal absolu à laquelle elle souscrivait naguère, c’est en
vertu d’un théorème sous-jacent (celui de la toute-puissance de la technique) qui échoue à se
concrétiser dans le personnage falot d’Eichmann. De fait, il y a comme une hésitation dans ce
passage du post-scriptum où Arendt argue de la banalité d’Eichmann. Si Eichmann, dit-elle, est
ordinaire, c’est surtout dans la mesure où il apparaît petit fonctionnaire banal, terne exécutant
pourvu d’une singulière « absence de pensée », au plus loin de la commode imagerie du monstre :
« Eichmann n’était ni un Iago, ni un Macbeth ; et rien n’était plus éloigné de son esprit qu’une
décision, comme chez Richard III, de faire le mal par principe. Mis à part un zèle extraordinaire à
s’occuper de son avancement personnel, il n’avait aucun mobile. Et un tel zèle en soi n’était
nullement criminel ; il n’aurait certainement jamais assassiné son supérieur pour prendre son poste.
Simplement, il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait, pour le dire de manière familière »,
écrit Arendt. Et elle poursuit : « Il n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée –ce qui n’est
pas du tout la même chose que la stupidité- qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels
de son époque. Et si cela est « banal » et même comique, si, avec la meilleure volonté du monde, on
ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque, on ne
dit pas pour autant, loin de là, que cela est ordinaire. » Oscillation du texte, ici, entre le banal (lui-
même plus proche du médiocre) et cette catégorie de l’ordinaire qui fait d’Eichmann un homme
comme un autre, le rattache à l’espèce ; entre le singulier (la singulière banalité d’Eichmann, scellée
dans son « absence de pensée) et le commun ; entre la dimension anthropologique du mal, et
l’exception historique du totalitarisme. Posons alors cette hypothèse : en régime médiatique, au
règne du « story-telling » analysé par Christian Salmon dans un livre éclairant, c’est comme si le
quasi-concept arendtien s’était trouvé recyclé, absorbé, vulgarisé.

Soient ces deux versions de la « banalisation de la banalité du mal ». La version-Angot est celle du
« tout dire », plat dévoiement du précepte de Rousseau, « je dirai ce que j’ai pensé tout comme il
m’est venu », à cette exception notable qu’ici, le « dire » est rabattu sur le « faire », et que la pensée
est ce qui manque à l’appel. « On ne pensait plus », conclut la narratrice, et ce « ne plus penser »
fait singulièrement écho, dans sa platitude, à l’ « absence de pensée » qu’analyse Arendt… Le
lecteur sait à quoi s’en tenir : qu’une certaine perversion consiste à faire l’amour - pardon,
Christine, à baiser- sur fond de « documentaire sur la Shoah », et que la chose est à la fois extra-
ordinaire et banale, rien d’humain ne devant nous être étranger au règne du tout-dire et de son
recyclage médiatique. Plus ouvertement pervers, Littell prétend nous enrôler dans l’ordinaire du
mal. Son personnage, lui aussi, fuit la pensée - « je m’aperçus que penser, ce n’était pas une bonne
chose », dit Max Aue, cet invraisemblable témoin des massacres commis par les Einsatzgruppen. À
l’ « universel pauvre » théorisé par Jean-Claude Milner comme rabat « paulinien » du quelconque
sur l’universel, Littell semble avoir substitué l’ « universel pervers », lequel procède par rabat de
l’universel sur le commun, du commun sur l’ordinaire, et de l’ordinaire sur l’abject, le terme pivot
de l’équation jouant comme ce « commun » où s’homonymisent le banal et le global.

On conçoit que la « banalité du mal » soit une aubaine pour les fictions médiatiques d’aujourd’hui.
Et tout cela a lieu, bien sûr, au rebours des intentions d’Arendt, et de son interrogation inlassable
sur ce qu’ « absence de pensée » veut dire : c’est l’exemple d’Eichmann, son extra-ordinaire
« absence de pensée », qui ouvre l’un de ses derniers livres, le premier tome de La Vie de l’esprit,
consacré à la pensée. Mais de cela, les fictions marchandes n’ont cure. Si elles se saisissent de
l’Histoire, c’est pour mieux lui faire subir une cure d’oubli, une cure dont l’antidote est tout sauf le
« devoir de mémoire » - la mémoire, qui est travail, ne saurait se prescrire. De tout cela, Siegfried
Kracauer se faisait déjà l’écho dans un essai de 1931, «Les livres à succès et leur public : « […] les
gens qui portent actuellement les grands succès littéraires ne souhaitent rien plus intensément, par
instinct de conservation, que de précipiter les questions pénibles dans l’abîme du silence. Comme, à
tort ou à raison, ils redoutent les réponses, ils demandent que se dressent des barrières pour
empêcher la progression de la connaissance. Leur exigence : l’indifférence. »

Au plus loin des montages fictionnels bavards ou pervers, et de la cure d’oubli que ceux-ci
prescrivent à leur corps plus ou moins défendant, on relira l’admirable Cartes postales d’un voyage
en Pologne, de Giorgio Caproni. C’est le témoignage d’un poète. Il ouvre, pour qui sait le lire, une
voie inédite aux puissances de la fiction.

P.-E. Dauzat, Holocauste ordinaire- histoires d’usurpation-Extermination, littérature, théologie,


Bayard, 2007.

S. Kracauer, L’ornement de la masse, essais sur la modernité weimarienne (La Découverte, 2008),
p. 80.

G. Caproni, Cartes postales d’un voyage en Pologne, trad. Ph. Lacoue-Labarthe et F. Nicolao,
William Blake and co, 2004.

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