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Qui suis-je donc ?

Autant répondre sans faire de manières, puisque je n’ai pas peur du ridicule. Je suis
l'écrivain de la nuit. Ma complice... et maîtresse. C'est elle qui... C'est elle qui a bavé cet
épanchement informe, déjà retourné au silence sans visage d'où il a coulé, d'où elle-même
a coulé, comme une tache sur le miroir du néant autrement impeccable, superbement
lisse, radical et incolore, illimité, je dirais… pacifié, oui, pacifié. Je suis aussi, mais peut-
être ne m'en suis-je pas encore rendu parfaitement compte – car, bien que m'observer et
m'étudier soient désormais les seules occupations dont je puisse jouir, il reste sans doute,
dans quelque recoin de mon cerveau où la sonde de l'attention n'a pu aller encore, où ma
volonté, paralysée par l'effort qu'elle a dû faire pour s'effacer devant sa propre réalité
effroyablement opaque, a battu en retraite, une parcelle minuscule de noirceur, un mince
ruisselet qui me réservera peut-être la surprise de l'éclat doré, la joie rare de l'orpailleur
dont l’œil accroche comme une splendide irrégularité la découverte de cette pépite de
l'âme qui bien sûr devra me sembler suspecte comme à Néron jadis l'angoissante
imminence de sa disparition parut inquiétante et même choquante : qualis artifex pereo,
s’exclama-t-il en mourant, la pépite d'or recouverte à jamais par la boue, les grandes
actions englouties par les flots du temps, voilà ce qui lui parut constituer l’unique
scandale ! –, je suis peut-être tout autre chose, le dernier être humain vivant qui par un
réflexe ridicule écrit ses pensées sur des feuilles qu’il ne prend même pas le soin
d’assembler, un pathétique Ugolin dont l’indicible souffrance semble s’être concentrée
dans les plis amers entourant une bouche douloureusement close. Cette inspiration prouve
que j’ai rêvé ? Non, tout au plus qu’il m’est impossible désormais de mettre un peu
d’ordre dans le chaos de visions et de paroles qui me hante toutes les nuits, pendant que la
nuit poursuit son patient travail de sape. Il me faut à tout prix trouver ma langue et me
débarrasser de ces fantômes bavards, ou bien mon texte va ressembler à quelque Songe
de Poliphile aussi érudit que vain. Comique, à l’heure où la littérature ressemble de plus
en plus à un livre de coloriages pour tout petit. Et puis, il me faut écrire vite, car je ne sais
pas de quoi demain sera fait.
Quomodo obscuratum est aurum, mutatus est color optimus ? Oui, comment l’or s’est-il
terni, et son éclat s’est-il altéré ? Le jour revient : une pâle lueur qui semble ne plus rien
avoir de commun avec le magnifique soleil de mon enfance, trouant un ciel aussi bleu que
celui des contes d’une pomme bien ronde et dorée. C’est ainsi, la lumière, peu à peu, se
tarit. Je cesserai d’écrire quand je n’y verrais plus rien mais pour le moment, autant
continuer, je n’ai de toute façon absolument rien d’autre à faire. Où en étais-je ? Je relis
ce que j’ai écrit depuis que je me suis levé. Continuons.
Dois-je croire alors, dois-je croire que la remontée d'un autre moi-même m'est réservée,
vieille planche d'épave ballottée par les petites vagues de la surface, radeau de fortune
colonisé par une foule de créatures bizarres, exposées sans cérémonie sous l'impudique
museau du soleil qui les renifle avant de se détourner de l'insupportable fumet qu'elles
lâchent en guise d'holocauste conciliateur, de bienvenue puante ? Serait-ce ce que nous
pourrions appeler la politesse du néant ? Mais oui, je n'est-il pas un autre, selon le mot
bien trop fameux de ce fou qui trahit les siens pour trafiquer sans beaucoup de réussite
dans le désert et s’en revenir bredouille et la chair pourrie ? Oh, l’admirable parole du
poète : Quelqu’un qui soit en moi plus moi-même que moi. Celui que l’on cherche une vie
durant, mais pas n’importe quelle vie : une vie remplie, ordonnée par l’écriture.

La Chanson d’amour de Judas Iscariote sur Stalker : librairies, revue de presse, etc.

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