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L'INTERPRETATION DETOURNEE

Textes réunis par


Leo H. Hoek

095
CRIN 23 1990
050/IEL
40
L'INTERPRÉTATION DÉTOU
1 (1 (', 1(,l, N" cuhicrs de recherches des instituts néerlandais de langue et de
1il16111111 H' 11'1\ nçaiscs, réunit, sans périodicité fixe, des travaux de science
dU III liuèruturc
n"l'oIlllllll'"1
et de critique, Le C.R,I.N, est une publication
de langues romanes de l'Université de Groningue,
1',1111 Itlil~ 1 enseignements, suggestions, envois de manuscrits, comman-
du
1 PROUST
j'MAGRITTE / FOUCAULT
d, ", ~'lIdl('SSl'l'IlU secrétariat:
U 1 N. , BECKETT
11I_1It1i1 Ih- IlIlIgues romanes
\ \ 1 ~/ ROBBE-GRILLET
1hlll.' I\I.lk III '1 .latstraat 26
Il '11 10'1\ (;l'lIl1ll1gUC, Pays-Bas
f'-.)JvDt- K) ~ COETZEE
J - CALVINO
Iljmlllll! 1il'ilk Ilillenaar
It,~dlllll!lIl: Mnu rlcn van Buuren, Ferd Drijkoningen, Henk Hillenaar,
MI"'1 hul!', Sandor Kibédi Varga, Françoise van Rossum-Guyon,
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1
Table des matières

(J~
Leo H. Hoek Chemins battus et chemins détournés.
conceptions de l'interprètation
1 1 A. Kibédi Varga L'interprétation impossible. Parler d'apr
une image, peindre d'après un texte

Sophie Bertho Asservir l'image, fonctions du tableau dan


le récit

Cees de Boer Magritte et Foucault, ou le mystère éoll

Sietske Langbroek Interprétation verbale d'éléments visuel


dans Le château des destins croisés
d'Italo Calvino

Matthijs Engelberts La banane et la peau. Freud et La


dernière bande de Beckett

Peter de Voogd La femme naufragée et le sauvage sllen


cieux. Foe de John M. Coetzee

Loo H. Hoek Sémiotique, interprétation, ccrnmunlcatlon


L'exemple de Robbe-Grillet.

1"01111 publlcntlon a 6to réausés dans le cadre du programme de recherche


":lOlnlntluoll l'/lOlorlscho tokstbeschrljvlng" (LETI /85/5) do la Faculté des
111111Il fi du ln Vrljo Unlvorsttolt, Amstordam

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Cees de Boer

Foucault et Magritte, ou: le Mystère éclipsé.

Magritte réussit à nous faire voir le lien entre


l'oeuvre créée et les raisons que l'homme
a pour se vouer à la création.

Arpad Mezei'

1 INTRODUCTION

Cet article2 ne se veut pas une nouvelle interprétation du fameux tableau


de Magritte "La Trahison des images". De plus, une nouvelle interprétation
n'a d'intérêt que si elle prétend se rapprocher davantage de l'interprétation
parfaite, la seule et unique à être correcte - or, ceci n'est plus depuis
longtemps un idéal. Par contre, étudier de plus près le cheminement parfois
tortueux de la pensée de Foucault à l'oeuvre comme critique d'art dans son
essai Ceci n'est pas une pipe3 est une démarche qui mérite d'être
entreprise. Mon intention est d'analyser le discours de Foucault sur une
oeuvre d'art, oeuvre qu'il me semble avoir choisie parce qu'elle illustre ses
thèses sur le pouvoir des mots et des images sur notre pensée.
Dans ses essais, Foucault critique les prémisses épistémologiques de la
pensée scientifique et philosophique occidentales. Dans Les Mots et les
cnoses". il s'attaque aux types de représentation selon la science et la
philosophie, aux différents discours tenus sur la réalité ou ce que nous
croyons désigner par ce terme. L'originalité de Foucault réside entre autres
dans le recours à la littérature et à la 'peinture pour étayer sa critique des
taxinomies, des représentations 'classiques'.
La référence, relativement innocente, à l'oeuvre de Goya "Le Préau des
fous" dans le dernier chapitre de L 'Histoire de la folie à l'âge classique
nous donne déjà un avant-goût de ce dont Foucault est capable, à savoir
transformer une oeuvre d'art en argument à l'appui de sa thèse et écrire
une page originale de l'histoire de la culture. L'analyse désormais célèbre du
tableau de Vélasquez "Las Menifias", qui ouvre Les Mots et les choses, fait
partie intégrante du discours foucauldien. On pourrait cependant se
demander jusqu'à quel point Foucault s'y rendait coupable d'un
détournement de sens. Avec son étude du tableau de Magritte, il va encore
plus loin. Désormais, Foucault ne se contente plus des oeuvres d'art à titre
d'exemples pour corroborer son discours philosophique. Ici, il donne à son
38

étude des allures d'éxégèse et analyse une oeuvre d'art comme telle. lisant Les
Justement parce que l'interprétation du tableau de Magritte semble à nde affin" é
première vue concentrée sur l'oeuvre du peintre et rien d'autre, il est ilosophe ce
pertinent de juger cette analyse sur ses mérites. Nous nous apercevrons très nde et de
vite que le Foucault philosophe n'a pas été supplanté par le Foucault essemblance
critique d'art. En effet, il nous sera aisé de retrouver tout au long de cet fond de sa
essai les thèses chères à Foucault sur le langage, les images et les formes A la fin d
de la représentation et de voir le rôle qu'elles ont joué dans son étude sur . ibilité et 1·
Magritte. La question pour nous maintenant sera de savoir en quoi consiste iendrons
le détournement de sens opéré par Foucault. elques-uns
Magritte a été non seulement un grand peintre mais aussi un important une recherc
théoricien de l'art. Ses écrits théoriques m'incitent à voir en ce peintre dit e "Ceci n'
surréaliste l'un des plus grands représentants de la peinture métaphysique, e ne contra
l'un des héritiers de Giorgio de Chirico. La puissante et intelligente Cette p .
réflexion de Magritte permet de le mettre, comme phllosophe'', sur un pied . ogue que
d'égalité avec Foucault. Or, nous verrons qu'il ne s'agit pas seulement d'un ur une lar
dialogue. Magritte donne à sa philosophie le prédicat de poésie, philosophie réponse
dont le but est de faire voir le mystère de l'Etre. Foucault, lui, s'est donné osophiq e
pour tâche d'exhumer et, si possible, de saper les fondements de la pensée gritte:
occidentale. On peut donc à bon droit se demander si Foucault est bien la
personne indiquée pour juger l'oeuvre de Magritte à sa juste valeur. La "Ce que
confrontation de l'essai de Foucault avec la théorie de l'art de Magritte similitude
nous dira si nous pouvons toujours parler d'analyse géniale d'une oeuvre l'invisi e
inquiétante, dérangeante, par un penseur qui à son tour inquiète et dérange. fond des

2 LES DEUX ESSAIS DE FOUCAULT

La genèse de Ceci n'est pas une pipe suffirait à convaincre ceux qui
hésitent à voir en Magritte un interlocuteur de même poids que Foucault.
Peu de temps après la parution des Mots et les choses, Magritte écrit à
l'auteur de ce "livre très intéressant" (EC, p.641) une lettre depuis célèbre
qui peut se lire comme un petit condensé de ses théories sur l'art. Le
peintre reproche au philosophe d'utiliser les concepts de Ressemblance et de
Similitude comme s'il s'agissait de synonymes. Par Similitude nous entendons
les relations entre les aspects visibles et invisibles des objets de ce monde,
ce concept est donc déterminé par nos modes de pensée qui, à leur tour,
sont un reflet de la réalité sensible. Mais observe Magritte,

"II n'appartient qu'à la pensée d'être ressemblante. Elle ressemble en étant


ce qu'elle voit, entend ou connait, elle devient ce que le monde lui
offre. "(EC, p.639).
39

En lisant Les Mots et les choses, Magritte a certainement dû découvrir une


grande affinité intellectuelle avec Foucault. Il dit avoir retrouvé chez le
philosophe ce sentiment de "la présence - absolument étrange - du
monde et de nous-mêmes" (p.639), précisément ce qu'il entend par
Ressemblance. Se sachant compris, il n'hésite pas à communiquer à Foucault
le fond de sa pensée et de ses réflexions sur l'art.
A la fin de sa lettre, Magritte expose ses thèses originales sur la
visibilité et l'invisibilité des images et des objets dans la réalité (nous
reviendrons plus loin là-dessus). Il joint également des reproductions de
quelques-uns de ses tableaux qu'il dit avoir "peints sans [s]e préoccuper
d'une recherche originale de peindre". Il envoie à Foucault une reproduction
de "Ceci n'est pas une pipe"6, au dos de laquelle il a tracé ces mots "Le
titre ne contredit pas le dessin; il affirme autrement." (p.640)
Cette petite phrase lourde de sens nous conduit au coeur même du
dialogue que poursuit Foucault avec Magritte durant tout son essai, qui,
pour une large part traite des concepts de Ressemblance et de Similitude.
La réponse du philosophe au peintre est un hommage à la clairvoyance
philosophique de
Magritte:

"Ce que vous dites de la différence entre ressemblance et


similitude, et le rapport de cette différence au visible et à
l'invisible, me semble, en effet, aller très loin, presqu'au
fond des choses .....7.

Dans la première version de son essai, les notions de Ressemblance et de


Similitude·sont déjà beaucoup moins interchangeables que dans Les Mots et
les choses. Les deux versions de cet essai diffèrent en effet quant à
l'utilisation des concepts de Ressemblance et de Similitude. Dans la
deuxième version, où est publiée la lettre de Magritte, Foucault rend un
hommage indirect aux qualités de philosophe du peintre décédé en 1967.
Lors de la révision de son essai, Foucault s'est apparemment replongé dans
l'oeuvre de Magritte comme en témoignent la plus grande place accordée
aux tableaux du maître et, surtout, l'emploi des concepts de Ressemblance
et de Similitude, nettement plus conforme aux définitions qu'en a données
Magritte.
Par contre, ce qui peut surprendre et sans doute troubler le lecteur,
c'est que Foucault, dans ses deux essais, utilise parfois ces deux concepts
fondamentaux l'un pour l'autre (chose impossible chez Magritte) sans qu'il
modifie pour autant en quoi que ce soit la suite de son argumentaion ou la
nature de ses conclusions. L'existence de ces deux versions est à mes yeux
un argument supplémentaire pour étudier le petit essai de Foucault à la
lumière des thèses de Magritte.
40

3 ARCHEOLOGIE D'UNE LEÇON DE CHOSES

Au début de Ceci n'est pas une pipe, Foucault compare le tableau de


Magritte à une leçon de choses à l'école et se demande si le dessin et
l'énoncé ont des référents différents. L'école nous apprend que
représentation et nom renvoient à un objet dans la réalité. Par conséquent
cela sous-entend que nom, représentation et objet peuvent remplir la même
fonction sémiotique, ne serait-ce que provisoirement. Foucault de son côté
nous révèle d'où vient l'étrangeté de ce tableau,

"la diablerie, je ne peux m'ôter de l'idée qu'elle est dans une opération que
la simplicité du résultat a rendue invisible mais qui seul peut expliquer la
gêne indéfinie qu'il provoque. Cette opération, c'est un calligramme
secrètement constitué par Magritte, puis défait avec soin. Chaque élément
de la figure, leur position réciproque et leur rapport dérivent de cette
opération annulée dès qu'elle a été accomplie. Derrière ce dessin et ces
mots [...] il est nécessaire, je crois, de supposer qu'un calligramme a été
formé, puis s'est décomposé. On en a là le constat d'échec et les restes
ironiques." (1973, pp.19-20)

Après avoir posé le calligramme comme modèle d'explication, Foucault


revient à la fonction référentielle attribuée à l'image et au nom.
L'enseignement suggère à Foucault la parabole du professeur qui s'emmêle
dans ses explications. Celui-ci s'embrouille lorsqu'il veut nuancer les
relations entre nom, représentation et objet, car ce qui lui paraissait si
simple est en fait beaucoup plus problématique. Il n'a pas tout à fait tort
lorsqu'il marmotte que ce n'est pas réellement une pipe, mais le dessin
d'une pipe. Mais le 'mal' est déjà fait, les élèves ont retenu la première
relation de dénotation (la constitution du lieu commun) entre l'image, le
nom et l'objet. Le maître a beau écrire en-dessous du dessin, de sa belle
écriture calligraphique, "Ceci n'est pas une pipe", les élèves ne le suivent
plus et se moquent de lui. Apparemment, l'instant où le nom, l'objet et
l'image remplissent la même fonction sémiotique ne doit pas
nécessairement durer plus longtemps afin de constituer le lieu commun, et
de se perpétuer en tant que tel dans l'esprit des élèves.
Ce que Foucault tient à dire avec sa parabole, et à travers Magritte,
c'est que tout enseignement est,' en partie, une transmission de
contre-vérités. L'instituteur est obligé de dire des mensonges, de simplifier
s'il veut que ses élèves apprennent quelque chose. S'il aime trop la vérité
pour cela, il risque de s'embrouiller dans ses explications trop nuancées,
comme le maître parabolique de Foucault, et de provoquer une grande
2
1 La Trahison des images, 1929 (huile sur toile, 62,2 x 81 cm)
Los Angeles County Museum of Art

2 La Clé des Songes, 1927 (huile sur toile, 38 x 53 cm)


Coll. particulière, Müncben

3 L'Empire des Lumières (huile sur toile, 48,3 x 58,5 cm)


Coll. particulière
41

hilarité chez ses élèves, que ses mensonges justement avaient rendu un peu
plus savants (pp.36-38).
La parabole de Foucault me fait penser au paradoxe du Crétois, qui
clame que tous les Crétois sont des menteurs. Toute leçon de choses qui,
dans le but de nous rendre plus savants établit une relation de dénotation
entre un objet dans la réalité et un nom ou une image, renferme sa propre
contradiction. N'est-ce pas ce que Foucault essayait déjà de nous dire dans
Les Mots et les choses? Le philosophe s'insurge contre le statut
métaphysique qui est attribué au sujet connaissant et à l'objet connu dans
le discours scientifique, discours qui voit ses principes métaphysiques
confirmés dans des taxinomies, des représentations objectives. Foucault se
livre à une véritable archéologie du savoir en analysant les différents types
de représentation. Au début de son ouvrage Les Mots et les choses, il se
réfère au récit de Borges sur la classification des animaux
dans la Chine ancienne et analyse également le célèbre tableau de
Vélasquez, "Las Menirias". Cette dernière interprétation sert de parabole, de
cadre à son essai.
Dans son étude sur Las Meniflas, Foucault parle également de la
relation paradoxale entre représentation et réalité: c'est ce qui ressort dès
qu'on fait appel au système évaluatif de la logique. Foucault nous apprend
également que le nom importé dans un contexte d'images est une façon
artificielle pour rendre l'espace discursif équivalent à l'espace visuel, alors
qu'ils ne peuvent l'être d'eux-mêmes. D'importance est pour nous la
conclusion que la relation paradoxale entre la représentation et la réalité
fait disparaître la ressemblance:

"Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation


de la représentation classique, et la définition de l'espace qu'elle ouvre. Elle
entreprend en effet de s'y représenter en tous ses éléments, avec ses
images, les regards auxquels elle s'offre, les visages qu'elle rend visible, les
gestes qui la font naître. Mais là, dans cette dispersion qu'elle recueille et
étale tout ensemble, un vide essentiel est impérieusement indiqué de toutes
parts: la disparition nécessaire de ce qui la fonde, - de celui à qui elle
ressemble et de celui aux yeux de qui elle n'est que ressemblance. Ce sujet
même - qui est le même - a été élidé." (p.31)

Foucault tirera la même conclusion à propos du tableau de Magritte, bien


qu'il ne s'agisse pas ici de personnes réelles représentées mais d'un objet.
Or, toute analyse de l'oeuvre de Magritte qui part du concept de lieu
commun est pertinente. Magritte se sert de la
banalité, du lieu commun pour faire visible le monde, mais aussi pour
révéler autre chose. Chez lui aussi le pédagogue pointe son nez sous
l'artiste et le philosophe. Magritte et Foucault ont cherché le lieu originel,
42

premier où la pensée et la connaissance des objets se rencontrent. Foucault


a mieux que personne souligné l'aspect pédagogique de l'oeuvre et de la
réflexion de Magritte. En comparant le lointain sur lequel se détachent le
dessin de la pipe et l'inscription à un tableau de classe, en analysant le
rôle de l'espace dans d'autres oeuvres du peintre comme par exemple "La
Clef des songes" où l'objet bougie est désigné par le terme de "plafond",
Foucault insiste sur le caractère didactique de l'oeuvre de Magritte. Mais
relever cet aspect ne suffit pas, encore faut-il en mesurer pleinement la
portée: cet élément didactique est transcendé. Même dans son article "Les
mots et les
images"S, Magritte a réalisé le but de sa peinture: évoquer le Mystère chez
le lecteur. Son article est lui-même une mise en abîme, où à l'aide de mots
et d'images il montre comment mots et images peuvent mutuellement se
refléter.

4 LE CALLIGRAMME DE FOUCAULT

Si le tableau de Magritte nous paraît si étrange, c'est, nous dit Foucault,


parce qu'il est le résultat d'un calligramme que le peintre aurait par la
suite défait. Cette interprétation par le calligramme ne peut être considérée
comme un détour intertextuel qui puisse nous aider à y voir plus clairS.
L'inverse est peut-être même le cas, car il s'agit plutôt d'un détournement
de sens qui néglige un aspect important de l'oeuvre de Magritte. Il est vrai
qu'à l'instar du tableau en question, un calligramme est composé aussi bien
d'images que de mots. Mais cette analogie suffit-elle pour tout expliquer par
le calligramme? Pourquoi pas par le rébus par exemple? On pourrait
reprocher à Foucault de ne pas avoir suffisamment expliqué pourquoi il a
écarté les autres possibilités. Pourquoi la comparaison du dessin et de
l'énoncé avec une page de botanique nous semble-t-elle infiniment plus
convaincante que le parallèle avec un calligramme?
Foucault invoque la tradition millénaire du calligramme, lieu de
rencontre de l'image et du texte:

"Signe, la lettre permet de fixer les mots; ligne, elle permet de figurer
la chose. Ainsi, le calligramme prétend-il effacer ludiquement les plus
vieilles oppositions de notre civilisation alphabétique: montrer et
nommer; figurer et dire; reproduire et articuler; imiter et signifier;
regarder et lire." (1973, p.22)

Sans justifier davantage son parti-pris herméneutique, Foucault poursuit son


analyse. Ensuite, il se sert des différentes fonctions du calligramme pour
interpréter à son tour le tableau de Magritte, et finit par observer que les
--

43

mots sont en fait des images de mots, des mots dessinés,

" ce sont des mots dessinant des mots [...]. Texte en image. Mais
inversement la pipe représentée est dessinée de la même main, et avec
la même plume que les lettres du texte: elle prolonge l'écriture plus
qu'elle ne vient l'illustrer et combler son défaut. On la croirait remplie
de petites lettres brouillées, de signes graphiques réduits en fragments
et dispersées sur toute la surface de l'image. Figure en forme de
graphisme." (pp.24-25)

De ce passage, nous pouvons déduire que Foucault n'a basé toute son
interprétation que sur une des versions dessinées de Ceci n'est pas une
pipe, de là l'origine de son 'icono-graphie' du calligramme! De plus, cette
interprétation par le calligramme lui fait dire que le tableau de Magritte est
une tautologie: il nomme ce qui n'a pas besoin d'être nommé. Magritte
affirme et nie en même temps, observe Foucault. Aussi, "d'où vient ce jeu
étrange, sinon du calligramme?" (p.26). Le caractère tautologique du
calligramme est en réalité un paradoxe: le destinataire ne peut pas regarder
et lire en même temps, l'image et le texte se détruisent, comme dans une
lecon de choses où nom et objet sont condamnés à n'avoir qu'une relation,
une intimité, provisoire.
La conclusion qu'il n'y a plus de place pour l'objet est
amenée à la suite d'une analyse extrêmement détaillée (pp.30-33), où les
éléments image et texte qui composent le "calligramme" de Magritte servent,
chacun à son tour, de pivot à la signification du tableau. Mais pour
Foucault, chaque tentative pour remplacer un mot par une image, et
inversement, ne rend que plus inéluctable la conclusion:

"l'image et le texte tombent chacun de son côté, selon la gravitation


qui leur est propre. Ils n'ont plus d'espace commun, plus de lieu où ils
puissent interférer, où les mots susceptibles de recevoir une figure, et
les images d'entrer dans l'ordre du lexique. La petite bande mince,
incolore et neutre qui, dans le dessin de Magritte sépare texte et figure
[...] c'est plutôt une absence d'espace, un effacement du "lieu commun"
entre les signes de l'écriture et les lignes de l'image. [...] Nulle part, il
n'y a de pipe." (pp.34-35)

La relation entre le titre et le tableau est également expliquée à partir du


calligramme: la complexité de cette relation empêche que l'on puisse être
lecteur et spectateur en même temps. Chez Magritte, tous les titres sont
écrits par "la main anonyme qui a désigné la pipe par l'énoncé 'Ceci n'est
pas une pipe' (pA8). Les métaphores de tremblements de terre et de champs
de bataille doivent servir à souligner le caractère artificiel et impossible
44

de l'association entre les images et les mots.


Dans sa conclusion, où selon Foucault les mots autour de la figure de
la pipe chuchotent et bourdonnent doucement, tous les éléments sont
présentés comme des restes du calligramme défait. Ecoutons Magritte, dans
sa lettre à Foucault sur son analyse de "Las Menirïas" de Vélasquez:

"[La pensée] est invisible tout autant que le plaisir ou la peine. Mais la
peinture fait intervenir une difficulté: il y a la pensée qui voit et qui
peut être décrite visiblement. "Les Suivantes" sont l'image visible de la
pensée invisible de Vélasquez. L'invisible serait donc visible parfois? A
condition que la pensée soit constituée exclusivement de figures
visibles." (EC, p.639)

Avec son analyse de la toile de Vélasquez, Foucault voulait nous faire


comprendre que lorsque la représentation se prend pour sujet, l'affirmation
de cette représentation constitue elle-même un paradoxe 10. Son étude Ceci
n'est pas une pipe aboutit au même constat. Mais lorsque Magritte nous dit
que la pensée peut être montrée, être visible, que

"le mystère [...] peut être évoqué en droit par la pensée qui
unit les "choses" dans l'ordre qui évoque le mystère" (p.640),

il n'attire pas notre attention sur une impossibilité mais sur une possibilité.
Magritte est animé d'une intention positive. En étudiant de plus près la
philosophie de Magritte, nous verrons combien elle est plus positive que
celle de Foucault.

5 MAGRITIE, LA POÉTIQUE DU MYSTèRE

D'ordinaire, on considère la théorie de l'art de Magritte comme une


poétique d'oppositions et de paradoxes. Le peintre lui-même a contribué à
cette réputation, en particulier en se référant à certaines toiles de sa série
"L'Empire des lumières" chaque fois qu'il a voulu faire comprendre au public
l'importance de la visibilité comme condition sine qua non à son art:

"ce qui est représenté dans un tableau, c'est ce qui est visible pour les
yeux, c'est la chose ou les choses dont il a fallu avoir l'idée. Ainsi, ce
qui est représenté dans le tableau "L'Empire des Lumières", ce sont les
choses dont j'ai eu l'idée, exactement, un paysage nocturne et un ciel
que nous voyons en plein jour. Le paysage évoque la nuit et le ciel
évoque le jour. Cette évocation de la nuit et du jour me semble douée
du pouvoir de nous surprendre et de nous enchanter. J'appelle ce
45

pouvoir: la poésie."(EC, p.422)

Mais la correspondance de Magritte, publiée par Blavier, nous invite à ne


pas en rester à cette simple dichotomie jour/nuit. D une certaine tacon, il
relativise cette opposition: il a joué avec l'idée de créer une image inverse,
un ciel de nuit combiné avec un paysage ensoleillé. Mais il conclut que dans
ce cas, le mystère attendu ne se produirait pas. Si l'opposition
lumière/obscurité avait été parfaitement symétrique, comme l'est en logique
tout véritable paradoxe (quant au rapport des forces équivalents du Verum
et du Falsum), cette nouvelle image aurait rempli la même mystérieuse
fonction esthétique. A notre avis, il apparaît ici que l'opposition
lumière/obscurité est chez Magritte d'ordre asymétrique, d'ordre sémantique.
En d'autres mots, le Mystère de Magritte ne peut être analysé comme un
paradoxe inexprimé: ce n'est pas le paradoxe logique qui lui a servi de
modèle lorsqu'il a développé sa conception de l'art et de la poésie. Il s'agit
de tout autre chose.
Lorsqu'il définit la peinture comme une description, les
raisons invoquées sont de nature à nous éclairer à ce sujet. La technique
n'est pour lui qu'un instrument, un moyen, car le peintre doit respecter
l'oeil, "qui voit les objets selon un code visuel universel" (EC, p.276).
Magritte s'est souvent insurgé contre les -ismes des avant-gardes et leurs
préoccupations stylistiques. Dans sa lettre à Foucault, il rappelle (avec une
certaine coquetterie) qu'il ne s'est jamais préoccupé d'une manière originale
de peindre. Dans l'un de ses écrits les plus importants, "Le véritable art de
peindre", il esquisse une histoire tout à fait idiosyncrasique de l'art du
vingtième siècle, de son époque:

"Le peintre ne doit pas se laisser égarer par la technique de l'art de


peindre, celle-ci s'étant compliquée encore par la succession des
manières de peindre différentes qui ont vu le jour depuis un siècle. [...]
Le [vingtième] siècle débutait par les découvertes qui, dans tous les
domaines, remplaçaient les techniques anciennes par des nouvelles. Les
peintres, mécontents de la peinture sans vie, subirent l'engouement
général pour la technique et tentèrent de redonner à la peinture une
jeunesse nouvelle. [...] Les impressionnistes, les cubistes, les futuristes
connurent ainsi des moments d'agitation et d'exaltation grâce à des
techniques originales, mais inutiles car d'autres moyens que ceux de la
peinture pouvaient donner, et en mieux, ces mêmes moments d'agitation
et d'exaltation."(EC, p.275)

Seule une démarche qui respecte les fondements de la peinture n'a de grâce
à ses yeux. Sa réponse est exclusivement visuelle: il s'agit de "peindre" la
Ressemblance, dans les objets ou les combinaisons d'objets. Pour Magritte,
46

l'art ne connait qu'une technique:

"Les choses sont habituellement si cachées par leurs utilisations, que les
voir un instant nous donne le sentiment de connaître le secret de
l'Univers. Faire voir les choses équivaudrait en somme à prouver
l'existence de l'Univers, à connaître un secret suprême. Les moyens que
M[agritte] emploie pour montrer les choses consistent à les débarrasser
rigoureusement de leurs aspects utilitaires, les ohoses présentées ont
cette qualité de paraître absolument inutiles et inutilisables, elles sont
des énigmes échappant aux investigations scientttiques.tl"

Les débarrasser en effet des limitations imposées par l'utilitarisme et la


science qui déterminent le 'niveau sémiotique' où les similitudes circulent,
se rencontrent et se repoussent. Le concept de Ressemblance permet de
nous confronter au sens qui précède toute similitude, ou plutôt qui rend les
similitudes possible: la pensée se révèle identique au monde. Mais le dilemme
de tout médium qui n'est pas la peinture, et qui ne peut donc montrer les
choses du monde visible dans leur visibilité, est d'être dominé par un
énorme paradoxe - comme dans le discours sur le sens:

"Le Sens, c'est l'impossible pour la pensée possible. Penser au Sens


signifie, pour la pensée, se libérer des états qui la caractérisent
d'habitude. Ces états, qui font coïncider la pensée avec ce qui ne la
concerne pas, doivent leur valeur relative à une énergie d'opposition.
[...] La valeur est donnée par la pensée. Seule, la liberté de pensée,
c'est la pensée possible du sens, c'est-à-dire la pensée de l'Impossible."
(EC, p.363)

Dans l'une de ses plus importantes déclarations, Magritte a poussé cette


réflexion jusqu'à dire de ses tableaux:

"mes tableaux ont été conçus pour être des signes matériels de la
liberté de la pensée. C'est pour cette raison qu'ils sont des images
sensibles qui ne déméritent pas du Sens." (p.363, cf. p.417)

S'interroger sur le sens des tableaux de Magritte reviendrait


à les réduire, ce qui

"correspondrait à ramener le Sens, l'Impossible, à une pensée possible"


(p.364); "comparer mes tableaux les uns aux autres, c'est ignorer que les
uns comme les autres évoquent l'incomparable, c'est-à-dire le mystère."
(p.540)
47

La visibilité du tableau, évoquant comme possible un ordre d'objets,


transcende les similitudes pour donner à la Ressemblance (la poésie, la
liberté, le mystère) l'espace qui ailleurs lui manque:

"Et, en effet, la description visible (une image peinte) d'une pensée


visible (constituée par des figures visibles unies dans un certain ordre)
est de 'l'impossible possible' ou, en d'autres termes, de 'l'invisible
visible'. [...] Le tableau doit être invisible. [...] Les objets représentés
dans un tableau (tel qu'il doit être) NE SE MONTRENT PAS." (p.377)

Maintenant c'est au tour de Magritte de tomber dans le paradoxe de


chercher à dire avec des mots ce qui est purement indicible. Quoi qu'il en
soit, nous retrouvons de nouveau les thèses déjà exprimées par Magritte à
propos de "Las Menifias": selon lui, l'équivalence entre peindre et décrire
est le meilleur chemin pour parvenir à une évocation de l'invisible. Nous
croyons que Magritte indique par là que cette dimension, à la fois primaire
et transcendentale, de l'acte de peindre, représente une véritable difficulté.
Une difficulté que Foucault, malgré tous ses raisonnements, ne réussit pas à
surmonter. Dans chaque tableau, nous devons considérer la Ressemblance
constituée par le peintre, la liberté qu'elle évoque chez le destinataire
comme un mystère spécifique, unique, matériellement lié au tableau en
question. C'est pourquoi je pense que chaque toile de Magritte doit être
considérée comme une icône participant du Mystère 12.

6 MOTS ET IMAGES CHEZ MAGRITIE ET FOUCAULT

Il est temps à présent d'aborder un autre aspect important de la poétique


de Magritte, la relation entre texte et image. Dans sa leçon de signes ("Les
mots et les images"), le peintre nous fournit un exemple, une forêt
rencontrant son nom, qui pourrait servir d'illustration à "La Trahison des
images".

" Un objet rencontre son image, un objet rencontre son nom. Il arrive
que l'image et le nom de cet objet se rencontrent."

Voilà, en quelques mots seulement, exactement ce que dit Foucault avec


tant de mots: l'objet comme référent a disparu. Dans sa correspondance à
Bosmans, Magritte écrit:

"Une image (parole, peinture, musique, etc.) n'est pas une expression de
la pensée. Elle est la pensée, elle s'identifie à ce qui est pensée. [...]
Les images peintes sont l'égal de la parole, sans se confondre avec elle.
48

Ce que l'image peut montrer, la parole peut le dire, ce que dit le


langage, l'image ne peut le montrer. Ce que les images peintes
"montrent" et ce que la parole "dit" sont cependant (peuvent être
cependant) une même chose. Mais transposer en dire ce qui est montré
(ou transcender en montré ce qui est dit) ne consiste pas en une
"traduction" dont on aurait les termes équivalents, une sorte de
dictionnaire images-paroles, paroles-images. La "transposition" est une
rencontre qui ne résulte que d'une création égale à celle de la chose à
transposer." (EC, p.380)

Mots et images ne sont pas totalement symétriques: l'image transcende le


texte. Certes, ils sont à égalité, l'un n'est pas 'supérieur' à l'autre, mais il
ne faut pas les confondre car ils ne font pas la même chose. Tous les deux
sont capables de montrer la Ressemblance, et par conséquent, d'évoquer le
mystère. Texte et image se rencontrent à l'état pur dans l'oeuvre de
Magritte, et conformément à ce que j'ai déjà dit, cette rencontre a une
valeur iconique.
Nous avons vu que dans Ceci n'est pas une pipe, Foucault, dans son
analyse des relations image/texte, s'était surtout préoccupé de la fonction
dénotative. Il est alors d'autant plus étonnant qu'au début de son essai il
écrive:

"Or ce qui fait l'étrangeté de cette figure, ce .n'est pas la


"contradiction" entre l'image et le texte. Pour une bonne raison: il ne
saurait y avoir contradiction qu'entre deux énoncés, ou à l'intérieur
d'un seul et même énoncé. Or je vois bien ici qu'il n'yen a qu'un, et
qu'il ne saurait être contradictoire puisque le sujet de la proposition est
un simple démonstratif." (1973, pp.17-18)

Il est vrai que dans son article "Les mots et les images", Magritte
n'accorde aucune attention au fait que, contrairement aux images, seul, le
langage a la possibilité de nier. Foucault va jusqu'à dire que la formulation
négative de l'énoncé "ceci n'est pas une pipe" est sans importance, et
poursuit son exégèse en se concentrant sur le parallèle avec le manuel de
botanique et le calligramme. A notre avis, Foucault commet ici une grave
erreur en négligeant la négation dans la phrase de Magritte, en ne
s'interrogeant pas sur son rôle dans la relation énigmatique texte/image.
Foucault évoque le caractère paradoxal, symétrique de cette relation. En
partie à cause de son obsession du calligramme défait, il conclut qu'image
et texte sont dans ce tableau inconciliables, ne se rencontrent pas, n'ont
pas de "lieu commun". Lorsqu'il prend en considération la forme négative de
l'énoncé, il remarque que ce qui en fait la négation c'est:
49

"l'appartenance immédiate et réciproque du dessin de la pipe


et du texte par lequel on peut nommer cette même pipe. Désigner et
dessiner ne se recouvrent pas, sauf dans le jeu calligraphique qui rôde
à l'arrière-plan de l'ensemble, et qui est conjuré à la fois par le texte,
par le dessin, et par leur actuelle séparation." (p.32)

Foucault conclut que Magritte a défait puis rétablit son calligramme, ce qui
au début provoque un vide, vide qui est de nouveau recouvert de facon
trompeuse. Foucault ne reconnaît à la formulation négative de l'énoncé
aucune fonction particulière. Il se cramponne au démonstratif "ceci", au
paradoxe calligraphique du texte et de l'image, refusant de voir que
Magritte utilise à des fins précises la virtualité négative du langage:

"Ce qui déroute, c'est qu'il est inévitable de rapporter le texte au


dessin (comme nous y invitent le démonstratif, le sens du mot pipe, la
ressemblance de l'image), et qu'il est impossible de définir le plan qui
permettrait de dire que l'assertion est vraie, fausse, contradictoire."
(p.19)

La Ressemblance est atteinte dans "La Trahison des images", de cela nous
pouvons être sûrs: à mon avis, le caractère affirmatif de la représentation
et le caractère négatif de l'inscription s'équilibrent à ce niveau de la
Ressemblance. Ce qui ne signifie nullement qu'elles peuvent se fondre l'une
dans l'autre ou se réduire à l'une des deux. Cela signifie que texte et image
ne cessent de se rencontrer pour évoquer ensemble le Mystère. A un
quelconque niveau sémiotique, ils forment ensemble le lieu transcendant de
la Ressemblance, le Mystère. Nous avons déjà vu que dans le tableau
"L'Empire des lumières" il n'était pas question de paradoxe symétrique, mais
d'asymétrie sémantique. Il en est de même avec "La Trahison des images": la
négation dans l'inscription, comme quelque chose de fondamental, de typique
pour le langage. Dans l'absolu, représenter, c'est affirmer. Lorsque Foucault
finit par conclure qu'il n'y a pas de lieu commun, que nulle part il n'y a de
pipe, que peindre n'est pas affirmer, il nous semble que d'après sa
philosophie, Magritte était à la recherche du contraire. Nous pouvons alors
nous demander, connaissant Magritte, s'il ne s'agit pas ici de
transformation d'un lieu commun, d'une évocation du Mystère à partir
justement de la banalité, du prosaïque: "La banalité commune à toutes les
choses, c'est le mystère." (EC, p.418) Précisément parce que la pipe est
l'objet le plus ordinaire, le plus commun, que Magritte ait jamais représenté
(cf. Blavier 1973, p.31 sq.), nous pouvons sans doute considérer "La Trahison
des images" comme la principale icône de son oeuvre 13.
50

7 SIMILITUDE ET RESSEMBLANCE, AFFIRMATION ET NÉGATION

Foucault caractérise "La Trahison des images" comme:

"l'incision du discours dans la forme des choses, son pouvoir ambigu de


nier et de dédoubler." (1973, p.50)

Cette remarque ne signifie pas pour autant que Foucault s'intéresse enfin à
la faculté négative du langage, comme le prouve la suite de ses réflexions
sur la relation entre ressemblance et similitude. Dans le chapitre où il
approfondit ce sujet, Foucault met en relief le concept d'affirmation qui
est, selon lui, la caractéristique de la représentation classique en peinture.
La ressemblance y équivaut à l'affirmation alors que Magritte les dissocie
soigneusement et s'attache à maintenir la différence entre:

"celle qui relève de la peinture, et [exclure] celle qui est la plus proche
du discours; [poursuivre] aussi loin que possible la continuation indéfinie
du semblable, mais l'[alléguant] de toute affirmation qui entreprendrait
de dire à quoi il ressemble. Peinture du " Même", libérée du "comme
si"." (pp.59-60)

Selon Foucault (et en première instance on pourrait croire qu'il ne s'agit là


que d'une redite mais sous une autre forme), Magritte distingue également
la ressemblance de la similitude, une opposition qu'il met en pratique dans
sa peinture où:

"La ressemblance sert à la représentation, qui règne sur elle; la


similitude sert à la répétition qui court à travers elle. La ressemblance
s'ordonne en modèle qu'elle est chargée de reconduire et de faire
reconnaître; la similitude fait circuler le simulacre comme rapport
indéfini et réversible du similaire au similaire." (p.61)

Ainsi, par exemple, le tableau intitulé "Représentation" comprend deux fois


la même scène, emboîtée l'une dans l'autre, répétée, mais à une échelle
différente. Pour Foucault, cette exactitude de l'image est une sorte d'index
qui renvoie à un modèle (ressemblance), et la répétition de ces deux images
identiques "abolit cette monarchie [de la ressemblance] à la fois idéale et
réelle." (p.62) On ne sait plus ici quel concept domine dans le tableau et
lequel dans la théorie de Magritte. Ailleurs, Foucault semble dépasser cette
incertitude:

"II n'appartient qu'à la pensée, dit Magritte, d'être ressemblante; elle


ressemble en étant ce qu'elle voit, entend ou connaît; elle devient ce
51

que le monde lui offre. La pensée ressemble sans similitude, en


devenant elle-même ces choses dont la similitude entre elles exclut la
ressemblance. La peinture est sans doute là, en ce point où viennent se
couper à la verticale une pensée qui est sur le mode de la ressemblance
et des choses qui sont dans des relations de similitude." (p.66)

Foucault revient à la question de la pipe et de l'énoncé qui l'accompagne.


De nouveau, le philosophe sépare la figure de l'inscription, car la figure
déssinée et le texte écrit,

"juxtaposés [00'] annulent la ressemblance intrinsèque qu'ils


paraissent porter en eux et peu à peu s'esquisse un réseau ouvert de
similitudes." (p.67)

De ce passage, nous pouvons effectivement déduire que la structure


sémiotique des éléments qui composent le tableau est une structure de
similitudes qui nie toute ressemblance, toute affirmation. Selon l'exégèse de
Foucault, c'est la conséquence directe de la négation contenue dans
l'inscription:

"Etablissons la série de ces affirmations, qui refusent l'assertion de


ressemblance, et qui se trouvent concentrées dans la proposition: ceci
n'est pas une pipe." (p.68)

Foucault interprête négativement chaque élément introduit par Magritte dans


son tableau. Ce qui signifie qu'à ses yeux, la petite phrase que Magritte a
écrite au dos de la reproduction de son tableau veut dire que "le titre
affirme autrement" en niant la ressemblance. En d'autres mots, d'après
Foucault 14, Magritte nie toute relation entre le nom, la pipe dessinée et la
pipe dans la réalité. Les similitudes font que cette pipe n'en est pas une, ce
qui fait dire à Foucault que "Peindre n'est pas affirmer" (p.??). Les deux
principes de l'art classique, l'équivalence de la ressemblance et de
l'affirmation ainsi que la réintroduction du discours par l'affirmation
finissent par créer un espace discursif:

"de là le fait qu'elle [la peinture] se donnait, au-dessous d'elle-même,


une sorte de lieu commun où elle pouvait restaurer les rapports de
l'image et des signes." (p.??)

Magritte, au contraire,

"noue les signes verbaux et les éléments plastiques, mais sans se donner
le préalable d'une isotopie; il esquive le fond de discours affirmatif sur
52

lequel reposait tranquillement la ressemblance; et il fait jouer de pures


similitudes et des énoncés verbaux non affirmatifs dans l'instabilité d'un
volume sans repère et d'un espace sans plan. Opération dont "Ceci n'est
pas une pipe" donne en quelque sorte le formulaire." (p.77)

Au bout de l'opération,

"le 'Ceci est une pipe' silencieusement caché dans la représentation


ressemblante est devenu le 'Ceci n'est pas une pipe' des similitudes en
circulation." (p.79)

En dépit de l'analyse sémiotique, si fondée soit-elle, de Foucault, le fait de


favoriser la similitude par rapport à la ressemblance, nous ramène à la
question de la négation dans l'inscription.
N'oublions pas que Magritte a dit: "Si j'avais écrit 'Ceci
est une pipe', j'aurais menti" (EC, p.423) , ni que, dans ses oeuvres, il n'est
pas possible de parler de paradoxes symétriques. Nous pouvons désormais
voir de quelle facon Foucault a raisonné: son analyse est immanente, et
même, et en ce sens typiquement foucauldienne, archéologique. On pourrait
la comparer à une dissection anatomlqua"; avec toutes les implications
a-historiques que ce genre d'étude entraîne. D'après Foucault, Magritte
aurait rétabli le calligramme mais avec ironie. Or, Foucault lui-même ne
parvient pas à s'ouvrir à une signification non-anatomique, résultat d'un
acte de création. Il se refuse à voir que ce que Magritte affirme, bâtit,
crée, il le fait à travers des illusions et des négations. Dans son exégèse,
Foucault ne tient pas compte du caractère particulier de la peinture, de sa
spécificité. Il est effectivement difficile d'exprimer par des mots en quoi
consiste l'essence d'un art visuel, mais, est-ce que ce ne sont pas justement
les mots qui, en dernière instance, créent ce paradoxe? Aussi, quelles que
soient les tentatives pour mieux saisir la polysémie des oeuvres d'art, y
compris celles qui donnent l'impression d'opérer un détournement de sens,
elles ne doivent pas nous induire dans l'erreur de croire que l'art n'a pas
sa propre ontologie. Et nous nous demandons de plus en plus si l'analyse de
Foucault nous a vraiment permis d'élucider les aspects énigmatiques de
l'oeuvre de Magritte. Peut-être faut-il douter également que ce genre
d'interprétation puisse nous aider à mieux comprendre l'art moderne.

8 CONCLUSIONS

Dans Les Mots et les choses, Foucault niait que le sujet et l'objet puissent
avoir une dimension métaphysique. Ce rejet s'exprime de nouveau dans son
analyse du tableau de Magritte: peindre n'est pas affirmer. Magritte de son
53

côté veut justement affirmer 'quelque chose', même s'il ne s'agit pas de la
représentation du monde, même s'il ne peut le faire qu'à travers le
caractère affirmatif de représentations banales et ne le dire que sur le
mode de la négation. Et ce 'quelque chose', c'est le Mystère. Pour une large
part, le dialogue entre Foucault et Magritte est pour ainsi dire surréaliste,
car il est fait de deux monologues. Foucault cherche par ses négations à
détruire les catégories abstraites dans notre pensée, catégories qui depuis
trop lontemps exercent leur pouvoir. Magritte, lui, nie pour nous faire subir
une catharsis. Les négations dans l'oeuvre de ce dernier nous rappellent
celles de la théologie négative, il s'agit d'un discours qui à travers ses
négations révèle ce qui ne peut être affirmé en toute certitude: le Mystère.
Le rapprochement avec l'icône, déjà établi plus haut, nous semble plus que
jamais justifié: le tableau "La Trahison des images" a la même sorte de
rayonnement que les icônes religieuses et la même force que les écrits sur
le mode négatif du grand mystique Denis l'Aréopagite. C'est pourquoi "La
Trahison des images" n'est pas un calligramme caché mais une création à
nulle autre pareille.

9 NOTES

1. L'épigraphe est tirée du livre de Marcel Jean et Arpad Mezei: Histoire


de la peinture surréaliste (Paris: Editions du Seuil, 1959), et a été déjà
citée dans les Ecrits Complets de René Magritte, publication que nous
devons aux bons soins d'André Blavier (Paris: Flammarion, 1979, p.515).
Toutes les citations provenant de cette dernière édition sont désignées par
l'abréviation EC, suivie du numéro de la page.

2. Cet article a pour une part été rendu possible grâce à ma nomination
comme chercheur par l'Organisation Néerlandaise pour la Recherche
Scientifique (NWO), dans le cadre de l'important programme de recherche
"Mots et Images", à l'Université Libre d'Amsterdam.

3. Michel Foucault, Ceci n'est pas une pipe. Deux lettres et quatre dessins
de René Magritte, Montpellier: Fata Morgana, 1973. Il s'agit d'une version
plus étendue, et même, sur certains points essentiels, sensiblement
différente de la version initiale parue sous le même titre dans Les Cahiers
du Chemin, 2, janvier 1968, pp.79-105. Pour éviter toute confusion, les
citations sont suivies de l'année de parution ainsi que du numéro de la page
correspondante.
54

4. Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences
humaines, Paris: Gallimard, 1966, p.31.

5. Voir également Wieland Schmied, "Ein Philosoph, der in Bildern dachte.


René Magritte - von Wittgenstein aus gesehen" dans son De Chirico und
sein Schatten. Metaphysische und surrealistische Tendenzen in der Kunst des
20. Jahrhunderts, München: Prestel, 1989, pp.116-124. Pour ceux qui
souhaitent une étude en néerlandais, je conseille Meneer ledereen. Over het
denken van René Magritte de Ruud Kaulingfreks, Nijmegen: SUN, 1984.

6. Sous ce titre, Foucault se réfère dans son essai à la reproduction du


dessin ou du tableau que Magritte avait jointe à sa lettre. En fait, Foucault
n'y fait jamais allusion sous le titre "La Trahison des images". Voir à
propos de la confusion (due sans doute aux nombreuses version non titrées
du même thème) autour du titre: André Blavier, Ceci n'est pas une pipe.
Contribution furtive à l'étude d'un tableau de René Magritte, Verviers:
Temps Mêlés, 1973, pp.6 et suivantes. Je remercie également Mme Claire
Haesaert et M. Frans de Haes de m'avoir procuré un exemplaire de ce document.

7. Des lettres de Foucault à Magritte, Blavier n'a publié que cet extrait,
qu'il a par ailleurs commenté comme suit: "Encore qu'il nous semble que
Foucault ait ici mal interprété ce qu'écrivait Magritte ..." (EC, p.521).

8. Dans La révolution surréaliste, nO.12, déco 1929, pp.32-


33 (aussi EC, 60-63).

9. Comme le souligne Michael Riffaterre, Semiotics of Poetry, Bloomington:


Indiana University Press, 1978, p. 91.

10. A comparer avec l'analyse passionnante de John R. Searle,


" "Las Menifias" and the Paradoxes of Pictorial Representation", dans
Critical Inquiry 6(1980), pp.477-488. A cet article, je dois ma référence au
paradoxe du menteur.

11. Ici Magritte parle de soi-même en troisième personne, EC p.343-344.

12. J'aurais préféré une autre formulation, notamment une qui


comprenne le concept sémantique d'iconicité, c'est-à-dire, qui puisse
désigner l'identité sémiotique entre la forme et le contenu d'un signe
artistique. Cependant, si je l'avais fait, j'aurais soulevé des problèmes
herméneutiques très complexe. Voilà pourquoi j'utilise ici cette formulation,
provisoirement, d'une tacon métaphorique, réconforté par l'idée que
peut-être cette désignation aide à mieux comprendre l'oeuvre de Magritte.
55

13. Voir "Magrittes Poetik und Magrittes Pfeiffe", dans Schmied,


pp.131-135. Bien que je ne partage pas certaines vues de Schmied, il est
cependant le seul à s'intéresser à la forme négative de l'énoncé. Vincent
Bonoure fait de même dans "Le thème de la contradiction chez Magritte",
L'OEIL no.206-207, pp.4-11.

14. En 1968, Foucault, comme Magritte, pouvait encore confirmer que la


Ressemblance constituait le niveau sémiotique le plus élevé du tableau. En
1973, il favorisait le jeu des similitudes en tant que sémiosis. Foucault
remplaçait sa conclusion selon laquelle la Ressemblance finit par constituer
l'image de la liberté par celle selon laquelle les similitudes, dans leur jeu
de simulations et de simulacres, représentent la véritable liberté. Dans
l'énoncé 'Ceci n'est pas une pipe', il reconnaît sept discours de
l'affirmation: "Mais il n'en fallait pas moins pour abattre la forteresse où la
ressemblance était prisonnière de l'affirmation" (1968, p. 101); "Mais il n'en
fallait pas moins pour abattre la forteresse où la similitude était prisonnière
de l'assertion de ressemblance" (1973, p.71).

15. Blavier raconte que le dessin, repris à la fin du livre de Foucault, fait
pour la première fois son apparition en 1970 (Blavier 1973, p.14). Ce dessin
représente la coupe 'anatomique' d'une pipe, une création surprenante de la
part de Magritte. Ce dessin est-il un commentaire ironique du peintre sur
l'analyse de Foucault de 1968? Par ailleurs, je tiens à signaler qu'un telle
figure n'est pas inhabituelle dans le Surréalisme. Les Surréalistes ont
souvent exposé les objets dans leur 'nudité anatomique', provoquant chez le
destinataire des associations avec la technique et l'érotisme, comme c'est le
cas avec ce dessin de Magritte.

(traduction: Marie-Claire Cécilia)

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