You are on page 1of 26

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :

http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ANNA&ID_NUMPUBLIE=ANNA_595&ID_ARTICLE=ANNA_595_1069

Perspectives nomades. État et structures militaires

par Jürgen PAUL

| Éditions de l'EHESS | Annales. Histoire, Sciences Sociales

2004/5-6 - 59e année


ISSN 0395-2649 | ISBN 2-7132-1838-1 | pages 1069 à 1093

Pour citer cet article :


— Paul J., Perspectives nomades. État et structures militaires, Annales. Histoire, Sciences Sociales 2004/5-6, 59e
année, p. 1069-1093.

Distribution électronique Cairn pour les Éditions de l'EHESS.


© Éditions de l'EHESS. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur
en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Perspectives nomades
État et structures militaires

Jürgen Paul

Qui s’intéresse à l’interaction des sociétés nomades et sédentaires est amené à


réfléchir en premier lieu au problème de l’État 1. Les phénomènes d’acculturation,
d’adaptation réciproque, les interactions et les interdépendances qui caractérisent
les rapports entre peuples nomades et sédentaires constituent un point crucial de
l’histoire de l’Asie centrale et de la région turco-iranienne. Dans le large éventail
de scénarios, mon propos est de me concentrer plus particulièrement sur l’aspect
militaire de ces interactions, ce qui revient à dépasser les dichotomies figées qui
existent entre steppe et terres cultivées. Si les mots « nomades » et « sédentaires »
sont récurrents dans cet article, ils le sont par commodité car ce sont les organisa-
tions mixtes qui prévalent et car les « nomades purs » sont très rares, même dans
ce que l’on appelle la Grande Steppe.
Il importe de commencer par quelques précisions sur les perspectives de la
recherche. Il serait irréaliste en effet de vouloir dresser un bilan exhaustif des
travaux sur cette question. On se concentrera ici sur l’Asie centrale, dans une
définition très large incluant la majeure partie des zones arides du continent eura-
siatique, le Moyen-Orient n’intervenant qu’occasionnellement. La perspective

1 - Cet article se fonde sur une contribution au séminaire « Statehood and the military »,
Sonderforschungsbereich « Differenz und Integration », qui s’est tenu à Halle les 29 et
30 avril 2002. Je tiens à remercier pour leurs relectures Anke von Kügelgen, Michael
Kemper, ainsi que Ulrike Berndt, Kurt Franz, Wolfgang Holzwarth, Doris Mir Ghaffari,
Oliver Schmitt, Irene Schneider et, plus particulièrement, Anatoly Khazanov. 1069

Annales HSS, septembre-décembre 2004, n°5-6, pp. 1069-1093.


J Ü R G E N P A U L

n’est pas chronologique, et les différents cas particuliers ne sont pas traités pour
eux-mêmes. Il s’agit au contraire d’adopter une approche systématique.
J’insisterai sur les périodes mongoles et post-mongoles du XIIIe au XVIIe siècle,
et l’époque au cours de laquelle les États modernes (dotés d’une artillerie à feu et
d’armées de métier) s’imposèrent face aux populations vivant dans les steppes
et les déserts n’est donc pas prise en considération. Même si certains exemples
sont tirés de l’Antiquité et du haut Moyen Âge, ces périodes n’entrent pas dans
le cadre de cet article.
Il est tout d’abord primordial de se demander si les États et les armées
nomades sont issus de formes primaires d’organisation sociale, c’est-à-dire de struc-
tures tribales. Puisqu’il semble que les États nomades soient presque exclusive-
ment le fruit d’une interaction avec des systèmes économiques sédentaires, il est
impératif de s’interroger sur les questions du prélèvement et de la redistribution
des ressources. Même si l’on ne peut ici que faire allusion aux mécanismes de
prélèvements, on verra que, en ce qui concerne les dépenses, les formes de redistri-
bution furent un outil important de la mise en place de l’« État nomade ». Pour ce
qui est du prélèvement, il est essentiel de garder présentes à l’esprit les deux
formes de base : d’une part, les butins provenant des divers pillages et conquêtes,
et, d’autre part, les subsides (extorqués ou gagnés). Qu’il s’agisse de conquêtes ou
de subsides extorqués, la structure militaire reste la même mais non les institutions
politiques : les subsides donnent plus d’influence au pouvoir central.
Ensuite, il faut analyser les structures militaires au sens plus strict du terme.
Dans les deux écosystèmes qui permettent l’apparition d’États nomades, c’est-à-
dire la Grande Steppe et la « zone mixte », il semble que deux formes aient prévalu.
Alors que la horde tribale (tribal host) résulte de la diffusion des fonctions militaires
dans la société (le métier des armes n’est pas le propre d’individus spécialisés), la
troupe de guerriers (warband) est typiquement une force non tribale. L’État
nomade est donc davantage lié à l’organisation militaire des groupes de guerriers
qu’à une horde tribale.

Nomades et guerriers
On attribue généralement des qualités militaires supérieures aux pasteurs nomades,
surtout en Asie centrale. Ils semblent en effet avoir conservé l’avantage sur les États
sédentaires et leurs armées pendant la plus grande partie de la très longue histoire
de leur interaction 2. Cependant, le débat sur la formation des États européens n’est
pas clos et, pendant la dernière décennie, il a même rejailli sur le champ des études
moyen-orientales et centre-asiatiques. Il reste que la problématique de l’interaction
nomades/sédentaires et de ses aspects militaires n’a pas été posée de manière

2 - Pour un survol des sources européennes et chinoises qui mettent en avant la supério-
rité des guerriers d’Asie centrale, voir DENIS SINOR, « The inner Asian warriors », Journal
1070 of the American society, 101, 1981, pp. 133-144.
NOMADES ET GUERRIERS

systématique 3. Il faut sans doute commencer par souligner le fait que les sociétés
de pasteurs nomades sont elles-mêmes fort diverses. Cette diversité se retrouve
dans leurs compétences et leur potentiel militaires : toutes les bêtes élevées en
troupeau ne peuvent servir de montures. On peut donc s’attendre à ce que les
éleveurs de bovins, d’ovins et de caprins aient une organisation militaire très diffé-
rente de celle des éleveurs de chameaux et de chevaux. Il faut ainsi souligner en
premier lieu que les peuples qui n’ont qu’un petit cheptel d’animaux de selle ne
sont pas en mesure d’avoir un véritable poids militaire dans la région étudiée.
Les facteurs écologiques sont donc à mettre au premier plan : les régions où
l’élevage à grande échelle des chevaux (ou des chameaux) n’est pas possible sont
moins susceptibles de voir se développer des États nomades 4. De plus, ce sont les
facteurs écologiques qui conditionnent le nombre des animaux, et donc des
hommes, dans chacune de ces aires géographiques 5. Outre les steppes, les mon-
tagnes arrosées par des rivières pérennes ou des sources affleurant en surface
offrent aussi de bonnes conditions écologiques pour l’élevage.
On peut trouver les traces des grands États nomades impériaux d’Asie cen-
trale dans la Mongolie d’aujourd’hui, où l’agriculture ne peut être pratiquée que
de manière marginale. De plus, les steppes sont séparées de la Chine à proprement
parler (au sud de la Grande Muraille) par le désert de Gobi. Plus à l’ouest, on trouve
le Turkestan oriental (Xinjiang), qui se caractérise par de petites oasis entourées de

3 - Les propositions de Samuel Finer et de Charles Tilly sur le rôle des institutions
militaires dans la formation et l’histoire des États ont marqué l’historiographie de l’his-
toire européenne, mais elles commencent aussi à avoir un impact sur les historiens du
Moyen-Orient. KHALID FAHMY, All the pasha’s men, Cambridge, Cambridge University
Press, 1997, et RHOADS MURPHEY, Ottoman warfare, 1500-1700, Londres, UCL Press,
1999, en sont de bons exemples. D’autres éléments dans JÜRGEN PAUL, The state and
the military: the Samanid case, Bloomington, Indiana University Press, 1994. S’agissant de
l’histoire militaire des peuples d’Asie centrale, la contribution la plus importante reste
celle de D. SINOR, « The inner Asian warriors », art. cit. Le récent ouvrage dirigé par
NICOLA DI COSMO (Warfare in inner Asian history, Leyde, E. J. Brill, « Handbuch der
Orientalistik, Section 8, Central Asia, vol. 6 », 2002), offre un bon aperçu historique de
la période pré-mongole (voir notamment PETER GOLDEN, « War and warfare in the pre-
Cinggisid steppes of Eurasia », pp. 105-172) et un certain nombre d’analyses de détail
mais ne propose pas de cadre analytique. D’une manière générale, les historiens spécia-
listes des institutions militaires en Asie centrale se sont plus intéressés aux armes et
aux tactiques de guerre qu’à l’impact des organisations militaires sur les États.
4 - L’élément déterminant dans ce contexte est l’eau. À la différence des moutons,
les chevaux doivent être abreuvés quotidiennement (ISENBIKE TOGAN, Flexibility and
limitation in steppe formations. The Kerait Khanate and Chinggis Khan, Leyde, E. J. Brill,
1998). Les chevaux ont besoin d’une eau plus pure que les ovins ou les chameaux (leur
tolérance à la salinité est comparable à celle des humains). Mais, étant donné que les
chevaux se déplacent plus vite que les moutons, ils peuvent évoluer entre des points
d’eau plus distants les uns des autres (Istoriya Kazakhstana. Narody i kul’tury, Almaty,
Daik Press, 2001, pp. 86-88).
5 - Lorsqu’une région sédentaire borde le désert et qu’il n’existe presque pas de zone
de transition climatique entre ces deux contrées, ni savane ni steppe, l’État qui s’appuie
sur ces zones sédentaires a de grandes chances de dominer ses voisins nomades pendant
la majeure partie de son histoire (l’exemple paradigmatique est ici celui de l’Égypte). 1071
J Ü R G E N P A U L

zones inhospitalières semi-désertiques. Le Turkestan n’est cependant pas éloigné


des massifs montagneux. Les grandes steppes de l’actuel Kazakhstan ainsi que
celles d’Eurasie occidentale 6 offrent de meilleures conditions pour l’élevage, et ce
plus particulièrement dans les parties septentrionales où la proportion de chevaux
augmente. Si l’essentiel du Kazakhstan est constitué de plaines qui ne présentent
qu’un faible potentiel pour l’élevage d’équidés, les Kazakhs n’en ont pas moins
tenté d’avoir autant de chevaux que possible. Les préférences culturelles peuvent,
en effet, être décisives. Il n’existe donc pas de lien automatique entre les conditions
naturelles et la forme de l’État.
Au sud-ouest d’une ligne que l’on pourrait tracer entre le Khwarezm et le
Syr-Darya 7, commence une région d’oasis dans laquelle les activités économiques
sont mixtes 8. Cette zone est entourée par des steppes et des déserts plus ou moins
grands. Les montagnes sont souvent très proches. Cette région s’étend jusqu’à ce
que l’on appelle aujourd’hui l’Afghanistan, l’Iran et même l’Anatolie. Elle possède
une grande tradition agricole (cultures irriguées) et pastorale. Dans les zones inter-
médiaires, c’est une économie mixte qui est le plus souvent pratiquée (combinant
agriculture et élevage), et, dans bien des cas, prévaut une forte interaction entre
peuples pasteurs et agriculteurs.
Les spécialistes divergent au sujet de la définition de l’État. Cependant, ils
s’accordent très majoritairement à dire qu’aucun État n’est apparu spontanément
chez les nomades pastoraux qu’ils soient d’Asie centrale, du Moyen-Orient ou
d’Afrique du Nord 9. En effet, les ressources susceptibles d’atteindre une produc-
tion excédentaire ne sont pas suffisantes dans les steppes pour qu’une structure
étatique complexe puisse apparaître. Quoi qu’il en soit, les États pastoraux, paci-
fiques ou non, semblent avoir pour finalité principale d’organiser les échanges avec
le monde sédentaire. Ce sont ces échanges qui, en retour, ont façonné la nature
de ces États 10. On peut s’en rendre compte en observant l’organisation politique

6 - Voir P. GOLDEN, « War and warfare... », art. cit., pour une définition des aires
géographiques.
7 - Cette frontière est bien connue. Pour une description géographique, se reporter à
YURI BREGEL, « Turko-Mongol influences in central Asia », in R. CANFIELD (éd.), Turko-
Persia in historical perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, pp. 53-77.
Voir aussi l’article de ANATOLY KHAZANOV, « Nomads and oases in Central Asia », in
J. A. HALL et I. C. JARVIE (dir.), Transition to modernity. Essays on power, wealth and belief,
Cambridge, Cambridge University Press, 1992, pp. 69-89.
8 - Cette « zone mixte » ne correspond pas tout à fait avec ce que Michael Rowton
entend par « nomadisme enclos », la différence principale étant le potentiel qui existe
pour l’élevage des chevaux dans la zone mixte. Voir MICHAEL ROWTON, « Enclosed
nomadism », Journal of the economic and social history of the Orient, 17, 1974, pp. 1-30.
9 - « Il n’y a aucun exemple d’une apparition spontanée d’un État dans les steppes » :
Peter Golden cité par DAVID CHRISTIAN, « State formation in the inner Asian steppe »,
in D. CHRISTIAN et C. BENJAMIN (éds), Worlds of the silk road, Turnhout, Brepols, 1998,
pp. 51-57 et p. 70, n. 62. Parmi de nombreuses références, se reporter à l’ouvrage de THOMAS
BARFIELD, The perilous frontier : Nomadic empires and China, Cambridge, Blackwell, 1989, p. 7.
10 - Anatoly Khazanov explique très bien ce problème : « Puisque les États nomades
1072 n’apparaissent que lorsqu’ils entretiennent des relations d’un type particulier avec le
NOMADES ET GUERRIERS

adoptée par les tribus iraniennes ou qui leur a été imposée par le gouvernement
central. Elles présentent très souvent un degré de sophistication dans leurs rela-
tions avec l’extérieur bien supérieur à celui qui prévaut pour leur organisation
interne. De la même manière, les chefs de tribu ont un rôle de « médiateur entre
l’État central et les autres membres de la tribu 11. » On peut donc se demander si
la fonction de chef de tribu n’a pas été créée pour répondre aux besoins de l’État 12.
Il va de soi que les échanges entre les pasteurs nomades et les sédentaires
ont plus d’importance pour les premiers que pour les seconds. Il semble pourtant
qu’il y ait au moins deux niveaux d’échange. Le premier, pour les nomades ordi-
naires, qui veulent se procurer des céréales, des produits artisanaux de première
nécessité (de nombreux ustensiles de campement ne sont pas produits par les
nomades mais par des spécialistes qui destinent leur production au marché
nomade), des textiles, etc. Ils doivent donc pouvoir accéder aux marchés frontaliers,
où ils peuvent acheter – ou troquer contre leurs propres marchandises – les produits
dont ils ont besoin. Les membres de l’élite nomade, quant à eux, cherchent à
acquérir des objets de luxe et de prestige ainsi que des armes et des armures que
l’on ne peut trouver sur les marchés frontaliers. Il faut pour cela établir des contacts
avec les États sédentaires. Ce phénomène est tout particulièrement manifeste en
Chine où le gouvernement protégeait jalousement son monopole sur les produits
de ce type.
Il faut garder présent à l’esprit le fait que la plupart des armes étaient pro-
duites dans des zones sédentaires et non dans les steppes 13. Or les soldats devaient

monde extérieur, ils ne peuvent se pérenniser que par le développement interne des
sociétés nomades. Pour maintenir une certaine stabilité, les États nomades doivent
incorporer une partie de la population sédentaire ou la soumettre de manière directe ou
indirecte » (ANATOLY KHAZANOV, Nomads and the outside world, Cambridge, Cambridge
University Press, 1984, p. 296). Même si A. Khazanov est loin d’affirmer un paradigme
de la conquête, il est évident que les exemples qu’il utilise pour décrire la formation
des États nomades sont principalement tirés de scénarios de conquête. Cette asymétrie
est commune à la majeure partie des schémas d’interaction. Le point de vue des cher-
cheurs soviétiques (et aujourd’hui russes) est résumé dans GENNADI E. MARKOV, « The
social structure of the nomads of Asia and Africa », in D. DEWEESE (éd.), Studies on
central Asian history in Honor of Yuri Bregel, Bloomington, Indiana University Press, 2001,
pp. 319-340.
11 - Voir STEVEN C. CATON, « Anthropological theories of tribe and state formation in
the Middle East: ideology and the semiotics of power », in P. S. KHOURY et J. KOSTINER
(éds), Tribes and state formation in the Middle East, Berkeley, Cambridge University Press,
1990, pp. 74-108, ici p. 99.
12 - Richard Tapper a très souvent répété « qu’il semblait que les plus grandes tribus
et confédérations en Iran étaient des structures créées et entretenues par les gouverne-
ments, les législateurs et les chefs eux-mêmes [...] » (RICHARD TAPPER, Frontier nomads
of Iran. A political and social history of the Shahsevan, Cambridge, Cambridge University
Press, 1997, p. 16).
13 - Les nomades n’ignoraient pas la métallurgie, s’ils ne pouvaient avoir d’atelier fixe.
On pense que les Kök Türks étaient des maréchaux-ferrants, qui produisaient sans
doute des armes et des armures, mais ils étaient esclaves. Voir P. GOLDEN, « War and
warfare... », art. cit., qui affirme que, dans les steppes de l’ouest avant l’époque de 1073
J Ü R G E N P A U L

se procurer leurs armes eux-mêmes. Certes, ils n’étaient pas tenus de les fabriquer :
il existait des marchés légaux prévus à cet effet 14. Il n’est donc pas étonnant que
l’exportation d’armes et de fer (sous quelque forme que ce fût) ait été interdite
par la loi chinoise 15. Chaque fois qu’un homme tentait de prendre le pouvoir, il
lui fallait contrôler au moins un centre sédentaire de production d’armes. On a
découvert que certains forgerons étaient forcés de travailler nuit et jour afin de
fournir au chef nomade la quantité d’armes qu’exigeait celui-ci 16. On peut supposer
que c’est la nécessité d’accéder aux richesses et le besoin d’armes qui ont viabilisé
les États nomades incluant des régions sédentaires ou ayant suffisamment accès à
leurs ressources. Les problèmes d’approvisionnement, potentiellement, mena-
çaient la Grande steppe plutôt que la zone mixte.

La redistribution
La redistribution des richesses et plus particulièrement des objets de prestige est
l’une des stratégies majeures permettant de créer un lien durable entre les diri-
geants et leur suite 17. Ce phénomène a récemment été mis en lumière par Isenbike
Togan 18. Il paraît logique que nombre des formes administratives rencontrées dans

Gengis-khan, la cavalerie armée n’était pas rare et que ces articles étaient produits dans
les zones sédentaires.
14 - MICHAL BIRAN, « “Like a mighty wall”. The armies of the Qara Khitay », Jerusalem
studies in Arabic and Islam, 25, 2001, pp. 44-91 et 65-66, propose une liste des bazars où
se faisait la vente au Turkestan, pendant la période mongole.
15 - Voir SECHIN JAGCHID et VAN JAY SYMONS, Peace, war, and trade along the Great Wall.
Nomadic-Chinese interaction through two millennia, Bloomington, Indiana University Press,
1989, mais les auteurs indiquent que cette prohibition n’était pas souvent respectée ;
la contrebande, surtout celle des armes et du fer, était très répandue (pp. 182-185).
16 - Voir MICHAEL BIRAN, « The battle of Herat (1240): a case of inter-mongol warfare »,
in N. DI COSMO (éd.), Warfare in inner Asian..., op. cit., pp. 175-219 et 183. Les esclaves
étaient largement employés dans la production des armes (PETER GOLDEN, « The termi-
nology of slavery and servitude in medieval Turkic », in D. DEWEESE (dir.), Studies on
central Asian history..., op. cit., pp. 27-56) ainsi que dans d’autres domaines, y compris
l’agriculture.
17 - Ce phénomène est particulièrement clair dans le Kutadgu Bilig, où la redistribution
des richesses en faveur de la suite du dirigeant est l’un de ses devoirs les plus essentiels.
Voir Yūsūf He āsg sg Hg āǧib, Wisdom of royal glory (Kutadgu Bilig). A Turko-Islamic mirror for
princes, traduit et annoté par Robert Dankoff, Chicago, University of Chicago Press,
1983. D’autres récits montrent les dirigeants mongols redistribuant les trésors accumulés
dans les coffres de l’État. On peut remarquer un retour au « vieux style mongol » (aux
anciennes coutumes mongoles) dans l’Iran de la période de l’Ikhanat, quand Arpa Ke’ün
redistribua à ses soldats toutes les richesses qui se trouvaient dans ses coffres. Voir
JEAN AUBIN, « Le Quriltay de Sultân-Maydân (1336) », Journal asiatique, 279, 1-2, 1991,
pp. 175-197 et 179.
18 - I. TOGAN, Flexibility and limitation..., op. cit., pp. 146-148 et index (notices « redistri-
bution » et « ülüsh »). Voir aussi RUDI MATTHEE, « Gift giving » dans l’Encyclopedia
1074 iranica, New York, Bibliotheca Persica Press, 2001, vol. X, qui propose une discussion
NOMADES ET GUERRIERS

les États fondés par des peuples nomades aient été déterminées par la manière
dont la redistribution avait lieu. Il semble qu’il y ait eu trois modes principaux de
redistribution des richesses : d’abord la redistribution directe, c’est-à-dire le partage
des butins de guerre, ensuite l’attribution de terres et celle des revenus qui en
sont tirés, le chef conservant un contrôle variable sur ces terres ainsi qu’un droit
de regard plus ou moins strict sur les livres de compte, et enfin le salaire des
soldats, toujours payé par le trésor central. La nature de l’État dépendait donc du
degré de contrôle que celui-ci détenait sur le processus de redistribution.

Pillages et butins, terres et revenus

Lorsqu’un butin de guerre était réuni, une distribution avait généralement lieu
entre le chef et ses hommes 19. L’essentiel des prises allait en fait aux guerriers, le
chef ayant seulement le droit de se servir le premier. Dans la plupart des cas, la
distribution du butin était la seule manière de rétribuer les membres de l’armée.
C’est pourquoi les dirigeants, les prétendants au trône ou les législateurs ne pou-
vaient se permettre de s’approprier plus que ce dont ils avaient besoin (c’est-à-dire
relativement peu), sauf à susciter la discorde. Dans des contextes plus pacifiques, la
redistribution pouvait prendre différentes formes : présents, banquets et largesses
de toutes sortes 20. Ainsi, dans un tel contexte « tribal », l’une des qualités essen-
tielles d’un dirigeant était-elle l’hospitalité : il devait être en mesure de nourrir et
de divertir un grand nombre d’hommes.
Il existait d’autres modes de redistribution, plus complexes, qui variaient
selon le degré de contrôle du chef sur les biens qu’il donnait à ses hommes. L’un
de ces modes était plus directement lié au concept de butin, car il impliquait un
acte de partage. On a très souvent dit que, dans l’esprit des Turco-mongols, la
conquête transformait les territoires conquis en autant de parts de butin au profit

très intéressante sur les codes de redistribution et leur fonction déterminante dans la
construction des États pré-modernes.
19 - Timour (Tamerlan) était célèbre pour sa manière de distribuer l’intégralité de son
butin dans un grand nombre de cas. Voir JEAN AUBIN, « Comment Tamerlan prenait les
villes », Studia islamica, 19, 1963, pp. 83-122, en particulier l’exemple d’Alep, p. 108. Le
concept turco-mongol d’ölgä (butin) est tout à fait essentiel lorsque l’on cherche à
comprendre la politique des différents peuples d’Asie centrale. Il existe une différence
de taille entre les pillages et les demandes de rançons puisque, dans ce dernier cas, le
chef acquiert un prestige plus grand. En effet, il devient alors le sujet actif de la redistri-
bution. Les lois concernant le droit pour les dirigeants de se servir les premiers sont
mentionnées par P. GOLDEN, « War and warfare... », art. cit., p. 142). On trouvera un
autre exemple chez BÖRI AKHMEDOV, Gosudarstvo kochevykh uzbekov, Moscou, 1965, p. 50.
En effet, lorsque le dirigeant ouzbek Abū l-H e air conquit Urgenč en 1430, il laissa tous
les chefs militaires (proches du khan ou simples guerriers) pénétrer deux par deux dans
la salle du trésor (du gouverneur timouride vaincu) et leur permit de prendre tout ce
qu’ils étaient capables de porter.
20 - Tarmaširin Khan, l’un des chefs de l’oulous Čagh atai, fut renversé en partie parce
qu’il n’avait pas organisé de banquet comme l’exigeait la tradition. 1075
J Ü R G E N P A U L

du clan dominant (cependant tenu d’utiliser ces ressources pour nourrir les guer-
riers). La plupart du temps, lorsque les territoires – ou les revenus afférents –
étaient répartis, le chef perdait le contrôle de ces biens-fonds et revenus, au moins
sur le long terme. Il en allait ainsi avec le « système des apanages » 21, qui découle
de la redistribution des territoires. En réalité, la répartition des territoires ou des
revenus agricoles semble avoir été l’une des formes principales de redistribution,
qu’elle fût ou non liée à l’obligation d’effectuer un service militaire. Certains
auteurs ont qualifié de « féodaux » ces modes de redistribution 22. Mais le partage
du butin après la conquête ne prenait pas nécessairement la forme d’une attribution
de terres ou de richesses. Le chef (ou le gouvernement central) pouvait essayer de
construire un organisme de redistribution qui centralisait et rassemblait les revenus
afin de les attribuer à qui de droit 23. Dans certains cas, une sorte de livre de compte
consignait les revenus ou les territoires alloués (ceux-ci alors classés suivant leur
valeur imposable 24). Mais, la plupart du temps, les chefs militaires (membres de
la famille régnante) pouvaient jouir du revenu des zones qui leur étaient allouées
sans contrainte bureaucratique. Ici se trouve une des causes de division interne
des États nomades. Les armées mises en place dans ce cas avaient tendance à
s’organiser sous forme de coalition, même s’il existait un commandement général 25.

21 - Voir MARTIN DICKSON, « Uzbek dynastic theory in the sixteenth century », Trudy
XXV mezhdunarodnogo kongressa Vostokovedov, Moscou, 1965, vol. 3, pp. 208-216 ; JOHN
WOODS, The Aqqoyunlu. Clan, confederation, empire, Salt Lake City, University of Utah
Press, [1976] 1999 ; ROBERT MCCHESNEY, Waqf in central Asia. Four hundred years in the
history of a Muslim shrine, 1480-1889, Princeton, Princeton University Press, 1991. Le
chef ou le prétendant au pouvoir concédaient des apanages aux membres de leur famille
ainsi qu’à leurs hommes : BEATRICE FORBES MANZ, The rise and rule of Tamerlane, Cam-
bridge, Cambridge University Press, 1989. On ne peut ici qu’évoquer le problème très
débattu de l’iqtg ā (cf. CLAUDE CAHEN, « L’évolution de l’iqtg ā du IXe au XIIIe siècle.
Contribution à une histoire comparée des sociétés médiévales », Annales ESC, 8-1, 1953,
pp. 25-52, qui reste un travail de référence). L’attribution de régions (ou des revenus
qui en étaient tirés) à des membres de la famille royale ou à des chefs militaires impor-
tants n’est qu’une manière parmi d’autres d’organiser les relations entre le dirigeant et
sa suite. Voir aussi ROY MOTTAHEDEH, Loyalty and leadership in an early Islamic society,
Princeton, Princeton University Press, 1981, qui reste une étude classique sur le thème
de la loyauté interpersonnelle au Proche et au Moyen-Orient.
22 - C’est le cas des chercheurs russes. Je ne m’attarderai pas ici sur la question du
féodalisme dans l’histoire du Moyen-Orient.
23 - Au lendemain de la conquête mongole, l’attribution directe de territoires n’avait lieu
que pour deux ou trois générations. Voir PETER JACKSON, « From Ulūs to Khanate: the
making of the Mongol states, c. 1220-c. 1290 », in R. AMITAI-PREISS et D. O. MORGAN
eds, Mongol empire and its legacy, Leyde, E. J. Brill, 1999, pp. 12-38.
24 - Il semble que ce fut l’un des objectifs des Grands Seldjouks, et plus particulière-
ment Nizg ām al-mulk, pendant la seconde moitié du XIe siècle.
25 - Un des exemples les plus frappants est le siège de Herat par les Ouzbeks à la fin
du XVIe siècle. Voir ROBERT MCCHESNEY, « The conquest of Herat, 995-6/1587-8:
sources for the study of Safavid/Qizilbash-Shibanid/Özbak relations », in J. CALMARD
(éd.), Études safavides, Paris-Téhéran, Institut français de Téhéran, « Bibliothèque
1076 iranienne-39 », 1993, pp. 69-107.
NOMADES ET GUERRIERS

Des salaires

D’autres modes de distribution permettaient au chef de garder un contrôle très


strict sur la répartition des revenus. Le partage des territoires conquis pouvait
être remplacé par la distribution de subsides ou d’autres revenus provenant des
politiques d’extorsion. Le chef versait alors de véritables salaires à ses hommes.
Dans ce cas, il n’était même pas besoin de faire de nouvelles conquêtes. D’autres
formes de prélèvements pouvaient aussi produire de substantielles ressources qui,
par la suite, étaient redistribuées 26.
Les armées salariées n’étaient cependant pas la norme dans la steppe. Les
princes Kara-Khitaï (1141-1210) en possédaient une, et c’est pour cette raison qu’ils
n’accordèrent pas d’apanage à leurs chefs militaires et qu’ils ne permettaient pas à
leurs soldats de se livrer aux pillages. On estime que cette armée comportait quelque
80 000 à 100 000 soldats, ce qui représente un chiffre énorme pour l’époque.
L’équipement et les montures semblent avoir été fournis par les guerriers eux-
mêmes. Sur les salaires versés, nous ne possédons pas d’informations précises,
mais il est évident que ceux-ci rendaient passablement plus ardue la tâche de
l’administration Kara-Khitaï 27.
Les impôts prélevés par l’administration centrale étaient redistribués aux
guerriers. Des Khazars, Gardı̄zı̄ écrit : « Chaque année, les Khazars prélèvent une
partie des richesses des Musulmans en fonction de la fortune de chacun. [...] Le
Shād [titre honorifique chez les Khazars] lève lui-même l’impôt [he arāǧ] et le redis-
tribue aux membres de l’armée. » On peut voir dans cette distribution le versement
d’un salaire, mais le prélèvement évoqué est peu différent d’un butin extorqué 28.
De fait, les razzias sont mentionnées juste après cette forme de salaire. Il faut
rappeler que les Khazars étendirent leur domination, entre les IXe et Xe siècles, de
la Volga jusqu’au Caucase, en s’appuyant sur une sorte d’économie mixte 29.
Les salaires pouvaient aussi provenir des subsides payés aux chefs nomades
par les États sédentaires voisins, qu’ils fussent liés ou non à des services que les
nomades pouvaient rendre. De toute façon, les États « tributaires » s’attendaient

26 - Thomas Barfield a très bien mis en évidence ce phénomène lorsqu’il a montré que
la conquête de la Chine par les Mongols n’eut rien à voir avec les politiques tradition-
nelles des peuples des steppes envers la Chine. Même si l’on peut nuancer ce propos,
il semble plus qu’évident que les conquêtes pures n’étaient parfois pas très « rentables »
et que les chefs nomades étaient très conscients de ces désavantages.
27 - M. BIRAN, « “Like a mighty wall”... », art. cit., pp. 54, 55 et 63-64. Il est impossible
de dire pour l’instant si les salaires étaient payés de manière régulière ou non.
28 - ABD AL-Hg AIY GARDĪZĪ, éd. par Abd al-Hg aiy Hg abı̄bı̄, Zain al-ahe bār, Téhéran, 1347,
p. 272 ; HANSGERD GÖCKENJAN et ISTVAN ZIMONYI, Orientalische Berichte über die Völker
Osteuropas und Zentralasiens im Mittelalter. Die Ǧayhānı̄-Tradition, [Ǧayhānı̄-Tradition],
Wiesbaden, Harrassowitz, 2001, pp. 167 et 54 ; P. GOLDEN, « War and warfare... »,
art. cit., p. 143.
29 - Voir THOMAS NOONAN, « The Khazar economy », Archivum Eurasiae Medii Aevi, 9,
1995-1997, pp. 235-318. 1077
J Ü R G E N P A U L

en retour à être épargnés par les pilleurs ou même à ce que les chefs nomades et
leurs hommes les protégeassent des autres nomades.

Autres mécanismes de prélèvement

L’un des objectifs principaux des dirigeants ou des chefs (y compris des préten-
dants au trône) était de s’assurer l’accès à des articles de luxe, tels que la soie, les
métaux précieux, les armes de choix, les harnachements pour chevaux, les bijoux,
et même les titres honorifiques et les livres manuscrits. Mais d’autres produits, de
consommation plus courante, leur étaient tout aussi indispensables : riz et autres
céréales, métaux communs, vêtements, ustensiles domestiques et, d’une manière
générale, tout ce qui ne pouvait être fabriqué dans la steppe. Les méthodes pour
se les procurer allaient du commerce au pillage en passant par la conquête pure et
simple. Dans d’autres circonstances, les dirigeants pouvaient se procurer ces pro-
duits en échange de services, militaires ou non.
Puisque les termes de l’échange ainsi que les prix de ces services relevaient
d’une négociation politique, la puissance militaire des parties en présence (l’État
ou l’empire sédentaire, d’une part, les guerriers nomades, de l’autre) déterminait
le pouvoir de négociation de chacun. En tout état de cause, les surplus du monde
sédentaire ne bénéficiaient pas à l’ensemble des nomades mais seulement au petit
groupe et, finalement, à la personne qui possédait le pouvoir dans la steppe et
utilisait ces surplus pour renforcer sa propre puissance. Le groupe dirigeant ou le
chef accumulaient ainsi suffisamment de richesses pour initier le processus de
redistribution, essentiel à la formation et au maintien de l’État. À la différence des
conquêtes, les extorsions pouvaient perdurer pendant des générations, si ce n’est
pendant des siècles, et elles n’entraînaient pas une transformation de la société
nomade si radicale que celle-ci eût à abandonner le nomadisme. Les conséquences
politiques de chaque stratégie (se procurer les biens convoités par pillage ou par
imposition) diffèrent. Dans le premier cas, il semble que les guerriers, ou tout
du moins les chefs militaires, obtenaient certains droits qu’ils n’acquéraient pas
forcément quand les richesses étaient obtenues sous la forme de subsides.
Quoi qu’il en soit, il pouvait être nécessaire de recourir à la force pour acquérir
et conserver ces marchandises prestigieuses ou plus ordinaires, même lorsqu’elles
étaient obtenues par le moyen d’échanges ou sous forme d’impôts. Les États
sédentaires n’étaient pas toujours prêts à laisser les nomades de la périphérie
commercer avec eux, et si la réticence des Chinois à se lancer dans le commerce
était sans doute davantage une posture idéologique confucéenne qu’autre chose,
elle semble bel et bien avoir constitué un obstacle au développement des échanges
marchands30. C’est sans doute pour cette raison que la Chine a accordé une attention

30 - Sur le commerce des chevaux, voir CHRISTOPHER BECKWITH, « The impact of the
horse and silk trade on the economies of T’ang China and the Uighur empire », Journal
of the economic and social history of the Orient, 34, 1991, pp. 183-198. Cependant, S. JAGCHID
1078 et V. J. SYMONS, Peace, war, and trade..., op. cit., expliquent que l’idéologie eut un
NOMADES ET GUERRIERS

toute particulière à ses marchés frontaliers dont l’ouverture constituait une éternelle
pomme de discorde entre elle et les nomades septentrionaux, ouverture qui aboutit
à des conflits d’une intensité inconnue dans d’autres régions 31. Il reste que le
commerce était, à n’en pas douter, la manière la plus commune pour les pasteurs
nomades de prélever les surplus des sociétés sédentaires.

Troupes de guerriers, armées tribales et gardes rapprochées


La formation des États, la chute des dynasties ou des dirigeants en place et l’arrivée
au pouvoir de nouveaux chefs n’étaient pas directement liées aux structures tri-
bales. Pour qu’un changement de pouvoir eut lieu, il semble que deux organisations
militaires fussent nécessaires : la troupe de guerriers 32 et l’armée tribale. Dans
certains cas, apparaît une structure intermédiaire, qu’on appelle « garde rappro-
chée » (inner army), par opposition à l’armée au sens large.
L’armée tribale était une société militaire. Pour des raisons évidentes, les
pasteurs nomades d’Eurasie (et plus particulièrement les éleveurs de chevaux)
pouvaient entrer dans l’armée presque sans avoir reçu d’entraînement supplémen-
taire. Le métier des armes n’était pas, à ce stade, une profession différenciée. La
plupart des nomades servaient donc dans la cavalerie légère. Mais il faut souligner
le fait que la cavalerie lourde (en armure, les chevaux étant parfois eux aussi
revêtus d’une cuirasse) était très répandue. La troupe de guerriers ne possédait
pas d’attaches territoriales. C’était un groupe fondé sur les liens personnels unissant
les hommes entre eux et, surtout, au chef. Des attaches tribales pouvaient exister.
Le chef et ses hommes cherchaient à acquérir richesse et prestige social, quel que
fût le lieu. Les liens qui se tissaient entre les chefs des hordes et leurs hommes
sont souvent plus forts que les liens du sang, réels ou non, et jusqu’à s’apparenter
à une certaine forme d’esclavage 33. Dans d’autres cas, ces liens pouvaient être

rôle déterminant dans la manière dont la Chine a défini sa politique face aux Barbares
du nord.
31 - S. JAGCHID et V. J. SYMONS, dans Peace, war, and trade..., op. cit., font une chronologie
des confrontations militaires et établissent le fait que ces conflits entre nomades des
steppes septentrionales et l’empire chinois surgissaient à chaque fois que la Chine
fermait les marchés. En ce qui concerne d’autres régions, on peut prendre l’exemple
de Shibani Khan, qui refusa à ses ennemis kazakhs la possibilité de faire des affaires le
long de la Syr-Darya (A. M. KHAZANOV, Nomads and the outside world, op. cit., p. 207 ;
MERUERT C. ABUSEITOVA, Kazakhstan i Tsentral’naya Aziya v XV-XVII vv.: istoriya, politika,
diplomatiya, Almaty, Daik Press, 1998, p. 82. Voir FADg LALLĀH B. RŪZBIHĀN H e UNǦĪ,
Mihmān-nāma-yi Buhe ārā, Moscou, Éd. Džalilova, 1976). Pour ce qui est des Iraniens et
des Russes, je n’ai encore trouvé aucune source attestant de telles restrictions.
32 - Les organisations militaires telles que les hordes de guerriers semblent avoir été
bien moins courantes au Moyen-Orient.
33 - Voir NIZg ĀM AL-MULK, Siyāsat-nāma, éd. par Ǧafar Šiār, Téhéran, Širkat-i ilm wa
farhangı̄, 1377/1998, p. 143 : « Un esclave obéissant vaut mieux que trois cents fils car
ces derniers espèrent la mort de leur père alors que les esclaves souhaitent la gloire de
leur maître. » Tout le problème de l’esclavage militaire dans l’histoire du Proche-Orient 1079
J Ü R G E N P A U L

considérés comme des liens de sang 34. Il s’agit pour l’essentiel d’obligations
mutuelles. Services et serments de loyauté étaient échangés contre une part du
butin attendu ou encore des présents : richesses matérielles ou postes importants
dans l’État dès qu’il était mis en place.
Les serments de loyauté personnelle pouvaient donc précéder la rémunéra-
tion. Les hommes de la horde accordaient leur confiance à celui dont ils pensaient
qu’il allait devenir un grand chef militaire et le soutenaient dès le départ, même
si cela impliquait une vie difficile et des combats dangereux : la récompense ne
venait que dans un second temps. La troupe des fidèles du chef, le qazaqliq des
zones turcophones d’Asie centrale, fonctionnait en réalité comme le noyau dur du
futur État mis en place dans les territoires conquis 35. Cette relation entre les diri-
geants ou les prétendants au pouvoir et leurs hommes pouvait prendre des formes
contractuelles sanctionnées par des serments qui étaient d’une importance capitale
dans le processus de construction du pouvoir. La meilleure façon de comprendre
les principes qui organisaient ces relations est sans doute de revenir au Kutadgu
Bilig (La science qui donne le bonheur), dans lequel il apparaît très clairement
que l’état-major de l’armée karakhanide n’était pas « tribal » et que, par ailleurs,
l’armée n’était pas une armée d’esclaves, mais que « les domestiques formant la
garde royale et les gens du sérail des Ilig (le titre royal karakhanide) étaient recrutés
parmi les hommes libres se plaçant de leur plein gré au service du roi 36 ».
Certains chefs ne rencontrèrent que des succès en demi-teinte et nombre
d’entre eux étaient de simples « rebelles » ou « brigands », ce qui indique que l’on
considérait alors que former une troupe de guerriers était un moyen d’accès naturel
au succès militaire. Les grands héros, tels Gengis-khan et Tamerlan, ne sont pas
les seuls à avoir choisi cette voie. Ils firent des émules, mais en nombre impossible
à chiffrer 37. Même dans les circonstances les moins « politisées » où l’État était

musulman est, en fin de compte, rattaché au fait que les liens de loyauté (entre les
chefs et leurs hommes) étaient considérés comme plus fiables que les liens du sang.
Nombreux sont d’ailleurs les chefs qui se sont profondément leurrés sur ce point. Chez
les Iraniens, la notion d’esclavage pouvait aussi inclure les tâches militaires. Dans le
monde turc pré-islamique, pourtant, les membres de la troupe de guerriers ne pouvaient
pas être des esclaves.
34 - On connaît plusieurs types de liens de sang artificiels, le plus répandu étant les
anda mongols, les « frères jurés ».
35 - Le qazaqliq a été étudié par WOLFGANG HOLZWARTH, « Nomaden und Sesshafte
in turkı̄-Quellen (narrative Quellen aus dem frühen 16. Jahrhundert) », Halle-Saale,
Orientwissenschaftlicher Zentrum für die Martin Luther Universität Halle-Wittenberg,
2002, pp. 147-165.
36 - MARIO GRIGNASCHI, « La monarchie karakhanide de Kachgar et les relations de
dépendance personnelle dans le “Kutadgu bilig” (La science qui donne le bonheur)
de Yūsuf He āsg sg Hg āǧib », in La monocratie, I, Bruxelles, Éditions de la Librairie encyclopé-
dique, « Recueils de la Société Jean Bodin-20 », 1970, pp. 515-626, ici p. 587 (l’ouvrage
contient des citations originales). Le Kutadgu Bilig ne mentionne pas de soldats esclaves.
37 - Voir M. BIRAN, « “Like a mighty wall”... », art. cit., pp. 58-59 ; JÜRGEN PAUL,
Herrscher, Gemeinwesen, Vermittler. Ostiran und Transoxanien in vormongolischer Zeit, Beyrouth-
1080 Stuttgart, Steiner, 1996, pp. 127-128.
NOMADES ET GUERRIERS

fragile – ou en l’absence de tout État –, les chefs des steppes tendaient à se


constituer une suite composée à la fois de nomades appauvris et de fils de familles
nobles. Ces suites faisaient office de garde personnelle mais pouvaient aussi être
utilisées comme des forces spéciales, toujours disponibles puisqu’elles ne quit-
taient jamais leur chef 38.
Chez les Mongols, les exemples abondent de troupe de guerriers et d’armées
internes (ou gardes rapprochées). Qaidu (m. 1301), pour ne citer que lui, s’efforça
de reconstruire le pouvoir de la descendance du grand khan Ögödei (1224-1241)
en s’appuyant sur des troupes levées dans « tous les cantonnements » 39 et en mode-
lant son armée sur le système décimal. Ainsi fonctionnait la garde étendue (kešig)
établie par Gengis-khan 40.
On connaît de nombreux cas de troupes de guerriers qui constituaient le
noyau dur des armées des États nomades installés dans les zones mixtes où se
pratiquait une économie, mixte elle aussi. Parfois, ces hordes paraissent s’être
transformées en de véritables armées de métier. Outre les Karakhanides (l’essentiel
des sources les concernant provient du Kutadgu Bilig qui permet d’éclairer les
représentations plus que les faits), on doit s’intéresser à l’armée khazare telle que
la décrit P. Golden. Il s’agissait d’une force d’élite 41 qui comptait probablement
entre 4 000 et 40 000 combattants, ce qui constitue un nombre impressionnant
même si l’on ne retient que l’hypothèse basse. De plus, il est fait allusion à un
corps de gardes 42.

38 - On appelle cette suite tolengut en kazakh. Voir AIBOLAT K. KUSHKUMBAEV, Voennoe


delo kazakhov v XVII-XVIII vekakh, Almaty, Daik Press, 2001, et Istoriya Kazakhstana. On
peut distinguer les guerriers dans presque tous les autres cas. R. Tapper affirme qu’ils
provenaient souvent de milieux nomades pauvres. Les autres membres de la suite
personnelle du chef pouvaient être d’origine plus respectable et être de naissance noble,
mais leur position oscillait toujours entre le statut de membre de l’armée intérieure du
chef et celui d’otage.
39 - Voir MICHAEL BIRAN, Qaidu and the rise of the independent Mongol state in central Asia,
Richmond, Curzon, 1997, p. 81. M. Biran pense qu’il y a dans cette expression quelque
chose de péjoratif.
40 - On trouve une présentation détaillée de la structure et de l’histoire de la garde de
Gengis-khan dans les ouvrages de EVGENI KYČANOV, Kočevye gosudarstva ot gunnov do
man’čurov, Moscou, Izd. Vostočnaia literatura RAN, 1997, pp. 185-196. L’auteur explique
que la garde kešig ne fut payée qu’après 1281 dans la Chine des Yuan (ibid., p. 196),
et l’on sait bien que le service militaire obligatoire dans les régions où le nomadisme
pastoral était impossible ou marginal conduisit à une paupérisation massive des guerriers
mongols de Chine.
41 - Cette force militaire s’appelle böri en turcique, ce qui signifie « loup » – l’animal
totem des Turcs. Dans les sources arabes, on trouve aussi le mot turcique tarhe ān ainsi que
les hg ašāyā (membres de la suite) : P. GOLDEN, « War and warfare... », art. cit., pp. 142-144.
42 - Ibid., pp. 142-144. On appelle ce corps de gardes al-ursı̄ya. Les combattants sont
d’origine khwarezmienne et P. Golden l’appelle « l’armée de métier (ǧund) du roi ». Je
ne suis pas sûr que le terme ǧund soit véritablement l’équivalent d’armée de métier.
H. GÖCKENJAN et I. ZIMONYI, Ǧayhānı̄-Tradition, op. cit., p. 54, indiquent Lārısı̄ya et ont
traduit de manière neutre : « [Le chef khazar] part en campagne à la tête de dix mille
cavaliers, à qui il a payé une solde fixe et qu’il a convoqués parmi les riches. » 1081
J Ü R G E N P A U L

Les forces des Khwarezmchahides, lors de la conquête mongole de l’Asie


centrale en 1217-1221, se composaient d’une troupe interne, encore appelée
« armée du sultan », et d’une armée au sens large. On pourrait sans doute considérer
que la première était l’armée personnelle du souverain et que la seconde était
constituée par la horde tribale 43. Ziya Buniyatov montre qu’une partie au moins
de l’« armée du sultan » était constituée de soldats esclaves (gh ulām), institution que
les sultans du Kwarezm avaient de toute évidence héritée de leurs anciens suze-
rains seldjoukides 44. Pendant les invasions mongoles, les deux troupes n’agirent
pas de la même façon, et l’attitude des soldats dépendait, en effet, de leur apparte-
nance à la garde rapprochée ou à l’armée externe. Beatrice Manz a analysé en
détail l’armée de Tamerlan et décrit la manière dont celui-ci est parvenu à transfor-
mer une horde tribale en une armée disciplinée : il avait mis en place une nouvelle
élite, à qui fut confié le contrôle de toutes les positions importantes après son
arrivée au pouvoir en 1370. La plus grande partie de ce nouveau groupe de diri-
geants provenait de sa garde personnelle, qui le suivait depuis « sa jeunesse passée
en brigandage 45 ». Le caractère essentiellement non tribal de l’armée de Tamerlan
rendait impossible l’intégration des tribus conquises dans son armée. L’influence
de sa tribu d’origine, les Barlas, fut réduite à un rôle secondaire dès le début
des conquêtes.
Il est semble-t-il possible de dresser un parallèle, dans certains cas du moins,
entre l’armée interne et la suite personnelle du chef qui se composait des guerriers
présents dans le campement royal (ordu). On sait que certains Ilkhans (la dynastie
mongole qui gouverna l’Iran entre 1258 et 1316 ou 1358) nomadisaient avec les
hordes, et la masse de soldats présents dans les campements d’été était parfois
très impressionnante 46. La suite des chefs était parfois appelée mawkib-i humāyūn
(« la suite supérieure »), et ce terme semble lui aussi renvoyer à « l’armée
interne » 47. Dans une autre source, cette « armée du sultan » est présentée comme
une force de combat d’élite 48. Mais l’« armée du sultan » n’est pas une structure
tribale. Elle se rapproche davantage d’une sorte de troupe guerrière étendue. Tous
les groupes tribaux désiraient (ou devaient) avoir leurs représentants dans cette
garde d’élite. Cette dernière était donc plus proche structurellement d’une armée
de métier que n’importe quelle autre troupe figurant dans ces sources. Celles-ci

43 - JÜRGEN PAUL, « L’invasion mongole comme “révélateur” de la société iranienne »,


in D. AIGLE (éd.), L’Iran face à la domination mongole, Paris-Téhéran, Institut français
de recherches en Iran, « Bibliothèque iranienne-39 », 1997, pp. 37-53, notes 6 et 9.
44 - ZIYA M. BUNIYATOV, Gosudarstvo Khorezmshakhov-Anushteginidov, 1097-1231, Moscou,
1986, p. 92. Son analyse de l’armée khwarezmienne s’efforce clairement de montrer à
quel point cette armée était « civilisée ». Les caractéristiques tribales sont constamment
mises au second plan. Les esclaves n’étaient apparemment pas employés comme tels
dans les régions turcophones (voir P. GOLDEN, « The terminology... », art. cit.).
45 - Voir B. F. MANZ, The rise and rule..., op. cit., pp. 74-75.
46 - Voir CHARLES MELVILLE, « The itineraries of sultan Öljeitü », Iran, 28, 1990,
pp. 55-70.
47 - Je tiens à remercier Ulrike Berndt pour ses informations détaillées sur ce point.
1082 48 - Sg iban Han Divani, 127.
NOMADES ET GUERRIERS

donnent quelquefois l’impression que cette « armée interne » marquait la transition


vers le modèle sédentaire.

La conquête
Le terme conquête est employé ici pour désigner deux phénomènes distincts mais
simultanés : d’une part, des conquêtes réelles aboutissant à la soumission d’une
région sédentaire par une armée nomade qui l’administre ensuite grâce à une
structure politique centrée sur le chef (que ce dernier choisisse ou non de s’installer
dans la zone sédentaire). D’autre part, des situations dans lesquelles l’invasion est
une menace qui n’est pas vraiment mise à exécution : il s’agit plutôt de razzias
systématiques. La différence entre ces deux formes de conquête ne semble pas
cruciale, du point de vue de l’organisation militaire tout au moins. Que leur but
fût l’extorsion (les razzias servaient à parvenir à un traité de paix qui avantageât
les nomades), comme ce fut le cas avec la Chine avec les accords de commerce, les
subsides ou la conquête pleine et entière, l’avantage principal des nomades résidait
dans leur capacité de mouvement et donc leur capacité à concentrer leurs forces
où que ce fût, de manière à submerger les défenseurs 49. La Chine ne fut vaincue
qu’une fois par les peuples des steppes du nord, lors des invasions mongoles 50.
Dans le cas de l’Iran et du Mavarannahr (la Transoxiane), la conquête était un
phénomène bien plus fréquent qu’en Chine. Le Mavarannahr fut conquis pendant
la période islamique par les Karakhanides (autour de l’an 1000), qui décidèrent de
s’installer dans la région, puis par les Kara-Khitaï (de 1141 jusqu’aux invasions
mongoles) qui restèrent sur les marges du pays, ensuite par les Mongols (dès 1217-
1218) et par d’autres peuples encore mais que l’on connaît moins. La dernière
conquête d’une partie au moins remonte au XVIe siècle et aux invasions ouzbèkes.
Les armées de conquête des régions sédentaires étaient régies par les trois
principes que Charles Tilly met en avant : la loyauté, l’efficacité et le coût 51. En
un premier temps, le candidat à la conquête ou au pillage s’appuyait en général

49 - Il faut se souvenir, en ce qui concerne la conquête mongole, qu’elle fut entreprise


– avec succès – par un peuple à l’effectif somme toute réduit. Mais si l’on met à part
le cas des Mongols, il faut se demander comment les steppes du Nord (la Mongolie
actuelle), dont la population n’a probablement jamais excédé le million d’habitants
pouvait tenir tête militairement à la Chine. Si les armées chinoises disposaient d’effectifs
incomparablement supérieurs à ceux des armées nomades, l’avantage de celles-ci était
de pouvoir décider quand et où elles voulaient frapper. Elles ne pouvaient surclasser
les armées chinoises que parce qu’elles possédaient une faculté de mobilité et un taux de
mobilisation autrement plus important. Il s’agissait, en effet, d’une « société en armes ».
50 - C’est ce qui ressort de l’étude de T. BARFIELD, The perilous frontier..., op. cit.
51 - CHARLES TILLY, Coercion, capital, and European states, AD 990-1990, Cambridge,
Cambridge University Press, 1991. Évidemment, n’importe quel chef cherchait à se
constituer l’armée la plus efficace – cette notion dépendant de l’objectif visé – et la
plus loyale possible (voir aussi SAMUEL E. FINER, The history of government from the earliest
times, Oxford, Oxford University Press, 1997, 3 vols). 1083
J Ü R G E N P A U L

sur sa suite, son premier objectif étant celui de s’assurer le contrôle d’une armée
tribale et d’en éliminer les chefs héréditaires traditionnels. C’est là, d’habitude,
qu’il rencontrait les plus grandes difficultés 52. Gengis-khan et Tamerlan ont tous
les deux débuté de cette manière 53. Or, vers la fin du XVe siècle, les conflits
entre les prétendants au pouvoir, qui advenaient régulièrement après la mort d’un
chef, prirent la forme de conflits entre les suites personnelles, dont la loyauté à la
personne du chef devait être profonde 54.
L’efficacité de la troupe de guerriers, à ce stade initial, correspondait à cet
objectif ; les pillages assurant la subsistance du groupe pouvaient être facilement
mis en œuvre, et ce, pour un coût minime. Quand les razzias s’avéraient infruc-
tueuses, la prise de pouvoir ne se concrétisait pas nécessairement : à la défaite
militaire s’ajoutait la perte de confiance à l’égard du chef, et donc de la loyauté à
son égard, lui dont la suite se désagrégeait. La loyauté n’était donc pas incondition-
nelle, elle dépendait des succès obtenus sur le terrain : dès que les premières
batailles décisives étaient remportées, le processus s’auto-alimentait et les hommes
se ralliaient en nombre au chef charismatique 55. Ce processus permettait parfois à
ce dernier de remplacer les chefs tribaux par ses propres hommes, et il se trouvait
dès lors en position de prendre le contrôle de l’armée tribale. Mais lorsque les
défaites se succédaient, la confiance était perdue et la loyauté abandonnée. Il n’est
donc pas surprenant que des régimes puissants se soient effondrés en quelques
années, voire en quelques mois, à cause d’un nouveau prétendant au pouvoir 56.

52 - A. M. KHAZANOV, Nomads and the outside world, op. cit., p. 235, avec une référence à
l’Histoire secrète ; voir aussi B. F. MANZ, The rise and rule..., op. cit., pour Tamerlan.
53 - On peut aussi prendre l’exemple de Mao-tun, le fondateur de l’empire Hsiung-
Nu : Mao-tun réussit à convaincre sa suite de l’aider à tuer son propre père (T. BARFIELD,
The perilous frontier..., op. cit., p. 33). Voir aussi Iltirish, le fondateur du second khaganat
turc (fin du VIIe siècle) (ibid., p. 147).
54 - Voir JÜRGEN PAUL, « Wehrhafte Städter. Belagerungen von Herat, 1448-1468 », Asia-
tische Studien – Études asiatiques, 58, 1, 2004, pp. 163-193.
55 - H. GÖCKENJAN et I. ZIMONYI, Ǧayhānı̄-Tradition, op. cit., pp. 120-121, n. 127, avec
un commentaire d’un passage du Gardı̄zı̄ (sur les Kirghiz), qui résume le processus.
Dans les légendes fondatrices que l’on trouve dans les sources citées par H. Göckenjan
(entre autres, les inscriptions d’Orkhon, l’Histoire secrète des Mongols et les légendes
rapportées par les géographes arabes), il est étonnant de constater que, dans la plupart
des cas, le groupe tribal en question n’est pas rattaché à un ancêtre, même légendaire,
mais à son fondateur. En revanche, le groupe lui-même est défini comme issu d’origines
diverses. L’une des inscriptions lapidaires d’Orkhon (Köl Tegin, face est, ligne 12-14)
donne une description explicite de la manière dont de telles suites étaient rassemblées
(WOLFGANG SCHARLIPP, Die frühen Türken in Zentralasien. Eine Einführung in ihre Geschichte
und Kultur, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1992, p. 31). Il n’est suggéré
nulle part que les hommes du futur qaghan (chef suprême turco-mongol) aient pu parta-
ger des liens de sang ou de quelque autre type. Au contraire, les politiques impériales
étaient pensées de manière à évacuer toute dimension tribale.
56 - On peut prendre pour exemple les dynasties turkmènes du XVe siècle en Iran. La
rapidité avec laquelle les anciennes tribus Qara Qoyunlu passèrent dans le camp des
1084 Aq Qoyunlu est tout à fait remarquable. Et l’on retrouve certains de ces groupes, une
NOMADES ET GUERRIERS

La loyauté au sein de cette armée relevait alors d’un rapport complexe, diffé-
rent de celui de la suite personnelle des chefs. L’armée tribale était organisée
suivant deux principes de nature contradictoire : l’un, tribal, et l’autre, fondé sur
le système décimal, une notion normalement étrangère aux tribus. Quand celui-ci
était appliqué, il servait parfois d’écran à une structure tribale ; dans d’autres cas,
de plus grandes tribus combattaient ensemble (par groupes de dix, cent, mille). À
long terme, de « nouvelles » tribus pouvaient émerger au sein de ces formations
militaires qui pouvaient rassembler des centaines et des milliers d’hommes et qui
constituaient les armées non tribales 57.
Le tribalisme apparaît donc comme l’un des principaux obstacles à la forma-
tion d’une armée de conquête. Pour le franchir, la ferveur religieuse fut semble-
t-il un instrument utile, comme le montre l’exemple des Safavides au début de
leur règne. La notion de loyauté chez les guerriers Qizilbash comportait des formes
de soumission complètement étrangères aux tribus turkmènes 58, et, de toute évi-
dence, la composante religieuse joua un rôle important dans le maintien de l’État
safavide pendant le XVIe siècle, une période traversée par les conflits tribaux. La
faveur divine eut certainement également une grande importance dans le cas des
Mongols : le chef victorieux se voyait en effet investi d’une mission divine 59.

Acculturation et synthèses
Pour la période qui suit la constitution d’un empire, il devient beaucoup plus
difficile de dresser un tableau général. Le chef prenait désormais le contrôle des
mécanismes de prélèvement en place dans les zones sédentaires conquises. Cela
n’impliquait pas nécessairement que le chef des armées nomades devînt le véri-
table dirigeant des régions sédentaires ni qu’il s’occupât réellement de les adminis-
trer. Nombreux furent les chefs nomades à préférer rester dans la steppe 60.

ou deux générations plus tard, dans une autre armée de conquête encore, celle des
Safavides.
57 - Voir les travaux de JEAN AUBIN : « L’ethnogénèse des Qaraunas », Turcica, 1, 1969,
pp. 65-94 ; ID., « Le khanat de Čagh atai et le Khorassan (1334-1380) », Turcica, 8, 1976,
pp. 16-60 ; ID., Émirs mongols, vizirs persans dans les remous de l’acculturation, Paris, Asso-
ciation pour l’avancement des études iraniennes, « Studia Iranica-15 », 1995.
58 - Les guerriers pouvaient par exemple accepter de recevoir la bastonnade, qu’ils
devaient considérer comme une forme de purification (voir ALEXANDER MORTON, « The
Chub-i tarı̄q and qizilbash ritual in Safavid Persia », in J. CALMARD (éd.), Études safavides,
op. cit., pp. 225-246).
59 - On trouve de nombreux exemples de ce phénomène. La faveur divine, qut en
langue turcique et ugur en mongol, est la qualité principale d’un chef, celle qui lui
permet de vaincre ses ennemis. Le concept iranien de farr ou he wārna y est rattaché.
Cependant, la faveur divine doit être considérée de manière très différente quand on
étudie le Moyen-Orient (je remercie Kurt Franz pour ce commentaire).
60 - La Horde d’Or dans le cas de la Russie (DONALD OSTROWSKI, Muscovy and the
Mongols. Cross-cultural influences on the steppe frontier, 1304-1589, Cambridge, Cambridge
University Press, 1998), les Kara-Khitaï dans le cas de la Transoxiane (M. BIRAN, « “Like 1085
J Ü R G E N P A U L

À l’époque de Gengis-khan, les Mongols ne créèrent pas dans les régions


sédentaires d’États nouveaux autre que l’empire mongol, dirigé en commun par
la famille du khan, dont le centre ne se trouvait pas dans les régions conquises
mais bien en Mongolie, à Karakorum. Les territoires sédentaires conquis (la Chine
du Nord, la Transoxiane et certaines parties de l’Iran) étaient exploitées par les
membres du clan dirigeant qui utilisaient les richesses de manière traditionnelle,
pour les redistribuer à l’armée. Ainsi, dans les premiers temps, l’empire mongol
ne se mêla pas au monde sédentaire.
D’autres conquérants pénétrèrent les territoires conquis et finirent par
prendre le contrôle de leur administration (de manière plus ou moins directe).
Mais, même dans ce cas, ils s’efforcèrent de façon plus ou moins réussie de rester
à distance de la population sédentaire 61. Cette option fut parfois décidée sciem-
ment par le chef nomade 62. Les conquérants avaient en effet compris qu’ils avaient
tout à gagner, sur le plan économique, à exploiter les zones sédentaires de cette
manière. Par ailleurs, ils semblent avoir tenu à conserver leur particularité culturelle.
Exceptionnellement, les richesses tirées des sociétés conquises furent utili-
sées pour mettre sur pied une armée professionnelle salariée sur un modèle pré-
existant. Mais ces tentatives furent toujours de courte durée. Au nombre de ces
rares exemples, on trouve les Seldjoukides, sous l’égide de Nizg ām al-mulk
(m. 1092), et les Safavides, sous celle de Abbās (1587-1629). Dans les deux cas, c’est
une interrogation sur le problème de la loyauté qui conduisit le groupe dirigeant à
appliquer un modèle basé sur la loyauté personnelle (et non plus tribale ou, dans
le cas des Safavides, religieuse), et, dans les deux cas, on constitua des sortes
de troupes d’esclaves pour faire contrepoids à la horde tribale. Le statut servile de
l’armée (la garde rapprochée) semble donc être un signe tangible de sédentarisation
au moins en ce qui concerne le mode de vie. Le cas des Ottomans, aussi fascinant
soit-il, dépasse de loin le cadre de cet article.

a mighty wall”... », art. cit.), les guerriers des steppes pré-mongoles en ce qui concerne
la Chine (T. BARFIELD, The perilous frontier..., op. cit.) et divers groupes turcophones
pour la région de Byzance (P. GOLDEN, « War and warfare... », art. cit.). Cette idée fut
formulée pour la première fois de manière systématique par N. N. KRADIN, « Koche-
vye... », art. cit., mais elle est énoncée déjà dans A. M. KHAZANOV, Nomads and the outside
world, op. cit.
61 - Il s’agit des Karakhanides, des Seldjoukides, des Mongols en Iran sous Hülegü
(1253-1265), des Čagataïdes en Transoxiane après 1330, etc. Les chercheurs disputent
pour savoir si les armées nomades cessent de l’être dès lors que leurs membres abandon-
nent le pastoralisme, c’est-à-dire lorsqu’ils ne nomadisent plus avec leurs troupeaux de
manière saisonnière. Il paraît inutile d’établir des catégories aussi tranchées, et l’on peut
présumer une certaine continuité dans leurs habitudes et valeurs. Les armées d’Asie
centrale tendirent à perdre leur caractéristique tribale mais pas leur nature nomade. Le
cas des Arabes, au début de la période musulmane, révèle une tendance inverse.
62 - On peut prendre l’exemple des Mongols dans l’oulous Čagh atai, qui, pendant un
quriltay tenu en 1269, décidèrent qu’ils allaient dorénavant demeurer dans les steppes
et les montagnes (M. BIRAN, « The battle... », art. cit., p. 183 ; L. V. STROEVA, « Bor’ba
kochevoy i osedloy znati v chagatayskom gosudarstve v pervoy polovine XIV v. », Pamiati
1086 akademika I. Iu. Krachkovskogo, Léningrad, 1958, pp. 206-220, ici p. 208).
NOMADES ET GUERRIERS

Mais quelle était la situation de ces régions après l’établissement de la domi-


nation nomade ? Avant la conquête, les membres de la société se partageaient les
responsabilités et les savoirs militaires. Ce n’était plus nécessairement le cas par
la suite, quand les richesses affluaient dans le système. Dès que les conquérants
avaient pénétré le monde sédentaire, il leur fallait composer avec l’héritage poli-
tique et administratif des États qu’ils avaient détruits, ou avec des traces qui en
subsistaient, s’ils avaient choisi de rejeter cet héritage 63. En Asie centrale et dans
les régions turco-iraniennes, on constate une certaine acculturation, même si celle-
ci se développait probablement à un rythme bien moins soutenu qu’on a pu le
croire. Le résultat, dans certaines contrées du moins, fut une sorte de synthèse.
Une récente étude sur les Ilkhanides d’Iran a aussi montré que l’acculturation
était un processus à double sens. Les élites iraniennes s’ajustèrent aux habitudes
mongoles au moins autant que les Mongols s’adaptèrent aux leurs, et ceux-ci pri-
rent semble-t-il une part active à la construction de l’administration iranienne
classique 64. Il paraît légitime de penser que, jusqu’au XIVe siècle, une symbiose
entre les émirs mongols et les administrateurs se soit développée et que les transi-
tions, d’un groupe à l’autre, n’aient pas été rares 65. À l’époque seldjoukide, une
culture nouvelle, turco-iranienne, commença à se faire jour dans la zone mixte,
aussi différente de celle de l’antérieure période irano-islamique que de celle, tur-
cique, des grandes steppes, avec des formes particulières d’administration et d’or-
ganisation guerrière.

Les soldats professionnels et les armées de métier

Il pouvait s’écouler longtemps avant que ne se constituât une armée distincte du


reste du corps social (comme ce fut le cas dans les anciens califats quelques généra-
tions seulement avant la conquête initiale). En Asie centrale, le point de départ

63 - Ce processus a été étudié de manière approfondie dans les États musulmans les
plus anciens et dans leurs armées : voir HUGH KENNEDY, The armies of the caliphs. Military
and society in the early Islamics state, Londres, Routledge, 2001.
64 - J. AUBIN, Émirs mongols..., op. cit. ; DAVID O. MORGAN, « Mongol or Persian: the
government of Ilkhanid Iran », Harvard middle Eastern and Islamic review, 3, 1-2, 1996,
pp. 62-76 ; et CHARLES MELVILLE, The fall of Amir Chupan and the decline of the Ilkhanate,
1327-1337: a decade of discord in Mongol Iran, Bloomington, Indiana University Press,
1999. On accepte aujourd’hui l’idée que les Ilkhans demeurèrent nomades au sens réel
du terme, c’est-à-dire que leurs pérégrinations sur des pistes choisies n’étaient pas
dictées par des considérations militaires mais par les transhumances saisonnières nor-
males. D. Morgan s’accorde avec C. Melville sur ce point (« The itineraries... », art. cit.),
et il se demande si le même constat ne peut pas être fait pour les Seldjoukides.
65 - J. AUBIN, « Le khanat... », art. cit. ; ID., « Le Quriltai... », art. cit. ; et BEATRICE F.
MANZ, « Military manpower in late Mongol and Timurid Iran », Cahiers d’Asie centrale,
3-4, 1997, « L’héritage timouride. Iran-Asie centrale-Inde, XVe-XVIIIe siècles », pp. 43-55.
Dans des études russes parmi les plus anciennes, le processus d’acculturation apparaît
comme à sens unique : les Mongols deviennent « Perses » quand ils entrent dans la zone
mixte, mais auparavant ils agissent en prédateurs face à l’économie sédentaire (voir
L. V. STROEVA, « Bor’ba... », art. cit., qui se réfère à des auteurs plus anciens). 1087
J Ü R G E N P A U L

est la « société armée », et il n’existe absolument aucune différence entre le guerrier


et le nomade de la horde tribale. Mais même dans ces régions, on trouve des
guerriers professionnels qui ne dépendent plus du pastoralisme pour assurer leur
subsistance, ou d’autres dont le revenu provient de l’économie sédentaire, voire
qui sont séparés de leur base économique et ne s’occupent plus eux-mêmes de
leurs troupeaux. Ces deux groupes cessent donc d’être nomades même si leur style
de vie est toujours le même et comporte encore des migrations saisonnières avec
le bétail. La suite personnelle du chef qui se trouve dans son campement (ordu)
et la garde rapprochée sont des cas d’école ; les autres soldats de métier servent
dans les garnisons et les forteresses et, naturellement, dans les troupes spécialisées,
tels les « lanceurs de naphte ». Cependant, les hommes de ces derniers groupes
semblent avoir été recrutés au sein des populations sédentaires 66. Pendant les
périodes troublées, où se succédaient les campagnes militaires, le contingent des
soldats de métier a très vraisemblablement, augmenté. Ils existaient sans aucun
doute à l’époque de Tamerlan, mais il semble qu’il y ait aussi eu des guerriers
professionnels dans les territoires Čagh atai avant Tamerlan 67.
Dans la zone mixte, les stratégies de guerre ont alors, peut-être à l’époque
timouride, cessé d’être entièrement fondées sur la mobilité. Les forteresses et les
fortifications acquirent une plus grande importance et, par voie de conséquence,
il devint vital de s’en emparer. Les garnisons et les soldats d’origine sédentaire
constituaient toujours une partie non négligeable de l’armée. Mais les guerriers
nomades n’en étaient pas moins présents dans les garnisons et lors des sièges 68.
Quant aux hommes de la suite personnelle du chef nomade, ils peuvent être consi-
dérés comme des guerriers « professionnels ». Ces troupes allaient du corps de
gardes relativement réduit à des groupes bien plus importants, assimilables à des
armées de métier. Les guerriers et l’« armée interne » étaient des unités constituées
de soldats professionnels, dont la taille dépendait évidemment des ressources
dont disposait le chef et de sa capacité de maintenir une forme salariale de redistri-
bution. S’agissant des Mongols, des Timourides et des Safavides, les recherches
sont bien avancées, mais les sources concernant les empires pré-gengiskhanides sont
beaucoup moins nombreuses que celles qui concernent les périodes plus tardives.
Pour ce qui est des États d’Asie centrale fondés par les Ouzbeks et les Kazakhs

66 - On manque encore d’études précises sur l’étendue de ce phénomène d’enrôlement


des populations sédentaires dans les armées nomades. Les recherches de B. F. MANZ,
« Military manpower... », art. cit., ne sont qu’un point de départ.
67 - Voir ID., The rise and rule..., op. cit., Appendice A sur les Qa’uchin (pp. 161-162).
68 - Cas de l’armée de Tamerlan, comme le montre J. AUBIN, « Comment Tamerlan pre-
nait les villes », art. cit., et ID., « Réseau pastoral et réseau caravanier. Les grand’routes
du Khorassan à l’époque mongole », Le monde iranien et l’Islam, 1, 1971, pp. 105-130.
Cette étude doit encore être poursuivie pour ce qui est des États timourides qui ont
suivi. Pour les périodes les plus tardives, voir R. MCCHESNEY, « The conquest... », art. cit.,
et RUDI MATTHEE, « Unwalled cities and restless nomads: firearms and artillery in
Safavid Iran », in C. MELVILLE (éd.), Safavid Persia. The history and politics of an Islamic
1088 society, Londres, Tauris, « Pembroke Papers-4 », 1996, pp. 389-416.
NOMADES ET GUERRIERS

(et d’autres encore) au cours des XVIe-XVIIIe siècles, le travail ne fait que commen-
cer69. Nous ne savons tout simplement pas à quel moment les soldats professionnels
apparurent après 1500, ni même s’ils sont véritablement apparus en tant qu’institution.
La création d’une armée salariée n’est vraiment envisageable que dans un
contexte sédentaire, pour suppléer la difficulté de mobiliser le paysan-soldat pour
des expéditions longues et lointaines. Encore faut-il que les ressources à distribuer
le permettent et que la victoire, et donc la promesse de butins, assure le renouvelle-
ment de la loyauté. Une armée salariée est beaucoup plus coûteuse, ou, pour être
plus précis, le coût en est réparti de manière différente. Quand il s’agit d’une
organisation fondée sur le pillage et les dotations foncières, le chef est obligé de
donner ce qu’il a gagné, que ce soit peu ou beaucoup. Dans le cas d’une armée
salariée, le dirigeant doit donner ce qu’il a promis, et il peut arriver qu’il en soit
incapable ; sa capacité de mobilisation s’en trouve contrainte. Ses armées salariées
sont nécessairement plus réduites, car aucun État pré-moderne n’a jamais eu les
moyens de rétribuer une armée de la taille de celle des Mongols, pour ne prendre
que l’exemple le plus évident 70. La mise en place d’une armée professionnelle
salariée semble ne jamais avoir été à l’ordre du jour, et l’instabilité associée au
modèle de redistribution analysée a toujours caractérisé les États fondés par les
conquérants nomades. États et empires nomades n’ont jamais créé ce qu’États et
empires sédentaires ont mis en place pendant le Moyen Âge en Asie centrale et au
Moyen-Orient (sans parler de la Chine), à savoir l’appareil coercitif par excellence
que représente une armée de métier.

Service militaire, intégration et soumission


Si l’on a souvent relaté les conquêtes nomades, il est beaucoup plus rare de s’atta-
cher à la manière dont les nomades (ou les chefs des groupes de pasteurs) se sont
assuré l’accès aux surplus agricoles en échange de services militaires, sans doute
parce que les conquêtes sont beaucoup plus spectaculaires. Pourtant, cette interac-
tion entre les États sédentaires et leurs voisins pasteurs était loin d’être exception-
nelle ; il s’agissait même là du mode de fonctionnement le plus courant.

69 - Voir R. MCCHESNEY, Waqf in central Asia..., op. cit., « The conquest... », art. cit., pour
les Ouzbeks, Istoriya Kazakhstana, op. cit., et A. K. KUSHKUMBAEV, Voennoe delo..., op. cit.,
pour les Kazakhs. Les informations concernant les Kazakhs tendent à concerner les
périodes plus tardives, pour la plupart les XVIIIe et XIXe siècles, au moment où les rapports
officiels et autres textes clés de ces auteurs russes deviennent les sources principales.
70 - La taille des armées nomades a fait l’objet de quelques débats. Voir par exemple,
dans le contexte de la bataille d’Ain Jalut : REUVEN AMITAI-PREISS, « Whither the
Ilkhanid army? Ghazan’s first campaign into Syria (1299-1300) », in N. DI COSMO (éd.),
Warfare in inner Asian..., op. cit., pp. 221-264. Voir aussi les articles de JOHN MASSON
SMITH, JR., « Mongol nomadism and Middle Eastern geography: Qishlaqs and
Tümens », in R. AMITAI PREISS et D. I. MORGAN (éds), The Mongol empire..., op. cit.,
pp. 39-56, et ID., « Nomads on ponies vs Slaves on horses », Journal of the American
oriental society, 118, 1998, pp. 54-62, sur les Mongols en Syrie. 1089
J Ü R G E N P A U L

Ces prestations, qui incluaient les services de type militaire, pouvaient être
de nature « positive-active » ou « négative-passive », autrement dit des actions ou
des renoncements à l’action. Les rétributions pouvaient prendre la forme d’impôts
ou de présents, voire prendre une forme immatérielle (succession de titres par
exemple). Les tâches que les nomades étaient susceptibles d’accomplir n’étaient
pas toujours de nature militaire. En effet, ils se voyaient souvent confier la conduite
et la garde des caravanes, ce qui démontre à quel point les tâches militaires et
civiles étaient liées. La protection des convois impliquait bien entendu que les
gardes nomades non seulement s’engageassent à ne pas attaquer la caravane, mais
aussi à la défendre contre les attaques venues de l’extérieur 71.
À l’inverse des pillages et des conquêtes, cependant, les services faisaient
l’objet d’une négociation entre les partenaires. Les termes du contrat dépendaient
largement de la relation de pouvoir qui existait entre eux. Quand les pasteurs
étaient en position de force, ils pouvaient obliger les sédentaires à acheter leurs
services même si ceux-ci n’étaient pas désirés 72. Il s’agit bien sûr d’une forme
d’extorsion, mais on rencontre ce type de transactions plus fréquemment dans
le champ des services « négatifs-passifs », c’est-à-dire dans le cas où les pasteurs
promettent de ne pas piller les régions frontalières, les caravanes et de ne pas
attaquer les routes de pèlerinage. Les services s’avéraient parfois même fictifs.
Certains groupes nomades réussissaient ainsi à obtenir des subsides de partout :
les Tatars de Crimée étaient payés par les Ottomans, leurs suzerains, mais ils
extorquaient aussi de grosses sommes en Pologne et en Russie 73.
La plupart du temps, la coopération était vue comme la meilleure manière
de gérer les risques d’agitation nomade. Les États sédentaires préféraient conclure

71 - A. KHAZANOV, Nomads and the outside world, op. cit., p. 209, sur le commerce comme
médiateur.
72 - Voir P. GOLDEN, « War and warfare... », art. cit., sur les relations des Byzantins avec
les nomades des steppes pontiques. Les nomades voulaient tous passer des traités
avec Byzance et proposaient leur appui militaire en faisant bien comprendre que cet
appui pouvait très facilement se retourner contre leur « futur » partenaire. Cependant,
les nomades ne projetaient absolument pas de conquérir Byzance. La description que
P. Golden fait des Huns et de leur attitude vis-à-vis de Byzance semble être paradig-
matique. Alternant pillages et services militaires dans les empires romain et perse,
ils exploitaient au mieux les rivalités entre Romains et Sassanides. Attila lui-même
ne cherchait pas à conquérir de territoires (ce qui aurait été de toute façon impossible
en raison de l’étroitesse de sa base écologique dans les plaines pannoniennes), mais
bien à extorquer ou prélever des « subsides » (ibid., p. 109). Voir aussi RUDI LINDNER,
« What was a nomadic tribe? », Comparative studies in society and history, 24, 1982, pp. 689-
711.
73 - Les Tatars s’intéressaient principalement aux esclaves et aux troupeaux. Voir ALAN
FISHER, « Les rapports entre l’Empire ottoman et la Crimée : l’aspect financier », Cahiers
du monde russe et soviétique, 13, 3, 1972, pp. 368-381, et « The Ottoman Crimea in the
sixteenth century », Harvard Ukrainian studies, 5, 1, 1981, pp. 135-170. L’afflux de richesses
en Crimée était essentiel dans le maintien des Khans au pouvoir : les principaux groupes
1090 tribaux auraient sinon passé leur chemin.
NOMADES ET GUERRIERS

un marché avec eux 74. Les formes de l’alliance pouvaient varier. L’empire choisis-
sait quelquefois d’intégrer les chefs pasteurs. À cette fin, il leur décernait des titres
(la Chine opta surtout pour cette solution). Il semble que l’on ait parfois voulu
signifier par l’écrit que les nomades étaient soumis à l’empire sédentaire. Dans
d’autres cas, cette soumission était suffisamment tangible. La compétition entre
deux empires voisins pouvait jouer en faveur des nomades vivant dans les zones
de contact ; ainsi pour les Kurdes et Turkmènes entre Safavides d’Iran et l’Empire
ottoman 75. L’empire allait parfois jusqu’à passer des traités d’assistance mutuelle
avec les nomades voisins. Mais ces traités pouvaient se transformer ultérieurement
en pomme de discorde, l’empire considérant le pacte comme un aveu de soumis-
sion tandis que les pasteurs pensaient qu’il s’agissait là d’un contrat temporaire et
renégociable, comme ce fut le cas lors de la fameuse « soumission des Kazakhs »
au Tsar, au XVIIIe siècle 76. Ce modèle se rapproche de celui où les nomades étaient
appelés en renfort contre des ennemis extérieurs ou intérieurs 77. La dynastie au
pouvoir dans l’État sédentaire était alors bien souvent renversée et remplacée
par un gouvernement d’origine nomade 78. Des traités visaient encore à empêcher
les nomades de pénétrer dans le territoire. Ils étaient alors engagés pour lutter
contre d’autres nomades dans les régions les plus reculées de la steppe ou du
désert 79.
Les tâches confiées aux pasteurs étaient elles aussi fort variées. D’abord, on
leur demandait de venir en aide à l’empire pour faire face aux autres pasteurs ou
pour protéger les steppes ou les déserts frontaliers. Les pasteurs pouvaient aussi
être intégrés aux armées impériales (comme ce fut le cas des Turcs dans l’armée
des Tang). Les nomades servirent de forces auxiliaires dans un grand nombre
d’armées impériales : romaines, byzantines, sassanides, ottomanes et russes. Les
Russes, aux XVIIe et XVIIIe siècles, utilisèrent les Kalmouks contre les Tatars de

74 - Voir P. GOLDEN, « War and warfare... », art. cit., p. 111 : « En général, il était moins
cher et certainement moins dangereux d’acheter les nomades [...]. Idéalement on pou-
vait soutenir un groupe et l’encourager à maîtriser les autres. »
75 - R. MURPHEY, Ottoman warfare..., op. cit.
76 - Istoriya Kazakhstana, op. cit. ; IRINA EROFEEVA, Khan Abulkhayr: Polkovodets, pravitel’,
politik, Almaty, Sanat, 1999 ; A. K. KUSHKUMBAEV, Voennoe delo..., op. cit.
77 - Quelques exemples : les Karakhanides furent appelés vers la fin du Xe siècle dans
le Mavarannahr par les chefs qui étaient débordés par les luttes entre factions. Les
Ghaznavides essayèrent d’abord d’utiliser les Seldjoukides comme forces auxiliaires,
quand ceux-ci firent leur entrée en Iran vers 1027.
78 - Les Samanides et les Ghaznavides, les premiers renversés par les Karakhanides,
vers l’an mil, les seconds défaits par les Seldjoukides en 1040, sont des exemples
typiques. Ainsi, les chefs Ashtarkhanides, dans le khanat de Boukhara, essayèrent
d’utiliser les hommes des tribus kazakhs comme auxiliaires (disponibles, puisqu’ils
fuyaient devant les Kalmouks) dans leurs luttes internes pendant les années 1720-
1730. Cette idée s’avéra désastreuse : elle contribua sans doute à la chute de la
dynastie.
79 - Les « États » vassaux des Byzantins (les Banū Gh assān) et des Sassanides (les Banū
Lahe n) sur les marges du désert sont les exemples les plus connus. 1091
J Ü R G E N P A U L

Crimée qui étaient eux-mêmes au service des Ottomans, et participèrent au siège


de Vienne en 1683, notamment 80.
La coopération entre pasteurs et empires sédentaires put aussi mener à la
formation de structures étatiques du côté des nomades, et ce, pour plusieurs rai-
sons. Tout d’abord, les richesses ainsi accumulées permettaient aux dirigeants
nomades de redistribuer des ressources qui, jusque-là, n’étaient pas disponibles,
et ce sont les chefs qui conservaient le contrôle de cet afflux de richesses. De la
même manière, dans la société pastorale, les hiérarchies internes étaient confortées
là où elles existaient déjà, et créées de toute pièce ailleurs. L’État préférait en
effet avoir affaire à des individus ou des structures responsables de l’application
du contrat afin de s’assurer de sa validité dans le temps. Et, pour ce faire, les États
nommaient des chefs dans les populations qui jusque-là n’en avaient pas éprouvé
le besoin. De telles « tribus » pouvaient se transformer en des structures plus
complexes qui se rapprochaient des structures étatiques, un phénomène suscep-
tible d’avoir d’importantes répercussions sur l’organisation politique de la société
pastorale. La prise de décision se fondait de moins en moins sur le consensus,
puisque les sédentaires intervenaient, par exemple, dans les conflits de succes-
sion 81. Ces États, que l’on appelle « vassaux », étaient très nombreux dans la steppe
et les déserts frontaliers de nombreux empires. En dépit de leur statut, ils étaient
parfois en mesure de mener des politiques très indépendantes, ce qui inquiétait
grandement leurs « suzerains ».

Dans la majeure partie des cas, quand on parle d’États nomades (pris au sens
large, comme on l’a fait ici), il faut supposer une interaction entre les économies
sédentaires et nomades, que ce soit à l’intérieur des empires ou non, les écono-
mies sédentaires fournissant l’essentiel des surplus nécessaires à la création des
structures étatiques (et selon des interactions souvent asymétriques). Chez les
nomades comme chez les sédentaires, État et institutions militaires sont étroite-
ment liés. La présence d’un État semble être corrélée au niveau de mobilisation
de la « société en armes », mais dépend bien plus encore des formes de contrôle
qu’un dirigeant potentiel peut exercer sur la horde tribale grâce à sa suite, sa troupe
de guerriers. Le pouvoir, dans de tels États, est bien entendu réparti de manière
inégale. Le prélèvement de richesses sous forme de subsides semble offrir de
grandes possibilités au dirigeant central, et de tels États paraissent être mieux
préparés à éviter le chaos et la dissolution qui succèdent souvent à la mort des
fondateurs charismatiques.

80 - L. J. D. COLLINS, « Military organization... », art. cit ; A. FISHER, « Rapports... »,


art. cit. ; ID., « The Ottoman Crimea... », art. cit.
81 - MICHAEL KHODARKOVSKI, « The virtues of ambiguity: succession among the
Kalmyks in the seventeenth and eighteenth centuries », in D. SCHORKOWITZ (dir.), Eth-
nohistorische Wege und Lehrjahre eines Philosophen. Festschrift für Lawrence Krader zum 75.
1092 Geburtstag, Francfort, Lang, 1995, pp. 209-221.
NOMADES ET GUERRIERS

Les États et les armées nomades ont été modifiés en profondeur du fait de
leurs fréquentes interactions avec le monde sédentaire. Certaines de ces « sociétés
armées » se dotèrent peu à peu d’organisations plus spécialisées de guerriers, quand
elles n’étaient pas tout simplement remplacées par celles-ci. Pourtant, les nomades
de la grande steppe qui venaient à résider quelque temps dans ce qu’on appelle
la zone mixte ou dans des régions complètement sédentaires ne différaient pas
beaucoup des nomades qui commencèrent leur « carrière politique » dans la zone
mixte. Car les structures militaires et politiques dépendent avant tout des méca-
nismes de redistribution qui prévalent dans chaque groupe nomade. C’est en envi-
sageant cette question que l’on peut s’attendre à trouver les différences les plus
tangibles entre la grande steppe et les zones mixtes, puisque des formes plus élabo-
rées de redistribution sont très courantes dans celles-ci. Certains processus de
transition aboutissent à l’adoption de modèles complètement sédentaires : les
armées de métier et leur contrepartie civile, la bureaucratie fiscale professionnelle,
tandis que, pour les États nomades qui périclitent dès la mort de leur chef militaire
ou après leur première grande défaite, ces transformations sont toujours avortées.

Jürgen Paul
Universität Halle

Traduit par Émilie Souyri

1093

You might also like