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M. Michel SANTACROCE
_________
GRAMMAIRE, LINGUISTIQUE
ET DIDACTIQUE DU FRANÇAIS LANGUE ÉTRANGÈRE
____________________________________________________________________________________________________________
___________
VOLUME 1
_________________
Horace 65-8 av. J.-C. (Quintus Horatius Flaccus) - extrait de l’Art poétique, 78
1
Les grammairiens en discutent et le procès est encore devant le juge.
iii
A mon épouse Lise et à mes filles Soffia, Léia et Elora ainsi qu’à
mes parents.
iv
SOMMAIRE
Première partie
Remerciements ....................................................................................................... 3
Avant Propos............................................................................................................ 5
1
Chapitre V. Grammaire: normes et usages ................................................................... 53
1. Cercles vicieux ................................................................................................... 53
2. Jugement grammatical et jugement de valeur .................................................. 54
3. Système de la norme ......................................................................................... 54
4. Normes et usages .............................................................................................. 57
5. Normes et surnormes......................................................................................... 65
Chapitre VI. Les grands courants grammaticaux : bref rappel historique................ 69
1. Les grammairiens grecs et les « parties du discours » .................................... 70
2. Les grammairiens latins ..................................................................................... 73
3. Les grammairiens de Moyen Âge en Europe .................................................... 75
4. Les grammaires de la Renaissance .................................................................. 76
5. Les XVIIe et XVIIIe siècles................................................................................. 77
6. Les XVIIIe et XIXe siècles.................................................................................. 80
Chapitre VII. Les grands courants linguistiques ......................................................... 83
1. Le structuralisme européen ............................................................................... 83
2. Le Structuralisme américain ............................................................................ 105
3. La grammaire générative et transformationnelle............................................. 116
4. Les Linguistiques de l’énonciation ................................................................... 127
Chapitre VIII. Les approches pragmatiques................................................................ 163
1. Pragmatique et philosophie du langage .......................................................... 163
2. Une ou des Pragmatiques ? ............................................................................ 167
3. Pragmatique et Sciences du Langage............................................................. 171
4. La Pragmatique linguistique............................................................................. 183
5. Conclusions ...................................................................................................... 203
Chapitre IX. Éléments en vue d’une transition annoncée ......................................... 206
1. Les modèles en linguistique............................................................................. 208
2. Options métathéoriques et orientations........................................................... 220
3. Conclusions partielles ...................................................................................... 227
2
REMERCIEMENTS
3
honora de son amitié et de ses très judicieuses critiques1, Mr. B.
Grossenbacher ami de longue date, enseignant de français langue étrangère
à La Chaux-de-Fonds (Suisse) auteur d’un récent ouvrage pédagogique
remarquable2, Marc et Mireille Seassau ainsi que Catherine Terrier qui nous
ont assisté informatiquement et moralement. Que soient également
remerciés J.Cosnier pour ses recommandations, J.-M. Adam, Professeur de
Littérature Française à l’Université de Lausanne (Suisse) pour ses
encouragements de la première heure, ainsi que tous les membres du
Groupe de Recherches Aixois « Reformulation » auquel nous avons participé
de 1990 à 1993, à savoir : M. Monte, Y. Touchard, D. Véronique et R.Vion
pour leur sympathie sans faille et leurs encouragements.
1
CAMPORA (G.) 1995. La tête dans les livres. Marseille: Coll. « LecRIture » (analyse critique des
grammaires scolaires).
CAMPORA (G.) 1996. G = CM2. Marseille ; Coll. « LecRIture » (Expérience pédagogique menée
auprès d’élèves de CM2 tout au long de l’année scolaire 95-96).
2
GROSSENBACHER (B.) 1996. La base de données informatiques comme auxiliaire de
l’enseignement et de l’apprentissage d’une langue seconde. Neuchâtel: Publ. du cercle.
4
AVANT-PROPOS
1. IL Y A GRAMMAIRE ET GRAMMAIRE
1
CHARAUDEAU (P.) 1992. Grammaire du sens et de l’expression. Paris: Hachette. [Extrait de
l’avant-propos de P. Charaudeau, pp. 3.]
5
Ces diverses remarques ont l’avantage de mettre en évidence la plupart des
points que nous exposerons et discuterons plus en détail tout au long de ce
travail.
On notera tout d’abord les légitimes méfiances vis à vis d’une pensée
grammaticale unique, on ne décrit plus un objet-grammaire, on le construit,
c’est le point de vue qui fait l’objet, la visée théorique qui détermine la
description des faits. Curieuse conséquence de ce truisme, le
phénoménologique, l’ordre « naturel des faits », ou d’une certaine manière le
Réel n’est plus accessible. Cette coupure, c’est celle de la langue même que
nous sommes et à laquelle nous participons, tout aussi curieusement elle
rapproche plutôt qu’elle n’éloigne les acteurs principaux impliqués à différents
niveaux (ou plans) dans les processus d’acquisition/apprentissage d’une
langue en milieu institutionnel: l’apprenant, l’enseignant, le chercheur. Que
cette pensée grammaticale soit différente d’un acteur à l’autre implique
également que nous possédons tous une « pensée grammaticale » que l’on
peut percevoir dans un premier temps comme une distanciation, ce en quoi
nous rejoindrions Jackobson R. (1963, p. 204)1 pour qui l’activité
métalinguistique est inhérente à l’activité linguistique ou encore dans une
perspective génétique, Chomsky N. (1969, 1979)2, qui s’est attaché à mettre
en évidence une prédisposition innée à la faculté de langage, sorte de pre-
grammaticalisation de l’espèce qui se réalise ensuite dans des grammaires
particulières à la fois collective (la grammaire d’une communauté particulière)
et individuelle (les réalisations grammaticales d’un individu particulier au sein
d’une communauté linguistique particulière). On peut imaginer assez
aisément que les processus qui contribuent à la constitution d’une « pensée
grammaticale » (le terme de « pensée » est pris au sens ici de système(s) de
représentations) sont identiques, mais que les données (data) sont
différentes selon le degré de spécialisation, ce qui serait une hypothèse
Piagetienne3 étayée par de nombreuses études cognitivistes et notamment
connexionnistes consacrées aux modalités de l’élaboration des
connaissances.
1
JAKOBSON (R.) 1963. Essais de linguistique générale-1. les fondations du langage. Paris:
Minuit.
2
CHOMSKY (N.) 1970. Le Langage et la pensée. Paris: Payot.
PIAGET (J.) & CHOMSKY (N.) 1979. Théories du Langage – Théories de l’apprentissage. Paris:
Seuil, Coll. « Points – Essais ».
3
PIAGET (J.) dir., 1967. « Logique et connaissance scientifique ». in: Encyclopédie de la Pléiade.
Paris: Gallimard.
6
1.2. UNE RE-PRÉSENTATION RE-PRÉSENTE
L’idée très simple de départ, est qu’une représentation est déjà une
élaboration mentale active, informée par des élaborations préalables
résidentes (d’où l’intérêt de la notion d’interférence), ayant subi un
cheminement cognitif spécifique (traitement de l’information, inférences),
repérable a posteriori grâce aux indices de production (qu’il s’agisse d’un
discours théorique sur…, d’un discours didactique ou pédagogique sur la
théorie, ou d’un discours « naturel », on ne quitte pas pour autant l’univers
discursif. « Les objets du monde » étant aussi peu « réels » que les objets du
métadiscours). Ces représentations soumises à des variations historiques,
sociales et culturelles ne peuvent construire que des « objets-grammaire »
partiels, fragmentés, atomisés (traitement linéaire de données non-linéaires)
et qui se prêtent mal à une évaluation hormis dans le cadre qu’on leur
assigne. C’est pourquoi, nous tenterons d’introduire le terme de Grammaire
transitionnelle, reprenant à Winnicott (D.-W.) le terme de transitionnel (cf :
l’objet transitionnel)1 tout d’abord car il s’agit de « quelque chose » pour
« autre chose »2, enfin parce que l’imperfection inévitable de l’objet construit
(il n’est jamais ce qu’il doit être par définition) le rend hautement variable
dans les formes mais invariant en tant que processus de construction /
déconstruction / reconstruction. Pris en tant que processus, nous
soutiendrons l’idée que ce phénomène de (re)construction permanente, dans
le cadre de notre étude, s’applique de manière analogue à l’apprenant, à
l’enseignant de langue et au linguiste. Par ailleurs cette analogie, loin d’être
un frein pour la recherche, l’enseignement ou l’apprentissage permet des
interactions heureuses et salutaires pour les uns comme pour les autres.
1
WINNICOTT (Donald W.) 1973. L’Enfant et sa famille. Paris: Payot [trad. A. Stronck-Robert].
WINNICOTT (Donald W.) 1975. Jeu et réalité. Paris: Gallimard [trad. C. Monod et J.-B. Pontalis].
2
Chez Winnicott, la peluche de l’enfant, la tétine, le petit bout de tissu cher à l’enfant ou tout autre
objet destiné à être « la mère » sans « être la mère ». L’objet transitionnel serait toujours présent,
la vie d’adulte étant en quelque sorte l’histoire du glissement d’un objet de substitution à un autre :
activités familiales, sociales, culturelles, artistiques, scientifiques ne seraient de ce point de vue que
la construction de l’illusion « parfaite » : la présence de la mère.
7
apparente des approches ainsi que certaines constantes méthodologiques.
Ce qui importe somme toute dans la démarche que nous souhaitons adopter
n’est pas qu’une description soit meilleure qu’une autre, mais plutôt qu’à tel
moment d’enseignement/apprentissage de la langue une description soit
perçue par les acteurs présents comme étant meilleure qu’une autre, ce qui
n’est pas tout à fait la même chose. La conformité ou la non conformité d’une
élaboration conceptuelle innovante aux différents courants linguistiques n’est
qu’une des questions qui peut effectivement se poser sans entraîner pour
autant une adhésion doctrinale. Ce qui n’enlève en rien l’intérêt que l’on peut
porter à ce qu’on appellera l’actualité grammaticale tout en laissant une
longueur d’avance sur les représentations que l’on peut avoir d’une langue en
action (attestée dans le corpus), dans des contextes particuliers (la classe de
langue) avec des acteurs spécifiques que sont les apprenants et l’enseignant
de langue.
1
On pourra ainsi le cas échéant, nous faire remarquer que nous essayons de substituer une
méthodologie de référence à une grammaire de référence. Ce à quoi on peut répliquer qu’UNE
grammaire de référence, fait appel à UNE méthodologie qui permet UN travail descriptif et UNE
interprétation plus ou moins globale des phénomènes pris en compte (Les autres phénomènes
entrant selon les auteurs dans la catégorie des « exceptions » (chez Grevisse par exemple) ou dans
8
construction de micro-grammaires transitionnelles, transitoires, pragmatiques,
aux terminologies chatoyantes et changeantes, et visant simplement à rendre
compte d’un événement « grammatical » tel qu’il peut se présenter dans les
circonstances particulières du cours de langue. Il ne s’agit ni de transformer
l’enseignant de langue en linguiste confirmé, ni de sous-estimer l’intérêt des
approches plus spécialisées mais de promouvoir seulement plus de
souplesse dans un champ disciplinaire mal délimité et qui souffre d’un
regrettable enfermement théorique et méthodologique. La conscience de la
diversité des analyses possibles (diversité que l’on mettra en évidence par
l’histoire des grands courants grammaticaux et linguistiques) est le vecteur
essentiel d’une plus grande liberté dans l’enseignement en général et dans
l’enseignement grammatical en particulier. La diversité ne garantit pas une
vérité sans doute impossible sur la langue, mais permet, quand elle est prise
en compte, une saine relativisation des résultats que l’on obtient.
une perspective plus souple, dans celle des « petits monstres » (Blanche-Benveniste C. 1991). Un
développement méthodologique élargi (ie. conciliant approches syntaxiques, sémantiques,
énonciatives, pragmatiques …) ne permet pas de prédire a priori les descriptions, conceptualisations
et interprétations car la matière discursive à décrire, à conceptualiser et à interpréter s’avère être en
contexte souvent atypique. C’est dans cet « espace transitionnel » (terme également issu des travaux
de Winnicott) que peut prendre place « une grammaire transitionnelle »
9
l’idée de progression grammaticale et sur l’idée que l’on peut se faire du rôle
effectif de l’enseignant dans la classe de langue. L’idée de P. Chareaudeau,
exposée tantôt, selon laquelle l'enseignement de la langue s'est orienté soit
vers l'étude des textes, soit vers la grammaire morphologique de
l'orthographe et de la conjugaison par peur d’une diversité descriptive et
théorique ne nous semble qu’en partie justifiée, notamment dans le cadre de
l’enseignement F.L.M., il semble plutôt que le degré de perméabilité des
institutions concernées est inversement proportionnel à la « taille » de ces
institutions et qu’une certaine tradition grammaticale mêlant rhétorique
classique et grammaire raisonnée s’est perpétrée jusqu’à nos jours par une
rigidité institutionnelle liée à l’ampleur des tâches assignées à l’enseignement
ainsi qu’à la nécessité de toucher une population extrêmement large. L’idée
d’ailleurs n’est plus totalement exacte, au sens où, ces dix dernières années,
on assiste à un renouvellement notable de l’enseignement du F.L.M. La
question de l’enseignement F.L.E. se pose un peu différemment car des
politiques linguistiques (le français fondamental, le niveau seuil) ont induit des
pratiques d’enseignements plus proches des principaux courants
linguistiques du moment et les structures institutionnelles mises en place, de
taille plus modeste ont permis des réflexions, des aménagements, des
intégrations plus rapides des savoirs nouvellement constitués. Enfin, il est
sans doute trop simpliste, trop schématique de considérer que « la langue est
le seul moyen dont nous disposions pour nous reconnaître (et être reconnu)
comme appartenant à un groupe social. La langue est le garant de notre
identité collective (…) », une telle remarque fait l’impasse sur la diversité des
systèmes sémiotiques qui assurent une effective cohésion sociale, la langue
n’étant qu’un des vecteurs de cette « identité collective ». Il faut peut être
reconnaître ici une particularité de l’enseignement F.L.E. qui très tôt s’est
interrogé sur une sémiotique élargie de la culture française, intégrant bien
évidemment la langue mais également nombre de comportements culturels
non spécifiquement langagiers (en diachronie et en synchronie).
3. PROPOSITIONS
Notre souhait, que l’on peut inscrire comme une tentative de réflexion
sur la didactique du F.L.E. et plus particulièrement sur la didactique de la
grammaire du F.L.E., n’est pas de proposer recettes ou conseils, ni de fournir
un parcours unique dont il nous faudrait expliciter et démontrer les avantages
particuliers. Il s’agit tout d'abord de critiquer à titre d’exemples quelques lieux
de l'enseignement grammatical F.L.E.1 et de montrer que les possibilités de
traitements de situations grammaticales sont plus importantes qu’on serait
1
Nous serons tenté quelquefois de critiquer conjointement des séquences grammaticales en F.L.E.
et F.L.M.
10
tenté de le croire de prime abord, même si aucune démarche ne peut
véritablement garantir la validité permanente des résultats obtenus. Ce
relativisme est lié au paradoxe premier que nous avons déjà évoqué, à savoir
que le réel de la langue se dérobe sans cesse, tout au plus pourrions-nous
parler « d’effets de réel », sorte de saturation conceptuelle momentanée et
éphémère. Notons également que le souci d'établir des étapes d'explicitation
grammaticales collectives (micro-grammaires transitionnelles) ne doit pas
faire oublier les nombreuses périodes où les mécanismes grammaticaux
peuvent rester parfaitement implicites, une éventuelle conceptualisation
n'étant justifiée ni par une demande explicite des apprenants, ni par un
besoin spécifique des apprenants que l'enseignant aurait pu identifier et qui
pourrait l'inciter à privilégier des situations d'explicitations grammaticales.
11
cognitif, affectif qui attribue une forme particulière aux phénomènes observés.
Un corpus ainsi conçu ne peut jamais être une collection de faits « bruts » qui
préexisteraient1 à celui qui produit et qui analyse. Dès lors on ne voit pas bien
ni comment ni pourquoi, il faudrait opposer systématiquement linguistiques
modélisatrices et études empiriques de données attestées. Si aux dires de
Sampson G. (1994, p.180)2 : « la linguistique de corpus prend le langage
comme elle le trouve. », on voit mal en quoi cela permettrait d’affirmer qu’une
linguistique de corpus prend le langage comme il est. Le rejet de principe,
formulé par N. Chomsky dès 19573, du recours aux corpus au profit de
l’appel à l’intuition du locuteur a sans aucun doute marqué les quarante
dernières années de la linguistique ainsi que le font remarquer Habert (B.),
Nazarenko (A.) et Salem (A.) (1997, p. 8)4 et si l’on peut se pencher à loisir
sur les mutations des modèles Chomskyens, tout en constatant que les
linguistiques « de corpus » ou « sur corpus » (Corpus Linguistics ) se sont
parallèlement développées, on peut tout autant concevoir que dans les deux
cas il y a modèle préalable plus ou moins explicité, traitement des données,
hypothèses, confrontations aux réalisations « effectives » (Aarts: 1990)5 dans
un cas, aux réalisations « possibles » dans l’autre cas (intuition du locuteur,
jugement de grammaticalité) qui ne sont jamais que le corpus implicite de
référence du locuteur. C’est pourquoi, en accord avec J.-C Milner (1989 : 55) 6
nous préférons considérer que « l’activité grammaticale ne consiste pas à
enregistrer les données de la langue; elle consiste à émettre sur ces données
un jugement différentiel » c’est à dire à isoler « l’impossible de la langue »
(ibid.). Dans le champ didactique particulier que nous nous sommes assigné,
l’ensemble des formulations discursives émises par les différents acteurs
d’un cours de langue constitue un corpus. Ce corpus est limité à défaut d’être
délimité notamment parce qu’il est soumis aux contraintes chronologiques
des acteurs en présence et à de nombreuses limitations externes et internes.
Ce corpus est fragmentable, segmentable, analysable. Lorsqu’un besoin
grammatical a pu être identifié dans le groupe apprenants-enseignant, se
définit ce qu’on appellera un espace transitionnel (qui n’est autre qu’un
corpus réorienté) dans lequel peuvent s’élaborer ou se re-élaborer
explicitement des représentations résidentes ou semi-résidentes. Le
traitement des données dans cette interaction spécifique consiste alors non
1
En réalité, une telle relation de préexistence est envisageable d’une certaine façon mais reste du
domaine de ce que J.-C Milner qualifierait de « l’impossible de la langue ».
2
SAMPSON (G.) 1994. « Susanne : a domesday book of english grammar ». in: OOSDIJK (N.),
DE HAAN (P.) (eds) 1994. Corpus Based Research into Langage. Amsterdam: Rodopi.
3
CHOMSKY (N.) 1957. Syntactic Structures. La Haye: Mouton & Co. [trad. fr. 1969. Structures
Syntaxiques. Paris: Seuil].
4
HABERT (B.), NAZARENKO (A.) & SALEM (A.) 1997. Les Linguistiques de Corpus. Paris:
Armand Colin ; Coll. « U Linguistique ».
5
AARTS (J.) 1990. « Corpus Linguistics : An Appraisal ». in: HAMESSE (J.), ZAMPOLLI (A.)
(eds) 1990. Computers in Literary and Linguistics research. Paris-Genève: Champion-Slatkine.
6
MILNER (J.-C.) 1989. Introduction à une Science du Langage. Paris: Seuil.
12
pas à aboutir à une « nouvelle représentation » stabilisée mais à « saturer »
ponctuellement les processus de représentation, l’étape transitoire de
saturation se comprend alors comme une co-construction d'un module
transitionnel (ou micro-grammaire transitoire) destiné à un perpétuel
« devenir » grammatical qui échappe aux acteurs mêmes qui sont en train de
le construire.
1
PY (B.) 1980. « Quelques réflexions sur la notion d’interlangue ». in: Travaux Neuchâtelois de
Linguistique, 1.
2
On pourrait ainsi évaluer le devenir d’une construction conceptuelle en terme de félicité vs
infélicité selon sa portée et sa possible intégration à de nouveaux modules transitionnels.
13
4. PLAN DE TRAVAIL ET PERSPECTIVES
1
Nous avons ainsi centré notre présentation sur les concepts et théories qui ont eu ou qui ont encore
une certaine pertinence dans les pratiques grammaticales « dominantes » en français langue
étrangère. A ce titre, il ne nous a pas semblé utile de développer de manière exhaustive les modèles
chomskyens dont l’influence reste marginale en F.L.E.. En revanche, le chapitre VIII, consacré aux
approches pragmatiques, se devait d’être plus détaillé afin de mieux indiquer un tournant qui a
durablement affecté l’enseignement des langues étrangères ou secondes.
14
manière plus radicale, ce que pourrait être une grammaire transitionnelle en
classe de langue, à savoir une approche grammaticale souple et flexible, à la
fois inductive et déductive, capable de « récupérer » ou de générer
opérations et concepts sans jamais aboutir à une hypothétique « vérité » sur
la langue, c’est à dire repoussant sans cesse d’une certaine manière ses
propres conclusions ponctuelles. Nos « propositions pour une grammaire
transitionnelle » s’inscrivent ainsi à mi-chemin d’un empirisme tâtonnant
(notions d’inspiration, de félicité/infélicité des élaborations factuelles) et d’une
démarche d’une certaine manière résolument scientifique, c’est à dire
condamnée à une double malédiction : chercher ce qu’elle trouve, trouver ce
qu’elle cherche.
15
Première
Partie
16
CHAPITRE
I
DE LA GRAMMAIRE À LA LINGUISTIQUE:
APERÇUS HISTORIQUES
17
extension grammaire de la musique ou grammaire de la peinture. Par
ailleurs, si elle inclut quelquefois suivant ainsi la tradition, morphologie,
syntaxe et sémantique, d’autres fois elle exclut les aspects sémantiques ou
au contraire s’accapare une partie des préoccupations énonciatives et
pragmatiques. Elle sera distributionnelle ou encore transformationnelle,
simplement générative ou générative et transformationnelle. Elle visera à
l’exhaustivité dans des grammaires générales de telle ou telle langue ou
s’attachera à des domaines plus délimités. Elle sera thématique, notionnelle
(les grammaires onomasiologiques) ou encore s’intégrera dans une
grammaire des catégories. Elle définira enfin des méthodologies quelquefois
complexes, des concepts opératoires plus ou moins riches et divers et se
donnera des objectifs variés selon le « public » auquel elle s’adresse. De ce
fatras, de cette diversité volontairement entretenue ici, on retiendra que la
notion de grammaire est complexe, mouvante, variable, et ce contrairement
au sens commun qui imagine, comme d’ailleurs bon nombre d’enseignants
de langue, que la grammaire d’une langue n’est qu’une fidèle description de
règles strictes que l’on doit connaître et appliquer.
1. GRAMMAIRES: GÉNÉRALITÉS
11
Claude Favre Vaugelas, baron de Pérouges (1585-1650) grammairien français de L’Académie
Française.
2
Nous rajoutons « longtemps », pensant que la situation de l’enseignement F.L.M. ayant évolué,
cette remarque a largement perdu de sa pertinence initiale.
20
2. GRAMMAIRES ET LINGUISTIQUES:
LES POINTS DE DIVERGENCE
La linguistique, étude du langage à travers l’étude des langues
naturelles est une discipline beaucoup plus récente. Le terme de linguistique
apparaît dans le courant du XIXe (1826 d’après les lexicographes1) et naît
dans un domaine (étude des langues) qui était traditionnellement celui de la
grammaire. Dès lors, on peut se demander ce qui oppose et différencie
linguistique et grammaire.
1
Linguistique est présenté comme un dérivé de Linguiste (terme attesté au XVIIe puis repris à
partir de 1823). Il aurait été introduit en français à partir de l’allemand Linguistik (terme utilisé en
Allemagne pour opposer à la grammaire philosophique l’étude comparée d’un grand nombre de
langues visant à établir leur filiation. (Grand Dictionnaire de la Langue Française).
2
SAUSSURE (F. DE) 1916. Cours de Linguistique Générale. Edition critique préparée par
TULLIO DE MAURO. Paris: Payot. (éd.1972, pp. 33).
21
propositions qui permettent de décrire et d’expliquer les phénomènes, de les
prédire, d’en découvrir de nouveaux et ne mérite le terme de « scientifique »
que si elle satisfait à certains critères que l’on peut énoncer de la façon
suivante:
- Absence de contradictions internes (condition nécessaire mais pas
suffisante car une théorie peut être cohérente mais fausse).
- Une théorie doit être capable de constructions abstraites pour intégrer,
expliquer, prédire les faits envisagés.
- Les constructions abstraites de la théorie doivent être testables, en d’autres
termes, on doit pouvoir (1) déduire à partir d’elles des propositions
confirmables / falsifiables; (2) être en mesure d’organiser des expériences
(tests) qui donneront des résultats négatifs si la théorie est fausse.
3. GRAMMAIRES ET LINGUISTIQUES:
LES POINTS DE CONVERGENCE
On peut également prétendre à la suite de Milner J.-C. (1995)2 que la
grammaire a très tôt affronté la question de son statut de science. En effet,
même quand elle entend se borner à des fins essentiellement pratiques, elle
souhaite présenter des règles claires et efficaces (ce qu’on appelle
traditionnellement la doctrine) . Pour ce faire, il lui est toujours apparu qu’elle
avait intérêt à se présenter comme une théorie, la plus rigoureuse et la plus
exhaustive qui soit. C’est pourquoi il n’y a pas de séparation de nature, dans
la tradition grammaticale, entre la grammaire pratique et la grammaire
théorique: chacune éclaire et appuie l’autre, même s’il est vrai que les
1
La remarque suivante de Galisson (R.) & Coste (D.) va dans ce sens : « La linguistique s’est
longtemps affirmée en s’opposant à la grammaire traditionnelle, le dictionnaire reflète encore cet
état de fait, désormais en partie dépassé (...) » [Nous soulignons]. Extrait de GALISSON (R.) &
COSTE (D.) 1976 : Dictionnaire de didactique des langues. Paris: Hachette (Préface, p. 2).
2
MILNER (J.-C.) 1995 : “Grammaire” in : Encyclopédie Universalis. Paris (Vol 10-603b).
22
ouvrages qui illustrent l’une ou l’autre peuvent être très différents de style et
de présentation.
1
MILNER (J.-C.) 1989. Introduction à une science du langage. Paris: Seuil.
23
au terme grammaire , il désignait un discours à la fois trop marqué par les
nécessités matérielles de l’enseignement (lesquelles entraînent notamment le
style prescriptif, incompatible avec la neutralité d’une science d’observation)
et encombré de préjugés issus de modèles théoriques dépassés
(notamment, la logique aristotélicienne ou pseudo-aristotélicienne). Dès lors,
il n’avait plus qu’à disparaître. Le fait qu’une activité grammaticale autonome
subsistait malgré tout ne pouvait être attribué qu’au conservatisme des sujets
parlants et à des lourdeurs institutionnelles. Cette doctrine a été contredite
par les faits: d’une part, l’activité grammaticale autonome a continué (et
continue encore, avec il est vrai, des finalités différentes) ; d’autre part et
surtout, il est apparu que, par rapport à cette activité autonome, la
linguistique structurale était loin de se révéler toujours supérieure, notamment
en syntaxe où les constructions théoriques ont été incapables de saisir, sans
perte d’information, la masse de propositions empiriques construite par les
grammaires autonomes; même d’un point de vue théorique, certaines notions
appartenant aux grammaires autonomes se sont montrées plus adéquates,
quoique informelles et imprécises, que les concepts, plus rigoureux, de la
linguistique structurale.
1
AUROUX (S.) 1994. La grammatisation. Bruxelles: Mardaga.
2
Qu’il s’agisse de l’attribution d’une catégorie à un segment de langue donné ou qu’il s’agisse de
l’attribution d’un prédicat différentiel de type correct/incorrect.
25
langue / parole, compétence / performance, etc. Réciproquement, ces
distinctions n’ont pour fonction que de donner un fondement à l’existence,
pourtant fort ancienne, du raisonnement en termes d’exemples.
26
CHAPITRE
II
INDICATIONS LEXICOGRAPHIQUES
ET AMBIGUÏTÉS
1
FLAUX (N.) 1993. La Grammaire. Paris: P.U.F. ; Coll. « Que sais-je ? » (pp. 8-11).
2
ARNAUD (A.) & LANCELOT (C.) 1969. Grammaire générale et raisonnée. Paris: Paulet. [1ère
publ. 1660].
3
Formule que reprend sans changement l’édition de la Grammaire de l’Académie de 1932.
27
Furetière1 (1690) précisait: « Art qui enseigne à bien décliner et conjuguer, à
construire et à bien orthographier les noms et les verbes et les autres parties
de l'oraison », en d’autres termes les “classes de mots”. C'est cette même
définition que reprend encore le Littré (Dictionnaire de la langue française,
1863) : « Art d'exprimer ses pensées par la parole ou par l'écriture d'une
manière conforme aux règles établies par le bon usage », et un siècle plus
tard Le Grand Robert (Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue
française désormais GR ): « Ensemble de règles à suivre pour parler et écrire
correctement une langue. » Tel est, selon les auteurs de ce dictionnaire, le
sens du mot grammaire « jusqu'au XIXe et de nos jours dans le langage
courant ». Toutefois, en dépit des apparences, ces définitions ne forment
guère un ensemble homogène: « l'art de parler » n'est pas forcément l'art de
bien parler. On notera que si le Littré rattache explicitement la grammaire au
bon usage, la définition du GR n'y fait aucune allusion. Quant à la formule du
Dictionnaire de l'Académie, elle n'est pas dépourvue d'ambiguïté, tout comme
celle de Furetière car bien décliner, bien conjuguer peut signifier seulement «
respecter les règles de déclinaison, conjugaison, etc. », règles qui englobent
et débordent celles qui caractérisent le bon usage. À moins que la notion
même de bon usage ne soit équivoque: ou bien elle correspond à un sous-
ensemble de règles caractérisant une certaine façon de parler, ou bien elle
se confond avec l'ensemble des règles sous-jacentes à une langue. Bref, la
définition de la grammaire comme art de (bien) parler peut s'interpréter de
deux façons: « connaissance des règles de la langue » ou « connaissance
des règles du bon usage ». La formule de la Grammaire de Port-Royal recèle
une autre ambiguïté: grammaire y désigne à la fois les principes ou règles qui
permettent au sujet parlant de s'exprimer, « I'art de parler » c'est la capacité
que nous avons de communiquer par des signes vocaux transcrits par
l'écriture mais c'est aussi l'étude de cette capacité2 ou , si l'on préfère, l'étude
des principes qui la fondent, en d’autres termes l'étude des règles qui sous-
tendent le fonctionnement d'une langue. De plus, il convient de souligner que,
comme Furetière, et comme probablement les auteurs de la première édition
du Dictionnaire de l'Académie, Arnauld et Lancelot utilisent le mot art au sens
de « technique » ou de « discipline » sans y associer aucune idée
d'éloquence ou d'habileté rhétorique.
1
FURETIERE (A.) 1690 : Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français.
Rééd. La Haye 1727, Republication G. Olms, 1972. [à la fin de 1684, il manifesta son intention de
publier son propre dictionnaire, rival de celui de l’Académie, qu’il jugeait incomplet, le
Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes et
les termes de toutes les sciences et des arts , sur lequel il avait travaillé pendant quelque quarante
ans. Il fut exclu de l’Académie, et, bien que le roi Louis XIV eût fait de son mieux pour le protéger
- il lui avait d’ailleurs accordé un privilège royal pour son dictionnaire, Furetière passe désormais le
plus clair de sa vie en polémiques avec ses anciens collègues. Son grand Dictionnaire, qui devait
bientôt être reconnu comme plus complet et bien plus utile que celui de l’Académie, fut imprimé
une première fois en Hollande, en trois volumes (1690).]
2
Le titre de l'ouvrage est de point de vue révélateur: Grammaire générale et raisonnée.
28
2. ÉTABLIR LES RÈGLES DU BON USAGE
« Mon dessein n'est pas de réformer notre langue, ni d'abolir des mots, ni d'en faire, mais
seulement de montrer le bon usage de ceux qui sont faits, et s'il est douteux et inconnu de
l'éclaircir et de le faire connaître » (Paris, Champ libre, 1981, p. 9).
1
VAUGELAS CLAUDE FAVRE (seigneur de) (1585-1650). Ses Remarques sur la langue
française, sont publiées en 1647. On ne peut dire que cet ouvrage constitue à proprement parler une
grammaire; il s’agit plutôt d’une suite, assez libre, de remarques s’adressant aux « honnêtes gens ».
L’auteur ne cherche pas tant à décrire ou à expliquer qu’à indiquer le bon usage, « la façon de parler
de la plus saine partie de la Cour.» On peut considérer l’attitude de Vaugelas comme
essentiellement normative: il dit le droit en fait de langage, il précise les frontières du goût.
L’élégance de son travail, l’aisance polie de son discours ne sauraient masquer les insuffisances
théoriques profondes des Remarques, œuvre d’honnête homme plutôt que de savant.
29
• Quand la diphtongue oi doit être prononcée, comme elle est écrite ou
bien en ai.
• Règle nouvelle et infaillible pour savoir quand il faut répéter les articles
ou les prépositions tant devant les noms que devant les verbes.
• De l'usage et de la situation de ces mots: Monseigneur, Monsieur,
Madame, Mademoiselle et autres semblables, dans une lettre ou dans
un discours.
• Si en écrivant on peut mêler vous avec votre Majesté ou votre
Eminence ou votre Altesse et autres semblables.
1
BEAUZÉE NICOLAS (1717-1789). Né à Verdun, Beauzée s’attache d’abord aux sciences et aux
mathématiques avant de s’intéresser à la grammaire. Lorsque Dumarsais meurt en 1756, Beauzée
lui succède à la rédaction des articles de grammaire de l’Encyclopédie . Il publie en 1767 sa
Grammaire générale ou Exposition raisonnée des éléments nécessaires pour servir à l’étude de
toutes les langues qui lui vaut une médaille d’or de Marie-Thérèse d’Autriche et le poste de
professeur à l’École royale militaire de Paris. C’est sans doute chez Beauzée que l’on peut trouver
la synthèse la plus achevée et la somme la plus complète de l’acquis des diverses « grammaires
générales » de son temps. On lui doit aussi un Dictionnaire de grammaire et de littérature qui
comprend ses articles de l’Encyclopédie et les articles de littérature de Marmontel, les Synonymes
de l’abbé Girard augmentés des synonymes de Duclos, Diderot, d’Alembert et de l’éditeur, qu’il
publie en 1780. On lui doit également une Exposition abrégée des preuves historiques de la religion
chrétienne (1747), enfin des traductions de Salluste et de Quinte-Curce (Histoire d’Alexandre le
Grand).
2
Voir à ce propos la Grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du
langage, pour servir de fondement à l'étude de toutes les langues. Nouvelle impression en fac-
similé de l'édition de 1767, Stuttgart, F. Frommann Verlag, 1974.
31
pour leurs liens de parenté. A côté de la grammaire d'usage ou normative et
de la grammaire raisonnée se développent la grammaire historique et la
grammaire comparée. Puis c'est le point de vue sur l'objet qui change. Selon
F. de Saussure (1857-1913), la langue est un système qu'il faut appréhender
dans son fonctionnement à un moment donné du temps et qui trouve en lui-
même son principe d'explication; il n'y a pas lieu de le chercher ailleurs, en
particulier dans la psychologie ou dans la logique. La grammaire devient
alors descriptive et synchronique. Corrélativement, le rôle du grammairien
change ; ainsi dans sa préface à la Grammaire Larousse du XXe siècle F.
Gaiffe indique que:
« Tout d'abord simple "greffier de l'usage", [le grammairien] est devenu un philosophe qui
prétendait imposer une logique inflexible aux faits du langage, puis un historien qui suivait
dans leur enchaînement les transformations d'un idiome, enfin une sorte de naturaliste qui
observe et décrit dans son ensemble l'état d'une langue à une époque donnée, sans en
négliger les origines ni les tendances, mais sans vouloir juger celles-ci ni se targuer de les
modifier »1.
1
Terme de rhétorique qui désigne une figure de style consistant à employer un mot pour un autre
lorsque entre les notions correspondantes existe un « rapport constant » selon DARMESTETER
1979. La vie des mots. Paris : Champ libre; [éd. Originale 1887, rééd. 1979, p. 39].
2
Institut National de la langue française, Dir. de publ. IMBS (P.) 1982. Trésor de la langue
française - Dictionnaire de la langue du XIXe et XXe siècle (1789-1960). Paris: Gallimard, éds du
CNRS.
3
STENDHAL 1992. La vie de Rossini. Paris: Gallimard. (édition originale 1823).
4
L'analyse grammatologique, est-il précisé, « consiste à faire connaître les lettres, les syllabes, les
signes orthographiques » Le terme aujourd'hui tombé en désuétude, a donné son titre à un ouvrage
du philosophe J. Derrida, comme le rappelle le GR. Mais le lexicographe ne précise pas si le
34
le mot grammatiser au sens de « faire de la grammaire » ou « rendre
grammatical », terme d’ailleurs qui refait apparition dans la didactique des
langues. Le dérivé le plus direct de grammaire est le substantif-adjectif
grammairien. Le contenu de ce mot a connu les fluctuations de sens du
terme grammaire lui-même, puisqu'un grammairien est défini comme « celui
qui s'adonne à la grammaire ». D'où les connotations déjà signalées. Au
XVIIIe siècle, Du Marsais1 s'efforçait de distinguer le sens de grammairien de
celui de grammatiste alors plus répandu qu'aujourd'hui. La définition qu'il
propose apporte un éclairage intéressant sur l'histoire du mot grammaire.
Après avoir rappelé que, selon Quintilien2, un grammairien doit être
« philosophe, orateur, avoir une vaste connaissance de l'histoire, être
excellent critique et interprète judicieux des anciens auteurs et des poètes »
et même « ne doit pas ignorer la musique », Du Marsais ajoute: « Tout cela
suppose un discernement juste et un esprit philosophique, éclairé par une
saine logique et une métaphysique solide ». D'où l'opposition entre
grammatiste et grammairien :
« Ceux qui n'avoient pas ces connoissances et qui étoient bornés à montrer, par état, la
pratique des premiers élémens des lettres étoient appelés grammatistes. Aujourd'hui on
dit d'un homme de lettres qu'il est bon grammairien, lorsqu'il s'est appliqué aux
connoissances qui regardent l'art de parler et d'écrire correctement ».
Et Du Marsais de préciser:
« Mais s'il ne connoît pas que la parole n'est que le signe de la pensée, que par
conséquent l'art de parler suppose l'art de penser; en un mot, s'il n'a pas cet esprit
philosophique qui est l'instrument universel, et sans lequel aucun ouvrage ne peut être
conduit à la perfection, il est à peine grammatiste ».3
Si le mot grammatiste est tombé en désuétude, les grammatistes, eux, n'ont
pas disparu, de là l'équivoque dont souffre le mot grammaire.
Dernier groupe de mots apparentés au mot grammaire, ceux qui sont dérivés
de l'adjectif grammatical (emprunté au latin grammaticalis) :
grammaticalement (XVIe siècle), grammaticalisé (antérieur, selon le GR, à
grammaticaliser), grammaticalisation (milieu du XXe siècle), grammaticalité,
auquel il faut ajouter agrammatical et agrammaticalité. Précisons d'abord le
1
Comme l'écrivent J. DUBOIS ET F. DUBOIS-CHARLIER: « ... Ies dictionnaires ne sont pas une
description d'un français idéal [...] ils correspondent seulement à l'idée que le lexicographe se fait de
la langue et ils dépendent de l'avancement des sciences, et en particulier de la linguistique elle-
même. Chacun d'entre eux est une tentative particulière de décrire un objet, ils ne peuvent être
confondus abusivement avec cet objet: c'est pourtant cette confusion qui est à la base de leur
caractère mythifiant et mystifiant » (DUBOIS (J.) & DUBOIS-CHARLIER (F.) 1990.
« Incomparabilité des dictionnaires ». in: Langue Française. Paris: Larousse, 87, pp. 10).
2
Le premier est sémantiquement et morphologiquement beaucoup plus riche que le second.
36
CHAPITRE
III
GRAMMAIRES PARTICULIÈRES ET
GRAMMAIRE UNIVERSELLE
1. GRAMMAIRE ET LINGUISTIQUE:
OSCILLATIONS TERMINOLOGIQUES
Depuis son apparition dans notre langue, au début du XIXe siècle
jusqu'à la fin de ce même siècle, le terme de linguistique désignait,
rappelons-le, l'étude historique et comparative des langues1. C'est avec Bréal
et Saussure qu'il prit le sens nouveau de « description d'un état de langue
considéré comme un système ». En France, comme en Allemagne un siècle
plus tôt, le mot avait donc une fonction polémique; son emploi dénotait la
prétention d'une discipline nouvelle à s'affirmer dans le champ scientifique à
côté de disciplines déjà installées et hégémoniques. Tant que l'existence de
cette nouvelle discipline n'a pas été assurée, et dans les premiers temps de
sa reconnaissance, ses adeptes ont préféré le terme de linguistique à celui
de grammaire. Le premier bénéficiant de connotations positives (nouveauté,
audace, rigueur...), il revenait au second de fonctionner comme terme
repoussoir. La situation a changé lorsque la légitimité scientifique de cette
nouvelle approche des faits de langue n'a plus été mise en doute. Il faut
savoir que le mot grammaire a toujours été employé, y compris par Saussure.
On peut ainsi lire dans le Cours de Linguistique Générale2 :
« La linguistique statique ou description d'un état de langue peut être appelé grammaire,
dans le sens très précis, et d'ailleurs usuel, qu'on trouve dans les expressions "grammaire
1
Linguistique est présenté dans le Grand Dictionnaire de la Langue Française (GDLF) comme un
dérivé de Linguiste (terme attesté au XVIIe puis repris à partir de 1823). Il aurait été introduit un
français à partir de l’allemand Linguistik.
2
SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de Linguistique Générale. Edition critique préparée par
TULLIO DE MAURO, Paris: Payot, pp.185
37
du jeu d'échecs", "grammaire de la Bourse", etc., où il s'agit bien d'un objet complexe et
systématique mettant en jeu des valeurs coexistantes ».
1
MILNER (J.-C.) 1989. Introduction à une science du langage. Paris: Seuil (pp. 9).
2
CULIOLI (A.) 1990. Pour une linguistique de l’énonciation. Paris: Ophrys.
38
2.1. TYPOLOGIE DES SYSTÈMES
SÉMIOLOGIQUES
Il s’agit ici de définir les propriétés communes à toutes les langues
naturelles en tant qu'elles sont des systèmes de signes et qu'elles s'opposent
aux autres systèmes de signes non linguistiques, par exemple les langages
artificiels, différents codes, les langages artistiques ; et aux systèmes de
signes employés par les animaux. L'arbitraire et la linéarité du signe (en
d’autres termes sa réalisation sur l'axe du temps), le caractère discret (ou
discontinu) des unités de première et de deuxième articulation, semblent bien
participer de la définition d'une langue naturelle, à quoi s'ajoute, selon
N. Chomsky, la créativité à laquelle donne lieu son exercice. A la suite de
Saussure, on appelle sémiologie la discipline qui étudie ce type de
propriétés1.
« (...) en réalité, les langues sont des complexes de structures évolutives [...] elles
accusent très normalement des traits qui relèvent de plus d'un type à la fois ».
Le problème de la classification des langues est donc loin d'être réglé. « Les
typologies les plus récentes », fait remarquer encore C. Hagège (1990 ; p. 8),
« si elles sont clairement synchroniques, sont fondées sur la structure du
mot. Or il s'agit d'un critère incertain ».
1
Voir PRIETO (L.) 1975. Pertinence et pratique. Paris: Minuit et PRIETO (L.) 1975. Etudes de
linguistique et de sémiologie générale. Genève: Droz.
2
HAGEGE (C.) 1990. La structure des langues. Paris : P.U.F. (rééd.) ; Coll. “Que sais-je ?”, p. 8.
39
2.3. LES UNIVERSAUX DU LANGAGE
1
A ce propos, voir les réflexions de MILNER (J.-C.) sur les questions de méthodes en linguistique
synchronique, dans MILNER (J.-C.) 1989. Introduction à une science du langage. Paris: Seuil.
40
3. GRAMMAIRES ET DESCRIPTIONS
DES LANGUES PARTICULIÈRES
Il revient donc, plus modestement, à la grammaire de fournir une
description des diverses langues particulières. On parle du reste plus
volontiers de grammaire du français que de linguistique du français. Mais
qu'est-ce que la description d'une langue naturelle ? Nous reviendrons plus
en détail sur cette question mais il est utile d'apporter dès maintenant un
premier élément de réponse à cette question. Le clivage entre les
grammairiens actuels, ceux qu'on peut appeler « modernes » d'un côté et
« traditionnels » de l'autre, peut être ramené dans une large mesure à une
différence concernant la manière d'interpréter le verbe décrire . Par décrire
une langue on peut entendre en effet deux choses: il s'agit ou bien de
répertorier de manière plus ou moins organisée un ensemble de faits
structurels, d'opérer quelques mises en relation et de dégager des règles
approximatives et formulées de manière imprécise, ou bien d'examiner de
manière systématique l'ensemble des faits, de chercher à découvrir tous les
liens qui les rattachent entre eux et de formuler des règles entièrement
explicites à l'aide d'un métalangage dont les termes sont univoquement
définis. Dans le premier cas, on peut prétendre décrire une langue dans son
ensemble, dans le second, étant donné l'étendue des faits à examiner et la
complexité des relations à dégager, il faut se contenter d'élaborer des
« fragments de grammaire ». Il n'existe pas en effet, à l'heure actuelle, du
français ni de toute autre langue, une description qui soit exhaustive. Cela ne
tient pas seulement à l'étendue du domaine d'investigation, et au fait que la
plupart des relations pertinentes se dérobent à une observation superficielle,
mais aussi à ce qu'aucun grammairien ne dispose d'une théorie linguistique
achevée. Lorsqu'un ouvrage porte le titre de Grammaire française ou de
Grammaire du français, on peut donc s'attendre à ce qu'il s'agisse d'une
description qui prétend être exhaustive mais qui en réalité ne l'est pas et qui
n'est pas explicite (que la terminologie soit moderne, ou traditionnelle importe
peu). Lorsque l'ouvrage présente une description à portée explicative, le
terme de grammaire est généralement accompagné d'un sous-titre indiquant
le secteur de la langue étudiée1, ou bien le mot grammaire est construit avec
un complément fournissant cette indication, par exemple: Grammaire des
insultes, de N. Ruwet 2. Bien entendu, le mot grammaire ne figure pas dans le
titre de toutes les études grammaticales qui s'inspirent des principes de la
linguistique. La langue reposant sur la mise en relation de la forme et du
sens, la grammaire ne se limite pas, comme c'était le cas dans la conception
1
Par exemple: GROS (M.) 1968. Grammaire transformationnelle du français: syntaxe du verbe.
Paris: Larousse. GROS (M.) 1977. Grammaire transformationnelle du français: syntaxe du nom.
Paris: Larousse. GROS (M.) 1990. Grammaire transformationnelle du français: syntaxe de
l'adverbe. Paris: Cantilène.
2
RUWET (N.) 1982. Grammaire des insultes. Paris: Seuil.
41
traditionnelle, à la syntaxe et à la morphologie. Faire de la grammaire, c'est
étudier la langue sous n'importe lequel de ses aspects. Une grammaire
véritablement complète d'une langue devrait fournir une description
exhaustive et approfondie de tous les phénomènes de forme et de sens et de
leurs interrelations. Les mots grammaire et linguistique fonctionnent dans
cette perspective comme un couple d'éléments solidaires et non pas
antagoniques, si du moins par grammaire on entend « discipline qui a pour
vocation de décrire les langues naturelles selon les principes de la
linguistique ».
4. GRAMMAIRE ET LANGUE
1
Un système formel est un système construit au moyen: 1) d'un alphabet de symboles, 2) de règles
explicites de formation permettant d'engendrer des suites de symboles bien formées (c'est à dire
conformes à certaines exigences données au départ). Les Grammaires formelles partent des
ressemblances qui existent entre un système formel (quelquefois appelé « langage ») et une langue
naturelle (les expressions bien formées sont aussi appelées « phrases »), certaines grammaires
formalisent (explicitent et rigorisent par un système formel) la description des langues naturelles, le
plus souvent au plan syntaxique mais parfois aussi aux plans phonologique et sémantique pour
quelques-unes d'entre elles. [GALISSON (R.) & COSTE (D.) 1976. Dictionnaire de didactique des
langues. Paris: Hachette.]
2
Le modèle applicationnel qui utilise la logique combinatoire comprend deux niveaux : le génotype
et le phénotype. Le système génotype a pour opération fondamentale l’application (d’où le nom du
modèle). Le langage génotype est une partie du système génotype. Il est construit pour rendre
compte d’observations sur le fonctionnement des langues naturelles et se présente comme une
théorisation de la description linguistique. Cependant, il est indépendant de toute langue naturelle et
apparaît comme un métalangage de description des langues. La construction du système génotype
se fait à partir d’épisémions et de sémions. Un épisémion est une catégorie. Saumjan pose deux
épisémions de base : le nom et la proposition. Un sémion est un objet représentant une certaine
catégorie. L’ensemble de tous les sémions de même catégorie constituent une classe. Pour délimiter
le langage génotype à l’intérieur du système génotype, Saumjan introduit : un système casuel
abstrait accompagné de traits sémantiques ; un système d’opérateurs de prédication ; un ensemble
42
L'organisation du modèle échappe en principe à toute considération
linguistique pour se situer au seul niveau des objets théoriques abstraits. Il ne
devrait en fait trouver sa légitimation que dans la cohérence de l'outil logico-
mathématique utilisé. Pour N. Chomsky, la faculté de langage est une des
facultés de l'esprit. La structure de celui-ci étant « modulaire » (système de
sous-systèmes en interaction), chacune a ses propriétés particulières. La
faculté de langage consiste en premier lieu en une connaissance de la
grammaire. Dans cette perspective, le concept de langue devient secondaire
et « peu intéressant »: il s'agit d'un simple « épiphénomène ». D'une part,
parce qu'il est empiriquement peu clair (le critère d'intercompréhension qui
fonde la notion de langue est incertain et chacun sait que la frontière est
mouvante entre langue et dialecte); d'autre part, parce qu'il est évident que la
créativité du langage, en d’autres termes l'aptitude de tout sujet parlant à
produire des discours appropriés à des situations éventuellement toutes
nouvelles et à comprendre les autres quand ils en font autant, relève de la
compétence et non de la langue elle-même, entendue comme l'ensemble
infini de tous les énoncés. On voit qu'il y a là une sorte de glissement par
rapport à la terminologie saussurienne: grammaire semble prendre la place
de langue et langue celle de faits de parole ou de discours.
5. LA GRAMMAIRE UNIVERSELLE
44
CHAPITRE
IV
GRAMMAIRE: CONDITIONS PRÉALABLES
ET RÈGLES
1
MILNER (J.-C.) 1982. Ordres et raisons de langue. Paris: Seuil.
2
MILNER (J.-C.) 1995. « Grammaire ». in: Encyclopédie Universalis. Paris (vol. 10-603b).
45
qu’on décrit quand on dit que le jugement grammatical est normatif ». Cette
première condition générale nous semble acceptable en ces termes, en ce
sens qu’elle renvoie tout jugement grammatical à une ou des norme(s)
linguistiques, la norme étant elle-même définie par et inscrite dans le cadre
général d’une théorie explicite ou implicite du langage. En revanche nous
nous montrerons plus critiques sur la position de Milner J.-C. qui concerne les
conditions d’attribution d’un prédicat différentiel.
« Le prédicat différentiel (correct/incorrect) peut être attribué, dans la généralité des cas,
de manière entièrement interne à la langue. Autrement dit, il est possible d’étudier les
données de langue en les déconnectant des situations particulières et toujours
changeantes des actes d’énonciation. Ainsi, l’on peut évaluer une phrase en elle-même,
sans rien savoir de celui qui l’énonce, sans même supposer qu’elle soit énoncée par un
sujet particulier, adressée à un sujet particulier, dans des circonstances particulières. Ce
n’est pas que parfois cette information ne se révèle nécessaire, mais elle ne l’est pas
communément. Cette hypothèse ne va pas du tout de soi, et elle est contredite par
l’apparence. Pourtant, toutes les grammaires la supposent: c’est pourquoi elles se
permettent de raisonner sur des exemples qui, par définition, sont constitués d’énoncés
séparés de l’acte d’énonciation qui éventuellement les aurait produits. Ce trait est évident
lorsque la grammaire raisonne sur des exemples inventés; il ne l’est pas moins quand elle
raisonne sur des exemples réels : ceux-ci ne requièrent pas en effet que le grammairien
ou le lecteur de la grammaire reproduisent dans leur intégralité les circonstances (s’il s’agit
d’un exemple emprunté à la vie courante) ou le contexte (s’il s’agit d’un exemple tiré d’un
texte) d’origine ».
Nous pensons devoir émettre certaines réserves qui nous seront utiles dans
les développements ultérieurs que nous souhaitons proposer (notamment
dans les parties 2 et 3). Tout d’abord quand il est affirmé qu’un « prédicat
différentiel peut être attribué, dans la généralité des cas, de manière
entièrement interne à la langue », on notera que c’est vite oublier l’analyste,
le parseur1 (dans le cas d’un programme automatique) chargé d’attribuer,
d’énoncer le prédicat différentiel. À la source du prédicat, il y a un sujet
énonciateur et une situation particulière d’énonciation, il y a des
circonstances et intentions particulières qui font que le jugement porté est un
acte de langage comme un autre et que cette « mise à distance » de la
langue qui seule pourrait permettre de concevoir des conditions internes vs
externes d’attribution est problématique ipso facto. Pour la même raison,
1
Le terme a été repris dans HABERT (B.), NAZARENKO (A.) ET SALEM (A.) 1997. Les
Linguistiques de Corpus. Paris: Armand Colin ; Coll. « U Linguistique ». L’existence d’un
programme automatique n’enlève rien à l’omniprésence d’une source énonciative (simplement
différée et décalée dans le temps) qui existe en langage programme sous une forme un peu plus
caricaturale.
46
l’affirmation selon laquelle « on peut évaluer une phrase en elle-même, sans
rien savoir de celui qui l’énonce, sans même supposer qu’elle soit énoncée
par un sujet particulier, adressée à un sujet particulier, dans des
circonstances particulières » n’est ni vraie, ni fausse, elle est simplement
invérifiable. On notera cependant en accord avec Milner J.-C. que c’est bien
sur ce présupposé de neutralité cotextuelle et contextuelle que les
grammaires semblent fonctionner. Si l’on s’en tient à l’idée de pôles statiques
servant de bornes d’évaluation, on doit cependant reconnaître que bon
nombre de phrases peuvent effectivement être classées en phrases
grammaticales / agrammaticales, acceptables / inacceptables etc… avec des
zones plus ou moins consensuelles et d’autres beaucoup plus discutables.
En même temps, la problématique de l’interlangue fait apparaître un autre
type de prédicat différentiel, non plus statique mais dynamique. Le jugement
évaluatif intègre alors la notion de degré de grammaticalité : concept plus flou
d’un côté mais beaucoup plus souple par ailleurs, qui permet par exemple de
faire des hypothèses intéressantes sur le fait que certaines formulations sont
plus grammaticales que d'autres dans une série du type1 :
01- il aime eux
02- ils eux aime
03- aime il eux
04- aime ils eux
05- les aime eux
06- aime les eux
07- eux les aime
08- eux les aiment
09- aiment ils eux
10- aiments il les .......etc.
1
Dans cet exemple inventé on peut imaginer par exemple que (01) et (02) sont plus grammaticaux
que (05) ou (10).
47
phrases semblables à l’exemple. On notera que cette similitude ne tient
évidemment pas à la matière des mots, ni à la signification; elle tient à la
structure grammaticale qui est le véritable principe de définition du type. Ainsi
l’on peut parler de phrases passives, de phrases actives, de phrases
relatives, etc. Et c’est pour des types de ce genre que la grammaire
présentera des différenciations. En ce sens, toute grammaire, explicitement
ou implicitement, traite la relation entre l’infinité (actuelle ou potentielle) des
données de langue et la finitude des informations accessibles, entretenant
par là-même un paradoxe non négligeable qui est que l’un des pôles de la
relation: l’infinité actuelle ou potentielle des données de la langue est en
quelque sorte irreprésentable sinon à basculer dans l’ensemble fini des
informations que l’on traite. De ce fait, nous pensons pouvoir dire qu’un
savoir grammatical est par essence relatif au cadre fini et orienté dans lequel
il s’inscrit.
4. TYPES ET SOUS-TYPES
1
On notera qu’au-delà des fondements épistémologiques des conditions idéales de constitution
d’une grammaire, l’expérience ne montre que les grammaires existantes et consultables présentent
le plus souvent les caractéristiques suivantes :
1. La liste est limitée (et non pas finie), en sorte que l’on retrouve non pas LA logique mais
UNE logique permettant de traiter les données accessibles en termes finis.
2. Elles ne sont pas pleinement univoques, car la liste des parties du discours est justement
limitée et non pas finie, en d’autres termes qu’un nombre fini de termes n’est pas un
choix (plénitude) mais une nécessité liée aux limitations de l’analyste.
3. Elles sont incertaines car tributaires de représentations spécifiques, ainsi il est souvent
malaisé de reconnaître et de justifier les parties du discours qui lui sont attribuées.
Cette remarque doit permettre au linguiste de s’interroger ce sur quoi il travaille
48
a ) la liste devra être finie, en sorte que l’on retrouve la logique qui
permet de traiter en termes finis des données infinies;
b ) elle doit être complète: tous les éléments d’une langue donnée
doivent pouvoir trouver dans la liste une catégorie qui leur corresponde;
c ) elle doit être univoque : étant donné un élément de la langue, il ne
peut trouver qu’une seule partie du discours à la fois qui lui corresponde;
d ) elle doit être certaine: on doit toujours savoir quelle partie du
discours lui est attribuée et justifier cette attribution.
5. L’ANALYSE GRAMMATICALE
justement, les positionnements « idéologiques » peuvent être très divers ensuite allant
d’une recherche d’une exhaustivité toujours accrue à l’abandon de toute exhaustivité.
1
Soit « le est un article défini, masculin, singulier », « livre est un nom commun, masculin,
singulier », etc. La technique scolaire de l’analyse grammaticale illustre bien ce type de jugements.
49
6. LA NOTION DE RÈGLE
1
On dira ainsi : « en français, le verbe s’accorde avec son sujet », de telle sorte que toute donnée
globale (en l’occurrence toute phrase) où cette règle ne serait pas respectée sera jugée incorrecte, de
ce point de vue.
2
L’invariance peut tout aussi bien se concevoir sur le plan de l’attribution des propriétés au niveau
cognitif.
50
exemple une phrase entière, qui est jugée correcte ou incorrecte, mais les
raisons de ce jugement ou, si l’on préfère, les causes de la correction ou de
l’incorrection sont toujours supportées par une ou plusieurs parties
spécifiables de ce tout. Or, ces parties sont des éléments librement
combinables que l’on peut retrouver identiques à eux-mêmes dans des touts
très différents les uns des autres; autrement dit, deux phrases, très
différentes entre elles, peuvent cependant se ressembler sur un point et un
seulement, et il peut arriver que ce point à lui seul détermine une incorrection.
Une phrase n’est donc correcte ou incorrecte que point par point et le
jugement grammatical final résulte d’une addition des jugements portant sur
chacun des points pertinents. Il apparaît alors qu’il n’y a pas de symétrie
parfaite entre les deux valeurs du prédicat différentiel: pour qu’elle soit jugée
globalement incorrecte, il suffit qu’une donnée soit incorrecte d’un seul point
de vue; pour qu’elle soit jugée globalement correcte, il faut qu’elle soit
correcte de tous les points de vue. On comprend alors que la tradition
grammaticale se concentre sur la détermination des incorrections; le
jugement grammatical s’en trouve accompli de manière plus directe. La
notion de règle combine donc deux particularités: d’une part, elle détermine
l’incorrection plutôt que la correction; d’autre part, elle isole les uns des
autres les facteurs déterminants de l’incorrection alors que dans l’idéal, il y a
une règle par facteur isolable.
7. PARTIES DU DISCOURS
ET GRAMMAIRE UNIVERSELLE
Cela étant dit, la présentation par règle et l’adoption d’un style
prescriptif ne sont que des commodités techniques, d’autres choix sont
possibles qui préservent plus clairement l’articulation logique des deux types
de jugements grammaticaux, tout en continuant d’isoler aussi soigneusement
les facteurs de différenciation entre les données. À cet égard, l’évolution de la
théorie linguistique, à partir du moment où celle-ci s’est autonomisée, n’est
pas demeurée sans influence sur l’activité grammaticale en général, et en
particulier sur la présentation qu’elle doit adopter. En particulier, le
développement de la linguistique structurale a conduit à préférer, pour les
grammaires qui s’en inspirent, un style plus descriptif, fondé non sur la règle,
mais sur le système de l’opposition fonctionnelle. Au contraire, la linguistique
d’inspiration générative a remis en honneur le style prescriptif et la notion de
règle. Bien qu’ils puissent répondre à des décisions importantes dans le
champ de la théorie linguistique stricto sensu, ces choix ne touchent pas
l’essentiel de l’activité grammaticale1. L’activité grammaticale, étant
1
Ce qui est essentiel à cette dernière, ce sont bien les hypothèses qui ont été résumées plus haut et
les deux types de jugements d’attribution qui en découlent. Il ne faut donc pas confondre le
caractère normatif du jugement grammatical, qui lui est inhérent et tient à son principe, avec le style
prescriptif ou non prescriptif d’une grammaire; de fait, même les grammaires qui ont préféré le style
descriptif et non prescriptif recourent implicitement à un différentiel de structure normative.
51
essentiellement empirique, il apparaît que les facteurs de différenciation des
données au regard du différentiel pertinent relèvent de plusieurs paramètres :
ainsi, une donnée peut être incorrecte du point de vue de sa forme
phonétique sans l’être du point de vue de sa fonction grammaticale, ou
inversement, etc. Ainsi les grammairiens grecs avaient-ils distingué le
solécisme, qui est une violation de la syntaxe, et le barbarisme, qui est une
violation de la morphologie. En bonne logique, la grammaire doit traiter de
manière séparée ou tout au moins spécifique les divers paramètres d’une
opposition. La conséquence est que la grammaire sera constituée de
plusieurs parties : syntaxe, morphologie, phonétique (ou phonologie), lexique.
Ces parties de la grammaire définissent chacune un système de
différenciation spécifique entre correct et incorrect. Dès lors, une grammaire
se présente comme un ensemble d’ensembles de règles permettant de
décrire la manière dont se distribue sur les données de langue la
différenciation retenue. Elle sera d’autant plus complète que moins de
données de langue échapperont à sa description ; elle sera d’autant plus
adéquate qu’elle attribuera le prédicat différentiel pour des raisons plus
claires. Cette base générale étant énoncée, il faut ajouter que si les discours
grammaticaux peuvent, malgré tout, se révéler très divers, c’est qu’il est
possible d’interpréter différemment des hypothèses pourtant communes.
Ainsi, toutes les grammaires raisonnent, explicitement ou non, en termes de
catégories et de parties du discours, mais cela ne signifie pas que la liste
particulière qu’elles définissent sera toujours identique. Autrement dit, il
n’existe pas nécessairement de grammaire universelle et les diverses
théories se sont opposées sur ce point. L’hypothèse de la grammaire
universelle a été très répandue au XVIIIe siècle ; elle allait souvent de pair
avec l’hypothèse que la liste classique des catégories entretenait un rapport
étroit avec les catégories logiques; or, celles-ci étaient censées tenir à la
nature même de l’entendement, lequel était supposé identique à lui-même au
travers des diversités historiques et géographiques. L’hypothèse de la
grammaire universelle a été abandonnée progressivement au cours du XIXe
siècle; d’une part, on a renoncé à corréler étroitement les catégories
grammaticales et les catégories logiques; d’autre part, les catégories logiques
ont été soumises à une critique sévère1. Enfin, les catégories grammaticales
traditionnelles sont apparues trop marquées par les langues classiques pour
pouvoir décrire l’ensemble des langues naturelles. On notera cependant que
cette dernière critique prouve seulement que la liste traditionnelle des
catégories ou des parties du discours est inadéquate, elle ne prouve pas que
le projet d’une grammaire universelle soit en lui-même vain. De fait, ce projet
a été repris par le programme génératif. De même, toutes les grammaires
raisonnent en supposant un différentiel et une norme. Mais la manière dont
ceux-ci sont déterminés peut varier.
1
Notamment, leur caractère universel a été remis en cause
52
CHAPITRE
V
GRAMMAIRE:
NORMES ET USAGES
1. CERCLES VICIEUX
1
BENVENISTE (E.) 1986. Problèmes de linguistique générale. Paris: Gallimard ; vol. 1 (rééd.).
53
2. JUGEMENT GRAMMATICAL ET
JUGEMENT DE VALEUR
Il apparaît ainsi que le jugement grammatical a la forme d’un jugement
de valeur. Cela est lié à l’écart entre ce que prévoit, décrit ou prescrit la règle
et la forme effectivement réalisée. Les sujets parlants peuvent produire toute
espèce de forme, y compris des formes dites « fautives », sans courir aucun
risque physique; la seule sanction consiste dans l’attribution d’une
appréciation négative à telle ou telle production. Là encore, il faut un objet de
référence: celui-ci prend la forme d’une norme. Or, la norme de langue se
confond souvent avec une norme sociale. Qui plus est, les sujets parlants,
pour parvenir à donner un contenu de représentation à la valeur purement
grammaticale d’une donnée, ont volontiers recours à d’autres valeurs:
morales, esthétiques, etc. D’où le vocabulaire de la faute qui revient souvent
dans la terminologie grammaticale. De façon générale, l’activité grammaticale
est confrontée à la superposition constante entre ses principes et ses
données propres et des principes et des données, souvent homonymes,
qu’elle rencontre dans l’opinion courante des sujets parlants, c’est-à-dire
dans la société. De là, on conclut souvent que la grammaire n’est rien d’autre
qu’une expression de la hiérarchie sociale, que son différentiel n’est rien
d’autre qu’un effet artificiel de cette hiérarchie, dans cette perspective on ne
peut opposer que des normes sociales entre elles.
3. SYSTÈME DE LA NORME
54
absolue ou république), où les villes dominent les campagnes, où la capitale
domine les autres villes, où il existe une classe de loisir quantitativement
minoritaire, mais qualitativement prestigieuse1.
1
On notera que, dans d’autres formations culturelles, on trouvera d’autres dispositifs. Ainsi, en
Italie, on trouve la même prééminence des villes sur les campagnes, on trouve la même
prééminence de la classe de loisir sur les classes laborieuses ; mais, par ailleurs, il n’est pas vrai
qu’une ville l’emporte sur les autres et la classe de loisir se trouve représentée, avec un égal
prestige, dans plusieurs centres. L’activité grammaticale y prend dès lors un tout autre caractère,
plus « régional » qu’en France, étant admis cependant que les régions pertinentes se confondent
avec des villes.
2
La tradition grammaticale française sur ce point encore, se distingue d’autres traditions. Ainsi, il
ne semble pas que dans le domaine allemand la norme de la classe de loisir tende aussi fortement à
coïncider avec la norme des grands auteurs. De plus, la norme des grands auteurs est elle-même
divisée: l’influence de la traduction de la Bible par Luther n’a marqué, bien évidemment, que
l’Allemagne protestante ; l’Allemagne catholique (c’est-à-dire également l’Autriche) a d’autres
modèles et cela fait deux langues littéraires bien distinctes.
55
3.3. UNE NORME PLUS OU MOINS
RESTRICTIVE
Le choix d’une norme restrictive, dans sa forme extrême, constitue ce
qu’on appelle le purisme. Toutes les données qui ne tomberont pas dans un
ensemble constitué par l’accord de quelques écrivains et de quelques
usages, appartenant souvent à un passé révolu, sinon lointain, seront
réputées incorrectes. La grammaire puriste existe dans toutes les traditions
où existe l’activité grammaticale. Elle existe notamment dans la tradition
française1.
1
On notera cependant qu’elle n’y est nullement dominante dans les faits. Elle est surtout
représentée par ce qu’on peut appeler les amateurs éclairés : le plus souvent par des écrivains plutôt
que par des spécialistes de grammaire.
2
FREI (H.) 1985. La grammaire des fautes - Introduction à la Grammaire fonctionnelle. Geuthner:
Slaktine (rééd.). [1ère édition 1929 – Bellegarde].
56
4. NORMES ET USAGES
1
Cette norme peut concerner la prononciation - on l'appelle alors « orthoepie », le choix du
vocabulaire, la morphologie ou la syntaxe.
2
Définition du bon usage dans la grammaire de Vaugelas (Remarques sur la Langue Française,
1647 - pp. 9-11) :
Ce ne sont pas ici des lois que je fais pour notre langue de mon autorité privée; je serais bien
téméraire, pour ne pas dire insensé, car à quel titre et de quel front prétendre un pouvoir qui
n'appartient qu'à l'usage, que chacun reconnaît pour le maître et le souverain des langues vivantes ?
Il faut pourtant que je m'en justifie d'abord, de peur que ceux qui condamnent les personnes sans les
ouïr ne m'en accusent, comme ils ont fait de cette illustre et célèbre compagnie qui est aujourd'hui
l'un des ornements de Paris et de l'éloquence française. Mon dessein n'est pas de réformer notre
langue, ni d'abolir des mots, ni d'en faire, mais seulement de montrer le bon usage de ceux qui sont
faits, et s'il est douteux et inconnu de l'éclaircir et de le faire connaître. Et tant s'en faut que
j'entreprenne de me constituer juge des différends de la langue que je ne prétends passer que pour
un simple témoin qui dépose ce qu'il a vu et ouï, ou pour un homme qui aurait fait un recueil d'arrêts
qu'il donnerait au public. C'est pourquoi ce petit ouvrage a pris le nom de Remarques et ne s'est pas
chargé du frontispice fastueux de Décisions ou de Lois ou de quelque autre semblable- car encore
que ce soient en effet des lois d'un souverain, qui est l'usage, si est-ce qu'outre l'aversion que j'ai à
ces titres ambitieux, j'ai dû éloigner de moi tout soupçon de vouloir établir ce que je ne fais que
rapporter. Pour le mieux faire entendre, il est nécessaire d'expliquer ce que c'est que cet usage dont
on parle tant et que tout le monde appelle le roi ou le tyran, I'arbitre ou le maître des langues, car si
ce n'est autre chose, comme quelques-uns se l'imaginent, que la façon ordinaire de parier d'une
nation dans le siège de son empire, ceux qui y sont nés et élevés n'auraient qu'à parler le langage de
leurs nourrices et de leurs domestiques pour bien parler la langue de leur pays, et les provinciaux et
les étrangers pour la bien savoir n'auront aussi qu'à les imiter. Mais cette opinion choque tellement
57
« composé de l'élite des voix. C'est la façon de parler de la plus saine partie
de la cour ». Il n'est donc pas étonnant que la tradition linguistique
occidentale ait donné un double rôle au grammairien: d'un côté, il prétend
dire ce qu'est la langue, mais en même temps il privilégie certains usages, et
dit ce que la langue doit être. Cette tradition survit dans la pratique
pédagogique française, qui lie l'étude de la grammaire à l'apprentissage de la
correction grammaticale1. On justifie la conjonction du descriptif et du
normatif par divers arguments. De différentes tournures possibles, la tournure
correcte serait celle qui tout d’abord s'accorde le mieux avec les habitudes
générales de la langue (elle est commandée par l'analogie), ou encore qui
est susceptible d'une justification « logique », et enfin qui a les racines les
plus profondes dans l'histoire de la langue (« il faut savoir le latin pour bien
parler le français »). Ces trois raisons concourent en effet à la conclusion que
l'expérience générale qu'elle se réfute d'elle-même et je n'ai jamais pu comprendre comme un des
plus célèbres auteurs de notre temps a été infecté de cette erreur. Il y a sans doute deux sortes
d'usages, un bon et un mauvais. Le mauvais se forme du plus grand nombre de personnes qui
presque en toutes choses n'est pas le meilleur, et le bon au contraire est composé non pas de la
pluralité mais de l'élite des voix, et c'est véritablement celui que l'on nomme le maître des langues,
celui qu'il faut suivre pour bien parler et pour bien écrire en toutes sortes de styles si vous en
exceptez le satirique, le comique, en sa propre et ancienne signification, et le burlesque, qui sont
d'aussi peu d'étendue que peu de gens s'y adonnent. Voici donc comme on définit le bon usage.
C'est la façon de parler de la plus saine partie de la cour conformément à la façon d'écrire de la plus
saine partie des auteurs du temps. Quand je dis la cour j'y comprends les femmes comme les
hommes, et plusieurs personnes de la ville où le prince réside, qui par la communication qu'elles ont
avec les gens de la cour participent à sa politesse. Il est certain que la cour est comme un magasin
d'où notre langue tire quantité de beaux termes pour exprimer nos pensées, et que l'éloquence de la
chaire, ni du barreau, n'aurait pas les grâces qu'elle demande si elle ne les empruntait presque toutes
de la cour. Je dis presque, parce que nous avons encore un grand nombre d'autres phrases qui ne
viennent pas de la cour, mais qui sont prises de tous les meilleurs auteurs grecs et latins dont les
dépouilles font une partie des richesses de notre langue et peut-être ce qu'elle a de plus magnifique
et de plus pompeux. Toutefois, quelque avantage que nous donnions à la cour, elle n'est pas
suffisante toute seule de servir de règle, il faut que la cour et les bons auteurs y concourent, et ce
n'est que de cette conformité qui se trouve entre les deux que l'usage s'établit. Ce n'est pas pourtant
que la cour ne contribue incomparablement plus à l'usage que les auteurs ni qu'il y ait aucune
proportion de l'un à l'autre, car enfin la parole qui se prononce est la première en ordre et en dignité,
puisque celle qui est écrite n'est que son image, comme l'autre est l'image de la pensée. Mais le
consentement des bons auteurs est comme le sceau, ou une vérification, qui autorise le langage de la
cour et qui marque le bon usage et décide celui qui est douteux. On en voit tous les jours les effets
en ceux qui s'étudient à bien parler et à bien écrire lorsque, se rendant assidus à la lecture des bons
ouvrages, ils se corrigent de plusieurs fautes familières à la cour et acquièrent une pureté de langage
et de style qu'on n'apprend que dans les bons auteurs. Il suffira donc dira quelqu'un, de lire les bons
livres pour exceller en l'un et en l'autre, et les provinciaux ni les étrangers n'auront que faire de
venir chercher à la cour ce qu'ils peuvent trouver dans leur étude plus commodément et en plus
grande perfection. Je réponds que, pour ce qui est de parler, on sait bien que la lecture ne saurait
suffire, tant parce que la bonne prononciation, qui est une partie essentielle des langues vivantes,
veut que l'on hante la cour, qu'à cause que la cour est la seule école d'une infinité de termes qui
entrent à toute heure dans la conversation et dans la pratique du monde et rarement dans les livres.
1
Alors que la pédagogie anglo-saxonne actuelle a cru pouvoir faire l'économie de l'enseignement de
la grammaire.
58
le bon usage est celui dont la description est la plus intéressante car c'est lui
qui manifeste le plus d'ordre ou de rationalité. On trouvera les trois sortes de
considérations dans la Grammaire des grammaires de Girault-Duvivier
(1812)1, ouvrage de base de l'enseignement du français au XIXe siècle.
Dans l'histoire du français, le XVIIe siècle a joué un rôle capital pour
l'établissement de cette notion de « bon usage ». Sur fond de remise en
ordre politique, cette période est en effet celle d'une fixation de la langue.
Une institution spécifique est mise en place pour accomplir cette tâche:
l'Académie française. On remarquera que le grammairien se définit d'abord
comme simple témoin de l'usage, qui est « le maître des langues ». Mais
ensuite, il impose une distinction entre deux sortes d'usages, un bon et un
mauvais, et propose une définition du bon. C'est évidemment ce bon usage,
et lui seul, qui sera pris en compte par la suite en tant que « maître des
langues ». De témoin, le grammairien s'est subrepticement fait juge, puisqu'il
s'est donné le droit de choisir parmi les usages celui qu'il convient d'adopter.
La définition du bon usage est d'ordre politique et culturel. On choisit la
langue d'une partie de la société (la cour, les écrivains) et on exclut celles
des autres (les paysans, les provinciaux, le peuple des villes parlaient à cette
époque de multiples langues régionales, et non ce qui est devenu le
français). C'est une décision comparable par sa nature, sinon par les
arguments qui la fondent, à celle qui est souvent prise aujourd'hui, dans des
réunions internationales, de communiquer en anglais. La définition du bon
usage a naturellement changé depuis le XVIIe siècle, mais l'idée demeure
très fortement ancrée qu'il existe des façons de parler meilleures que
d'autres, et que le grammairien ne doit décrire que celles-là. C'est ainsi
qu’une grammaire devient prescriptive, ou normative. On assiste alors à un
renversement des rôles: la norme se met à modeler l'usage par le biais d'un
enseignement de la grammaire qui accompagne le sujet parlant français dans
toute sa scolarité. Le sujet apprend à appliquer les règles de grammaire et à
modifier éventuellement sa façon spontanée de s'exprimer. C'est cette
intériorisation d'un bon usage que l'école assure en bonne partie.
1
GIRAULT-DUVIVIER 1812. Grammaire des grammaires. Paris. Voir aussi un commentaire
détaillé de cet ouvrage par LEVITT (J.) 1968. The « Grammaire des Grammaires » of Girault-
Duvivier. La Haye.
59
que « la correction d'une époque ne fait souvent que consacrer les
incorrections de l'époque précédente »1. D'autre part il est apparu que les
processus linguistiques fondamentaux sont à l'œuvre autant, et souvent
même plus, dans les parlers dits « incorrects » (enfantins ou populaires) que
dans les parlers conformes à la norme officielle. L'enfant qui conjugue
« prendre - que je prende » sur le modèle de « rendre - que je rende » est
guidé par cette tendance à l'analogie, par cette recherche des proportions (au
sens mathématique) où H. Paul et F. de Saussure2 ont vu un des ressorts
linguistiques les plus fondamentaux. Ainsi Saussure critique les linguistes du
début du siècle, qui voyaient dans l'analogie une « irrégularité, une infraction
à une norme idéale », alors qu'elle constitue le procédé par lequel les
langues « passent d'un état d'organisation à un autre ». D'une façon encore
plus systématique, H. Frei (1929)3 a essayé de montrer que les prétendues «
fautes » de langage sont produites par ces mêmes mécanismes
psychologiques qui permettent au langage dit « correct » de remplir ses
fonctions. Le rejet du point de vue normatif en linguistique a pu sembler dans
la première partie du XXe siècle, à ce point définitif que certains linguistes ont
cru possible de récupérer le mot « norme », et de l'utiliser dans un sens
nouveau, où il ne sert plus à distinguer un usage particulier de la langue.
Pour Hjelmslev4, le système d'une langue (ou son schéma) est une réalité
purement formelle; c'est l'ensemble de relations abstraites existant entre ses
éléments, indépendamment de toute caractérisation phonétique ou
sémantique de ceux-ci (le /r/ français se définit, dans le système, par la façon
dont il se combine, dans la syllabe, avec les autres phonèmes). La norme,
d'autre part, c'est l'ensemble de traits distinctifs qui, dans la manifestation
concrète de ce système, permettent de reconnaître les éléments les uns des
autres. Du point de vue de la norme, le /r/ se définit comme une consonne
vibrante, car cela suffit à le distinguer de tout autre phonème français.
L'usage, maintenant, ce sont les phénomènes sémantico-phonétiques par
lesquels le système se manifeste en fait (/r /se caractérise alors par la totalité
des traits, même non-distinctifs, qui constituent sa prononciation: c'est tantôt
une vibrante sonore roulée alvéolaire, tantôt une constrictive sonore
uvulaire). La norme représente donc une sorte d'abstraction opérée par
rapport à l'usage. E. Coseriu5 présente la même hiérarchie notionnelle, mais
1
WARBURG (W.-V.) 1946. Problèmes et Méthodes de la linguistique. Paris (chap. II).
2
Voir PAUL (H.) 1886. Principien der Sprachgeschichte. Halle (2ème éd.) (chap. 5) et SAUSSURE
(F. DE) 1916. Cours de Linguistique Générale. Edition critique préparée par TULLIO DE
MAURO. Paris: Payot 1972, (2ème partie, chap. 4).
3
FREI (H.) 1985. La grammaire des fautes - Introduction à la Grammaire fonctionnelle. Geuthner:
Slaktine (rééd.). [1ère édition 1929 – Bellegarde].
4
HJELMSLEV (L.) présente l'idée de norme dans « Langue et parole », Cahiers Ferdinand de
Saussure, 2, p. 29-44; article repris dans Essais Linguistiques, Copenhague, 1959.
5
COSERIU (E.) utilise cette notion de norme surtout dans Systema, Norma y Habla, Montevideo,
1952. N.C.W. SPENCE résume les principales thèses de Cosériu dans « Towards a new synthesis in
linguistics ». in: Archivum Linguisticum, 1960 p. 1-34.
60
décalée d'un cran, dans la mesure où le système, selon Coseriu, n'a pas le
caractère formel qu'il a pour Hjelmslev. Le système de Coseriu est proche de
la norme de Hjelmslev: c'est la part fonctionnelle du langage. Ainsi la
définition systématique d'un phonème indiquera essentiellement ses traits
distinctifs. La norme, pour Coseriu, correspond à une partie de ce que
Hjelmslev englobe dans la rubrique « usage ». Il s'agit de tout ce qui est
socialement obligatoire dans l'utilisation du code linguistique. L'aspect
normatif du phonème, c'est alors l'ensemble de contraintes imposées, dans
une société donnée, pour sa réalisation effective (en y incluant des traits non
distinctifs, et, par exemple, les variables contextuelles). C'est à un troisième
niveau, celui de la parole, qu'il faut placer toutes les variations (variantes
libres que le sujet parlant peut broder sur le canevas social. La notion de
norme, pour Hjelmslev et Coseriu, définit donc un certain niveau d'abstraction
dans l'analysé du donné, dans l'étude des emplois effectifs, et non pas,
comme c'était le cas auparavant, un certain type d'emploi.
1
Schéma relevé dans DUCROT (O.) & TODOROV (T.) 1972. Dictionnaire encyclopédique des
sciences du langage. Paris: Seuil ; pp. 165.
61
proposent aussi de rendre leurs lecteurs capables de construire les phrases
correctes et d'éviter les phrases incorrectes, on a souvent reproché à
Chomsky d'avoir ressuscité purement et simplement la vieille notion de
normativité. Certaines précisions sont nécessaires pour faire apparaître
l'injustice de ce reproche.
62
désaccord entre les sujets parlants, si, par exemple, certains Français
trouvent grammatical « Qui c'est qui viendra ? », tournure rejetée par
d'autres, il n'y a pas à considérer l'un des deux jugements comme le bon,
mais à admettre que l'on est en présence de deux variétés différentes du
français, dont chacune doit être décrite par une grammaire générative
particulière, ou par une variante particulière de la grammaire décrivant le
français en général.
1
Sur ce thème, voir KATZ & FODOR. « The structure of a semantic theory ». in: Language, 1963,
pp.170-210, (trad. fr. dans Les Cahiers de lexicologie, 8, 1966).
2
Une étude des anomalies sémantiques relevées dans un corpus de poètes surréalistes, anomalies
qui avaient été voulues telles, par leurs auteurs, permet ainsi à T. Todorov d'établir a contrario
certaines lois de la combinatoire sémantique du français dans TODOROV (T.) 1966. « Les
anomalies sémantiques ». in: Langages. mars 1966, pp. 100-123.
64
- Le sentiment de bizarrerie, d'étrangeté, éprouvé devant un énoncé a-t-il
toujours son origine dans le fait que cet énoncé outrepasse des règles ?
L'explication ne peut-elle pas être au contraire que l'énoncé pousse
systématiquement l'utilisation des règles au-delà des limites habituelles ?
Dans ce cas, ce que les chomskystes appellent « agrammaticalité » ne
témoignerait pas plus d'un écart par rapport aux règles que les « fautes » où
H Frei voit la manifestation la plus évidente de la vraie grammaire. L'anomalie
sémantique « Et la hache maudit les hommes » (V. Hugo, les
Contemplations, « Ce que dit la bouche d'ombre ») peut en effet être décrite
de deux façons opposées. Ou bien il y a manquement à la règle selon
laquelle maudire veut un sujet « humain », ou bien il y a une exploitation de
cette règle qui aboutit à l'humanisation du sujet hache (ce qui est
certainement l'intention de Hugo).
5. NORMES ET SURNORMES
Parmi les raisons qui poussent les hommes à décrire les langues en
réalisant des grammaires, le désir de fixer une forme considérée comme la
plus correcte joue comme on l’a dit un rôle important. La norme est donc
essentiellement un phénomène social qui s'appuie sur un jugement
d'inégalité entre productions linguistiques, une façon d'isoler l'usage correct
de ce qui est jugé relâché, incorrect, impur, fautif ou vulgaire: plus une
attitude qu'une réalité linguistique. La norme fonctionne comme un système
d'instructions définissant les formes à choisir pour modèles, et celles dont
l'usage est prohibé. A travers un fonctionnement en « ne dites pas cela, dites
ceci » comme par exemple: ne dites pas pallier à un inconvénient, mais
pallier un inconvénient, elle donne corps à une grammaire normative. La
sanction du non-respect de la norme est la faute, marquée par l'opprobre
social. Les rapports sont donc complexes entre norme et usage : une
grammaire normative rejette des constructions qu'elle considère comme
incorrectes, tout en admettant qu'elles sont dans l'usage. Les arguments
donnés pour justifier la norme sont de plusieurs ordres: le sentiment de la
langue (qui n'est reconnu qu'à certains), la clarté, la logique du rapport
pensée-expression, l'histoire de la langue, l'esthétique... Et quand manquent
les arguments, les grammaires normatives se contentent de rejets sans
justification : « on ne dit pas... », « il est incorrect de dire... », « …n'est pas
français »...). Ces arguments n'ont de fait jamais aucun fondement
strictement linguistique. En effet, une forme ne peut être considérée comme
esthétique ou claire que parce qu'elle est employée par un groupe
socialement valorisé. L'évolution n'est pas seulement le produit logique de
l'histoire de la langue, mais l'interaction complexe de facteurs d'ordres divers,
dont certains sociaux. Elle a souvent pour origine un usage populaire (par
exemple l’expression se rappeler de quelque chose, de plus en plus répandu,
65
était senti comme tout à fait fautif au début du siècle), d'où le terme de
« français avancé » qui a pu être donné au français populaire - encore qu'il
ne soit pas la seule source du changement. Par ailleurs, pour les arguments
logiques, les innovations sont souvent le produit d'une analogie. Mais ce
processus linguistique fondamental donne aussi bien jour à des formes qui
s'imposeront dans la langue (qui deviendront donc norme à leur tour) qu'à
des formes qui restent des fautes.
1
Le terme de surnorme doit pouvoir être attribuée à F. François, voir FRANÇOIS (F.) 1975.
« Fonctions et normes de la langue écrite ». in: JOLIBERT (J.) & GLOTON (R.) Dir. de Publ.
1975. Le pouvoir de Lire. Paris: Casterman, pp. 55-70.
66
garantissant le fonctionnement du système que serait la simple norme. Ainsi,
« après que doit être suivi de l'indicatif » serait de l'ordre de la surnorme de
même que la condamnation de la forme « se suicider », qui manquerait de
logique en redoublant la référence à soi. Ces deux « fautes » sont fort
répandues : la deuxième est très habituelle, et l'usage du subjonctif après
après que est en passe de le devenir, avec de bonnes raisons structurelles.
Si la norme est attestée dans toutes les sociétés, la surnorme ne l'est que
dans certaines. L'activité du grammairien risque ainsi toujours d'être un
équilibre difficile entre deux plans : il dit ce qu'est la langue, en décrit le
fonctionnement, mais l'usage n'est pas seulement un objet physique
observable et analysable, étranger à tout jugement. En privilégiant certains
usages sur d'autres (ne serait-ce que par la sélection de la description), il
court toujours le risque d'énoncer ce que la langue doit être.
1
De même, un apprenant peut avoir le sentiment que telle phrase est grammaticale, simplement
parce qu'elle s'inscrit parfaitement dans le système par lequel il a intériorisé ce qu'il a acquis de la
langue étrangère (elle correspond à la grammaire de son interlangue), et savoir qu'elle n'est pas
admise dans la langue-cible. L'absence d'assurance quant à ce qui est grammaticalement admis dans
cette langue ne peut d'ailleurs qu'amplifier ces recours aux jugements par référence à ce que dit le
professeur. L'enseigné ne peut « modéliser » ses productions sur les seules réactions de ses pairs, il
doit constamment tenir compte des évaluations (approbation, refus, correction) que l'enseignant
porte sur elles, et ce sont ces jugements qui constituent les normes auxquelles il se réfère. Du côté
de l'enseignant comme du côté des enseignés, il n'y a donc que rarement des jugements purement
intuitifs. La référence à une norme et à une description grammaticale est constamment présente
dans le manuel, dans le discours professoral, dans les diverses activités métalinguistiques des
apprenants, simplement parce que l'évaluation normée, et pas seulement sous la forme de contrôle
et d'examen, est inhérente à tout enseignement / apprentissage. Sur ce thème, voir également
BESSE (H.) & PORQUIER (R.) 1991. Grammaire et didactique des langues. Paris: Hatier-Didier,
Crédif ; Coll. « L.A.L » (Langues et apprentissage des langues), pp. 174-176.
68
CHAPITRE
VI
LES GRANDS COURANTS GRAMMATICAUX:
BREF RAPPEL HISTORIQUE
1
L’aurions nous souhaité que la tâche eût été impossible cependant.
2
Plusieurs raisons ont conduit la linguistique moderne à contester fondamentalement la partition
des éléments de la langue en « parties du discours ». La principale est que la logique ne peut servir
de guide en cette matière, car une telle théorie repose sur la certitude, plus ou moins avouée, que la
langue est un reflet de la réalité, qu’elle distribue substances, attributs et catégories logiques dans
des classifications sémantiques où pourraient figurer les mots. Cette notion elle-même est battue en
brèche : quelle est l’identité du mot, si l’on songe que cette unité graphique est souvent accidentelle
et représente un amalgame d’unités plus petites qu’on appelle morphèmes et qui, seules, peuvent
recevoir une définition formelle, c’est-à-dire indépendante du sens postulé par le classement
traditionnel ; Ce dernier, les études de linguistique générale le prouvent, n’a guère de valeur
universelle, s’appliquant de préférence aux langues classiques, et l’on a même tout lieu de croire
qu’il constitue une projection de nos habitudes culturelles sur un ordre que nous voudrions
scientifique : nous sommes, de fait, parfaitement démunis lorsqu’il s’agit de donner à la classe des
adjectifs en japonais quelque statut qui entre dans nos normes familières. Si la prédication est une
procédure constante dans la faculté d’exprimer un jugement, rien n’autorise à parler du verbe,
porteur ou non de l’aspect, de la modalité, du temps selon les systèmes, dans des termes qui,
grammaticalement, soient des constantes ; et, de ce point de vue, il n’est pas exagéré de dire que la
science moderne du langage a substitué sa propre notion de l’universel de langue, fondée sur des
mécanismes opératoires constants (syntaxiques), à la notion ancienne, fondée, elle, sur un logicisme
mentaliste.
70
la classification d’Aristote, comme relevant d’un autre niveau d’analyse, et la
liste devient: article, nom, pronom, verbe, participe, adverbe, préposition,
conjonction. Les quelques variantes que l’on trouve dans la théorie ultérieure
ne modifient pas fondamentalement cette classification ; et dans la
Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal culmine la logicisation du
langage héritée d’Aristote et quelque peu remaniée: ainsi, s’agissant du
verbe, on ne dira pas, comme le logicien grec, que c’est un « mot qui signifie
avec une idée de temps », mais qu’il marque que le discours où ce mot est
employé est le discours d’un homme qui ne conçoit pas seulement les
choses, mais qui « les juge et les affirme », de telle sorte que cette catégorie
de mots cumule avec cette fonction énonciative les marques de personne, de
nombre et de temps.
71
Parties du discours et catégories grammaticales dans la Technè de Denys le
Thrace (tableau établi par Jean Lallot)1.
(1) L'espèce est une catégorie morpho-sémantique dont les deux termes de base sont le primaire et le dérivé, ce dernier se subdivisant
à son tour, pour le nom, en 7 sous-espèces: patronymique, possessif comparatif, superlatif, diminutif, dénominal, verbal. Ce sont là,
bien que la Technè ne le précise pas, des espèces «selon la forme». De ces espèces se distinguent les espèces «selon le sens»; la
Technè, sans les nommer ainsi, en énumère (toujours pour le nom) 24 sous-espèces: nom propre, appellatif (= nom commun),
adjectif, relatif quasi-relatif homonyme, synonyme, juste-nom, double-nom, éponyme, ethnique, interrogatif, indéfini, anaphorique,
collectif, distributif, inclusif, forgé, générique, spécifique, ordinal, numéral, absolu, pertinentif. (2) Les trois figures sont le simple, le
composé et le dérivé de composé. (3) Les trois temps sont le présent, le passé et le futur, mais à l'indicatif du verbe le passé n'existe
que sous la forme d'une de ses 4 variétés: imparfait, parfait, plus-que-parfait ou aoriste. (4) La conjugaison, classe flexionnelle
verbale, est un «accident» à part, dans la mesure où elle ne comporte aucun signifié. (5) L'infinitif, la forme la moins spécifiée du
verbe, est désigné comme «nom de l'action».
1
Tableau repris dans AUROUX (S.) 1994. La grammatisation. Bruxelles: Mardaga, (Tableau
simplifié: les termes grecs ne figurent pas sur ce tableau).
72
2. LES GRAMMAIRIENS LATINS
1
Le classement des connaissances qui apparaît au Ier siècle avant notre ère, et qui représentera
jusqu’à la fin du Moyen Âge le cadre intangible du savoir place ainsi en premier la grammaire.
2
Nous nous référons ici à ROBINS (R.-H.) 1976: Brève histoire de la linguistique - de Platon à
Chomsky. Paris: Seuil.
3
Pour les précisions voir AUROUX (S.) 1989-1994. Histoire des idées linguistiques : T1 La
naissance des métalangages en Orient et en Occident ; T2 Le développement de la grammaire
occidentale ; T3 L’hégémonie du comparatisme. Liège: Mardaga.
73
défauts de l’énoncé », où sont classés figures et tropes pour les qualités,
solécismes et barbarismes pour les défauts. Un certain consensus s’établit
entre les textes de ces différents auteurs, de telle sorte qu’on peut parler
d’une « vulgate » grammaticale à Rome, dont Donat est le représentant le
plus achevé « parce que son analyse est de loin la plus méthodique ». En
fait, pourtant, les variations sont souvent considérables d’un auteur à l’autre,
aussi bien pour le plan de chaque Système que dans le détail de la doctrine.
Le nombre des catégories de mots, la définition de chacune, ce qu’elles
recouvrent, etc., tout varie d’un traité à l’autre. Ces fluctuations ne sont pas
dues au hasard. Elles tiennent tout d’abord au fait que les analyses de ces
grammairiens sont essentiellement normatives. La description d’une langue
comme système passe par l’étude des phénomènes de régularité qui
apparaissent dans cette langue : c’est par là qu’il est possible de constituer
une description qui se voudrait exhaustive à partir d’un nombre limité de
catégories. Mais ce type de démarche passe volontiers du constat qu’il existe
des régularités dans la langue, et donc que celle-ci forme un système, à
l’affirmation que tout ce qui ne relève pas de ce système ne relève pas de la
langue et doit donc en être exclu. L’effort de systématisation de la description
a ici entraîné la normativité, et celle-ci a entraîné la diversité, ou la confusion.
Enfin, les grammairiens latins éprouvent un réel problème théorique quant à
la délimitation de l’objet de ces Systèmes . Ils se sont efforcés en effet
d’annexer à leurs traités tout ce qui pouvait faire l’objet d’une classification
systématique, dans la mesure où cela correspondait à des variations
linguistiques formelles. Certains grammairiens finissent ainsi par intégrer à
leur Système des pans entiers de l’élocution de la rhétorique : tropes,
figures, métriques, etc. Mais cet élargissement incontrôlé de la grammaire est
à la discrétion de chaque grammairien, et ne fait que souligner, d’un traité à
l’autre, l’incertitude des limites de la grammaire.
1
Les trois quarts du traité sont perdus mais le plan d’ensemble nous est connu. L’ouvrage était
divisé en trois parties, où étaient examinées successivement la relation des mots, considérés
individuellement, aux choses qu’ils signifient (étymologie et sémantique), puis la relation
« verticale » des mots s’engendrant les uns les autres (flexion et dérivation), enfin la relation
« horizontale » des mots entre eux. On ne sait pas de quel point de vue Varron envisageait cette
relation des mots entre eux : on a parlé de logique plutôt que de syntaxe , mais la distinction de ces
74
Le projet de Varron n’était donc pas d’établir un corps rigide de définitions
techniques : une « grammaire », mais de regrouper des recherches distinctes
au nom de leur dénominateur commun, la langue. Avec Priscien1, c’est le
principe de la normativité qui est mis en cause. Dans ses Institutions
grammaticales, le plus gros ouvrage grammatical latin, Priscien constitue le
premier la tripartition classique : phonétique, morphologie, syntaxe. On notera
simplement que Priscien établit des relations originales entre grammaticalité
et intelligibilité. Pour Priscien, un énoncé intelligible est, de ce fait même,
forcément construit, donc syntaxique : si un énoncé est intelligible, il a sa
justification linguistique, et partant sa grammaticalité, comme conformité au
fonctionnement de la langue, ne peut se distinguer de son intelligibilité. La
grammaire n’est alors qu’un système de justification a posteriori, et non un
système de production a priori. De ce point de vue, la langue est un
ensemble ouvert, et la grammaire un système fondamentalement élastique.
deux domaines est moins évidente qu’il n’y paraît, et, à tout le moins, leur imbrication n’a rien
d’absurde puisque, dans les deux cas, il s’agit d’analyse d’énoncés.
1
Grammairien établi à Constantinople à la fin du Ve siècle de notre ère et au début du VIe
2
STEPHANINI (J.) 1995. « Histoire des grammaires ». in: Encyclopédie Universalis. Paris, vol.
10, pp. 647c, (rééd.).
75
classes1. Les modes accidentels déterminent nombre, genre, cas, etc. et les
modes relatifs , les relations syntaxiques. Dès la première génération de
grammairiens dits « modistes », l’antique notion d’ordre naturel (la substance
précède obligatoirement ses accidents) permet d’attribuer un rang :
antécédence ou subséquence (a parte ante/a parte post ) aux termes de la
phrase, indépendamment de leur place réelle. Tous les modistes
reconnaissent que le langage apporte stabilité et permanence aux concepts
mais les uns rattachent étroitement les modes de signifier, aux propriétés,
aux modes d’être des choses, alors que les autres les rattachent à la
puissance organisatrice de la langue. Le débat multiplie ainsi les distinctions
subtiles2.
1
Ainsi par exemple, nom et pronom signifient tous deux sous le mode du permanent, mais sous le
mode de la saisie déterminée (chaque nom a un sens défini), ou indéterminée (démonstratif ou
anaphorique, le pronom change de référent suivant les emplois).
2
À ce propos voir ROSIER (I.) 1983. La Grammaire spéculative des modistes. Lilles: P.U.L.
3
DURKHEIM (E.) 1938. L’Évolution pédagogique en France. Paris: F. Alcan (vol. 2).
4
CHEVALIER (J.-C.) 1968. Histoire de la syntaxe - La Notion de complément. Genève: Droz.
5
Jusqu’alors réservé, en Occident, à de rares érudits comme Roger Bacon
76
5. LES XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES
1
Si la linguistique s’intéresse à ce moment de la pensée, c’est que Port-Royal n’est pas sans
affinités avec la grammaire générative. Ainsi la distinction entre structure superficielle et structure
profonde. Port-Royal analyse en effet un énoncé comme «Dieu invisible a créé le monde visible» en
trois propositions : a ) Dieu est invisible ; b ) Il a créé le monde ; c ) Le monde est visible. La
proposition b est principale, a et c sont incidentes (Chomsky parlerait ici d’indicateurs
syntagmatiques sous-jacents). Les structures superficielles complexes et irrégulières peuvent donc
être ramenées à des structures plus simples, pertinentes pour l’interprétation sémantique. On note
cependant qu’alors que Port-Royal part des processus mentaux, posés a priori (la grammaire est «
psychologique »), Chomsky n’a abouti à la distinction entre structure profonde et structure
superficielle qu’au terme d’une analyse purement formelle.
2
Une triple influence se fait jour dans cette œuvre: celle de saint Augustin (invocation de la lumière
naturelle) ; celle de Descartes (emprunts nombreux au Discours de la méthode , entre autres :
78
Dans l’ensemble, l’ouvrage associe étroitement les considérations
méthodologiques et les considérations pédagogiques et éthiques. Ainsi, la
visée de la science est-elle de « nous faire mieux connaître la nature de notre
esprit » et les mathématiques nous apprennent-elles l’humilité envers l’infini.
Après deux « discours » introductifs et polémiques, la division de l’ouvrage
suit celle des quatre « opérations de l’esprit »: la première partie contient
« les réflexions sur les idées ou sur la première action de l’esprit qui s’appelle
concevoir », la seconde, « les réflexions que les hommes ont faites sur leur
jugement », tandis que la troisième et la quatrième traitent respectivement du
« raisonnement » et de la « méthode ». Au cœur de la théorie des idées, on
trouve une théorie des signes, dont le langage est un cas particulier; la
Logique fournit ainsi le fondement de la Grammaire générale et raisonnée
de Port-Royal. Enfin, sur le plan technique, on peut noter l’innovation qui
consiste à distinguer entre compréhension et extension de l’idée.
l’affirmation qu’« il n’y a rien de plus estimable que le bon sens et la justesse de l’esprit dans le
discernement du vrai et du faux », la décision de « commencer toujours par les choses les plus
simples et les plus générales, pour passer ensuite aux plus composées et aux plus particulières ») ;
celle de Pascal enfin (De l’esprit géométrique et l’art de persuader).
1
IMBERT (C.) 1970. Introduction aux Écrits logiques et philosophiques de G. Frege. Paris.
79
6. LES XVIIIe ET XIXe SIÈCLES
1
PUREN (C.) 1988. Histoire des méthodologies de l'enseignement des langues. Paris: Nathan ;
Coll. « CLE international ».
80
comme on n’avait alors encore aucune notion précise sur l’évolution des
langues, il fallait en fait inventer une approche scientifique complètement
nouvelle pour expliquer ces similitudes surprenantes entre des langues, très
éloignées dans l’espace et dans le temps, que l’on classa dès le XVIIe siècle
en une famille « scythique » ou « japhétique » (en référence à la Genèse
biblique). Le mérite d’avoir synthétisé ces premières recherches et indiqué le
chemin qui devait conduire à la naissance d’une nouvelle discipline fondée
sur la comparaison génétique1: la grammaire comparée2.
82
CHAPITRE
VII
LES GRANDS COURANTS
LINGUISTIQUES
1. LE STRUCTURALISME EUROPÉEN
1
SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de Linguistique Générale. Paris: Payot (1916 - 1er éd.). Note:
Edition critique préparée par TULLIO DE MAURO.
2
Voir à ce propos aux éditions du Seuil, Coll. « point » le Structuralisme en linguistique, en
anthropologie, en philosophie, en psychanalyse, en poétique [en 5 volumes].
83
où le premier, il se livre à une réflexion théorique sur la nature de l'objet que
constitue le langage et la méthode par laquelle il est possible de l'étudier. Au
lieu de se contenter comme ses prédécesseurs, de collecter des faits, il
élabore un point de vue sur l'objet, un cadre général où théoriser ces faits.
C’est en ce sens que F. de Saussure aurait inauguré la démarche scientifique
en linguistique. « Devient scientifique » remarquent C. Fuchs et P. Le Goffic
(1985)1 « une réflexion qui se donne à elle-même ses méthodes et ses
propres concepts d'analyse ».
1
FUCHS (C.) & LE GOFFIC (P.) 1985. Initiation aux problèmes des linguistiques contemporaines.
Paris: Hachette ; Coll. « Université ».
2
SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de Linguistique Générale. Paris: Payot, pp. 23.
84
que nous donnons à la langue la première place parmi les faits de langage,
nous introduisons un ordre naturel dans un ensemble qui ne se prête à
aucune classification »1. L'opposition langue/parole peut semble t-il
s'interpréter de plusieurs façons. On peut l’envisager soit comme l’opposition
entre un code universel et des codes particuliers (idiolectes)2, soit comme
l’opposition entre l'aspect virtuel du langage (par exemple l'ensemble des
unités et des combinaisons possibles entre ces unités) et son actualisation
(les combinaisons effectives). Ce point de vue très présent dans la
problématique moderne sous la forme du rapport entre linguistique et
psycholinguistique, est très discutable: il consiste en effet à postuler
l'existence d'un système idéal, distinct des mécanismes réels d'utilisation ; ou
encore, et cette troisième interprétation est probablement plus proche de la
conception de Saussure, il s'agirait de l'opposition entre un code universel à
l'intérieur d'une communauté linguistique, indépendant des utilisateurs, et
l'acte libre d'utilisation par les sujets, de ce code. Pour conclure sur ce point,
disons simplement que poser une opposition comme celle de langue/parole,
et subordonner l'étude de la parole à celle de la langue, comme le fait F. de
Saussure, c'est d'une part donner à la linguistique comme objet d'étude un
code idéal, neutre, dont le lien à la réalité devient problématique et d'autre
part concevoir le rapport des sujets au langage que sous l'angle individuel3.
De ce double point de vue, le caractère scientifique de l'apport saussurien
reste discutable: la constitution d'un objet cohérent, « chimiquement pur »,
semble reposer sur l'assimilation de « social » à « universel et neutre »
comme le font remarquer C. Fuchs et P. Le Goffic (1985). Cette assimilation
est l'effet de l'oubli du caractère différentiel de la réalité sociale (et donc de
ses traces dans le langage). Cet oubli ou cette mise à l'écart, qui permet
l'étude de la langue comme système fermé de signes, constitue peut-être
l'une des bases qui ont rendu possibles certaines démarches formalisantes
en linguistique.
1
SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de Linguistique Générale. Paris: Payot, pp. 25.
2
En fait, ainsi que le font remarquer Fuchs C. et Le Goffic P. (1985) cette interprétation n'est pas
valide puisque la langue (au sens de l'ensemble des conventions adoptées par le corps social pour
permettre l'exercice de la faculté de langage) n’est autre que la somme des idiolectes d'une
communauté linguistique.
3
Ce qui ouvrira ultérieurement la voie à certaines conceptions de l'énonciation.
85
deuxième cas, on est amené à poursuivre une étude diachronique de la
langue, soit une étude s'intéressant aux changements linguistiques dans le
temps. Cette opposition est traduite par Saussure de façon imagée par la
célèbre comparaison avec le jeu d'échecs:
Là encore, l'une des faces de la dualité est privilégiée par Saussure: l'étude
synchronique doit être première. L'évolution serait alors conçue comme le
passage d'un état de langue à un autre2. Cette priorité accordée à la
synchronie s'oppose au point de vue historique jusqu'alors en vigueur dans
l'étude des langues, elle constitue le second apport Saussurien qualifié
traditionnellement de « scientifique ». On notera que dans ce domaine
également, la face privilégiée par Saussure a un caractère « idéal ». Comme
l'a montré A. Martinet (1960)3 : « la coupe synchronique est une fiction
nécessaire, qui n'existe que par la visée théorique, à l'intérieur d'un système
en évolution ». Ce choix théorique ne va pas, lui non plus, de soi car si les
systèmes stabilisés sont idéaux, on peut se demander pourquoi il faudrait les
privilégier comme points de départ théoriques à partir desquels est
caractérisée l'évolution.
1
SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de Linguistique Générale. Paris: Payot, pp. 149.
2
SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de Linguistique Générale. Paris: Payot, pp. 156.
3
BENVENISTE (E.) 1966. Problèmes de Linguistique générale. Paris: Gallimard ; Coll. « Tel ».
4
BENVENISTE (E.) 1966. Problèmes de Linguistique générale. Paris: Gallimard ; Coll. « Tel »,
t.1, pp. 52.
87
L'arbitraire se situe donc dans le découpage de la réalité1, contrairement au
point de vue spontané du sujet parlant, pour qui le signe n'est que le nom de
la réalité (telle qu'elle existe, indépendamment de tout langage et "avant lui").
Arbitraire va ici dans le sens de conventionnel 2. Reste bien sûr la question
de savoir d'où viennent ces conventions. Cette thèse est la conséquence
théorique de la définition de la langue comme code institutionnel. Elle a pour
effet de considérer le signe comme une unité indécomposable : mieux vaut
chercher les rapports d'un signe avec les autres signes que d'essayer d'en
expliquer la dualité interne. Ce que F. de Saussure exprime de la façon
suivante :
« C'est une grande illusion de considérer un terme simplement comme l'union d'un certain
son avec un certain concept. Le définir ainsi, ce serait l'isoler du système dont il fait partie,
ce serait croire qu'on peut commencer par les termes et construire le système en en
faisant la somme, alors qu'au contraire c'est du tout solidaire qu'il faut partir pour obtenir
par analyse les éléments qu'il renferme ».3
1
Nous sommes tenté de dire que l’arbitraire se situe sur le plan des référents (qui font office de
réel). on sait que les langues peuvent varier dans leur façon de distinguer les couleurs de l'arc-en-
ciel par exemple.
2
Les onomatopées et les mots expressifs sont eux-mêmes plus ou moins conventionnels
3
SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de Linguistique Générale. Paris: Payot, pp. 159.
4
SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de Linguistique Générale. Paris: Payot, pp. 162.
5
SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de Linguistique Générale. Paris: Payot, pp. 164.
6
SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de Linguistique Générale. Paris: Payot, pp. 167.
88
structuralisme de Saussure s'oppose ainsi à l'atomisme de ses
prédécesseurs au sens où la description de lois organiques et la primauté
des relations sur les éléments s'opposent à la simple somme des éléments
considérés.
1
Voir MARTINET (A.) 1974. Éléments de linguistique générale. Paris: A. Colin (rééd.), [1ère éd.
1960].
2
Ce que Saussure ne fait pas, puisqu'il associe aussi bien à enseignement les unités enseigner (plan
grammatical) et apprentissage (plan des signifiés), voir SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de
Linguistique Générale. Paris: Payot, pp. 175.
3
Saussure parle d'un même signe dans la force du vent et dans à bout de force distinct de celui qui
apparaît dans il me force à parler , qui, dit-il « a un sens tout différent ». Voir SAUSSURE (F. DE)
1972. Cours de Linguistique Générale. Paris: Payot, pp. 147.
89
temps, il faut constater que Saussure n'a pas élaboré de grammaire
concrète, ni même donné de critères opératoires pour en construire une.
1.2. DESCENDANCES
1
Le type d’exposé que nous avons adopté ne nous permettant pas toujours d’approfondir les thèmes
abordés, on se référera (la liste est loin d’être exhaustive) pour des approches plus érudites de F. de
Saussure aux ouvrages d’ AMACKER (R.) & ENGLER (R.) (dir. de publ.) 1990. Présence de
Saussure. Genève: Droz [Colloque] ; de BENVENISTE (É.) 1966. « Saussure après un demi-
siècle ». in: Problèmes de linguistique générale. Paris: Gallimard ; Coll. « Tel » ; ou encore
de MOUNIN (G.) 1968. Ferdinand de Saussure. Paris.
90
1.2.1. QUELQUES ASPECTS DE
LA GLOSSÉMATIQUE
Linguiste danois, animateur du cercle linguistique de Copenhague,
Louis Hjelmslev se situe dans la perspective structurale issue de
l’enseignement de Ferdinand de Saussure. Sa théorie « glossématique »
constitue un approfondissement et une tentative de formalisation de la plupart
des concepts de ce dernier 1. Hjelmslev L. (1968)2 retient en effet du Cours de
linguistique générale les deux postulats suivants : la langue est à la fois
expression et contenu; la langue est forme et non pas substance. Mais il va
plus loin sur un nombre important de points. Ainsi, l’opposition saussurienne
entre langue et parole sera, chez lui, remplacée par une opposition à trois
termes, schéma, norme et usage, tandis que la distinction entre forme et
substance opérée par Saussure est intégrée dans un autre système ternaire :
la matière (en anglais, purport ) est la réalité phonique ou sémantique (ce que
Saussure appelle la substance), la substance désigne le découpage
saussurien (ce qu’il appelait la forme) et la forme constitue le réseau de
relations entre les unités. Ces trois niveaux sont, pour Hjelmslev, médiatisés
par la notion de manifestation: ainsi, on dira que la substance est la
manifestation de la forme dans la matière. La glossématique dégage par
commutation les unités linguistiques au niveau, d’une part, de l’expression, et
d’autre part, du contenu. L’unité ainsi dégagée est baptisée d’un nom
générique, le glossème (qui donne son nom à la théorie de Hjelmslev). Les
glossèmes de l’expression sont des cénèmes (ce que l’on appelle, dans
toutes les théories linguistiques, des phonèmes) et les glossèmes du contenu
sont des plérèmes (correspondant, selon la terminologie des autres théories
linguistiques, aux sèmes, le sème étant l’unité minimale de signification, plus
petite que le signe saussurien). Hjelmslev a, en outre, formalisé les notions
de langue de connotation et de métalangue par opposition à la langue de
dénotation. Une langue de connotation est une langue qui a pour face
signifiante (pour expression) une langue de dénotation ; et un signe de
connotation a donc pour signifiant l’ensemble d’un signe de dénotation. Ainsi,
la phrase comme vé le beau brin de fille! dénote un certain message (regarde
la belle fille) et connote en même temps l’origine méridionale du locuteur. À
l’inverse, une métalangue a pour face signifiée (pour contenu) une langue de
dénotation et le signe d’une métalangue a pour signifié l’ensemble d’un signe
1
Les théories de Hjelmslev se sont très peu répandues dans le monde, et avec une lenteur qui leur a
beaucoup nui. L’une des causes de cette diffusion limitée est la difficulté d’approche de ces textes,
extrêmement formalisés et complexes. Hjelmslev a également été desservi par le fait d’avoir écrit
dans une langue de faible diffusion, le danois. Ainsi, son ouvrage fondamental, où s’expriment tous
les aspects de sa théorie fut publié initialement en 1943 mais n’a été traduit en anglais que dix ans
plus tard, à une époque où domine, aux États-Unis, le courant distributionnaliste qui éclipse un peu
la glossématique. Il faudra attendre 1968 pour le lire en français (Prolégomènes à une théorie du
langage ). On notera, cependant, l’influence de Hjelmslev sur un sémanticien tel que A. J. Greimas.
2
HJELMSLEV (L.) 1968. Prolégomènes à une théorie du langage. Paris (trad. fr.).
91
de dénotation. Ainsi, la science linguistique est une métalangue dont le
contenu (les signifiés) est constitué par la langue naturelle elle-même, c’est-
à-dire, par définition, par une langue de dénotation.
1.2.2.1. GÉNÉRALITÉS
1
MARTINET (J.) 1972. De la théorie linguistique à l’enseignement de la langue. Paris: P.U.F.
2
FRANÇOIS (F.) 1974. L’enseignement et la diversité des grammaires. Paris: Hachette.
3
MARTINET (A.) 1974. Éléments de linguistique générale. Paris: A. Colin (rééd.), [1ère éd. 1960].
92
des points de fragilité dans l’équilibre, qui peuvent s’analyser en tendances
au changement. Une langue est, selon A. Martinet, un instrument de
communication doublement articulé, auquel correspond une organisation
particulière des données de l'expérience:
1
MARTINET (A.) 1974. Éléments de linguistique générale. Paris: A. Colin, pp. 20 [1ère éd. 1960].
2
Contre l'idée naïve de la langue-répertoire ou de la langue-calque de la réalité
3
MARTINET (A.) 1974. Éléments de linguistique générale. Paris: A. Colin, pp. 21 (rééd.).
4
Pertinens est qui concerne, qui est relatif à, appartenant à…
5
MOUNIN (G.) 1968. Clés pour la linguistique. Paris: Seghers, pp. 24.
93
règles qui commandent leur combinaison. D'autre part la syntaxe, consacrée
à la première articulation, qui fait la liste des monèmes, indique pour chacun
d'eux les fonctions qu'il peut remplir dans l'énoncé et les classe en catégories
de monèmes à fonctions identiques. À ces deux composants se rattachent
deux études pratiquement indispensables, mais théoriquement marginales,
qui indiquent les conditions imposées par la langue pour la manifestation de
ces choix: une étude phonétique détermine les traits non-pertinents dont sont
accompagnés les traits pertinents des phonèmes, et une étude
morphologique indique comment les monèmes se réalisent
phonologiquement selon les contextes où ils apparaissent. On a pu
cependant se demander si une telle attitude n'était pas trop réductrice. En
effet, privilégier un critère formel conduit à une présentation atrophiée et
caricaturale du fonctionnement linguistique. Tout d’abord, concevoir les
langues comme des outils de communication d'emploi général capables de
transmettre des informations revient à limiter les langues à la seule fonction
représentative (ou référentielle), c'est à dire à la seule narration de faits et
d'évènements. Ainsi que le fait remarquer R. Vion (1980)1 « La fonction
communicative des langues est infiniment plus riche que l'échange utilitaire
d'informations. Le fonctionnement linguistique permet en effet également
l'expression (volontaire ou non) de la subjectivité des sujets, des procédures
d'appel visant à influencer l'auditeur, des procédures de vérification du
contact nécessaire à la communication, des réflexions sur le langage
(métalinguistiques), les jeux de mots, les formules rituelles et incantatoires,
l'ironie, l'allusion, la connivence, etc.». Par ailleurs la notion de
communication est loin d'être aussi transparente et évidente qu'elle semble à
première vue: s'il peut paraître certain que le langage sert à communiquer, il
n'est pas certain que la définition fonctionnaliste de la notion de
communication soit une base d'étude aussi solide qu'il y paraît. Il y a lieu de
s'interroger sur les rapports entre cette fonction et les fonctions
« accessoires » du langage: servir de « support à la pensée », de « mode
d'expression », ce qui peut également amener des doutes sur la valeur de la
métaphore du « langage comme instrument ». Enfin un phénomène comme
l'intonation s'intègre mal à cette vue radicalement discontinuiste du langage:
l'intonation (montée ou descente de la courbe mélodique) est susceptible de
variations graduelles qui jouent un rôle dans la communication, et modifient le
sens global de l'énoncé; un tel fait d'intonation, ainsi analysable en un
signifiant et un signifié, participe par là de la nature du signe. Néanmoins
A. Martinet le considère comme marginal et non proprement linguistique, en
tant qu'il échappe à la double articulation et par conséquent ne se laisse pas
analyser en unités discrètes. Selon lui, le passage de il pleut (affirmation) à il
pleut ? (question, manifestée par l'intonation) ne se fait pas par un palier
nettement marqué (ce qui permettrait de dégager un « intonème » discret)
mais par une série de stades intermédiaires possibles, à mesure que
1
VION (R.) 1980. « Théories linguistiques ». in: FRANÇOIS (F.) et al. Linguistique. Paris: P.U.F.
94
l'affirmation devient moins catégorique et se charge de doute, jusqu'à être
sentie comme une interrogation. D'après A. Martinet les phénomènes
prosodiques sont nécessairement liés à l'activité phonique; mais leur étude
peut-être considérée comme secondaire du point de vue linguistique.
Rappelons tout d’abord que chez A. Martinet, les monèmes sont les
unités significatives (de première articulation) minimum, comportant un
signifié et un signifiant. Le travail consistant à analyser des énoncés en
monèmes met en jeu les procédures mises au point en phonologie
(rapprochement et comparaison de séquences): « il s'agit, bien entendu,
dans les deux cas, de déterminer les segments qui ont fait l'objet d'un choix
particulier du locuteur: dans le cas des phonèmes, il s'agissait de segments
qu'il fallait choisir de façon à obtenir un signifiant déterminé; ici, il s'agit de
segments que le locuteur a dû choisir en fonction directe de la valeur à
donner au message »1. Pour A. Martinet, le morphème est un élément
grammatical (affixe, désinence, etc.) s’opposant au lexème (l’unité
significative minimale qui indique le sens). Morphèmes et lexèmes sont tous
des monèmes, ce terme générique désignant l’ensemble des unités de
première articulation. Toutefois, cette conception bute sur un obstacle grave
et ne convient vraiment qu’à l’analyse de certaines langues dans lesquelles
l’unité est aisément repérable, soit parce que le système de composition en
est l’isolation, ou juxtaposition de formes inaltérées, soit parce qu’on peut
projeter un savoir préalable sur les formes identifiées (cas des langues bien
connues). On doit se demander si l’on peut décrire un système linguistique
peu ou pas connu au moyen de ces catégories, étant donné l’extrême variété
des systèmes verbaux2. Malgré l’analogie combinatoire des unités de 1ère et
2ème articulation postulée par A. Martinet, il y a cependant des différences
entre les deux plans, qui font que l'analyse ne peut pas être menée de façon
exactement identique: dans le cas des phonèmes, la situation est plus simple
car il n'existe qu'un seul type de relation entre eux dans la chaîne parlée, une
relation de compatibilité pure et simple, suivant qu'ils peuvent se trouver en
contiguïté ou non; par ailleurs l'ordre est directement pertinent: /lam/ (lame)
est différent de /mal/ (mal). En ce qui concerne les monèmes, le rôle de
l'ordre n'est pas toujours facile à déterminer: demain, je partirai a le même
1
MARTINET (A.) 1974. Éléments de linguistique générale. Paris: A. Colin, pp.103, (rééd.).
2
Pour ne prendre qu’un exemple : L’ergatif, dans certaines langues, est un mode, le perfectif ; il est
un aspect dans d’autres langues; cela sans compter les langues de type sémitique où la conjugaison
obéit à des alternances vocaliques laissant intact le schème consonantique. Que dire enfin des
langues flexionnelles, dans lesquelles il est rigoureusement impossible de déterminer, à cause de
l’amalgame qu’elles pratiquent, ce qui revient à telle catégorie (Le suffixe latin -arum dans
rosarum a les traits : pluriel, féminin, génitif, sans qu’on puisse associer l’un quelconque d’entre
eux à un élément de réalisation phonétique segmentable.)
95
« sens » que je partirai demain. Par ailleurs, il peut exister bien des types de
relation entre deux monèmes contigus et plus généralement entre les
différents monèmes composant un énoncé. Leur étude est précisément
l'objet de la syntaxe. De plus, s'il est vrai que le principe d'opposition vaut
pour les monèmes comme pour les phonèmes, il est beaucoup plus difficile
d'établir des classes paradigmatiques satisfaisantes: dans je partirai demain,
on peut remplacer demain par en voiture sans qu'il y ait à proprement parler
opposition entre les deux, puisqu'ils ne s'excluent pas. On voit donc que la
combinatoire des monèmes est différente de celle des phonèmes. D'autres
facteurs interviennent encore qui viennent compliquer l'analyse: ils tiennent à
ce que les monèmes ne sont pas toujours clairement alignés les uns à la
suite des autres dans un énoncé, comme le sont les phonèmes; ils sont
souvent enchevêtrés d'une façon qu'il est difficile de démêler. C'est
notamment le cas très fréquemment en français; il n'est pour s'en convaincre
que d'essayer de distinguer dans la conjugaison des verbes ce qui marque le
radical, le mode, le temps, le nombre (singulier ou pluriel), la personne. On
s'apercevra que, si les signifiés correspondants sont toujours distincts, les
signifiants sont passablement amalgamés. De même, /O/ (au) amalgame les
signifiants correspondant à la préposition à et à l'article le. Voici un autre
exemple d’analyse donné par Martinet1 à propos duquel on notera la latitude
laissée au descripteur: « Dans un cas comme l’allemand sang, prétérit de
singen, il importe peu qu'on choisisse l'analyse en un signifiant discontinu
/z...N/ correspondant au signifié chanter, et un signifiant / ... a ... /
correspondant au signifié « passé », ou l'interprétation de /zaN/ comme un
amalgame correspondant à deux signifiés distincts ». A côté des amalgames
(un signifiant indécomposable pour plusieurs signifiés), on retrouve le cas
inverse des signifiants discontinus: plusieurs « morceaux de signifiant » pour
un seul signifié, comme dans le cas de la négation ne ... pas en français ou
des verbes à particule séparée en anglais ou en allemand. De plus, tout
comme un phonème peut se présenter sous différentes variantes suivant le
contexte, un monème peut éventuellement se manifester sous des formes
variables. C'est le cas en français du monème dont le signifié est aller et
dont le signifiant est soit /al/, soit /va/, soit /i/ (ira), soit /aj/ (aille); ou encore le
cas du monème dont le signifié est « pluriel » et dont le signifiant peut revêtir
des formes extrêmement diverses, le plus souvent discontinues, il suffit de
comparer par exemple « les enfants écrivent » et «l'enfant écrit »; Il y a aussi
les amalgames, comme dans « journaux », pluriel de « journal ». L'étude des
variations de signifiant pour un même signifié constitue la morphologie2. A
propos de toutes ces difficultés d'analyse, on remarquera qu'elles se situent
au niveau du signifiant, le problème étant de retrouver le segment matériel
qui manifeste un signifié. Mais le découpage en signifiés (supposé résolu ou
non problématique dans ce qui précède) est lui aussi source de difficultés,
1
MARTINET (A.) 1974. Éléments de linguistique générale. Paris: A. Colin, pp.102, (rééd.).
2
Le terme étant ainsi pris dans une acception assez différente de son acception coutumière.
96
beaucoup plus encore à vrai dire que le découpage en signifiants. L'analyse
fonctionnelle ne s'aventure que prudemment dans ce domaine, et s'en tient à
la notion de « choix unique », sans se dissimuler combien il est souvent
difficile d'isoler des unités de choix sémantiques: on conviendra sans doute
qu'il y a choix unique dans le cas de pomme de terre, mais il est déjà plus
délicat de trancher dans le cas de chambre à coucher. La notion de
« synthème » vise à présenter une catégorie en quelque sorte intermédiaire
entre le monème et le syntagme proprement dit, résultant de choix multiples
(par exemple: avec les valises ou encore donnerions). Le terme de synthème
désigne également les dérivés (par exemple: vivement) et composés (par
exemple: vide-poche), identifiables moins par leur unité sémantique que par
une caractéristique fonctionnelle: ces combinaisons de monèmes se
comportent comme des monèmes simples. On voit ici les difficultés de la
notion de choix: le monème est défini par A. Martinet (1974)1 comme
résultant d'un choix, or le synthème est défini comme une combinaison de
monèmes résultant également d'un choix unique. Suivant le comportement
fonctionnel des monèmes dans un contexte donné, Martinet A. propose une
classification des monèmes en différents types2 :
- Les monèmes autonomes (comme hier, dans hier, il y avait fête au village),
qui comportent en eux-mêmes l'indication de leur fonction.
- Les monèmes fonctionnels qui servent à indiquer la fonction d'un autre
monème.
- Les monèmes dépendants, en ce sens qu'ils dépendent, pour l'indication de
leur rapport avec le reste de l'énoncé, « soit d'un monème fonctionnel, soit de
leur position relativement aux autres éléments de cet énoncé3».
1
MARTINET (A.) 1974. Éléments de linguistique générale. Paris: A. Colin, pp.133, (rééd.).
2
Dans la phrase « hier, il y avait fête au village », village est un monème dépendant (et le syntagme
au village est un syntagme autonome). Reste, dans cet exemple, le syntagme il y avait fête qui est
non seulement autonome mais encore indépendant, car il suffit à former un énoncé complet: c'est le
syntagme prédicatif. C'est autour de cette notion, au demeurant classique, de prédicat, que se
développe la théorie syntaxique de Martinet. Il n'y a plus ici aucun lien avec la phonologie, qui ne
connaît rien de comparable au prédicat; il s'agit de se donner une théorie des structures syntaxiques
élémentaires.
3
MARTINET (A.) 1974. Éléments de linguistique générale. Paris: A. Colin, pp.118, (rééd.).
97
présentation du prédicat est celle d'un élément dont on constate
empiriquement la présence nécessaire dans tout énoncé (pour qu'il y ait
énoncé). Ce prédicat a simplement besoin d'être actualisé, c'est-à-dire mis en
référence avec une situation concrète: dans il y avait fête, Martinet distingue
le monème prédicatif proprement dit (fête) et l'élément qui l'actualise (il y
avait). Dans telle autre langue, le simple énoncé du monème correspondant à
fête aurait valeur d'actualisation. En tout état de cause, point n'est besoin
d’un « sujet ». Bien entendu, cela n'empêche pas Martinet de constater la
grande fréquence des énoncés dans lesquels le prédicat est actualisé par
l’élément qu'on appelle le sujet, comme dans le chien court, mais il est
essentiel à ses yeux de ne pas conclure de cette fréquence au caractère
universel ou obligatoire de la présence d'un sujet, ni à une quelconque
prévalence de la structure sujet-prédicat. On peut donc distinguer dans un
énoncé le noyau indispensable, composé du prédicat et des éléments qui
l'actualisent (comme, le cas échéant, le sujet) et tout le reste, qui est
expansion. On retrouvera ici tout ce qui correspond aux différents
compléments traditionnels, parmi lesquels l'analyse fonctionnelle s'efforce de
construire un système cohérent. Tout en insistant sur le fait que « les
fonctions ne sont pas identifiables d'une langue à une autre »1, Martinet
esquisse ainsi différents types de classifications des fonctions2. Tout d’abord
en fonctions primaires par opposition aux fonctions non primaires selon le
rapport qu'elles établissent entre un syntagme non prédicatif et le noyau
prédicatif ou entre des syntagmes non prédicatifs. Selon la forme que prend
l'indication de la fonction, on retrouve les principes qui doivent aboutir à la
classification des monèmes, selon les conditions d'apparition des fonctions3,
selon « le degré de participation à l'action ». Mais, dit aussitôt Martinet A.
(1972)4, « il est toutefois difficile de trouver des critères sûrs en la matière ».
Et il ajoute un peu plus loin que, dans cet effort de classement, il se proposait
« uniquement d'indiquer de quelles façons on peut essayer d'établir un peu
d'ordre dans le fouillis des fonctions qui se présentent à celui qui cherche à
dégager les traits d'une structure syntaxique »: la syntaxe fonctionnelle ne se
présente donc pas comme un système achevé.
1
MARTINET (A.) 1972. « Cas ou Fonctions ? ». in: La Linguistique. Paris: P.U.F., 1972/2, 8,
pp. 21.
2
MARTINET (A.) 1972. « Cas ou Fonctions ? ». in: La Linguistique. Paris: P.U.F., 1972/2, 8,
pp. 22-23.
3
Ce qui implique notamment l'établissement de leur caractère obligatoire ou facultatif et des
limitations de leurs emplois dans le cas de certains types de prédicats.
4
MARTINET (A.) 1972. « Cas ou Fonctions ? ». in: La Linguistique. Paris: P.U.F., 1972/2, 8.
98
1.2.3. QUELQUES ASPECTS DE LA SYNTAXE
STRUCTURALE DE L. TESNIÈRE
Tesnière L. dans ses Éléments de syntaxe structurale (première édition
1959)1 préfigure ainsi que le font remarquer Fuchs C. et Le Goffic P. (1985)2
à qui nous empruntons une partie de cette brève présentation, la notion
chomskyenne de transformation, pourtant ainsi que l'indique le titre de
l’ouvrage, Tesnière s’inscrit dans le courant structuraliste. L. Tesnière
cherche, tout comme Saussure, à élaborer une théorie générale du langage,
et plus précisément à étudier la grammaire comme un système dont il s'agit
de dégager les lois d'organisation et de fonctionnement, il présente
cependant, par rapport à Saussure et au courant structuraliste en général, un
certain nombre de particularités. Tout d'abord Tesnière se fonde sur sa
propre pratique (observation des faits de grammaire dans de nombreuses
langues) pour construire une élaboration théorique indissolublement liée tout
à la fois à une nouvelle pratique (mieux rendre compte des phénomènes
observés) et à des applications (notamment pédagogiques). Cela le conduit à
proposer des critères opératoires pour la construction de grammaires:
élaboration de niveaux et d'unités d'analyse. Plus spécifiquement, Tesnière
insiste sur l'importance de la notion de « fonction » en syntaxe, qui
n'apparaissait pas comme centrale pour Saussure. Cette notion peut être
considérée comme un enrichissement de celle de forme. Il s'ensuit une
distinction entre syntaxe statique (les catégories) et syntaxe dynamique (les
fonctions), la première étant théoriquement subordonnée à la seconde. La
syntaxe statique a pour espace d'analyse l'ordre linéaire séquentiel de la
surface; la syntaxe dynamique, l'ordre « structural » où se définissent les
fonctions3. Sur ce point précis, s'opposant au strict respect de la surface
pratiqué par les distributionnalistes, la position de Tesnière pourrait se
comparer à celle de la grammaire générative transformationnelle: « Il y a
antinomie entre l'ordre structural, qui est à plusieurs dimensions, et l'ordre
linéaire, qui est à une dimension. Cette antinomie est la « quadrature du
cercle » du langage. Sa résolution est la condition sine qua non de la parole »
(1969: 21)4. L'analyse proposée par Tesnière dans sa syntaxe dynamique
vise à rendre compte de « l'activité parlante » (ou parole) par opposition à la
langue. Sa préoccupation de décrire en termes d'activité de langage les deux
opérations « parler » et « comprendre » le rend contemporain des recherches
les plus récentes en linguistique: « parler, c'est établir entre les mots un
ensemble de connexions (...), comprendre, c'est saisir l'ensemble des
1
TESNIERE (L.) 1969. Éléments de syntaxe structurale. Paris: Klincksieck. [Ouvrage posthume,
Tesnière étant mort en 1954, qui représente l’ensemble des recherches de l’auteur.]
2
FUCHS (C.) & LE GOFFIC (P.) 1985. Initiation aux problèmes des linguistiques contemporaines.
Paris: Hachette ; Coll. « Université ».
3
TESNIERE (L.) 1969. Éléments de syntaxe structurale. Paris: Klincksieck, pp. 50.
4
Par le dernier terme de parole, Tesnière se distingue cependant de la grammaire générative.
99
connexions qui unissent les mots »1, ou encore; « parler une langue, c'est en
transformer l'ordre structural en ordre linéaire, et inversement, comprendre
une langue, c'est en transformer l'ordre linéaire en ordre structural » (1969 :
19). Pour représenter les connexions structurales de la syntaxe dynamique,
Tesnière se donne un mode de représentation qu'il nomme « stemma ».
L'idée d'un tel mode de représentation constitue une découverte tout à fait
nouvelle par rapport aux structuralistes européens. Formellement, le stemma
est une arborescence qui n'est pas nécessairement binaire, et qui « se situe
dans un espace à deux dimensions ». Outre ses caractéristiques formelles
(et ses qualités pédagogiques de visualisation des structures), le stemma met
en œuvre une élaboration théorique fort différente de celle de Chomsky.
Cette élaboration théorique se caractérise par les trois points suivants:
1
TESNIERE (L.) 1969. Éléments de syntaxe structurale. Paris: Klincksieck, pp. 12.
2
Le « vêtement phonique abstrait » selon la terminologie de Tesnière.
3
Linguiste allemand du XlXe siècle
4
TESNIERE (L.) 1969. Éléments de syntaxe structurale. Paris: Klincksieck, pp. 46.
100
syntaxe structurale. Le tableau suivant1 permettra de visualiser cet
agencement:
1
Tableau pris dans FUCHS (C.) & LE GOFFIC (P.) 1985. Initiation aux problèmes des
linguistiques contemporaines. Paris: Hachette ; Coll. « Université », pp. 47.
2
TESNIERE (L.) 1969. Éléments de syntaxe structurale. Paris: Klincksieck, pp. 51.
3
Ce qui pourrait paraître très traditionnel, si l'on ne précisait qu'il n'entend pas par là les catégories
de la grammaire scolaire. Par exemple, les pronoms interrogatifs, les pronoms personnels, certains
indéfinis se trouvent regroupés sous la dénomination de « substantifs », d'autres indéfinis ainsi que
les démonstratifs deviennent des « adjectifs ».
101
postpositions, conjonctions de subordination, pronom relatif), les indices (par
exemple: personnes, articles) et anaphoriques. On constate ainsi une
redistribution des catégories traditionnelles, puisque le groupe des
conjonctions éclate en deux, et que l'un des deux sous-groupes se trouve
contenir également le pronom relatif. Outre l'homogénéisation théorique de la
terminologie, cette présentation a le mérite de fonder clairement la
classification sur la base de critères syntaxiques, tout en maintenant la
distinction entre catégories et fonctions: une même catégorie peut remplir
plusieurs fonctions. De ce point de vue, Tesnière s'oppose à Chomsky qui
opère un constant glissement entre catégories et fonctions. La syntaxe
dynamique est chargée de rendre compte de trois ordres de phénomènes: la
connexion, la jonction et la translation qui sont « les trois grands chefs sous
lesquels viennent se ranger tous les faits de syntaxe structurale » (Tesnière:
1969: 323). Ainsi distingue-t-il phrase simple (ne faisant intervenir que la
connexion) et phrase complexe (où intervient la jonction et/ou la translation).
On notera enfin que Tesnière fut le premier à faire intervenir la notion d’actant
avec le contenu suivant « être ou chose qui, à un titre quelconque, et de
quelque façon que ce soit, même au titre de simples figurants et de la façon
la plus passive, participent au procès »1. Ainsi, dans l’énoncé: « L’enfant
donne un baiser à sa mère », dont il est vrai qu’une bi-participation en
thème/prédicat n’est pas très éclairante, on pourra compter trois actants
représentés par les noms de la phrase. On voit bien que l’intérêt de cette
description est d’amorcer la notion de subordination des différents syntagmes
rattachés au verbe. Spécialement, des groupes considérés par la tradition
comme des expansions indirectes deviennent, dans cette perspective, des
seconds actants du procès ou contre-sujets du verbe passif, comme le
prouveraient les paraphrases: Un baiser est donné à la mère par l’enfant ou
La mère reçoit un baiser de l’enfant . Le terme actant s’inscrit alors dans
l’opposition actant/circonstant, ce dernier terme étant réservé aux éléments
stables de la phrase, les adverbes et équivalents.
1
Reste à savoir si une réconciliation est possible entre les idées de structure et de genèse que la
linguistique structurale a tendu à opposer, du moins en ses débuts, en raison de sa rupture initiale
avec la méthode historique comparative.
103
contraire à dépasser le cadre étroit de l'observation empirique (la pseudo-
réalité des phénomènes sensibles directement observables) pour construire
l'objet. On trouve chez Guillaume une critique constante du positivisme:
« une science d'observation se constitue en science théorique à partir du
moment où elle consent à voir dans la réalité plus et autre chose que ce
qu'en montrent les apparences sensibles »1, ou encore: « un système ne
devient observable qu'après un travail intellectif de reconstruction, lequel
travail, très spécial, transcende, outrepasse la donnée d'observation directe,
et par là suscite la défiance, illégitime, d'esprits prudents, imbus d'un
positivisme excessif, et d'ailleurs périmé, dont les autres grandes sciences
d'observation créées en science théorique ont su se dégager et se dégagent
de plus en plus »2. Dépassant une certaine conception structuraliste de la
langue comme pur système de rapports, vide de tout contenu, Guillaume G.
s'intéresse à l'un des problèmes centraux de la linguistique: celui des
rapports entre forme et sens. Sa démarche repose sur un postulat
d'indépendance entre la forme (le signifiant) et la matière (le signifié). C'est
en l'occurrence la « matière » qu'il étudie de façon privilégiée, et même plus
précisément les opérations de la pensée constitutives des signifiés, telles
qu'il s'efforce de les reconstruire. Cette étude a pour nom la « psycho-
systématique » ou encore « psycho-mécanique ». « Toute la psycho-
systématique est une étude des coupes par lesquelles la pensée délimite en
elle-même, au sein de son activité, certains grands procès, et recoupe
ensuite interceptivement ces procès, par le moyen de nouvelles coupes
transversales qui, selon qu'elles sont précoces ou tardives dans le
mouvement qu'elles attaquent, conférent au signe représentatif du
mouvement une valeur différente »3. La pensée est activité, mouvement, flux
continu qui, comme telle, n'est pas exprimable. Pour l'exprimer et c'est là le
langage; il est nécessaire de délimiter, de fixer, d'arrêter ce flux, comme une
photo instantanée est représentative du mouvement, ou plutôt comme le
cinéma, suite de photos discontinues, nous restitue le mouvement continu.
Ce genre d'opération est ce que Guillaume appelle des « coupes », et il en
distingue deux sortes: La première sorte est celle par laquelle « la pensée
délimite en elle-même, au sein de son activité, certains grands procès »,
comme le mouvement allant de l'universel au singulier4. Les différents
mouvements de ce type forment un système au sens saussurien et
1
GUILLAUME (G.) 1971. Leçons de Linguistique. Québec: Presses de l’université de Laval,
pp. 10. (Textes de Gustave G. publiés par Valin (R.) : 1948-1949 A- Structure sémiologique et
structure psychique de la langue française, B- Psycho-systématique du Langage).
2
GUILLAUME (G.) 1971. Leçons de Linguistique. Québec: Presses de l’université de Laval,
pp. 15.
3
GUILLAUME (G.) 1971. Leçons de Linguistique. Québec: Presses de l’université de Laval,
pp. 209.
4
Il s’agit encore bien d'un mouvement (et non pas d'un découpage quelconque du réel en parties
fixes), qui a valeur de schème explicatif très fécond, que ce soit pour les déterminants, le système
aspectuo-temporel, etc.
104
constituent proprement ce que Guillaume appelle « la langue » (qui n'est
donc pas ici un inventaire d'éléments, mais un système de schèmes
dynamiques, « cinétiques » - c'est-à-dire en mouvement). Nous sommes à un
niveau abstrait qui n'est pas encore celui du « discours ». Le passage au
« discours » se fait par une seconde série de « coupes », qui « attaquent le
mouvement », le saisissent, I'interceptent en un point donné de son
développement. C'est le caractère plus ou moins « précoce ou tardif » de
cette coupe en discours qui « confère au signe représentatif du mouvement
une valeur différente ».
2. LE STRUCTURALISME AMÉRICAIN
2.1. LE DISTRIBUTIONNALISME
2.1.2. CORPUS ET
TRAITEMENT DES DONNÉES
Une telle étude commence par la constitution d’un corpus d’énoncés
effectivement prononcés par des sujets parlant une langue donnée à une
époque donnée. On s’efforce ensuite de relever les régularités dans le corpus
afin d’ordonner la description. Le postulat de la théorie excluant qu’on
s’appuie pour ce faire sur le sens ou la fonction des éléments, il ne reste,
comme fondement à la recherche, que l’environnement des éléments, leur
contexte linéaire. La somme des environnements d’un élément constitue sa
1
BLOOMFIELD (L.) 1926. « A Set of Postulates for the Science of Language ». in: Language, 2,
pp. 153-164.
2
BLOOMFIELD (L.) 1970. Le Langage. Paris: Payot (Language, 1ère éd.1933).
107
distribution. À partir de ces notions, le linguiste se livre à un travail de
décomposition de l’énoncé qui l’amène à dégager ses constituants
immédiats. Chaque phrase se voit attribuer une structure hiérarchisée
d’éléments emboîtés les uns dans les autres. On détermine d’abord des
éléments assez vastes, les constituants immédiats de la phrase, puis on
décompose ceux-ci à leur tour en constituants immédiats de constituants
immédiats, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on obtienne les unités minimales,
les morphèmes. Les procédures utilisées diffèrent selon les linguistes, mais
peuvent toujours se ramener à une combinaison d’opérations de
segmentation et de substitution. Soit un énoncé X. On le divise en un point
quelconque et on essaie de substituer aux segments X1 et X2 obtenus
d’autres segments et de voir si les nouveaux énoncés ainsi formés sont
grammaticaux. D’essai en essai, on parvient à trouver les divisions
permettant un découpage en segments d’indépendance maximale. La tâche
du linguiste est désormais de classer les constituants immédiats et de les
nommer. Dans cette perspective, la grammaire est conçue comme une
grammaire de liste, un inventaire, une classification taxinomique d’éléments
et de séquences.
1
Il n'y a pas de correspondant exact en anglais des termes de langage, de langue ou encore de
parole.
108
termes, il n'y a pas relation terme à terme entre les langues »1. Les éléments
se définissent par leurs relations à l'intérieur d'un système, c'est à dire à leurs
rapports avec les autres éléments. L'insistance est mise surtout sur les
relations syntagmatiques (la distribution, d'où le nom de l'école). Il est
important par ailleurs de souligner les liens entre le distributionnalisme et la
psychologie behavioriste qui dominait aux Etats-Unis à la même époque.
Pour cette théorie, le comportement humain, dans tous les domaines, peut-
être décrit à partir de la relation fondamentale stimulus-réponse. Parler
représente un certain type de comportement, et maîtriser une langue revient
à donner à un stimulus une réponse adéquate ou à pouvoir déclencher la
réponse voulue en utilisant un stimulus approprié.
1
DUBOIS (J.) 1969. « Analyse distributionnelle et structurale ». in: Langages, 20, Paris: Larousse.
109
-les constructions exocentriques, constructions qui acquièrent un type de
fonctionnement distinct de celui des constituants. Ainsi dans Pierre mange,
/pierre/ peut être un appel ou une question, /mange/ un ordre ou une
demande expresse, alors que /pierre mange/ est une assertion.
1
GLEASON (H.-A.) 1969. Introduction à la linguistique. Paris: Larousse [trad. fr.].
2
Soit : Le roi d’Angleterre a ouvert [la session du] Parlement.
110
réécriture dans les règles syntagmatiques. Charles F. Hockett1 a proposé une
représentation graphique de cette structure de phrase sous la forme de
boîtes enchâssées, dont l’ensemble est souvent appelé « boîte de Hockett ».
Cette tendance à la systématisation se retrouve dans tous les travaux de
Hockett, quel que soit leur domaine d’application (de la phonologie à la
poétique, on trouve dans ses recherches le même souci de formalisation).
L'analyse en constituants immédiats se heurte à des difficultés techniques
(existence d'unités discontinues comme « ne....pas » , par exemple) et ne
peut pas rendre compte des ambiguïtés. En fait, une telle méthode se heurte
à des difficultés insurmontables. Tout d’abord, la distribution est-elle finie ou
infinie. Si le corpus est fini, la distribution l’est aussi et partant, la distribution
sera plus ou moins accidentelle, en d’autres termes deux éléments n’auront
jamais exactement la même distribution. Mais si l’on admet une distribution
infinie, on ne peut espérer obtenir une procédure effective (n’ayant qu’un
nombre fini d’étapes). Enfin, si l’on décide de ne retenir que des
environnements typiques, il faudra justifier le choix de ces environnements,
qui doivent être définis en termes distributionnels. Question insoluble où la
distribution ne sert plus à définir les éléments, mais devient justement le
problème qu’il s’agit de résoudre. Il est donc impossible de formaliser
complètement ces procédures et on ne peut élaborer une procédure de
découverte qui produirait mécaniquement une description grammaticale à
partir d’un corpus. Aujourd’hui en bonne partie abandonnée, l’analyse en
constituants immédiats n’a pas été totalement inutile. Chomsky en a donné
une version formalisée et a étudié systématiquement les capacités et les
limites d’une grammaire fondée sur cette analyse. La visée de Chomsky étant
de déterminer les propriétés formelles que doit avoir une grammaire pour
énumérer automatiquement toutes (et rien que) les phrases grammaticales
d’une langue, tout en donnant à ces phrases des descriptions structurales
sous la forme d’indicateurs syntagmatiques, l’étude de la forme des règles
dans une grammaire générative de ce type lui a permis d’établir les
insuffisances du modèle en constituants immédiats et de montrer la nécessité
de recourir au modèle transformationnel. A noter cependant que la notion de
transformation a été introduite tout d’abord par Harris Z.-S. dont Chomsky fut
le disciple.
1
Charles F. Hockett appartient, avec Harris, Bloch et Wells notamment, à cette école structuraliste
américaine qui s’est efforcée de mettre au point des procédures constantes formelles permettant
d’analyser toute phrase de toute langue au moyen d’étapes catégorielles intermédiaires : les
constituants immédiats.
111
2.2. LE TRANSFORMATIONNALISME
par comparaison des trois phrases, on obtient les deux classes d'équivalence
suivantes :
Les trois phrases (P1,P2 et P3) sont ensuite chacune caractérisée comme la
succession des deux classes XY.
1
HARRIS (S.-Z.) 1952. « Discourse analysis ». (trad. fr.) par DUBOIS-CHARLIER (F.) 1969.
« L’Analyse du discours ». in : Langages, 13.
2
FUCHS (C.) & LE GOFFIC (P.) 1985. Initiation aux problèmes des linguistiques contemporaines.
Paris: Hachette ; Coll. « Université ».
112
Dans un premier temps, ce n'est qu'à titre de « technique auxiliaire » que
Harris S.-Z. recours à la transformation d'une phrase originelle en une autre
phrase reconnue équivalente à la première.
113
Les transformations, tout comme les classes d'équivalence, sont établies en
théorie « sans aucun recours au sens ».
1
HARRIS (S.-Z.) 1971. Structures mathématiques du Langage. Paris: Dunod (trad. fr.) [1ère éd.
1968. Mathematical structures of Language. New York: Wiley].
2
HARRIS (S.- Z.) 1976. Notes du cours de syntaxe. Paris: Seuil.
114
toutes les autres séquences linguistiques, en « réduisant » les séquences de
concaténation.
Dans le premier système, Harris pose que « la métalangue est dans la
langue », c'est pourquoi les séquences de concaténation produites par le
premier système ressemblent souvent plus à des gloses qu'à des phrases
réelles, car les indications métalinguistiques y abondent. Les opérateurs
proprement linguistiques de ce premier système sont :
-Les opérateurs élémentaires (c'est à dire dont les arguments sont
élémentaires, non composés) :
115
-Les opérateurs de permutation:
comme dans: Un homme petit est entré -> Un petit homme est entré
2.2.4. REMARQUES
3. LA GRAMMAIRE GÉNÉRATIVE
ET TRANSFORMATIONNELLE
3.1. INTRODUCTION
Noam Chomsky est sans doute l’un des linguistes contemporains les
plus importants et les plus connus. Son influence sur la linguistique
contemporaine a été et reste déterminante. Né à Philadelphie en 1928, formé
à la linguistique par Z.-S. Harris, un des principaux théoriciens du
distributionnalisme comme on l’a vu, au début des années cinquante, il
116
élabore dans sa thèse, The Logical Structure of Linguistic Theory , écrite en
1955, les instruments qui permettent pour la première fois à la syntaxe et à la
sémantique de rejoindre la phonologie dans le domaine des études
rigoureuses et empiriquement motivées, y est développée l’idée
fondamentale que la maîtrise d’une langue peut être simulée par le biais d’un
ensemble de règles et de principes explicites, caractérisables formellement,
qui constituent une grammaire « générative », c’est-à-dire une procédure qui
énumère et analyse tous les énoncés bien formés de la langue étudiée, et
rien qu’eux. Depuis lors, ses contributions techniques ont été à la source
d’une multitude de travaux développant et modifiant ses analyses à la lumière
de langues de plus en plus nombreuses. Ses thèses sur les rapports entre
linguistique, psychologie et biologie, qui redonnent vie aux approches
rationalistes du langage des XVIIe et XVIIIe siècles, sont, pour une part
importante, à la source de la « révolution cognitive » en psychologie. Le
département de linguistique du M.I.T. (Massachusetts Institute of
Technology), où il enseigne à partir de 1956, a formé et accueilli des
linguistes du monde entier qui décrivent un nombre sans cesse croissant de
langues et de familles de langues. La grammaire générative a pu fournir ces
dernières années une caractérisation motivée et riche de ce qui, pour
Chomsky et la tradition rationaliste, est l’objet même de la linguistique, la
faculté de langage de l’espèce humaine.
1
On peut ainsi comparer j’ai fait en sorte qu’il avoue le crime et je l’ai persuadé d’avouer le crime.
2
Par exemple les statuts des énoncés interrogatifs mentionnés ci-dessus.
3
CHOMSKY (N.) 1955. The Logical Structure of Linguistic Theory. Cambridge: M.I.T., miméo.
4
CHOMSKY (N.) 1969. Structures syntaxiques. Paris: Seuil (trad. fr.) [1ère éd. 1957. Syntactic
Structures. La Haye: Mouton].
5
SKINNER (B.-F.) 1957. Verbal Behavior. New York: Appleton Century Crofts.
118
3.1.2. LA NOTION DE GRAMMAIRE UNIVERSELLE
1
Ensemble infini dans CHOMSKY (N.) 1971. Aspects de la théorie syntaxique. Paris: Seuil (trad.
fr.) [1ère éd. 1965. Aspects of the Theory of Syntax. Cambridge: M.I.T. Press).
2
Voir ARNAUD (A.) & LANCELOT (C.) 1969. Grammaire générale et raisonnée. Paris: Paulet
[1ère publ. 1660].
3
A ce propos voir CHOMSKY (N.) 1969. La Linguistique cartésienne. Paris: Seuil (trad. fr.) [1ère
éd. 1966. Cartesian Linguistics. New York: Harper & Row).
4
On notera que les travaux de cette époque portent déjà sur de nombreuses langues, l’anglais bien
sûr, mais aussi l’hébreu: Morphophonemics of Modern Hebrew, 1951, le russe (travaux de
M. Halle), le mohawk (travaux de P. Postal) et le hidatsa (travaux de G. H. Mathews), parmi
d’autres. Ceux de Chomsky participent à leur description et en intègrent les résultats.
119
l’apprentissage: élaboration d’hypothèses, révisions sur la base des
corrections du milieu. Pourtant, de telles corrections, fort rares, semblent ne
jouer aucun rôle dans le développement de la compétence linguistique. Dès
Current Issues (1964)1, Chomsky tente de transférer à la grammaire
universelle des propriétés jusqu’alors imputées à chaque transformation.
L’intérêt de l’approche est évident: si des principes généraux de ce type
existent bien, ce qui semble vérifiable empiriquement, ils ne requerront
aucun apprentissage, donneront un riche contenu à ce que la grammaire
universelle représente - la faculté de langage - et nous rapprocheront d’une
véritable réponse à la question (2). C’est à l’élaboration de cette grammaire
universelle que Chomsky travaille dès cette époque, d’abord à peu près seul,
notamment lors des controverses avec la « sémantique générative ». Cette
période de son travail culmine avec la publication de son article « Conditions
on Transformations » (1971)2. Il y est défini un programme de recherches qui
s’avérera décisif3. Lectures on Government and Binding4 , publié en 1981,
reprend pour partie ce travail collectif et systématise cette approche. Cet
ouvrage définit le cadre conceptuel de la recherche contemporaine. Chomsky
en a depuis lors élaboré et modifié certains aspects5 et a présenté les buts et
les résultats de ce dernier état de la grammaire générative dans deux
ouvrages6. La grammaire universelle est maintenant conçue comme un
système intriqué qui regroupe des théories locales particulières ou
« modules ». Chacun d’entre eux est régi par des principes universels qui lui
sont propres. Ces principes sont partiellement sous-spécifiés et définissent
un espace restreint de variations possibles, appelé « paramètre ». Dans cette
perspective, « apprendre » une langue, c’est choisir une valeur pour chacun
de ces paramètres. Pour prendre une métaphore utilisée par Chomsky lui-
même, on dira que les modules de la grammaire universelle forment un
réseau ou figurent un nombre restreint de commutateurs. Le réseau est
invariant mais les circuits potentiels qu’il définit changent selon la position des
1
CHOMSKY (N.) 1964. Current Issues in Linguistic Theory. La Haye: Mouton.
2
CHOMSKY (N.) 1971. « Conditions on Transformations ». in: JACOBOVITZ (L.-A.) &
STEINBERG (D.-D.) 1971 . Semantics. Cambridge Cambridge University Press.
3
Y reçoivent une première formulation des contraintes universelles comme la « sous-jacence », la
« contrainte du sujet spécifié », celle des « phrases à temps fini » qui restent valides aujourd’hui
encore sous des formes un peu différentes. Y sont introduits des concepts très fructueux, comme les
« traces », ou l’idée, riche d’avenir, que des déplacements longs, comme celui de qui dans qui
crois-tu que Jean pense que Marie aime ? est la somme de déplacements invisibles plus « locaux ».
Cet article et la conception de la grammaire universelle qu’il met en place suscitent vite un vif
intérêt en Europe où un nombre important de linguistes travaillent bientôt dans ce cadre sur des
langues très variées, d’abord aux Pays-Bas et à Paris, puis en Italie, dans les pays scandinaves, en
Allemagne et maintenant en Hongrie, et même en Afrique (notamment au Maroc), en Chine et au
Japon.
4
CHOMSKY (N.) 1981. Lectures on Government and Binding. Dordrechr : Foris.
5
CHOMSKY (N.) 1987. La nouvelle syntaxe. Paris: Seuil (trad. fr.) [1ère éd. 1982].
6
Voir CHOMSKY (N.) 1986. Knowledge of Language et CHOMSKY (N.) 1987. Language and
Problems of Knowledge. M.I.T. Press.
120
commutateurs. Des différences, même minimes, dans la position de ceux-ci
ont des effets considérables sur les circuits engendrés, c’est-à-dire sur les
propriétés des différentes langues. Il n’y a plus ici de règles au sens du
modèle standard. Les transformations individuelles ont été remplacées par
une unique instruction universelle : « déplacer a ». Les effets des restrictions
qui pesaient sur elles découlent maintenant de l’interaction de cette
instruction et des principes universels des différents modules. De même, les
structures de constituants associées aux phrases1 ne sont plus produites par
des règles de réécriture spécifiques. Elles résultent de deux principes
généraux. Le premier « projette » une représentation syntaxique à partir des
représentations lexicales. Le second, la « théorie x », définit une classe de
têtes lexicales (N, V, P, etc.) sur la base desquelles sont construites des
catégories syntaxiques de rang supérieur : un SN (syntagme nominal) est
une projection de N, un SV (syntagme verbal) une projection de V, etc. Cette
théorie est partiellement sous-spécifiée quant à l’ordre des constituants : les
têtes lexicales précèdent leurs compléments en anglais ou en français mais
les suivent en japonais. Dans les langues germaniques, les compléments du
verbe précèdent celui-ci, etc. Apprendre une langue, pour ce module, c’est
déterminer, sur la base de phrases aussi élémentaires que Pierre mange la
pomme , quelle valeur du paramètre d’ordre défini par la « théorie x » est
retenue dans la communauté linguistique environnante.
1
Les « arbres » ou « parenthèses » des descriptions grammaticales.
2
Des résultats analogues ont déjà été acquis en syntaxe comparée des langues scandinaves et
germaniques et aussi pour certains aspects de l’anglais, du chinois ou du japonais. On s’attend
121
recherches mis en place par Chomsky a su garder une certaine vitalité. D’un
autre point de vue, la fécondité de ce programme est à bien des égards celle
des idées sur le langage du rationalisme européen, et spécialement français
des XVIIe et XVIIIe siècles que Chomsky a su redécouvrir et traduire en des
termes modernes. Cela est vrai de l’idée même de grammaire universelle, de
l’accent porté sur l’aspect créateur de l’utilisation du langage, et de l’idée,
fondamentale chez Chomsky, que l’étude des langues nous donne un accès
privilégié à l’esprit humain. Un des mérites essentiels de Chomsky est de leur
avoir donné un contenu précis et récusable.
qu’ils se multiplient pour d’autres familles de langues. Il s’élabore ainsi une riche théorie des
universaux du langage et de la diversité des langues.
1
CHOMSKY (N.) 1968. Language and Mind, New York: Harcourt, Brace & World Inc. (trad. fr.
1970. Le Langage et la pensée. Paris: Payot).
122
d'ordre et d'applicabilité et contenant une sous-structure fixe qui, de la même façon que
les principes généraux d'organisation, est commune à toutes les langues ». (op. cit.; pp.
127).
Bien que souvent très vagues, les textes de Chomsky laissent penser que
cette sous-structure fixe comporterait notamment les principales règles de
réécritures, la distinction entre structure profonde et structure superficielle, un
certain ordre d'application des transformations, etc.
1
CHOMSKY (N.) 1971. Aspects de la théorie syntaxique. Paris: Seuil (trad. fr.).
2
A ce propos voir CHOMSKY (N.) 1970. Le Langage et la pensée. Paris: Payot.
123
la classe des opérations transformationnelles reliant ces deux structures. On
notera que les modèles génératifs ont été élaborés à partir de l'anglais et que
leur pouvoir génératif ne s'étend guère au-delà de certaines langues du
groupe indo-européen. Pour ce qui concerne les langues appartenant à
d'autres groupes, les études comparatives ont révélé que certaines des
catégories de la structure profonde sont totalement absentes (SV, Sprép,
etc.) et que nombre de règles explicites ou implicites (par exemple l'ordre des
mots) ne sont pas pertinentes 1. Un second problème subsiste qui est celui du
statut spécifiquement langagier de cette grammaire: en quoi les « universaux
du langage » peuvent-ils être distingués des « universaux cognitifs ou
perceptifs ? ».
1
Les formulations actuelles ne peuvent donc être considérées que comme transitoires et il faudra
attendre que le modèle soit remanié à la lumière des données issues de tous les types de langue pour
que soient validés à la fois le postulat de l'universalité des structures profondes et le modèle servant
à les décrire.
2
CHOMSKY (N.) 1969. Structures syntaxiques. Paris: Seuil (trad. fr.) [1ère éd. 1957).
3
CHOMSKY (N.) 1971. Aspects de la théorie syntaxique. Paris: Seuil (trad. fr.) [1ère éd. 1965].
4
Recueil d'articles publiés en 1972, voir trad. fr. CHOMSKY (N.) 1975. Questions de sémantique,
Paris: Seuil.
5
BRONCKART (J.-P.) 1977. Théorie du Langage - une introduction critique. Bruxelles: Mardaga.
[Chap. VII. pp. 167 à 245].
124
construites dans les langues particulières » (Chomsky : 1957)1. Selon
Chomsky, le plus fondamental de ces principes est, sans nul doute, la
créativité dont témoigne le comportement langagier de tout être humain. Tout
sujet parlant se révèle en effet apte à produire et comprendre un nombre
infini de phrases, en mettant en œuvre un nombre fini d'éléments ou d'unités
(phonèmes, morphèmes, lexèmes ). Toute phrase émise ou reçue est à
proprement parler « nouvelle », c'est à dire créée ou re-créée par le locuteur
comme par l'auditeur. Cette caractéristique du comportement langagier
atteste en réalité d'une sorte de mécanisme ou « faculté du langage » qui
permet de produire toutes les phrases possibles (c'est à dire toute la langue).
Dès lors, construire la grammaire d'une langue, c'est construire un modèle
qui rendrait compte, de la manière la plus appropriée de ce mécanisme du
langage. La grammaire dans cette perspective est donc une représentation
des procédures qui sous tendent la créativité à l'œuvre dans le langage.
Étant donné l'objectif général, le premier but de l'analyse linguistique sera de
différencier les énoncés grammaticaux des énoncés non-grammaticaux. La
notion de grammaticalité recouvre en fait celle d'appartenance au système
que l'on va décrire. La question qui se pose alors est la suivante : comment
distinguer les énoncés grammaticaux de ceux qui ne le sont pas ? D'emblée,
Chomsky rejette la référence au corpus (c'est à dire aux énoncés réellement
observés)2. En raison de la créativité il existe un grand nombre de phrases,
parfaitement correctes qui risquent de ne jamais figurer dans un corpus mais
que la grammaire se doit de décrire au même titre que les autres. Il ne peut
être question non plus, dans l'optique générativiste, de faire référence au
sens, à la signification des phrases. Comme le montre l'exemple désormais
classique: « idées vertes incolores [qui] dorment furieusement »; tout locuteur
admettra qu'il existe des phrases « qui ne veulent rien dire », c’est à dire qui
du point de vue du sens ne sont pas correctes mais qui sont construites
« correctement » selon les principes de la grammaire de la langue. Le seul
critère de grammaticalité qui subsiste dès lors est celui du jugement
d'acceptabilité émis par le sujet parlant. Tout comme le locuteur dispose
d'une connaissance intuitive des différences et ressemblances
phonologiques ou des règles morpho-phonologiques implicites de la langue, il
possède également selon Chomsky, une intuition de la grammaticalité, et
cette intuition fonde le jugement d'acceptabilité qu'il peut émettre. Une fois les
énoncés grammaticaux différenciés de ceux qui n'appartiennent pas à la
langue, le linguiste se doit d'élaborer un modèle ou une grammaire de la
langue. La construction de ce modèle implique naturellement certains choix,
certaines décisions et celles-ci devront être prises en se référant à une
théorie générale de la structure grammaticale. Il existe en effet des
caractéristiques essentielles partagées par toutes les langues naturelles
1
CHOMSKY (N.) 1969. Structures syntaxiques. Paris: Seuil, pp. 13 [trad. fr., 1ère éd. 1957].
2
Ne seraient grammaticales, dans cette conception, que les phrases effectivement produites dans
des corpus.
125
(notamment la créativité) et les grammaires décrivant une langue particulière
devront formuler des lois applicables à tous les systèmes langagiers
envisageables. Toute grammaire devra donc satisfaire à deux critères
essentiels : un critère externe d'adéquation aux données1 et un critère de
généralité. Ainsi « la grammaire d'une langue donnée doit être construite
conformément à une théorie spécifique de la structure linguistique dans
laquelle des termes tels que "phonèmes" ou "syntagme" sont définis
indépendamment de toute langue particulière » (Chomsky 1957 ; pp. 56). Les
relations entre la théorie linguistique et les modèles particuliers sont abordés
par Chomsky en termes de procédures d'élaboration des grammaires à partir
de la théorie. Dans le chapitre traitant « Des buts de la théorie linguistique2 »
Chomsky affirme en effet que la tâche essentielle de la théorie est de fournir
une justification des grammaires: idéalement, la théorie devrait donc
permettre de choisir le meilleur des systèmes. Trois types de justifications
sont envisageables, la théorie devant fournir (1) une procédure de
découverte, (2) une procédure de décision, (3) une procédure d'évaluation.
Pour Chomsky, dès lors qu'une grammaire se donne pour objectif de
représenter le phénomène extrêmement complexe de créativité (ce qui est le
cas de la grammaire générative), l'élaboration d'une théorie fournissant une
procédure de découverte paraît inconcevable. Renonçant à la conception la
plus exigeante, Chomsky adopte la plus modeste, à savoir celle qui fournit
une procédure d'évaluation. Étant donné un ensemble relativement complexe
de données linguistiques d'une part, l'existence de plusieurs grammaires ou
modèles correspondant à ces données d'autre part, la théorie doit permettre
de déterminer la « meilleure » grammaire ou en tout cas « la moins
mauvaise ». L'évaluation des modèles s'effectuera en tenant compte des
deux critères énoncés plus haut, à savoir l'adéquation aux données d'une
part et la généralité d'autre part. À ces deux critères d'évaluation, Chomsky
adjoindra un troisième: la simplicité3. Dans l'ensemble de notions remises à
l'honneur par Chomsky, il en est une qui est d'importance capitale: la
créativité gouvernée par des règles. Pour Chomsky, le comportement verbal
de l'homme est un phénomène de création permanente, et cette
caractéristique peut être représentée par un système de règles explicite ou
grammaire générative. Le premier modèle ou modèle strictement syntaxique
rendait effectivement compte de la génération de l'ensemble des phrases
possibles d'une langue, par la formulation de deux types de règles (règles de
réécriture et règles transformationnelles). l'élaboration de ce premier modèle
s'est effectuée à partir d'une notion de grammaticalité purement syntaxique,
en bannissant les critères de sens, et en recourant le moins possible à
l'intuition du sujet. Sur le plan de la démarche ce modèle constitue donc une
sorte de prolongement et d'aboutissement de Harris et des structuralistes
1
Les phrases engendrées par le modèle devront être acceptables pour le sujet parlant.
2
CHOMSKY (N.) 1969. Structures syntaxiques. Paris: Seuil (trad. fr.) [1ère éd. 1957).
3
Notion très vague qui sera l'objet de nombreuses controverses.
126
anglo-saxons. C'est ce premier modèle qui a inspiré les psycholinguistes et
les psychopédagogues. Au moment où le modèle syntaxique était adopté par
un nombre important de psychologues et d'éducateurs, Chomsky a modifié
ses objectifs et présenté la grammaire générative comme une représentation
de la connaissance intuitive du sujet à propos de sa langue. Cette
modification des objectifs s'est accompagnée de l'introduction des
oppositions conceptuelles célèbres telles que compétence et performance ou
structure profonde et structure superficielle. Sur le plan linguistique, elle s'est
traduite par la formulation du modèle standard qui réduit considérablement le
rôle des transformations et qui maximalise celui des structures profondes;
celles-ci, désormais uniques responsables du sens, ne peuvent être
générées que par l'intervention de 4 ou 5 types de règles, parfois très
complexes. Etant donné l'incapacité de ce second modèle à expliquer les
modifications de sens produites en surface, il a été remplacé par une
troisième formulation, hybride, la théorie standard élargie. Notons enfin que
cette troisième formulation a fait place à une quatrième version qui tire la
conséquence de la disparition du composant transformationnel et qui à
tendance à bannir la notion de structure profonde ainsi que nous l’indiquions
en introduction1.
1
SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de Linguistique Générale. Paris: Payot.
128
4.1.2. LE TOURNANT AMORCÉ PAR LES
LINGUISTIQUES DE L’ÉNONCIATION
C’est une démarche inverse qui caractérise la linguistique de
l’énonciation. Même si on maintient la distinction méthodologique entre
l’observable (constitué par les pratiques langagières) et l’objet théorique
construit pour l’expliquer (objet que certains pensent pouvoir continuer à
appeler « langue »), on pense que cet objet comporte, de façon constitutive,
des indications relatives à l’acte de parler. Il contiendrait une description
générale et une classification des différentes situations de discours possibles,
ainsi que des instructions concernant le comportement linguistique, c’est-à-
dire la spécification de certains types d’influence que l’on peut exercer en
parlant, et de certains rôles que l’on peut se donner à soi-même et imposer
aux autres. Une linguistique de l’énonciation pose que nombre de formes
grammaticales, de mots du lexique, de tournures, de constructions ont pour
caractéristique régulière le fait qu’en les employant on instaure ou on
contribue à instaurer, entre les interlocuteurs, des relations spécifiques. Si la
langue peut encore être considérée comme un code, ce n’est plus au sens où
le code sert à noter des contenus de pensée, mais au sens où on parle d’un
code de politesse, vu comme un répertoire de comportements sociaux.
Le nom Pierre ne constitue pas, ici, un énoncé à lui tout seul: le locuteur
n’acceptera pas de se justifier d’avoir prononcé ce mot. S’il l’a prononcé, dira-
t-il, c’est afin de poser la question qu’il a posée, et c’est seulement sur la
légitimité ou la pertinence de cette question, prise comme un tout, qu’il se
déclarera engagé. Le segment : « Est-ce que Pierre est venu », considéré à
l’intérieur de la suite précédente, ne constitue pas davantage un énoncé :
l’objet avoué de la parole n’était pas de s’enquérir de la venue de Pierre,
mais de l’intention qui a motivé sa venue. Il faut donc prendre la totalité de la
suite pour constituer un énoncé. À cette première condition, qui fixe pour
129
l’énoncé une étendue minimale, il s’en ajoute une seconde, qui détermine un
maximum. Si, à l’intérieur d’une suite, on peut déterminer une succession de
deux segments sur chacun desquels le locuteur prétend engager sa
responsabilité, on dira que cette suite constitue non pas un, mais deux
énoncés. Il en serait ainsi, par exemple, si la question avait été : « Est-ce que
Pierre est venu ? Et est-ce pour voir Jean ? ». Tel qu’il vient d’être
caractérisé, l’énoncé est une suite effectivement réalisée, c’est-à-dire une
occurrence particulière d’entités linguistiques. Supposons qu’un locuteur
différent de celui imaginé plus haut, et parlant donc en un autre point de
l’espace et du temps, pose, terme pour terme, la même question ; on dira
alors qu’il s’agit d’un autre énoncé. Décider que deux énoncés sont des
réalisations de la même phrase, c’est supposer qu’ils mettent en œuvre tous
les deux la même structure linguistique. D’où il résulte que cette décision
dépend de ce qu’on entend par « structure linguistique ». Si on se représente
celle-ci comme une succession linéaire de mots, il sera nécessaire et
suffisant que les deux énoncés soient composés des mêmes mots alignés
dans le même ordre. Mais il en sera autrement si on introduit dans la notion
de structure des relations plus complexes: on peut imaginer que la même
suite de mots corresponde à des organisations très différentes, donc à des
phrases différentes, et que des suites différentes manifestent la même
organisation, donc la même phrase. Ainsi, il n’y a rien d’absurde ni d’ailleurs
d’évident à dire que l’énoncé : « Est-ce que Pierre est venu pour ça ? »
employé dans un contexte où « pour ça » signifie « pour voir Jean », réalise
la même phrase que l’énoncé pris plus haut pour exemple. D’où on conclura
que les phrases, entités abstraites, n’appartiennent pas à l’observable, au
donné, mais qu’elles sont éléments de l’objet théorique construit afin de
rendre compte du donné (en termes saussuriens, elles relèvent de la langue).
1
Les exemples de ce paragraphe proviennent de l’article « Enonciation » dans ARRIVE (M.),
GADET (F.) & GALMICHE (M.) 1986. La grammaire d’aujourd’hui. Guide alphabétique de
linguistique française. Paris: Flammarion.
130
et non l’énoncé. Ainsi comprise, comme surgissement d’un énoncé,
l’énonciation ne doit pas être confondue avec l’activité linguistique, c’est-à-
dire avec l’ensemble de mouvements articulatoires, de processus
intellectuels, de calculs de fins et de moyens, qui a amené le locuteur à
produire son énoncé. Alors que cette activité, étudiée par la psycho-
linguistique, est préalable à l’énoncé, l’énonciation en est contemporaine :
elle est l’existence même de l’énoncé. Il sera montré plus loin que la
linguistique, si elle veut rendre compte du sens des énoncés, ne peut pas
ignorer l’énonciation. Il s'agit là d'une propriété remarquable du langage: il
comporte en lui-même les conditions de sa propre réflexivité; en tant que
code, il comporte des éléments renvoyant au fonctionnement même de ce
code. Cette particularité oblige donc à traiter la langue comme une entité
pluridimensionnelle, où tout ne répond pas au même principe explicatif. S'il
peut se faire qu'un énoncé (par exemple scientifique)1 soit interprétable
indépendamment des circonstances de son énonciation, la plupart
comportent au moins quelques éléments qui réfléchissent l'acte d'énoncia-
tion, et qui n'ont de sens que compte tenu des protagonistes et de la
situation.
1
On peut douter comme cela sera précisé plus tard de la « neutralité » ou de « l’objectivité » de tous
les énoncés qu’ils soient « scientifiques » ou pas. A ce propos voir KERBRAT-ORECCHIONI
1980 et 1986.
131
que la phrase elle-même ne permet pas à elle seule de les connaître. On voit
en outre que la différence entre sens et signification tient à la nature même,
et non à la seule quantité, des indications véhiculées. Ce que la phrase
apporte, ce sont des instructions pour la compréhension de l’énoncé. Ainsi,
dans cet exemple, la phrase ne dit pas seulement que la venue de Pierre est
un indice de quelque chose (ce qui est a priori évident); elle dit que le
locuteur fait allusion à une conclusion particulière, et que l’interprétant doit,
pour comprendre, deviner cette conclusion. Le sens n’est pas égal à la
signification additionnée de notations supplémentaires, car la signification
donne seulement des consignes à partir desquelles on doit reconstruire le
sens. Cela amène à refuser la notion habituelle de sens littéral, si on entend
par là une portion du sens de l’énoncé, qui serait déjà lisible dans la phrase.
En fait, ce que dit la phrase est fondamentalement hétérogène à ce que dit
l’énoncé. On ne saurait communiquer avec des phrases, car leur signification
consiste surtout en instructions pour déterminer la valeur sémantique de
l’énoncé : cette dernière seule peut être l’objet d’une communication.
1
BENVENISTE (E.) 1966. Problèmes de Linguistique générale (t.1 et t.2). Paris: Gallimard ; Coll.
«Tel».
132
aussi JE, le premier locuteur étant devenu TU (« TU » viens de dire que ...).
Puis JE et TU s'inverse à nouveau quand le premier parle à nouveau. Ainsi,
comme l'a fait remarquer Benveniste: « "je" et "tu" ne renvoient ni à un
concept, ni à un individu » (op. cit. ; pp. 261) mais permettent à chacun de se
poser comme sujet dans le discours en relation avec un destinataire. De
même existe comme nous l'avons souligné, toute une série de moyens pour
désigner où JE me trouve: c'est ICI, dans cette maison, et le moment où JE
parle: c'est MAINTENANT, à la minute PRÉSENTE (et le temps verbal
« présent » est bien l'axe de notre repérage dans la temporalité). Ainsi
s'effectue la mise en relation avec l'extra-linguistique grâce à ces
« embrayeurs »1.
Les affixes verbaux donnent aux verbes une actualisation qui a pour
repère le moment de l'énonciation, par rapport auquel s'établissent le passé
et le futur; l'aspect marque la manière dont est envisagé le déroulement du
procès.
1
JAKOBSON ( R.) 1963. Essais de linguistique générale. Paris: Minuit (trad. fr.) [voir pp. 176-
196 : « Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe » (1957) et pp. 210-248 :
« Linguistique et poétique » (1960)].
133
4.2.4.5. LES DÉICTIQUES
1
On peut en effet soutenir que tout énoncé comporte un complexe d'opérations d'assertion et de
thématisation mais aussi plus largement de modalisation, de distanciation énonciative, etc.
2
FUCHS (C.) & LE GOFFIC (P.) 1985. Initiation aux problèmes des linguistiques contemporaines.
Paris: Hachette ; Coll. « Université ».
134
se situe par rapport à l'allocutaire, à sa propre énonciation, au monde. Sans
proposer une liste exhaustive1 des phénomènes en question, on notera
cependant les points suivants:
1
À ce propos voir chapitre VIII « Les approches pragmatiques ».
136
exemple ingénieur (objectif) et imbécile (subjectif). Les verbes mettent en jeu
deux axes d'évaluation, celle en bon/mauvais (espérer, redouter, perpétrer)
et celle de vrai/faux/incertain (estimer, prétendre, s'imaginer). Pour les
adjectifs, on distinguera ceux qui sont intrinsèquement évaluatifs (poignant,
infantile), et ceux qui le sont par leur fonctionnement syntaxique: soit
l'antéposition (un grand homme, par opposition à un homme grand ), soit
encore des tournures construisant un sous-entendu (il est intelligent pour un
Français; il est grand mais intelligent ). Quant aux adverbes, ils sont
fréquemment évaluatifs, surtout en tête de phrase, où ils peuvent renvoyer à
l'acte d'énonciation (franchement, justement, décidément, etc.). Une
subordonnée peut jouer le même rôle; dans « Puisque tu insistes, je suis
malade » la subordonnée « Puisque tu insistes » ne peut dépendre que de
l'acte d'énonciation, et pas de « je suis malade ».
137
4.2.6.1. LE DISCOURS RAPPORTÉ
C'est à dire des prises de distance sans marque univoque comme dans
le discours indirect libre, l'antiphrase, l'imitation, l'ironie, l'allusion, le
deuxième degré..., toutes formes qui, étant davantage suggérées que dites
explicitement, peuvent toujours être senties comme ambiguës, voire mal
interprétées.
138
4.3. LES POSITIONS THÉORIQUES
D’OSWALD DUCROT
Conçue restrictivement, la linguistique de l'énonciation s'intéresse plus
particulièrement à l'un des paramètres du cadre énonciatif: le locuteur. Dans
cette perspective, on considère comme faits énonciatifs les traces
linguistiques de la présence du locuteur au sein de son énoncé. Cependant
une proposition n'est jamais « directement » assertée par un locuteur et
comme le suggère la théorie polyphonique de l'énonciation, un locuteur (L)
peut s'engager ou se dégager en prenant ou non en charge la proposition
énoncée. Cette possibilité de dégagement est à l'origine du fait qu'un
énonciateur (E) est toujours la source de la proposition mais que le locuteur
peut présenter cette dernière comme valide (E = L) ou non (E ≠ L) dans son
espace de « réalité » en l'assumant ou en « marquant ses distances ». On
notera enfin qu'on peut opposer, d'un point de vue théorique, deux grands
courants ayant pris le domaine de l'énonciation en considération:
1. Le courant énonciatif au sens strict, plutôt caractéristique de la linguistique
française, notamment Ducrot. O. et Culioli A.1 à la suite de Benveniste E., et
dont la tendance est de partir du repérage de marques linguistiques et de
procéder par élargissement pour caractériser la langue comme activité
énonciative, du double point de vue de la production et de la reconnaissance,
comme activité double mais non symétrique (par exemple, des phénomènes
indiciels à la référence et à la détermination). C'est dans ce cadre qu'a été
élaborée la notion de « catégories énonciatives », catégories présumées
universelles, comme la personne, l'aspect, la détermination, et correspondant
à des opérations de prise en charge de la langue par le sujet parlant2.
2. Le courant pragmatique, essentiellement anglo-saxon3, partant de
catégories notionnelles dont on cherche à retrouver les marques
linguistiques, et de ce fait plutôt mis en œuvre par des philosophes,
sociologues et psychologues que par des linguistes. Nous exposerons ce
deuxième courant ultérieurement de manière à en montrer la spécificité.
1
En ce qui concerne DUCROT (O.) voir DUCROT (O.) 1972. Dire et ne pas dire - Principes de
sémantique linguistique. Paris: Hermann. DUCROT (O.) 1973. La preuve et le dire. Paris: Mame.
DUCROT (O.) 1980. Les échelles argumentatives. Paris: Minuit. DUCROT (O.) et al. 1980. Les
mots du discours. Paris: Minuit. ANSCOMBRE (J.-C) & DUCROT (O.) 1983. L’Argumentation
dans la langue. Bruxelles: Mardaga. Pour avoir un vue des idées d'A. CULIOLI dans ce domaine,
on pourra consulter l'article de SIMONIN (J.) 1984 « De la nécessité de distinguer énonciateur et
locuteur dans une théorie énonciative ». in: D.R.L.A.V., 30. Voir aussi CULIOLI (A.) 1990. Pour
une linguistique de l'énonciation, opérations et représentations, t.1. Paris: Ophrys.
2
L'une des grandes difficultés apportées par l'introduction du concept d'énonciation est d'étudier les
traces du procès d'énonciation sans être tenté d'établir le sujet de l'énonciation comme entité libre et
maîtresse d'elle-même, le sujet est tout autant pris dans sa langue qu'il en fait usage.
3
Voir notamment AUSTIN (J.-L.) 1970. Quand dire c’est faire. Paris: Seuil. (trad. fr.) et SEARLE
(J.-R.) 1972. Les Actes de langage. Paris: Hermann. (trad. fr.).
139
En France les phénomènes relevant de l'énonciation ont été problématisés
dans un premier temps par deux théories: celle d'O. Ducrot et celle d'A.
Culioli . Nous développerons tout d'abord la position d'O. Ducrot qui, au début
des années quatre-vingt, a intimement lié les deux notions de polyphonie et
d'énonciation. En effet, la particularité des travaux de Ducrot sur
l'énonciation, c'est d'avoir insisté sur l'aspect polyphonique du discours, c'est-
à-dire sur la multiplicité des points de vue exprimés dans un énoncé unique. Il
a été précédé dans cette voie par Bakhtine.
1
MOESCHLER (J.) 1985. Argumentation et Conversation - Eléments pour une analyse
pragmatique du discours. Paris: Hatier-Crédif ; Coll. « Langues et apprentissage des langues ».
2
Voir BAKHTINE (M.) 1977. Le Marxisme et la philosophie du langage. Paris: Minuit ;
BAKHTINE (M.) 1978. Esthétique et théorie du roman. Paris: Gallimard et BAKHTINE (M.)
1984. Esthétique de la création verbale. Paris: Gallimard.
140
entre sujet parlant et locuteur puis en distinguant plusieurs énonciateurs chez
un même locuteur.
141
Sujet parlant Locuteur Énonciateur
- « La façon dont O. Ducrot tente de se prémunir contre cet écueil [l’émergence de l’Autre]
par un système de défenses théoriques autour de l'autonomie de son objet - poussée au
point limite où le concept d'énonciation « n'implique même pas l'hypothèse que l'énoncé
est produit par un sujet parlant » me paraît déboucher, par la « représentation de
l'énonciation » strictement refermée sur elle-même qui y est proposée, sur une sorte de
« hors-lieu » théâtral habité par des « êtres de parole » qui, hors de toute attache explicite
avec le sujet parlant et sa réalité d'être de parole, apparaissent comme « suspendus »,
« désancrés ». »
1
AUTHIER-REVUZ (J.) 1984. « Hétérogénéité(s) énonciative(s) ». in: Langages. 73, pp. 108-109 ;
voir aussi AUTHIER-REVUZ (J.) 1982. « Hétérogénéité montré et hétérogénéité constitutive:
éléments pour une approche de l’autre dans le discours ». in: D.R.L.A.V., 26.
2
DUCROT (O.) et al. 1980. Les mots du discours. Paris: Minuit.
142
signification de la phrase ainsi entendue amène Ducrot à plusieurs
innovations théoriques. D'une part, la signification de la phrase n'est plus
quelque chose que l'on peut dire mais bien plutôt un ensemble d'instructions
qui, à partir de la situation de discours, permettent d'en arriver au sens de
l'énoncé. D'autre part, l'intention du locuteur qui produit un énoncé n'est plus
de produire ipso facto la signification de la phrase mais de faire découvrir à
son interlocuteur une conclusion précise qui est celle qu'il vise en produisant
l'énoncé. L'énonciation, qui a un grand rôle à jouer dans la sémantique de
l'énoncé si ce n'est dans celle de la phrase, est l'événement historique que
constitue l'apparition de l'énoncé. Dès lors, on peut dire que le sens de
l'énoncé, c'est la représentation de sa propre énonciation. La définition de
l'énoncé, simplement limitée à l'énonciation de la phrase dans le premier
article, s'est modifiée par la suite (Ducrot :1984)1: Ducrot ajoute un critère de
délimitation de l'énoncé qui doit faire l'objet d'un choix « relativement
autonome » par rapport au choix des autres énoncés. Le critère de
l'autonomie relative correspond lui-même à deux conditions, la cohésion et
l'indépendance. La cohésion correspond au fait que le choix de chaque
constituant de l'énoncé est déterminé par le choix de l'ensemble de l'énoncé;
I'indépendance correspond au fait que le choix de l'énoncé ne dépend pas du
choix d'un ensemble plus vaste dont il serait un élément. On notera que, dès
lors, phrase et énoncé ne coïncident pas automatiquement.
4.3.5. COMMENTAIRES
1
DUCROT (O.) 1984. Le Dire et le Dit. Paris: Minuit.
143
lui l'étude de la relation qui existe entre la faculté de langage qui est
universelle (production et interprétation de textes) et les langues naturelles,
en tant que systèmes particuliers. Toutefois, Culioli pense qu'observer les
langues, ce qu'il tient pour une grande nécessité, ne peut se faire
valablement sans une théorie qui permette d'opérer abstraitement, à l'aide
d'un métalangage aussi éloigné que possible de celui dont les linguistes ont
hérité de la tradition. Aux notions d'émetteur et de récepteur, Culioli préfère
substituer le concept de co-énonciateurs, dont on peut retrouver les traces
dans les énoncés. La situation d'énonciation elle-même laisse également des
marques. Cet ensemble de marques permet, au moyen d'une suite
d'opérations complexes, aux co-énonciateurs d'ajuster leurs systèmes de
repérage qui ne sont jamais totalement équivalents, ce qui peut provoquer
des ambiguïtés, des lapsus, etc. Pour exposer la position d’A Culioli en
matière de référenciation et d’énonciation, il convient d’opérer un bref rappel
des plans d’énonciation mis en évidence par E. Benveniste (1966)1 et qui
vont permettre à A. Culioli de développer « un mode de calcul » d’opérations
énonciatives ayant l’avantage de résoudre certaines contradictions du
modèle de Benveniste dont nous rappellerons quelques caractéristiques. Sur
le plan de la didactique des langues, on notera simplement que les
propositions psycholinguistiques culioliennes ont eu un impact certain dont on
peut retrouver les traces dans les manuels de Charlirelle (1975)2 ou encore
de J. Courtillon et S. Raillard (1982)3.
1
BENVENISTE (E.) 1966. Problèmes de linguistique générale. Paris: Gallimard (2 vol.).
2
CHARLIRELLE (1975). Behind the words. Paris: OCDL-Hatier.
3
COURTILLON (J.) & RAILLARD (S.) 1982. Archipel – Français Langue Etrangère. Paris:
Didier [1 à 7 unit.].
144
temps y sont autorisés, sauf le passé simple et le passé antérieur. Cette
distinction permet d'étudier le fonctionnement du système temporel français
en liaison avec l'énonciation, sans limitation à l'axe temporel. La distinction de
deux plans d’énonciation (discours vs histoire ) qu’établit E. Benveniste
repose ainsi sur des critères formels que l’on exposera brièvement ci-
dessous.
1
Éventuellement, 2ème et 3ème personne.
2
Système comprenant en outre le parfait, l’imparfait, le plus-que-parfait et le futur.
3
En d’autres termes, des adverbes qui prennent leur dénotation par rapport à la situation de celui
qui dit « je » quand il dit « je » (DANON-BOILEAU (L.) 1982. Produire le fictif. Paris: Klincksiek;
pp. 85-86)
4
Système comprenant en outre l’imparfait, le plus-que-parfait et le conditionnel (avec valeur de
« futur » par rapport à un moment donné du passé).
5
l’idée de correspondances entre les deux plans ne gomme pas évidemment l’opposition qui assure
le maintien de deux plans distincts.
145
Ainsi que l’indique Danon-Boileau (1982)1 on peut à partir de cette distinction
établir une typologie des textes en « textes de type histoire » et « textes de
type discours », en remarquant que:
On peut enfin, et c’est la position en tout premier lieu d’A Culioli, considérer
que ce sont en fait des hypostases artificielles de deux types de repérages
qui sont à l'œuvre dans les textes tantôt de façon conjuguée, tantôt de façon
indépendante. Examinons successivement chacune de ces trois positions.
Voyons d'abord l'hypothèse du rejet de la distinction opérée par Benveniste.
L'essentiel de la distinction porte en fait sur la possibilité de postuler, suivant
les textes, la présence ou l'absence d'un narrateur. Rejeter cette distinction
c'est poser que tous les textes possèdent un narrateur, ou qu'au contraire
aucun texte n'en possède. La première de ces deux positions est celle de
Todorov, Barthes et Genette. Elle aboutit à un échec en « aplatissant » les
deux plans énonciatifs sur le discours. Kuroda S.-Y. (1975) 2, en posant que la
mise en place référentielle est indépendante des phénomènes de repérage
énonciatif, arrive en fait à une position symétrique. Ainsi, pour Kuroda, mis à
part l'effet du pronom première personne, la différence entre discours et
histoire est nulle. Voyons à présent comment il est possible de préserver la
distinction opérée par Benveniste en dépit de l'inadéquation des critères de
classement. Une première réponse au problème a été fournie par J. Simonin-
Grumbach (1975)3. Pour elle, il convient d'établir une hiérarchie au sein des
critères dégagés par Benveniste. Une fois cette hiérarchie définie, un texte
1
DANON-BOILEAU (L.) 1982. Produire le fictif. Paris: Klincksiek.
2
KURODA (S.-Y.) 1975. « Réflexions sur les fondements de la théorie de la narration ». in:
Langue, Discours, Société. Paris: Seuil.
3
SIMONIN-GRUNBACH (J.) 1975. « Pour une typologie des discours ». in: Langue, Discours,
Société. Paris: Seuil.
147
utilisant le pronom première personne et le passé simple pourrait être classé
comme un texte de type « histoire ». La motivation essentielle de ce
reclassement est que le passé simple ne peut en aucun cas marquer un
rapport entre le moment d'un événement dans un énoncé et le moment de
l'énonciation. Or pour J. Simonin-Grumbach, l'énonciation de type « histoire »
est caractérisée par la mise en place de repérages indépendants des
circonstances de l'acte d'énonciation. Il est clair que la première personne, à
la différence de la troisième, marque de façon certaine un rapport à
l'énonciateur. Voyons comment J. Simonin-Grumbach procède pour
disqualifier les pronoms première personne employés dans les textes
conjointement avec le passé simple. Son argument essentiel est le suivant:
ce n'est pas le même « je » qui écrit et dont il est question dans le texte. Le
« je » qui écrit maintenant se manifeste dans les passages de discours qui
apparaissent occasionnellement dans le corps de « l’histoire ». L'argument,
nous semble-t-il, est quelque peu ambigu car il y a un jeu de mot sur la notion
de différence entre « je qui écrit» et « je » dont il peut être question dans un
texte au passé simple. Cette différence peut s'entendre de façon référentielle
ou énonciative. Voyons ce qu'il en est dans chaque cas. De façon
référentielle, dire que veut dire que l'individu auquel renvoie le pronom a
vieilli, qu'il n'est plus le même, ou encore, que le « je » qui écrit en discours
est un véritable narrateur tandis que celui dont il est question au passé
simple n'est qu'un personnage comme un autre. À cette interprétation
référentielle de l'argument, on peut opposer que, même dans le cadre du
discours, l'écrivain qui dit n'est jamais pris sur le vif, mais crée une situation
fictive qu'il donne pour la situation réelle d'énonciation, laquelle peut
parfaitement ne rien avoir de commun avec la situation effective dans
laquelle il écrit. C'est d'ailleurs l'un des points de différence entre la situation
de l'énonciation à l'oral, et la situation de l'énonciation à l'écrit. Mais tel n'est
peut-être pas le sens à attribuer à l'argument de J. Simonin-Grumbach. Peut-
être convient-il alors d'accorder à cette « différence », une valeur énonciative.
Du point de vue de l'énonciation, l'emploi du pronom première personne avec
le passé simple est assimilé par J. Simonin-Grumbach à un emploi de
pronom troisième personne. « Je » plus « passé simple » , dit J. Simonin-
Grumbach, peut-être assimilé à « il » plus « passé simple ». Or, en fait, rien
n'autorise une telle réduction car si le passé simple marque irréductiblement
l'absence de rapport avec le moment de l'énonciation, le pronom première
personne, lui, marque non moins irréductiblement un rapport avec le sujet
énonciateur. Il y a donc une « contradiction » entre l'emploi du passé simple
et celui de la première personne. Mais rien ne permet de trancher en faveur
de l'histoire plutôt qu'en faveur du discours.
148
4.4.3. ORIGINALITÉ DES POSITIONS
THÉORIQUES D’A. CULIOLI
Le courant de pensée institué par A Culioli et ses disciples peut être
schématiquement caractérisé par la recherche d'un calcul qui, sur la base
des éléments dégagés par Benveniste, permette une formulation articulée de
l'ensemble des phénomènes liés à l'énonciation. Le discours y apparaît alors
comme le mode d'énonciation dans lequel les repérages s'effectuent par
rapport à la situation d'énonciation (celle d'où parle le locuteurÞdéixis). Celle-
ci est définie comme un couple d'origines, l'une lisible sur l'axe des temps,
l'autre sur celui des personnes: le « point zéro » du vecteur temps est donné
comme l'image du moment de l'énonciation et le « point zéro » du vecteur
des personnes est donné comme l'image du locuteur. Par rapport à ces deux
origines, il devient possible de calculer la valeur du passé et de l'avenir
comme celle de « tu » et de « il ». L'histoire en revanche y apparaît comme le
mode d'énonciation dans lequel les repérages s'effectuent par rapport à
l'énoncé (Þanaphore), et cela, sans renvoi à la situation d'énonciation: la
position de l'histoire est alors définie comme un « hors-système » du
discours. La théorie d'A. Culioli est une théorie des opérations énonciatives.
Elle a donc pour objet d'expliquer autant des énoncés que la façon dont ils
sont produits par celui qui parle. Parler ici, c'est (1) établir un contenu de
pensée indéterminé (former une lexis à trois éléments) ; (2) hiérarchiser ce
contenu de pensée en indiquant l'élément autour duquel va s'organiser
l'énoncé (c'est le stade de la relation prédicative) ; (3) situer enfin le contenu
de pensée hiérarchisé par rapport à la situation d'énonciation et à la pensée
que l'on prête à celui auquel on s'adresse. C'est ce qui constitue l'étape de la
relation énonciative.
1
Le repérage est une opération définie par A. Culioli qui suppose: a) une origine; b) un élément à
repérer; c) un opérateur susceptible de prendre différentes valeurs. Chacune de ces valeurs indique
une position de l'élément à repérer par rapport à l'origine retenue. Les valeurs sont au nombre de
quatre (égal, différent, en rupture, indéfini). Notons enfin que le repérage intervient à différentes
étapes de la constitution de l'énoncé.
149
d'énonciation1 ; soit en rattachant l'élément à une place définie au sein de la
relation prédicative et de la lexis. Il en est ainsi des arguments qui figurent
sous forme de noms pleins. Le cas et l'article associé à un nom plein
indiquent à la fois la structure de la lexis et de la relation prédicative
correspondant à l'énoncé où figure le nom ainsi que la place du nom au sein
de chacune de ces deux relations.
4.4.3.1. LA LEXIS
1
C'est le cas pour le prédicat. C'est le cas aussi pour les arguments nominaux lorsqu'il s'agit de
pronoms (le pronom est la trace d'un repérage de l'élément par rapport à l'origine que fournit
l'énonciateur).
150
ordonné, mais cet ordre n'indique pas sur quel élément l'énonciateur choisit
de construire son énoncé.
151
énonciative), lesquelles garantissent sa bonne formation. Pour que trois
notions quelconques forment un énoncé acceptable, on doit pouvoir dire, au
niveau de la lexis, laquelle est ξ0, laquelle est ξ1, laquelle est π. Au niveau de
la relation prédicative, on doit savoir laquelle est terme de départ. Au niveau
énonciatif, on doit connaître enfin les origines énonciatives S0 et T0 qui
servent au calcul ainsi que la valeur de l'opérateur de repérage (égal,
différent) qui permet de repérer la relation prédicative par rapport à ses
origines. Tout élément appartenant à un énoncé doit être validé. Un élément
est validé quand il est repéré par rapport à S0 et T0 ou quand les relations
qui lui correspondent (lexis, relation prédicative, relation énonciative) sont
définies ainsi que sa place au sein de ces relations. Aspect et détermination
sont donc définis au niveau de la relation énonciative mais demeurent
tributaires du choix de thématisation opéré dans la relation prédicative. Dans
les travaux de A. Culioli on trouve principalement trois secteurs dans lesquels
les concepts ont été élaborés à partir des mathématiques. Il s'agit tout
d’abord du domaine de la détermination du nom (concepts de fléchage,
extraction, parcours), lesquels reposent sur une représentation des
opérations linguistiques élaborées à partir de concepts liés à la théorie des
ensembles, également du domaine de l'aspect (concepts de bornes,
d'intervalle, de fermé et d'ouvert). Ici les concepts ont été élaborés à partir de
notions issues de la topologie et enfin du domaine de l'argumentation.
(concepts d'ouvert, de fermé, de frontière, de complémentaire linguistique, de
centre organisateur). Ici les concepts ont également été élaborés à partir de
concepts topologiques.
1
Tableau extrait de BOUSCAREN (J.), CHUQUET (J.) et DANON-BOILEAU (L.) 1987.
Grammaire et textes anglais; guide pour l’analyse linguistique. Gap: Ophrys.
152
Frontière
X
Centre
attracteur 0 X Extérieur
Intérieur
4.4.5. COMMENTAIRES
Les positions théoriques d'A. Culioli sont d'un accès difficile. Culioli a
relativement peu écrit 1 et ses textes ne sont interprétables que si l'on connaît
1
Une recherche bibliographique sommaire fait cependant apparaître les titres suivants: CULIOLI
(A.) 1965. « La communication verbale ». in: Encyclopédie des sciences de l'homme, tome 4, Paris:
Grange Batelière; CULIOLI (A.) 1968. « Sciences du langage et sciences humaines ». in: Raison
Présente, 7, Paris: Editions rationalistes; CULIOLI (A.) 1968. « A propos du genre en anglais
contemporain ». in: Les Langues Modernes, 3, Paris; CULIOLI (A.) 1968. « La formalisation en
linguistique ». in: Cahiers pour l'Analyse, 9, Paris, pp. 106-117. [Repris dans CULIOLI (A.),
FUCHS (C.), PECHEUX (M.) 1970. « Considérations théoriques à propos du traitement formel du
langage ». in: Documents de Linguistique Quantitative. 7]; CULIOLI (A.) 1971. « A propos
d'opérations intervenant dans le traitement formel des langues naturelles ». in: Mathématiques et
sciences humaines, 34, pp. 7-15, Paris: Gauthier-Villars; CULIOLI (A.) 1971. « Un linguiste devant
la critique littéraire ». in: Actes du colloque de la Société des Anglicistes. pp. 61-79, Clermont-
Ferrand; CULIOLI (A.) 1973. « Sur quelques contradictions en linguistique ». in: Communications,
20, pp. 83-91, Paris: Seuil; CULIOLI (A.) 1974. « A propos des énoncés exclamatifs ». in: Langue
Française. 22, pp. 6-15, Paris: Larousse; CULIOLI (A.) 1975. « Notes sur 'détermination' et
'quantification' dans les opérations d'extraction et de fléchage ». in: P.I.T.F.A.L.L., D.R.L., Paris
VII ; CULIOLI (A.) 1975. « Comment tenter de construire un modèle logique adéquat à la
description des langues naturelles ». in: DAVID & MARTIN (éds.) Modèles logiques et niveaux
d'analyse linguistique. Paris: Klincksieck; CULIOLI (A.) 1978. « Linguistique du discours et
discours sur la linguistique ». in: Revue Philosophique, 4, pp. 481-488, Paris: P.U.F.; CULIOLI
(A.) 1978. « Valeurs modales et opérations énonciatives ». in: Le Français Moderne, 46-4, Paris
[repris dans : Modèles Linguistiques, t-2, pp. 39-59, 1979, Lille, Presses Universitaires]; CULIOLI
153
bien les présupposés épistémologiques, méthodologiques et « techniques »
de la démarche. Outre cette difficulté d'accès, la théorie elle-même constitue
un ensemble complexe d'analyses subtiles sous-tendues par une trame qu'il
est parfois malaisé de reconstituer. Cet état de chose s'explique d'abord par
l'ambition même du projet; ne rejetant aucune des grandes questions que se
sont posées philosophes, linguistes et psychologues en matière de langage,
et restituant en outre ce dernier dans le cadre discursif, Culioli pratique une
manière de « linguistique totale », c'est-à-dire qu'il s'efforce d'élaborer une
représentation formelle de l'ensemble des opérations linguistiques du sujet.
Dès lors, la complexité des textes comme la lenteur relative du rythme des
publications sont bien compréhensibles. De manière générale la théorie de
Culioli se présente, sur le plan linguistique, comme un modèle extrêmement
riche, complet même en ce qui concerne les objectifs formulés et la
démarche mise en œuvre pour les atteindre. Elle intègre les propositions les
plus originales d'auteurs comme Jakobson1 avec la notion d'« embrayeur »,
ou encore et surtout comme E. Benveniste (1966)2 : « L’appareil formel de
l'énonciation ». Elle tient compte également des remarques issues des
courants behavioristes, en donnant un statut à l'environnement
extralinguistique (la situation de discours), et enfin s'inspire en partie du
premier modèle chomskyen, celui de Structures Syntaxiques3. Dans la
mesure en outre, où ce sont les opérations mêmes du sujet qui sont
formalisées, et non des résidus de productions langagières, la grammaire
opératoire constitue un instrument de travail indispensable au psycholinguiste
et utile au psychopédagogue de la langue. On rappellera enfin que la théorie
Culiolienne des « opérations énonciatives » inspire de nombreux travaux de
psycholinguistique. En réalité, de par sa nature même, le modèle de Culioli
semble faire tomber les barrières qui existent entre linguistique et
psycholinguistique; modèle des opérations du sujet, il constitue de plein droit
un modèle psycholinguistique.
(A.) 1979. « Conditions d'utilisation des données issues de plusieurs langues naturelles ». in:
Modèles Linguistiques, t-1, pp. 89-103; CULIOLI (A.) 1980. « Quelques considérations sur la
formalisation de la notion d'aspect ». in: L'enseignement du russe, 27, pp. 65-75; CULIOLI (A.)
1980. « Valeurs aspectuelles et opérations énonciatives : l'aoristique ». in: DAVID & MARTIN
(éds.) 1980. La notion d'aspect. Paris: Klincksieck; CULIOLI (A.) 1980. « Rapport sur un
rapport ». in: JOLY (éd.). La psychomécanique et les théories de l'énonciation. pp. 37-47, Lille:
Presses Universitaires; CULIOLI (A.) 1984. [Préface] in: ATLANI et al. La langue au ras du texte.
Lille: P.U.L.; CULIOLI (A.) 1990. Pour une linguistique de l'énonciation; t.1. ‘opérations et
représentations’. Paris: Ophrys.
1
JAKOBSON (R.) 1963. Essais de linguistique générale. Paris: Minuit.
2
BENVENISTE (E.) 1966. Problèmes de linguistique générale. Paris: Gallimard (2 vol.).
3
CHOMSKY (N.) 1969. Structures syntaxiques. Paris: Seuil (trad. fr.).
154
4.5. UNE RÉFLEXION SUR LE SUJET - LA
NOTION D’HÉTÉROGÉNÉITÉ ÉNONCIATIVE
Si, effectivement, l’investigation linguistique est astreinte à prendre en
compte l’énonciation, elle est tôt ou tard conduite à postuler des structures et
des principes mentaux inconscients, la tentative d'Authier-Revuz pour
articuler théorie(s) de l'énonciation et conception lacanienne du Sujet mérite
un bref exposé.
-« Le travail de Bakhtine nous met au bord d'une théorie de la signification qui aurait
besoin d'une théorie du sujet. ».
J. Authier-Revuz fait tout d’abord remarquer que chez Bakhtine M.2 « aucun
mot n'est « neutre », mais inévitablement « chargé », « occupé », « habité »,
« traversé » des discours dans lesquels « il a vécu son existence socialement
sous-tendue ». Ce que Bakhtine désigne par « saturation du langage »
constitue une théorie de la production du sens et du discours: elle pose le
« milieu » des autres discours, non pas comme un environnement
susceptible de dégager des halos connotatifs autour d'un noyau de sens,
mais comme un extérieur constitutif, celui du déjà dit, dont est fait,
inévitablement, le tissu même du discours » tout en notant que le statut du
sujet du discours tel qu'il apparaît à travers les notions « d'intention » ou
d'« orientation d'un discours sur un objet » n'est pas posé de façon centrale
et demeure problématique chez Bakhtine. C'est d’ailleurs l’un des points qui
font obstacle, en dépit de rencontres indéniables, à un rapprochement trop
systématique des perspectives dialogiques et a structuralistes » dans
l'approche du discours. Nous voilà ainsi renvoyé à la problématique du
discours comme produit de l'interdiscours telle qu'elle a été développée dans
un ensemble de travaux consacrés au discours et à l'analyse de discours.
Appuyée à la fois à la réflexion de Foucault et à celle d'Althusser, elle postule
un fonctionnement réglé qui depuis l'ailleurs de l'interdiscours rend compte de
la production du discours, machinerie structurale ignorée du sujet qui, dans
l'illusion, se croit source de son discours là où il n'en est que le support, et
l'effet. Cette citation de M. Pêcheux (1975)3 est de ce point de vue
exemplaire:
La mise à jour des processus réels qui déterminent le sens et le discours est,
en effet, indissociable d'une théorie de l'illusion subjective de la parole et
d'une mise en question des théories linguistiques de l'énonciation dans la
mesure où elles risquent de refléter « l'illusion nécessaire constitutrice du
sujet » en « se contentant » de reproduire au niveau théorique cette illusion
du sujet à travers l'idée d'un sujet énonciateur porteur de choix, intentions,
décisions ». Mais au-delà des manifestations inter-discursives apparentes et
repérables dans tous discours, il est une autre forme d’hétérogénéité, liée
cette fois à la condition du sujet problématisé par la psychanalyse. Ainsi, on
prendra acte de ce que la psychanalyse, telle qu'elle s'explicite, appuyée à la
théorie de Saussure, dans la lecture lacanienne de Freud, produit la double
conception d'une parole fondamentalement hétérogène et d'un sujet divisé.
Ainsi, remarque J. Authier-Revuz1:
- « Toujours sous les mots « d'autres mots » se disent: c'est la structure matérielle de la
langue qui permet que, dans la linéarité d'une chaîne se fasse entendre la polyphonie non
intentionnelle de tout discours, à travers laquelle l'analyse peut tenter de repérer les traces
de la « ponctuation de l'inconscient ».
1
AUTHIER-REVUZ (J.) 1984. « Hétérogénéité(s) énonciative(s) ». in: Langage, 73, pp. 98-113.
157
monde, le fondement du sujet est ici déplacé, délogé dans un lieu multiple,
fondamentalement hétéronome, où l'extériorité est à l'intérieur du sujet ». Là
où se rejoignent ces conceptions du discours, de l'idéologie, de l'inconscient
(que les théories de l'énonciation ne peuvent sans risque pour la linguistique,
éluder), c'est dans l'affirmation que, constitutivement, dans le sujet, dans son
discours, il y a de l'Autre. Tout autre est le point de vue linguistique de la
description des formes de l'hétérogénéité montrée dans le discours, celles à
travers lesquelles s'altère l'unicité apparente du fil du discours, car elles y
inscrivent de l'autre (selon des modalités différentes, avec ou sans marques
univoques de repérage).
1
AUTHIER-REVUZ (J.) 1984. « Hétérogénéité(s) énonciative(s) ». in: Langage, 73, pp. 98-113.
158
frontières, bords, démarcations - c'est-à-dire de quel autre il faut se défendre,
à quel autre il a recours pour se constituer - d'autre part par le type de rapport
à tel autre qui s'y joue, rapport ici encore, soit explicite par les gloses, soit
interprétable en fonction du contexte. Au total, les distinctions opérées par les
formes marquées de l'hétérogénéité montrée relèvent d'une relation de l'un à
l'autre, inscrite dans du comparable, du commensurable, de la pluralité. En
même temps qu'elles posent un extérieur par rapport auquel se constitue le
discours, ces formes postulent une autre extériorité: celle de l'énonciateur
capable de se placer à tout moment à distance de sa langue.
1
AUTHIER-REVUZ (J.) 1984. « Hétérogénéité(s) énonciative(s) ». in: Langage, 73, pp. 98-113.
159
« hétérogénéité constitutive » dit que ce dont le sujet, le discours est fait,
menace à tout moment de le défaire; que ce dans quoi il se constitue est
aussi ce qui, hétérogène, lui échappe. Pour le sujet divisé, le rôle,
indispensable, du Moi, est celui d'une instance qui, dans l'imaginaire, est
occupée à reconstruire l'image d'un sujet autonome, annulant, dans la
méconnaissance, le décentrement réel. Les formes marquées de
l'hétérogénéité montrée représentent une négociation avec les forces
centrifuges, de désagrégation, de l'hétérogénéité constitutive: elles
construisent, dans la méconnaissance de celle-ci, une représentation de
l'énonciation, qui, pour être illusoire, est une protection nécessaire pour qu'un
discours puisse être tenu. et Authier-Revuz de préciser:
puis de conclure:
4.6. CONCLUSIONS
1
JAKOBSON (R.) 1963. Essais de Linguistique générale. Paris: Minuit.
160
considérablement la théorie linguistique. Traditionnellement considéré
comme un phénomène de communication, le langage devient un fait
d’expression : l’énoncé est un objet produit dont le sujet parlant assume de
façon variable la responsabilité. Jean Dubois1 fait l’inventaire de quatre
concepts intervenus dans la description de l’énonciation : distance,
modalisation, transparence, tension. Le procès d’énonciation est décrit
comme la distance imposée par le sujet parlant entre son énoncé et lui-
même. Cette distance peut varier selon que l’énoncé est « personnel », à la
première personne de l’indicatif par exemple, et que le sujet cherche à faire
coïncider le plus possible son énoncé avec le temps même de la parole ; ou
au contraire « universel », c’est-à-dire que le « je » cherche à s’en écarter le
plus possible, par exemple en assimilant tous les autres locuteurs possibles
au « je » énoncé (« Je pense donc je suis » : tout homme peut dire ce « je »),
en énonçant une loi ou une maxime (« Tous les hommes sont mortels »).
Mais l’appréciation de cette distance repose en fait sur des éléments
extérieurs à la phrase elle-même : on peut facilement imaginer des situations
de parole où l’énoncé « Tous les hommes sont mortels » a un caractère
extrêmement personnel, d’autres où, inversement, tel énoncé de type
personnel relève de la généralité. Cette ambiguïté a conduit Émile
Benveniste à refuser le concept de distance dans la théorie linguistique. Font
partie de ce qu’on nomme les modalisateurs (outre l’intonation, longtemps
exclue de la linguistique comme inanalysable) les adverbes d’opinion (sans
doute, guère, peut-être, presque, etc.), mais aussi des procédures
d’expression complexes mettant en œuvre des niveaux de langue différents
(« parler bébé »), faisant coexister des dialectes ordinairement séparés dans
un même énoncé (langue littéraire, châtiée, vulgaire, argotique). Étudier un
énoncé en fonction de la situation de parole a conduit l’école analytique
anglaise, et en particulier le philosophe Austin, à construire la notion de
performatif, à partir d’une étude sur la promesse : énoncer « Je promets » est
du même coup accomplir l’acte décrit par l’énoncé, et qui ne peut s’accomplir
sans cette énonciation. Cette notion permet d’inclure l’énonciation dans
l’étude de l’énoncé, et on a tenté de l’étendre à la quasi-totalité des énoncés.
Fidèle à Ferdinand de Saussure, Benveniste2 refuse cette extension en
opérant une distinction entre les énoncés « sui référentiels » (qui incluent la
personne du locuteur et le temps verbal de l’énonciation) et les autres,
excluant ainsi avec une grande rigueur l’énonciation du champ linguistique.
Les concepts de transparence et de tension peuvent être ramenés l’un à la
distance (la maxime affirme la transparence totale, c’est-à-dire la disparition
du sujet parlant du point de vue du récepteur), l’autre à la modalisation (tout
énoncé intervenant à l’intérieur d’une tactique qui lie, ou oppose, le locuteur
et l’auditeur). Les diverses tentatives pour englober dans l’étude de la langue
1
DUBOIS (J.) 1969. « Enoncé et Enonciation » in: Langages, 13, mars.
2
BENVENISTE (E.) 1970. « L'appareil formel de l'énonciation ». in: Langages, 17, mars, pp. 12-
18 et BENVENISTE (E.) 1966: Problèmes de linguistique générale t.1 et t.2. Paris: Gallimard.
161
les situations de parole sont formulées notamment par J.-R. Searle1 (1969),
qui poursuit avec une grande rectitude logique la voie inaugurée par Austin2.
Ses thèses conduisent à remettre en question la théorie de Saussure, qui
sépare les conventions profondes permettant de produire un énoncé et la
fonction remplie dans l’activité linguistique par les énoncés. C'est ce courant
pragmatique essentiellement anglo-saxon à l'origine que nous allons
maintenant présenter.
1
SEARLE (J.-R.) 1972. Les Actes de langage. Paris: Hermann. (trad. fr., 1ère publ. 1969).
2
AUSTIN (J.-L.) 1970. Quand dire c’est faire. Paris: Seuil. (trad. fr.).
162
CHAPITRE
VIII
LES APPROCHES PRAGMATIQUES
1. PRAGMATIQUE ET
PHILOSOPHIE DU LANGAGE
« La pragmatique, ou comment accommoder les restes »1: cette
formule rejoint l’intuition de l’un de ses fondateurs (Bar-Hillel)2, qui lança de
son côté l’expression de « poubelle pragmatique » pour désigner le dépotoir
théorique où l’on pourrait déverser tous les problèmes insolubles en syntaxe
ou en sémantique. La pragmatique contemporaine regroupe un ensemble de
recherches logico-linguistiques aux frontières floues. Mais un consensus
général se dessine pour la définir comme l’étude de l’usage du langage, qui
traite de l’adaptation des expressions symboliques aux contextes référentiel,
situationnel, actionnel et interpersonnel. C’est une discipline dont le domaine
foisonnant est en train de conquérir son statut d’autonomie et en vient même
à adopter une conception maximaliste voire fondatrice à l’égard de la
sémantique. On comprend, dans ces conditions, que la pragmatique soit
l’enjeu de réinterprétations philosophiques qui ne se confondent pas
nécessairement avec le pragmatisme des fondateurs. L’attitude pragmatique
correspond au déplacement de l’intérêt vers un aspect négligé : après les
points de vue historique et structural qui ont marqué les sciences du langage
depuis le XIXe siècle, on se met à étudier les systèmes de signes comme
des phénomènes de communication. Sont « pragmatiques » les traits qui
donnent à un fragment linguistique une fonction dans un acte ou un jeu de
communication.
1
La remarque est de JACQUES (F.) 1995. « Pragmatique ». in: Encyclopædia Universalis. Paris:
Encyclopædia Universalis France.
2
BAR-HILLEL 1954. « Indexical Expressions ». in: Mind.
163
1.1. LES ORIGINES
1
MONTAGUE (R.) 1974. « Formal Philosophy ». in: THOMASON (R.-H.) Formal Philosophy.
Selected Papers of Richard Montague. New Haven: Yale Univ. Press.
2
AUSTIN (J.) 1970. Quand dire, c’est faire. Paris: Seuil (1ère publ.. 1962. How to do Things with
Words , trad. G. Lane).
3
SEARLE (J.-R.) 1972. Les Actes de langage. Paris: Hermann. (trad. fr., 1ère publ. 1969).
4
GRICE (H.-P.) 1957. « Meaning ». in: The Philosophical Review, 67 ; 1975. « Logic and
conversation ». in: COLE (P.) & J. MORGAN (J.) dir. 1975. Speech Acts).
5
SEARLE (J.-R.) 1982. Sens et expression. Paris: Minuit (1ère publ. 1979. Expression and
Meaning)
165
absentes, d’acte et de performance faisaient leur entrée dans l’analyse. Pour
Stalnaker1, la pragmatique devenait l’étude des actes linguistiques et des
contextes où ils sont effectués. Son affaire était de trouver les conditions
nécessaires et suffisantes pour qu’un acte linguistique (promesse, assertion,
ordre, injure, question, etc.) soit effectué avec succès; de caractériser les
traits du contexte qui contribuent à déterminer quelle proposition a été
exprimée.
1
STALNAKER (R.) 1972. « Pragmatics ». in: Semantics of Natural Language, Reidel.
2
MAINGUENEAU (D.) 1990. Pragmatique pour le discours littéraire. Paris: Bordas-Dunod.
3
ARNAUD (A.) & NICOLE (P.) 1970. La logique ou l’art de penser. Paris: Flammarion [Texte
édité en 1662 et remanié jusqu’en 1683].
166
pas de nous faire injure, ce qui les rend injurieuses et offensantes. Ici grâce
au concept d'« idée accessoire », on peut tenter de séparer le contenu
prépositionnel de l'énoncé et ce qu'on appellera sa « force illocutoire », en
l'occurrence sa valeur d'insulte. Par là même, il s'agit de prendre acte de la
complexité de « l'usage » de la langue tout en préservant l'autonomie et la
primauté du logique. Dans le même ordre d'idées, les logiciens de Port-Royal
s'interrogent sur l'énigmatique pouvoir qu'a l'énonciation de la formule « hoc
est corpus meum » (ceci est mon corps) de transformer réellement, pour le
fidèle, le pain en corps du Christ.
2.1.1. LE CO-TEXTE
1
PARRET (H.) 1983. Semiotics and Pragmatics. Londres: J. Benjamins.
2
DUCROT (O.) et al. 1980. Les mots du discours. Paris: Minuit.
168
2.1.2. LE CONTEXTE RÉFÉRENTIEL
1
WUNDERLICH (D.) 1972. Linguistische Pragmatik. Francfort.
2
GRUNIG (B.-N.) 1981. « Plusieurs Pragmatiques ». in: D.R.L.A.V., 85.
3
JACQUES (F.) 1982. Différence et Subjectivité. Paris: Aubier-Montaigne.
169
2.1.4. LE CONTEXTE INTERACTIONNEL
3. PRAGMATIQUE
ET SCIENCES DU LANGAGE
La prise en compte, les réflexions et les critiques portant sur les
fonctions du langage, celles décrites à l'origine par R. Jakobson2 (voir
schéma ci-dessous) et l'étude du « discours ordinaire » ont été à l'origine du
développement de plusieurs courants d'études en sciences du langage.
1
WUNDERLICH (D.) 1972. Linguistische Pragmatik. Francfort.
2
JAKOBSON (R.) 1963. Essais de Linguistique générale. Paris: Minuit.
171
3.1. LES FONCTIONS DU LANGAGE
Pour donner une idée de ces fonctions, un aperçu sommaire portant sur
les facteurs constitutifs de tout procès linguistique, de tout acte de
communication verbale, est nécessaire. Le destinateur envoie un message
au destinataire. Pour être opérant, le message requiert d'abord un contexte
auquel il renvoie (c'est ce qu'on appelle aussi, dans une terminologie
quelque peu ambiguë, le « référent »), contexte saisissable par le
destinataire, et qui est, soit verbal, soit susceptible d'être verbalisé; ensuite,
le message requiert un code, commun, en tout ou au moins en partie, au
destinateur et au destinataire (ou, en d'autres termes, à l'encodeur et au
décodeur du message); enfin le message requiert un contact, un canal
physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le
destinataire, contact qui leur permet d'établir et de maintenir la
communication. Chacun de ces six facteurs donne naissance à une fonction
linguistique différente :
174
résoudre une anaphore pronominale. Le débat entre encodage et inférence
est notamment au centre de telles discussions.
Enfin, notons qu'à partir des années 60, s'est développé aux Etats-Unis
un courant dit de l'analyse conversationnelle, pratiqué au départ par les
ethnométhodologues comme E. Goffman. Son postulat de base est que la
communication verbale est un processus interactif: tout discours (plus ou
moins inscrit dans un dialogue) est le résultat d'une construction à deux.
Séquençage des dialogues, tour de parole, reprise, reformulation, accord ou
désaccord des partenaires sont les éléments sur lesquels porte l'analyse
conversationnelle. Au départ discipline purement empirique, cette approche,
en empruntant à la pragmatique et à l'énonciation une partie de leurs outils,
s'est structurée en une linguistique interactive, qui s'intéresse aujourd'hui à
de nombreuses situations de communication (interview, débat politique
télévisé, etc.). La pragmatique, intégrée ou non à la linguistique, est
concernée de très près par des questions abordées par des disciplines
voisines de la linguistique, comme la sociolinguistique et la
psycholinguistique, mais relevant de traditions scientifiques et
méthodologiques différentes. Ainsi, le traitement des données est très
différent. Par exemple, l'approche sociolinguistique est très souvent
d'orientation quantitative, les règles sont préférentielles (vs absolues) et
décrivent des tendances (elles sont probabilistes). En psycholinguistique, la
méthodologie est proche de celle d'une science expérimentale: on soumet un
certain nombre de sujets à des tests, qui ont pour fonction de mettre à
l'épreuve des hypothèses formulées indépendamment. En revanche, en
linguistique, les données sont généralement le produit de la création du
linguiste (ou le fait de corpus authentiques) et sont décrites à l'intérieur d'un
cadre théorique autonome et complet.
176
phrase (S), le syntagme nominal (NP), le syntagme verbal (VP), le nom (N),
le verbe (V), I'adjectif (A), I'adverbe (Adv), le déterminant (Det), I'auxiliaire
(Aux), la préposition (Prep), etc.) et de relations entre ces catégories. Ces
relations sont formulées en termes de règles syntaxiques, qui ont pour
principale propriété d'être des règles de réécriture, c'est-à-dire des règles
permettant de réécrire certaines catégories par une suite d'autres catégories
(cf. Ia réécriture du symbole S a I'aide des symboles NP et VP donne S ->
NP + VP). Que la syntaxe définisse, comme c'est le cas dans la tradition
chomskyenne, des règles syntaxiques de base et des règles
transformationnelles ou non, I'important est que ces règles sont des règles de
bonne formation, c'est-à-dire des règles qui ont pour but de ne produire que
des suites syntaxiquement bien formées. Un tel système de règles, ou
grammaire, a donc pour tâche de produire un ensemble (illimité) de phrases
grammaticales et d'exclure par là-même l'ensemble infini des phrases
agrammaticales. La propriété centrale d'une phrase, en syntaxe, est de ce
fait sa grammaticalité. La sémantique linguistique par ailleurs, a pour objet
non plus la forme des phrases, mais le sens des propositions. Si la phrase
est l'unité maximale de la syntaxe, la proposition est l'unité sémantique
maximale (une proposition étant composée d'un prédicat et d'argument(s)).
Le sens de la proposition linguistique est défini par la relation de signification,
c'est-à-dire de référence. Le référent d'une proposition est sa valeur de vérité.
L'emploi de la notion de vérité (issue de la sémantique logique, bivalente)
signifie que ce que représente ou désigne une proposition est un certain état
de choses (état, événement, procès, action, etc.). Comme la proposition est
susceptible de recevoir deux valeurs de vérité (vrai vs faux), elle sera dite
vraie si elle décrit une situation conforme à l'état du monde, fausse si sa
description ne correspond pas à l'état du monde. Ainsi, on dira que la
proposition exprimée par la phrase : Les impôts baissent est vraie si et
seulement si Les impôts baissent dans le monde décrit par la phrase. Il
apparaît donc que dans la tradition logique ou néo-positiviste, la signification
d'une proposition est restreinte à la définition de ses conditions de vérité.
Définir le sens d'une proposition à l'aide des notions de référence au monde
et de conditions de vérité implique une certaine conception de l'objet et des
méthodes de la sémantique, conception qui peut être qualifiée de
vériconditionnelle ou représentationaliste. Il faut signaler que la sémantique
moderne est davantage une sémantique intensionnelle (doublée
généralement d'une sémantique des mondes possibles) qu'une sémantique
extensionnelle (Moeschler : 1985). Cela signifie qu'une proposition est plutôt
définie par la fonction reliant valeur de vérité et monde possible que par la
relation de référence, la référence au monde réel n'étant qu'un cas particulier
de référence (à d'autres mondes). Quant aux domaines de la sémantique, si
les sémanticiens d'obédience philosophique se sont essentiellement
consacrés aux problèmes de la référence et des noms propres (Russell,
Strawson, Kripke), les linguistes se sont surtout intéressés aux conditions de
vérité non pas des propositions isolées (atomiques), mais des propositions
177
combinées (complexes). Une théorie sémantique a en effet à rendre compte
des conditions de vérité des combinaisons de phrases connectées par des
mots comme ou, et, si, qui sont les analogues en langue naturelle des
opérateurs logiques de disjonction (inclusive ou exclusive), de conjonction et
d'implication, mais également par des mots qui n'ont pas d'équivalents dans
la syntaxe logique comme mais, donc, car, puisque, etc., c'est-à-dire donner
une représentation claire et explicite des relations in praesentia entre
phrases. Cependant une telle théorie doit également rendre compte des
relations in absentia, c'est-à-dire prévoir, pour n'importe quelle phrase, les
conditions déterminant son incompatibilité à d'autres phrases (rapport de
contradiction ou de contrariété, et son équivalence sémantique (sa
synonymie ou ses rapports de paraphrase) et enfin ses relations
d'implication.
1
CHOMSKY (N.) 1971. Aspects de la théorie syntaxique. Paris: Seuil.
2
DUCROT (O.) et TODOROV (T.) 1972. Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage.
Paris: Seuil ; Coll. « Point ».
3
GRICE (H.-P.) 1979. « Logique et conversation ». in: Communications, 30, pp. 57-72 (trad. fr.).
[1ère publ. GRICE (H.-P.) 1975. « Logic and conversation ». in: COLE (P.) & MORGAN (J.-L.)
(eds), pp. 41-58].
178
performance1. L'opposition linguistique/pragmatique correspond à l'opposition
compétence/performance. En effet, les principes ou règles pragmatiques ne
concernent pas la compétence linguistique (à savoir une connaissance du
sujet parlant sur le fonctionnement de sa langue), mais une théorie de la
performance (à savoir un ensemble de connaissances et de capacités à
utiliser la langue en situation) ; enfin dans la tradition francophone inaugurée
par Benveniste et poursuivie par Ducrot, la pragmatique ne relève pas de
l'étude de la performance, mais de la compétence: les aspects pragmatiques
sont encodés dans la langue et la langue contient des instructions sur ses
usages possibles. C'est la théorie de la pragmatique intégrée.
1
Le concept de performance reçoit ici un sens différent de celui de la tradition générativiste. Pour
Chomsky, la performance définit l'ensemble des « productions linguistiques ». La pragmatique,
dans son orientation gricéenne, est une approche de la compréhension, et non de la production
langagière.
2
CHOMSKY (N.) 1969. La Linguistique cartésienne. Paris: Seuil.
179
(1980)1 : « le sens d'un énoncé est une image de son énonciation ». En
d'autres termes comprendre un énoncé, c'est comprendre les raisons de son
énonciation. Décrire le sens d'un énoncé, c'est donc décrire le type d'acte
que l'énoncé est censé réaliser. Cette thèse est fondée sur des « faits
pragmatiques » qui se caractérisent par l'inscription conventionnelle de la
description de l'énonciation dans le sens de l'énoncé Cette thèse n'est pas
très éloignée de l'hypothèse performative associée au courant de la
sémantique générative. À la conception intégrée de la pragmatique, on peut
opposer une conception radicale: la pragmatique n'est pas partie intégrante
de la sémantique2, elle en est séparée. L'argument est le suivant:
l'interprétation des énoncés fait intervenir des aspects à la fois
vériconditionnels et des aspects non vériconditionnels. Les aspects
vériconditionnels relèvent de la sémantique (vériconditionnelle) et sont traités
dans le cadre de la sémantique formelle, qui utilise des logiques comme le
calcul des prédicats ou la logique intensionnelle. Les aspects non
vériconditionnels de l'énoncé correspondent à l'ensemble des implicatures
inférables soit à partir de règles conversationnelles (on parlera d'implicature
conversationnelle); soit à partir du sens des mots (on parlera d'implicature
conventionnelle).
1
DUCROT (O.) et al. 1980. Les mots du discours. Paris: Minuit.
2
On rappellera que la sémantique générative, représentée notamment par des linguistes comme
Ross (1970), Lakoff (1972), McCawley (1981), Sadock (1974), s'est développée principalement à la
fin des années soixante et au début des années soixante-dix dans le but d'intégrer la sémantique à la
syntaxe. L'idée est que les structures syntaxiques profondes sont des structures sémantiques de type
prédicat-argument et que toute phrase est dominée en structure profonde par un prédicat performatif
abstrait, qui est responsable de la force illocutionnaire de l'énoncé.
180
la sortie de la sémantique constitue l'entrée de la pragmatique. Quant à la
sortie de la pragmatique, elle décrit la valeur d'action de l'énoncé. On peut
qualifier ce type de théorie de linéaire (l'ordre de traitement est fondamental)
et de modulaire, car chacun des domaines est autonome et indépendant.
Composant
linguistique
Signification de E
Composant
réthorique
Sens de E dans S
1
Désignation emprunté à Berrendonner, voir BERRENDONNER (A.) 1981. Eléments de
pragmatique linguistique. Paris: Minuit.
2
DUCROT (O.) 1984. Le Dire et le Dit. Paris: Minuit.
181
Dans le cadre des théories en Y, il n'y a plus d'ordre linéaire entre syntaxe,
sémantique et pragmatique (la pragmatique - ou rhétorique - est intégrée à la
sémantique). Un ordre subsiste néanmoins: les « circonstances d'élocution »
(ou contexte d'énonciation) n'interviennent qu'après qu'une signification a été
attribuée à la phrase, la signification étant la sortie du composant linguistique.
Il y a donc deux étapes dans l'interprétation des énoncés. La première étape
est strictement linguistique, aucune connaissance extra-linguistique n'étant
requise. Cette étape est le résultat de l'application de ce que nous avons
appelé instructions. La signification ne peut être formulée que sous la forme
de variables du type « interpréter presque P comme ayant la même
orientation argumentative que P », etc.; ces variables ne seront saturées qu'à
la sortie du traitement rhétorique (pragmatique). Si une contradiction existe
entre la sortie du composant linguistique et la sortie du composant rhétorique,
c'est qu'une loi de discours a été utilisée pour modifier la signification.
4. LA PRAGMATIQUE LINGUISTIQUE
4.1. INTRODUCTION
183
énonciative. Il ressort en effet que l'acte de langage est un acte de nature
particulière, qui est l'acte d'énonciation1.
1
Par acte d'énonciation, on entendra la réalisation d'une action de nature linguistique, liée à
l'événement historique qu'est l'énonciation (Benveniste 1966), dont le résultat est le produit
linguistique énoncé (au sens d'énoncé-token de la philosophie analytique).
2
AUSTIN (J.-L.) 1970. Quand dire c’est faire. Paris: Seuil.
184
con/cotextuelle, qui est de nature bien différente de la notion de conditions de
vérité. On notera enfin que l'analyse pragmatique des actes de langage,
centrée sur leur fonction communicative, s'inscrit en faux contre une
conception informative du langage. Contrairement au postulat
« pragmatique » de toute la tradition linguistique structuraliste, le langage ne
sert pas à informer, représenter, référer, etc.
1
Trad. fr., AUSTIN (J.-L.) 1970. Quand dire c’est faire. Paris: Seuil.
185
Ces deux énoncés ont, sémantiquement la même structure (un argument et
un prédicat), mais n'ont pas la même fonction pragmatique. Le premier est
une simple description (une assertion), alors que le deuxième ne sert pas à
décrire un certain état de chose (l'ouverture de la séance), mais à réaliser
une action, celle justement d’ouvrir la séance. Si le locuteur dit simplement
quelque chose d’Alain Juppé dans le premier énoncé, il fait quelque chose
dans le deuxième énoncé. Or il le fait par l'énonciation de La séance est
ouverte. Il ressort donc que l'aspect performatif de cet énoncé ne peut donner
lieu à une évaluation vérifonctionnelle de son contenu: il n’est pas pertinent
de dire que la proposition « la séance est ouverte » est soumise à des
conditions de vérité. Par contre, l'énonciation de La séance est ouverte est
soumise à des conditions de réussite (bonheur): n'importe qui n'a pas le
pouvoir d'ouvrir une séance. Si La séance est ouverte est bien un énoncé
performatif ce n'est cependant pas un énoncé explicitement performatif. Le
locuteur aurait très bien pu ouvrir la séance en disant:
(3) Je déclare la séance ouverte
1
AUSTIN (J.-L.) 1970. Quand dire c’est faire. Paris: Seuil.
186
Cette brève observation montre que l'énonciation de la formule performative
n'est pas une condition suffisante à sa performativité, puisque l'énoncé
performatif peut prendre une simple valeur descriptive, c'est-à-dire
constative.
(1) Il pleut
(2) Je vous ordonne de nettoyer les toilettes
(3)* Le chat est sur le paillasson, mais je ne crois pas qu'il y soit
(4)* Je promets d'être au rendez-vous, mais je n'ai pas l'intention d'y être.
1
AUSTIN (J.-L.) 1970. Quand dire c’est faire. Paris: Seuil.
2
Exemples pris dans MOESCHLER (J.) 1985. Argumentation et Conversation - Eléments pour une
analyse pragmatique du discours. Paris: Hatier-Crédif ; Coll. « Langues et apprentissage des
langues ».
187
4.3.4. LOCUTOIRE, PERLOCUTOIRE
ET ILLOCUTOIRE
Si la notion d'acte illocutoire décrit l'acte réalisé en disant quelque
chose (in saying), elle ne désigne pas pour autant tous les aspects actionnels
de l’énoncé. A la question « en quoi dire quelque chose revient-il à faire
quelque chose ? », Austin répond en distinguant l'acte illocutoire des actes
locutoires et perlocutoires. Disons sommairement qu'en énonçant une phrase
quelconque, on établit trois actes simultanés: (1) l'acte locutoire consiste
simultanément en l'acte de prononcer certains sons (acte phonétique),
certains mots et suites grammaticales (acte phatique) et enfin certaines
expressions pourvues d'un sens et d'une référence (acte rhétique); un acte
perlocutoire dans la mesure où l'énonciation sert des fins plus lointaines, où
l'acte de communication a un effet indirect sur l'interlocuteur. L'effet de
perlocution d'un discours électoral par exemple étant peut être de convaincre,
d'enthousiasmer ou d'ennuyer les auditeurs (ceci à l'insu ou non, des
destinataires et du destinateur), l'acte perlocutoire consiste donc en la
production de certains effets sur l'auditoire, ses sentiments ou ses actions
(acte de convaincre, d'effrayer, de mettre en colère, etc.) - que ces effets
soient intentionnels, visés par le locuteur ou non; un acte illocutoire dans la
mesure où l'énonciation de la phrase constitue en elle-même un certain acte
(une certaine transformation des rapports entre les interlocuteurs), par
exemple, l'acte de promettre en disant :: "je promets", celui d'interroger en
disant : « est-ce-que ....? »; C'est un acte accompli dans la parole et non pas
une conséquence (voulue ou non) de la parole. De ce fait, il peut être
paraphrasé et explicité par une formule performative : « je te demande si ... »,
« je te conseille de ... », etc. Enfin, selon Austin, l'acte illocutoire est toujours
conventionnel (l'acte illocutoire n'est pas la conséquence logique ou
psychologique du contenu intellectuel exprimé dans la phrase prononcée), il
ne se réalise que par une sorte de cérémonial social qui attribue à telle
formule employée par telle personne, dans telles circonstances, une valeur
particulière. Ainsi, en énonçant:
(1) Jacques Chirac a démissionné de la Présidence de la République
le locuteur réalise un acte locutoire, c'est à dire qu'il prononce certains sons
[JakSiÂakademisjOned´lapÂezidA@sd´larepyblik], une phrase grammaticale et
réfère à l'individu « Jacques Chirac » en lui attribuant la propriété (« a
démissionné »), un acte illocutoire (d'information) et un acte perlocutoire
(création d'une émotion de joie ou de tristesse chez l'interlocuteur, ou de son
indifférence, etc.).
188
4.4. L’ACTE ILLOCUTOIRE
1
AUSTIN (J.-L.) 1970: Quand dire c’est faire. Paris: Seuil.
2
SEARLE (J.-R.) 1972. Les actes de langage. Essai de philosophie du langage. Paris: Minuit.
3
Exemples pris dans MOESCHLER (J.) 1985. Argumentation et Conversation - Eléments pour une
analyse pragmatique du discours. Paris: Hatier-Crédif ; Coll. « Langues et apprentissage des
langues ».
4
SEARLE (J.-R.) 1972. Les actes de langage. Essai de philosophie du langage. Paris: Minuit,
pp. 60.
189
Si tout acte illocutoire est analysable en termes de son contenu
propositionnel et de sa force illocutoire, il en découle que ses conditions
d'emploi doivent porter à la fois sur le contenu propositionnel et la force
illocutoire. En d’autres termes, les conditions d'emploi d'une assertion doivent
être différentes de celles d'une requête par exemple au plan du contenu et/ou
de la valeur illocutoire et donc permettre de poser les bases d'une typologie
des actes de langage.
1
SEARLE (J.-R.) 1982. Sens et expressions. Etudes de théorie des actes de langage. Paris: Minuit
(Trad. Expression and Meaning. 1979).
190
langage. Une telle classification est basée sur un certain nombre de critères,
dont les plus importants sont (1) le but illocutoire correspondant à la condition
essentielle; (2) la direction d'ajustement mots-monde déterminant le rapport
qu'introduit l'acte illocutoire entre l'état de chose (passé, présent ou futur) et
les mots le désignant. Dans le cas d'une promesse ou d'un ordre, c'est le
monde qui s'ajuste aux mots (direction monde -> mots), dans la mesure où
l'acte de langage a justement pour but de transformer la réalité
conformément à la description qu'il en fait. Par contre, dans le cas des
assertions, la direction d'ajustement est inverse (direction mots -> monde),
dans la mesure où c'est justement la description qui doit correspondre à la
réalité, au monde; (3) l'état psychologique, correspondant à la condition de
sincérité; (4) enfin le contenu propositionnel correspondant à la condition de
contenu propositionnel.
Ces différents types ont les propriétés suivantes: (1) Ils sont représentatifs:
(assertion, information). Le but illocutoire est la description d'un état de fait, la
direction d'ajustement mots -> monde, l'état psychologique exprime la
croyance et le contenu propositionnel une proposition; (2) Ils sont directifs:
(ordre, requête, question, permission). Le but illocutoire est de mettre
l'interlocuteur dans l'obligation de réaliser une action future, la direction
d’ajustement monde -> mots, l’état psychologique exprime le désir du
locuteur et le contenu propositionnel une action future de l’interlocuteur.
(3) Ils sont commissifs: (promesse, offre). Le but illocutoire est l'obligation
contractée par le locuteur de réaliser une action future, la direction
d'ajustement monde -> mots, I'état psychologique exprime l'intention du
locuteur et le contenu propositionnel une action future du locuteur; (4) Ils sont
expressifs: (félicitation, excuse, remerciement plainte, salutation). Le but
illocutoire est d'exprimer l'état psychologique associé à l'acte expressif
1
Bien que tous les critères ne soient pas directement distinctifs, on constate néanmoins que chacune
des catégories s'oppose aux autres par au moins un trait pertinent. Cependant cette vision
classificatoire de l'illocutoire ne doit pas nous faire oublier la propriété principale de tout acte
illocutoire, liée à la condition essentielle de Searle, qui est sa capacité à transformer les droits et
obligations des interlocuteurs. C'est sur ce dernier point que nous terminerons nos remarques sur la
notion d'illocutoire.
191
(plaisir/desplaisir, désir/rejet, etc.), I'état psychologique est variable selon
l'acte (but illocutoire), le contenu propositionnel est une action ou propriété du
locuteur ou de l'interlocuteur; (5) Ils sont déclaratifs: (déclaration,
condamnation, baptême). Le but illocutoire est de rendre effectif le contenu
de l'acte, la direction d'ajustement à la fois mots -> monde et monde -> mots,
le contenu propositionnel est une proposition.
192
1
L'acte illocutoire, par rapport aux autres types d'actes intervenant dans
la vie sociale, est un acte très complexe dans la mesure où il comporte à la
fois des aspects intentionnels, conventionnels et institutionnels. L'aspect
intentionnel est lié aux contraintes qu'il impose sur son interprétation
(nécessité de reconnaître l'intention illocutoire du locuteur). L'aspect
conventionnel, lié d'une part aux conditions d'emploi et d'autre part aux types
d'actes inférables, procède d'une conception idéale de l'activité langagière.
C'est cette conception que J. Moeschler (1985)1 nuance, en insistant sur
l'aspect institutionnel vs conventionnel de l'acte illocutoire. Dire que l'acte
illocutoire est un acte institutionnel revient à dire que les transformations qu'il
produit (et qu'il produit en les communiquant) sont le fait du respect ou de la
violation de normes. En effet, le cadre institutionnel dans lequel s'inscrit l'acte
illocutoire ne définit pas un ensemble de règles langagières, mais un
ensemble de droits et d'obligations (les normes). Ces droits et obligations,
dont les objets sont les comportements des interlocuteurs, définissent
l'institution langagière comme une institution juridique. Les transformations
liées à l'acte illocutoire seront donc des transformations juridiques portant sur
les droits et obligations des interlocuteurs (Ducrot 1972)2. Obligation de
répondre dans le cas de la question, obligation de réaliser l'action dans le cas
de l'ordre, obligation de prouver dans le cas de l'assertion. Cependant, il faut
souligner que ces obligations sont imposées en tant que normes, c'est-à-dire
qu'elles sont soumises soit au respect, soit à la violation. Formulé en ces
termes, le cadre définitoire de l'acte illocutoire semble correspondre à celui
que propose Ducrot (1977)3 lorsqu'il définit l'acte illocutoire comme une
« prétention à créer des transformations de droits et d'obligations entre les
interlocuteurs ». La prétention est un effet de l'institution, ou plutôt de
l'inscription des relations entre interlocuteurs à l'intérieur de l'institution
langagière, créatrice de normes . Le refus de la part de l'interlocuteur de
souscrire aux obligations illocutoires correspond, selon moi, à une violation
de normes institutionnelles, et non pas à une non-satisfaction des règles
constitutives de l'acte illocutoire. Car, voir derrière l'acte illocutoire une
activité régie par des règles présuppose que la transformation liée à l'acte
illocutoire est une transformation effective de la réalité, I'obligation étant une
conséquence logique de l'acte illocutoire, et non une conséquence de son
1
MOESCHLER (J.) 1985. Argumentation et Conversation - Eléments pour une analyse
pragmatique du discours. Paris: Hatier-Crédif ; Coll. « Langues et apprentissage des langues ».
2
DUCROT (O.) 1972. Dire et ne pas dire, principe de sémantique linguistique. Paris: Hermann ;
Coll. « Savoir ».
3
DUCROT (O.) 1977. « Note sur la présupposition et le sens littéral ». in: Postface à Henry P.
Outil. Langue, sujet et discours. Paris: Klincksiek, pp. 169-203.
194
inscription prétendue à l'intérieur de cette institution. Cette modification, due à
Ducrot, de la position de la philosophie analytique, semble d'autant plus
pertinente qu'elle permet de bien distinguer les sanctions déterminées par
l'institution langagière, des sanctions déterminées par l'institution dans
laquelle l'acte illocutoire prend effet. Lorsqu'un soldat refuse d'exécuter un
ordre, il s'expose certes à une sanction de l'institution militaire, puisque la
désobéissance à l'ordre a pour cadre un cadre institutionnel et que celui-ci
prévoit des sanctions aux refus. Mais ce type de sanctions a pour condition
sine qua non le refus de prétentions juridiques, c'est-à-dire de la création
d'une obligation à l'intérieur de l'institution langagière . La norme posée par
l'acte illocutoire est certes inscrite dans une norme non linguistique, mais la
reconnaissance de la violation de la norme linguistique est une condition sine
qua non à la reconnaissance de la violation de la norme institutionnelle.
Cette remarque me semble justifier la possibilité d'une étude des faits
pragmatiques, et en particulier de l’illocutoire, qui soit indépendante de
l'institution englobant l'institution langagière. Elle permet donc, sinon
d'autonomiser la pragmatique linguistique de l'interaction en général, du
moins de voir dans « le sens d'un énoncé une certaine description de son
énonciation », c'est-à-dire le type de normes devant être respectées pour que
l'interaction effective prenne la forme des prétentions que lui attribue le
locuteur.
195
4.5.1. LES DIFFÉRENTS TYPES
D’IMPLICITE
Si l'interprétation d'un énoncé doit rendre compte non seulement de son
sens littéral mais également des sens implicites possibles, il s'agit tout
d’abord de distinguer deux critères de classification des implicites (a) leur
nature (sémantique vs pragmatique); (b) leur fonction discursive (objet de
discours vs non-objet de discours).
A- IMPLICITES SÉMANTIQUES ET
IMPLICITES PRAGMATIQUES
Moeschler J. (1985)1 distingue deux grands groupes d'implicite, les
implicites sémantiques et les implicites pragmatiques. Bien que la frontière
entre phénomènes purement sémantiques et phénomènes pragmatiques soit
relativement floue, on admettra qu'un implicite sémantique est le produit du
seul matériel linguistique, alors que les implicites pragmatiques sont liés à
des règles ou normes discursives (principes permettant le décodage de
l'implicite). Parmi ces implicites sémantiques on peut distinguer entre les
implications sémantiques, les implications logiques et les présuppositions 2. A
côté des implicites sémantiques, on peut encore distinguer les implicites
pragmatiques. Ainsi l'implicite déclenché parLa voie express rive gauche est
ouverte (-> La voie express rive droite est fermée) est pragmatique dans la
mesure où le contenu implicite n'est pas déterminé par le sens des
constituants de l'assertion, mais plutôt par une loi de discours (loi
d'exhaustivité chez Ducrot (1972)3 ou maxime de quantité chez Grice (1979)4
indiquant que toute I'information pertinente doit être donnée. Il ressort donc
que, dans cet exemple, si la mention de l'ouverture de la voie express rive
droite n'a pas été faite, c'est que celle-ci est encore fermée. L'implicite
pragmatique, ou implicitation, correspond ainsi à tout mouvement d'inférence
autorisé de par les propriétés de l'énoncé, du contexte et des lois de
discours.
1
MOESCHLER (J.) 1985. Argumentation et Conversation - Eléments pour une analyse
pragmatique du discours. Paris: Hatier-Crédif ; Coll. « Langues et apprentissage des langues ».
2
La distinction entre implication et présupposition peut être définie en termes des conditions de
vérité du contenu impliqué: dans la présupposition, le contenu présupposé est impliqué tant par
l'assertion que par la négation du contenu posé de I'énoncé alors que dans l'implication, le contenu
n'est impliqué que par l'assertion du contenu de l'énoncé, sa négation entraînant là négation du
contenu impliqué.
3
DUCROT (O.) 1972. Dire et ne pas dire, principe de sémantique linguistique. Paris: Hermann ;
Coll. « Savoir ».
4
GRICE (H.-P.) 1979. « Logique et communication ». in: Communications, 30, pp. 57-72.
196
B- L’IMPLICITE DISCURSIF
Sémantique Pragmatique
Sémantique Logique
1
MOESCHLER (J.) 1985. Argumentation et Conversation - Eléments pour une analyse
pragmatique du discours. Paris: Hatier-Crédif ; Coll. « Langues et apprentissage des langues ».
2
DUCROT (O.) 1972. Dire et ne pas dire, principe de sémantique linguistique. Paris: Hermann ;
Coll. « Savoir ».
197
Parmi les implicites pragmatiques, Il a distingué les sous-entendus, c'est-à-
dire l'implicite à fonction discursive, de la simple implicitation (Grice :1975)1
appelle ces énoncés implicature conversationnelle (conversational
implicatures), traduite généralement implicitation conversationnelle).Les
implicitations conversationnelles concernent soit les conséquences
rationnelles que l'interlocuteur est en droit de tirer, soit les raisons de
l'énonciation.
Explicitement Implicitement
Implicitation Implicitation
conventionnelle conversationnelle
Généralisée Particulière
2
1
GRICE (H.-P.) 1975. « Logic and conversation ». in: COLE (P.) & MORGAN (J.-L.) (eds.).
Syntax and Semantics 3 : Speech Acts. pp. 113-127, New York: Academec Press.
2
MOESCHLER (J.) 1985. Argumentation et Conversation - Eléments pour une analyse
pragmatique du discours. Paris: Hatier-Crédif ; Coll. « Langues et apprentissage des langues ».
3
ROULET (E.) et al. 1985. L'articulation du discours en français contemporain. Berne: Peter Lang.
4
GRICE (H.-P.) 1979. « Logique et conversation ». in: Communications, 30, pp. 57-72.
198
conversationnellement, en opposant les implicitations conversationnelles
généralisées et les implicitations conversationnelles particulières. En d'autres
termes, la valeur (illocutoire) d'un énoncé peut être communiquée ou
explicitement ou implicitement, implicitement de façon ou conventionnelle ou
conversationnelle, conversationnellement de manière ou généralisée ou
particulière. On peut se demander à juste titre, car les notions de convention
de langue et de convention d'usage sont relativement arbitraires, s'il existe
des critères linguistiques permettant de distinguer ces trois types d'implicites.
Roulet, à la suite d'Anscombre & Ducrot (1977), Ducrot (1980)1 et Récanati
(1981)2, propose les tests suivants: (1) le test de l'annulabilité pour distinguer
les implicitations conventionnelles des implicitations conversationnelles; (2)
les tests du rapport de l'implicite et de l'enchaînement sur l'implicite pour
distinguer l'implicitation conversationnelle généralisée de l'implicitation
conversationnelle particulière.
1
ANSCOMBRE (J.-C.) & DUCROT (O.) 1977. « Deux Mais en Français ? » in: Lingua, 43,
pp. 23-40 ; DUCROT (O.) et al. 1980. Les mots du discours. Paris: Minuit.
2
RECANATI (F.) 1981. Les énoncés performatifs. Paris: Minuit.
3
GRICE (H.-P.) 1979: « Logique et conversation ». in: Communications, 30.
4
SEARLE (J.-R.) 1982. Sens et expressions. Etudes de théorie des actes de langage. Paris: Minuit
(Trad. Expression and Meaning. 1979).
199
Ce principe stipule que chaque participant doit contribuer
conversationnellement de manière à correspondre aux attentes des autres
interlocuteurs en fonction du stade de la conversation, du but et de la
direction de l'échange. D'autre part chaque contribution d'un participant doit
respecter les maximes ou règles suivantes:
• Maxime de quantité1
• Maxime de qualité2
• Maxime de relation3
• Maxime de manière4
A: Où habite C ?
B: Quelque part dans le Sud
« Il a dit P, il n'y a pas lieu de supposer qu'il n'observe pas les règles, ou du moins le
principe de coopération (CP). Mais pour cela il fallait qu'il pense Q; il sait (et sait que je
sais qu'il sait) que je comprends qu'il est nécessaire de supposer qu'il pense Q; il n'a rien
fait pour m'empêcher de penser Q; il veut donc que je pense ou du moins me laisse
penser Q; donc il a implicité Q ».
1
Il faut que la contribution contienne autant d'informations qu'il est requis, mais pas plus.
2
Il faut que la contribution soit véridique.
3
Il faut que la contribution soit pertinente.
4
Il faut que la contribution soit claire.
5
SEARLE (J.-R.) 1982: Sens et expressions. Etudes de théorie des actes de langage. Paris: Minuit.
200
perspective sémantique plus formelle par Gordon & Lakoff (1973)1 qui ont
proposé de formuler des postulats de sens (meaning postulats), c'est-à-dire
des règles sémantiques intervenant dans la description des actes de
langage. Pour la requête, nous trouvons donc les postulats suivants
(formulés sous forme d'implication logique):
(1) REQUÊTE [L, FAIRE (I, A)]—CAPACITÉ [I, FAIRE (I, A)]
Si le locuteur L fait une requête à son interlocuteur I de faire A, alors c’est que I a la
capacité de faire A.
(2) REQUÊTE [L, FAIRE (I, A)]—DÉSIR [L, FAIRE (I, A)]
Si L fait une requête à I de faire A, alors c'est que L désire que I fasse A.
(3) INTERROGER {L, CAPACITÉ [I, FAIRE (I A)] } -> REQUÊTE [L, FAIRE (I A)]
Si L interroge la capacité de I à faire A, alors L fait une requête à I de faire A.
(4) ASSERTER {L, DÉSIR [L, FAIRE (I, A)]} -> REQUÊTE [L, FAIRE (I, A)]
Si L asserte son désir que I fasse A, alors L fait une requête à I de faire A.
L'hypothèse de Gordon & Lakoff est donc que les généralisations de Searle,
basées sur le système des règles d'emploi que sont les conditions de
satisfaction, reçoivent un statut de règles à l'intérieur de la description
sémantique du langage naturel.
1
GORDON (D.) & LAKOFF (G.) 1973. « Postulats de conversation ». in: Langages, 30, pp. 32-55.
2
ANSCOMBRE (J.-C.) 1977. « La problématique de l’illocutoire dérivé ». in : Langage et Société,
2, pp. 17-41; et ANSCOMBRE (J.-C.) 1980. « Voulez-vous dériver avec moi ». in :
Communications, 32, pp. 61-124.
201
4.6.4. NORMES ET RÈGLES PRAGMATIQUES
1
WILSON (D.) & SPERBER (D.) 1979. « Remarques sur l'interprétation des énoncés selon Paul
Grice». in: Communication, 30, pp. 80-94.
2
LAKOFF (R.) 1977. « What you can do with words : politeness, pragmatics and performatives ».
in: ROGERS (A.), WALL (B.) & MURPHEY (J.-P.) (eds.) 1977. Proceedings of the Texas
conference on performatives and implicatures, pp. 78-105, Airlington: Center of Applied
Linguistics.
202
illocutoire - et d'autre part, I'institution de ce que Ducrot (1982 et 1983)1
appelle le sens commun, institution composée d'un ensemble de proverbes,
de lieux communs (topoï) dont la propriété essentielle est de poser un certain
nombre de relations de causalité, d'implication entre actions, propriétés, etc.
4.7. REMARQUES
5. CONCLUSIONS
1
DUCROT (O.) 1982. « Note sur l’argumentation et l’acte d’argumenter ». in: Cahiers de
Linguistique française, 4, pp. 143-163, Université de Genève ; et DUCROT (O.) 1983. « Opérateurs
argumentatifs et visée argumentative». in: Cahiers de Linguistique française, 5, pp. 7-36, Université
de Genève.
2
ANSCOMBRE (J.-C.) & DUCROT (O.) 1977: « Deux Mais en Français ? ». in: Lingua, 43,
pp. 23-40.
203
1972)1 pour laquelle le sens d'un énoncé n'est rien d'autre que sa force
illocutoire, c'est-à-dire sa fonction instrumentale. Ce que dit cette thèse, c'est
qu'un énoncé donne (toujours) une certaine image de son énonciation, et que
cette image constitue un guide de lecture, c'est-à-dire d'interprétation de
l'énoncé. Une théorie de l'énonciation associe donc, à côté d'instructions
argumentatives, des instructions énonciatives: « pour comprendre l'énoncé E,
chercher le type d'énonciation (acte d'énonciation) sous-jacente à E ». Mais
une théorie de l'énonciation oblige de considérer l'acte d'énonciation comme
complexe non seulement du point de vue de son sens, mais également du
point de vue de sa source. Jusqu'à présent, l'acte d'énonciation - que ce soit
l'acte illocutoire en général ou l'acte d'argumentation en particulier - a été
présenté comme relativement transparent: à savoir comme la production
d'une entité bien localisable qu'est le locuteur. En fait, une théorie de
l'énonciation fait intervenir, à côté du concept de locuteur, celui d'énonciateur
(Ducrot : 1980)2. L'énonciateur est, à proprement parler, le responsable de
l'activité illocutoire, alors que le locuteur n'est que le responsable de la
production de l'activité locutoire. A ce titre, un locuteur peut présenter, dans
son acte d'énonciation, un ou plusieurs énonciateurs, les énonciateurs
s'assimilant ou non au locuteur. Ducrot (op. cit) qualifie de polyphoniques de
telles énonciations. Ainsi, ce qu'une théorie pragmatique a à expliquer n'est
rien d'autre que l'attribution de tel sens à tel énoncé par les sujets parlants.
Les hypothèses internes visent à produire des analogues des observables,
c'est-à-dire à produire un mécanisme M' (analogue ou supposé tel au
mécanisme M producteur du sens des énoncés) attribuant une signification
aux phrases. Alors que les concepts de sens et d'énoncé relèvent de
l'observable (la langue), ceux de signification et de phrase sont réservés aux
opérations de construction des analogues des observables (la métalangue).
Le terme d'instruction a été utilisé à propos des opérateurs argumentatifs et
des connecteurs argumentatifs pour indiquer la façon d'interpréter les
énoncés modifiés ou articulés par de tels morphèmes. A côté de ces
instructions argumentatives, les instructions énonciatives donnent des
indications sur la façon d'intégrer au sens de l'énoncé l'énonciation. Pour
rendre compte des procédures conventionnelles d'assignation de signification
aux phrases (et de façon analogue pour rendre compte des procédures
conventionnelles d'interprétation du sens des énoncés), il faut distinguer
entre différents types d'instructions: les instructions argumentatives sont
associées aux opérateurs argumentatifs et aux connecteurs argumentatifs et
donnent des indications d'une part sur l’orientation argumentative des
phrases (respectivement énoncés) modifiées ou articulées et d'autre part sur
le type d'actes d'argumentation réalisés. Les instructions énonciatives sont
associées aux marques énonciatives et donnent des indications sur la façon
dont la signification de la phrase (respectivement le sens de l'énoncé) fait
1
SEARLE (J.-R.) 1972. Les actes de langage. Essai de philosophie du langage. Paris: Minuit.
2
DUCROT (O.) et al. 1980. Les mots du discours. Paris: Minuit.
204
allusion à l'énonciation. A côté de ces deux types d'instructions, J. Moeschler
(1985)1 distingue un troisième type d’instructions, qualifiées d'instructions
discursives. Ces instructions constituent des indications sur le type
d'enchaînement compatible avec les propriétés sémantiques, pragmatiques
ou argumentatives de la phrase (respectivement l'énoncé). Globalement on
peut retenir dès maintenant, même si cette question n’est véritablement
abordée que dans les parties deux et trois du présent travail, l’importance
fondamentale de la pragmatique dans l’enseignement des langues
étrangères ou secondes, notamment autour de la notion centrale d’acte de
langage.
1
MOESCHLER (J.) 1985. Argumentation et Conversation - Eléments pour une analyse
pragmatique du discours. Paris: Hatier-Crédif ; Coll. « Langues et apprentissage des langues ».
205
CHAPITRE
IX
ÉLÉMENTS EN VUE D’UNE
TRANSITION ANNONCÉE
Le regard que l’on peut porter sur l’histoire, somme toute récente, de la
linguistique et sur la longévité attestée des traditions grammaticales, fera
apparaître simultanément, selon le degré de généralité adopté ou la place
historique et/ou idéologique octroyée à telle ou telle autre construction
théorique ponctuelle, des zones de divergence ainsi que de nombreux points
de convergence. Nous avons à diverses reprises dans cette première partie,
indiqué ce qui semblait pouvoir s’inscrire en rupture ou en continuité dans un
parcours chronologique. Un évolutionnisme naïf pourrait faire croire en une
heureuse linéarité faisant passer l’état des réflexions dans ce vaste domaine
des « faits de langage », d’un empirisme intuitif : efficace mais imparfait, à
une formalisation rigoureuse, traces incontournables d’une croyance
philosophico-scientifique considérant la linguistique comme l’aboutissement
d’une maturation séculaire et signant en quelque sorte l’accession de
l’humain à des catégories de « pensées » jusqu’alors insoupçonnées. A cet
optimisme un peu facile dont on trouvera de nombreuses traces chez ceux,
nombreux, qui ont souhaité avoir une vue d’ensemble de la « chose
linguistique »1, on peut opposer une courte liste d’interrogations qui semblent
traverser l’histoire entière de la discipline (au sens large) sans jamais recevoir
de réponses définitives tout en alimentant directement ou indirectement la
plupart des démarches véritablement décisives et originales contemporaines.
Il est vrai que le panorama actuel des sciences du langage a de quoi
dérouter, la prise en compte de nouvelles problématiques, l’éclatement
1
L’enthousiasme de G . Mounin à propos des bienfaits du fonctionnalisme nous semble de ce point
de vue exemplaire. Voir MOUNIN (G.) 1985. Histoire de la linguistique des origines au XXe
siècle. Paris: P.U.F. (1ère éd. 1967).
206
transdisciplinaire qui se traduit par l’ajout de nombreux préfixes : psycho-
linguistique, socio-linguistique, ethno-linguistique, etc., la pluridisciplinarité
revendiquée par la plupart des spécialistes, tout cela laisse à penser que de
profondes mutations sont en cours et que la rupture est consommée entre
des sciences du langage dynamiques, rigoureuses, foisonnantes et une
antique réflexion logico-philosophique sur le langage dont les échos se
seraient peu à peu estompés. En réalité la situation est loin d’être aussi
tranchée quel que soit l’angle d’approche adopté: les oppositions binaires du
type scientifique/a-scientifique ou empirique/formel, masquent bien souvent
des interrogations épistémologiques plus profondes que peu de linguistes
finalement expriment ouvertement. Poser le problème de la conceptualisation
du savoir linguistique, ce n’est pas seulement « présupposer qu'un tel sujet a
une importance du point de vue de l’histoire de la discipline » ainsi que
l’affime P. Swiggers (1991)1 c’est également se poser la question de la
possibilité même de ce « savoir » (Milner J.-C. 1982, 1989, 1995)2 ou encore
la place de ce savoir au sein des sciences humaines (Auroux S. 1994,
1995)3. On a souvent opposé l’attitude empirique « antique » à la position
résolument formalisatrice de bon nombre de courants linguistiques plus
récents, en d’autres termes on a voulu dénoncer « la simple récolte de faits,
mal organisés entre eux » (Mounin 1967)4 pour instaurer des cadres
d’analyse rigoureux et objectifs. Une thèse souvent exprimée est celle selon
laquelle la linguistique structurale aurait permis ce passage de l’atomisme
descriptif (les éléments en eux-mêmes) à la prise en compte des systèmes et
structures (relations entre les éléments). La grammaire générative
chomskyenne aurait enfin introduit la notion de modèle, alors réservé aux
sciences de la nature afin de rendre compte des mécanismes mêmes de la
compétence du sujet parlant. Cette perspective présente cependant bon
nombre d’inconvénients. Tout d’abord, cette distinction se laisse réduire
aisément à deux termes seulement: description d’une part, modélisation
d’autre part - il suffit de convenir que la description antique s’organise autour
des propriétés logico-philosophiques de l’esprit, alors que la description
1
SWIGGERS (P.) 1991. « Creuser dans l'histoire des sciences du langage - Vers une archéologie
du savoir linguistique ». in: La Licorne, 1991/19, pp. 115-134. Publication de la Faculté des Lettres
et Langues de l'Université de Poitiers.
2
MILNER (J.-C.) 1982. Ordres et raisons de langue. Paris: Seuil ; MILNER (J.-C.) 1989.
Introduction à une Science du Langage. Paris: Seuil ; MILNER (J.-C.) 1994. « Linguistique:
pragmatique et conceptualisme / Où va la linguistique générale ? ». in: Raison Présente - Les
Sciences humaines en débat (II). 109, 1er trim. 94, pp. 9-13.
3
AUROUX (S.) 1994. La grammatisation. Bruxelles: Mardaga ; AUROUX (S.) 1995. « La place
de la linguistique parmi les sciences empiriques ». in: Cahiers de L’I.L.S.L. 6, 1995, pp. 17-64
(Institut de linguistique et des sciences du Langage - Fondements de la recherche linguistique -
Perspectives epistémologiques).
4
MOUNIN (G.) 1985. Histoire de la linguistique des origines au XXe siècle. Paris : P.U.F. (1 ère éd.
1967). A noter que SAUSSURE (F. DE) exprime cette même idée dans le Cours de linguistique
Générale - SAUSSURE (F. DE) 1972. Cours de Linguistique Générale. Edition critique préparée
par TULLIO DE MAURO, Paris: Payot.
207
« structurale » s’articule autour de la notion de fonction. Ce rapprochement
est facilité par le fait qu’il est bien difficile de dire ce qui, dans l’analyse
linguistique, est objectif et ce, pour une raison d’ailleurs très simple et
souvent évoquée, à savoir que, comme le rappelle C. Hagège (1994)1 « La
linguistique se trouve être la seule science dont I’objet se confonde avec le
discours qu'elle en tient. Toute autre science tient un discours ordonné, sur
un objet qui n’est pas ce que l'on fait au moment où l'on parle ». On peut
enfin envisager avec Swiggers P. (op. cit.) que la conceptualisation des
savoirs fait appel à différents types de modélisation: la modélisation
référentielle et la modélisation intensionnelle.
1.1. GÉNÉRALITÉS
1
HAGÈGE (C.) 1994. « Linguistique: pragmatique et conceptualisme / Où va la linguistique
générale ? ». in: Raison Présente - Les Sciences humaines en débat (II). 109, 1er trim. 94, pp. 15-22.
208
contribution dans l’activité de construction de modèles, soit directement, soit
plus fréquemment par l’intermédiaire de l’informatique: en fait, une
modélisation informatique dérive toujours d’un modèle mathématique sous-
jacent, que cette dérivation soit explicite ou non. Ce rôle important de
l’informatique ne doit pas conduire à confondre l’activité de modélisation dont
il est question ici et le traitement automatique des langues. Même si des liens
étroits se sont noués entre ces deux types d’activité, les objectifs et les
méthodes restent différents: pour schématiser, on peut dire que dans le
traitement automatique des langues la linguistique doit être en quelque sorte
au service de l’informatique, pour aider à accomplir les tâches précises que
l’on cherche à automatiser, tandis que dans la modélisation c’est
l’informatique qui doit absolument rester sous le contrôle de la théorie
linguistique que l’on veut tester.
1
CHOMSKY (N.) 1995. The Minimalist Program. M.I.T. Press.
2
MILNER (J.-C.) 1989. Introduction à une Science du Langage. Paris: Seuil.
211
et mauvais effets, et avec une profusion actuelle de modèles plus « locaux »,
s’attaquant à un phénomène précis, comme la syllabation, la position de
l’accent ou encore l’intonation. En sémantique, la situation est plus confuse,
parce que l’existence même et l’autonomie d’un niveau de « sémantique
linguistique » est loin d’être une évidence: pour certains, qui défendent le
primat de la syntaxe, la forme sémantique de l’énoncé est directement issue
du modèle syntaxique; pour d’autres, tenants de la pragmatique, la
sémantique dépend presque entièrement des conditions de l’énonciation.
Dans la mouvance chomskyenne, la lutte a été rude entre les partisans de
l’autonomie de modèles sémantiques et les défenseurs plus orthodoxes du
respect du primat de la syntaxe. Dans d’autres théories, comme certaines
grammaires cognitives américaines (Langacker 19861 ou Talmy 19882) et la
théorie de l’énonciation d’Antoine Culioli3, les relations entre syntaxe et
sémantique sont tout autres. Ainsi, pour ce dernier, à chaque marqueur
linguistique est associée une opération (décrite par sa «forme schématique»),
et ce sont les interactions dynamiques entre ces opérations qui produisent à
la fois la structure syntaxique et les effets de sens d’un énoncé: il est clair
qu’une modélisation de cette théorie ne peut séparer de manière séquentielle
syntaxe et sémantique. Il est donc plus prudent de renoncer pour ce niveau
de l’analyse linguistique à un regroupement de modèles issus de théories
divergentes. De toute manière, comme on le verra, les difficultés de définition
et de représentation du sens (des unités linguistiques aussi bien que des
énoncés) rendent plus arbitraire à ce niveau la distinction entre modèles
internes et modèles d’interface.
1
LANGACKER (R.-W.) 1987. Foundations of Cognitive Grammar. Stanford: Stanford University
Press.
2
TALMY (L.) 1988. « Force Dynamics in Language and Thought ». in: Cognitive Science, 12,
pp. 49-100.
3
Voir CULIOLI (A.) 1990. Pour une théorie de l'énonciation. Paris: Ophrys.
212
« intégrés », qui modélisent la correspondance entre commandes motrices et
trajectoires dans l’espace perceptif1. Ce qui caractérise ces modèles, c’est
qu’il s’agit en fait d’une modélisation qui relève de la physique et dont la
problématique est linguistique: il n’est pas si fréquent de rencontrer ce genre
de « mixité » entre sciences expérimentales « dures » et sciences humaines.
Du côté du sens, les modèles doivent présenter aussi une sorte de mixité,
puisqu’il leur faut à la fois représenter le sens des énoncés, de manière
forcément extra-linguistique, et rendre compte du passage de la structure
linguistique de ces énoncés à la représentation de leur sens. On observe sur
ces deux points une grande diversité, dont on se contentera ici de donner un
aperçu à partir de quelques exemples. En ce qui concerne la représentation
du sens, on peut relever deux grandes familles: les approches plutôt
psychologisantes et les approches plutôt logicistes. Pour les premières, le
sens est affaire de cognition, et sa représentation doit donc être de type
conceptuel: c’est, par exemple, la position clairement affirmée de Jackendoff
(1990)2, dans le modèle duquel le sens d’un énoncé est représenté par une
combinaison de concepts de diverses catégories (objets, substances,
événements, processus, etc.). Pour les secondes, le sens est affaire de
relation au monde, et sa représentation doit donc donner les conditions qui
permettent de décider si cet énoncé est vrai ou faux dans un monde donné.
C’est la position qu’a défendue par exemple R. Montague (1970)3, en
développant un modèle dans lequel le sens d’un énoncé est une proposition
d’une logique intensionnelle (où un prédicat est défini comme une fonction lui
associant une valeur de vérité dans chaque monde possible). Il est
intéressant de remarquer que l’on rejoint par ce biais la théorie des modèles
de la logique mathématique (les «mondes» en question étant essentiellement
des constructions ensemblistes, dont le rattachement est problématique, que
ce soit au monde vécu ou au monde des physiciens). La manière dont ces
modèles construisent la représentation du sens, quelle que soit sa nature, est
aussi très diversifiée. Chez Montague, cette construction est le résultat d’un
principe de compositionnalité très strict, qui permet de calculer la forme
logique associée à un énoncé à partir de l’arbre issu de l’analyse syntaxique
de cet énoncé: à chaque nœud de l’arbre correspond une expression logique
calculée récursivement à partir des nœuds-fils et de la relation syntaxique qui
les lient. Dans la Discourse Representation Theory de H. Kamp (1993)4, les
1
Pour ne prendre qu’un exemple typique des questions traitées à ce niveau, on peut chercher à
rendre compte avec ces modèles des différents systèmes de voyelles que l’on rencontre dans les
langues.
2
JACKENDOFF (R.) 1990. Semantic Structures. M.I.T. Press.
3
MONTAGUE (R.) 1970. « English as a formal language », repris dans Formal Philosophy.
Selected Papers of Richard Montague , édité par R. H. Thomason, Yale Université Press, New
Haven, 1974.
4
KAMP (H.) & REYLE (U.) 1993. From Discourse to Logic, Introduction to Modeltheoric
Semantics of Natural Language, Formal Logic and Discourse Representation Theory. Dordrecht:
Kluwer Acad. Pub.
213
règles de construction du sens d’un énoncé font explicitement appel au
contexte composé par les énoncés qui le précèdent dans le discours où il est
inséré. D’autres modèles, comme la « sémantique situationnelle » de Barwise
et Perry1, rapprochent plus la sémantique de la pragmatique en prenant en
compte d’emblée dans le calcul du sens le contexte en un sens plus large,
incluant les conditions. Enfin, il existe aussi des théories pour lesquelles
l’analyse syntaxique ne peut être menée indépendamment de la construction
du sens, ce qui remet en cause le calcul séquentiel par niveaux (syntaxique
puis sémantique) sur lequel sont fondés les modèles classiques.
1
BARWISE (J.) & PERRY (J.) 1983. Situations and Attitudes. Cambridge (Mass.): M.I.T. Press.
2
ABEILLE (A.) 1993. Les Nouvelles Syntaxes. Grammaires d’unification et analyse du français.
Paris: Armand Colin.
214
tel qu’il s’est imposé, après avoir rompu tout lien avec la Gestalt théorie :
définir les unités linguistiques des différents niveaux comme des unités
discrètes s’opposant par des traits distinctifs et se combinant pour former des
unités de niveau supérieur conduit naturellement à des modèles algébriques.
Et cette tendance est confortée par les modèles d’interface avec le sens.
Cela va de soi pour les approches logicistes, puisque l’obtention d’une forme
logique est facilitée par les représentations algébriques. Mais c’est vrai aussi,
en grande partie, pour les approches psychologisantes, puisque le paradigme
« computationnel » dominant des sciences cognitives est aussi de type
logico-algébrique, qu’il s’agisse du « langage de la pensée » de J. Fodor
(1986)1, ou des réseaux sémantiques et autres graphes conceptuels (Sowa :
1984)2. Il ne faut pas en déduire que seules l’algèbre et la logique apportent
leur contribution à la modélisation en linguistique. En fait, il apparaît assez
vite que les langues ne répondent qu’imparfaitement aux critères algébriques
de « bonne formation » qui régissent les formalismes classiques3. Tant que
l’on pense que ces modèles fournissent une première approximation utile des
faits, on peut s’en satisfaire. Mais comme le disait dès 1967 Charles
Hockett4, qui fut l’un des pionniers de ces formalismes algébriques, « cela
n’est plus possible quand on pense que cette approximation est obtenue en
écartant les propriétés des langues qui sont de fait les plus importantes ».
Les travaux de mathématiciens comme René Thom (1974)5 et Jean Petitot
(1985)6, de même que ceux de linguistes comme Antoine Culioli (1990)7
avaient depuis longtemps ouvert cette voie, qui s’est popularisée par la suite,
surtout avec l’apparition d’outils informatiques adaptés à la représentation de
systèmes dynamiques: les réseaux connexionnistes. Ces nouveaux outils de
modélisation doivent aussi en partie leur succès à la facilité avec laquelle ils
permettent l’implémentation (ou réalisation) de mécanismes d’apprentissage,
qui, comme nous le verrons plus loin, jouent un rôle important dans les
relations entre la linguistique et les sciences de la cognition. Signalons aussi
l’apparition, encore plus récente, de modèles que l’on pourrait qualifier
d’intermédiaires, comme la « théorie de l’optimalité » (A. Prince et
1
FODOR (J.) 1986. La Modularité de l’esprit. Paris: Minuit.
2
SOWA (J.) 1984. Conceptual Structures: Information Processing in Mind and Machine. New
York: Addison Wesley.
3
Par exemple, la polysémie distingue radicalement les langues des langages formels utilisés dans
ces formalismes algébriques pour représenter le sens. Si l’on pense que la polysémie est une
propriété fondamentale de la sémantique des langues, qui explique leur souplesse, leur productivité
et leur évolution, on devra renoncer aux modèles algébriques classiques qui conduisent à escamoter
ou à marginaliser ce phénomène. Ce sont des raisons de cet ordre qui expliquent que l’on ait pu
faire appel aux mathématiques du continu, et plus particulièrement à des modèles topologico-
dynamiques en linguistique.
4
HOCKETT (C.-F.) 1967. Language, Mathematics and Linguistics. La Haye: Mouton.
5
THOM (R.) 1974. Modèles mathématiques de la morphogenèse. Paris: Christian Bourgois.
6
PETITOT (J.) 1985. Morphogenèse du sens. Paris: P.U.F. et PETITOT (J.) 1985. Les
Catastrophes de la parole. Paris: Maloine.
7
CULIOLI (A.) 1990. Pour une théorie de l'énonciation. Paris: Ophrys.
215
P. Smolensky : 1994)1, qui cherche à conserver l’essentiel des qualités des
modèles algébriques tout en faisant une place à quelques caractéristiques
intéressantes extraites des modèles connexionnistes: très grossièrement,
une grammaire est constituée d’un ensemble ordonné, pas forcément
consistant, de règles « violables », les énoncés engendrés devant être
« optimaux » au sens où ce sont ceux qui violent le minimum de règles de
haute priorité.
1
PRINCE (A.) & SMOLENSKY (P.) 1994. Optimality Theory. Constraint Interaction in
Generative Grammar. M.I.T. Press
2
FODOR (J.) 1986. La Modularité de l’esprit. Paris: Minuit.
3
PINKER (S.) 1994. The Language Instinct. New York: Penguin Press.
216
du langage muni d’une grammaire universelle, et l’apprentissage de sa
langue maternelle consisterait simplement à fixer un petit nombre de
paramètres, à valeur binaire variable suivant les langues. Ce qui, à son tour,
sert d’argument à une théorie modulaire de la cognition, dans laquelle cet
organe du langage trouve naturellement sa place dans les mécanismes
automatiques périphériques. Ainsi des modèles purement linguistiques,
« internes » ont-ils des répercussions importantes, bien au-delà des sciences
du langage. À cette conception des relations entre langage et cognition
s’opposent d’autres, qui cherchent au contraire à découvrir, à travers l’étude
de la diversité des langues, les mécanismes généraux à l’œuvre dans
l’activité de langage, lesquels doivent à leur tour aider à mieux appréhender
la cognition en général: c’est le programme que s’est fixé la théorie de
l’énonciation d’Antoine Culioli (1990)1, qui utilise largement dans ses
formulations des concepts issus de la topologie (ouverts, frontières, etc.) et
de la théorie des systèmes dynamiques (attracteurs, bifurcations, etc.). On
peut aussi citer, parmi d’autres, les grammaires cognitives nord-américaines
(Langacker (1986)2, Talmy (1988)3, Fauconnier (1984)4, Lakoff (1987)5), dont
les analyses linguistiques se fondent sur l’abstraction de schémas perceptifs
dynamiques pour rendre compte des phénomènes syntaxico-sémantiques.
Dans ces courants aussi, le lien entre langage et cognition passe donc en
grande partie par le choix des outils de modélisation des phénomènes
linguistiques eux-mêmes. Notons par ailleurs que le problème de
l’apprentissage ne se pose plus du tout dans les mêmes termes dans ces
approches, puisqu’il n’est plus question d’isoler le processus de bonne
formation syntaxique du sens qui est construit par les constituants de
l’énoncé: tout l’appareil cognitif de l’apprenant peut donc contribuer à
l’acquisition de la structure de la langue. Ainsi la modélisation en linguistique
se trouve-t-elle au centre de débats qui concernent également l’ensemble
des sciences cognitives.
1
CULIOLI (A.) 1990. Pour une théorie de l'énonciation. Paris: Ophrys.
2
LANGACKER (R.-W.) 1987. Foundations of Cognitive Grammar. Stanford: Stanford University
Press.
3
TALMY (L.) 1988. « Force Dynamics in Language and Thought ». in: Cognitive Science, 12.
4
FAUCONNIER (G.) 1984. Espaces mentaux. Paris: Minuit.
5
LAKOFF (G.) 1987. Women, Fire and Dangerous Things. Chicago: University of Chicago Press.
217
cette langue – un modèle souvent implicite - qui ne connaît pas quelquefois
de « cadre théorique » précis., mais modèle quand même. Ainsi nous
considérerons que la capacité de modélisation, loin d’être l’apanage d’une
linguistique « scientifique » est un phénomène beaucoup plus ancien qui
parcourt toutes les périodes de la réflexion sur le langage. Cependant, on
conviendra avec P. Swiggers (1991)1 que deux grands types de modélisation
semblent se dessiner: la modélisation référentielle et la modélisation
intensionnelle. La conceptualisation dans les sciences du langage présente
en effet une macro-évolution intéressante, que l’on peut caractériser comme
un passage d'une modélisation référentielle à une modélisation intensionnelle
P. Swiggers (1991)2. La grammaire de l'Antiquité qui se perpétuera dans la
tradition des grammaires scolaires (A. Chervel: 1977)3 a développé un format
descriptif, où les catégories sont définies en termes référentiels. Cette
modélisation référentielle englobe différents types. Il y a, par exemple, des
catégories définies par référence aux états psychologiques des locuteurs;
des catégories définies par référence aux types d'objets désignés4; des
catégories défînies par référence à leur position ou à la position dont elles
sont le substitut (le pronom substitut du nom); des catégories définies par
rapport au contexte grammatical, au sens large - ainsi, le participe est défini
en fonction de sa « participation » aux caractéristiques du nom et du verbe et
la conjonction est défînie par son rôle de « liaison » entre des phrases ou des
syntagmes; des catégories définies par référence à l'usage et l'origine des
formes: ainsi, la Poétique d'Aristote énumère différents types de noms: noms
simples et noms composés, noms courants et noms insignes, métaphores,
noms d'ornement, noms formés par l'auteur, noms allongés, noms écourtés
et noms modifiés (Aubenque Pierre: 1965)5. Cette modélisation référentielle,
que l’on pourrait penser typique de la grammaire antique, s'appuie en premier
lieu sur une représentation spatiale: représentation des « objets » décrits,
et/ou de leur correspondance avec des données extérieures. Il est significatif
que cette représentation spatiale des catégories descriptives s'accompagne
d'une visée juxtaposante des langues: dans la grammaire antique, les
langues sont décrites selon une démarche de juxtaposition, et non dans une
tentative d’intégration ou de classificatlon typologique. C'est avec la
1
SWIGGERS (P.) 1991. « Creuser dans l'histoire des sciences du langage - Vers une archéologie
du savoir linguistique ». in: La Licorne, 1991/19, pp. 115-134. Publication de la Faculté des Lettres
et Langues de l'Université de Poitiers.
2
SWIGGERS (P.) 1991. « Creuser dans l'histoire des sciences du langage - Vers une archéologie
du savoir linguistique ». in: La Licorne, 1991/19, pp. 115-134. Publication de la Faculté des Lettres
et Langues de l'Université de Poitiers.
3
CHERVEL (A.) 1977. … Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français. Histoire de la
grammaire scolaire. Paris: Payot.
4
Par exemple la distinction entre noms et pronoms, entre définis et indéfinis, etc.
5
AUBENQUE (P.) « Aristote et le langage. Note annexe sur les catégories d’Aristote, à propos d'un
article de M. Benveniste ». in: Annales de la Faculté des lettres d’Aix-en-Provence, 43.
218
grammaire modiste 1 que se fait le passage vers un type de conceptualisation
intensionnelle. Il est vrai que la conceptualisation référentielle se maintient,
surtout là où la correspondance avec « l'extérieur » est nette (par exemple la
distinction entre singulier et pluriel, la distinction entre les temps du passé, du
présent et du futur, la définition des interjections en rapport avec les
sentiments exprimés, etc.), mais la visée intensionnelle permet d'envisager
certains principes de construction, et d'articuler ainsi une syntaxe. Ainsi, les
modistes vont élaborer une analyse syntaxique en termes de transitivité (des
actes ou des personnes), et de la relation dépendentielle entre les termes.
Cette visée intensionnelle emprunte surtout sa représentation à la sphère de
la temporalité, en distinguant entre ce qui est « premier » et ce qui est
« second », et en exploitant la notion de dérivation. C'est la conceptualisation
intensionnelle qui rend possible une descriptlon « paramétrique » des
langues, vu qu'elle implique un détachement du contexte référentiel
immédiat, et qu'elle s'appuie surtout sur des règles formulées en termes de
contenu (ce qui permet de poser des contraintes hiérarchiques sur les
règles). Du Moyen Age jusqu'à nos jours, la modélisation intensionnelle n'a
cessé de croître en importance. Cela tient selon Swiggers (1991)2 à deux
faits, étroitement liés. D’une part, le développement d'une réflexion
méthodologique, qui nécessite un détachement du cadre référenliel le plus
direct, d’autre part le fait que le travail linguistique a de plus en plus porté sur
un objet dispersé, soit l'histoire d'une langue, soit la comparaison (d’états) de
langues. Il convient alors d'envisager le passage de la modélisation
référentielle à la modélisation intensionnelle non comme un processus
abrupt, mais comme une élimination (progressive) de la représentatfon
référentielle au profit d'une représentation basée sur des contenus
notionnels. Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, la typologie linguistique
maintient une composante référentielle dominante (le renvoi aux marques
flexionnelles et dérivationnelles), mais en y ajoutant une composante
intensionnelle, qui conceme la structure du mot (ou son degré de
composition). Ces dernières décennies, la typologie linguistique a mis au
premier plan l'aspect intensionnel, étudié soit comme une sémantique des
rapports d’actance ou comme une figuration morphogénétique. L'aspect
référentiel n'en est pas absent mais est subordonné à l’aspect intensionnel.
1
Sur la grammaire des modistes, voir les travaux de BURSILL-HALL (G.-L.) 1971. Speculative
Grammars of the Middle Ages: The Doctrine of Partes Orations of the Modistae. La Hague:
Mouton ; STIKER (H.-J.) 1972. « Une théorie linguistique au moyen âge: l'école modiste ». in:
Revue des sciences philosophiques et théologiques, 56, pp. 585-616 ; ROSIER (I.) 1983. La
grammaire spéculative des modistes. Lille: P.U.L. et COVINGTON (N.) 1984. Syntactic Theory in
the Middle Ages. Cambridge University Press. Sur le soubassement aristotélicien de leur théorie,
voir SWIGGERS (P.) 1988. « Grammatical Categories and Human Conceptualization: Aristote and
the Modistae ». in: RUDZKA-OSTYN (B.) 1988. Topics in Cognitive Linguistics. Amsterdam,
pp. 621-646.
2
SWIGGERS (P.) 1991. « Creuser dans l'histoire des sciences du langage - Vers une archéologie
du savoir linguistique ». in: La Licorne, 1991/19, pp. 115-134. Publication de la Faculté des Lettres
et Langues de l'Université de Poitiers.
219
2. OPTIONS MÉTATHÉORIQUES
ET ORIENTATIONS
Un autre manière de « réduire » l’apparente diversité des recherches
linguistiques est d’interroger à la manière de J. Caron (1995)1 les options
métathéoriques qui président aux principales façons de considérer la langue.
Caron J. constate tout d’abord que la langue semble revêtir un double
caractère : (1) d’un côté, le « système de la langue » se présente comme un
ensemble de contraintes auxquelles doit se soumettre l'activité du sujet
parlant, en d’autres termes la langue s'impose aux sujets parlants, le sujet
n'invente pas sa langue, il la découvre et l'intériorise au cours d'un processus
d'apprentissage. Dans cette perspective, le linguiste se doit de décrire le ou
les systèmes de contraintes, alors que le psycholinguiste (dépendant ici du
linguiste) essaye de rendre compte de l’activité du sujet en tenant compte
des descriptions linguistiques des contraintes qui pèsent sur la langue; (2)
d’un autre côté, la langue n'a pas d'existence en dehors de sa mise en
œuvre, elle repose tout entière sur l'activité de sujets parlants. A ce titre, la
linguistique ne peut éviter de s'appuyer, explicitement ou implicitement, sur
des hypothèses de nature psychologique. Cette dualité est partiellement celle
que Saussure (1916) exprime dans l’opposition langue/parole, Saussure
n’envisage cependant pas de relations entre ces deux aspects et opte pour
l’une des perspectives (l’étude de la langue), en laissant en suspens la
possibilité ultérieure d’une linguistique de la parole (linguistiques de
l’énonciation, approches pragmatiques). En établissant une relation entre ces
deux aspects, Caron J. (op. cit.) envisage trois cas de figure:
1- soit on pose la langue comme un système objectif, indépendant du sujet;
un répertoire de signes, objet d'une convention sociale;
2- soit on imagine la langue comme un ensemble de règles formelles
inscrites dans l'architecture cognitive de tout être humain, et commandant
son fonctionnement;
3- soit enfin on fait de la langue le produit d'une activité cognitive, fondée sur
les représentations et les opérations du sujet parlant.
1
CARON (J.) 1995. « Modèles linguistiques et modèles psycholinguistiques ». in: Cahiers de
l'I.L.S.L. 6, 1995, pp. 131-146 (Institut de linguistique et des Sciences du Langage - Fondements de
la recherche linguistique - Perspectives epistémologiques).
220
d'inspiration franchement empiriste: le répertoire linguistique fait partie de
l'environnement du sujet, qui doit en apprendre les régularités.
Le second point de vue (Illustré par Chomsky) s'inscrit dans la perspective du
rationalisme classique : les structures linguistiques sont inscrites dans notre
esprit, comme les idées platoniciennes ou les idées innées de Descartes.
Enfin, pour la troisième approche, qu'on pourrait, indique Caron, « qualifier
de kantienne1 », l'esprit ne retrouverait dans la langue que le produit de sa
propre activité.
Suivant l'option choisie et toutes trois l'ont été, et le sont encore, les
relations entre langue (linguistique) et sujet parlant (psycholinguistique)
seront conçues de façon différente.
1
Mais un Kant, ajoute Caron, « revu éventuellement dans une perspective constructiviste, comme
celle de Piaget ».
221
statistiques de cooccurrence. Chomsky (1957)1, a bien montré qu'un simple
modèle probabiliste ne peut produire qu'une « grammaire à états finis »,
inapte à rendre compte d'un grand nombre de phénomènes linguistiques.
Dès lors, on ne peut plus s'en tenir au minimalisme théorique des emprunts à
la linguistique descriptive. La langue n'est pas un simple répertoire: c'est un
système complexe de règles. Et l'étude des processus psychologiques par
lesquels il est mis en oeuvre ne peut se passer d'un modèle théorique de ce
système. La seconde difficulté, c'est que ces combinaisons de signes ont un
sens2. Comment s'effectue alors cette mise en correspondance forme/sens ?
acquisition of syntax ». in: HUXLEY (R.) & INGRAM (E.) (eds.) 1971. Language acquisition.
Models and methods. New York: Academic Press, pp. 121-135.
1
CHOMSKY (N.) 1965. Aspects of the theory of syntax. Cambridge: M.I.T. Press. [trad. fr. 1971.
Aspects de la théorie syntaxique. Paris: Seuil].
2
FODOR (J.) 1986. La Modularité de l’esprit. Paris: Minuit (1ère éd. 1983).
3
SCHELSTRAETE (M.-A.) 1993. « La conception du traitement syntaxique en compréhension de
phrases ». in: L'Année Psychologique, 93, pp. 543-582.
4
SPERBER (D.) & WILSON (D.) 1989. La pertinence - Communication et cognition. Paris:
Minuit.
223
distinction ainsi proposée entre trois niveaux de représentation du sens: la
forme logique, le sens littéral et le sens contextuel, est purement spéculative,
aucune donnée expérimentale ne permet d'en attester la réalité
psychologique.
2.2.3.1. REPRÉSENTATIONS
1
CULIOLI (A.) 1990. Pour une linguistique de l'énonciation, opérations et représentations. Paris:
Ophrys.
2
FUCHS (C.) & PÊCHEUX (M.) 1970. Considérations théoriques à propos du traitement formel du
langage. Paris: Dunod.
3
LANGACKER (R.-W.) 1987. Foundations of cognitive grammar. Stanford: Stanford University
Press.
4
CARON (J.) 1995. « Modèles linguistiques et modèles psycholinguistiques ». in: Cahiers de
l'I.L.S.L., 6, 1995, pp. 131-146 (Institut de linguistique et des Sciences du Langage - Fondements de
la recherche linguistique - Perspectives epistémologiques).
5
NEWELL (A.) 1981. « Physical symbol systems ». in: NORMAN (D.-A.) (ed.) 1981.
Perspectives on cognitive science. Norwood, NJ: Ablex, pp. 37-85.
6
SIMON (H.-A) 1972. Human problem solving. Englewood Cliffs: NJ Prentice Hall.
224
Kintsch (1974)1. Mais un certain nombre de travaux tendent actuellement à
opposer à cette conception séquentielle et digitale de la représentation, une
conception parallèle (simultanée) et analogique. On peut évoquer ici le
renouveau des travaux sur l'image mentale (Denis, 1989)2, ou le retour de
certaines idées de la Gestalt théorie. Mais les développements les plus
importants concernent la notion de « modèle mental », proposée par
Johnson-Laird (1983)3: plus abstrait que l'image mentale, le modèle mental
est une représentation analogique, plus ou moins schématique, du domaine
considéré (qui peut être un « état de choses » concret, mais aussi une
représentation conceptuelle). De nombreux travaux expérimentaux (Ehrlich,
Tardieu et Cavazza:1993) 4 ont mis en évidence la pertinence de cette notion,
notamment dans le domaine du raisonnement, et dans celui de la
compréhension du langage. Cette émergence d'une conception analogique
de la représentation cognitive peut être mise en rapport avec la tendance,
dans les linguistiques « cognitives », à substituer aux représentations
algébriques des représentations de type géométrique ou topologique. On sait
le rôle important que jouent, dans la théorie des opérations énonciatives de
Culioli (Culioli: 1990)5, les concepts empruntés à la topologie; la grammaire
cognitive de Langacker (1987)6 fait, de son côté, un large usage de schémas
spatiaux; la théorie des « espaces mentaux » de Fauconnier (1985)7 relève
de la même inspiration.
2.2.3.2. OPÉRATIONS
1
KINTSCH (W.) 1974. The representation of meaning in memory. L. Erlbauni.
2
DENIS (M.) 1989. Image et cognition. Paris: P.U.F.
3
JOHNSON-LAIRD (P.-N.) 1977. « Procedural semantics ». in: Cognition, 5, pp. 189-214.
4
EHRLICH (M.-F.), TARDIEU (H.), CAVAZZA (M.) 1993. Les modèles mentaux. Approche
cognitive des représentations. Paris: Masson.
5
CULIOLI (A.) 1990. Pour une linguistique de l'énonciation, opérations et représentations. Paris:
Ophrys.
6
LANGACKER (R.-W.) 1987. Foundations of cognitive grammar. Stanford: Stanford University
Press.
7
FAUCONNIER (G.) 1984. Espaces mentaux. Paris: Minuit.
225
ou de réorganiser des modèles mentaux. Ce qui définit une sémantique mais
non plus une sémantique des contenus (« concepts » ou représentations
associées à des signes), mais une sémantique procédurale: le sens d'une
marque linguistique n'est pas un « contenu » représentationnel, mais un
ensemble de procédures jouant sur une représentation mentale préalable,
pour l'organiser ou la transformer. En d'autres termes, il faut distinguer le
« schéma de sens » procédural associé à un marqueur, des divers « effets
de sens » conscients qu'entraîne l'application de ces procédures dans des
contextes différents (Caron, 1988)1. Ce qui permet de rendre compte d'un
certain nombre de problèmes, tels ceux de la flexibilité sémantique, de la
métaphore ou de la polysémie (Caron:19922 et 1995)3. Cette notion de
sémantique procédurale a été développée par Johnson-Laird (1977)4, en
relation avec celle de modèles mentaux. L'idée générale est la suivante
rappelle Caron (op. cit., 1995): « la signification d'un énoncé peut être conçue
par analogie avec celle d'une instruction dans un programme informatique ».
L'ordinateur comporte un « compilateur », dont la fonction est de traiter les
instructions qui lui sont données en langage évolué (langage programmation)
pour les traduire en « langage machine », c'est-à-dire sous forme d'une série
de procédures élémentaires exécutables par la machine. On fait l’hypothèse
qu'il en est de même pour le langage humain. De ce point de vue, les formes
élémentaires de l'activité sensorimotrice apparaissent aptes à fournir la base
de ce « langage machine » de l'esprit humain. Or, c'est précisément à des
opérations de ce type, très voisines, en somme, des « schèmes » piagétiens
- que font appel certains modèles cognitifs. Il suffit de penser aux opérations
de repérage, de parcours, d'extraction, etc. chez Culioli (1990)5 ou à des
opérations analogues (« landmarking », « scanning ») chez Langacker
(1987)6.
1
CARON (J.) 1988. « "Schémas de sens" et "effets de sens". La sémantique des termes
fonctionnels». in: Actes du Colloque de l’A.R.C. « Cognition et Connaissance: Où va la Science
Cognitive ? ». Paris: A.R.C., pp. 283-297.
2
CARON (J.) l992. Précis de psycholinguistique . Paris: P.U.F. (2ème éd).
3
CARON (J.) 1995. « Modèles linguistiques et modèles psycholinguistiques ». in: Cahiers de
l'I.L.S.L., 6, 1995, pp. 131-146 (Institut de linguistique et des Sciences du Langage - Fondements de
la recherche linguistique - Perspectives epistémologiques).
4
JOHNSON-LAIRD (P.-N.) 1977. « Procedural semantics ». in: Cognition, 5, pp. 189-214.
5
CULIOLI (A.) 1990. Pour une linguistique de l'énonciation, opérations et représentations. Paris:
Ophrys.
6
LANGACKER (R.-W.) 1987. Foundations of cognitive grammar. Stanford: Stanford University
Press.
226
3. CONCLUSIONS PARTIELLES
1
CARON (J.) 1995. « Modèles linguistiques et modèles psycholinguistiques ». in: Cahiers de
l'ILSL, 6, 1995, pp. 131-146 (Institut de linguistique et des Sciences du Langage - Fondements de la
recherche linguistique - Perspectives epistémologiques).
2
KLEIN (W.) 1990. « A Theory of Language Acquisition is not so Easy ». in: S.S.L.A., vol. 12, 2,
june 1990, pp. 219-231. Studies in Second Language Acquisirtion: Cambridge University Press.
3
BESSE (H.) & PORQUIER (R.) 1991. Grammaire et didactique des langues. Paris: Hatier-Didier,
Crédif ; Coll. « L.A.L. » (1er publ. 1984).
4
CULIOLI (A.) 1985. Notes du séminaire de DEA. Université de Paris VII: D.R.L.
5
CULIOLI (A.) 1990. Pour une linguistique de l'énonciation, opérations et représentations. Paris:
Ophrys.
6
BRONCKART (J.-P.) 1977. Théories du langage. Une introduction critique. Bruxelles: Mardaga.
227
psycholinguistiques restent extrêmement perméables et mouvantes. Ces
théories suggèrent de nouvelles relations transdisciplinaires, comme si la
linguistique « fondamentale » ne se nourrissait plus actuellement en son
centre propre, mais en quelque sorte à sa périphérie. L’idée étant ici que la
linguistique appliquée et les travaux acquisitionnistes tout particulièrement,
renouvellent d’un côté une linguistique générale si tant est qu’une telle
linguistique existe encore 1, en manque de concepts rénovateurs et d’un autre
côté une didactique des langues qui, pour différentes raisons exposées en
deuxième partie, ne sait pas ou ne peut pas aborder de manière rigoureuse
des problématiques nouvelles.
1
Nous entendons simplement par là que les linguistiques structurales, ainsi d’ailleurs que les
linguistiques génératives, pouvaient prétendre fédérer des préoccupations phonologiques,
morphosyntaxiques et sémantiques. La cohésion du « noyau dur » de ces linguistiques n’étant plus
assurée maintenant, il est délicat d’évoquer une linguistique générale.
228
Première
Partie
• Sommaire ............................................................................................................ 1
• Remerciements ................................................................................................... 3
Avant Propos…………………………………………………………………… 5
3. Propositions ................................................................................................................ 10
3.1. Demandes et besoins grammaticaux ................................................................. 11
3.2. Emergence et co-constructions explicites: un espace transitionnel.................. 11
3.3. Inspirations & méthodologies.............................................................................. 13
a
Première Partie
b
Chapitre V. Grammaire: normes et usages 53
1. Cercles vicieux.............................................................................................................. 53
2. Jugement grammatical et jugement de valeur............................................................. 54
3. Système de la norme.................................................................................................... 54
3.1. L’objet de référence ............................................................................................ 54
3.2. Les bases de la différenciation ........................................................................... 55
3.3. Une norme plus ou moins restrictives ................................................................ 56
3.4. Différenciation absolue et différenciation relative .............................................. 56
4. Normes et usages......................................................................................................... 57
4.1. Usages et bon usage .......................................................................................... 57
4.2. Usages et normes linguistiques.......................................................................... 59
4.3. Linguistique, normes, acceptabilité .................................................................... 62
4.4. Jugement grammatical et usages....................................................................... 62
4.5. Observation vs Appréciation............................................................................... 62
4.6. Enoncés impossibles et grammaticalité ............................................................. 63
4.7. Jugement de grammaticalité et règles ............................................................... 63
4.8. Les anomalies comme méthode linguistique ..................................................... 64
5. Normes et surnormes ................................................................................................... 65
5.1. La notion de surnorme ........................................................................................ 66
5.2. Normes subjectives vs Normes objectives......................................................... 67
Chapitre VI. Les grands courants grammaticaux : bref rappel historique .................. 69
1. Le structuralisme européen.......................................................................................... 83
1.1. Les concepts principaux du structuralisme ........................................................ 83
1.1.1. L’objet de la linguistique selon Saussure ............................................... 84
1.1.2. La langue vs la parole ............................................................................. 84
1.1.3. Synchronie vs Diachronie ....................................................................... 85
1.1.4. Une théorie du signe ............................................................................... 86
1.1.5. L’arbitraire du signe................................................................................. 87
1.1.6. La théorie de la valeur............................................................................. 88
1.1.7. Axe syntagmatique et axe paradigmatique ............................................ 89
1.1.8. La délimitation des unités ....................................................................... 89
c
1.2. Descendances..................................................................................................... 90
1.2.1. Quelques aspects de la glossématique.................................................. 91
1.2.2. Quelques aspects du fonctionnalisme.................................................... 92
1.2.2.1. Généralités .................................................................................. 92
1.2.2.2. La syntaxe fonctionnelle.............................................................. 95
1.2.3. Quelques aspects de la syntaxe structurale de L. Tesnière ................. 99
1.2.4. Quelques aspects de la psychomécanique de Guillaume G. ............. 102
2. Le Structuralisme américain ...................................................................................... 105
2.1. Le distributionnalisme ....................................................................................... 106
2.1.1. Les caractéristiques générales ............................................................. 107
2.1.2. Corpus et traitement des données ....................................................... 107
2.1.3. Les postulats théoriques du distributionnalisme .................................. 108
2.1.4. L’analyse distributionnelle..................................................................... 109
2.1.5. L’analyse en constituants immédiats.................................................... 110
2.2. Le transformationnalisme.................................................................................. 112
2.2.1. Transformations et analyse du discours............................................... 112
2.2.2. Les classes d’équivalence .................................................................... 112
2.2.2.1. Equivalences internes ............................................................... 113
2.2.2.2. Equivalences externes .............................................................. 113
2.2.3. Un modèle transformationnel du langage ............................................ 114
2.2.3.1. Evolution du modèle initial ........................................................ 114
2.2.4. Remarques ............................................................................................ 116
3. La grammaire générative et transformationnelle ....................................................... 116
3.1. Introduction........................................................................................................ 116
3.1.1. Le savoir linguistique............................................................................. 117
3.1.2. La notion de grammaire universelle ..................................................... 119
3.1.3 La grammaire universelle et l’étude des langues.................................. 121
3.2. Quelques concepts concernant l’acquisition du langage................................. 122
3.2.1. Le postulat d’innéisme .......................................................................... 122
3.2.2. compétence et performance ................................................................. 123
3.2.3. Les universaux du langage ................................................................... 123
3.3. En forme de conclusion .................................................................................... 124
4. Les Linguistiques de l’énonciation ............................................................................. 127
4.1. Présentation générale....................................................................................... 127
4.1.1. La démarche Saussurienne : Langue et Parole................................... 128
4.1.2. Le tournant amorcé par les linguistiques de l’énonciation ................... 129
4.2. La réflexivité du langage ................................................................................... 129
4.2.1. A propos de la notion d’énoncé ............................................................ 129
4.2.2. Énoncé et Énonciation .......................................................................... 130
4.2.3. Conséquences sémantiques................................................................. 131
4.2.4. Les traces réflexives de l’énonciation................................................... 132
4.2.4.1. Les embrayeurs : le « Moi, Ici, Maintenant » ........................... 132
4.2.4.2. Les adverbes, adjectifs et prépositions..................................... 133
4.2.4.3. Les affixes verbaux.................................................................... 133
4.2.4.4. Discours et Histoire : système temporel ................................... 133
4.2.4.5. Les déictiques............................................................................ 134
4.2.4.6. Les termes relationnels ............................................................. 134
4.2.5. La relation de l’énonciateur à l’énoncé ................................................. 134
4.2.5.1. La thématisation syntaxique ou intonative................................ 135
4.2.5.2. Les modalités............................................................................. 135
4.2.5.3. Certaines constructions verbales.............................................. 136
4.2.5.4. L’emploi de certains connecteurs ............................................. 136
d
4.2.5.5. L’utilisation des tournures performatives .................................. 136
4.2.5.6. Les axiologiques........................................................................ 136
4.2.5.7. Les sous-entendus .................................................................... 137
4.2.5.8. Certains phénomènes liés au dialogue..................................... 137
4.2.6. L’inscription de l’autre ........................................................................... 137
4.2.6.1. Le discours rapporté.................................................................. 138
4.2.6.2. Phénomènes relevant de la polyphonie.................................... 138
4.3. Les positions théoriques d’Oswald Ducrot ....................................................... 139
4.3.1. L’apport du dialogisme Bakhtinien........................................................ 140
4.3.2. Sujet parlant et locuteur ........................................................................ 141
4.3.3. Locuteur et énonciateur ........................................................................ 141
4.3.4. La polyphonie selon Oswald Ducrot ..................................................... 142
4.3.5. Commentaires ....................................................................................... 143
4.4. Les positions théoriques d’Antoine Culioli........................................................ 143
4.4.1. Les plans d’énonciation d’E. Benveniste.............................................. 144
4.4.2. Critiques des plans d’énonciation d’E. Benveniste .............................. 147
4.4.3. Originalité des positions théoriques d’A. Culioli ................................... 149
4.4.3.1. La lexis....................................................................................... 150
4.4.3.2. La relation prédicative ............................................................... 150
4.4.3.3. La relation énonciative .............................................................. 151
4.4.4. Evolution du modèle : le domaine notionnel......................................... 152
4.4.5. Commentaires ....................................................................................... 153
4.5. Une réflexion sur le sujet: la notion d’hétérogénéïté énonciative .................... 155
4.5.1. Introduction à une problématique ......................................................... 155
4.5.2. L’établissement des distinctions ........................................................... 156
4.5.3. Les points d’hétérogénéité.................................................................... 158
4.5.4. Irréductibilité des ordres de réalité........................................................ 159
4.6. Conclusions....................................................................................................... 160
e
3.3. Pragmatique linguistique ou théorie générale de l’action ? ............................ 175
3.3.1. Pragmatique, syntaxe et sémantique ................................................... 176
3.3.2. Pragmatique, compétence et performance .......................................... 178
3.3.3. Pragmatique intégrée et pragmatique radicale .................................... 179
3.4. Les différentes théories pragmatiques ............................................................. 180
3.4.1. Les théories linéaires et modulaires ..................................................... 180
3.4.2. Les théories en Y .................................................................................. 181
3.4.3. Les tendances cognitivistes .................................................................. 182
3.4.4. Choix de présentation ........................................................................... 182
4. La Pragmatique linguistique ....................................................................................... 183
4.1. Introduction........................................................................................................ 183
4.2. Propriétés générales des actes de langage..................................................... 184
4.3. Performatif et illocutoire .................................................................................... 185
4.3.1. Enoncés performatifs et énoncés constatifs......................................... 185
4.3.2. Performatifs primaires et performatifs explicites .................................. 185
4.3.3. Fragilité de la distinction entre performatifs et constatifs..................... 186
4.3.4. Locutoire, perlocutoire et illocutoire...................................................... 188
4.4. L’acte illocutoire ................................................................................................ 189
4.4.1. Structure de l’acte illocutoire................................................................. 189
4.4.2. Conditions d’emploi des actes illocutoires............................................ 190
4.4.3. Classement des actes illocutoires ........................................................ 191
4.4.4. L’institution illocutoire ............................................................................ 194
4.5. L’implicite et l’explicite....................................................................................... 195
4.5.1. Les différents types d’implicite.............................................................. 196
A- Implicites sémantiques et implicites pragmatiques ............................. 196
B- L’implicite discursif ............................................................................... 197
4.5.2. Différents modes de réalisation des actes illocutoires ......................... 198
4.6. Nature du mécanisme inférentiel...................................................................... 199
4.6.1. Les maximes conversationnelles.......................................................... 199
4.6.2. Actes de langage indirect et postulats de conversation....................... 200
4.6.3. La dérivation illocutoire ......................................................................... 201
4.6.4. Normes et règles pragmatiques............................................................ 202
4.7. Remarques........................................................................................................ 203
5. Conclusions ................................................................................................................ 203
Chapitre IX. Éléments en vue d’une transition annoncée ........................................... 206
1. Les modèles en linguistique ....................................................................................... 208
1.1. Généralités ........................................................................................................ 208
1.2. Particularités des modèles linguistiques .......................................................... 209
1.2.1. Les modèles internes ............................................................................ 209
1.2.2. Les modèles d’interface ........................................................................ 212
1.3. Les outils mathématiques ................................................................................. 214
1.4. Modèles linguistiques et cognition.................................................................... 216
1.5. Modélisation référentielle et modélisation intensionnelle ................................ 217
2. Options métathéoriques et orientations ..................................................................... 220
2.1. Fondements philosophiques............................................................................. 220
2.2. Les courants...................................................................................................... 221
2.2.1. La langue comme répertoire ................................................................. 221
2.2.2. La langue comme système formel........................................................ 222
2.2.3. La langue : traces d’opérations et de représentations ......................... 224
2.2.3.1. Représentations ........................................................................ 224
2.2.3.2. Opérations ................................................................................. 225
3. Conclusions partielles................................................................................................. 227
f
GRAMMAIRE, LINGUISTIQUE ET DIDACTIQUE
DU FRANçAIS LANGUE ÉTRANGÈRE
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Key words : Linguistics, applied linguistics, implied linguistics, didactics, French as a foreign language,
grammar, transitional grammar, micro-grammars, whimsical language, constructive grammar,
conceptualization, representation, point of emergence, transitional space.