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Déclaration des droits de l’Europe

et de ses marchandises
par Fabrice Guillaumie , professeur de philosophie,
signataire de l’appel pour le non du 11 janvier.
Faire une constitution pour 25 peuples est probablement un travail très
ambitieux, surtout en période d’opulence financière et de paupérisation des
services de l’Etat. Il va de soi qu’on ne constitue qu’en situation de crise, afin
de dégager un espace commun de solidarités entre les différentes parties
antagoniques de la société. Etymologiquement "constituer" indique assez
cette idée de mélange qui institue un ordre en créant des hiérarchies
objectives, c’est à dire reconnues par tous comme étant nécessaires. Cette
reconnaissance juridique mutuelle est d’autant plus attendue qu’elle
correspond à la nécessité de sortir d’un conflit, d’un désordre.... Il serait
intéressant de relever dans l’ histoire ces moments où on a institué, et on
s’apercevrait qu’on ne décrète jamais arbitrairement de constituer pour la
raison que ce renouvellement d’identité, cette transcendance collective, ne
peut que se justifier par le changement en fait et en profondeur de la situation
des relations humaines.

C’est là probablement la première faute de cette soi-disant constitution


Européenne qui est avant tout une synthèse administrative de tous les traités
antérieurs, avant d’être un projet d’existence collective de toutes les parties
s’associant les unes aux autres. Or sans identité d’un peuple Européen rallié à
une idée commune, ou un ensemble de valeurs, comment espérer fusionner
les antagonismes de la société ?

De là vient la deuxième faute de ce texte qui l’éloigne de tout esprit constitutif :


son jargon administratif, ses errances sémantiques, ses dispositions
antagoniques et surtout sa synthèse improbable entre les différentes cultures
du foyer Européen (racines judéo-chrétiennes ou humanisme athée, un pays
musulman peut-il être Européen, la Méditerranée est-elle Européenne,
etc... ?). Autant de problèmes philosophiques non posés, dissimulés et enfouis
dans un vernaculaire de bureaucrate qui présuppose de la part du lecteur des
prédispositions juridiques qui ne sont pas celle d’un citoyen moyen. Comment
constituer alors dans la confusion la plus absolue, au point que des
professeurs de philosophie ne puissent eux-mêmes s’entendre sur la
signification des termes employés, ni par exemple, sur le fait de savoir si "LA
LIBERTE DE MANIFESTER SA RELIGION OU SA CONVICTION
INDIVIDUELLEMENT OU COLLECTIVEMENT, EN- PUBLIC- OU-EN -
PRIVE par le culte, l’enseignement, les pratiques et
l’accomplissement des rites" menace ou non la neutralité de l’espace
public en matière de pratiques religieuses. En lisant cet article II-70 qui
peut dire ce qu’il en sera des conditions de manifestations religieuses au sein
d’un service public par exemple ? Par ailleurs l’article I-52 précise que
"reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union
maintien un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces
Églises". Un dialogue ouvert, bien entendu au niveau de la préservation des
cultes, mais pourquoi ne pas rappeler en même temps qu’en vertu de la
clause de séparation les Eglises ne sont pas des interlocuteurs pour les
politiques des Etats. Ce qui clarifierait de fait cet absurde article II-69 : "Le
droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis
selon les lois nationales qui en régissent l’exercice." article d’autant
plus familialiste et traditionaliste que l’évolution de la société vers la famille de
type monoparentale présupposerait que le divorce soit lui aussi reconnu
comme un droit inaliénable sur tout le territoire de l’Europe, ainsi que cette
autre grande conquête qu’est l’avortement sur laquelle le Traité, dans son
grand souci d’équilibre des valeurs communes, reste étonnement muet...

Une constitution ne peut-être autant sujette à interprétation, et, que ce soit


dans son esprit ou dans sa lettre, la conception de la personne humaine et de
sa dignité doivent-être sans équivoque. Or ces conditions de clarté ne sont
manifestement jamais réunies, fort probablement à dessein. Qu’on en juge à
nouveau par cet autre article ; Article II. 108 : "Tout accusé est
présumé innocent jusqu ?à ce que sa culpabilité ait été légalement
établie". Mais... Quand on lit attentivement les explications relatives à la
charte de ces droits fondamentaux (pages 310 à 420) on a : "Toute
personne peut être privée de son droit à la liberté s’il a été arrêté et
détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire
compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il
a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de
croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou
de s’enfuir après accomplissement de celle-ci". Comment mettre en
relation les termes "droit à la présomption d’innocence" avec les termes
"soupçonner" ou "motifs raisonnables de croire à" ? Comment être
protégé de l’enfermement d’autorité ou par simple délation dans ces
conditions ?

Mais la troisième faute de ce Traité réside dans sa prétention disproportionnée


à vouloir rassembler des hommes sous le principe qui les divise le plus ; la
concurrence marchande et son corollaire politique le dumping juridique des
droits sociaux . Plus qu’une constitution, l’ensemble du Traité, en fait les 3/4,
n’est jamais qu’un cours d’économie précisant les conditions de la hausse
tendancielle du taux de profit par la libre circulation des marchandises, des
capitaux, et la renonciation accordée aux Etats membres d’enrichir les
conditions sociales de production. Le caractère explicite de l’orientation
politique fait ici nettement moins mystère qu’en ce qui concerne les valeurs de
la dignité humaine ; article I-3-2 : "L’union offre à ses citoyens [...] un
marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée." ;
article III-166 : "Les entreprises chargées de la gestion de services
d’intérêt économique général [...] sont soumises aux dispositions de
la constitution, notamment aux règles de la concurrence [...].". On
apprend ainsi que la traditionnelle notion de "service public" se désigne
désormais du sigle SIEG, ce qui serait sans importances si ce n’est que ceux-
ci seront gérés par des entreprises ce qui modifie considérablement la notion
de santé publique, d’école publique, de protection publique, etc... Par ailleurs
comment les plus démunis pourrait-il se reconnaître dans un texte qui à aucun
moment ne parle du fondamental droit au travail par lequel toute société
trouve sa raison d’être, pour se contenter d’un simple "droit de travailler"
garantie par "la liberté de chercher un emploi" (article II-75), sans même
que les conditions de cette liberté ne soit énoncées sinon par l’inquiétante
obsession continuellement ressassée de "promouvoir une main-d’oeuvre
[...] susceptible de s’adapter ainsi que des marchés du travail aptes
à réagir rapidement à l’évolution de l’économie" (article III-203).

Du fait de la masse des articles de ce texte, masse en fait pénalisante pour la


clarté une constitution, on pourrait ergoter que dans d’autres articles les
services publics se trouvent énoncés donc protégés. Mais quelle importance si
la notion même de service public n’est pas plus clarifiée dans le texte que
celle de laïcité, voire des conditions effectives de la dignité de la personne ?

Finalement, faute supplémentaire, la prétention constitutive de ce texte pour


l’Europe est niée par le fait que n’est pas tranché le problème fondamental de
l’harmonie juridique du droit Européen, puisque chaque Nation se voit
subsidiairement reconnu le droit de disposer de ses propres conditions
juridiques, pour autant que le principe de "concurrence libre et non
faussée" qui est le pivot conceptuel de l’ensemble des articles soit respecté.
La valeur politique de cette constitution relève donc de la renonciation plutôt
que de la promulgation des droits par le seul fait que le principe économique
dans les échanges (de marchandises ou de travailleurs) prédomine sur le
principe politique des valeurs collectives, ce qui rapproche ce traité plus d’un
contrat de garanties économiques entre partenaires, que d’une institution de
valeurs entre individus. Or si constituer revient à mélanger des intérêts
contradictoires dans une chimie qui n’exclut aucune partie, on voit mal
comment ce texte peut espérer y prétendre si ce n’est en se contentant
d’affirmer verbalement ce qu’elle s’interdit de concrétiser ne serait-ce que par
sa forme ; Art 1 : "L’Union européenne ne réunit pas seulement des
Etats, elle est aussi une union des peuples"...

En quoi la concurrence des droits sociaux entre Etats peut-elle espérer faire
un peuple ?
Que reste-t-il de ce Traité lorsqu’on en enlève ses prédispositions
économiques et l’ensemble des confusions sur les valeurs et les conditions de
la dignité humaine ?

Réponse : un latin pour courtisans sans maîtres.

Fabrice Guillaumie

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