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Injustices

L'expérience des inégalités au travail


François Dubet
Que ce soit en novembre 2005, lors des émeutes en banlieue, ou bien au début de l'année
2006 avec le mouvement anti-CPE, on ne peut nier la prépondérance aujourd'hui de la question de
la justice, de ce qui est ressentit comme juste, et plus précisément, de l'injustice, de ce qui est
ressentit comme injuste. Discrimination(s), précarité,... Le vocabulaire de l'injustice à tendance à
s'étendre, et c'est dans ce contexte que François Dubet, assisté d'un collectif de chercheurs (Valérie
Caillet, Régis Cortéséro, David Mélo et Françoise Rault), a publié en 2006 cette oeuvre
monumentale qu'est Injustice, l'expérience des inégalités au travail.
Enseignant à l’université de Bordeaux et à l’École des hautes études en sciences sociales,
François Dubet étudie depuis plusieurs années l'apport de l'expérience dans la création de l'individu,
du « soi ». En cela Injustices (pour plus de facilité, je me référerai à l'ouvrage par son « gros » titre)
apparaît comme une nouvelle étape dans cette « sociologie de l'expérience ». L'objectif des auteurs
est d'analyser et de comprendre d'abord quelles sont ces injustices, puis comment elles s'articulent
par rapport à l'expérience propre des acteurs de la société. Oeuvre massive, Injustices est ainsi non
seulement un inventaire, sinon exhaustif, en tous cas des plus vastes, des différentes expériences
des injustices dans le monde du travail, mais aussi une recherche sur les causes et les conséquences
de ces injustices, et sur leur place dans la société moderne.
L'objectif des chercheurs est de faire une sociologie de la critique des injustices au travail,
de mettre en rapport les données récupérées afin de donner au lecteur une vision la moins biaisée
possible des rapports entretenus par les travailleurs avec leur environnement. Comment, à partir de
l'addition des subjectivités individuelles, parvient-on à dégager des valeurs communes dans la
perception des inégalités au travail ? Les auteurs s'attachent à définir des concepts, des principes de
justice, afin de décortiquer des sentiments qui, autour du thème commun de l'injustice, font
cependant appel à des notions diverses, se recoupant dans des paradoxes ou dans des inter-
connexions variées. A partir d'un long travail d'analyse des injustices elles-mêmes, les auteurs
dégagent ensuite une répartition de ces injustices qui mène enfin à une réflexion sur le fait d'agir, ou
non!, face aux inégalités.
Le travail d'enquête mené par François Dubet et ses collaborateurs se cristallise ainsi dans
un ouvrage majeur. Dans un premier temps, nous essaierons d'exposer la structure d'Injustices, et de
présenter le cheminement et la méthodologie des auteurs dans leur étude des injustices, de leur
répartition et des réactions qu'elles déclenchent. Nous discuterons ensuite de l'état potentiellement
biaisé des conclusions, à cause d'une méthode manquant peut être d'un peu de rigueur, et du
positionnement idéologique de l'auteur.

I. Lecture méthodique : une théorie des injustices au travail... ?

Il convient avant tout d'exposer la structure d'Injustices d'un point de vue formel. On
distingue ainsi 10 chapitres, une introduction et une conclusion, ainsi qu'une annexe
méthodologique exposant le travail de collecte et d'exploitation, de déchiffrage, des données. Dans
l'introduction, François Dubet découpe son étude en trois parties distinctes. Ainsi, les cinq premiers
chapitres concernent les principes de justice que sont, selon les auteurs, l'égalité, le mérite et
l'autonomie. Comment définir ces principes, et comment se reflètent-ils dans les sentiments
d'injustice des acteurs interrogés ? Sont-ils forcément indépendants les uns des autres ? N'ont-ils
pas tendance à se contredire ? Dans une seconde partie, formée du sixième, du septième et du
huitième chapitre, il est question de la répartition des sentiments d'injustices : existe-t-il une
connexion entre sentiment d'injustice et structure sociale ? Quel est l'impact des principes de justice
dans différentes organisations du travail ? Quel rapport entre expérience des inégalités et situation
de travail, pour quelle finalité ? Enfin, les deux derniers chapitres s'articulent autour de la capacité
d'action des acteurs faces aux injustices perçues : quels facteurs favorisent la formation d'actions
contre des injustices ? A contrario, quels facteurs, quelles situations, freinent les acteurs dans leur
faculté d'agir face aux injustices ? Enfin, quels sont les apports de l'expérience des injustices à
l'individu : est-il détruit, ou se renforce-t-il par leur biais ?

La première partie de l'ouvrage est donc consacrée à l'étude des comportements des
acteurs face à la « polyarchie des principes ». Nous y consacrerons l'essentiel de notre analyse,
car l'importance des principes soulevés par les auteurs doit être mise en exergue.
Il est question d'égalité tout d'abord. Le sentiment d'injustice par rapport à ce premier
principe s'articule autour de deux conceptions : « égalité des positions » et « égalité des
opportunités ». Les acteurs critiquent ainsi les comportements de ceux qui sont mieux placés dans
le monde du travail : les pauvres se plaignent du mépris des riches, les aides-soignantes de
l'indifférence des médecins, les ouvriers de l'arrogance des patrons... Ce sont des « inégalités de
position ». Néanmoins, si la position de l'autre pose problème, on a tendance à défendre la sienne
avec acharnement. D'où la notion « d'ordre juste ». Le second groupe de critiques dénonce les
discriminations (raciales, sexuelles,...), notamment lors de l'entrée dans la vie active : « inégalité
des opportunités » parce que la société est faite de telle manière que la simple appartenance à un
groupe (les arabes, les noirs, les femmes, les « racailles »,...) remet en cause le principe d'égalité.
De même, dans le cadre scolaire, la différence d'origine sociale crée des inégalités, qui rompent par
la même l'idée d'une école de l'égalité républicaine. Si tel « fils de riche » aura un bagage
intellectuel, des financements pour ses études plus importantes, lui facilitant la tache, tel autre « fils
de pauvre » partira avec un retard dû à la condition de ses parents. D'où le sentiment chez les
acteurs que leur mérite est impuissant face à ces inégalités.
Le principe du mérite, c'est à dire, globalement, la faculté à être récompensé pour ses
efforts, est assez instable. Les acteurs reconnaissent la justesse du principe méritocratique : « quand
on veut, on peut ». De même ne renient-ils pas la fonction d'équité liée au mérite (rétribution
proportionnelle au travail réalisé). Néanmoins il est source d'inégalités : le sentiment d'être exploité,
de ne pas toucher la juste rétribution pour un travail donné, revient souvent, notamment dans les
CSP les moins favorisées (ouvriers, agriculteurs,...). D'autre part, on a tendance à mesurer son
mérite en fonction de ses semblables : certains vont ainsi dénoncer les « pistons » dont vont
bénéficier leurs collègues, à tort ou a raison d'ailleurs, ce qui déclenche aussi la jalousie entre les
acteurs. Et alors, comment définir le mérite juste ? En tous cas, aucun acteur ne souhaite voir
l'égalité primer sur le mérite : on doit être récompensé de ses efforts, et les non-méritants ne doivent
pas avoir le même traitement que les méritants. Même si malgré tout, le mérite est cruel, car si tout
le monde peut « vouloir » de la même façon, chacun ne saura « pouvoir » comme il le souhaiterait.
L'autonomie est difficile à définir. Globalement, il s'agit du sentiment de satisfaction, d'auto-
réalisation dans le travail. C'est une notion plus subjective que l'égalité ou le mérite. S'épanouir
dans son travail, avoir l'impression de créer quelque chose, d'être utile, être libre quant à la
réalisation des tâches à notre charge, voilà ce en quoi consiste le sentiment d'autonomie. On peut ne
pas aimer son travail, mais apprécier certains à côtés, liés à l'autonomie, comme ce barman qui bien
que se sentant exploité, reconnaît que le côté relationnel de son travail lui apporte un certain
épanouissement. La remise en cause du principe d'autonomie est source de nombreuses critiques :
on a besoin de sa liberté dans son travail. Des acteurs fustigent le côté abêtissant de leur travail,
voire « destructeur » : le travail à la chaîne remet en cause la liberté de l'ouvrier, qui va donc se
plaindre de ce manque d'autonomie. Le déni d'autonomie fatigue, stresse : la surveillance par les
supérieurs de son travail remet en cause l'autonomie. Mais la critique du « trop plein » d'autonomie
revient aussi dans les témoignages : donner plus de liberté, c'est aussi donner plus de
responsabilités, et exercer ainsi une pression importante sur les employés. D'où, là encore, comme
pour le mérite, une ambivalence des acteurs : « 'Vieille' critique de l'aliénation et critique du
'nouvel' esprit du capitalisme s'entremêlent constamment. », constate ainsi François Dubet.
Ces principes, nous l'avons vu contradictoires, peuvent cependant se cumuler, dans une
dynamique créatrice de sous-principes, intermédiaires, plus proches de l'expérience des acteurs que
les principes fondamentaux eux-mêmes (trop généraux, peut être). Ils lient égalité et mérite (droit
du travail), mérite et autonomie (pouvoir), et enfin autonomie et égalité (reconnaissance). Le droit
du travail, les conventions collectives, sont sources d'injustice lorsqu'ils ne sont pas respectés, ou
manipulés à des fins illégitimes, même si tous les acteurs s'accordent sur leur nécessité. D'autre
part, si les patrons se disent victime de ces règles manquant de flexibilité au possible, les employés
ont tendance à inverser la critique : le droit ferait pencher la balance des rapports de force du côté
du patronat. Le pouvoir, quant à lui, est source d'injustices lorsque l'acteur au-dessus de nous dans
la hiérarchie en abuse. Il n'y a donc pas du critique du pouvoir en tant que tel, mais plutôt de son
utilisation : le pouvoir lorsqu'il est mal intentionné est accolé au sadisme, à la tyrannie. L'acteur
peut aussi se sentir écrasé par le pouvoir, qui trône au-dessus de sa tête comme une épée de
Damoclès : lorsque le pouvoir sert à menacer celui qui lui est soumis, alors l'injustice est évidente.
Mais a contrario, un pouvoir, s'il est trop faible, sera lui aussi la cible des critiques. Finalement, la
reconnaissance est le dernier sous-principe mis en avant par F.Dubet. Le dégoût envers certaines
fonctions (éboueur,... les « sales boulots »), ou bien l'impression que certaines institutions n'ont plus
la même valeur qu'auparavant (l'école), sont des manques de reconnaissance : des injustices. Mais
ce sont surtout les comportement méprisants qui nient le plus le besoin de reconnaissance : on
remet en question le besoin d'autonomie d'une part (critique du caractère, du look) et d'égalité
d'autre part (critique par rapport à la couleur de peau, au sexe) des acteurs. Comme pour les
principes fondamentaux, il y a pour chacun de ces sous-principes des contradictions, des
instabilités, dans leur interprétation, selon les individus.
Cette première partie se termine sur une question : « pourquoi le monde est-il si injuste ? ».
F.Dubet expose ainsi l'idée selon laquelle chaque principe possède en lui-même la critique des deux
autres. En se plaçant sous le signe de l'égalité, alors le mérite devient égoïsme niant la solidarité
entre acteurs, l'autonomie se transforme en anomie, en individualisme bien sûr malsain sous les
auspices de l'égalitarisme. Du point de vue du mérite, on fustige l'égalité en cela qu'elle est source
de privilèges pour atténuer les différences entre acteurs, liées au mérité : on peste contre les
fonctionnaires (sécurité de l'emploi,...), les aides sociales, l'assistanat forcené... Enfin, en
privilégiant le principe d'autonomie, on se positionne à l'opposé de l'égalitarisme, qui sous prétexte
de ne privilégier personne, nie les particularités de chacun, et on critique le mérite, qui risque de
« ronger » la satisfaction de soi pour laisser place à la culture du résultat. Au final, les individus
sont tout de même plus optimistes que pessimistes sur leur avenir propre, mais leur pessimisme se
concentre sur la société elle-même. Certes, ils ont des raison de se plaindre pour eux-mêmes, mais
tout cela paraît bien superficiel face aux malheurs du monde (pauvreté, guerres,...). On souffre, on
est frustré, mais on relativise : on prend sur soi. L'expérience des inégalités au travail serait donc
aussi un révélateur d'inégalités plus globales, et finalement, plus graves que celles nous concernant
directement.

Dans une seconde partie, les auteurs se posent la question de la corrélation entre la
société, et l'expérience des acteurs, dans la définition des sentiments d'injustice.
Les groupes sociaux ne semblent pas jouer un rôle fondamental dans le ressentit des acteurs,
et ce que ce soit au niveau du mérite, de l'égalité ou bien de l'autonomie. Néanmoins, les raisons de
ce ressentit diffère selon l'espace fréquenté par l'acteur. Les résultats obtenus par les auteurs
démontrent qu'il n'est pas question, par exemple, d'idéologie : c'est le contexte propre à l'acteur qui
vont déterminer la propension à s'estimer toucher par des injustices. Si l'appartenance à un syndicat,
le soutien à une idéologie peuvent faire varier sensiblement les résultats, c'est davantage la situation
personnelle qui est prise en compte par les acteurs, plutôt qu'une « conscience de classe ». Il n'y a
donc pas de « représentation commune de la structure sociale », mais des acteurs, dans des
situations semblables, se forgent des perceptions qui se rejoignent. Le groupe social ne détermine
pas les injustices, ce sont les expérience de chacun, et les injustices qui en découlent (forcément
similaires) qui structurent les groupes. D'autre part, les situations sociales de certains groupes
d'individus (femmes, racialisés, précaires,...) « surdéterminent » l'apparition d'injustices au travail.
Enfin, contrairement aux idées reçues, l'étude des différentes données récoltées par les auteurs
différencie expérience des injustices et appartenance politique. De droite ou de gauche, les acteurs
ressentent peu ou prou les mêmes injustices : leur interprétation se focalise sur la perception de
valeurs morales globales, elle ne se contente pas d'être le reflet d'une politisation, qui ne pénètre pas
l'expérience du travail. Les injustices se font par rapport au travail, non par rapport au bulletin de
vote.
Les auteurs se concentrent sur trois types d'organisation du travail, et étudient leurs relations
avec les principes de justice. Ainsi, « la rationalisation taylorienne » fait appelle aux principes de
mérite et d'égalité. Cependant, elle nie l'autonomie des acteurs, et s'avère aliénante, le mérite est
déshumanisé, il s'agit plus d'efficacité forcenée : cela cristallise les critiques. Le mérite n'est qu'un
prétexte : « [il] ne se voit pas. ». Selon les acteurs, la rationalisation finit par désorganiser le
service, et empêche d'elle-même d'atteindre les objectifs qu'elle avait fixés. « L'individualisation »
allie quant à elle autonomie et mérite : les critiques au sein de ce type d'organisation se concentrent
autour de la notion de responsabilité : la stigmatisation de ceux qui échouent est un risque. Croire
au mérite, c'est aussi dire qu'untel mérite son sort, car il avait en main les outils de sa réussite.
D'autre part, le manque d'encadrement a tendance à isoler l'acteur, qui se retrouve parfois noyé sous
l'accumulation des taches. S'en suit du stress, de la fatigue, et il faut se méfier en permanence des
relations avec autrui, n'étant jamais à l'abri, malgré l'amitié apparente, des aléas du pouvoir
hiérarchique. Enfin, « les bureaucraties professionnelles » privilégient l'égalité et l'autonomie. D'où
une double critique : le mérite n'est pas récompensé, et donc cela n'encourage pas les acteurs à faire
de leur mieux, de même que les « statuts », s'ils participent au sentiment d'égalité, le remet en cause
de façon paradoxal. On critique les privilèges dont bénéficie certains, et là encore, le manque du
principe de mérite se fait ressentir fortement. Finalement, quelque soit le type d'organisation, on
critique les principes qui les fondent, et on fustige l'absence du « principe manquant ».
Les injustices sont parties prenantes de l'expérience du travail : on le voit au niveau des
organisations, mais aussi, à travers des entretiens effectués avec des groupes d'acteurs exerçant la
même profession. Même si l'étude ne peut être que partielle, elle relève cependant des discours qui
mettent en avant le besoin de « justesse » dans la balance des principes de justice. L'invisibilité
ressentie par des acteurs en haut et en bas de la hiérarchie sociale démontre que le besoin de
reconnaissance, lorsqu'il n'est pas rassasié, a tendance à enfermer les acteurs dans une position
transparent, par rapport à d'autres mieux placés, plus visibles. Pourtant, on s'accorde sur
l'importance de son travail, de ce qu'il apporte aux autres. De même concernant le sentiment d'être
exploité : caissières et ouvriers ne détestent pas leur travail, même si leur position fait d'eux des
dominés, dépendant d'une hiérarchie. La volonté première est d'avoir la possibilité de vivre
normalement. Le salaire est la principale raison de travailler : l'activité est épanouissante car elle
permet de vivre après le travail. Dans un autre registre, le rapport au marché que peuvent avoir les
cadres ou les chefs de rayon : là encore, on note une ambivalence des sentiments. Certes, ce sont
des positions stressantes, mais suffisamment stimulantes pour que l'acteur s'épanouisse...
Finalement, la critique de son travail sert à se créer un équilibre, une identité : il ne s'agit pas
d'une charge bête et méchante contre son activité, mais bien d'un processus d'auto-analyse de ses
envies, de ses motivations, et de son « soi » singulier.

Enfin il est question de la faculté des acteurs à agir face à ces injustices. Comment,
quand passe-t-on à l'action ? Quelles sont les réactions du « soi » face à l'expérience des
injustices ?
Plusieurs postures sont développées par les auteurs face aux injustices. Si on pense tout de
suite à l'action collective (grèves, manifestations,...), il faut reconnaître que la majorité du temps, de
nombreux facteurs empêchent ou freinent l'action. Pour beaucoup des acteurs, il y a un certain
déterminisme, un « ordre des choses », qui fait que si injustices il y a, c'est parce que c'est
inévitable. Qu'on ressente de l'empathie pour des inégalités « tolérables », il en reste qu'on perçoit
aussi des inégalités « méritées » : les victimes ne sont pas innocentes, elles sont forcément un peu
(beaucoup ?) responsables de leur(s) malheur(s). Plus profondément, il y a une mutation du
« juste » en « bien », qui responsabilise l'acteur d'abord dans son environnement proche, plutôt que
par rapport à des grandes causes, sources de l'action collective. L'acteur sait qu'il participe lui même
à la création d'injustices, et en prenant le parti du bien, il se promet, en quelques sortes, de faire
bouger les choses « à son petit niveau ». Finalement, l'action collective ne se base pas sur
l'expérience individuelle des inégalités au travail, sur les injustices subies par l'acteur : elle
globalise et forme des représentations, parfois en se fondant sur des sentiments d'injustices des
acteurs, mais reste autonome par rapport à l'expérience personnelle de travail. Dès lors, il paraît
nécessaire d'étudier le rapport entre injustices et création, construction, ou destruction, du soi. On
est blessé par les injustices, on se crée une armure pour y remédier, et finalement on s'en sert pour
avancer. Les injustices ont un impact psychologique et moral sur l'acteur. Les réactions de ce
dernier ne sont pas pré-déterminées, mais dépendent d'un ensemble de facteurs, et plus encore, de
ce que F.Dubet souligne comme « une singularité qu'aucun sociologue ne saurait définir. » Chacun
se forge une identité à partir de ses expériences. Les inégalités au travail structurent l'individu en ce
sens qu'elles le situent dans un travail perpétuel sur lui-même.

II.Discussion
La question des injustices tient une place centrale à l'heure actuelle dans nos sociétés. On le
voit, la multiplication des conflits sociaux, la crainte de la mondialisation s'accumulent et
finalement intensifient les sentiments d'injustices au travail notamment. A l'issue de près de 500
pages d'un ouvrage complet et complexe, François Dubet émet l'opinion suivante : « Tous les
principes de justice finissant par être cruels, la société juste est celle qui permet aux travailleurs de
se constituer comme des sujets capables de dire où est leur dignité, comment se forge une vie bonne
et acceptable, des sujets capables de résister à l'enchaînement des injustices. » Ainsi, la bonne
société serait la société la moins injuste possible. Il y a dans cette conclusion un pessimisme certain,
qui, s'il semble fondé, n'en reste pas moins assez étonnant. On peut en effet se demander si la
recherche effectuée par François Dubet et ses collaborateurs ne se repose pas un peu trop sur des
entretiens finalement un peu biaisés par le postulat de départ lui même (aka nous vivons avant tout
dans un monde plein d'injustices, et vous, qu'en pensez-vous ?). Tout d'abord, si les témoignages
des individus sont certes finement décortiqués, on peut tout de même se demander si on peut
prendre au sérieux des témoignages issus d'une population pas forcément représentative et pré-
orientée. D'autre part, les opinions des chercheurs, et de F.Dubet en particulier, n'ont-elles pas
tendance à créer une illusion du chercheur, tellement convaincu de bien fondé de sa démarche qu'il
en oublie, parfois, le nécessaire besoin d'objectivité ?
A) Une enquête biaisée ?
Les données collectées, ainsi que l'orientation des entretiens, des questionnaires, semblent
montrer un certain manque d'objectivité dans la façon dont a été traitée l'enquête. Sans remettre en
cause la globalité des trouvailles et des conclusions d'Injustices, il semble convenable de les
modérer par la critique de la méthode.
Tout d'abord, il convient d'étudier comment s'est construit l'enquête : 350 entretiens semi-
directifs ont été réalisés auprès d'individus représentatif, du moins sur le papier, de la diversité
nationale. 11 entretiens collectifs, auprès de groupes de 5 à 10 personnes ont été menés par les
chercheurs. Enfin, un questionnaire a été soumis à 1142 actifs. Si il n'y a pas de détail concernant
les questions des entretiens individuels, les quelques pistes données sur les entretiens collectifs et
les questionnaires amène un éclairage intéressant concernant l'orientation des questions. Ainsi, bien
sûr, on interroge les individus sur les inégalités et le sentiment d'injustice qu'ils peuvent ressentir au
travail. Mais de ce fait, on donne à l'interlocuteur une premières indications quant aux réponses
recherchées. Dès lors, on peut se demander si les réponses, notamment dans les travaux en groupe,
ne sont pas plus issues d'un phénomène « d'inflation » des témoignages négatifs, dans une certaine
recherche de surenchère et d'anecdotes croustillantes dont la véracité peut poser problème.
Après cela, il faut se poser la question des acteurs soumis à l'enquête, à la base de l'ouvrage,
ce dernier reposant en effet dans sa grande majorité sur les données récupérées. On apprend ainsi
dans l'annexe méthodologique que les agriculteurs étaient sur-représentés, constituant 6,3% de la
population interrogée, par rapport aux 2,7% au niveau national. Plus grave, les professions
intermédiaires sons sous-représentées, 8,7% pour 23,3% au niveau national. Malgré la remarque de
l'auteur, selon laquelle ces décalages n'ont que des conséquences minimes, on peut néanmoins se
demander pourquoi n'a pas été prise la décision de compenser ces différences... Supprimer quelques
entretiens, ou en ajouter, aurait-il été si difficile ? Nous en doutons. Donc, même si l'on considère,
se fiant à l'auteur, que l'impact sur les résultats n'est pas probant, il se pose tout de même la question
de la rigueur avec laquelle les entretiens ont été menés. D'autant plus lorsqu'on constate la
différence de représentativité entre les individus se déclarant de gauche, et ceux se déclarant de
droite : 42,7% à gauche... 10,1% à droite. Considérant le thème de l'enquête, les injustices, il
semble évident que près de la moitié des réponses a été motivée par un positionnement idéologique
particulièrement biaisé lorsqu'il s'agit de parler d'injustices. Mais si l'on ne peut que s'interroger sur
la validité des résultats, sans les remettre totalement en cause, nous allons voir que la position
idéologique de l'auteur (François Dubet : le manque d'information sur ses collaborateurs nous limite
au principal auteur) transparaît à plusieurs reprises, et menace l'interprétation même des données.
B) Un auteur manquant d'objectivité ?
Non pas que François Dubet fasse des injustices un sentiment de gauche, mais en dénigrant
à plusieurs reprises la droite, de façon tout à fait polie et intellectuelle cependant, il peut faire croire
que l'étude présentée est avant tout le moyen de mettre en avant un état des faits qui correspond
plus aux thèmes développés par la gauche qu'à une vision objective de la réalité.
A plusieurs reprises, François Dubet semble proposer une vision caricaturale de l'opinion
« de droite ». Ainsi, lorsqu'un patron d'entreprise critique le poids des différentes taxes pour les
entrepreneurs, et fait l'éloge du mérite, il est supposé « un peu 'poujadiste' » (p.230). Conclusion
quelque peu hâtive, car même si l'auteur nuance par la suite, le simple fait de rapprocher une vision
libérale (moins d'Etat, plus de responsabilité et de mérite) du poujadisme est troublant pour les
tenants de cette idéologie. Est-ce le fait qu'il s'agisse d'un « petit » patron qui pousse l'auteur à cette
simili-comparaison déplacée ? Plus loin, c'est dans une note de bas de page qu'on trouve une
remarque certes sans impact sur la recherche en elle-même, mais en tous cas démonstrative du
positionnement politique de l'auteur. La note 25 de la page 231 soutient que les politiques de
gauche sont moins injustes que celles de droite : « mieux vaut laisser un coupable en liberté que
punir un innocent ». La droite serait répressive, la gauche humaniste, bref, le cliché parfait, assez
étonnant, surtout sous cette forme ! Bien sûr, on ne trouve pas d'apologie du socialisme dans le
texte, et François Dubet garde une certaine distance critique, malgré ses quelques piques contre la
droite. Malgré tout, ses opinions qui transparaissent le long des lignes d'Injustices démontrent une
vision définitivement à gauche des problèmes de société.
François Dubet semble utiliser une grille de lecture clairement orientée, donnant une vision
de certains évènements tout à fait partisane. Par exemple, s'agissant des émeutes de novembre 2005,
s'il reconnaît le problème de la violence, et des dérapages de la jeunesse des banlieue, son analyse
lui fait soutenir l'idée globale que ces émeutes étaient avant tout une contestation, certes d'une
classe dite « dangereuse », mais tout de même menée par des raisons autres que le simple besoin de
casser. Une vision partagée surtout par la gauche de l'échiquier politique. Si l'on ne peut généraliser
en effet l'attitude de tous les émeutiers comme celle de personnes nihilistes et violentes, il faut tout
de même admettre que bon nombre des violences de novembre 2005 sont issues d'une compétition
entre quartiers, et que la justification sociale a été apportée par les médias et les sociologues, pas
par les jeunes en questions. De là à dire qu'il y a une tendance chez certains intellectuels à sur-
analyser (angélisme ?) certains comportements, il n'y a qu'un pas que je ne me permettrai pas
(encore !) de franchir...
En conclusion, les choix et la neutralité de l'auteur peuvent être questionnés : certaines opinions,
certaines conclusions, semblent en effet plus guidées par une logique partisane que par la raison du
chercheur. Néanmoins, Injustices reste un ouvrage de référence en cela qu'il modélise avec
précision les principes de justice, et leur donne un fond empirique certes améliorable, mais
néanmoins utile pour mieux comprendre le phénomène des injustices dans le monde du travail.

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