Professional Documents
Culture Documents
« Écris-moi quelque chose sur les ratés, en poésie, en art, en écriture. Cela
conviendra parfaitement pour Boissier ». Je recueille avec une réelle émotion
l’invitation que m’a faite Jean-Pierre Fleury de rédiger une ouverture à son
ouvrage, axé autour d’une anthologie de ce poète nantais totalement oublié,
inconnu, ami des derniers jours de Paul Verlaine, qui a nom Émile Boissier.
Il ne fait jamais bon être à contre courant ou à contre temps, hors normes,
ou à contre émoi commun, en ce cycle perpétuel de va et vient d’ouverture ou de
fermeture, de libéralisme ou d’autoritarisme, qui caractérise la respiration de la
civilisation et la lutte perpétuelle entre ces deux entités constamment
changeantes, fluctuantes et dénommées Bien et Mal, sans jamais nulle nuance.
Il est à parier que le charmant Francis Scott Fitzgerald, écrivain délicat qui
chanta ses amours ratées (celles de jeunesse, dans le Cycle de Basil Duke Lee,
gagneraient à être mieux connues), soit aujourd’hui moins célèbre, moins aimé
et moins lu qu’Ernest Hemingway. Ce dernier, outre qu’il trahit de façon ignoble
son ami Fitzgerald, a été apprécié pour des motifs qui n’avaient souvent rien de
littéraire et qui, en un mot, tenaient surtout au fait qu’il ait choisi, comme tant
d’autres, le camp des vainqueurs. Mais moi, j’ai toujours aimé Fitzgerald et ses
récits de petting et de flappers, et pas cet Hemingway qui démontre qu’il ne
suffit pas de se suicider pour être un raté. Le « raté », c’est Francis Scott3.
Et comme j’aime Fitzgerald, Jean-Pierre Fleury aime Boissier. Ce sont là
des choses qui se sentent encore mieux qu’elles ne se savent, et qu’il n’est pas
nécessaire d’expliquer.
§
Mais alors, me direz-vous, qui jauge du talent des ratés ? Je veux dire des
vrais ratés talentueux. Qui augure du véritable élan artistique ? Comment
reconnaître les faux ratés sans valeur (mauvais poètes dont le seul génie tient à
une histoire personnelle originale, ou triste ou pathétique ; ou à une renommée
usurpée) des vrais ratés précieux ? Qui les consacre le mieux, sinon en premier
lieu leurs pairs en « ratage » ? Les Repues franches de maître François Villon et
ses compagnons4 en est un très vieux témoignage d’admiration. Et des auteurs
de talent tels Marot (dont la fin de la vie fut un ratage notoire) et Rabelais (qui
fleureta avec les bûchers des sorbonnards ignifugeants), puis d’autres encore
aidèrent au vrai renom. Puis vint le temps de l’oubli classique, et enfin le
renouveau romantique définitif, en ses poètes et érudits – certains de ces
derniers sans censure, ne jugeant pas, d’autres, plus réservés, soupesant, triant,
rognant ou délirant sur l’oeuvre et sur l’auteur.
Une fois qu’ils sont morts, enfin, les grands ratés ont encore le choix entre
deux destins. Très souvent, tandis qu’une époque lègue à la suivante la mémoire
des écrivaillons médiocres qui leur furent en tout inférieurs, les grands ratés
quant à eux tombent dans l’oubli, et disparaissent une dernière fois, corps et
biens. Non seulement, aucune tombe pour leurs corps, mais encore aucun
monument littéraire à leur mémoire…
Leur seule et unique chance est alors, pour eux, de rencontrer, comme
Boissier aura rencontré en Jean-Pierre Fleury, un frère d’âme né des dizaines ou
des centaines d’années après leur mort, capable de leur rendre hommage, de les
lire, de les comprendre, de les aimer, de les ressusciter.
Les plus immenses des ratés connaissent, à dire vrai, un sort posthume
encore pire. François Villon en est le plus magnifique exemple. Fréquentateur de
putains, meurtrier, bagarreur, voleur, le voilà emprisonné, torturé, condamné à la
censure et à la potence, banni par les puissants de son temps.
Mais la punition la plus atroce, c’est celle d’être promu au rang de
« génie » par des pouvoirs publics - ceux d’aujourd’hui - qui lui dédient des
rues. Tandis que les plus conformistes et abrutis des « intellos » - qui sont, au
quotidien, l’exact contraire de Villon - se mettent à le célébrer. Cela fait chic,
pour les petits bourgeois et les petites bourgeoises des maisons d’édition, des
salons parisianistes à petits fours, pour tous ces petits légalistes, pour tous ces
petits bigots de l’une ou l’autre église ou de l’une ou l’autre secte, de se pâmer
en évoquant François Villon, le rebelle, le marginal… Ô, ma chère, j’en pâme
d’aise, en mon confort méningé !
Et voilà notre « povre petit eschollier » édité par des universitaires
abstrus, souvent illettrés, doués d’une mauvaise foi si abyssale qu’ils bâtissent,
sur son compte, des théories banales, stupides ou mensongères.
Ah ! Que dirait, en vérité, François Villon, s’il savait être devenu un sujet
du « bac de français » où l’on demande à des élèves – et à quels élèves ! – de
« commenter » des textes de lui, des textes où de prudes éducateurs lui font
écrire qu’Abélard fut « châtié » et non châtré… ?
Ah ! Que dirait-il, François Villon, qui fut l’ennemi intime de l’évêque
Thibault d’Aussigny5 ? Que dirait-il, François Villon - dont il devrait suffire
pourtant de lire les poèmes pour se rendre compte de la dérision pérenne où il
tourne et les conformismes humains, et ceux de l’Eglise - en voyant que des
« docteurs ès Lettres » font de lui l’archétype même du « bon chrétien » ?
Ah ! Peut-on imaginer avec quel dégoût Baudelaire, condamné il y a
somme toute peu de temps pour « pornographie », apprendrait qu’il est devenu -
lui aussi - un auteur du bachot ?
§
Les grands ratés finissent souvent par se suicider. Ou bien la vie ne leur
prête même pas le temps d’accomplir ce geste libérateur. J’ai toujours été
stupéfait par une religion chrétienne, dite « d’amour », qui condamne à l’Enfer
les enfants morts avant le baptême et les suicidés. L’acte du suicide inspire, chez
les chrétiens comme chez tous ceux qui croient que la vie humaine serait, en soi,
un absolu, que les suicidés sont des fous, des malades mentaux, des imbéciles
incapables de se rendre compte que « la vie est belle ». Des ratés, quoi.
C’est amusant. Pour une fois qu’il a vraiment réussi quelque chose,
maintenant qu’il a réussi sa mort – l’œuvre, chez les vrais suicidaires, de toute
une vie – et pour une fois donc qu’il mériterait qu’on salue définitivement son
succès, le grand raté se voit condamné pour longtemps à conserver sa réputation
de raté. Eschyle (Agamemnon, 884-885) le savait déjà : « C’est dans la nature
des mortels de piétiner, encore davantage, celui qui choit à terre ».
Olivier Mathieu
A Pontoise, juin 2008.
1
André Viatour est l’auteur de trois romans: Amparo (Paris ; A l'Enseigne du Plomb qui fond, 1948),
Voyage dans l'impasse (Paris, 1950), L’Étudiant d'Oslo (Paris, R. Julliard, 1953). Elevé par sa mère,
alcoolique chronique, d’abord proche du parti communiste, il connaît une jeunesse brillante à
Bruxelles, et se vante même que son talent ait été reconnu par Simenon. Mais ensuite, pyromane, il
allume un incendie dans le cinéma bruxellois « l’Agora » (sept morts), ce qui le mènera à l’asile
psychiatrique. En 1983, à la fin de sa vie, il rencontre Olivier Mathieu à Bruxelles. A cette époque,
André Viatour habite dans l’appartement où, après la mort de sa mère, il est resté seul avec le fantôme
de celle-ci. Il sombre définitivement dans l’alcool, la mythomanie, les tentations suicidaires et
l’impuissance sexuelle, tandis qu’il est abandonné par tous ses anciens amis communistes de jeunesse
et que c’est Olivier Mathieu qui lui apporte, tous les jours, pendant des mois, de quoi manger. Entre le
vieux romancier communiste André Viatour, d’une part, et Olivier Mathieu d’autre part, naît donc une
amitié littéraire qui les conduira souvent, jusqu’à l’aube, à maintes nuits d’ivrognerie dans les cafés
enfumés de la capitale belge. Conversations sur le suicide, sur Céline, sur Montherlant, disputes et
réconciliations construiront leur quotidien. Ils échangeront aussi une correspondance nourrie (dont
Olivier Mathieu publiera de larges extraits dans ses recueils de textes parus entre 1983 et 1985). Leur
toute dernière rencontre aura lieu en 1986. André Viatour se suicide, en 1987, par barbituriques, dans le
petit appartement du quartier de Schaerbeek. Il travaillait alors à un roman Les Ceintures, dont des
extraits auraient été publiés, dit-on, après sa mort.
2
Lucain, en latin Marcus Annaeus Lucanus, né le 3 novembre 39 à Cordoue, mort le 30 avril 65, était
le petit-fils de Sénèque le rhéteur - auteur d’ouvrages sur les guerres civiles - et le neveu de Sénèque le
philosophe, qui avait composé un florilège de pièces oratoires. Une seule œuvre de Lucain nous est
parvenue ; il s’agit de La Pharsale, une épopée sur la guerre civile ayant opposé, au Ier siècle avant J-
C, les partisans de César à ceux de Pompée.
3
Francis Scott Fitgerald, né en 1894, parcourt l’Europe après la Première Guerre mondiale et
fréquente, en compagnie de sa femme (folle) Zelda, aussi bien Ezra Pound et Dos Passos qu’Ernest
Hemingway. Dès les années 30, sa santé se fit de plus en plus mauvaise, et il plongea dans la misère,
tandis que sa réputation d’écrivain décroissait. Sa femme Zelda fut de plus en plus fréquemment
hospitalisée en psychiatrie. Il fut lui-même atteint, vers 1936, par une gravissime dépression nerveuse.
Il mourut en 1940, après avoir en outre été ignoblement trahi par son ex-ami Hemingway. Francis Scott
Fitzgerald fut l’écrivain de l’Age du Jazz, du petting (caresses, pelotage) et des flappers (jeunes filles
et jeunes femmes délurées des années folles, telles que le cinéma muet nous en en a montré plus d’un
type). Il a écrit, avec Ezra Pound, les pages en vérité les plus parfaites de la littérature américaine.
Exceptionnel est, notamment, son « Cycle de Basil Duke Lee » (publié en France dans La fêlure), qui
met en scène – autobiographiquement – Basil Duke Lee et le personnage féminin de Minnie Bibble. En
un mot, Fitzgerald est le symbole même de la « génération perdue » des artistes américains, aux idées
desquels en revanche Hemingway ne donna jamais son adhésion.
4
Villon disparut en 1463, après que sa condamnation à être pendu eut été commuée en un
bannissement de la cité parisienne. Divers « témoignages », en vérité des légendes, ont circulé dès le
début de la Renaissance française sur la suite de sa vie, mais on n’a jamais rien su de sa fin et de sa
mort, que l’on peut en toute logique situer avant 1489, année de la première édition connue d’une part
substantielle de son oeuvre (Le grant testament Villon et le petit, Son Codicille, Le Jargon et ses
Balades,
Paris, impr. de P. Levet). Rappelons que Villon était né vers 1431. En 1489, il aurait eu 58 ans, âge
plus que vénérable en ces temps. La première édition connue des Repues franches de maître François
Villon et ses compagnons, qui relatent en vers ses exploits supposés, date de 1495 environ et ne peut
nous renseigner sur la date de la mort de notre poète. Mais elle nous dit qu’une légende ou un « culte
poétique » autour de Villon était déjà actif et vif en cette fin du XVème siècle. L’édition Marot des
Oeuvres de Villon date de 1533, soit un siècle environ après la naissance de Villon. Certains attribuent
également à Villon Le Monologue [comique] du Franc Archier de Baignollet, dont une édition
ancienne date de 1532.
5
Thibault d’Aussigny, évêque d’Orléans, plusieurs fois cité dans les textes de l’écrivain, fut le grand
ennemi de François Villon. « Il a composé – nous dit le Grand Dictionnaire Universel de Pierre
Larousse – une Histoire du siège d'Orléans et des faits de Jeanne la Pucelle, qui se trouve à la
bibliothèque Vaticane, n° 770. C’est le même qui fit emprisonner à Meung-sur-Loire le poëte Villon, et
dont celui-ci a dit : ‘... Jacques Thibault, / Qui tant d'eau froide m'a fait boire’ ».