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RÉFLEXIONS SUR LES RATÉS

par Olivier Mathieu

« Écris-moi quelque chose sur les ratés, en poésie, en art, en écriture. Cela
conviendra parfaitement pour Boissier ». Je recueille avec une réelle émotion
l’invitation que m’a faite Jean-Pierre Fleury de rédiger une ouverture à son
ouvrage, axé autour d’une anthologie de ce poète nantais totalement oublié,
inconnu, ami des derniers jours de Paul Verlaine, qui a nom Émile Boissier.

Il y a des gens qui, dans la vie, « réussissent » ou croient réussir. Il y en a


d’autres qui sont des ratés. Bien sûr, ces notions sont assez subjectives. J’ai
connu, dans ma jeunesse, des gens pour qui « réussite » signifiait trouver un
travail lucratif et gagner de l’argent, beaucoup d’argent. Ils doivent me
considérer comme un raté. Pour moi, réussir signifiait écrire des poèmes et des
livres, crier ma vérité, penser à ma manière à moi et pas à celle d’autrui,
collectionner des émotions.
Un ami communiste, le romancier André Viatour1, s’est suicidé en 1987.
Il n’en a gagné que davantage une réputation de raté. Pourtant, moi, je savais
qu’enfin, après tant et tant de tentatives ratées, il avait réussi à se supprimer.
On est toujours un raté pour l’autre, pour l’un ou l’autre autre. Le plus
grave est sans doute d’être un raté à ses propres yeux. Heureusement, ce n’est
pas mon cas.
En 1982, pendant les « trois jours » du service militaire, je fus déclaré
apte. Bon pour le service. En sortant de la caserne, je vis un malheureux jeune
homme, en larmes, qui se cognait la tête contre le sol. Je tâchai de l’en
empêcher, et de le réconforter:
- Je sais ce que tu ressens. Allons, courage. Ce ne sera qu’une mauvaise
année à passer.
J’aurais mieux fait de me taire. Le malheureux jeune homme me répondit
par ces mots :
- Connard. Je suis réformé. Au pays, ils vont dire que je ne suis pas un
homme.
Après quoi, il se jeta sur moi avec l’intention avouée de me « casser la
gueule ». Je représentais, malgré moi, tout ce qu’il ambitionnait au monde : être
apte.
Et moi qui avais tout fait pour convaincre les médecins militaires d’être
un raté !
§

« Ratés » et « demi-ratés ». Si la deuxième espèce – dans laquelle on


pourrait englober les « demi-réussis » - est vertigineusement nombreuse, la
première l’est nettement moins. J’entends par là, les ratés aux yeux d’autrui, les
gens que tout le monde appelle « ratés » mais qui, eux, se considèrent
parfaitement réussis.
Quelque chose en effet me fait penser qu’il existe beaucoup de demi-ratés
(ou, si l’on préfère, de demi-réussis), mais que les grands ratés soient rarissimes.
Et que ces grands ratés-là soient, dans l’époque de l’inversion totale des valeurs,
les seuls qui aient triomphé. Que personne ne doive jamais s’en apercevoir,
même cela n’a aucune importance. Virgile a écrit, dans l’Enéide (II, 353) « Una
salus victis nullam sperare salutem » : « L’unique voie de salut, pour les
vaincus, est de n’espérer en aucune voie de salut ».
Et ceux-là - les vrais ratés, les grands ratés, les ratés complets, les ratés
parfaits, les ratés de la vie, de l’Histoire, de la littérature - ratent tout.
C’est d’eux que je voudrais dire, ici, quelques mots rapides. Les grands
ratés ratent leur naissance, et le pays et l’époque où ils voient le jour. La liste
serait interminable des poètes, des écrivains, des penseurs, des artistes de toutes
sortes qui furent bâtards, indésirés, fils de pères inconnus, orphelins, enfants mal
aimés.
Les grands ratés ratent leur vie sociale et professionnelle, à supposer
même qu’ils en aient une, ou veuillent en avoir une. Ils ne travaillent pas comme
on l’entend habituellement, ils ne veulent pas être « insérés ». Tiens, si vous le
voulez bien, je parlerai un peu de moi. Je me souviens d’un jour, en 1986, où je
présentai mes démissions d’un journal auquel je collaborais depuis trois mois. A
vingt-cinq ans, je gagnais quinze mille francs par mois, pour trois heures de
« travail » par jour. C’était davantage que je ne pouvais en supporter. Mon
directeur me demanda si je voulais une augmentation. Je lui répondis que non, je
préférais ma liberté. Je vis, sur son visage, se peindre une sorte d’inquiétude.
Quand je traversai Paris, le cœur joyeux, je croisai une manifestation de
chômeurs qui réclamaient que soit reconnu leur « droit au travail ». J’ai toujours
beaucoup admiré qu’il se trouve des masses pour réclamer de travailler. Alors
que les esclaves de l’Antiquité, eux, réclamaient d’être libres, voyez Spartacus.
Je me mis à crier, avec eux, pour que le vœu de ces manifestants soit exaucé. Ce
doit être mon côté social.
Les grands ratés ratent leurs amitiés, ils ratent leurs amours. Ils ratent
toutes les relations qu’ils instaurent (ou, souvent, qu’ils n’instaurent pas) avec
les hommes, avec les juges, avec les lois, avec les institutions et les dogmes de
leur temps.
D’emblée et pour toujours, les grands ratés sont étrangers, partout
étrangers, rejetés, ostracisés, guelfes aux gibelins, gibelins aux guelfes. Ils
affirment volontiers qu’ils auraient voulu vivre en une autre époque. Sans doute,
en vérité, n’est-ce là qu’une illusion lucide. Car les grands ratés savent que, où
que ce soit et quand que ce soit, ils auraient été à part, dans la marge, et, plutôt,
rebelles à trouver une place dans la marge des fausses marginalités.
Les ratés sont, semble-t-il, des erreurs. Des « erreurs de la nature », des
erreurs des âges, des erreurs d’une société qui ne les a nullement produits, dont
ils ne reconnaissent pas la légitimité et au milieu de laquelle ils étonnent et
détonnent. Cette société a des règles. Mais eux, ils ne les reconnaissent pas.
Les ratés - les vrais ratés, les vrais de vrais - sont généralement pauvres,
quand ils ne sont pas misérables.
Les grands ratés ratent systématiquement leurs choix politiques. Quand
succèdent les conflits, ou les guerres dites civiles, les ratés n’ont en rien
l’opportunisme de deviner qui va gagner, afin de choisir le camp des vainqueurs.
Ou alors, comme Caton d’Utique fidèle jusqu’au bout à Pompée contre César,
ils n’ont jamais davantage de flair que pour choisir le camp des vaincus. Les
ratés, au fond, ne sont peut-être que des gens qui désirent passionnément réussir
ce qui, aux yeux des majorités, est synonyme de « ratage ». Lucain (I, 128) l’a
exprimé dans ce vers admirable qui a baigné mon enfance. « Victrix causa deis
placuit, sed victa Catoni » : « La cause des vainqueurs plut aux dieux mais, à
Caton, celle des vaincus2 ».
S’ils sont écrivains, les grands ratés sont moqués, incompris, ignorés,
victimes de la loi du silence ou des censeurs. Ils ont trois lecteurs. Ils ne trouvent
pas d’éditeurs. Nietzsche a vendu, de son vivant, trois cents exemplaires de ses
œuvres. Leur talent est tantôt méconnu, tantôt pillé.
Seuls les plus chanceux d’entre eux ont le bonheur d’avoir une tombe qui
recueille leur cadavre. La plupart – exemples notoires, Villon et Cagliostro -
n’ont pas de sépulture connue. Ou ils doivent se contenter de la fosse commune.

La ville de Venise, au dix-septième siècle, eut deux figures de proue.


Voyons comment on les traita après leur mort.
Le premier, l’avocat raté Carlo Goldoni, fut un écrivain magouilleur et
sans vocation, auteur de deux cents pièces qui sont autant de monuments à la
démagogie, à l’illettrisme, à la vulgarité, à la « gynécratie » d’alcôve et de
« petites maisons » ou d’harengères, à la commercialisation de la littérature, au
« progrès » et aux « Lumières » finalement bien embourgeoisées, bien
respectueuses des tyrans qu’ils prétendaient combattre. Goldoni, était franc-
maçon, comme tous les puissants de l’époque, qu’ils fussent d’origine noble ou
bourgeoise. Cet ami de Voltaire – le plus grand faquin courtisan, couard,
plagiaire, dénonciateur et roué que le XVIIIème siècle littéraire nous ait légué, et
qui a fui l’Encyclopédie dès les premières vagues de la grande marée de la
répression – fut le promoteur du théâtre le plus convenu, mécaniste aux ficelles,
pour ne pas dire aux cordages usés et petit-bourgeois qui soit. « Théâtre social »,
on appelle ça, pâle copie du théâtre de Molière ou de Regnard, voire de Piron.
Mais Goldoni a réussi. Goldoni n’est pas un raté. Il est enterré à Paris, et
la ville de Venise lui a érigé des statues à tous les coins de ses rues.
Le second, Carlo Gozzi, l’un des plus grands écrivains et penseurs de tous
les temps (son théâtre a connu un immense retentissement parmi les romantiques
allemands), l’auteur de « La Femme serpent » (dont Wagner fit l’opéra Les
Fées), de « Turandot » (dont Puccini fit l’opéra éponyme), de « L’amour des
trois oranges » (mis en musique par Prokofiev) et des « Mémoires inutiles »,
parlait de mythes, de tradition, de choses merveilleuses, d’enchantements, de
contes de fées. Il n’a aucune statue dans sa ville, où sa maison natale tombe en
ruines dans l’indifférence générale. Il est vrai qu’il avait eu le tort évident d’être
à contre-courant du temps et de parler de « démocratie physiquement
impossible » aux instants extatiques de la Révolution française. Il avait réussi le
tour de force d’être menacé des « Plombs », censuré et interdit de publication
par les trois pouvoirs antinomiques - l’oligarchie vénitienne jusqu’en 1797,
Bonaparte cette année-là également, l’Autriche à partir de 1798 - qui se
succédèrent, pendant sa vie, à Venise…
A peine fut-il enterré à Venise (en 1806), très peu d’années plus tard du
moins, que l’on jeta le cadavre de Carlo Gozzi à la mer. Voilà qui établit, sans
l’ombre d’un doute, qui, de Goldoni et de Gozzi, était le « raté ».

Il ne fait jamais bon être à contre courant ou à contre temps, hors normes,
ou à contre émoi commun, en ce cycle perpétuel de va et vient d’ouverture ou de
fermeture, de libéralisme ou d’autoritarisme, qui caractérise la respiration de la
civilisation et la lutte perpétuelle entre ces deux entités constamment
changeantes, fluctuantes et dénommées Bien et Mal, sans jamais nulle nuance.
Il est à parier que le charmant Francis Scott Fitzgerald, écrivain délicat qui
chanta ses amours ratées (celles de jeunesse, dans le Cycle de Basil Duke Lee,
gagneraient à être mieux connues), soit aujourd’hui moins célèbre, moins aimé
et moins lu qu’Ernest Hemingway. Ce dernier, outre qu’il trahit de façon ignoble
son ami Fitzgerald, a été apprécié pour des motifs qui n’avaient souvent rien de
littéraire et qui, en un mot, tenaient surtout au fait qu’il ait choisi, comme tant
d’autres, le camp des vainqueurs. Mais moi, j’ai toujours aimé Fitzgerald et ses
récits de petting et de flappers, et pas cet Hemingway qui démontre qu’il ne
suffit pas de se suicider pour être un raté. Le « raté », c’est Francis Scott3.
Et comme j’aime Fitzgerald, Jean-Pierre Fleury aime Boissier. Ce sont là
des choses qui se sentent encore mieux qu’elles ne se savent, et qu’il n’est pas
nécessaire d’expliquer.

§
Mais alors, me direz-vous, qui jauge du talent des ratés ? Je veux dire des
vrais ratés talentueux. Qui augure du véritable élan artistique ? Comment
reconnaître les faux ratés sans valeur (mauvais poètes dont le seul génie tient à
une histoire personnelle originale, ou triste ou pathétique ; ou à une renommée
usurpée) des vrais ratés précieux ? Qui les consacre le mieux, sinon en premier
lieu leurs pairs en « ratage » ? Les Repues franches de maître François Villon et
ses compagnons4 en est un très vieux témoignage d’admiration. Et des auteurs
de talent tels Marot (dont la fin de la vie fut un ratage notoire) et Rabelais (qui
fleureta avec les bûchers des sorbonnards ignifugeants), puis d’autres encore
aidèrent au vrai renom. Puis vint le temps de l’oubli classique, et enfin le
renouveau romantique définitif, en ses poètes et érudits – certains de ces
derniers sans censure, ne jugeant pas, d’autres, plus réservés, soupesant, triant,
rognant ou délirant sur l’oeuvre et sur l’auteur.

Une fois qu’ils sont morts, enfin, les grands ratés ont encore le choix entre
deux destins. Très souvent, tandis qu’une époque lègue à la suivante la mémoire
des écrivaillons médiocres qui leur furent en tout inférieurs, les grands ratés
quant à eux tombent dans l’oubli, et disparaissent une dernière fois, corps et
biens. Non seulement, aucune tombe pour leurs corps, mais encore aucun
monument littéraire à leur mémoire…
Leur seule et unique chance est alors, pour eux, de rencontrer, comme
Boissier aura rencontré en Jean-Pierre Fleury, un frère d’âme né des dizaines ou
des centaines d’années après leur mort, capable de leur rendre hommage, de les
lire, de les comprendre, de les aimer, de les ressusciter.
Les plus immenses des ratés connaissent, à dire vrai, un sort posthume
encore pire. François Villon en est le plus magnifique exemple. Fréquentateur de
putains, meurtrier, bagarreur, voleur, le voilà emprisonné, torturé, condamné à la
censure et à la potence, banni par les puissants de son temps.
Mais la punition la plus atroce, c’est celle d’être promu au rang de
« génie » par des pouvoirs publics - ceux d’aujourd’hui - qui lui dédient des
rues. Tandis que les plus conformistes et abrutis des « intellos » - qui sont, au
quotidien, l’exact contraire de Villon - se mettent à le célébrer. Cela fait chic,
pour les petits bourgeois et les petites bourgeoises des maisons d’édition, des
salons parisianistes à petits fours, pour tous ces petits légalistes, pour tous ces
petits bigots de l’une ou l’autre église ou de l’une ou l’autre secte, de se pâmer
en évoquant François Villon, le rebelle, le marginal… Ô, ma chère, j’en pâme
d’aise, en mon confort méningé !
Et voilà notre « povre petit eschollier » édité par des universitaires
abstrus, souvent illettrés, doués d’une mauvaise foi si abyssale qu’ils bâtissent,
sur son compte, des théories banales, stupides ou mensongères.
Ah ! Que dirait, en vérité, François Villon, s’il savait être devenu un sujet
du « bac de français » où l’on demande à des élèves – et à quels élèves ! – de
« commenter » des textes de lui, des textes où de prudes éducateurs lui font
écrire qu’Abélard fut « châtié » et non châtré… ?
Ah ! Que dirait-il, François Villon, qui fut l’ennemi intime de l’évêque
Thibault d’Aussigny5 ? Que dirait-il, François Villon - dont il devrait suffire
pourtant de lire les poèmes pour se rendre compte de la dérision pérenne où il
tourne et les conformismes humains, et ceux de l’Eglise - en voyant que des
« docteurs ès Lettres » font de lui l’archétype même du « bon chrétien » ?
Ah ! Peut-on imaginer avec quel dégoût Baudelaire, condamné il y a
somme toute peu de temps pour « pornographie », apprendrait qu’il est devenu -
lui aussi - un auteur du bachot ?

Mais voilà ce qu’est peut-être, à la fin, la vie humaine.


Un jeu qui se joue entre, d’une part, ceux qui veulent « réussir » - réussir
quoi, grands Dieux !? et meurent en croyant sans doute avoir « réussi », alors
qu’ils ont juste réussi à faire croire qu’ils avaient du talent et du génie à des
millions d’individus.
Et, d’autre part, ceux qui n’ont jamais voulu « réussir » rien d’autre que
de vivre en beauté, d’être authentiquement eux-mêmes, de ne pas trahir la vérité,
et qui meurent sans bonheur et sans illusions. Car être un vrai raté social ou un
faux raté en soi-même, ne veut pas dire «être heureux ». Pas au sens, du moins,
où le monde moderne entend le mot « heureux ». Moi, par exemple, j’aurai eu
de grands malheurs et de petits bonheurs. Et je ne suis ni « heureux » ni
« malheureux », je suis en harmonie avec moi-même. Je suis un raté harmonieux
et tragique.
Parmi les petits bonheurs, il en est un d’émoi délicat, du moins pour qui
vibre encore en émotions romantiques, et oublie – quelquefois seulement ! – les
contingences triviales. Et le banal.
Errol Flynn. En voilà encore un qui, comme tous les « chats noirs »,
comme tous les ratés, courut le risque d’être changé en souris par les gais sots de
l’intolérance. Mais lui, cinquante ans durant (1909-1959), il donna l’assaut aux
chattes noires et aux blondes. Il parvint ainsi, de whisky en whisky, à la frontière
du demi-siècle ; et il fit mieux. A cinquante ans, ses censeurs je les imagine
chauves et obèses. Lui, il trouva encore, parfois, la sœur de vingt ans désirant
qu’au front il la baise. Il arrive en effet que des jeunes filles, ou l’idée de « la »
Jeune Fille, soit la toute dernière réussite du Raté. Les faux « réussis », les gais
sots aux ricanements séniles, les Trissotin de l’Histoire, peuvent certes
condamner les « ratés » à la geôle et à la censure, à la décadence, à l’oubli, au
destin des pauvres damnés. Mais une chose est vraiment sûre. Jusques aux bords
de la vieillesse, il est des ratés qui continuent à ressembler à un enfant, à l’enfant
qu’ils furent.
C’est ça, les tout petits bonheurs qui sonnent à jamais dans le cœur des
ratés. Vraiment, à quoi vous mèneront, Gais Sots, vos vaines propagandes ? La
chose qui jamais ne ment, c’est l’émotion. Pauvres gais sots sans émoi, sans
émoi de coeur s’entend, libre à vous de despotiser au nom de la liberté. Libre à
vous, manipulateurs de consciences, d’étaler votre vile science. Interdisez,
brûlez les livres ! Violents et inconstants censorinets. Soyez dictateurs de
mémoire, prêchée en dogmes et canons. Il suffira d’une fille ivre pour empêcher
votre victoire.
Ils ont pourchassé Villon, oui, vos gens d’armes ; lui était seul, tout seul
contre mille.
Pourtant, permettez-moi de rire de l’erreur de tous vos mensonges ; de vos
mensonges aussi gros que votre rire est gras de bassesse et de balourdise.
Qu’avez-vous pu contre les beaux songes des grands ratés? Que pourrez-vous
contre un sourire ? Vous, gais sots, maîtres d’un monde sans fêtes, vous n’aurez
pas pu empêcher les petits bonheurs des ratés, leurs gentils « péchés » d’amour,
leurs conquêtes.
Je me souviens, oui, du cher Errol Flynn, qui avait été marin, pêcheur de
perles, boxeur amateur, puis qui eut un succès si rapide et un déclin immédiat.
Le passage de Paradis en Enfer ne tient jamais qu’à un fil ; le fil à couper le
beurre de madame bonne ou mauvaise renommée, et des convenances de
l’époque. Accusé injustement de viol, soupçonné d’être un espion nazi – quand
d’autres étaient catalogués « affreux communistes » – que pouvait-il lui arriver
de pire ?
Dans ses derniers films (« Le soleil se lèvera encore », en 1957, et « Les
racines du ciel », en 1959), il jouait son propre personnage : fatigué, désabusé,
vaincu. Un raté. Errol Flynn s’en alla de la vie par un petit matin gris, avec pour
ultime compagnie et pour dernier baiser baisant une gamine de quinze ans !

Peut-on s’accommoder de l’écart entre la réalité du rêve et la banalité du


réel ? Entre la réalité de son quant-à-soi et l’absurdité des qu’en-dira-t-on des
voisins ignorants, inquiets, indignés, petitesques ou retors ? Je dirais aussi du
refus de l’étrangeté non conforme ou de la jalousie de l’être enchaîné.
Il est parfois dur d’échapper au jugement commun. Alors le vrai raté, le
raté de talent se met, au tréfonds, à douter de son beau ratage aux ailes d’ange.
Dans les jours les plus noirs, il finit par croire en la propagande des « autres »,
en l’illusion de masse qui lui assène, de jour en nuit, son « anormalité ». Il est
bien seul et perd alors toute assurance.
Le ratage social n’est pas toujours bien vécu, la non reconnaissance
(reconnaissance ne serait-ce que de quelque cénacle d’égaux) est un mal honni.
L’alcool, la drogue, l’amour sont moins des recherches de sensations que des
palliatifs, la folie ou le suicide une amère récompense. Et le doute, le doute
sournois et insidieux, cet oiseau de malheur est si peu confortable, si peu
réconfortant, si gibier déplumé réservé aux bannis. Lucides à en faire peur au
Diable, aux diablotins et aux djinns et même à Azraël en personne.
Le chansonnier affirme : « Au village, sans prétention, / J’ai mauvaise
réputation, / Que je m’ démène ou qu’j’reste coi, / Je passe pour un « je ne sais
quoi ». Pourtant je ne fais de tort à personne / En suivant mon ch’min de petit-
bonhomme. Mais les brav’s gens n’aiment pas que/ L’on suive une autre route
qu’eux ». Telle est l’essence même de la mauvaise renommée. Mais une
mauvaise renommée, « une mauvaise réputation » n’est rien à côté de la pire des
sanctions sans doute : celle d’être pris pour ce que l’on n’est pas, d’être présenté
comme l’antinomie même de son être profond. Et cela guette toujours le raté
fidèle.
§

En la triste et apoétique époque, en la déconfite et anartistique ère qui est


la nôtre, faite d’absence de sensibilité, de moqueries de l’innocence, de l’amitié
et de l’amour, où les sentiments naïvement purs et désintéressés font sourire, où
les sensations sont avilies, où les oies humaines sont gavées d’ennui et blasées
d’émois, où la vie est usée, le ratage – le vrai, le beau et l’infiniment triste – est,
pour moi, signe d’humanité vraie. Une forme de récompense, de légion
d’honneur véritable. Ô ridicule convoi funéraire, à longs poêles, de Victor Hugo
à travers le tout Paris ! Ô charmante colonne de marbre, rehaussée d’un chien,
sur le tertre mortuaire de Diogène de Sinope !
Aussi, dans la nuit, j’écris ces quelques lignes désabusées. J’aurai été
jusqu’au bout, décidément, étonné – voire blessé – par l’incroyable quantité de
méchanceté, de bêtise, ou d’absence de gentillesse, que je vois en mes
contemporains. Les exemples en abondent. Je suis effrayé par l’indifférence
béate et le silence incompréhensible, incompressible des personnes que l’on
connaît souvent de près, ou que l’on croit avoir connues ou reconnues autrefois ;
amis aujourd’hui morts, amours peut-être jamais nées.
Grands Dieux, mais en quel monde vivons-nous ? Grands Dieux, mais
qu’est devenu l’être humain ? C’est abyssal. Je reste effrayé (pourtant, je
devrais m’y habituer…) par l’absence totale de la moindre gentillesse qui
répond à ce que je crois être, de ma part, des gentillesses. Les jeunes filles
d’aujourd’hui, et sans doute de toujours, sont futiles et changeantes, fuyantes.
Partout, je me heurte à un égoïsme sans nom. C’est l’indifférence, l’absence du
sentiment d’urgence, c’est la grossièreté de certains « amis », c’est l’incapacité
d’une jeune fille à offrir un simple sourire…
Peut-être en demandé-je trop à cette vie, à ce temps... L’actualité est
tellement grotesque qu’elle ne mérite pas même d’être commentée. Et tout ça, de
l’actualité aux détails les plus sordides de l’existence, relève toujours de la
même absence d’émotion et d’intelligence. Décidément, je ne dois pas être
normal. Je suis un raté.
Quand je vois la pente savonneuse où glisse l’humanité (en vérité, elle
n’y glisse pas, elle se noie déjà au fond de la mare), je me dis qu’être un raté
était le minimum que je pusse faire. Chez la plupart des gens que je fréquente,
que d’inculture, de bêtise. C’est effrayant. Et au moins, à une jeune fille, on
pourrait demander une petite réponse, une jolie phrase, un sourire. Mais non,
même cela est trop, visiblement, la plupart du temps.
Il reste la lecture, la musique, la poésie. Plaisirs raffinés et souvent
graves de lettré. Pour les ratés ignoblement accomplis du royaume des ombres
où se reproduisent des animalcules pré-humains, nous sommes, cher Jean-Pierre
Fleury, je le crains, des « martiens ». Nous sommes peut-être même des erreurs
de la nature « humaine » que la propagande, la science, le clonage humain, les
manipulations génétiques empêcheront de se reproduire, dans l’avenir. Nous
flottons, nous surnageons tant bien que mal, sur l’océan ignoble des temps
présents, sur nos petites bouées. Puis, les petites bouées, un jour, disparaîtront de
la mer étale. Cela passera peut-être inaperçu. Peu importe.
J’admire beaucoup la sérénité avec laquelle ma mère et mon chien sont
morts. Je me souviens des quelques phrases de ma mère, pendant ses tout
derniers jours : « Quand il y a trop d’hommes sur la terre, les Dieux envoient
guerres et épidémies. C’est dans Hésiode ». « Les gens ont l’air normaux,
parfois, au début. Au bout de cinq minutes, on s’aperçoit toujours qu’il y a
quelque chose qui cloche ». « On a fait ce que qu’on a pu. Ce n’était pas grand
chose, mais on a fait ce qu’on a pu ». « Tu penseras à ta maman, n’est-ce pas,
quand je serai morte ? Oui ? Alors, je suis contente ».
Ces quelques réflexions résument l’état de délabrement du monde et toute
l’impuissance de ceux, bien rares, qui voudraient élever l’homme, la pensée, la
culture. Partager au milieu du grouillement de la misère sociale et intellectuelle
dans laquelle s’enfonce, comme en des sables mouvants toujours renouvelés, la
masse humaine. Sa petitesse d’élan et d’âme, à cette dernière. Le nombre qui
rapetisse l’esprit. La fausse démocratie qui avilit, qui ridiculise, qui amoindrit
les meilleurs et les plus sages eux-mêmes. Et finalement l’anormalité des gens
dits normaux. Leur puérilité de gens « accomplis et réussis ». Leur acceptation
ridicule de l’inutile et de l’absurde inorganisation des hommes. L’absence sans
retenue et sans calcul de toute fraternité réelle. Et nos petits cris de souris
noyées, à nous, les réprouvés, les vrais ratés. Et pour finir, l’amour profond sans
espérance. Le désespoir, plus noir que le bois d’ébène le plus soutenu, au temps
des négriers les plus sordidement modernes et cyniquement barbares.
Car, la médiocrité ambiante, filandreuse et encore et toujours flambant
neuve, a des relents d’éternels « reviens-y, que l’on t’assassine à nouveau ».

§
Les grands ratés finissent souvent par se suicider. Ou bien la vie ne leur
prête même pas le temps d’accomplir ce geste libérateur. J’ai toujours été
stupéfait par une religion chrétienne, dite « d’amour », qui condamne à l’Enfer
les enfants morts avant le baptême et les suicidés. L’acte du suicide inspire, chez
les chrétiens comme chez tous ceux qui croient que la vie humaine serait, en soi,
un absolu, que les suicidés sont des fous, des malades mentaux, des imbéciles
incapables de se rendre compte que « la vie est belle ». Des ratés, quoi.
C’est amusant. Pour une fois qu’il a vraiment réussi quelque chose,
maintenant qu’il a réussi sa mort – l’œuvre, chez les vrais suicidaires, de toute
une vie – et pour une fois donc qu’il mériterait qu’on salue définitivement son
succès, le grand raté se voit condamné pour longtemps à conserver sa réputation
de raté. Eschyle (Agamemnon, 884-885) le savait déjà : « C’est dans la nature
des mortels de piétiner, encore davantage, celui qui choit à terre ».

Je ne connaissais pas, jusqu’ici, Emile Boissier. Je n’aurai pas non plus la


moindre prétention de le connaître, tant que je ne l’aurai pas lu – et, donc, tant
que Jean-Pierre Fleury ne l’aura pas fait renaître. Mais le très peu que je sais de
Boissier, les rares poèmes de lui que j’ai consultés, maints détails du sort qu’il
eut ou qu’il se choisit, bien des points enfin de son destin posthume - entre oubli
et fausses commémorations - me font entrevoir, en lui, un grand raté.
Heureux Boissier, je l’ai dit, de rencontrer ce scribe passionné qu’est
Jean-Pierre Fleury. Le plus douloureux est sans doute de songer que les temps
contemporains sont incapables de comprendre tant Boissier que Fleury, puisque
ce sont des temps impuissants à appréhender quoi que ce soit de profondément
et sincèrement beau, grand, vrai. Pour cette raison, je dis que le travail de Fleury
est capital, qu’il est émouvant, qu’il est passionnant, qu’il est indispensable afin
que Boissier trouve encore dans l’avenir ne fût-ce qu’un lecteur ou qu’une
lectrice véritables – mais qu’il sera probablement, hélas, parfaitement inutile.
Est-ce que le XXIe siècle a encore besoin de poésie ? C’est raté, cher Jean-
Pierre Fleury. Et donc parfaitement réussi.

Voilà : en ces temps de messianique « réussite » dont les pourtant si


lamentables résultats ne semblent être visibles ni aux masses, ni à nos princes –
on n’a pas encore retiré aux grands ratés le droit d’aimer la poésie. Et, en un
mot, le droit à la fraternité réelle, concrète et profonde, à travers les siècles, entre
tous ces « ratés » magnifiques – entre pairs.

Olivier Mathieu
A Pontoise, juin 2008.
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André Viatour est l’auteur de trois romans: Amparo (Paris ; A l'Enseigne du Plomb qui fond, 1948),
Voyage dans l'impasse (Paris, 1950), L’Étudiant d'Oslo (Paris, R. Julliard, 1953). Elevé par sa mère,
alcoolique chronique, d’abord proche du parti communiste, il connaît une jeunesse brillante à
Bruxelles, et se vante même que son talent ait été reconnu par Simenon. Mais ensuite, pyromane, il
allume un incendie dans le cinéma bruxellois « l’Agora » (sept morts), ce qui le mènera à l’asile
psychiatrique. En 1983, à la fin de sa vie, il rencontre Olivier Mathieu à Bruxelles. A cette époque,
André Viatour habite dans l’appartement où, après la mort de sa mère, il est resté seul avec le fantôme
de celle-ci. Il sombre définitivement dans l’alcool, la mythomanie, les tentations suicidaires et
l’impuissance sexuelle, tandis qu’il est abandonné par tous ses anciens amis communistes de jeunesse
et que c’est Olivier Mathieu qui lui apporte, tous les jours, pendant des mois, de quoi manger. Entre le
vieux romancier communiste André Viatour, d’une part, et Olivier Mathieu d’autre part, naît donc une
amitié littéraire qui les conduira souvent, jusqu’à l’aube, à maintes nuits d’ivrognerie dans les cafés
enfumés de la capitale belge. Conversations sur le suicide, sur Céline, sur Montherlant, disputes et
réconciliations construiront leur quotidien. Ils échangeront aussi une correspondance nourrie (dont
Olivier Mathieu publiera de larges extraits dans ses recueils de textes parus entre 1983 et 1985). Leur
toute dernière rencontre aura lieu en 1986. André Viatour se suicide, en 1987, par barbituriques, dans le
petit appartement du quartier de Schaerbeek. Il travaillait alors à un roman Les Ceintures, dont des
extraits auraient été publiés, dit-on, après sa mort.
2
Lucain, en latin Marcus Annaeus Lucanus, né le 3 novembre 39 à Cordoue, mort le 30 avril 65, était
le petit-fils de Sénèque le rhéteur - auteur d’ouvrages sur les guerres civiles - et le neveu de Sénèque le
philosophe, qui avait composé un florilège de pièces oratoires. Une seule œuvre de Lucain nous est
parvenue ; il s’agit de La Pharsale, une épopée sur la guerre civile ayant opposé, au Ier siècle avant J-
C, les partisans de César à ceux de Pompée.
3
Francis Scott Fitgerald, né en 1894, parcourt l’Europe après la Première Guerre mondiale et
fréquente, en compagnie de sa femme (folle) Zelda, aussi bien Ezra Pound et Dos Passos qu’Ernest
Hemingway. Dès les années 30, sa santé se fit de plus en plus mauvaise, et il plongea dans la misère,
tandis que sa réputation d’écrivain décroissait. Sa femme Zelda fut de plus en plus fréquemment
hospitalisée en psychiatrie. Il fut lui-même atteint, vers 1936, par une gravissime dépression nerveuse.
Il mourut en 1940, après avoir en outre été ignoblement trahi par son ex-ami Hemingway. Francis Scott
Fitzgerald fut l’écrivain de l’Age du Jazz, du petting (caresses, pelotage) et des flappers (jeunes filles
et jeunes femmes délurées des années folles, telles que le cinéma muet nous en en a montré plus d’un
type). Il a écrit, avec Ezra Pound, les pages en vérité les plus parfaites de la littérature américaine.
Exceptionnel est, notamment, son « Cycle de Basil Duke Lee » (publié en France dans La fêlure), qui
met en scène – autobiographiquement – Basil Duke Lee et le personnage féminin de Minnie Bibble. En
un mot, Fitzgerald est le symbole même de la « génération perdue » des artistes américains, aux idées
desquels en revanche Hemingway ne donna jamais son adhésion.
4
Villon disparut en 1463, après que sa condamnation à être pendu eut été commuée en un
bannissement de la cité parisienne. Divers « témoignages », en vérité des légendes, ont circulé dès le
début de la Renaissance française sur la suite de sa vie, mais on n’a jamais rien su de sa fin et de sa
mort, que l’on peut en toute logique situer avant 1489, année de la première édition connue d’une part
substantielle de son oeuvre (Le grant testament Villon et le petit, Son Codicille, Le Jargon et ses
Balades,
Paris, impr. de P. Levet). Rappelons que Villon était né vers 1431. En 1489, il aurait eu 58 ans, âge
plus que vénérable en ces temps. La première édition connue des Repues franches de maître François
Villon et ses compagnons, qui relatent en vers ses exploits supposés, date de 1495 environ et ne peut
nous renseigner sur la date de la mort de notre poète. Mais elle nous dit qu’une légende ou un « culte
poétique » autour de Villon était déjà actif et vif en cette fin du XVème siècle. L’édition Marot des
Oeuvres de Villon date de 1533, soit un siècle environ après la naissance de Villon. Certains attribuent
également à Villon Le Monologue [comique] du Franc Archier de Baignollet, dont une édition
ancienne date de 1532.
5
Thibault d’Aussigny, évêque d’Orléans, plusieurs fois cité dans les textes de l’écrivain, fut le grand
ennemi de François Villon. « Il a composé – nous dit le Grand Dictionnaire Universel de Pierre
Larousse – une Histoire du siège d'Orléans et des faits de Jeanne la Pucelle, qui se trouve à la
bibliothèque Vaticane, n° 770. C’est le même qui fit emprisonner à Meung-sur-Loire le poëte Villon, et
dont celui-ci a dit : ‘... Jacques Thibault, / Qui tant d'eau froide m'a fait boire’ ».

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