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Claude LEFORT

Le temps présent, Écrits 1945-2005

Belin, 1056 p.

En 1995, alors que les sondages le favorisaient, Jacques Delors, ne voyant

pas avec quelle majorité gouverner, refusa de se porter candidat à l’élection

présidentielle et déclara : « Je ne désire pas le pouvoir. » Claude Lefort éclaira cette

formule dans un article de journal : « La notion d’un désir de pouvoir, si

communément attribué à quiconque aspire à un rôle politique, laisse ignorer le côté

par lequel le pouvoir [en régime démocratique] ne saurait consister en un objet de

désir, car il n’est pas quelque chose de visible, dont on puisse s’emparer, ou qui soit

délimité dans la société, à l’image du palais de l’Élysée. » L’événement donne lieu à

renouveler une réflexion longuement élaborée ailleurs : telle est la ligne de ce gros

recueil de textes où se dessine le trajet du philosophe, depuis les articles écrits à 20

ans dans Les Temps Modernes de Sartre et Merleau-Ponty (qui avait été son

professeur) jusqu’à un texte de 2005 sur « Le droit international ».

Au lieu d’aborder la pensée et l’œuvre de Lefort à travers ses livres majeurs,

tels sa thèse sur Machiavel ou son essai sur Soljenitsyne (Un homme en trop), voire

certains de ses articles théoriques essentiels comme « Droits de l’homme et

politique » de 1980, on le voit ici développer sa pensée au gré de l’actualité :

événements politiques parfois dramatiques (rupture de Tito avec Staline, résistance

à la domination communiste dans la Pologne et la Hongrie de 1956, insurrection du

13 mai 1958 à Alger, épuration ethnique en Bosnie, grèves de 1995 en France) ou

autres incitations à écrire. Pour qui est attaché comme Lefort à mettre sa pensée « à

l’épreuve » (expression qu’il affectionne) de l’événement, il y a un conflit presque

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quotidien entre le désir de faire œuvre, et celui, en répondant aux demandes

successives, de se limiter à de brèves interventions dispersées. Or, ce recueil le fait

percevoir, Lefort a besoin de temps et d’espace pour développer sa réflexion : même

si sa parole peut être tranchante, s’il a le sens de la formule, sa pensée se coule

volontiers en phrases longues, en exposés qui ouvrent et différencient l’espace d’une

question, d’une situation, d’un texte à interpréter, recherchant la complication (titre de

l’un de ses livres), voire les contradictions qui travaillent une pensée (celle de

Tocqueville, inlassablement consultée) ou un type de régime politique.

« Le temps présent », ce titre qu’il a choisi prend en l’occurrence un sens

particulier. Il s’agit moins de prétendre dire le vrai sur notre époque, vue d’un coup

d’œil circulaire, que de se concentrer à chaque fois sur un moment à vivre au

présent, face à l’indéchiffrable avenir.

La réflexion sur le totalitarisme

« Le totalitarisme est le phénomène le plus important de notre temps »,

déclarait Lefort en 1978 : c’est affirmer que le totalitarisme requiert de nous

interprétation, remise en cause des certitudes, et qu’il risque – c’est particulièrement

vrai de l’entreprise stalinienne – de susciter le désir de ne pas penser et même de ne

pas savoir. Le livre s’ouvre sur un texte de 1945 contestant l’analyse classiquement

marxiste du fascisme comme « instrument du grand capital » ; à l’autre bout, un texte

prononcé en 2000 à Berlin sur « Le refus de penser le totalitarisme ». Brièvement

trotskiste, puis co-fondateur du groupe dissident « Socialisme ou Barbarie », Lefort

est passé d’une « critique de la bureaucratie » à une critique et à une analyse du

totalitarisme. Dégagé de l’emprise du marxisme (pour s’intéresser plus tard de très

près aux textes de Marx), très tôt attentif aux témoignages sur la réalité soviétique, il

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rompt pour finir avec l’idée d’un renversement absolu de l’ordre établi (il l’explique ici

dans un long entretien de 1975), et en vient à concevoir le monde totalitaire et

pourrait-on dire le désir totalitaire comme « une dénégation de l’antagonisme

social », qu’il préfère – instruit par sa lecture de Machiavel – appeler « la division

sociale ». Sa conception du totalitarisme comme « fantasme » du Peuple-Un le rend

capable de comprendre, à la lumière des insurrections dans les pays soumis au

communisme, que « les régimes dénommés communistes sont mortels », que la

croyance en l’invincibilité du système soviétique était le pendant de la fascination

qu’il voulait inspirer, enfin de reconnaître la profondeur de l’ébranlement déclenché

par Gorbatchev en 1989.

Au cours de ces années où le philosophe souligne « l’incorporation » dont

rêve le monde totalitaire, la société étant comme absorbée dans le corps de

« l’Égocrate » après l’avoir été dans le corps du Parti, s’impose parallèlement à lui la

nécessité d’interroger la démocratie comme le type de régime et de société où le

pouvoir n’est pas incarné dans un corps.

La démocratie comme énigme

Cette interrogation sur la démocratie, sans équivalent à notre époque, et qui

rejoint celles d’Aristote, de Machiavel, de Tocqueville, vient non d’un libéral, mais

d’un penseur formé à l’extrême-gauche et à l’ombre du marxisme qui, chez Marx lui-

même, ne voyait dans la démocratie qu’un masque destiné à recouvrir la réalité des

luttes de classes, et dans la politique qu’un théâtre d’ombres. La réflexion de Lefort a

commencé à se former et formuler au cours des années 60. Il décrit la démocratie

moderne comme un type de société où le lieu du pouvoir est un « lieu vide », d’où

des conséquences portant non seulement sur la forme du pouvoir et les procédures

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qui l’attribuent, mais sur la séparation entre pouvoir et savoir, entre pouvoir et

autorité religieuse, entre les différents champs du savoir et domaines d’activité, un

type de société qui « rend légitime le débat sur ce qui est légitime et ce qui ne l’est

pas. »

La démocratie, Lefort l’a plus d’une fois définie par la « désincorporation du

pouvoir », et par la « désintrication du savoir, de la loi et du pouvoir ». En 1986, il

amplifie sa pensée en reconnaissant ce que toute société a d’énigmatique, car elle

n’est pas un objet qui se donnerait simplement au regard (par exemple celui du

sociologue). On ne saurait dire, affirme-t-il, « que les hommes sont à l’origine de la

loi, pas plus que de la pensée ou du langage…Ils sont plutôt constitués par cette

ouverture au monde que font la loi, la pensée ou le langage… Toute société est prise

dans une ouverture qu’elle ne fait pas. » Ces phrases n’enseignent pas ; elles visent

à ouvrir la pensée des lecteurs, les incitant à regarder le monde où ils vivent sans le

simplifier. De fait, la littérature n’a cessé de solliciter l’attention de ce singulier

philosophe: il examine en elle (chez Chateaubriand, Stendhal et Nietzsche, Faulkner

ou Dos Passos) l’invention de forces et de formes, les variations du sens historique

et du rapport au présent et au passé, ce qui s’ouvre en elle d’« indéterminé », qui

vise à travers nous un lecteur futur. Il n’est pas indifférent que ce volume, dont la

subtile et précise introduction est due au poète et essayiste Claude Mouchard, se

close sur une étude, par Lefort, d’un essai historique de Mouchard sur la littérature

française de la fin du XIXème siècle. L’espace « entre les œuvres » que Lefort y

reconnaît, c’est justement cet espace difficile à circonscrire, auquel il est lui-même

sensible dans l’existence démocratique.

Ce recueil ne s’adresse pas aux spécialistes. Les textes qu’il contient, loin de

se construire à partir d’un vocabulaire spécialisé ou technique abstrait, visent à

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soumettre la réflexion à un mouvement de reprise souvent exigeant, qui veut, en

réinterrogeant les pensées des grands prédécesseurs, défaire les représentations

trompeuses sans cependant s’imaginer en finir une fois pour toutes avec les illusions

et les charmes dont se parent le pouvoir ou la tentation de le servir. L’une des clés

du livre, et de la vertu propre de son auteur, se trouve peut-être dans la magnifique

analyse, dans une conférence donnée en 1996 à Varsovie, de la force du « refus de

servir », qui met en échec le prétendu réalisme et défie les représentations de

l’impossible. C’est le désir de liberté qui permet d’y voir clair.

Pierre PACHET

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