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Merci Maître…, merci d’avoir accepté cet entretien à bâton rompu. Esquissons, si vous le
voulez bien, à traits épars diversement colorés et nuancés par vos biographes, certaines
étapes de votre parcours terrestre, en ce siècle qui fut pour toute l’Europe celui des «
Lumières ».
Arts, Architecture, Sciences, Littérature, Philosophie, Magie, surtout
noire, Sorcellerie sont en pleine effervescence. On se passionne bien
entendu pour les astres !
Quatre villes, Bordeaux Lyon, Paris et Strasbourg marqueront votre
parcours ! « Contre Paris, centre encyclopédiste, Lyon ! » Lyon devint la
capitale des activités ésotériques, un foyer mystique, certainement le plus
actif de toute L’Europe. Vous vous y rendez à l’invitation de Jean-Jacques
Du Roy d’Hauterive membre éminent de l’Ordre des Elus Coens, vous
faîtes la connaissance de Jean Baptiste Willermoz, un érudit, d’un
caractère peu facile, taciturne et compassé, certainement un des plus
intéressants personnages de l’ésotérisme du siècle des Lumières que l’on
consultait comme un oracle. Ils vous chargent d’enseigner aux élus Coens.
Willermoz était en correspondance suivie avec les plus éclatantes autorités
maçonniques de l’Occident. Votre lien avec cet initié passe par votre
Maître Martinés de Pasqually que Willermoz avait rencontré en 1768 et qui
fut totalement conquis par son enseignement. Il vous offre gîte et couvert,
très spartiates. Vos relations, seront parfois… « nuageuses », voir «
orageuses » !
Vous serez tenu en curiosité un temps par les révélations d’un
mystérieux « Agent Inconnu » qui fait remettre à Willermoz des cahiers
qui prétendent transmettre la « doctrine de vérité », la doctrine de Jésus
Christ. L’Agent secret se révèlera n’être autre que Madame de Vallière,
c'est-à-dire Marie-Louise Catherine de Monspey, chanoinesse de Miremont
! C’est à Lyon que vous écrivez votre premier ouvrage en 1775, sur un
coin de table de cuisine : « Des erreurs et de la vérité, ou les Hommes
rappelés aux principes de la science. »
Dans les salons de cette époque, qu’ils soient parisiens, lyonnais, ou
d’ailleurs, on réorganise la Société. Vous aimez bien ces lieux parfois
futiles et froufroutant parce qu’on y brille, ne vous en défendez pas,
quand on est jeune et bien de sa personne on aime à se faire valoir, on a
un auditoire attentif ; en vous écoutant, femmes jeunes et moins jeunes
tout en décolleté frissonnent de désir! Quel ravissement éprouve ces
belles dames à philosopher, elles interpellent penseurs, philosophes, elles
les ont tous lus ! ! Diderot leur a expliqué: « Le philosophe, c’est celui
dont la profession est de cultiver sa raison pour ajouter à celle des autres
».
C’est dans ces lieux privilégiés où les petits gâteaux sont si savoureux
qu’on rencontre des êtres exquis autant que perfides ! N’êtes-vous pas de
cet avis ?! Les salons les plus aristocratiques n’ont de cesse de vous
accaparer ! Je vous rappellerais au hasard les noms de quelques unes de
vos admiratrices, de vos conquêtes et protectrices : les marquises de
Lusignan, de Coislin, de Chabanais, la Comtesse de Clermont-Tonnerre, la
duchesse de Bourbon qui instruite par Bacon de la Chevalerie s’intégrera à
la maçonnerie en 1770.
Parenthèses, vous lui devrez beaucoup ! Vous composez à son attention
« Ecce Homo », afin de la détourner d’une attention un peu trop marquée
jugez-vous pour les Sciences occultes, le merveilleux. Vous ferez chez elle
d’assez étranges et intéressantes rencontres ! Elle accueille dans son
château de Petit-Bourg pèle mêle tout ce que Paris compte de mages, de
prophètes, de voyantes en renom, de magnétiseurs, de somnambules, à
tout ce monde se mêlent de nombreux indics bien entendu ! Malgré ses
opinions très libérales la citoyenne sera emprisonnée sous la Terreur et
bannie de France, exilée en Espagne, d’où elle ne reviendra qu’en 1796,
ce que vous avouerez fut un moindre mal ! Aristocrate, garder sa tête
pouvait relever du miracle. Vous rencontrez chez « la Bourbon », la
prophétesse Suzette ou Suzanne (selon), Courselle de Labrousse qui
voyait, tout comme vous, dans la Révolution, la venue d’un Age d’or. Elle
avait prédit cette Révolution 10 ans avant qu’elle n’éclate. Son disciple
l’évêque constitutionnel Pierre Pontard parlait lui d’un événement
messianique, d’une « Révolution rêvée ! » Vous vous liez également avec
Gombault, ami de tous les illuminés que comptait la capitale, il était
membre des « Illuminés d’Avignon.
N’auriez-vous eu dans les salons que des admiratrices ? Non ! Je citerai
un admirateur inconditionnel… tenez, le Maréchal duc de Richelieu, il ne
tarissait pas d’éloges sur vous auprès de Voltaire dont vous heurtiez les
idées de front ! ! Le Maréchal Duc voulut même organiser une rencontre
de réconciliation qui tourna court du fait du décès de l’irascible vieillard.
C’est à cette époque, 1776, que vous vous éprenez… par nécessité
dirons des mauvaises langues, de la marquise de La Croix. Personnage
étonnant, elle exorcisait, guérissait, voyante, elle entretenait de
singulières et régulières relations avec les « esprits », elle bénéficiait de
leur part d’apparitions sensibles, elle conversait avec eux. Convenez-en, la
marquise avait tout pour vous fasciner ! Vous êtes en difficultés
pécuniaires, et bien… elle vous accueille elle vous entretient tout
bonnement, vous vous installez chez elle rue du Pot-de-fer à Paris ! Des
rumeurs circulent disant qu’elle vous maltraite… Vous vous brouillez, c’est
un fait… suite à « un conflit doctrinal… » vous la quittez, disons qu’une
substantielle rentrée d’argent vous y aide !! Je vois, vous ne tenez pas à
ce qu’on s’appesantisse sur le sujet.
Votre cœur était pour les affections tendres il ne l’était point pour le
mariage. Vous devez vous souvenir de ces années troublées par une grave
crise agricole, … 1776, 1778. Vous voilà à Toulouse, vous y engagez par
deux fois votre cœur au point d’envisager mariage ! Pour expliquer les
ruptures vous argumentez que « l’homme qui reste libre n’a à résoudre
que le problème de sa propre personne ; celui qui se marie a un double
problème à résoudre. » Et vous avez cette conclusion, somme toute facile
et dont ces jeunes personnes dépitées devront se contenter : « Je sens au
fond de mon être une voix qui me dit que je suis d’un pays où il n’y a
point de femme », moi Maître j’entends des voix féminines qui s’écrient :
« Que voilà bien les hommes ! » Des unions passagères semblent vous
avoir suffi ! Vais-je trop loin en disant cela ? « Dans « Portrait historique »
vous avouez, vous formulez ce jugement sur cette société très sensuelle
où vous évoluez: « J’abhorre l’esprit du monde, et cependant j’aime le
monde et la société. » Vous avez tout eu pour réussir dans ces salons
mondains, un esprit fin et délicat, une conversation vive, pénétrante,
pleine de saillies, des manières naturellement élégantes, tout cela vous
ouvre bien des portes ! Votre regard d’une grande douceur « doublé d’une
âme » murmurent ces dames, trouble, fait tressaillir les cœurs de cette
belle aristocratie qui papillonne et soupire en vous contemplant! Leur
compagnie « pressante » ne vous laisse pas indifférent ! Votre foi et votre
… naïveté… naïveté de vos sentiments, enchantent; vous enseignez, les
dames se pressent autour de vous ! Dans votre âge mûr quand vous
aurez acquis sur la nature de la femme des lumières moins frivoles, plus
profondes, vous les honorerez d’une autre manière… et vous n’hésiterez
pas à écrire à une de vos inconditionnelles : « La femme m’a paru être
meilleure que l’homme ; mais l’homme m’a paru plus vrai que la femme.
» « L’homme est l’esprit de la femme et la femme est l’âme de l’homme. »
Charmantes pirouettes Maître ! Un poète du XX s, Aragon a dit
simplement que la femme était l’avenir de l’homme ! A qui adressiez-vous
ces lignes, à la « citoyenne » B ? ... mais laquelle ?! C’est un clin d’œil ! …
Vous êtes musicien, c’est une facette de votre personnage qui est peu
connue ! Vous avez appris parallèlement à vos études à Pont-Levoy à
jouer du violon avec un professeur, un nommé Quentin, il fera de vous un
honnête amateur, vous charmerez là encore ! Vous êtes « le seul
théosophe du XVIIIè siècle qui s’appliqua à des questions musicales ».
Pour vous « la musique se prête à merveille pour peindre l’état du monde
depuis son principe d’harmonie originel jusqu’à son état actuel de
désordre et de dissonance », n’est-elle pas dîtes vous encore : « la langue
première et universelle dont l’homme a perdu l’usage » C’est curieux que
vous ne fassiez à aucun moment référence à Jean Philippe Rameau que
vous ne pouviez ignorer… Rappelez-vous, sa querelle avec Rousseau,
voyons ! La Musique possède pour vous « cette vertu essentielle de permettre à
l’homme de briser les barrières temporelles qui l’environnent, pour que les vertus d’en
haut puissent le pénétrer ».Votre violon a été retrouvé dans un petit appartement que
vous occupiez rue Saint Florentin à Paris.
Dans cette ville qui vous a accueilli si bien malgré vos réticences, il y a
des langues qui vous taxeront de « théosophe de salon ! » Il n’empêche
que votre nom est sur toutes les lèvres ne leur en déplaise !
la Réintégration. Ca
n’est qu’à la date présumée, j’insiste sur ce « présumé », du décès de Martinés de
Pasqualy, que vous exprimerez très ouvertement votre rejet de sa théurgie. A Lyon en
1784 la rencontre l’homme qui soulève l’engouement ne sera pas sans vous rappeler
dans les « pratiques » votre « premier Maître » ! Il s’agit de Cagliostro !!
Décidé d’avoir vos coudées franches, vous quittez l’uniforme en 1771, pour vous
consacrer à ce que vous appelez la « Cause » que vous avez épousée, à son
enseignement. Vous faîtes un crochet par la Touraine natale, puis vous allez à Paris!
Vous parcourrez une grande partie de la France et de l’Europe en compagnie princière.
Vous rencontrez des philosophes, des mystiques. En Angleterre, vous êtes reçu par Best,
vieillard mystique qui souleva pour vous dit-on les voiles de l’avenir. Vous vous liez avec
William Law, traducteur anglais des œuvres de Jacob Boehm, on dira que vos œuvres
sont en harmonie, se calquent. Vous y rencontrerez aussi une femme tout à fait
remarquable: Jane Lead, curieuse des « précieux mystères » qui hantent votre esprit.
En Angleterre vous rencontrez en fait surtout des aristocrates gagnés aux sciences
secrètes, à l’ésotérisme, qui se sont installés en Angleterre. C’est au retour de ces
voyages que vous vous séparerez définitivement de la maçonnerie, et que vous
marquerez le désir que votre passage y soit jusqu’à effacé, « votre cœur et votre esprit
n’y ont vraiment jamais été présents! » avouez-vous. Un moment de curiosité, un espoir
par trop déçu ? Votre père tombe malade, une soudaine paralysie et vous rentrez au plus
vite en France le 20 juillet 1787. Il se rétablit, vous reprenez vos voyages : l’Italie via
Lyon, où vous ne vous attardez pas! Par contre vous vous « attardez » à Chambéry où
vous êtes chaleureusement accueilli par Joseph de Maistre ; enfin Rome !
Vous avez 48 ans quand vous posez vos malles dans la capitale Alsacienne et là vous y
rencontrez une personne dont vous allez vous éprendre, elle est séparée d’un mari
volage, tout est donc pour le mieux ! Vous souriez ! Vous ne pouvez qu’en convenir !
C’est madame Charlotte de Böecklin, née de Roeder elle a votre âge, c’est une grand-
mère encore douée d’une grande grâce extérieure et d’une très grande spiritualité. Vous
allez bientôt avoir une tendresse passionnée pour cette « chérissime » Charlotte.
Tendresse qui finira par être… payée de retour si vous me permettez l’expression, vous
allez vous installer chez elle. Vous écrivez : « J’ai dans le monde une amie comme il n’y
en a point ; je ne connais qu’elle avec qui mon âme puisse s’épancher tout à son aise. »
Mais au-delà de cette passion…, elle fait office de messager céleste en vous faisant
connaître les écrits du cordonnier mystique : Jacob Boehm. Enthousiasmé vous allez
entreprendre la traduction de ses ouvrages, et pour cela vous apprenez l’allemand. Ce
théosophe, vous le dîtes, sera pour vous « un abîme de connaissances et de profondes
vérités ». Vous ne manquerez pas de professeurs pour apprendre sa langue ! Vous en
arriverez à traduire l’« Aurore naissante. » A cette époque vous incliniez vers
Swedenborg cet extraordinaire savant visionnaire suédois qui a défié les chroniques,
vous avez été initié à sa doctrine par son neveu le chevalier de Silferhielm qui fréquentait
avec d’autres érudits de qualité le salon de madame de Boecklin. On dira même que
votre « Nouvel Homme » a plus subi l’influence du Suédois que celle du cordonnier de
Görlitz. Vous vivez à Strasbourg 3 années de bonheur, les femmes vous entourent,
encore elles, toujours elles ! ! Votre charme les subjugue toujours, vous vous souvenez
sûrement de la baronne d’Oberkirsch ?
Par deux fois la Providence vous aura sauvé la vie durant la période révolutionnaire !
La première fois : Saint Juste sévit à Strasbourg, la guillotine y fonctionne, « Les têtes
tombent comme les ardoises un soir d’orage », mais vous échappez aux diligents
commissaires du peuple, votre père malade se croyant à l’article de la mort réclame
votre retour auprès de lui, vous lui « obéissez ». Cette obéissance vous épargnera le
couperet ! Ce départ vous ulcère, vous écrivez : « Il fallut quitter mon paradis pour aller
soigner mon père. La bagarre de la fuite du roi me fit retourner de Lunéville à
Strasbourg, où je passai encore quinze jours avec mon amie ; mais il fallut en venir à la
séparation. Je me recommandais au magnifique Dieu de ma vie pour être dispensé de
boire cette coupe; mais je lus clairement que, quoique ce sacrifice fut horrible, il fallait le
faire, et je le fis en versant un torrent de larmes. » (?!) Vos frères ou sœurs sont-ils
décédés pour que votre père fasse ainsi appel à vous ? En 1797 vous retournerez à
Strasbourg, mais peu de détails sur ces retrouvailles… et en fait eurent-elles bien lieu ?
Disons qu’Amboise c’est pour vous l’Enfer, votre père a toujours été fermé aux idées
que vous nourrissiez et avec l’âge cela ne s’est guère amélioré ! « Tout ce qui tenait à
l’esprit lui était antipathique », écrivez-vous. Vous lui consentez en fils soumis de rester
auprès de lui jusqu’à sa mort. Votre cœur, toutes vos pensées sont avec Charlotte, vous
puisez votre force dans les lettres qu’elle vous envoie, « Que chacun reste dans la
vocation où Dieu l’a appelé » vous écrit-elle. Vous êtes amenés à autocensurer vos
correspondances, on traque les ennemis de la Révolution ! Ses lettres ne vous
empêchent pas d’éprouver des moments de désespoir, de ressentir les « secousses du
néant.» Une année horrible passe ainsi. Ni les peines de la solitude ni les douleurs d’une
si cruelle séparation ne peuvent expliquer chez un homme comme vous tant de sombres
images et de si singuliers ressentis… Dans « Portrait historique » Matter écrit : « J’ai cru
remarquer qu’il existait sur lui un décret de la Providence qui lui permettait d’approcher
du but sans pouvoir le toucher ; mais que dans l’année 1792, précisément celle où il a
tant souffert, il a connu, par une révélation expresse, cet acte de la volonté divine, sans
lequel il aurait percé plus loin qu’il ne convient à une créature humaine, et aurait dévoilé
à la terre des mystères destinés à lui rester cachés encore longtemps. » Voilà Maître,
pardonnez-moi d’avoir ravivé ces souvenirs. Pour la seconde fois de votre vie vous
succombez à la tentation du désespoir. Votre vie vous apparaît alors si sombre que les
générations vous entourant vous semblent comme des corps sans âme, des cadavres, et
des cadavres, Dieu sait, il y en a eu ! Vous vous comparez en continuant à vous
consacrer à votre œuvre malgré tout, à une sorte de musicien qui avec son archer
jouerait des valses et contredanses pour un bal de cimetière ! Une lueur pourtant ! Vous
êtes mis en relation épistolaire sur recommandation de madame de Boecklin avec
monsieur de Kirchberger, baron Liebisdorf qui appartient justement à l’école de Jacob
Boehm… C’est un notable bernois d’une grande intelligence et d’une grande culture. Il
vous intéresse, vous passionne, voir vous amuse malgré vos sombres pensées en vous
montrant comment les idées peuvent devenir des personnages fabuleux, comment la
légende se substitue à la métaphysique. Vous échangez vos portraits. Cette amitié ne
sera pas sans brouilles passagères, sur des sujets touchant à la Vierge Marie, et à la
divine et sainte Sophia.
Votre propension naturelle à une tristesse permanente a fait dire à Matter: “ Né du
monde, et l’aimant, il était toujours spirituel et gai quand il convenait de l’être;
d’ordinaire théosophe grave, humble avec l’air d’un inspiré.” Cela vous fait sourire. Vous
avez toujours été adulé, apprécié, vous le savez ! Vos « Pièces philosophiques » en 1771
ont déterminé votre stature dans tous les milieux, ésotériques, et occultistes. Dans les
salons où l’on débattait, vous étiez une référence incontournable! Toute cette
effervescence mondaine autour de votre personne n’affectera en rien votre détermination
spirituelle !
La tourmente passée, on va se disputer à nouveau votre personne dans les plus
élégants salons, ceux-ci n’ont plus droit de cité à Paris, ils ont émigré en Province, mais
qu’importe ! La noblesse libérée des geôles par décret, de retour d’exil au fil du temps s’y
presse. Autour de votre personne se constituera un groupe informel qui prendra le nom
de « Cercle Intime », de « Société des Intimes »
La main de l’homme retarde la marche de la Providence, la Révolution s’est figée.
Votre regard se tournera alors vers « l’étonnant Bonaparte », il fait surgir en vous un
nouvel espoir. Après la bataille de Marengo vous allez le regarder comme un instrument
temporel des plans de la Providence, vous lui attribuez à lui aussi une « mission divine !
»
Vous résumez dans votre autoportrait les 4 influences mystiques qui vous ont le plus
fortement imprégnées : “c’est à l’ouvrage d’Abbadie intitulé “L’Art de se connaître”
que je dois mon détachement des choses de ce monde. C’est à Burlamaqui que je dois
mon goût pour les choses naturelles de la raison et de justice de l’homme, c’est à
Martinés de Pasqualis que je dois mon entrée dans les vérités supérieures. C’est à Jacob
Böhme que je dois les pas les plus importants que j’aie fait dans ces vérités »… « J
éprouvai pour eux une sensation vive et universelle dans tout mon être que j’ai regardé
depuis comme l’introduction à toutes les initiations qui m’attendaient ». Ce « Portrait de
Saint Martin fait par lui-même » fait partie de vos œuvres posthumes…Votre sœur
devenue la marquise d’Estenduère chargera vos amis Prunelle de Lière et Gilbert de la
publication de ces manuscrits.
Sur la fin de votre existence terrestre vous vous « retirez» de ce monde en affirmant
qu’il vous est étranger, il ne vous appartient ni par votre âge ni par votre langue, ni par
vos idées. J’ai le sentiment, voyez-vous que vous ne vouliez pas toucher du doigt un
drame, une douleur intime qui dépassaient l’abstrait d’une belle théorie! Vous avez pris
ouvertement fait et cause pour un séisme, que vous pensiez être d’origine divine, qui
devait renverser « un ordre social qui ne serait pas rétabli et disparaîtrait bientôt des
lieux où il existait encore ». C’était une ère nouvelle pour l’homme…« La Révolution a
lavé l’esprit humain de sa ténébreuse apathie, et a remis la liberté, comme les autres
potentialités humaines en activité. » Encore : « La Providence saura bien faire naître du
cœur de l’homme une religion qui ne sera plus susceptible d’être infectée par le trafic du
prêtre et par l’haleine de l’imposture… Et puis, ceci dit vous vous « retirez » le monde
vous devient étranger! Cette façon d’avoir un jugement sur un Ordre social et de
prophétiser son avenir rayonnant est l’expression pour moi de cette naïveté utopique qui
a tant plu et fait sourire dans les salons! … Cette ère nouvelle qui devait mener à
l’apothéose de l’homme, cette ère qui vous a fait tant chaud au cœur a donné naissance
à des crimes tous plus horribles les uns que les autres où je refuse catégoriquement de
voir l’ombre d’une volonté divine ! … Je me suis un peu emporté, j’ai peut-être eu des
propos de Procureur, mais je vois dans vos paroles une diatribe qui est l’expression d’une
sorte de marxisme léniniste avant la lettre ! Oui, je m’emporte, je le reconnais, en point
de départ nous avons un enfant dont les parents sont assassinés devant une populace en
délire !
Si nous parlions des inimitiés que vous eûtes ! Elles ne vous ont guère déstabilisé ! Il y
eût en tout premier lieu celle de monsieur de Voltaire, et sur le tard celle de monsieur de
Chateaubriand, que vous admiriez. La lecture de son « Génie du christianisme » vous fit
une forte impression. Vous n’eûtes de cesse de le rencontrer. C’est grâce au peintre
Neveu que ce souhait pût se concrétiser. Monsieur de Chateaubriand relate votre
entrevue ; « Au cours du dîner monsieur de Saint Martin s’échauffant se mit à parler en
façon d’archange ; plus il parlait, plus son langage devenait ténébreux. » Vous aviez
promis, c’est Neveu qui le rapporte, qu’au cours de ce dîner se manifesteraient des
choses extraordinaires, mais il ne se passa rien. Cette soirée eût lieu le 27 janvier 1803.
Une entrevue sans relief pour l’un comme pour l’autre, une déception ! Plus tard
Chateaubriand dira : « Monsieur de saint martin était un homme d’un grand mérite, d’un
caractère noble et indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient élevées
et d’une nature supérieure. » Il y a une pointe d’ironie !
Dans ses « Causeries du lundi » rétrospectivement si je puis dire, monsieur Sainte-
Beuve vous donne une place honorable, il rapporte de vous une fine peinture où se glisse
une pointe de malice : « monsieur de Saint Martin mérite une étude ou du moins une
première connaissance même de la part des profanes comme nous qui n’aspirent point à
pénétrer dans ce qu’il a d’obscure… C’est une noble nature, une douce et belle âme qui a
de sublimes perspectives dans le vague, des éclairs d’illumination dans le nuage ; qui
excelle à pressentir sans jamais rien préciser, et sait atteindre en ses bons moments à
des aperçus d’élévation et de sagesse ; » Joseph de Maistre, qui fut l’un des fondateurs
du Régime Ecossais Rectifié a rendu hommage à votre caractère et à votre talent
d’agitateur de foule ! C’est ainsi que devant une assemblée admirative de 2000
personnes vous n’avez pas hésité à contrer brillamment l’ancien ministre de la
Convention Garat, alors professeur dans les Ecoles normales. Vous fûtes heureux
d’annoncer à votre ami bernois Kirchberger : « J’ai jeté une pierre dans le front d’un
Goliath ! » Ici transparaît bien l’aspect provocateur, et justicier de votre personnalité.
Vous présentez à l’observateur plusieurs facettes secrètes et contradictoires qui peuvent
échapper à trop d’admiration ! Je plaisante !
Les années vous apportent ce que vous appelez le « spleen de l’homme », vous
spécifiez bien que ce spleen n’est pas celui des anglais. Vous précisez : « celui de nos
voisins d’Outre-manche rend sombre et triste, le vôtre vous rend intérieurement et
extérieurement tout couleur de rose ». Chaque pas que vous faîtes dans la vieillesse est
salué comme un acheminement non pas vers la délivrance mais vers le couronnement
des joies qui vous ont accompagné dans ce monde. J’ai un pincement au cœur en
repensant à tout ce sang versé que vous avez approuvé, fusse au nom de la Providence !
… Est-il nécessaire d’admettre les choses les plus contestables, les plus intolérables en
vue de la seule réalisation d’un plan, d’un ensemble concerté, élaboré dans l’optique d’un
on ne sait quel bonheur qui se perd dans une fuite sans fin ! Comment synthétiser en
quelques mots votre parcours terrestre ? ... Une vie tout entière tournée vers la
jouissance anticipée du ciel, à partir de la doctrine de votre ami, Martinès de Pasqually
contenue dans son « Traité sur la Réintégration des êtres. »
Vous dîtes que nous sommes tous “veufs,” veufs de la Sagesse, de la Sophia et que
notre tâche est de nous remarier! Et que c’est après l’avoir épousée, et d’abord cherchée,
puis courtisée que nous pourrons engendrer le Nouvel Homme en nous.
En 1803 vous eûtes quelques avertissements d’un ennemi physique qui avait emporté
votre père. Vous écrivez : « Ma soixantaine m’a ouvert un nouveau monde. Mes
espérances spirituelles ne vont qu’en s’accroissant. J’avance grâce à Dieu, vers les
grandes jouissances qui me sont annoncées depuis longtemps et qui doivent mettre le
comble aux joies dont mon existence a été constamment accompagnée dans ce monde
». Le 23 octobre vous vous éteignez à Aulnay à La Colinière la maison de campagne de
votre ami le sénateur Lenoir Laroche en recommandant à vos amis de vivre dans l’union
fraternelle et dans la confiance en Dieu. A 23 heures vous les quittiez.
J’entends par delà les gémissements des agonisants de la Terreur... “Il faut imiter le
Christ en faisant le bien, subir le mal, donner à autrui son temps, ses forces, son
intelligence, son amour; vivre dans le monde avec le monde, travailler en pleine pâte
cette humanité dont il est le levain, telle est la tâche de l’homme de Désir. La seule
Initiation, la vraie, est celle par laquelle nous pouvons entrer dans le cœur de Dieu et
faire entrer le cœur de Dieu en nous pour y célébrer, sceller, un mariage indissoluble qui
nous fait l’ami, le frère et l’époux de notre Divin Réparateur. Il n’y a pas d’autres moyens
pour arriver à cette initiation que de nous enfoncer de plus en plus jusque dans les
profondeurs de notre être et de ne pas lâcher prise, que nous ne soyons parvenus à en
sortir la vivante et vivifiante racine.”... Vous avez aussi magnifiquement indiqué ce que
devrait être utopiquement la vraie démarche de tout homme de bonne volonté, de «
Désir »: “Exalter ce qu’il y a de meilleur en l’homme; l’admiration, l’amour, la solidité des
rapports humains, et la présence du grain de sénevé enfoui dans le cœur de chacun,
mais qui doit nous porter jusqu’aux cieux, transfigurer la nature même, et rendre à
l’homme sa splendeur passée.”...
Être un « homme de Désir » !... Vous l’avez été passionnément permettez moi de dire
: sur tous les plans…! Je sais bien qu’André Tanner dans une anthologie de vos oeuvres
dit qu’il faut restituer à ce mot “Désir”, dans notre esprit toute sa pureté, bien entendu,
toute sa portée. “Le désir est le propre de l’homme, le signe de sa misère et de sa
grandeur. De sa misère, quand il porte l’homme à se dégrader, de sa grandeur lorsqu’il
le porte à s’élever spirituellement.” Il nous faut conclure ! Bien des poètes et écrivains
ont subi votre influence, à l’Est, à l’Ouest, au Nord, au Sud ! Je citerais : Honoré de
Balzac, Sainte Beuve, Gérard de Nerval, et d’une manière générale la plupart des
penseurs spiritualistes du XIX s.
Une synthèse… l’expression est peut-être mal choisie ! Votre système, à la manière de
Gavroche : votre « truc » il a eu pour but d’expliquer tout par l’homme, clé de toute
énigme, image de toute vérité. Vous soutenez que pour ne pas se méprendre sur
l’existence et sur l’harmonie de tous les êtres composant l’Univers, il suffit à l’homme de
se bien connaître lui-même, parce que son corps a un rapport nécessaire avec tout ce qui
est visible. C’est dans l’étude de ses facultés physiques dépendantes de l’organisation de
son corps, des ses facultés intellectuelles dont l’exercice est souvent perturbé par les
sens, les objets, ses facultés morales où sa conscience qui suppose en lui une volonté
libre, c’est dans cette étude que l’homme trouvera en lui-même tous les moyens
nécessaires d’y arriver. C’est ce que vous appelez si joliment : « la Révélation naturelle
».
Je vous sens fatigué… aussi vais-je me retirer sur la pointe de vos souvenirs ! Peut-être
m’accorderez-vous un autre entretien plus tard, alors je vous ferai entendre les cris d’un
monde comme le vôtre, s’enivrant au parfum acre des incendies, et de la poudre, tandis
que les crachats rouges de la mitraille siffleront, qu’une folie nourrie à l’utopie broiera
des millions d’hommes. Des chœurs d’enfants estropiés, déguenillés, chanteront un opéra
fabuleux sur un livret d’apocalypse.