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LANKAVATĀRA

SŪTRA
Daisetsu Teitaro Suzuki

s
ÉDITIONS ÎSPARKAND
INTRODUCTION AU
LANKAVATĀRA SŪTRA


Par Daisetsu Teitaro Suzuki.

Ce sūtra, selon la tradition, a été transmis par


Bodhidharma à son plus grand disciple Huike et
contient l'essentiel de la doctrine zen. Depuis, il a
surtout été étudié par les philosophes du Zen.
Mais, comme il est rempli de termes techniques
difficiles et que le style en est quelque peu
rugueux, ce sûtra n'a pas reçu le même succès
populaire que d'autres soutras du Mahāyana tels
que le Pundarika, le Vimalakirti ou le Vajracchedika.
Le personnage principal y est un Bodhisattva du
nom de Mahāmati ; divers sujets de spéculation
philosophique sont abordés sur un fond
profondément religieux. Le point le plus
intéressant pour le lecteur est l'étude de
svapratyatmagati, c'est-à-dire de la réalisation
intérieure de la plus haute vérité. Il n'est peut-être
pas inutile d'expliquer ici quelques-uns des termes
qui reviennent constamment dans le texte :
« naissance et mort » (sanskrit : samsara) se trouve
toujours en contraste avec Nirvāna.
Nirvāna est la plus haute vérité et la norme de
l'existence alors que la naissance et la mort
s'appliquent à un monde de particularités soumis
au karma et à la loi de causalité.
Tant que nous sommes dépendants du Karma, nous passons d'une
naissance à l'autre et souffrons de tous les maux nécessairement
inhérents à ce genre de vie, bien que ce soit une forme
d'immortalité. Ce que les bouddhistes recherchent, c'est autre
chose.
«Mental Cosmique » (cittamatra) est un terme difficile.
Il signifie mental absolu, à distinguer d'un mental empirique
pouvant être l'objet d'une étude psychologique. Commençant par
une majuscule, il s'applique à la réalité ultime sur laquelle s'appuie
l'univers entier des objets individuels pour en tirer sa valeur.
Réaliser cette vérité, tel est l'objectif de la vie bouddhiste.
L'expression « ce que l'on voit du Mental Cosmique », désigne ce
monde visible, y compris ce que l'on appelle communément le
mental. Dans notre expérience ordinaire du monde, nous
considérons celui-ci comme une chose ayant sa « nature propre»,
c'est-à-dire une chose qui existe par elle-même.
Mais une intuition plus profonde nous dit qu'il n' est rien, que le
monde est une illusion et que ce qui existe réellement, c'est le
Mental qui, par le fait qu'il est absolu, est sans second.
Tout ce que nous voyons, entendons, tout ce que nous considérons
comme objets des vijñanas (consciences) sont des événements qui
naissent et disparaissent dans le Mental Cosmique.
Ce Mental Absolu est également appelé, dans le Lankavatāra, le
Dharma de Solitude (vivikta-dharma) parce qu'il existe par
lui-même.
Cela signifie aussi qu'il est le Dharma absolument tranquille. Il n'y a,
dans ce Dharma de Solitude, aucune «discrimination», ce qui veut
dire que la discrimination règne de ce côté-ci de l'existence, côté
de multiplicités et de causalité. Bien plus, sans cette discrimination,
il n'y a pas de monde possible.
La discrimination provient de l'énergie de l'habitude de la
mémoire1 qui demeure latente dans l'alayavijñana, conscience-
magasin où tout est conservé.
Cette conscience n'a pas, à elle seule, le pouvoir d'agir.
Elle est entièrement passive et reste au repos jusqu'à ce qu'une
opération spécifique vienne l'activer.
L'apparition de cette opération est un grand mystère devant lequel
l'intellect est impuissant ; c'est un phénomène qu'il faut accepter
simplement, sans chercher davantage. Selon Asvagosha, elle
s'éveille « tout d'un coup».
Comprendre cette opération subite est la fonction de la Noble
sagesse (aryajñana), mais, en tant qu'expérience, l'éveil subit de la
discrimination ne recouvre aucune signification.
Le fait est simplement qu'elle est éveillée, rien de plus ; ce n'est pas
une expression cherchant à désigner quelque chose d'autre.

1 Une expression qu'utilise aussi Thich Nhat Hanh.


L'Alayavijñanaou cette conscience de conservation, considérée
comme un magasin-entrepôt, ou mieux, comme une matrice
créatrice dont tous les Tathagatas proviennent est appelée
«Tathagatagarbha». Garbha est la matrice.

Normalement, notre appareil cognitif est fait pour fonctionner à


l'extérieur, dans un monde de relativité et c'est pour cette raison
que nous sommes profondément intégrés en lui que nous ne
réalisons pas que nous sommes tous intrinsèque ment libres ; pour
finir, nous sommes gênés de tous les côtés. Pour nous sortir de
cette situation, il nous faut effectuer au fond de notre conscience
ce que l'on peut appeler, sur le plan psychologique, un «
retournement » ou une « révolution ». Cependant, il ne s'agit pas
d'un simple événement psychologique empirique que l'on puisse
expliquer en termes de conscience. Ce processus surgit dans les
zones les plus profondes de notre être. Le terme sanskrit pour
l'exprimer est paravrittasraya.


LANKAVÂTARA SÛTRA
SÛTRA DE LA DESCENTE AU LANKA
AUTO-RÉALISATION DE LA NOBLE SAGESSE.
CHAPITRE I.

LA DISCRIMINATION.

Ainsi l'ai-je entendu. Le Béni du Ciel apparût un jour dans le château de Lanka qui se
trouve au sommet du mont Malaya au milieu du grand Océan.
De nombreux Bodhisattva-Mahasattvas venus de toutes les terres de Bouddha s'étaient
miraculeusement assemblés, et un grand nombre de bhikshus2 s'y étaient rassemblés.
Les bodhisattvas-mahasattvas avec Mahāmati à leur tête étaient tous de parfaits maîtres des
divers samadhis3, de la décuple maîtrise de soi, des dix pouvoirs et des six facultés psychiques.
Ayant été oints des mains mêmes du Bouddha, ils connaissaient tous bien la signification du
monde objectif; ils savaient tous comment appliquer les divers moyens, enseignements et
mesures disciplinaires selon les diverses mentalités et comportements des êtres ; ils étaient
profondément versés dans les cinq dharmas, les trois svabhavas, les huit vijñanas4, et le double
sans-existence propre5.
Le Béni du Ciel, connaissant l'agitation mentale en cours dans les esprits de ceux qui étaient là
assemblés (comme la surface de l'océan agitée en vagues par le vent qui passe), et son grand
cœur ému par la compassion, sourit et dit :
«Dans les temps anciens, les Ainsi-Venus du passé qui étaient des Ārhats6 et des
Éveillés complets vinrent au château de Lanka sur le mont Malaya et discoururent sur la Vérité
de la Noble Sagesse qui est au-delà du savoir raisonnant des philosophes tout autant que de la
compréhension des disciples et maîtres ordinaires ; et qui n'est réalisable qu'à l'intérieur de la
conscience la plus profonde; pour vous, je vais, moi aussi, discourir sur la même Vérité.

2 En chinois : bǐqīu 比丘 ; moine mendiant constituant la communauté bouddhiste.


3 Dans le bouddhisme, ce terme a deux acceptions : concentration et établissement dans l'éveil, dérivé de la
philosophie indienne, il signifie complet (sam-) établissement, maintien, (-ādhi) de la conscience, de l'attention.
4 Respectivement : loi, essence, et intellect.
5 Anatta en pâli, ce qui veut dire "sans soi" (an privatif et atta, soi, être). Ce terme est souvent traduit par "sans ego"
et "atta" par "ego". Au vu de l'usage abusif qui a pu être fait de ce terme, il vaut mieux, ce me semble, revenir au sens
strict de l'expression, qui parle de l'interdépendance, et du fait que rien n'existe isolé de son contexte
6 En chinois : eluohan 阿羅漢 ; celui qui a du mérite sur la voie de la sagesse.
Tout ce qu'on voit dans le monde est privé d'effort et d'action parce que toutes choses dans le
monde sont comme un rêve, ou comme une image miraculeusement projetée.
Ceci n'est pas compris par les philosophes et par les ignorants, mais par ceux qui les voient
vraiment.
Ceux qui voient les choses autrement marchent dans la discrimination et, comme ils dépendent
de la discrimination, ils s'accrochent au dualisme.
Le monde, tel qu'il est vu par la discrimination est comme de voir sa propre image réfléchie
dans un miroir, ou sa propre ombre, ou la lune réfléchie dans l'eau, ou un écho entendu dans la
vallée. Les gens, en s'attachant à leurs propres ombres de discrimination, s'attachent à cette
chose-ci et à cette chose-là et, en n'arrivant pas à quitter le dualisme, ils continuent pour
toujours à discriminer et n'atteignent ainsi jamais la tranquillité.
Par tranquillité, on veut dire l'Unité,
et l'Unité donne naissance au samadhi le plus élevé qu'on gagne en entrant dans le royaume de
la Noble Sagesse qui n'est réalisable qu'à l'intérieur de sa propre conscience la plus profonde».
Alors, tous les bodhisattvas-mahasattvas se levèrent du leurs sièges et lui rendirent hommage
respectueusement et Mahāmati, le bodhisattva-mahasattva, aidé du pouvoir du Bouddha,
découvrit son épaule, s'agenouilla et, pressant ses mains ensemble, le loua avec les vers qui
suivent :
«Lorsque tu compasses le monde de tes parfaites intelligence et compassion, il
doit te sembler une fleur éthérée dont on ne peut dire,
"elle est née, elle est détruite,"
car les termes être et non-être ne s'appliquent pas à elle.
Lorsque tu compasses le monde avec ta parfaite intelligence et compassion, il doit te sembler
être un rêve dont on ne peut dire :
"il est permanent ou il est destructible,"
car l'être et le non-être ne s'appliquent pas à lui.
Lorsque tu observes toutes choses avec ta parfaite intelligence et compassion, elles doivent te
sembler des visions hors de portée de l'esprit humain, vu que l'être et le non-être ne s'y
appliquent pas.
Avec tes parfaites intelligence et compassion qui sont au-delà de toute limite, tu
comprends que choses et personnes sont sans existence propre, et tu es libre et détaché des
obstacles de la passion, de l'érudition et de l'égoïsme. Tu ne disparais pas dans le Nirvâna7, et le
Nirvâna ne se trouve pas en toi, car le Nirvâna transcende toute dualité du connaissant et du
connu, de l'être et du non-être.
Ceux qui te voient ainsi, serein et au-delà du concevable, seront émancipés de l'attachement,
seront lavés de toute impureté, autant en ce monde que dans le monde spirituel au-delà.

7 Terme sanskrit, calqué du pâli « Nibbāna », qui signifie « extinction » d'une flamme ou d'une fièvre,
étymologiquement « expiration » , et par extension « apaisement » puis « libération ».
Ce mot est devenu, en chinois 涅槃 nièpán, en japonais 涅槃 nehan, en coréen 열반 yolban, en tibétain myang-
ʼdas ou myan-ngan ʼdas-pa (litt.: passer au-delà la souffrance), et en thaï นพพาน nípphaan.
En ce monde, dont la nature est comme un rêve, il y a place pour la louange et le blâme, mais
dans la Réalité ultime du Dharmakhaya8 qui est bien au-delà des sens et de l'esprit discriminant,
qu'y a-t-il à louanger?

«Ô toi, le plus sage!»

Alors Mahāmati, le Bodhisattva-Mahasattva, dit :


«Ô béni du Ciel, Sugata, Ārhat et Totalement Éclairé, parle-nous, je t'en prie, de la
réalisation de la Noble Sagesse qui est au-delà de la voie et de l'usage des philosophes ;
qui est pure de tout prédicat tel que l'être ou le non-être, homogénéité et l'hétérogénéité, la
dualité et la non-dualité, l'existence et la non-existence, l'éternité et la non-éternité :
qui n'a rien à voir avec l'individualité et la généralité, ni la fausse imagination, ni aucune illusion
qui proviennent de l'esprit lui-même ;
mais qui se manifeste comme Vérité de la plus Haute Réalité.
Par laquelle, montant continuellement à travers les niveaux de purification, on entre dans le
dernier stade d'Ainsité, ce qui fait que, du fait du pouvoir de ses vœux originaux maintenus par
aucun effort, on irradie son influence jusqu'à des mondes infinis, comme une gemme qui
reflète ses couleurs diaprées, par laquelle moi-même et d'autres Bodhisattva-Mahasattvas
arriverons à mener tous les êtres jusqu'à la même perfection de vertu».

Le Béni du Ciel dit alors :


«Très bien, Très bien, Mahāmati ! et encore très bien, certes!
C'est en vertu de ta compassion pour le monde, c'est pour le bénéfice qu'il apportera à de
nombreux êtres tant humains que célestes que tu t'es présenté devant nous pour faire ta
requête.
Aussi, Mahāmati, écoute bien et réfléchis honnêtement sur ce que je vais te dire, car je vais
t'instruire». Alors Mahāmati et les autres Bodhisattva-Mahasattvas accordèrent une attention
dévote à l'enseignement du Béni du Ciel.
«Mahāmati, vu que les ignorants et les simples d'esprit, ne sachant pas que le
monde est seulement vu par l'esprit lui-même,
s'attachent à la multiplicité des objets extérieurs,
s'attachent aux notions d'être et de non-être,
d'homogénéité et d'hétérogénéité,
de dualité et de non-dualité,
d'existence et de non-existence,
d'éternité et de non-éternité,

8 Le Dharmakāya, corps de la loi, est un des trois corps du Bouddha, son corps ultime, que seuls les êtres éveillés
peuvent percevoir
et pensent qu'ils ont une existence propre, le tout provenant des discriminations de l'esprit et
étant perpétué par l'énergie de l'habitude, ce qui les amène à de fausses imaginations.
C'est tout comme un mirage dans lequel des sources d'eau sont vues comme si elles étaient
réelles. Elles sont ainsi imaginées par les animaux qui, assoiffés par la chaleur de la saison, se
ruent sur elles.
Les animaux, ne sachant pas que ces sources sont une hallucination de leur propre esprit, ne se
rendent pas compte qu'elles n'existent pas.
De la même façon, Mahāmati, les ignorants et les simples d'esprit, leur esprit brûlant du feu de
l'avidité, de la colère et de la folie,

trouvant du plaisir dans un monde aux formes multiples, leur pensées obsédées par les idées
de naissance, de croissance et de destruction,
ne comprenant pas bien ce que signifie l'existence et la non-existence, et impressionnés par les
discriminations erronées et les spéculations sans commencement ni fin, tombent dans
l'habitude de saisir ceci et cela et s'y attachent en conséquence.
C'est tout comme la cité des Gandharvas9 que les ignorants prennent pour une cité réelle bien
qu'elle ne le soit pas, en fait. La cité apparaît comme dans une vision due à leur attachement à
la mémoire d'une cité préservée dans l'esprit comme une semence ; ainsi peut-on dire de la cité
qu'elle existe autant qu'elle n'existe pas.
De la même façon, s'attachant à la mémoire de spéculations et de doctrines erronées
accumulées depuis les temps sans commencement, ils tiennent à des idées telles que
l'unité et la multiplicité, l'être et le non-être,
et leurs pensées ne sont pas du tout claires sur ce qui, après tout, n'est vu que dans l'esprit.
C'est comme un homme qui rêve dans son sommeil d'un pays qui semble rempli d'hommes, de
femmes, d'éléphants, de chevaux, de voitures, de piétons, de villages, de villes, de hameaux, de
vaches, de buffles, de manoirs, de bois, de montagnes, de rivières et de lacs et qui se déplace
dans ce pays jusqu'à son réveil. Alors qu'il repose, à moitié éveillé, il se rappelle le pays de ses
rêves et ses expériences là-bas;
qu'en penses-tu, Mahāmati, ce rêveur qui laisse son esprit s'attarder sur les diverses irréalités
qu'il a vues dans ce rêve doit-il être considéré comme sage ou comme fou?
De la même manière, les ignorants et les simples d'esprit qui sont favorablement influencés par
les vues erronées des philosophes ne reconnaissent pas que ces vues qui les influencent ne
sont que des idées oniriques provenant de l'esprit lui-même, et en conséquence ils sont
attachés par leurs notions d'unité et d'altérité, d'être et de non-être.
C'est comme la toile d'un peintre sur laquelle l'ignorant imagine voir les élévations et les
dépressions des montagnes et des vallées.
De la même manière, il y a des gens aujourd'hui qui sont sous l'influence de semblables vues
erronées d'unité et d'altérité, de dualité et de non-dualité, dont la mentalité est conditionnée
par la force de l'habitude de ces fausses imaginations et qui déclareront plus tard que ceux qui
maintiennent la vraie doctrine de la non-naissance libre des alternatives de l'être et du non-être
sont des nihilistes; et ce faisant ils causeront leur ruine à eux et aux autres.

9 Divinités secondaires de l'hindouisme, faisant office de musiciens célestes.


Par la loi naturelle des causes et des effets, ces disciples des vues pernicieuses déracinent des
causes méritoires qui autrement pourraient mener à la pureté sans tache.
Ils doivent être rejetés par ceux dont les désirs vont à des choses plus excellentes.

C'est comme les malvoyants qui entrevoyant un filet à cheveux s'exclament l'un à l'autre :
«Quelle merveille! Regardez, honorables Seigneurs, quelle merveille!»
Mais le filet à cheveux n'a jamais existé ; en fait, il n'est ni une entité, ni une non-entité, car il a
été autant vu que non-vu.
De la même manière, ceux dont les esprits sont attachés aux discriminations des vues erronées
chéries par les philosophes qui s'adonnent aux vues réalistes de l'être et du non-être,
contrediront le bon Dharma et finiront par se détruire eux-mêmes et d'autres avec eux.
C'est comme une roue de feu causée par une fusée tournante, qui n'est pas une roue, mais est
vue comme telle par l'ignorant. Et elle n'est pas non plus une non-roue parce que certains ne la
voient pas.
Par le même raisonnement, ceux qui sont habitués d'écouter les discriminations et les vues des
philosophes considéreront les choses nées comme non-existantes et celles qui sont détruites
par la causalité comme existantes.
C'est comme un miroir qui réfléchit couleurs et images telles que déterminées par les
conditions, mais sans partialité.
C'est comme l'écho du vent qui rend le son de la voix humaine.
C'est comme un mirage d'eau mouvante qu'on voit dans un désert.
De la même manière l'esprit discriminant de l'ignorant qui a été échauffé par de fausses
imaginations et spéculations est-il agité en vagues semblables au mirage par les vents de la
naissance, de la croissance et de la destruction.

C'est comme le magicien Pisaca, qui au moyen de ses enchantements, fait qu'une image en bois
ou un cadavre pulsent de vie, quoiqu'il n'ait aucun pouvoir propre.
De même, l'ignorant et le simple, s'en remettant à des conceptions philosophiques erronées
devient totalement dévoué aux idées d'unicité et d'altérité, mais leur confiance n'est pas bien
fondée.
Pour cette raison, Mahāmati, toi et d'autres bodhisattvas-mahasattvas devriez rejeter toutes
discriminations qui mènent aux notions
de naissance, de durabilité et de destruction,
d'unicité, de dualité et de non-dualité,
d'être et de non-être,
et qu'ainsi vous vous libériez des liens de l'énergie des habitudes, et deveniez capables
d'atteindre une réalité de Noble Sagesse réalisable en vous-mêmes.


Alors, Mahāmati dit au Béni du Ciel :
«Pourquoi est-ce que les ignorants s'adonnent à la discrimination et pas les
sages?»
Le Béni du Ciel répliqua :
«C'est parce que les ignorants s'attachent aux noms, aux signes et aux idées;
comme leur esprit se meut au long de ces canaux, il se nourrissent d'un multiplicité d'objets et
tombent dans la notion d'âme dotée d'une existence propre et dans ce qui lui appartient; ils
discriminent entre le bien et le mal parmi les apparences et s'attachent à ce qui est agréable.
Comme ils s'attachent ainsi, il se produit une réversion de l'ignorance, et le karma10 issu de
l'avidité, de la colère et de la folie s'accumule. Comme l'accumulation du karma se poursuit, ils
sont emprisonnés dans un cocon de discrimination et sont en conséquence incapables de se
libérer du cycle de la naissance et de la mort.
À cause de la folie,
ils ne comprennent pas que toutes choses sont de la nature de Māyā11, comme le reflet de la
lune dans l'eau,
qu'il n'existe pas de substance du soi qu'on puisse imaginer comme une âme dotée d'une
existence propre et ses propriétés,
et que toutes leurs idées définitives proviennent de leurs fausses discriminations de ce qui
n'existe que parce que c'est vu par l'esprit lui-même.
Ils ne se rendent pas compte que les choses n'ont rien à voir avec
le qualifié et le qualifiant,
ni avec le cycle de la mort,
de la durée et de la destruction,
et au contraire, ils assurent qu'ils sont nés d'un créateur, du temps, des atomes, de quelque
esprit céleste.
C'est parce que les ignorants s'adonnent à la discrimination qu'ils se meuvent avec le flot des
apparences, mais il n'en va pas ainsi des sages

10 Le karma désigne le cycle des causes et des conséquences liées à l'existence des êtres sensibles. Le karma est la
somme de ce qu'un individu a fait, est en train de faire ou fera.
Le terme se transcrit également Kamma (depuis le pâli), yè (en chinois classique 業 et simplifié 业)
11 Māyā est la déité principale qui crée, perpétue et régit l'illusion de la dualité dans l'univers phénoménal.
CHAPITRE II

FAUSSES IMAGINATIONS ET CONNAISSANCE DES APPARENCES

Alors Mahāmati, le Bodhisattva-Mahasattva s'adressa au Béni du Ciel, en disant :


«Tu parles des vues erronées des philosophes, peux-tu nous en dire plus sur elles,
pour nous mettre en garde contre elles? »
Le Béni du Ciel répondit en disant : «
Mahāmati, l'erreur de ces enseignements erronés que tiennent généralement les
philosophes tient en ceci : ils ne reconnaissent pas que le monde objectif surgit de l'esprit lui-
même; ils ne comprennent pas que tout le système mental provient lui aussi de l'esprit lui-
même; mais, dépendant de la réalité de ces manifestations de l'esprit, ils persistent à
discriminer entre elles, comme les simples d'esprit qu'ils sont;
chérissant le dualisme de ceci et de cela,
de l'être et du non-être,
ignorants du fait qu'il n'existe qu'une seule Essence commune.

Au contraire, mon enseignement est basé sur la reconnaissance de ce que le monde


objectif, tel une vision, est une manifestation de l'esprit lui-même; il enseigne la cessation
de l'ignorance, du désir, du fait et de la causalité ;
il enseigne la cessation de la souffrance qui provient de la discrimination [entre les choses] du
triple monde.
Il y a des savants brahmanes qui, affirmant quelque chose à partir de rien, affirment qu'il doit y
avoir une substance liée aux causes qui se maintient dans le temps, et que les éléments qui
constituent la personnalité et ce qui l'entoure ont leur genèse et leur continuation dans la
causalité et qui, après avoir ainsi existé, disparaissent.
Et puis, il y en a d'autres qui tiennent des vues destructrices et nihilistes concernant des sujets
tels que la continuité, l'activité, la décomposition, l'existence, le Nirvâna, la Voie, le karma, la
fructification et la Vérité.

Pourquoi? Parce qu'ils n'ont pas atteint une compréhension intuitive de la Vérité elle-
même et qu'ils n'ont donc pas une pénétration claire des fondamentaux des choses.
Ils sont comme une jarre brisée en morceaux qui ne peut plus fonctionner en tant que jarre;
ils sont comme une semence brûlée qui n'est plus capable de germer.
Mais les éléments qui constituent la personnalité et ce qui l'entoure qu'ils considèrent comme
sujet au changement sont en réalité incapables de transformations ininterrompues. Leurs vues
sont basées sur des discriminations erronées du monde objectif ; elles ne sont pas basées sur la
vraie conception.
Encore une fois, s'il est vrai que quelque chose provienne de rien et qu'il y a augmentation du
système mental en raison de la combinaison des trois causes productrices d'effet, on pourrait
en dire autant de choses qui n'existent pas; par exemple, qu'une tortue puisse développer des
poils, ou que le sable donne de l'huile. Cette proposition est stérile; elle finit par ne rien
affirmer.
Il s'ensuit que le fait, le labeur et la cause de ce dont ils parlent est inutile, et ainsi aussi en est-il
de leur révérence pour l'être et le non-être.
S'ils argumentent qu'il existe une combinaison des trois causes productrices d'effet, il faut
qu'ils le fassent sur le principe de la cause et de l'effet, c'est-à-dire que quelque chose vient de
quelque chose et pas de rien.
Aussi longtemps qu'on affirme un monde de relativité, il y a une chaîne toujours récurrente de
causalité qui ne peut être niée en aucune circonstance, et c'est pourquoi nous ne pouvons
parler de quoi que ce soit qui en vienne à une fin de cessation.
Tant que ces savants resteront sur leur terrain philosophique, leur démonstration devra se
conformer à la logique et leurs livres et leur habitude mnémonique d'intellection erronée leur
collera toujours à la peau. Pour rendre les choses pires, les simples d'esprit, empoisonnés par
cette vue erronée, déclareront que cette façon incorrecte de penser enseignée par les
ignorants est égale à ce qu'enseigne l'Omniscient.
Mais la méthode d'instruction présentée par les Tathagatas12 n'est pas basée sur des assertions
et des réfutations au moyen des mots et de la logique. Il y a quatre formes d'assertions qu'on
peut faire sur des choses qui n'existent pas, c'est-à-dire, des assertions à propos de marques
individuelles qui n'existent pas; sur des objets qui n'existent pas, sur une cause qui n'existe pas;
et sur des vues philosophiques qui sont erronées. Par réfutation, on entend qu'en raison de
l'ignorance, on n'a pas examiné correctement l'erreur qui repose à la base de ces assertions.
L'assertion à propos des marques individuelles qui n'ont pas d'existence réelle se rapporte aux
marques distinctives que perçoivent l'œil, l'oreille, le nez, etc.
et qui indiquent l'individualité et la généralité dans les éléments qui constituent la personnalité
et son monde extérieur ;
et alors, en prenant ces marques pour réelles et en s'y attachant, on se fait à l'idée ou on
affirme que ces choses sont ainsi et pas autrement.
L'assertion sur des objets qui n'existent pas réellement en est une qui provient de
l'attachement à ces marques associées de l'individualité et de la généralité.
Les objets en eux-mêmes ne sont ni existants ni non-existants et sont tout à fait privés de
l'alternative de l'être et du non-être ; et on ne devrait y penser que de la même manière que
l'on pense aux cornes d'un lièvre, d'un cheval ou d'un chameau, qui n'ont jamais existé.

12 En chinois :traduction rúlái 如來 (signification: Comme Venu), transcription dūo túo ā gā túo 多陀阿伽陀 ; pouvant
s’interpréter comme tatha-gata (ainsi allé) ou tatha-agata (ainsi venu), est l'une des épithètes désignant le Bouddha
dans le canon pâli.
Le terme Tathāta, en chinois : zhēnrú 真如 ; généralement traduit pas « ainséité », est aussi connu de l’hindouisme où
il désigne Brahman, le principe suprême, dans les Upanishad.
Les objets sont discriminés par les ignorants qui sont assujettis à l'assertion et à la négation,
parce que leur intelligence n'est pas assez fine pour pénétrer dans la vérité qu'il n'y a rien
d'autre que ce que voit l'esprit lui-même.
L'assertion d'une cause qui n'a pas d'existence suppose la naissance sans cause du premier
élément du système mental qui se révèle par après n'avoir qu'une non-existence de la nature
de Māyā.
C'est-à-dire qu'il y a des philosophes qui soutiennent qu'un système mental non-né à l'origine
commence à fonctionner sous conditions
d'œil, de forme, de lumière et de mémoire,
dont le fonctionnement se poursuit un certain temps, puis s'arrête.
Ceci est un exemple d'une cause qui est sans existence.
L'assertion de vues philosophiques à propos des éléments qui constituent la personnalité et
son monde environnant qui sont non-existants, suppose l'existence d'une existence propre,
d'un être, d'une âme, d'un être vivant, d'un "nourrisseur" ou d'un esprit.
Ceci est un exemple de vues philosophiques qui ne sont pas vraies.
C'est cette combinaison de la discrimination des marques imaginaires de l'individualité, de leur
regroupement, et de leur avoir donné un nom et de s'y être attachés comme à des objets, en
raison de l'énergie de l'habitude qui s'est accumulée depuis des temps immémoriaux, qu'on se
construit des vues erronées dont la seule base consiste en des imaginations fausses.
C'est pour cette raison que les Bodhisattvas devraient éviter toute discussion à propos des
assertions et des négations fondées uniquement sur les mots et la logique.
La discrimination entre les mots se poursuit grâce à la coordination
du cerveau, de la cage thoracique, du nez, de la gorge, du palais, des lèvres, de la langue et des
dents.
Les mots ne sont ni différents ni non-différents de la discrimination.
Ils ont le discrimination pour cause ; si les mots étaient différents de la discrimination, ils ne
pourraient pas l'avoir pour cause; et ensuite et encore, si les mots n'étaient pas différents, ils
ne pourraient pas êtres vecteurs de sens, ni en exprimer.
Les mots sont donc produits par la causalité et sont mutuellement contraignants et mouvants,
et, ainsi que les choses, sont sujets à la naissance et à la destruction.
Il y a quatre sortes de discrimination des mots, qu'on doit toutes éviter parce que toutes sont
également irréelles.
Tout d'abord, il y a des mots qui indiquent des marques individuelles qui proviennent de la
discrimination entre formes et signes, pris pour réels en eux-mêmes, ce qui fait qu'on s'y
attache.
Il y a des mots-mémoire qui proviennent de l'environnement irréel qui se forme devant l'esprit
lorsqu'il se rappelle certaines expériences préalables.
Il y a ensuite des mots qui croissent sur le terreau de l'attachement aux distinctions erronées et
aux spéculations des processus mentaux.
Et finalement, il y a des mots qui croissent sur le terreau des préjugés héréditaires, comme des
semences d'énergie de l'habitude accumulées depuis des temps immémoriaux, ou qui ont leur
origine dans quelque attachement depuis longtemps oublié à de fausses imaginations et à des
spéculations erronées.
Il y a enfin des mots là où il n'y a aucun objet correspondant, ainsi que, par exemple, les cornes
de lièvre, l'enfant d'une femme stérile, &cetera ; ces choses n'existent pas, mais nous en avons
quand même les mots correspondants.
Les mots sont des créations artificielles; il y a des terres de Bouddha où il n'y a pas de mots.
Dans certaines terres de Bouddha, les idées sont indiquées par un regard constant, dans
d'autres par des gestes, et dans d'autres encore par un froncement de sourcils, par un
mouvement des yeux, par un rire, par un bâillement, par un éclaircissement de la gorge ou par
un tremblement.
Par exemple, dans la terre de Bouddha du Tathagata Samantabhadra, les Bodhisattvas, grâce à
un dhyâna13 transcendant les mots et les idées, arrivent à reconnaître toutes choses comme
étant non-nées, et ils font également l'expérience de divers très excellents Samadhis qui
transcendent les mots.
Même en ce monde, des êtres aussi spécialisés que les fourmis ou les abeilles poursuivent très
bien leurs activités sans avoir recours à des mots.
Non, Mahāmati, la validité des choses est indépendante de la validité des mots.
Qui plus est, il y a d'autres choses qui appartiennent aux mots, c'est-à-dire
le corps syllabique des mots, le corps nominal des mots, et le corps prédicatif des mots.
Par corps syllabique, on entend ce par quoi les mots et les phrases sont constitués ou indiqués:
il y a une raison à certaines syllabes, certaines sont mnémoniques, et d'autres sont
arbitrairement choisies.
Par corps nominal, on entend l'objet dont dépendent les mots nominaux pour leur
signification, ou autrement dit, le corps nominal est la "substance" d'un mot nominal.
Par corps prédicatif, on entend la complétion du sens en exprimant plus pleinement le mot
dans une phrase. Le nom de ce corps prédicatif est suggéré par les empreintes que laissent sur
les routes les éléphants, les chevaux, les cerfs, le bétail, les chèvres, etc.
Mais ni les mots ni les phrases ne peuvent exactement exprimer le sens, car les mots ne sont
que de doux sons choisis de façon arbitraire pour représenter des choses, ils ne sont pas les
choses elles-mêmes, et celles-ci ne sont à leur tour que des manifestations de l'esprit. Le
discrimination du sens se base sur une fausse imagination à propos de ces doux sons que nous
appelons mots et qui dépendent du sujet quel qu'il soit qu'ils sont censés représenter, sujets
qui sont à leur tour supposés exister d'eux-mêmes, le tout étant basé sur l'erreur. Les disciples
doivent demeurer sur leurs gardes contre les séductions des mots et des phrases et de leurs
sens illusoires, car par eux l'ignorant et le sot se font prendre au piège et se retrouvent sans
défense comme un éléphant se débattant dans une boue profonde.
Les mots et les phrases sont produits par la loi de causalité et se conditionnent mutuellement;
ils ne peuvent pas exprimer la Réalité ultime. Qui plus est, dans la Réalité ultime, il n'y a pas de
différentiations entre lesquelles discriminer, et il n'y a rien à affirmer à leur sujet.
La Réalité ultime est un état de béatitude exalté, ce n'est pas un état de discrimination de mots
et on ne peut pas y entrer simplement avec des postulats la concernant.
Les Tathagatas ont de meilleures façons d'enseigner, en particulier grâce à l'auto-réalisation de
la Noble Sagesse.


13Souvent traduit par « absorption », bien qu'étymologiquement il signifie simplement méditation ou contemplation.
Mahāmati demanda au Béni du Ciel:
« Je vous en prie, parlez-nous de la causalité de toutes choses, de sorte que moi
et les autres Bodhisattvas puissions voir dans la nature de la causalité et puissions ne plus
discriminer entre la survenue graduelle ou simultanée de toutes choses?
Le Béni du Ciel répondit:
« Il y a deux facteurs de causalité en raison desquels toutes choses viennent à
l'existence apparente: des facteurs internes et des facteurs externes.
Ces derniers sont un tas d'argile, un bâton, une roue, un fil, de l'eau, un ouvrier et son labeur, la
combinaison de l'ensemble produisant un vase.
Comme pour un vase qui est fait d'un tas d'argile, ou une pièce de tissu qui l'est d'un fil, ou de
nattes faites d'herbe odoriférante, ou d'une pousse qui sort d'une graine, ou de beurre frais
tiré du lait suri par un homme qui le baratte ; ainsi en est-il de toutes choses qui apparaissent
l'une après l'autre en succession continue.
En ce qui concerne les facteurs internes de causalité, ils sont tels que la bonté, le désir, le but,
qui entrent tous dans l'idée de causalité. Nés de ces deux facteurs, il y a une manifestation de
personnalité et les choses individuelles qui constituent son environnement, mais elles ne sont
pas choses individuelles ni distinctives; elles ne sont ainsi que parce qu'elles sont discriminées
par les ignorants.

On peut diviser la causalité en six éléments:


la cause-indifférence,
la cause dépendante,
la cause-possibilité,
la cause agente,
la cause objective,
la cause manifestante.
La cause-indifférence signifie que s'il n'y a pas de discrimination à l'œuvre, il n'y a pas de
pouvoir de combinaison à l'œuvre, et donc pas de combinaison en jeu, ou qu'il y a dissolution
de combinaison présente.
La cause dépendante signifie que les éléments doivent être présents.
La cause-possibilité signifie que pour qu'une cause devienne effective, il doit y avoir un
concours approprié de conditions autant internes qu'externes.
La cause agente signifie qu'il doit y avoir un principe investi d'une autorité suprême comme un
roi souverain qui est présent et qui s'impose.
La cause objective signifie que pour faire partie du monde objectif, le système mental doit être
existant et doit poursuivre son activité permanente.
La cause manifestante signifie que lorsque la faculté discriminante du système mental s'affaire,
les marques individuelles sont révélées à la manière dont la lumière de la lampe révèle les
formes.
Toutes causes sont ainsi vues être le résultat de la discrimination qu'opèrent les ignorants et les
sots, et il n'y a donc rien de tel qu'une venue graduelle ou simultanée à l'existence.
Si on postulait une chose telle que la venue graduelle à l'existence, on pourrait la désapprouver
en montrant qu'il n'y a pas de substance fondamentale pour maintenir ensemble les signes
individuels, ce qui rend un devenir graduel impossible.
Si on postulait une venue simultanée à l'existence, il n'y aurait pas de distinction entre cause et
effet, et il n'y aurait rien pour caractériser une cause en tant que telle.
Tant qu'un enfant n'est pas encore né, le terme père n'a aucun sens. Les logiciens argumentent
qu'il y a ce qui est né et qu'il y a ce qui donne naissance grâce au fonctionnement mutuel de
facteurs aléatoires tels que la cause, la substance, la continuité, l'accélération, etc., et ils en
concluent qu'il y a une venue graduelle en existence; mais cette montée graduelle n'obtient
pas, à part en raison de l'attachement à la notion d'une nature autonome.
Lorsque des idées de corps, de propriété et de demeure sont vues, discriminées et chéries dans
ce qui n'est après tout rien d'autre que ce que l'esprit lui-même conçoit, on perçoit un monde
extérieur sous l'angle de l'individualité et de la généralité qui ne sont pourtant pas des réalités:
alors, ni la génération simultanée, ni la génération graduelle ne sont possibles. Ce n'est que
lorsque le système mental entre en activité et se met à discriminer entre les manifestations de
l'esprit qu'on peut dire que l'existence arrive en vue.
C'est pour ces raisons, Mahāmati, que tu dois te défaire des notions de graduation et de
simultanéité dans la combinaison des activités aléatoires.


Mahāmati dit alors au Béni du Ciel:
« À quelle sorte de discrimination et à quelle sorte de pensées devrait-on
appliquer le terme de fausses imaginations?
Le Béni du Ciel répondit:
« Tant que les gens ne comprennent pas la véritable nature du monde objectif,
ils tombent dans une vision dualiste.
Ils imaginent que les multiples objets extérieurs sont réels et s'y attachent, et sont nourris par
l'énergie de leur habitude.
Parce que ce système de mentation ; le mental et ce qui y appartient; est discriminé et pris pour
réel; ceci conduit à l'assertion d'une âme dotée d'une existence propre et de ses dépendances,
et c'est ainsi que le système mental continue de fonctionner.
Dépendant de l'habitude mentale dualiste et s'y attachant, ils acceptent les vues des
philosophes fondées sur ces distinctions erronées, de l'être et du non-être, de l'existence et de
la non-existence, et c'est de là que viennent ce que nous appelons de fausses-imaginations.
Mais Mahāmati, le discrimination n'évolue pas, pas plus qu'elle n'est écartée parce que, lorsque
tout ce qui est vu est vraiment reconnu pour n'être rien d'autre que la manifestation de l'esprit,
comment le discrimination en ce qui concerne l'être et le non-être pourrait-elle évoluer?
C'est au bénéfice des ignorants qui sont assujettis à des discriminations de la multiplicité des
choses qui sont le fait de leur propre esprit, que j'ai dit que le discrimination a lieu à cause de
l'attachement à cet aspect de la multiplicité qui est caractéristique des objets. Autrement,
comment les ignorants et les simples d'esprit pourraient-ils concevoir qu'il n'y a rien d'autre
que ce que voit l'esprit lui-même, et comment pourraient-ils autrement arriver à une perception
de la véritable nature de leur esprit et se libérer des conceptions fausses sur la cause et l'effet?
Comment pourraient-ils autrement arriver à une conception claire des étapes du Bodhisattva,
et arriver à un renversement au siège le plus profond de leur conscience, et finalement arriver à
une auto-réalisation intérieure de la Noble Sagesse qui transcende cinq Dharmas, les trois
natures de Soi, et toute l'idée d'une Réalité discriminée?
C'est pour cette raison que je dis que le discrimination prend son origine dans l'esprit qui
s'attache aux multiplicités de choses qui ne sont en elles-mêmes pas réelles, et que
l'émancipation vient d'une compréhension totale du sens de la Réalité, tel qu'elle est vraiment.
Les fausses-imaginations prennent leur origine dans la considération des apparences;
les choses sont discriminées selon
la forme, les signes et la façon ;
selon qu'elles ont
couleur, chaleur, humidité, mobilité ou rigidité.
La fausse imagination consiste à s'attacher à ces apparences et à leurs noms. Par attachement
aux objets on entend le fait de s'attacher aux choses intérieures et extérieures comme si elles
étaient réelles. Par attachement aux noms on entend le fait de reconnaître dans ces choses
intérieures et extérieures les marques caractéristiques de l'individuation et de la généralité, et à
les considérer comme appartenant absolument aux noms des objets. La fausse imagination
enseigne que, puisque toutes choses sont liées aux causes et conditions de l'énergie de
l'habitude qui s'accumule depuis des temps immémoriaux, du fait de ne pas reconnaître que le
monde extérieur est le fait de l'esprit lui-même, toutes choses peuvent se comprendre sous les
aspects de l'individualité et de la généralité. En vertu de cet attachement à ces fausses-
imaginations, il y a une multitude d'apparences qui sont imaginées comme étant réelles mais
qui ne sont qu'imaginaires. Pour illustrer mon propos : quand un magicien qui dépend de
l'herbe, du bois, des buissons et des plantes grimpantes, exerce son art, de nombreuses formes
et de nombreux êtres prennent forme qui ne sont que magiquement créés ; parfois, ils font
même des figures qui ont un corps et qui bougent et agissent comme des êtres humains ; ils
sont diversement et fantastiquement discriminés, mais il n'y a aucune réalité en eux ; tout le
monde, à part les enfants et les simples d'esprit sait qu'ils ne sont pas réels. De même, à partir
de la notion de relativité, la fausse-imagination perçoit une variété d'apparences que l'esprit
discriminant se met à objectiver et à nommer, et à s'y attacher, et que la mémoire et l'énergie
de l'habitude perpétuent. Voici tout ce qui est nécessaire pour constituer la nature-propre des
fausses-imaginations.
On peut distinguer les divers aspects des fausses-imaginations comme suit : on a les mots, le
sens, les marques individuelles, la propriété, la nature propre, la cause, les vues philosophiques,
le raisonnement, la naissance, la non-naissance, la dépendance, l'asservissement et
l'émancipation.
La discrimination entre les mots est de s'attacher à différents sons chargés de sens familiers.
Le discrimination de sens surgit lorsqu'on s'imagine que les mots tirent leur existence de tout
sujet qu'ils expriment, lesquels sujets on considère comme ayant une existence propre.
La discrimination entre les marques individuelles est d'imaginer que tout ce qui est dénoté en
mots par rapport aux multiplicités des marques individuelles (qui sont en elles-mêmes comme
un mirage) est vrai, et de s'y attacher avec ténacité, à discriminer entre toutes choses selon des
catégories comme la chaleur, la fluidité, la mobilité, et la solidité.
La discrimination de la propriété consiste à désirer un état de prospérité, du genre de l'or, de
l'argent et de différentes pierres précieuses.
La discrimination de la nature propre consiste à effectuer des discriminations selon les vues des
philosophes en référence à la nature propre de toutes choses en imaginant et soutenant
obstinément qu'elles sont vraies, en disant : «Ceci est juste comme c'est et ne peut être
autrement».
La discrimination de cause consiste à distinguer la notion de causalité en référence à l'être et au
non-être et à imaginer qu'il existe des choses comme «les signes des causes».
La discrimination de vues philosophiques signifie considérer différentes vues par rapport aux
notions d'être et de non-être, d'unicité et d'altérité, de simultanéité de deux choses et de leur
non-simultanéité, d'existence et de non-existence, l'ensemble desquelles étant erroné, et
s'attacher à des vues spécifiques .
La discrimination du raisonnement signifie l'enseignement dont le raisonnement se fonde sur la
saisie de la notion de substance du moi et de ce qui lui appartient.
La discrimination de la naissance signifie s'attacher à la notion que les choses viennent à exister
et à cesser d'exister en vertu de la loi de causalité.
La discrimination de la non-naissance consiste à voir que des substances sans causes, qui
n'étaient pas, viennent à exister en raison de la loi de causalité.
La discrimination de la dépendance signifie la dépendance mutuelle de l'or et des filaments
qu'on en fait.
Les discriminations de l'asservissement et de l'imagination sont comme d'imaginer qu'il y a
quelque chose de lié parce qu'il y a quelque chose qui lie, comme dans le cas d'un homme qui
attache un nœud et puis en défait un autre.

Ce sont là les divers aspects des fausses-imaginations auxquelles s'attachent tous les
ignorants et les simples d'esprit. Ceux qui s'attachent aux notions de relativité sont attachés
aux notions de la multiplicité des choses qui surgissent de la fausse-imagination.
C'est comme de voir des variétés d'objets qui dépendent de Māyā, mais ces variétés ainsi
révélées sont discriminées par les ignorants comme étant quelque chose d'autre que Māyā lui-
même, selon leur façon de penser.
Maintenant, la vérité c'est que Māyā et des variétés d'objets ne sont ni différents ni non
différent ; s'ils étaient différents, les variétés d'objets n'auraient pas Māyā pour caractéristique;
s'ils n'étaient pas différents , il n'y aurait pas de distinction entre eux.
Mais comme il y a une distinction, ces deux-là; Māyā et variétés d'objets; ne sont ni différents ni
non différents, pour une excellente raison : ils ne font qu'un.

Mahāmati dit au Béni du Ciel:


« L'erreur est-elle une entité ou pas?
Le Béni du Ciel répondit:
« L'erreur n'a pas en elle de caractère qui entraîne l'attachement ; si l'erreur avait
un tel caractère, aucune libération ne serait possible de son attachement à l'existence, et la
chaîne de production ne se comprendrait qu'au sens de création, ainsi que le soutiennent les
philosophes.
L'erreur est de même nature que Māyā, également, et en tant que Māyā est incapable de
produire d'autre Māyā, de sorte que l'erreur en elle-même ne peut pas produire l'erreur ; c'est
la discrimination et l'attachement qui produisent les mauvaises pensées et les fautes.
Qui plus est, Māyā n'a pas par lui-même pouvoir de discrimination; il ne surgit que lorsqu'il est
invoqué par les charmes d'un magicien.
L'erreur n'a pas en elle-même l'énergie de l'habitude ; l'énergie de l'habitude ne surgit que de la
discrimination et de l'attachement.
L'erreur en elle-même n'a pas de défauts; les défauts sont dus aux discriminations confuses
que chérissent tant les ignorants sur l'âme dotée d'une existence propre et son esprit. Les
sages n'ont rien à faire soit avec Māyā ou avec l'erreur.
Māyā, pourtant, n'est pas une irréalité parce qu'il n'a que l'apparence de la réalité ; toutes
choses ont la nature de Māyā.
Ce n'est pas parce que toutes choses sont imaginées et qu'on s'y attache à cause de la
multitude des signes individuels , qu'ils sont comme Māyā ; c'est parce qu'ils sont également
irréels et qu'ils disparaissent aussi rapidement qu'ils ont apparu.
Attachés aux pensées erronées, ils se confondent et se contredisent entre eux et avec d'autres.
Comme ils ne saisissent pas clairement le fait que le monde n'est rien de plus que l'esprit lui-
même, ils imaginent et s'attachent à la causalité, au travail, à la naissance et aux signes
individuels, et leurs pensées se caractérisent par l'erreur et les fausses-imaginations.
Par l'enseignement que toutes choses se caractérisent par la nature propre de Māyā et d'un
rêve on entend amener les ignorants et les simples d'esprit mettre de côté l'idée de la nature
propre dans quoi que ce soit.
La fausse imagination enseigne que des choses telles que
la lumière et l'ombre, longue et courte, noire et blanche
sont différentes et doivent être discriminées ; mais elles ne sont pas indépendantes l'une de
l'autre ; elles ne sont que différents aspects de la même chose, ce sont des termes de relation
et pas de réalité.
Les conditions d'existence ne sont pas de caractère mutuellement exclusif ; en essence, les
choses ne sont pas deux mais une.
Même le Nirvâna et le monde de vie et de mort du Samsara14 sont des aspects de la même
chose, car il n'y a pas de Nirvâna sauf là où il y a Samsara, et pas de Samsara sauf là où il y a
Nirvâna.
Toute dualité est faussement imaginée.

Mahāmati, toi et tous les Bodhisattvas devez vous discipliner dans la réalisation et
l'acceptation patiente des vérités de la vacuité, de la non-naissance, de l'absence de nature
propre, et de la non-dualité de toutes choses. On trouve cet enseignement dans tous les sûtras
de tous les Bouddhas et il est présenté selon les diverses dispositions des êtres, mais ce n'est
pas la Vérité elle-même. Ces enseignements ne sont qu'un doigt pointé vers la Noble Sagesse.
Ils sont comme un mirage avec ses sources d'eau que le cerf prend pour réelles et après
lesquelles il court.

14 Le samsāra, terme sanskrit signifiant « ensemble de ce qui circule », d'où « transmigration » ; est le cycle des
existences conditionnées, c'est-à-dire les états de l'existence sous l'emprise de la souffrance, de l'attachement et de
l'ignorance. Ces états sont conditionnés par le karma.
Il en va de même avec l'enseignement dans tous les sûtras : Ils sont prévus pour la
considération et la guidance de l'esprit discriminant de tout le monde, mais ils ne sont pas la
Vérité elle-même, qui ne peut être réalisée que par chacun, au sein de sa conscience la plus
intime. Mahāmati, toi et tous les Bodhisattvas devez recherchez cette réalisation personnelle
intérieure de la Noble Sagesse, et ne pas vous laisser captiver par les enseignements en
paroles.
CHAPITRE III

CONNAISSANCE CORRECTE OU CONNAISSANCE DES RELATIONS

Alors Mahāmati dit:


« Je vous en prie, parlez-nous, ô Béni du Ciel, de l'être et du non-être de toutes
choses.
Le Béni du Ciel répondit:
« Les gens de ce monde dépendent dans leur pensée de l'une de deux choses :
de la notion de l'être par laquelle ils prennent plaisir au réalisme,
ou de la notion de non-être par laquelle ils prennent plaisir au nihilisme;
dans chacun de ces cas, ils imaginent une émancipation là où il n'y a pas d'émancipation.
Ceux qui dépendent des notions de l'être, considèrent que le monde tire son origine d'une
causalité qui existerait réellement, et que ce monde qui existerait et deviendrait réellement ne
tire pas son origine d'une causalité qui est non-existante. Ceci est la vue réaliste que
soutiennent certaines personnes.
Ensuite il y a d'autres gens qui dépendent de notion de non-être de toutes choses.
Ces gens admettent l'existence
de l'avidité, de la colère et de la bêtise,
et en même temps ils nient l'existence de choses qui produisent l'avidité, la colère et la bêtise.
Ceci n'est pas rationnel, car l'avidité, la colère et la bêtise ne doivent plus être tenues pour
réelles; elles n'ont ni substance ni marques individuelles.
Là où il y a un état d'asservissement, il y a des liens et des moyens pour lier ; mais là où il y a
émancipation, comme dans le cas des Bouddhas, des Bodhisattvas, des maîtres et des disciples,
qui ont cessé de croire et à l'être et au non-être, il n'y a ni asservissement, ni liens, ni moyens
pour lier. Il vaut mieux chérir la notion d'une substance de l'existence propre que d'entretenir
la notion d'une vacuité dérivée de la vue de l'être et du non-être, car ceux qui croient cela
échouent à comprendre le fait fondamental que le monde extérieur n'est rien qu'une
manifestation de l'esprit. Comme ils voient que les choses sont transitoires, provenant d'une
cause et disparaissant en vertu d'une cause, parfois se divisant, parfois se combinant dans les
éléments qui constituent les agrégats de la personnalité et son monde extérieur et parfois
disparaissant, ils sont condamnés à souffrir à chaque instant des changements qui se suivent,
l'un après l'autre, et sont finalement condamnés à la ruine.


Alors Mahāmati interrogea le Béni du Ciel, en disant:
« Dites-nous, ô Béni du Ciel, comment toutes choses peuvent être vides, non-
nées, et ne pas avoir de nature propre, que nous puissions être éveillés et réaliser rapidement
l'Éveil supérieur?

Le Béni du Ciel répondit:


« « Qu'est-ce que la vacuité, effectivement! C'est là un terme dont la nature
propre est elle-même une fausse-imagination, mais à cause de l'attachement de chacun à cette
fausse-imagination, nous sommes obligés de parler de la vacuité, de la non-naissance, et de
l'absence de nature propre.
Il y a sept sortes de vacuité:
la vacuité de mutualité qui est non-existante;
la vacuité des marques individuelles;
la vacuité de la nature propre;
la vacuité du non-travail,
la vacuité du travail;
la vacuité de toutes choses au sens où ils sont imprévisibles,
et la vacuité dans son sens le plus élevé de Réalité ultime.
Par la vacuité de mutualité qui est non-existante on entend que lorsqu'une chose manque ici,
on en parle comme étant vides ici. Par exemple: dans la salle de conférences de Mrigarama il
n'y a pas d'éléphants présents, ni de taureaux, ni de moutons; mais pour ce qui est des moines,
il y en a beaucoup de présents. Nous pouvons correctement parler de la salle comme étant vide
dans la mesure où il s'agit d'animaux. On ne dit pas que la salle est vide de ses propres
caractéristiques, ou que les moines sont vides de ce qui fait leur état de moine, ni qu'à d'autres
endroits, il n'y a pas d'éléphants, de taureaux, ni de moutons. Dans ce cas nous parlons de
choses sous leur aspect de l'individualité et la généralité, mais du point de vue de la mutualité
certaines choses n'existent pas quelque part. Ceci est la forme la plus basse de la vacuité et elle
doit être scrupuleusement écartée.

Par la vacuité des marques individuelles on entend que toutes choses n'ont aucunes marques
distinctives d'individualité et de généralité. À cause des relations et interactions mutuelles, les
choses sont superficiellement discriminées mais quand elles sont examinées et analysées plus
avant et avec plus de soins, elles s'avèrent non-existantes et rien ne peut en être prédiqué
selon l'individualité et la généralité. Donc quand les marques individuelles ne se peuvent plus
voir, les idées de soi, d'altérité et de dualité, ne tiennent plus.
Il faut donc dire que toutes choses sont vides de marques du soi.
Par vacuité de la nature propre on entend que toutes choses dans leur nature propre sont non-
nées; c'est pourquoi l'on dit que les choses sont vides de nature propre.
Par la vacuité de non-travail on entend que l'agrégat d'éléments qui constitue la personnalité et
son monde extérieur est le Nirvâna lui-même et depuis le début il n'y a pas d'activité en eux; en
conséquence de quoi, on parle de la vacuité de non-travail.
Par la vacuité du travail on entend que les agrégats, étant dépourvus d'une existence propre et
de ses accessoires, continuent de fonctionner automatiquement car il y a conjonction mutuelle
de causes et conditions; c'est ainsi que l'on parle de la vacuité du travail.
Par la vacuité de toutes choses au sens où elles sont imprévisibles on entend que, comme la
nature propre de la fausse-imagination est en elle-même inexprimable, de même toutes choses
sont imprévisibles, et sont en conséquence vides en ce sens.
Par la vacuité au sens le plus élevé de la vacuité de la Réalité ultime, on entend que dans
l'accession à l'auto-réalisation de la Noble Sagesse il n'y a pas de trace de l'énergie de
l'habitude générée par des conceptions erronées ; c'est ainsi que l'on parle de la plus élevée
Vacuité de la Réalité ultime.
Lorsqu'on examine les choses au moyen de la connaissance correcte, on ne peut pas
obtenir de signes qui pourraient les caractériser avec des marques d'individualité et de
généralité, c'est pourquoi ils sont dits ne pas avoir de nature propre.
Comme on voit que ces signes d'individualité et de généralité sont existants, tout autant qu'on
sait qu'ils sont non-existants, qu'on voit qu'ils sortent, tout autant qu'on sait qu'ils ne sortent
pas, ils ne sont jamais annihilés.

Pourquoi est-ce vrai? Pour la raison qui suit :


les signes individuels qui devraient constituer la nature propre de toutes choses sont non-
existants.
Encore une fois, dans leur nature propre, les choses sont et éternelles et non-éternelles.
Les choses ne sont pas éternelles parce que les marques d'individualité apparaissent et
disparaissent, c'est-à-dire que les marques de la nature propre sont caractérisées par la non-
éternité. D'autre part, comme les choses sont non-nées et ne sont que créations
de l'esprit, elles sont en un sens profond éternelles.
C'est-à-dire que les choses sont éternelles à cause de leur non-éternité même.
Qui plus est, en plus de comprendre la vacuité de toutes choses autant en considération de la
substance et de la nature propre, il est nécessaire que les Bodhisattvas comprennent
clairement que toutes choses sont non-nées. Ce n'est pas en un sens superficiel qu'on postule
que les choses ne sont pas nées, mais bien qu'au sens profond elles ne sont pas nées d'elles-
mêmes.
Tout ce qui peut être dit, c'est que, relativement dit, il y a un flux constant de devenir, un
changement momentané et ininterrompu d'un état d'apparence à un autre.
Lorsqu'il est reconnu que le monde tel qu'il se présente lui-même n'est rien de plus qu'une
manifestation de l'esprit, alors la naissance est vue comme non-naissance, et tous les objets
existants, à propos desquels la discrimination postule qu'ils sont et ne sont pas, sont non-
existants et ce, parce que non-nés ; étant dépourvus d'agent et d'action, les choses sont non-
nées.
Si les choses ne sont pas nées de l'être et du non-être, mais ne sont que des manifestations de
l'esprit lui-même, elles n'ont pas de réalité, pas de nature propre : elles sont comme les cornes
d'un lièvre, d'un cheval, d'un âne ou d'un chameau.
Mais les ignorants et les simples d'esprit, qui pris au piège de leurs imaginations fausses et
erronées, discriminent des choses là où elles ne sont pas.
Pour les ignorants, la caractéristique des marques de la nature propre des propriétés et
demeure du corps paraissent fondamentales et enracinées dans la nature même de l'esprit,
c'est pourquoi ils discriminent leur multiplicité et s'y attachent.

Il y a deux sortes d'attachement:


l'attachement aux objets en tant qu'ayant une nature propre,
et l'attachement aux mots en tant qu'ayant une nature propre.
Le premier vient du fait de ne pas savoir que le monde extérieur n'est qu'une manifestation de
l'esprit lui-même ;
et le second provient de l'attachement aux mots et noms en raison de l'énergie de l'habitude.
Dans l'enseignement de la non-naissance, la causalité n'est pas à sa place parce que, en voyant
que toutes choses sont comme Māyā et un rêve, on ne discrimine pas entre les signes
individuels.
Que toutes choses soient non-nées et n'aient pas de nature propre parce qu'elles sont comme
Māyā est postulé correspondre à la thèse des philosophes que la naissance est un produit de la
causalité. Ils entretiennent la notion que la naissance de toutes choses dérive du concept de
l'être et du non-être, et ils échouent à la considérer pour ce qu'elle est vraiment, causée par les
attachements à la multiplicité qui provient des discriminations de l'esprit lui-même.
Ceux qui croient dans la naissance de quelque chose qui n'a jamais existé et qui, venant à
exister, disparaît, sont obligés de postuler que les choses viennent à exister et disparaissent par
voie de causalité; ces gens ne trouvent pas pied dans mes enseignements.
Lorsqu'on se rend compte qu'il n'y a rien qui soit né, et rien qui disparaisse, alors il n'y a pas de
possibilité d'admettre l'être et le non-être, et l'esprit se tranquillise.

Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:


« « Les philosophes déclarent que le monde surgit d'agents aléatoires selon la loi
de causalité; ils posent que leur cause est non-née et n'est pas annihilée.
Ils mentionnent neuf éléments primaires:
Ishvara15 le Créateur,
la Création,
les atomes, etc.,
lesquels, étant élémentaires, sont non-nés et ne peuvent être annihilés.
Le Béni du Ciel, tout en enseignant que toutes choses sont non-nées et qu'il n'y a pas
d'annihilation, déclare aussi que le monde provient
de l'ignorance, de la discrimination, de l'attachement, des actes, etc.,

15 Également transcrit Īshvara, Īshwara, Ishwar, Isvara, (en sanskrit : «le seigneur suprême») représente l'être
suprême dans l'hindouisme.
Il est la source de la création sans cependant en être le créateur (qui est Brahmā).
qui travaillent selon la loi de causalité.
Quoique les deux ensembles d'éléments puissent différer en forme et nom, il ne semble pas
qu'il y ait une différence essentielle entre les deux positions. S'il y a quoi que ce soit qui soit
distinctive et supérieur dans l'enseignement du Béni du Ciel, je vous prie de nous dire, ô Béni du
Ciel, qu'est-ce que c'est?

Le Béni du Ciel répondit:


« Mon enseignement de la non-naissance et de la non-annihilation n'est pas
comme celui des philosophes, ni n'est-il comme leur doctrine de la naissance et
l'impermanence.
Ce à quoi les philosophes attribuent la caractéristique de la non-naissance et de la non-
annihilation, c'est la nature propre de toutes choses, qui fait qu'elles tombent dans le dualisme
de l'être et du non-être.
Mon enseignement transcende l'entière conception de l'être et du non-être;
il n'a rien à voir avec
la naissance, la demeure et la destruction ;
ni avec existence ni la non-existence.
J'enseigne que la multiplicité des objets n'ont pas de réalité en eux-mêmes mais ne sont que
vues de l'esprit et, c'est pourquoi ils ont la nature de Māyā et d'un rêve.
J'enseigne la non-existence des choses parce qu'elles ne portent les signes d'aucune nature
propre inhérente.
Il est vrai qu'en un sens elles sont vues et discriminées par les sens en tant qu'objets
individualisés; mais dans un autre sens, à cause de l'absence de toute caractéristique des
marques de la nature propre, elles ne sont pas vues mais ne sont qu'imaginées.
Dans un sens, on peut les saisir, mais dans un autre sens, on ne peut pas les saisir.

Lorsqu'il est clairement compris qu'il n'y a rien au monde qui ne soit qu'une vue de
l'esprit lui-même, la discrimination n'a plus lieu, et les sages sont installés dans leur vraie
demeure qui est le domaine de la quiétude.
Les ignorants discriminent et s'efforcent de s'ajuster aux conditions extérieures, et ont l'esprit
constamment perturbé; on imagine et on discrimine des irréalités, cependant que les réalités
ne sont pas vues et sont ignorées. Il n'en va pas de même avec les sages.
Pour illustrer: Ce que voient les ignorants, c'est comme la cité magiquement créée des
Gandharvas, où on peut voir des enfants, des rues et des maisons, et des marchands fantômes,
et des gens qui entrent et sortent.
Celle-ci, avec ses rues et maisons et ses gens qui entrent et sortent, on n'en pense pas qu'elle
soit née ou annihilée, parce qu'en ce cas, il n'est pas question de leur existence ou non-
existence.
De la même manière, j'enseigne, qu'il n'y a rien de fait ni de défait; qu'il n'y a rien qui soit en
rapport avec la naissance et la destruction sauf quand les ignorants chérissent des notions
faussement imaginées sur la réalité du monde extérieur. Lorsqu'on ne voit pas et qu'on ne juge
pas les objets selon ce qu'ils sont réellement en eux-mêmes, il y a discrimination et
attachement aux notions de l'être et du non-être, et de la nature propre individualisée, et aussi
longtemps que ces notions d'individualité et de nature propre persisteront, Les philosophes
devront expliquer le monde extérieur par une loi de causalité.
Cette position soulève la question d'une cause première que les philosophes apportent en
postulant que leur cause première, Ishvara et les éléments primaires, sont non-nés et non-
annihilés; position qui est sans preuve et irrationnelle.
Les gens ignorants et les philosophes mondains chérissent une sorte de non-naissance, mais ce
n'est pas la non-naissance que j'enseigne.

J'enseigne la "non-né-ité" de l'essence non-née de toutes choses, enseignement qui est


établi dans l'esprit des sages par leur auto-réalisation de la Noble Sagesse.
Une louche, de l'argile, un récipient, une roue, des semences ou des éléments ;
ce sont là des conditions extérieures ;
ignorance, discrimination, attachement, habitude, karma,
ce sont là des conditions intérieures.
Lorsqu'on considère cet univers tout entier comme une concaténation et rien d'autre qu'une
concaténation, alors l'esprit, par sa patiente acceptation de la vérité que toutes choses sont
non-nées, obtient la tranquillité.
CHAPITRE IV

PARFAITE CONNAISSANCE OU CONNAISSANCE DE LA RÉALITÉ.

Alors Mahāmati demanda au Béni du Ciel:


« Je vous en prie, parlez-nous, ô Béni du Ciel, des cinq Dharmas, que nous
puissions pleinement comprendre la connaissance parfaite?
Le Béni du Ciel répondit:
« Les cinq Dharmas sont:
apparence,
nom,
discrimination,
connaissance correcte,
et Réalité.

Par apparence on entend ce qui se révèle soi-même aux sens et à l'esprit discriminant et est
perçu comme forme, son, odeur, goût, et toucher.
De ces apparences se forment des idées,
comme l'argile, l'eau, une cruche, etc., par lesquelles on dit :
ceci est telle et telle chose et pas une autre;
ceci est un nom.
Lorsque les apparences sont contrastées et les noms comparés, comme quand on dit: ceci est
un éléphant, ceci est un cheval, une charrette, un piéton, un homme, une femme, ou ceci est
l'esprit et ce qui lui appartient; on dit des choses ainsi nommées qu'elles sont discriminées.
Comme on finit par voir ces discriminations comme mutuellement contraignantes, comme
vides de substance autonome, comme non-nées, c'est ainsi qu'on en vient à les voir comme
elles sont réellement, c'est-à-dire en tant que manifestations de l'esprit lui-même; ceci est la
connaissance correcte. Par elle les sages cessent de considérer les apparences et les noms
comme des réalités.
Lorsque apparences et noms sont mis de côté et que cessent toutes discriminations, ce qui
reste est la vraie et essentielle nature des choses et, comme rien peut être prédiqué selon la
nature de l'essence, on l'appelle «l'Ainsi-té» de la Réalité. Cette universelle, indifférenciée, non-
contemplée «Ainsi-té» est la seule réalité mais elle est diversement caractérisée par la Vérité,
l'Essence mentale, l'Intelligence transcendantale, la Noble Sagesse, etc.
Ce Dharma de l'absence d'image dans la Nature-essence de la Réalité ultime est le Dharma qui a
été proclamé par tous les bouddhas, et quand toutes choses sont comprises en plein accord
avec lui, on est en possession de la Parfaite Connaissance, et on est en route pour l'accession à
l'Intelligence transcendantale des Tathagatas.


Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:
« Ces trois natures propres
des choses, des idées, et de la Réalité,
doit-on les considérer comme inclues dans les Cinq Dharmas, ou selon qu'elles ont leurs propres
caractéristiques complètes en elles-mêmes.

Le Béni du Ciel répondit:


« Les trois natures propres, l'octuple système mental, et la double absence
d'existence propre sont toutes inclues dans les Cinq Dharmas.
La nature propre des choses, des idées, et de l'octuple système mental, correspond avec le
Dharma de l'apparence, du nom et de la discrimination ;
la nature propre de l'Esprit universel et de la Réalité correspond aux Dharmas de la
connaissance correcte et de «l'Ainsi-té».

En s'attachant à ce qui est vus par l'esprit lui-même, il y a une activité éveillée qui est perpétuée
par l'énergie de l'habitude qui devient manifeste dans le système mental, des activités du
système mental provient la notion d'une âme dotée d'une existence propre et de ses
possessions; les discriminations, attachements, et la notion d'une âme dotée d'une existence
propre, surgissant simultanément comme le soleil et ses rayons de lumière.
Par l'absence d'existence propre des choses, on entend que les éléments qui constituent les
agrégats de personnalité et son monde objectif étant caractérisés par la nature de Māyā et
dépourvus de quoi que ce soit qui puisse être appelé substance intrinsèque, ils sont donc non-
nés et n'ont pas de nature propre.
Comment peut-on dire des choses qu'elles ont une âme dotée d'une existence propre?
Par l'absence d'existence propre des personnes, on entend que dans les agrégats qui
constituent la personnalité il n'y a pas de substance intrinsèque, ni quoi que ce soit qui soit
comme une substance intrinsèque ni qui y appartienne.
Le système mental, qui est la marque la plus caractéristique de la personnalité, tire son origine
de l'ignorance, de la discrimination, du désir et des actes ;
et ses activités sont perpétuées par le fait
de percevoir, de saisir et de s'attacher aux objets
comme s'ils étaient réels.
La mémoire de ces discriminations, désirs, attachements et actes est emmagasinée dans
l'Esprit universel depuis des temps immémoriaux, continue de s'accumuler là où elle
conditionne l'apparence de la personnalité et de son environnement, et entraîne des
changements et une destruction constants d'un moment à l'autre.
Les manifestations sont comme une rivière, une semence, une lampe, un nuage, le vent;
l'esprit universel dans sa voracité à tout emmagasiner, est comme un singe qui ne reste jamais
au repos, comme une mouche toujours en quête de nourriture et sans partialité, comme un feu
qui n'est jamais satisfait, comme une machine à élever l'eau qui continue de tourner.
L'esprit universel comme souillé par l'énergie de l'habitude est comme un magicien qui fait
apparaître et se déplacer des choses et des gens fantômes. Une complète compréhension de
ces choses est nécessaire pour comprendre l'absence d'existence propre des personnes.
Il y a quatre sortes de Connaissance:
la connaissance de l'apparence,
la connaissance relative,
la connaissance parfaite,
et l'Intelligence transcendantale.

La connaissance de l'apparence appartient aux ignorants et aux simples d'esprit qui sont
assujettis à la notion de l'être et du non-être, et qui ont peur à l'idée d'être non-nés.
Elle est produite par la concordance de la triple combinaison et s'attache elle-même aux
multiplicités des objets; elle est caractérisée par l'appropriation et l'accumulation ; elle est
sujette à la naissance et à la destruction.
La connaissance de l'apparence appartient aux faiseurs de mots qui se régalent de
discriminations, d'assertions et de négations.
La connaissance relative appartient au monde mental des philosophes. Elle naît de la capacité
de l'esprit à arranger, combiner et analyser ces relations par ses pouvoirs de logique discursive
et d'imagination, en raison desquels il peut jeter un regard au sens et à la signification des
choses.
La connaissance parfaite appartient au monde des Bodhisattvas qui reconnaissent que toutes
choses ne sont que manifestations de l'esprit ; qui comprennent clairement la vacuité, la "non-
né-ité", l'absence d'existence propre de toutes choses ; et qui sont entrés dans une
compréhension des Cinq Dharmas, la double absence d'existence propre, et dans la vérité de
l'absence d'image.
La connaissance parfaite différencie les étapes de Bodhisattva, et est la piste et l'entrée dans
l'état exalté d'auto-réalisation de la Noble Sagesse.
La connaissance parfaite (jñana16) appartient aux Bodhisattvas qui sont entièrement libres du
dualisme de l'être et du non-être, de la non-naissance et de la non-annihilation, de toutes
assertions et négations, et qui, en raison de l'auto-réalisation, ont gagné une pénétration dans

16 Jñāna,connaissance, savoir.
Le jñāna est toujours une connaissance d'ordre supérieur, métaphysique et intuitif.
En ce sens, il se distingue de vijñāna, l'intellect, la connaissance discriminante.
Il concerne moins le mental ou la réflexion que le cœur.
Dans la philosophie indienne, Jñāna est la connaissance du lien qui lie le soi individuel, ātman, au Soi universel,
braman.
la vérité de l'absence d'existence propre et de l'absence d'image.
Ils ne discriminent plus le monde comme étant sujet à causalité: ils considèrent la causalité qui
règle le monde comme quelque chose de semblable à la fameuse cité des Gandharvas.
Pour eux, le monde est comme une vision et un rêve, il est comme la naissance et la mort de
l'enfant d'une femme stérile; pour eux, il n'y a rien qui évolue et rien qui disparaisse.
Les sages qui chérissent la connaissance parfaite peuvent être répartis en trois classes:
disciples, maîtres et Ārhats.

Les disciples ordinaires qui sont séparés des maîtres en tant que disciples ordinaires continuent
à chérir la notion d'individualité et de généralité;
les maîtres s'élèvent du rang des disciples ordinaires quand, abandonnant les erreurs
d'individualité et de généralité, ils s'accrochent encore à la notion d'une âme dotée d'une
existence propre, en raison de quoi ils s'en vont d'eux-mêmes dans la retraite et la solitude.
Les Ārhats se distinguent du lot lorsque l'erreur de toute discrimination est réalisée.
L'erreur discriminée par les sages se transforme en Vérité par vertu du retournement qui a lieu
au sein de la plus profonde conscience.
L'esprit, ainsi émancipé, pénètre dans la parfaite auto-réalisation de la Noble Sagesse.

Mais, Mahāmati, si tu soutiens qu'il existe une chose telle que la Noble Sagesse, cela ne
tient plus, car quoi que ce soit dont quelque chose est postulé participe en conséquence de la
nature de l'être et est donc caractérisé par la qualité de la naissance.
L'assertion même:
«Toutes choses sont non-nées»
en détruit la vérité. Il en va de même des postulats:
«Toutes choses sont vides»,
et «Rien n'a de nature propre» ;
tous deux sont intenables quand on les met sous forme d'assertion.
Mais quand on fait remarquer que toutes choses sont comme un rêve et une vision, cela
signifie que dans un sens ils sont perçus, et que dans un autre sens ils ne sont pas perçus ;
c'est-à-dire que dans l'ignorance ils sont perçus, mais que dans la connaissance parfaite ils ne
sont pas perçus.
Toutes assertions et négations étant des constructions intellectuelles, elles sont non-nées.
Même l'assertion que l'Esprit universel et la Noble Sagesse sont la Réalité ultime, est une
construction intellectuelle et, c'est pourquoi elle est non-née.
En tant que choses il n'y a pas d'Esprit universel, il n'y a pas de Noble Sagesse, il n'y a pas de
Réalité ultime.
La pénétration des sages qui se déplacent dans le domaine de l'absence d'image et sa solitude,
est pure. C'est-à-dire que pour les sages toutes choses sont balayées et que même l'état
d'absence d'image cesse d'exister.
CHAPITRE V

LE SYSTÈME MENTAL

Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:


« Je vous en prie, dites-nous, ô Béni du Ciel, ce qu'on entend par l'esprit (citta17)?
Le Béni du Ciel répondit: Toutes choses de ce monde, qu'elles soient apparemment
bonnes ou mauvaises,
défectueuses ou sans défaut,
productrices d'effet ou non-productrices d'effet,
réceptives ou non-réceptives,
peuvent être réparties en deux classes: mauvais écoulements et bien qui ne s'écoule pas.
Les cinq éléments de saisie qui constituent les agrégats de la personnalité, c'est-à-dire,
la forme, la sensation, la perception, la discrimination, et la conscience,
et qu'on s'imagine être bons et mauvais, prennent leur origine dans l'énergie de l'habitude du
système mental ; ce sont les mauvais écoulements de la vie.
Les réalisations spirituelles et les joies des Samadhis et la fructification des Samapatis18
auxquelles arrivent les sages grâce à leur auto-réalisation de la Noble Sagesse et qui culminent
dans leur retour et leur participation aux relations du triple monde sont appelées le bien qui ne
s'écoule pas.
Le système mental qui est la source des mauvais écoulements est constitué des cinq organes
sensoriels et de leurs représentations mentales sensorielles concomitantes (vijñanas) qui sont
tous unifiés dans l'esprit discriminant (manovijñana). Il y a une succession ininterrompue de
concepts sensoriels s'épanchant dans cet esprit discriminant ou pensant, qui les organise, les
discrimine et passe des jugements sur eux selon leur bonté ou leur méchanceté. Alors s'ensuit
une aversion envers eux ou un désir pour eux et de l'attachement et des actes; c'est ainsi que le
système tout entier poursuit de façon continue, lié ensemble de façon très compacte. Mais il
échoue à voir et à comprendre que ce qu'il voit, discrimine et saisit n'est qu'une manifestation
de sa propre activité et n'a pas d'autre base, et c'est ainsi que l'esprit continue de percevoir et
de discriminer erronément les différences de formes et de qualités, sans rester tranquille ne
fut-ce qu'une minute.

17 Dans le bouddhisme, citta, désigne ce qu'on appelle habituellement l'esprit : l'ensemble des fonctions mentales,
rationnelles, émotionnelles, conscientes ou inconscientes.

18 Samāpatti, est un terme sanskrit qui signifie tomber ou se trouver dans un état ou une condition, obtention ou
devenir.
Il y a dans le système mental trois modes distincts d'activité :
les représentations mentales sensorielles qui fonctionnent tout en demeurant dans leur nature
originelle,
les représentations mentales sensorielles comme produisant des effets,
et les représentations mentales sensorielles comme évoluant.

Dans leur fonctionnement normal, les représentations mentales sensorielles saisissent les
éléments appropriés du monde extérieur, par lesquels sensation et perception se produisent
instantanément et par degrés dans tous les organes sensoriels et toutes les représentations
mentales sensorielles, dans les pores de la peau, et même dans les atomes qui constituent le
corps, par lesquels le champ tout entier est appréhendé comme un miroir reflète les objets, et
sans se rendre compte que le monde extérieur lui-même n'est qu'une manifestation de l'esprit.
Le second mode d'activité produit des effets par lesquels ces sensations réagissent sur l'esprit
discriminant de façon à produire des perceptions, des attractions, des aversions, de la saisie,
des actes et des habitudes.
Le troisième mode d'activité est en rapport avec la croissance, le développement et la fin du
système mental, c'est-à-dire que le système mental est sujet à sa propre énergie de l'habitude
accumulée depuis des temps immémoriaux,
comme par exemple : la vision dans les yeux qui les prédispose à saisir et s'attacher aux formes
et apparences multiples.
De la sorte, les activités du système mental évoluant en raison de son énergie de l'habitude
entraînent des vagues d'objectivité en face de l'Esprit universel qui, en retour, conditionne les
activités et l'évolution du système mental.
Les apparences, la perception, l'attraction, la saisie, les actes, l'habitude, la réaction,
se conditionnent mutuellement de façon incessante, et c'est ainsi que les représentations
mentales sensorielles en fonctionnement, l'esprit discriminant et l'Esprit universel sont liés
ensemble.
Donc, en raison de la discrimination de ce qui par nature n'est que fausse-imagination irréelle et
erronée et semblable à Māyā, le raisonnement a lieu, l'action s'ensuit et son énergie de
l'habitude s'accumule, souillant par voie de conséquence la pure face de l'Esprit universel, avec
pour résultat que le système mental se met en marche et que le corps physique prend sa
genèse.
Mais l'esprit discriminant n'a pas pensé que, par ses discriminations et ses attachements, il
conditionne le corps tout entier et qu'ainsi les représentations mentales sensorielles et l'esprit
discriminant continuent d'être en relation mutuelle et en conditionnement mutuel de la façon
la plus intime et se construisent un monde de représentation des activités de sa propre
imagination.
De même qu'un miroir reflète les formes, les sens de la perception perçoivent les apparences
que l'esprit discriminant rassemble et s'active à discriminer, à nommer et à s'attacher.
Entre ces deux fonctions il n'y a pas d'espace, mais elles sont néanmoins mutuellement
contraignantes. Le sens percepteur saisit ce pour quoi il a une affinité, et il y a une
transformation qui a lieu dans leur structure en raison de laquelle l'esprit s'active à combiner,
discriminer, informer, et agir ; alors s'ensuit l'énergie de l'habitude et l'établissement de l'esprit
et sa continuation.

L'esprit discriminant, à cause de sa capacité à discriminer, juger, sélectionner et raisonner, est


également appelé l'esprit pensant, ou esprit intellectuel.
Il y a trois divisions de son activité mentale:
la représentations mentales qui fonctionne en connexion avec l'attachement aux objets et aux
idées,
la représentations mentales qui fonctionne en connexion avec les idées générales,
et la représentations mentales qui examine la validité de ces idées générales.

La représentations mentales qui fonctionne en connexion avec l'attachement aux objets et aux
idées, dérivée de la discrimination, discrimine l'esprit de ses processus mentaux et accepte les
idées en provenant comme étant réelles et s'y attache. On arrive ainsi à une variété de faux
jugements qui sont multiplicité, individualité, valeur, etc., une forte saisie se produit qui est
perpétuée par l'énergie de l'habitude et c'est ainsi que la discrimination continue à se postuler
elle-même.
Ces processus mentaux donnent lieu à des conceptions générales sur
la chaleur, la fluidité, la mobilité, et la solidité,
comme étant caractéristiques des objets de discrimination, cependant que l'attachement
tenace à ces idées générales donne lieu à des propositions, des raisonnements, des définitions,
et des illustrations, qui mènent toutes à l'assertion de la connaissance relative et à
l'établissement de la confiance en la naissance, en la nature propre, et en une âme dotée d'une
existence propre. Par la représentations mentales comme fonction examinatrice, on entend
l'acte intellectuel d'examiner ces conclusions générales selon leur validité, signification, et
fiabilité.
Ceci est la faculté qui amène à la compréhension, à la connaissance correcte et indique le
chemin de l'auto-réalisation.

Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:


« « Je vous en prie, dites-nous, ô Béni du Ciel, quelle est la relation de la
personnalité dotée d'une existence propre avec le système mental?
Le Béni du Ciel répondit:
« Pour l'expliquer, il est d'abord nécessaire de parler de la nature propre des cinq
agrégats de la saisie qui constituent la personnalité, quoique, comme je l'ai déjà montré, ils
sont vides, non-nés, et sans nature propre.

Ces cinq agrégats de la saisie sont:


la forme,
la sensation,
la perception,
la discrimination,
la conscience.

Parmi celles-ci, la forme appartient à ce qui est constitué de ce qu'on appelle les éléments
primaires, quoi qu'ils puissent être.
Les quatre agrégats qui restent sont sans forme et ne doivent pas être conçus comme quatre,
parce qu'ils se fondent imperceptiblement l'un dans l'autre.
Ils sont comme l'espace qu'on ne peut pas compter ; ce n'est que du fait de l'imagination qu'ils
sont discriminés et assimilés à l'espace.
Comme les choses sont dotées des apparences de l'être, des marques caractéristiques,
de la perceptibilité, de la demeure, du travail,
on peut dire qu'ils sont nés de causes productrices d'effets, mais on ne peut pas dire cela de
ces quatre agrégats intangibles car ils sont sans aucune forme de marques. Ces quatre agrégats
mentaux qui constituent la personnalité sont au-delà de la calculabilité, ils sont au-delà des
quatre propositions, ils n'ont pas à être prédiqués comme existants ou comme non-existants,
mais ensemble ils constituent ce qu'on connaît comme l'esprit mortel.
Ils sont encore plus de la nature de Māyā et oniriques que ne le sont les choses, néanmoins, en
tant qu'esprit mortel discriminant, ils obstruent l'auto-réalisation de la Noble Sagesse. Mais ce
n'est que par les ignorants qu'ils sont énumérés et pris pour une personnalité dotée d'une
existence propre; ce n'est pas ce que font les sages. Cette la discrimination des cinq agrégats
qui constituent la personnalité et qui servent de base pour une âme dotée d'une existence
propre et d'appui pour ses désirs et intérêts propres doit être abandonnée, et à la place, il est
préférable d'établir la vérité de l'absence d'image et de la solitude.


Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:
« Je vous en prie, parlez-nous, ô Béni du Ciel, de l'Esprit universel et de sa relation
au système mental inférieur?
Le Béni du Ciel répondit:
« Les représentations mentales sensorielles et leur esprit discriminant centralisé
sont en relation au monde extérieur qui est une manifestation de lui-même et qui se laisse aller
à percevoir, à discriminer, et à se saisir de ses apparences de la nature de Māyā.
L'Esprit universel (Alaya-vijñana) transcende toute individuation et toutes limites.
L'Esprit universel est absolument pur dans sa nature essentielle, subsistant inchangé et exempt
des défauts de l'impermanence, non perturbée par l'égoïsme, non troublé par les distinctions,
les désirs et les aversions.
L'Esprit universel est comme un grand océan: sa surface est ridée par des vagues et des lames
de fond mais ses profondeurs restent à jamais impassibles.
En lui-même il est dépourvu de personnalité et de tout ce qui y appartient, mais en raison des
souillures à sa surface, il est comme un acteur qui joue une variété de rôles, entre lesquels a lieu
un fonctionnement mutuel qui fait surgir le système mental.
Le principe de l'intellection se divise et l'esprit, les fonctions de l'esprit, les mauvais
écoulements de l'esprit, prennent leur individuation.
La septuple gradation de l'esprit apparaît: c'est-à-dire,
l'auto-réalisation intuitive, la discrimination pensante et désirante,
la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat, le toucher,
et toutes leurs interactions et réactions prennent leur envol.
L'esprit discriminant est la cause des représentations mentales sensorielles et leur support, et
avec elles, il est maintenu en fonctionnement alors qu'il décrit et s'attache à un monde des
objets, et alors, au moyen de son énergie de l'habitude, il souille la face de l'Esprit universel.
L'Esprit universel devient donc le magasin et le débarras de tous les produits accumulés de la
représentation mentale et de l'action depuis des temps immémoriaux.
Entre l'Esprit universel et l'esprit discriminant individuel, il y a l'esprit intuitif (manas19) qui
dépend de l'Esprit universel pour sa cause et son soutien et entre en relation avec les deux. Il
participe de l'universalité de l'Esprit universel, partage sa pureté, et comme elle, est au-dessus
de la forme et de la nature transitoire. C'est par l'esprit intuitif que se fait jour le bien sans
écoulements, qu'il est manifesté et réalisé. Il est heureux que l'intuition ne soit pas
momentané, car si l'éveil qui provient de l'intuition était momentané, les sages perdraient leur
«sagesse» ce qui n'est pas le cas. Mais l'esprit intuitif entre en relations avec le système mental
inférieur, partage ses expériences et réfléchit sur ses activités.
L'esprit intuitif ne fait qu'un avec l'Esprit universel, en raison de sa participation à l'Intelligence
transcendantale (Arya-jñana), et il ne fait qu'un avec le système mental de par sa
compréhension de la connaissance différenciée (vijñana).
L'esprit intuitif n'a pas de corps propre ni aucune des marques par lesquelles il pourrait être
différencié.
L'Esprit universel est sa cause et son soutien mais il a évolué avec la notion d'un existence
propre et de ce qui lui appartient, notion à laquelle il s'accroche et sur laquelle il réfléchit.
C'est par l'esprit intuitif, par la faculté d'intuition qui est un mélange, et de l'identité, et de la
perception, que l'inconcevable sagesse de l'Esprit universel est révélée et rendue réalisable.
Comme l'Esprit universel, il ne peut pas être la source de l'erreur.

19 Ce terme désigne le mental et parfois l'intellect (buddhi), ou encore l'inconscient (citta). Il a également le sens de
conscience ordinaire à l'état de veille ou ego.

Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:
« Je vous en prie, dites-nous, ô Béni du Ciel, ce qu'on entend par cessation du
système mental?

Le Béni du Ciel répondit:


« Les cinq fonctions sensorielles et leur fonction discriminante et pensante ont
leurs apparitions et leur fin complète d'un moment à l'autre.

Elles sont nées avec la discrimination comme cause, et avec


la forme, l'apparence et l'objectivité
étroitement liées ensemble comme condition.
L'envie de vivre est la mère, l'ignorance est le père.
L'avidité est multipliée par l'établissement de noms et de formes, et c'est ainsi que l'esprit
continue d'être mutuellement conditionnant et d'être conditionné.
L'erreur apparaît, la fausse-imagination en raison du plaisir et de la douleur apparaît,
et la voie de l'émancipation est bloquée par l'attachement aux noms et aux formes,
parce qu'on ne se rend pas compte qu'ils n'ont pas plus de fondement que les activités de
l'esprit lui-même.
Le système inférieur de représentations mentales sensorielles et l'esprit discriminant ne
souffrent pas réellement le plaisir et la douleur; ils s'imaginent seulement le faire.
Plaisir et douleur sont les trompeuses réactions de l'esprit mortel lorsqu'il se saisit d'un monde
objective imaginaire.
Il y a deux manières de cessation du système mental : en ce qui concerne la forme, et en ce qui
concerne la continuation.
En ce qui concerne la forme, les organes sensoriels fonctionnent par interaction de la forme, du
contact et de la saisie ; et ils cessent de fonctionner quand ce contact est rompu.
En ce qui concerne la continuation, quand cessent ces interactions de la forme, du contact et
de la saisie, il n'y a pas plus de continuation de la vue, de l'ouïe et d'autres fonctions
sensorielles ; avec la cessation de ces fonctions sensorielles, les discriminations, saisies et
attachements de l'esprit discriminant cessent; et avec leur cessation, les actes, les faits et leur
énergie de l'habitude cessent, et il n'y a plus d'accumulation de souillures karmiques sur la face
de l'Esprit universel.
Si l'esprit mortel évoluant était de même nature que l'Esprit universel, la cessation du système
mental inférieur entraînerait la cessation de l'Esprit universel, mais ils sont différents car l'Esprit
universel n'est pas la cause de l'esprit mortel. Il n'y a pas de cessation de l'Esprit universel dans
sa pure et essentielle nature. Ce qui cesse de fonctionner n'est pas l'Esprit universel dans sa
nature essentielle, mais bien la phénomène des souillures productrices d'effets sur sa face,
causées par l'accumulation d'énergie de l'habitude des activités de l'esprit mortel discriminant
et pensant. Il n'y a pas de cessation de l'esprit divin qui, en lui-même, est la demeure de la
Réalité et la Matrice de la Vérité.
Par cessation des représentations mentales sensorielles on entend, non pas la cessation de
leurs fonctions perceptives, mais la cessation de leurs activités discriminantes et nominatives
qui sont centralisées dans l'esprit mortel discriminant.
Par cessation du système mental dans son ensemble on entend, la cessation de la
discrimination, l'enlèvement des divers attachements, et donc l'enlèvement des souillures de
l'énergie de l'habitude sur la face de l'Esprit universel, souillures accumulées depuis des temps
immémoriaux en raison de ces discriminations, attachements, raisonnements erronés, et actes
consécutifs.
La cessation de l'aspect de continuation du système mental, c'est-à-dire que l'esprit mortel
discriminant le monde de Māyā et du désir disparaît tout entier. Le Nirvâna, c'est se débarrasser
de l'esprit mortel discriminant.
Mais la cessation de l'esprit discriminant ne peut avoir lieu tant qu'il n'y a pas eu retournement
au siège le plus profond de la conscience.

Il faut abandonner l'habitude mentale de regarder par l'esprit discriminant hors de soi sur un
monde objectif extérieur, et mettre en place une nouvelle habitude de se rendre compte de la
Vérité au sein de l'esprit intuitif en ne faisant plus qu'un avec La Vérité elle-même.
Et cela, jusqu'à ce qu'on arrive à cette auto-réalisation intuitive de la Noble Sagesse.
Le système mental évolutif continuera d'être.
Mais quand on arrive à une pénétration dans
les cinq Dharmas, dans les trois natures propres, et dans la double absence d'existence propre,
la voie s'ouvre alors pour que ce retournement ait lieu.

Avec la fin
du plaisir et de la douleur,
des idées contradictoires,
des troublants intérêts de l'égoïsme,
on arrive à un état de tranquillité dans lequel la vérité de l'émancipation est pleinement
comprise et où il n'y a plus de mauvais écoulements du système mental qui puissent interférer
avec la parfaite auto-réalisation de la Noble Sagesse.
CHAPITRE VI

L'INTELLIGENCE TRANSCENDANTALE

Alors Mahāmati dit:


« Je vous en prie, expliquez-nous, ô Béni du Ciel, ce qui constitue l'Intelligence
transcendantale?

Le Béni du Ciel répondit:


« l'Intelligence transcendantale est l'état intérieur d'auto-réalisation de la Noble
Sagesse. Elle est réalisée de façon soudaine et intuitive lorsqu'à lieu le «retournement» au plus
profond de la conscience; elle n'entre ni ne sort; elle est comme la lune vue dans l'eau.
L'intelligence transcendantale n'est pas sujette
à naissance ni à destruction;
elle n'a rien à voir avec
la combinaison ni avec la concordance;
elle est dépourvue
d'attachement et d'accumulation;
elle transcende tous les concepts dualistes.
Lorsqu'on considère l'Intelligence transcendantale, il faut garder quatre choses à l'esprit:
les mots,
les significations,
les enseignements
et la Noble Sagesse (Arya-prajñâ).
Les mots servent à exprimer les significations mais ils dépendent de la discrimination et de la
mémoire pour leur cause, et de l'emploi de sons et lettres par lesquels un transfert mutuel de
sens est possible. Les mots ne sont que des symboles qui peuvent, et ne peuvent pas, exprimer
clairement et pleinement le sens voulu; et, de plus, on peut comprendre les mots de façon très
différente de ce qu'entendait dire qui les a prononcés. Les mots ne sont ni différents ni non-
différents du sens et ce dernier se trouve dans la même relation par rapport à eux.
Si le sens était différent des mots, il ne pourrait pas être rendu manifeste au moyen de mots;
mais le sens est illuminé par les mots de même que les choses le sont par une lampe.
Les mots sont juste comme un homme transportant une lampe afin de regarder sa propriété,
ce qui lui permet de dire: « ceci est ma propriété. »
De même, au moyen des mots et du discours qui prennent leur origine dans la discrimination, le
Bodhisattva peut pénétrer le sens des enseignements des Tathagatas et par le sens il peut
entrer dans l'état exalté d'auto-réalisation de la Noble Sagesse, qui est, en lui-même, libre de la
discrimination entre les mots.

Mais si un homme s'attache au sens littéral des mots et s'accroche solidement à l'illusion que
les mots et le sens sont en accord, en particulier pour des choses comme le Nirvâna, qui est
non-né et immortel, ou selon les distinctions des Véhicules, des cinq Dharmas, des trois natures
propres, il échouera alors à comprendre le vrai sens et s'emmêlera dans les assertions et les
réfutations.
Tout comme les variétés d'objets qu'on voit et qu'on discrimine dans les rêves et les visions,
c'est erronément que l'on discrimine les idées et les postulats et l'erreur va se multipliant.
Les ignorants et les simples d'esprit déclarent que le sens n'est pas différent des mots, que tels
que sont les mots, ainsi est le sens. Ils pensent que comme le sens n'a pas de corps propre, il ne
peut donc pas être différent des mots et c'est pour cela qu'ils déclarent que le sens est
identique aux mots.
En ceci ils sont ignorants de la nature des mots, qui sont sujets à la naissance et à la mort, ce qui
n'est pas le cas du sens; les mots dépendent des lettres mais pas le sens; le sens est séparé de
l'existence et de la non-existence, il n'a pas de substrat, il est non-né.
Les Tathagatas n'enseignent pas un Dharma qui dépend des lettres.
Quiconque enseigne une doctrine qui dépendrait des lettres et des mots n'est qu'un bavard,
parce que la Vérité est au-delà des lettres, des mots et des livres.
Ceci ne signifie pas que lettres et livres ne disent jamais ce qui est en conformité avec le sens et
la vérité, mais que mots et livres sont dépendants des discriminations, alors que le sens et la
vérité ne sont pas ; qui plus est, mots et livres sont sujets à l'interprétation des esprits
individuels, cependant que le sens et la vérité ne le sont pas.
Mais si la Vérité n'est pas exprimée dans les mots et les livres, les écritures qui contiennent le
sens de la Vérité disparaîtraient, et sans les écritures il n'y aurait plus de disciples ni de maîtres,
ni de Bodhisattvas ni de Bouddhas, et il n'y aurait plus rien à enseigner.
Mais il ne faut pas s'attacher aux mots des écritures parce que même les textes canoniques
dévient parfois de leur cours direct à cause du fonctionnement imparfaits des esprits sensibles.

Moi-même et d'autres Tathagatas donnons des discours religieux en réponse aux divers
besoins et croyances de toutes les sortes d'êtres, afin de les libérer de la dépendance à la
fonction pensante du système mental, mais ils ne sont pas donnés pour prendre la place de
l'auto-réalisation de la Noble Sagesse.
Lorsque il y a admission de ce qu'il n'y a rien au monde qui ne soit une vue de l'esprit lui-même,
toutes les discriminations dualistes sont écartés, la vérité de l'absence d'image est comprise, et
on constate qu'elle est en conformité avec le sens plutôt qu'avec les mots et les lettres.
Les ignorants et les simples d'esprit étant fascinés par leur imaginations personnelles et leurs
raisonnements erronés, ils continuent de danser et de sauter partout, mais sont incapables de
comprendre le discours en mots sur la vérité de l'auto-réalisation, et à plus forte raison de
comprendre la Vérité elle-même.
Agrippés au monde extérieur, ils s'accrochent à l'étude de livres qui ne sont jamais qu'un
moyen, et ne savent pas vraiment comment s'assurer de la vérité de l'auto-réalisation, qui est la
Vérité non défigurée par les quatre propositions. L'auto-réalisation est un état exalté de
réalisation intérieure qui transcende toute pensée dualiste et qui est au-dessus du système
mental avec sa logique, son raisonnement, ses théories, et ses illustrations. Les Tathagatas font
des discours aux ignorants, mais soutiennent les Bodhisattvas lorsqu'ils voient l'auto-réalisation
de la Noble Sagesse.
Laissons donc chaque disciple faire bien attention à ne pas s'attacher aux mots comme étant
en parfaite conformité avec le sens, parce que la Vérité n'est pas dans les lettres.
Lorsqu'un homme pointe vers quelque chose ou quelqu'un du bout de son doigt, on pourrait
confondre le bout du doigt avec la chose vers laquelle on pointe;
de la même manière, les ignorants et les simples d'esprit, comme des enfants, sont incapables,
même au jour de leur mort, d'abandonner l'idée que le doigt que sont les mots, soit le sens lui-
même.
Ils ne peuvent réaliser la Réalité ultime à cause de leur attachement résolu à des mots qui ne se
voulaient rien d'autre qu'un doigt pointé.
Les mots et leur discrimination nous lient à la triste ronde des naissances dans le monde de
naissance-et-mort ; le sens reste seul et est un guide vers le Nirvâna.
On arrive au sens grâce à beaucoup d'étude, et on arrive à beaucoup de connaissances en
devenant familiers avec le sens et pas avec les mots; c'est pourquoi les chercheurs de vérité
s'approchent des sages avec révérence, et évident ceux qui se braquent sur des mots
particuliers.

Pour ce qui est des enseignements: il y a des prêtres et des prédicateurs populaires qui
s'adonnent aux rituels et aux cérémonies et qui sont habiles dans les diverses incantations et
dans les arts de l'éloquence; il ne faut pas les honorer ni les servir avec révérence, car ce que
l'on tire d'eux n'est que de l'excitation émotionnelle et un plaisir mondain; ce n'est pas le
Dharma.
De tels prédicateurs, par leur habile manipulation de mots et de phrases, et divers
raisonnements et incantations; qui ne sont que du babillage d'enfant, dans la mesure où on
peut faire croire ce qui n'est pas du tout en accord avec la vérité ni à l'unisson avec le sens; ne
font qu'exciter le sentiment et l'émotion, tout en stupéfiant l'esprit. Comme il ne comprend
pas lui même le sens des choses, il ne fait que confondre l'esprit de ses auditeurs avec ses vues
dualistes. Incapable de comprendre par lui-même qu'il n'y a rien que ce qui est vue de l'esprit,
et lui-même attaché à la notion de la nature propre des choses extérieures, et incapable à
distinguer un chemin d'un autre, il n'a pas de délivrance à offrir aux autres. Donc ces prêtres et
prédicateurs populaires qui sont habiles dans diverses incantations et habiles dans les art de
l'éloquence, ne s'étant jamais émancipés eux-mêmes de calamités telles que la naissance, la
vieillesse, la maladie, le chagrin, la lamentation, la souffrance et le désespoir, conduisent les
ignorants à la confusion au moyen de leurs divers mots, phrases, exemples, et conclusions.
Ensuite, il y a les philosophes matérialistes. Il ne faut ni leur montrer du respect ni leur rendre
service, parce que leur enseignement, quoiqu'ils puissent l'expliquer au moyen de centaines de
milliers de mots et de phrases, ne va pas au-delà des préoccupations de ce monde et de ce
corps, et à la toute fin, ils mènent à la souffrance. Comme les matérialistes ne reconnaissent
pas la vérité qui existe par elle-même, ils sont séparés en de nombreuses écoles, chacune
desquelles s'accroche à sa propre façon de raisonner.
Mais il y a ce qui n'appartient pas au matérialisme et qui n'est pas atteint par la connaissance
des philosophes qui s'attachent à de fausses-imaginations et à des raisonnements erronés
parce qu'ils n'arrivent pas à voir que, fondamentalement, il n'y a pas de réalité dans les objets
extérieurs. Lorsqu'on s'aperçoit qu'il n'y a rien au-delà de ce qui est vue de l'esprit lui-même, la
discrimination de l'être et du non-être cesse et c'est ainsi que dans le monde extérieur de
l'objet de la perception, rien ne reste que la solitude de la Réalité.
Ceci n'appartient pas aux philosophes matérialistes, c'est le domaine des Tathagatas.
Si ces choses sont imaginées comme des allées et venues du système mental,
une disparition et une apparition, une sollicitation, un attachement, une intense affection, une
hypothèse philosophique, une théorie, une demeure, un concept sensoriel, une attraction
atomique, un organisme, une croissance, la soif, la saisie, ces choses appartiennent au
matérialisme, elles ne sont pas de moi.
Ce sont des choses qui font l'objet d'intérêts mondains, qu'il faut sentir, manier et goûter ; ce
sont les choses qui apparaissent dans les éléments qui constituent les agrégats de la
personnalité, là où, à cause de la force procréatrice de la luxure, se produisent toutes sortes de
désastres:
la naissance, le chagrin, la lamentation, la souffrance, le désespoir, la maladie, la vieillesse, la
mort.
Toutes ces choses concernent des intérêts et des plaisirs mondains; elles se trouvent sur le
chemin des philosophes, qui n'est pas le chemin du Dharma. Lorsqu'on comprend la vraie
absence d'existence propre des choses et des personnes , la discrimination cesse de se soutenir
lui-même; le système mental inférieur cesse de fonctionner ; les divers stages du Bodhisattva se
suivent l'un l'autre.
Le Bodhisattva peut proférer ses dix vœux inépuisables et recevoir l'onction de tous les
bouddhas.
Le Bodhisattva devient maître de lui-même et de toutes choses en vertu d'une vie d'effort
spontané et de retrait rayonnant d'effort.
Le Dharma, qui est l'Intelligence transcendantale, transcende donc toute discrimination, tout
faux-raisonnement, tout système philosophique, tout dualisme.


Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel :

« Dans les Écritures, mention est faite de la Matrice de l'Ainsi-té,


(Tathagatagharba20) et il y est enseigné que ce qui en est né est par nature clair et pur,
originellement immaculé et doté des trente-deux marques d'excellence.
Ainsi qu'elle est décrite, il s'agit d'une gemme précieuse mais qui est cependant enveloppée
dans un vêtement sale, souillé par
l'avidité, la colère, la bêtise et la fausse imagination.
On nous enseigne que cette Nature-de-Bouddha immanente en chacun de nous est éternelle,
inaltérable, auspicieuse.
Mais ce qui est né de la Matrice de l'Ainsi-té n'est-il pas le même chose que la substance-âme
qu'enseignent les philosophes?

20 « Matrice » ou « embryon » de bouddha, encore appelé « nature de bouddha » ou « graine d'éveil », est le germe
renfermant la nature essentielle, universelle et immortelle présente en tout être sensible, cause et potentiel
d'illumination. Cette notion, inconnue du bouddhisme originel theravāda, fournit une base théorique à
l’élargissement de la pratique aux laïcs - une des caractéristiques du mahāyāna »- ainsi qu’à certaines pratiques de
méditation visant l’illumination subite, comme le zen ou le dzogchen. Il a pu également constituer un argument en
faveur du végétarisme.
Le Divin Atman tel qu'il est enseigné par eux est également dit être éternel, non-contemplé,
impérissable.
Y a t-il, ou n'y a t-il pas une différence?

Le Béni du Ciel répondit:


« Non, Mahāmati, ma Matrice de l'Ainsi-té n'est pas la même chose que le Divin
Atman tel qu'enseigné par les philosophes.
Ce que j'enseigne est l'Ainsi-té dans les sens du Dharmakaya, de l'Unité ultime, du Nirvâna, de la
vacuité, la « non-né-ité », de la non-qualification, dépourvus d'effort de la volonté.
La raison pour laquelle j'enseigne la doctrine de l'Ainsi-té, c'est que je cherche à amener les
ignorants et les simples d'esprit à mettre de côté leurs craintes quand ils écoutent à
l'enseignement de l'absence d'existence propre et qu'ils en viennent à comprendre l'état de
non-discrimination et l'absence d'image.
Les enseignements religieux des Tathagatas sont tout comme un potier qui fait différents
récipients de par sa propre habileté manuelle, avec l'aide d'un tour, d'eau et d'un fil, à partir
d'une masse d'argile, de même les Tathagatas par leur maîtrise des moyens habiles issus de la
Noble Sagesse, par divers termes, expressions, et symboles, prêchent la double absence
d'existence propre afin d'éliminer la dernière trace de la discrimination qui empêche leurs
disciples d'atteindre à l'auto-réalisation de la Noble Sagesse.
La doctrine de la Matrice de l'Ainsi-té est divulguée afin d'éveiller les philosophes de leur
attachement à la notion d'un Divin Atman en tant que personnalité transcendantale, de sorte
que leurs esprits qui se sont attaché à l'imaginaire notion d'une âme comme existant en soi,
puissent être rapidement éveillés à un état de parfait éclaircissement.
Toutes les notions telles que
la causalité, la succession, les atomes, les éléments primaires qui composent la personnalité,
l'âme personnelle, l'Esprit suprême, le Dieu souverain, le Créateur ;
sont toutes des imaginations et des manifestations de l'esprit.
Non, Mahāmati, la doctrine de la Matrice de l'Ainsi-té qu'enseigne le Tathagata n'est pas la
même que l'Atman des philosophes. Le Bodhisattva est dit avoir bien saisi l'enseignement des
Tathagatas quand, tout seul dans un endroit isolé, grâce à son Intelligence transcendantale, il
foule le chemin qui mène au Nirvâna. À partir de là, son esprit va se déployer en percevant, en
pensant, en méditant, et, en demeurant dans la pratique de la concentration jusqu'à ce qu'il
atteigne le «retournement» à la source de l'énergie de l'habitude, après quoi il mènera une vie
d'actes excellents. Son esprit concentré sur l'état de Bouddhéité, il deviendra absolument
familier avec la noble vérité de l'auto-réalisation ; il deviendra le parfait maître de son propre
esprit ; il sera comme une gemme irradiant de nombreuses couleurs ; il sera capable d'assumer
des corps de transformation ; il sera capable de pénétrer dans l'esprit de tous pour les aider; et;
finalement, en parcourant graduellement les étapes il s'affermira dans la parfaite Intelligence
transcendantale des Tathagatas.
Néanmoins, l'Intelligence transcendantale (Arya-jñana) n'est pas la Noble Sagesse (Arya-prajñâ)
, elle n'en est qu'une conscience intuitive.
La Noble Sagesse est un état parfait sans image : elle est la Matrice de l'Ainsité ; elle est l'Esprit-
divin-qui-conserve-Tout, lequel, dans son essence pure se maintient pour toujours dans la
Parfaite Patience et dans la Paisible Tranquillité.
CHAPITRE VII

L'AUTO-RÉALISATION

Alors Mahāmati dit:


« Je vous en prie, dites-nous, ô Béni du Ciel, quelle est la nature de l'auto-
réalisation grâce à laquelle nous pourrons accéder à l'Intelligence transcendantale?

Le Béni du Ciel répondit:


« L'intelligence transcendantale s'éveille lorsque l'Esprit intellectuel atteint ses
limites, et, si les choses sont ainsi réalisées dans leur nature véritable et essentielle, ses
processus mentaux, qui sont basés sur les idées spécifiques, les discriminations et les
jugements, doivent être transcendés par un appel à quelque faculté cognitive supérieure, si
tant est qu'existe une telle faculté supérieure.
Il existe une telle faculté dans l'Esprit intuitif (manas) dont nous avons vu qu'il est le lien entre
l'Esprit intellectuel et l'Esprit universel.
Tout en n'étant pas un organe individualisé comme l'esprit intellectuel, il a ce qui vaut bien
mieux : la dépendance directe d'avec l'Esprit universel. Bien que l'Intuition ne donne pas
d'information qui puisse être analysée et discriminée, elle apporte ce qui est de loin supérieur:
la Réalisation de Soi par l'Identification.

Mahāmati alors demanda au Béni du Ciel, en disant:


« Je vous en prie, dites-nous, ô Béni du Ciel, quels clairs entendements devrait
avoir un disciple sincère s'il doit réussir dans la discipline qui amène à l'auto-réalisation?
Le Béni du Ciel répondit:
« Il y a quatre choses par l'accomplissement desquelles le disciple sincère peut
atteindre la Réalisation de Soi et la Noble Sagesse, et devenir un Bodhisattva-Mahasattva:
d'abord ; il doit avoir une compréhension claire de ce que toutes choses ne sont que des
manifestations de l'esprit lui-même;
ensuite, il doit abandonner la notion de naissance, de demeure et de disparition;
troisièmement, il doit clairement comprendre le sans-existence-propre autant des choses que
des personnes ;
et quatrièmement, il doit avoir une vraie conception de ce qui constitue l'auto-réalisation de la
Noble Sagesse.
Pourvu de ces quatre entendements, les disciples sincères peuvent devenir des Bodhisattvas et
accéder à l'Intelligence transcendantale.
Pour ce qui est de la première : il doit reconnaître et être pleinement convaincu de ce que ce
triple monde n'est autre qu'une complexe manifestation de nos activités mentales; qu'il est
dépourvu d'une existence propre et de ses propriétés.
Qu'il n'y a ni
efforts, ni allées, ni venues.
Il doit reconnaître et accepter le fait que ce triple monde est manifesté et n'est imaginé comme
étant réel que sous l'influence de l'énergie d'habitude accumulée depuis des temps
immémoriaux, à cause de la mémoire, des fausses imaginations, des faux raisonnements et des
attachements aux multiplicités d'objets et de réactions, en proche relation et en conformité
aux idées de corps-propriété-et-demeure.
Pour la seconde chose; il doit reconnaître et être convaincu que toutes choses doivent être
vues en tant que formes vues dans une vision et dans un rêve, vides de substance, non-nées et
sans nature propre, que toutes choses n'existent qu'en raison d'un réseau compliqué de
causalité qui doit son apparition à la discrimination et à l'attachement et qui finit par
l'apparition du système mental ainsi que ses possessions et évolutions.
Pour ce qui est de la troisième; il doit reconnaître et accepter patiemment le fait que son
propre esprit et sa personnalité sont aussi des constructions de l'esprit, qu'ils sont vides de
substance, non-nés et sans existence propre.
Avec ces trois choses clairement à l'esprit, le Bodhisattva pourra pénétrer dans la vérité de
l'absence d'image.
Pour ce qui est de la quatrième, il doit avoir une vraie conception de ce qui constitue l'auto-
réalisation de la Noble Sagesse.

Premièrement, il n'est pas comparable aux perceptions atteintes par les représentations
mentales sensorielles, et pas non plus comparable à la cognition de l'esprit discriminant et
intellectuel. Les deux présupposent une différence entre soi et non-soi et la connaissance ainsi
atteinte est caractérisée par l'individualité et la généralité. L'auto-réalisation se fonde sur
l'identité et l'unité; il n'y a rien à discriminer ni à prédiquer à son sujet. Mais pour entrer dedans,
le Bodhisattva doit être libre de tous présupposés et attachements aux choses, aux idées et au
soi.

Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:


« Je vous en prie, parlez nous, ô Béni du Ciel, des caractéristiques des profonds
attachements d'existence et de comment on peut se détacher de l'existence?
Le Béni du Ciel répondit:
« Lorsqu'on tente de comprendre la signification des choses au moyen de mots
et des discriminations, il s'ensuit des attachements d'existence incommensurablement
profonds.
Par exemple: il y a les attachements profonds aux signes d'individualité, à la causalité, à
la notion de l'être et du non-être, à la discrimination de la naissance et de la mort, du faire et du
non-faire, à l'habitude de la discrimination lui-même duquel les philosophes dépendent tant.
Il y a trois attachements qui sont particulièrement profondément inscrits dans l'esprit de tous:
l'avidité, la colère et l'obsession,
qui se fondent sur
la luxure, la peur et l'orgueil.
Tout contre ces derniers, il y a
la discrimination
et le désir de procréation accompagné par l'excitation,
ainsi que l'avarice et l'amour du confort,
de même que le désir de la vie éternelle ;
et, ensuite, il y a une succession de renaissances
sur les cinq voies de l'existence et une continuation d'attachements.
Mais si ces attachements sont rompus, aucun signe d'attachement ni de détachement ne
demeurera parce que ils se fondent sur des choses qui sont non-existantes; quand cette vérité
est clairement comprise, le filet de l'attachement est dégagé.
Mais dépendant de, et s'attachant elles-mêmes à la triple combinaison qui travaille à l'unisson,
il y a l'apparition et la continuation du système mental qui fonctionne de façon incessante, et
c'est à cause de ça qu'il y a le postulat profondément ressenti, et de façon continue, de la
volonté de vivre. Lorsque la triple combinaison qui est cause du fonctionnement du système
mental cesse d'exister, il y a la triple émancipation et il n'y a pas d'apparition ultérieure
d'aucune combinaison. Lorsque l'existence et la non-existence du monde extérieur sont
reconnues comme surgissant de l'esprit lui-même, alors le Bodhisattva est préparé à pénétrer
dans l'état d'absence d'image et par là-même à voir dans la vacuité qui caractérise toute
discrimination et tout attachement profond qui en résulterait.
Par là-même, il ne verra pas de signes d'attachement ni de détachement profondément
enracinés ; par là-même il ne verra personne dans l'asservissement et personne dans
l'émancipation, à part ceux qui eux-mêmes chérissent l'asservissement et l'émancipation, parce
que dans toutes choses il n'y a pas de substance dont on pourrait se saisir.
Mais tant que ces discriminations sont chéris par les ignorants et les simples d'esprit ils
continuent de s'attacher eux-mêmes pour eux, et, comme les vers à soie, continuent de filer le
fil de leur discrimination et de s'envelopper eux-mêmes et d'autres, et sont charmés par leur
propre poison.
Mais pour les sages il n'y a pas de signes d'attachement ni de détachement ; tout est vu comme
demeurant dans la solitude où il n'y a pas d'évolution de la discrimination.
Mahāmati, quand toi et d'autres Bodhisattvas comprendrez bien la distinction entre
attachement et détachement, vous serez en possession de moyens habiles d'éviter de
s'attacher aux mots grâce auxquels on se met en frais de saisir les significations.
Libres de la domination des mots, vous pourrez vous établir là où il y aura un retournement au
plus profond de la conscience, ce qui vous permettra d'accéder à l'auto-réalisation de la Noble
Sagesse et de pouvoir pénétrer dans toutes les Terres de Bouddhas et toutes les assemblées.
Là vous serez marqués du sceau des pouvoirs, de la maîtrise de soi, des facultés psychiques, et
serez dotés de la sagesse et du pouvoir des dix vœux inépuisables, et irradierez les rayons
multicolores des Corps de Transformation.
Par là, vous brillerez sans effort comme la lune, le soleil, le joyau magique qui accorde les vœux,
et à chaque étape, vous observerez que les choses sont en parfaite unité avec vous-mêmes,
non-contaminées par aucune conscience de soi. Voyant que toutes choses sont comme un
rêve, vous pourrez arriver au niveau des Tathagatas et pourrez faire sur le Dharma des discours
au monde des êtres en accord avec leur besoins et serez capables de les libérer de toutes
notions dualistes et de toutes fausses discriminations.
Mahāmati, il y a deux façons de considérer l'auto-réalisation: c'est-à-dire, les enseignements à
son sujet, et la réalisation elle-même. Les enseignements, tels qu'ils sont diversement donnés
dans les neuf divisions des œuvres doctrinales, pour l'édification de ceux qui y sont enclins, par
des moyens et expédients habiles, sont destinés à éveiller dans tous les êtres une vraie
perception du Dharma. Les enseignements sont destinés à nous éloigner de toutes notions
dualistes de l'être et du non-être ainsi que de l'identité et de l'altérité. La réalisation elle-même
est au sein de la conscience intérieure. Il s'agit d'une expérience intérieure qui n'a pas de
connexion avec le système mental inférieur et ses discriminations de mots, d'idées et de
spéculations philosophiques. Elle éclaire de sa propre claire lumière pour révéler l'erreur et la
sottise des enseignements fabriqués par le mental, et réduit ainsi à l'impuissance les mauvaises
influences de l'extérieur, et à nous guide sans faute vers le domaine du bien sans écoulements.
Mahāmati, quand le disciple sincère et Bodhisattva est doté de ces pré-requis, la voie lui est
ouverte de la parfaite accession à l'auto-réalisation de la Noble Sagesse, et à la pleine
jouissance des fruits qui en résultent.

Alors Mahāmati interrogea le Béni du Ciel, en disant:


« Je vous en prie, parlez-nous, ô Béni du Ciel, du Véhicule Unique dont le Béni du
Ciel a dit qu'il caractérise l'accession à l'auto-réalisation intérieure de la Noble Sagesse?
Le Béni du Ciel répondit:
« Pour pouvoir rejeter certaines discriminations faciles et raisonnements erronés,
le Bodhisattva devrait se retirer dans un endroit calme et isolé où il pourra réfléchir en lui-
même sans compter sur personne d'autre, et là il faudra qu'il s'exerce à des avancées
successives au long des étapes; cette solitude est la caractéristique de l'accession intérieure à
l'auto-réalisation de la Noble Sagesse.
J'appelle ceci le Véhicule Unique, pas parce qu'il est le Véhicule Unique, mais parce que ce n'est
que dans la solitude qu'on peut reconnaître et réaliser la voie du Véhicule Unique.
Tant que l'esprit est distrait et fait un effort conscient, il ne peut pas y avoir de culmination en
ce qui concerne les divers véhicules ; ce n'est que lorsque l'esprit est seul et tranquille qu'il peut
abandonner les discriminations du monde extérieur et poursuivre la réalisation d'un domaine
intérieur là où il n'y a ni véhicule ni personne qui voyage dedans.
Je parle de trois véhicules afin de transporter les ignorants. Je ne parle pas beaucoup du
Véhicule Unique parce qu'il n'y a pas de façon dont les disciples sincères et les maîtres puissent
réaliser le Nirvâna, sans aide. Selon les discours des Tathagatas, il faut séparer, discipliner et
entraîner les disciples à la méditation et dhyâna, de sorte qu'ils aient l'aide de nombreux
artifices et expédients pour réaliser l'émancipation.
C'est parce que les disciples sincères et les maîtres n'ont pas totalement détruit l'énergie de
l'habitude du karma et les obstacles de la connaissance discriminante et de la passion humaine
qu'ils sont souvent incapables d'accepter la double absence d'existence propre et
l'inconcevable transformation de la mort, que je prêche le triple véhicule et pas le Véhicule
Unique.
Lorsque les disciples sincères se seront débarrassés de toute leur mauvaise énergie de
l'habitude et qu'ils auront été capables de réaliser la double absence d'existence propre, ils ne
seront plus intoxiqués par la béatitude des Samadhis et seront éveillés dans le domaine
supérieur du bien sans écoulements.
Étant éveillés dans le domaine du bien sans écoulements, ils pourront rassembler tous les pré-
requis à l'accession à la Noble Sagesse qui est au-delà des concepts et participe du pouvoir
souverain. Mais en réalité, Mahāmati, il n'y a pas de véhicules, et c'est ainsi que je parle du
Véhicule Unique. Mahāmati, l'admission plénière du Véhicule Unique n'a jamais été atteinte ni
par les disciples sincères, ni les maîtres, ni même par le grand Brâhma ; il n'a été atteint que par
les Tathagatas eux-mêmes.
C'est là le raisonnement qu'on appelle Véhicule Unique. Je n'en parle pas beaucoup parce qu'il
n'y a pas de façon dont les disciples sincères puissent réaliser Nirvâna sans aide.

Alors Mahāmati interrogea le Béni du Ciel, en disant:


« Quelles sont les étapes qui conduiront un disciple éveillé vers l'auto-réalisation
de la Noble Sagesse?

Le Béni du Ciel répondit:


« Le début se trouve dans la reconnaissance que le monde extérieur n'est qu'une
manifestation des activités de l'esprit lui-même, et que l'esprit le saisit comme un monde
extérieur simplement à cause de son habitude de la discrimination et du faux raisonnement.
Le disciple doit prendre l'habitude de considérer ces choses sincèrement.
Il doit reconnaître le fait que le monde n'a pas de nature intrinsèque, qu'il est non-né, qu'il est
comme un nuage qui passe, comme la roue imaginaire que fait un brandon qui tourne, comme
le château des Gandharvas, comme le reflet de la lune dans l'océan, comme une vision, un
mirage, un rêve.
Il doit arriver à comprendre que l'esprit dans sa nature essentielle n'a rien à voir avec la
discrimination ni la causalité; il ne doit pas écouter les discours fondés sur des termes et
qualifications imaginaires ; il doit comprendre que l'Esprit universel dans sa pure essence est un
état d'absence d'image, que ce n'est qu'à cause des souillures accumulées sur sa face que la
propriété-et-demeure-du-corps semblent être ses manifestations, que dans sa propre pure
nature il n'affecte pas, et n'est pas affecté par des changements comme l'apparition, la durée
et la destruction; il doit pleinement comprendre que toutes ces choses proviennent du réveil de
la notion d'une âme dotée d'une existence propre et de son esprit conscient.
Alors, Mahāmati, laisse ces disciples qui souhaitent réaliser la Noble Sagesse en suivant le
Véhicule du Tathagata se désister de toute discrimination et raisonnement erroné à propos de
la personnalité et de son monde sensoriel ou à propos d'idées comme la causalité, l'apparition,
la durée et la destruction, et qu'ils s'exercent dans la discipline de dhyâna qui amène à la
réalisation de la Noble Sagesse.
Pour pratiquer dhyâna, le disciple sincère devrait se retirer dans un endroit tranquille et
solitaire, en se rappelant que les habitudes d'une vie de pensée discriminante ne peuvent se
rompre ni facilement ni rapidement. Il y a quatre sortes de méditation de concentration
(dhyâna):
Le dhyâna que pratiquent les ignorants ;
le dhyâna consacré à l'examen du sens ;
le dhyâna qui a «l'Ainsi-té» (tathata21) pour objet ;
et le dhyâna des Tathagatas.

Le dhyâna que pratiquent les ignorants est celui auquel ont recours ceux qui suivent l'exemple
des disciples et des maîtres mais qui ne comprennent pas son but et, c'est pour ça que cela
devient juste s'asseoir avec l'esprit vide.
Ce dhyâna est également pratiqué par ceux qui, méprisant le corps, le voient comme une
ombre et un squelette plein de souffrances et d'impureté, et qui, s'accrochant pourtant à la
notion d'une existence propre, cherchent à accéder à l'émancipation par la seule cessation de
la pensée.
Le dhyâna consacré à l'examen du sens, est celui que pratiquent ceux qui, percevant que des
idées comme le soi, l'autre et les deux, soutenues par les philosophes, sont intenables et qui
sont passés au-delà la double-absence d'existence propre, consacrent leur dhyâna à un examen
de la signification de l'absence d'existence propre et des différentiations des étapes des
Bodhisattvas.
Le dhyâna avec le Tathata, ou «l'Ainsité», ou l'Unité, ou le Nom divin, est ce que pratiquent ceux
des disciples sincères et maîtres qui, tout en reconnaissant pleinement la double absence
d'existence propre et l'absence d'image de Tathata, s'accrochent pourtant à la notion de
Tathata ultime.
Le dhyâna des Tathagatas est le dhyâna de ceux qui entrent dans l'étape de l'Ainsité et qui, en
demeurant dans la triple béatitude qui caractérise l'auto-réalisation de la Noble Sagesse, se
consacrent au salut de tous les êtres, pour qu'ils accomplissent les travaux incompréhensibles
nécessaires à leur émancipation. Ceci est le pur dhyâna des Tathagatas. Lorsque toutes les
choses et idées mineures sont transcendées et oubliées, et qu'il ne reste qu'un parfait état
d'absence d'image où Tathagata et Tathata sont fondues en une parfaite Unité, alors les
Bouddhas viendront tous ensemble de leurs Terres de Bouddhas et la personne, avec leurs
mains brillantes posées sur son front, deviendra à son tour un Tathagata.

21 En chinois ;眞如 : zhēnrú /chen-ju; en coréen ;진여, jinyeo ; en japonais ; 真如, shinnyo) est généralement traduit
par « ainséité ». Il exprime la vraie nature de la réalité à un moment donné.
CHAPITRE VIII

L'ACCESSION À L'AUTO-RÉALISATION

Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:


« Je vous en prie, dites-nous en plus sur ce qui constitue l'état d'auto-réalisation ?

Le Béni du Ciel répondit:


« Dans la vie d'un disciple sincère il y a deux aspects qu'il doive distinguer:
ce sont l'état d'attachement aux natures propres, état qui provient de la discrimination de lui-
même et du champ de conscience auquel il est apparenté;
et ensuite, l'excellent état exalté de l'auto-réalisation de la Noble Sagesse.
Cet état d'attachement aux discriminations de la nature propre des choses, des idées et du soi
s'accompagne d'émotions de plaisir ou d'aversion selon l'expérience ou ainsi qu'il est exposé
dans les livres de logique. Se conformant à l'absence d'existence-propre des choses et
repoussant les vues fausses sur son existence-propre, il doit abandonner ces pensées et s'en
tenir fermement au trajet d'ascension continue par toutes les étapes.
L'état exalté de l'auto-réalisation tel qu'il se rapporte à un disciple sincère est un état de
concentration mentale dans lequel il cherche à s'identifier à la Noble Sagesse.
Dans cet effort il doit tenter d'annihiler toutes les pensées et notions errantes qui relèvent de
l'externalité des choses, et toute idée d'individualité et de généralité, de souffrance et
d'impermanence, et cultiver l'idée la plus noble de l'absence d'existence-propre, de la vacuité
et de l'absence d'image; c'est ainsi qu'il accédera à une réalisation de la vérité qui soit libre de
passion et qui sera pour toujours sereine.
Lorsque cet effort actif de concentration mentale réussit il est suivi d'un état de Samadhi plus
passif et réceptif, dans lequel le disciple sincère va pénétrer dans le domaine bienheureux de la
Noble Sagesse et où il fera l'expérience de ses achèvements dans les transformations de
Samapatti.
Ceci sera la première expérience pour un disciple sincère de l'état exalté de réalisation, mais
pour l'heure il n'y aura pas encore d'abandon de l'énergie de l'habitude ni de libération des
transformations de la mort.
Ayant atteint cet état exalté et bienheureux de réalisation dans la mesure où il peut être atteint
par les disciples, le Bodhisattva ne doit pas s'adonner à la jouissance de sa béatitude, car cela
signifierait la cessation, mais il doit penser avec compassion aux autres êtres et maintenir frais
ses vœux originels; il ne devrait jamais se reposer ni s'adonner à la béatitude des Samadhis.
Cependant, Mahāmati, les disciples sincères continuent de tenter d'avancer sur la voie qui
amène à la pleine réalisation. Il y a un danger contre lequel ils doivent être prévenus. Les
disciples peuvent ne pas apprécier que le système mental, à cause de son énergie de l'habitude
accumulée, continue de fonctionner, plus ou moins inconsciemment, aussi longtemps qu'ils
vivent. Ils peuvent parfois penser qu'ils peuvent accélérer l'accession à leur but de tranquillité
en supprimant entièrement les activités du système mental.
Ceci est une erreur, car même si les activités de l'esprit étaient supprimées, l'esprit continuerait
encore de fonctionner parce que les semences de l'énergie de l'habitude y demeureront. Ce
qu'ils croient être l'extinction de l'esprit, n'est en réalité que le non-fonctionnement du monde
extérieur de l'esprit auquel ils ne sont plus attachés. C'est-à-dire que le but de la tranquillité ne
s'atteint pas en supprimant toute activité de l'esprit mais en se débarrassant des
discriminations et des attachements.
Ensuite, il y en a d'autres qui, par peur de la souffrance qui tient aux discriminations de la vie et
de la mort, recherchent imprudemment le Nirvâna. Ils en sont venus à voir que toutes les
choses sujettes à la discrimination n'ont pas de réalité et s'imaginent ainsi que le Nirvâna doit
consister dans l'annihilation des sens et de leur champs de sensation; ils ne se rendent pas
compte que la naissance-et-mort et le Nirvâna ne sont pas séparés l'un de l'autre. Ils ne savent
pas que le Nirvâna est l'Esprit universel dans sa pureté. C'est pourquoi ces personnes stupides
qui s'accrochent à la notion que le Nirvâna est un monde par lui-même extérieur à ce qui est vu
par l'esprit, ignorant tous les enseignements des Tathagatas à propos du monde extérieur,
continuent de rouler eux-mêmes avec la roue de la naissance-et-mort.
Mais quand ils font l'expérience du retournement au plus profond de leur conscience qui doit
entraîner la parfaite auto-réalisation de la Noble Sagesse, alors ils comprennent.
Le vrai fonctionnement de l'esprit est très subtil et difficile à comprendre pour les jeunes
disciples, même les maîtres avec tous leur pouvoirs de connaissance correcte et leurs Samadhis
le trouvent souvent déconcertant.
Seuls les Tathagatas et les Bodhisattvas qui ont fermement établi le septième stade peuvent
pleinement comprendre son fonctionnement.
Ces disciples sincères et ces maîtres qui souhaitent pleinement comprendre tous les aspects
des différents stades de l'état de Bodhisattva grâce à la connaissance correcte doivent le faire
en se convainquant absolument que les objets de la discrimination ne sont que vus être ainsi
par l'esprit, en se tenant loin de toute discrimination et tous faux raisonnements qui sont aussi
du fait de l'esprit lui-même, en cherchant pour toujours à voir choses réellement
(yathabhutam22), et en plantant des racines de bonté dans les Terres de Bouddhas qui ne
connaissent pas de limites dues à des différentiations.
Pour faire tout cela, le Bodhisattva doit bien se garder de tous troubles, excitations sociales et
endormissements; qu'il se garde des traités et écrits des philosophes mondains, et du rituel et
des cérémonies des prêtres professionnels. Qu'il se retire dans un endroit isolé, dans les forêts
et qu'il s'y consacre à la pratique des diverses disciplines spirituelles, car ce n'est qu'ainsi qu'il
deviendra capable d'atteindre en ce monde de multiplicités une vraie pénétration du
fonctionnement de l'Esprit universel dans son Essence. Là, entourés par leurs bons amis les
Bouddhas, les disciples sincères seront capables de comprendre la signification du système
mental et sa place en tant qu'agent de médiation entre le monde extérieur et l'Esprit universel,
et il deviendra capable de traverser l'océan de la naissance-et-mort qui surgit de l'ignorance, du
désir et des actes.
Étant arrivé à un complet entendement du système mental, des trois natures propres, de la
double absence d'existence-propre, et s'étant établi dans la proportion d'auto-réalisation qui
accompagne cette réalisation, toutes choses auxquelles il peut arriver par sa connaissance
correcte, la voie sera libre pour les progrès ultérieurs du Bodhisattva tout au long des étapes de
l'état de Bodhisattva.

22 La conformité des choses à la réalité. La vraie nature d'un phénomène, ou l'expérience directe dépouillée de la
superposition des faux-concepts, tels que l'idée d'une identité inhérente et permanente (ātman). Le terme est d'usage
dans le Mahāyāna pour la vacuité (śūnyatā), l'actualité (tattva), l'ainsité (tathatā), parmi d'autres notions.
Le disciple devrait alors abandonner l'entendement de l'esprit auquel il est arrivé par la
connaissance correcte, qui, en comparaison avec la Noble Sagesse, n'est qu'un âne boiteux, et
en pénétrant dans les huit stades de l'état de Bodhisattva, il lui faudrait alors se discipliner lui-
même dans la Noble Sagesse selon ses trois aspects.
Ces aspects sont:
Tout d'abord, l'absence d'image qui vient au premier plan quand tout ce qui appartient à l'état
de disciple, de maître et de philosophe est absolument maîtrisé.
En second, le pouvoir ajouté par tous les bouddhas en raison de leurs vœux originels y-compris
l'identification de leurs vies, le partage de leurs vies et de leurs mérites avec toutes les formes
sensibles de vie.
Troisièmement, la parfaite auto-réalisation que cela n'a été jusque là réalisé que dans une
certaine mesure.
Alors que le Bodhisattva réussit à se détacher lui-même de la considération de toutes
choses, y-compris sa propre existence imaginée dans sa nature de phénomène, et réalise les
états de Samadhi et de Samapatti par lesquels il compasse le monde comme une vision et un
rêve, soutenu par tous les bouddhas, il sera capable de poursuivre vers la pleine réalisation du
stade de Tathagata, qui est la Noble Sagesse elle-même. Ceci est la nature triple de la noble vie
et c'est équipée de cette nature triple que l'on atteint la parfaite auto-réalisation de la Noble
Sagesse.

Alors Mahāmati interrogea le Béni du Ciel, en disant:


« Béni du Ciel, la purification des mauvais écoulements de l'esprit qui proviennent
de l'attachement aux notions d'un monde objectif et d'une âme empirique est-elle graduelle ou
instantanée?

Le Béni du Ciel répondit:


« Il y a trois écoulements caractéristiques de l'esprit, c'est-à-dire,
les mauvais écoulements qui surgissent de la soif, de la saisie et de l'attachement;
les mauvais écoulements qui sont produits par les illusions de l'esprit et les obsessions de
l'égoïsme;
et du bien sans écoulements qui est produit par la Noble Sagesse.

Les mauvais écoulements qui ont lieu du fait de reconnaître un monde extérieur, qui en vérité
n'est qu'une manifestation de l'esprit, et du fait de s'y attacher, sont graduellement purifiés et
pas de façon instantanée. Le bon comportement ne peut venir que par voie de contrainte et
d'effort. C'est comme un potier qui fait des pots qui sont faits graduellement et avec attention
et effort. C'est comme la maîtrise de la comédie, de la danse, du chant, du jeu de luth, de
l'écriture et de tout autre art; il doit être acquis graduellement et laborieusement.
Ses récompenses seront une pénétration éclairante dans la vacuité et l'impermanence de
toutes choses.
Les mauvais écoulements qui sont le fruit des illusions de l'esprit et des obsessions de
l'égoïsme, concernent la vie mentale plus directement et sont des choses comme la peur, la
colère, la haine et l'orgueil; on les purifie par l'étude et la méditation et cela aussi doit être
atteint graduellement et pas de façon instantanée. C'est comme le fruit de l'amra qui mûrit
lentement; c'est comme l'herbe, les buissons, les herbes et les arbres qui poussent
graduellement en terre. Chacun doit suivre la voie de l'étude et de la méditation graduellement
et avec effort par lui-même, mais en vertu des vœux originels des Bodhisattvas et de tous les
Tathagatas qui ont consacré leurs mérites et identifié leurs vies à toute vie animée qui puisse
être émancipée, ils ne manquent pas d'aide et d'encouragements; mais même avec l'aide des
Tathagatas, la purification des mauvais écoulements de l'esprit est au mieux lente et graduelle,
mais requiert et du zèle et de la patience. Sa récompense est la compréhension graduelle de la
double absence d'existence-propre et sa patiente acceptation, et les pieds bien posés sur les
étapes de l'état de Bodhisattva.
Mais du bien sans écoulements qui vient avec l'auto-réalisation de la Noble Sagesse, il y a une
purification qui vient de façon instantanée par la grâce des Tathagatas.
C'est comme un miroir qui reflète toutes formes et images de façon instantanée et sans
discrimination;
c'est comme le soleil ou la lune qui révèle toutes formes de façon instantanée et les illumine
sans passion avec sa lumière.
De la même manière les Tathagatas conduisent les disciples sincères à un état d'absence
d'image ; toutes les accumulations de l'énergie de l'habitude et du karma qui s'accumule depuis
des temps immémoriaux à cause d'attachement à des vues erronées qui ont été nourries à
propos d'une âme dotée d'une existence-propre et de son monde extérieur, sont nettoyées,
révélant ainsi de façon instantanée le domaine de l'Intelligence transcendantale qui appartient
à la Bouddhéité. Tout comme l'Esprit universel souillé par des accumulations d'énergie de
l'habitude et de karma révèle des multiplicités d'âmes et de leur mondes extérieurs de fausse-
imagination, de même l'Esprit universel nettoyé de ses souillures par les purifications
graduelles des mauvais écoulements qui viennent par l'effort, l'étude et la méditation, et par
l'auto-réalisation graduelle de la Noble Sagesse brille, à la toute fin, de façon instantanée,
comme le Dharmata Bouddha brillant spontanément des rayons qui sortent de sa pure nature
propre. Par lui, la mentalité de tous les Bodhisattvas mûrit de façon instantanée: ils se trouvent
eux-mêmes dans les demeures palatines des cieux Akanistha, qui eux-mêmes irradient
spontanément les divers trésors de son abondance spirituelle.
CHAPITRE IX

LE FRUIT DE L'AUTO-RÉALISATION

Mahāmati demanda au Béni du Ciel:


« Je vous en prie, dites nous, ô Béni du Ciel, ce qu'est la fructification qui vient
avec l'auto-réalisation de la Noble Sagesse?

Le Béni du Ciel répondit:


« Tout d'abord, il se produira une pénétration éclairante dans le sens et la
signification des choses à la suite de quoi il y aura une pénétration révélatrice dans la
signification des idéaux spirituels (Pâramitâ23) grâce à laquelle le Bodhisattva pourra pénétrer
plus profondément dans la demeure de l'absence d'image, pourra faire l'expérience de
Samadhis supérieurs et passer graduellement à travers les stades supérieurs de l'état de
Bodhisattva.
Après avoir vécu le retournement au plus profond de la conscience, ils feront l'expérience
d'autres Samadhis jusqu'au plus élevé, le Vajravimbopama, qui appartient aux Tathagatas et à
leurs transformations.
Ils pourront pénétrer dans le domaine de la conscience qui se trouve au-delà de la conscience
du système mental, même la conscience de l'Ainsi-té. Ils seront comme dotés de tous les
pouvoirs, facultés psychiques, maîtrise de soi, compassion aimante, moyens habiles, et capacité
à pénétrer dans d'autres Terres de Bouddhas.
Avant qu'ils aient atteint l'auto-réalisation de la Noble Sagesse ils avaient été influencés par les
intérêts propres de l'égoïsme, mais après leur accession à l'auto-réalisation ils se verront eux-
mêmes réagir spontanément aux impulsions d'un grand cœur compatissant doté de moyens
habiles et sans limites sincèrement et pleinement consacré à l'émancipation de tous les êtres.

23 Pāramitā, qu'on traduit souvent par « perfection », signifie littéralement «aller au-delà» ou «atteindre l'autre rive»,
pāra signifiant aussi rive et but. On le traduit donc encore par «vertus transcendantes».
Pāramitā désigne la pratique d'une vertu qui, menée vers sa perfection, permet d’accéder à l’éveil, c’est-à-dire au
nirvāna.
Mahāmati dit:
« Béni du Ciel, parlez-nous du pouvoir de soutien des Tathagatas par lequel les
Bodhisattvas sont aidés dans leur accession à l'auto-réalisation de la Noble Sagesse?

Le Béni du Ciel répondit:


« Il y a deux sortes de pouvoir de soutien, qui sont issus des Tathagatas et sont au
service des Bodhisattvas, qui les soutiennent et devant lesquels les Bodhisattvas devraient se
prosterner et montrer leur appréciation en posant des questions.
La première sorte de pouvoir de soutien est la propre adoration et foi dans les Bouddhas par le
Bodhisattva, grâce auxquelles les Bouddhas sont capable de se manifester eux-mêmes et
d'apporter leur aide et à les ordonner de leurs propres mains.
La seconde sorte de pouvoir de soutien est le pouvoir qui irradie des Tathagatas, ce qui permet
aux Bodhisattvas d'accéder aux, et de passer à travers les divers Samadhis et Samapattis sans
se laisser intoxiquer par leur béatitude.
Soutenu par le pouvoir des Bouddhas, le Bodhisattva, même au premier stade, pourra accéder
au Samadhi appelé Lumière du Mahâyana.
Dans ce Samadhi, les Bodhisattvas prendront conscience de la présence des Tathagatas
provenant de toutes leur différentes demeures dans les dix quartiers pour impartir aux
Bodhisattvas leur pouvoir de soutien de différentes façons.
De même que le Bodhisattva Vajragarbha fut soutenu dans ses Samadhis et de même que
beaucoup d'autres Bodhisattvas de pareils degré et vertu ont été soutenus, de même tous les
disciples sincères, maîtres et Bodhisattvas pourront faire l'expérience de ce pouvoir de soutien
des Bouddhas dans leur Samadhis et Samapattis.
La foi du disciple et le mérite du Tathagata sont deux aspects du même pouvoir de soutien et
c'est par lui seul que les Bodhisattvas peuvent ne faire qu'un avec la compagnie des Bouddhas.

Quels que soient les Samadhis, facultés psychiques et enseignements qui sont réalisée par les
Bodhisattvas, ils ne sont rendus possibles que par le pouvoir de soutien des Bouddhas ; s'il en
était autrement, les ignorants et les simples d'esprit seraient en mesure d'accéder à la même
fructification.
Partout où entrent les Tathagatas avec leur pouvoir de soutien, il y aura de la musique, pas
seulement de la musique faite par des lèvres humaines et jouée par des mains humaines sur
divers instruments, mais il y aura de la musique dans l'herbe, les buissons et les arbres, dans les
villes et les montagnes, et les palais et les masures; bien plus y aura-t-il de la musique dans le
cœur de ceux qui sont dotés de sentiment.
Les sourds, les muets et les aveugles seront guéris de leurs déficiences et se réjouiront dans
leur l'émancipation.
Telle est l'extraordinaire vertu du pouvoir de soutien imparti par les Tathagatas.
Grâce au transfert de ce pouvoir de soutien, les Bodhisattvas sont en mesure d'éviter les maux
de la passion, de la haine et du karma asservissant; ils sont en mesure de transcender le dhyâna
des débutants et à avancer au-delà de l'expérience et de la vérité déjà atteintes; ils sont en
mesure de démontrer les Pâramitâs ; et finalement, d'accéder aux stades de l'Ainsité.
Mahāmati, si ce n'était de ce pouvoir de soutien, ils retomberaient dans les voies et pensées
des philosophes, des disciples peu exigeants ou mal intentionnés, et passeraient ainsi à côté de
la réalisation la plus élevée. Pour ces raisons, les disciples et Bodhisattvas sincères sont
soutenus par le pouvoir de tous les Tathagatas.

Alors Mahāmati dit:


« Il a été dit par le Béni du Ciel que c'est en accomplissant les six Pâramitâs qu'on
réalise la Bouddhéité. Je vous en prie, dites-nous ce que sont les Pâramitâs, et comment elles
doivent être accomplies?

Le Béni du Ciel répondit:


« Les Pâramitâs sont des idéaux de perfection spirituelle qui doivent être le guide
des Bodhisattvas sur le chemin de l'auto-réalisation.
Il y en a six mais ils faut les considérer de trois différentes façons selon à les progrès du
Bodhisattva à travers les étapes.
En tout premier, ils faut les considérer comme des idéaux pour la vie mondaine;
ensuite comme des idéaux pour la vie mentale;
et, finalement, comme des idéaux de la vie spirituelle et intuitive.
Dans la vie mondaine où on tient encore solidement à la notion d'une âme dotée d'une
existence-propre et à ce qui s'y rapporte, et s'agrippant solidement aux discriminations du
dualisme, ne fut-ce que pour les bénéfices mondains, on devrait chérir les idéaux
de charité, de bon comportement, de patience, de zèle, de prévenance et de sagesse.
Même dans la vie mondaine, la pratique de ces vertus rapportera des récompenses de bonheur
et de succès.
C'est d'autant plus que, dans leur monde mental, leur pratique apportera aux disciples sincères
et maîtres les joies de l'émancipation, de l'éveil et de la paix de l'esprit, parce que les Pâramitâs
sont fondées sur la connaissance correcte et conduisent aux pensées de Nirvâna, même si le
Nirvâna de leurs pensées est pour eux-mêmes.
Dans le monde mental, les Pâramitâs deviennent plus idéales et sympathiques ; la charité ne
pourra plus s'exprimer dans des dons impersonnels mais requerra les dons plus précieux de la
sympathie et de la compréhension ; le bon comportement requerra quelque chose de plus
qu'une conformité superficielle avec les cinq préceptes parce qu'à la lumière des Pâramitâs il
faudra pratiquer l'humilité, la simplicité, la mesure et le don de soi.
La patience requerra quelque chose de plus que l'indulgence pour les circonstances extérieures
et le tempérament des autres: il faudra désormais faire preuve de patience avec soi-même.
Le zèle requerra quelque chose de plus que l'industrie et les démonstrations superficielles de
sérieux: il faudra plus de contrôle de soi dans les tâches qui consistent à suivre le Noble Sentier
et à manifester le Dharma dans sa propre vie. La prévenance cédera la place à l'attention,
cependant que la discrimination des significations, des déductions logiques et des
rationalisations cédera la place aux intuitions de signification et d'esprit.
Le Pâramitâ de Sagesse (Prajñâ24) n'aura plus à faire avec la sagesse pragmatique et l'érudition,
mais se révélera lui-même dans sa vrai perfection de Vérité englobante qu'est l'Amour.

Le troisième aspect des Pâramitâs tel qu'il est vu dans la perfection idéale des Tathagatas ne
peut être pleinement compris que par les Bodhisattva-Mahasattvas qui se sont consacrés au
disciple spirituel le plus élevé et qui ont pleinement compris qu'il n'y a rien à voir dans le monde
à part ce qui est issu de l'esprit lui-même ; dans l'esprit desquels la discrimination des dualités a
cessé de fonctionner ; et chez qui la saisie et l'attachement n'existent plus.
Libres donc de tous attachements aux objets et idées individuels , leur esprits sont libres de
considérer les manières de faire du bien et de donner du bonheur aux autres, voire à tous les
êtres sensibles.
Pour les Bodhisattva-Mahasattvas, l'idéal de charité est montré par l'abandon délibéré de
l'espoir de Nirvâna du Tathagata, afin que tous puissent en jouir ensemble.
Tant qu'ils ont des relations avec un monde objectif, il ne vient pas à l'esprit des Tathagatas de
discriminer entre ses intérêts et ceux des autres, entre le bon et le mauvais, il n'y a que la
spontanéité et la réalité sans effort du parfait comportement.
Pratiquer la patience avec la pleine connaissance de ceci et de cela, de l'attachement et de la
saisie, mais sans pensée de discrimination ni d'attachement ; tel est le Pâramitâ de Patience des
Tathagatas.
S'exercer avec énergie du début de la nuit à sa fin en conformité avec les mesures disciplinaires
sans faire intervenir de discrimination entre confort et inconfort ; tel est le Pâramitâ du Zèle des
Tathagatas.
Ne pas discriminer entre soi et les autres dans ses pensées de Nirvâna, mais garder l'esprit fixé
sur le Nirvâna ; tel est le Pâramitâ de l'Attention.
Pour ce qui est du Prajñâ-Pâramitâ, qui est la Noble Sagesse, qui peut le prédiquer?
Lorsqu'en Samadhi l'esprit cesse de discriminer et qu'il n'y a plus que parfaite absence d'image
remplie d'amour, alors aura lieu un non contemplé retournement dans la conscience la plus
intérieure et on aura atteint l'auto-réalisation de la Noble Sagesse ; tel est le plus élevé
Prajñâ-Pâramitâ.

Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:


« Vous avez parlé d'un corps astral, d'un corps de vision de l'esprit
(manomāyākaya25) que les Bodhisattvas peuvent revêtir, comme étant un des fruits de l'auto-
réalisation de la Noble Sagesse: je vous prie de nous dire, ô Béni du Ciel, ce qu'on entend par ce
corps transcendantal?

Le Béni du Ciel répondit:


« Il y a trois sortes de tels corps transcendantaux:

24 Prajñā (en chinois : 般若, bōrĕ/bānruò), souvent traduit par « sagesse transcendante ». Le terme signifie à l’origine
« capacité cognitive ». Il désigne la capacité de percevoir le phénomène de coproduction conditionnée, ainsi que
l’absence de soi propre (anatta) et le vide (śunyāta) de toute chose.
25 Le corps mental par lequel Gautama se rendait dans les royaumes divins.
D'abord, il y en a un dans lequel le Bodhisattva accède à la jouissance des Samadhis et des
Samapattis.
Ensuite, il y a celui qui est revêtu par les Tathagatas selon la classe d'êtres qu'il faut soutenir, et
qui accomplit spontanément la perfection sans attachement et sans effort.
Et enfin, il y a celui dans lequel les Tathagatas reçoivent leur intuition du Dharmakaya.
La personnalité transcendantale qui entre dans la jouissance des Samadhis arrive avec le
troisième, quatrième et cinquième stades lorsque les représentations mentales du système
mental se calment et que les vagues de conscience ne sont plus agitées à la face de l'Esprit
universel. Dans cet état, l'esprit conscient a toujours conscience, dans une certaine mesure, de
la béatitude qu'il ressent grâce à cette cessation de l'activité de l'esprit.
La seconde sorte de personnalité transcendantale est celle que revêtent Bodhisattvas et
Tathagatas en tant que corps de transformation par lesquels ils démontrent leurs vœux
originels dans le travail de complétion et de perfection ; elle vient avec le huitième stade de
l'état de Bodhisattva. Lorsque le Bodhisattva arrive à une pénétration absolue de ces choses
qui participent de la nature de Māyā et comprend le dharma de l'absence d'image, il fait
l'expérience du retournement dans sa conscience la plus profonde et devient capable d'une
expérience des Samadhis supérieure, même au niveau le plus élevé.
En entrant dans ces Samadhis exaltés, il accède à la personnalité qui transcende l'esprit
conscient, grâce à laquelle il obtient des pouvoirs surnaturels de maîtrise de soi et d'activités
grâce auxquels il pourra se déplacer à sa guise, aussi rapidement que change un rêve, aussi
rapidement que change une image dans un miroir. Ce corps transcendantal n'est pas un produit
des éléments et pourtant, il y a quelque chose dedans qui est analogue à ce qui est ainsi produit
; il est pourvu de toutes les différences relatives au monde la forme mais sans leur limitations;
en possession de ce corps de vision de l'esprit il peut être présent dans toutes les assemblées
dans toutes les Terres de Bouddhas.
Tout comme ses pensées se déplacent instantanément et sans obstacle par-dessus murs et
rivières, et arbres et montagnes, et de même qu'en mémoire, il se rappelle et visite les scènes
de ses expériences passées, de même, pendant que son esprit continue de fonctionner dans
son corps, ses pensées peuvent bien être à cent mille yojanas26 de distance.
De la même façon, la personnalité transcendantale qui fait l'expérience de la Samadhi
Vajravimbopama sera dotée de pouvoirs surnaturels, de facultés psychiques et de maîtrise de
soi grâce auxquels elle sera capable de suivre les Nobles Sentiers qui conduisent aux
assemblées des Bouddhas, se déplaçant librement à son gré.
Mais ses souhaits ne seront plus auto-centrés ni viciés par la discrimination et l'attachement,
car cette personnalité transcendantale n'est pas son vieux corps, mais bien l'incarnation
transcendantale de ses vœux originels d'abandon de soi pour amener tous les êtres à maturité.
La troisième sorte de personnalité transcendantale est si ineffable qu'elle peut accéder aux
intuitions du Dharmakaya, c'est-à-dire qu'elle accède aux intuitions de la cognition illimitée et
non contemplé de l'Esprit universel. Au fur et à mesure que les Bodhisattva-Mahasattvas
accéderont aux étapes les plus élevées et deviendront familiers avec tous les trésors à réaliser
dans la Noble Sagesse, ils accéderont à cet inconcevable corps de transformation qui est la
véritable nature de tous les Tathagatas passés, présents et futurs, et participeront de la paix
bienheureuse qui interpénètre le Dharma de tous les Bouddhas.

26 Unité de mesure de distance utilisée dans l'ancienne Inde pendant la période védique. Sa longueur varie de 6 à 16
kilomètres (4 à 10 miles).
CHAPITRE X

APPRENTISSAGE: LIGNAGE DES ARHATS

Alors Mahāmati demanda au Béni du Ciel:


« Je vous en prie, dites nous combien de sortes de disciples existe t-il?

Le Béni du Ciel répondit:


« Il y a autant de sortes de disciples qu'il y a d'individus, mais en pratique on peut
les répartir en deux groupes:
les disciples du lignage des Ārhats, et les disciples appelés Bodhisattvas.
On peut considérer les disciples du lignage des Ārhats sous deux aspects:
D'abord, selon le nombre de fois où ils reviendront à cette vie de la naissance-et-mort;
et ensuite, selon leur progrès spirituel.
Sous le premier aspect, on les peut subdiviser en trois groupes :
Ceux qui sont
«Entrés-dans-le-courant,»
ceux qui
«Reviendront-une-fois,»
et ceux qui
«Ne-reviendront-jamais.»

Les Entrés-dans-le-courant sont ces disciples, qui, s'étant eux-mêmes libérés des attachements
aux discriminations inférieures, s'étant eux-mêmes nettoyés du double obstacle et qui
comprennent clairement le sens de la double absence d'existence-propre, s'accrochent
pourtant encore à la notion d'individualité et de généralité et à leur propre individualité. Ils ne
vont s'avancer au long des étapes jusqu'à la sixième, que pour succomber à l'envoûtante
béatitude des Samadhis.
Ils renaîtront sept fois, ou cinq fois, ou trois fois, avant de pouvoir dépasser la sixième étape.
Ceux qui Reviendront-une-fois sont des Ārhats, et ceux qui Ne-reviendront-jamais sont les
Bodhisattvas qui ont atteint le septième stage.
La raison de ces graduations, c'est leurs attachement aux trois degrés de fausse-imagination:
c'est-à-dire, la foi dans les pratiques morales, le doute, et la conception de leur personnalité
individuelle. Lorsque ces trois obstacles sont surmontés, on pourra accéder aux stades
supérieurs.
Quant aux pratiques morales: les disciples simples d'esprit et ignorants obéissent aux règles de
la moralité, de la piété et de la repentance, parce qu'ils désirent en tirer de l'avancement
mondain et du bonheur, avec en plus l'espoir de renaître dans de plus favorables conditions.
Les Entrés-dans-le-courant ne sont pas attachés aux pratiques morales en espérant une
récompense car leur esprits sont fixés sur l'état exalté d'auto-réalisation ; le raisonnement
qu'ils consacrent eux-mêmes aux détails de moralité est qu'ils souhaitent maîtriser ces vérités
qui sont en conformité avec les écoulements immaculés.
En ce qui concerne l'obstacle du doute dans les enseignement du Bouddha, il continuera tant
qu'on chérira toute notion de discrimination et disparaîtra en même temps que ces notions.
Le disciple se défera de l'attachement à la conception d'une personnalité individuelle quand il
accédera à un entendement plus complet des notions d'être et de non-être, de nature propre
et d'absence d'existence-propre, se débarrassant ainsi des attachements à son propre soi,
attachement qui va de pair avec ces discriminations.
En rompant et dégageant ces trois obstacles, qui est Entré-dans-le-courant pourra un jour
rejeter toute avidité, colère et bêtise.
Quant aux Ārhats qui Reviendront-une-fois; il y eut jadis en eux la discrimination de la forme,
des signes, et des apparences, mais comme ils ont graduellement appris par la connaissance
correcte à ne pas voir les objets individuels sous l'aspect de la qualité et de la qualification, et
comme ils se sont familiarisés avec celles des marques de l'accession à la pratique de dhyâna,
ils ont atteint le stade de l'éveil où dans une renaissance de plus ils pourront mettre fin à
l'attachement à leurs propres intérêts.
Libérés de ce fardeau de l'erreur et de ses attachements, les passions s'imposeront plus et les
obstacles seront dégagés pour toujours.
Sous le second aspect les disciples peuvent être regroupés en quatre classes, selon leur
progrès spirituel, c'est-à-dire, en disciples (sravaka), maîtres (pratyekabuddha), Ārhats, et
Bodhisattvas.
La première classe des disciples sont bien intentionnés mais ils trouvent les idées inhabituelles
difficile à comprendre. Leur esprit est joyeux quand ils étudient et pratiquent les choses
appartenant aux apparences qui peuvent être discriminées, mais se laisse confondre par la
notion d'une chaîne ininterrompue de causalité, et ils prennent peur quand ils considèrent les
agrégats qui constituent la personnalité et son monde objectif comme étant de la nature de
Māyā, vides et sans existence-propre. Ils ont été capables d'avancer jusqu'au cinquième ou
sixième stage où ils ont pu se défaire de l'apparition des passions, mais pas des notions qui
donnent lieu à la passion et, comme ils sont incapables de se défaire de l'attachement à une
âme dotée d'existence-propre et aux attachements qui l'accompagnent, des habitudes et de
l'énergie de l'habitude.
Dans cette même classe de disciples il y a les disciples sincères d'autres fois, qui en s'attachant
à des notions comme celle de l'âme en tant qu'entité extérieure, d'Atman Suprême, d'un dieu
personnel, vont en quête de ce qui est en harmonie avec ces notions. Il y en a d'autres, plus
matérialistes dans leurs idées, qui pensent que toutes choses existent en rapport avec la
causalité et que le Nirvâna doit donc être dans un pareil rapport.
Mais aucun d'eux, aussi sincères qu'ils puissent être, n'est arrivé à une pénétration dans la
vérité de la double absence d'existence-propre et, vu leurs pénétrations spirituelles limitées en
ce qui concerne la délivrance et la non-délivrance, il n'y a pas pour eux d'émancipation.
Ils ont une grande confiance en soi mais ils n'arriveront jamais à une vraie connaissance du
Nirvâna tant qu'ils n'auront pas appris à se discipliner dans la patiente acceptation de la double
absence d'existence-propre.
La seconde classe des maîtres comprend ceux qui ont accédé à un haut degré de
compréhension intellectuelle de la vérités par rapport aux agrégats qui constituent la
personnalité et son monde extérieur mais sont remplis de peur lorsqu'ils affrontent la
signification et les conséquences de ces vérités, et les exigences de leur science, c'est-à-dire de
ne pas s'attacher au monde extérieur et à ses multiples formes pour en tirer confort et pouvoir,
et se garder des embrouilles de ses relations sociales.
Ils sont attirés par les possibilités qu'on peut ainsi obtenir, c'est-à-dire, la possession de
pouvoirs miraculeux comme de pouvoir diviser leur personnalité et apparaître à différents
endroits en même temps, ou manifester des corps de transformation.
Pour obtenir ces pouvoirs ils ont même recours à la vie solitaire, mais cette sorte de maître ne
va jamais au-delà des séductions de leur science et de leur égoïsme, et leur discours sont
toujours en conformité avec cette caractéristique et limitation.
Parmi eux il y a beaucoup de disciples sincères qui montrent un degré de pénétration spirituelle
qui est caractérisée par la sincérité et le désir jamais atterré de se conformer à toutes les
exigences que leur présenteront les étapes.
Lorsqu'ils voient que tout ce qui constitue le monde objectif n'est qu'une manifestation de
l'esprit, qui est sans nature propre, non-née et sans existence-propre, ils l'acceptent sans peur,
et quand ils voient que leur propre âme dotée d'existence-propre est également vide, non-née
et sans existence-propre, ils ne sont ni troublés ni atterrés, et ils voient sincèrement à ajuster
leurs vies aux pleines exigences de ces vérités, mais ne peuvent oublier les notions qui sous-
tendent ces faits, en particulier la notion de leurs propre Soi conscient et sa relation au Nirvâna.
Ils sont de la classe de ceux qui sont Entrés-dans-le-courant .
La classe de ceux qu'on appelle Ārhats sont ces maîtres sincères qui appartiennent à la classe
de ceux qui retournent.
Mais leur pénétration spirituelle a atteint les sixième et septième stades. Ils ont absolument
compris la vérité de la double absence d'existence-propre et de l'absence d'image de la Réalité;
avec eux il n'y a plus de discriminations, ni de passions, ni d'orgueil, ni d'égoïsme ; ils ont gagné
une pénétration exaltée et ont vue sur l'immensité des Terres de Bouddhas.
En accédant à une perception intérieure de la véritable nature de l'Esprit universel, ils purifient
avec constance leur énergie de l'habitude.
Les Ārhats ont atteint l'émancipation, l'éveil, les Dhyânas, les Samadhis, et toute leur attention
est accordée à l'accession au Nirvâna, mais l'idée de Nirvâna est cause de perturbations
mentales parce qu'ils ont une idée fausse du Nirvâna.
Les notions de Nirvâna est divisées dans leur esprit: ils séparent le Nirvâna d'eux-mêmes, et
eux-mêmes des autres. Ils ont atteint certains des fruits de l'auto-réalisation mais ils pensent et
discourent toujours sur les Dhyânas, les sujets de méditation, les Samadhis, les fruits. Ils disent
avec orgueil:
«Il y a des chaînes, mais j'en suis dégagé.»
C'est une double faute de leur part: il dénoncent en même temps les vices de l'existence-
propre, et s'accrochent toujours à leurs chaînes. Tant qu'ils continueront à discriminer des
notions de dhyâna, de pratique du dhyâna, de sujets de dhyâna, de connaissance correcte et de
vérité, leur état d'esprit restera confus; ils n'auront pas atteint l'émancipation parfaite.
Cette dernière vient avec l'acceptation de l'absence d'image.
Ils sont maîtres des Dhyânas et entrent dans les Samadhis, mais pour atteindre les stades
supérieurs, il leur faut passer au-delà des Dhyânas, des incommensurables, du monde du sans-
forme, et de la béatitude des Samadhis dans les Samapattis qui mènent à la cessation de la
pensée elle-même.
Le pratiquant du dhyâna, le dhyâna, le sujet du dhyâna, la cessation de la pensée, ceux qui
Reviendront-une-fois, ceux qui Ne-reviendront-jamais, sont tous des états de l'esprit divisés et
confondants. Ce n'est que lorsque toute discrimination est abandonné qu'il y a émancipation
parfaite.
C'est ainsi que les Ārhats, maître des dhyânas, qui participent aux Samadhis, mais qui ne sont
pas soutenus par les Bouddhas cèdent à la béatitude envoûtante des Samadhis ; et passent à
leur Nirvâna.
Les disciples, les maîtres et les Ārhats peuvent gravir les étapes jusqu'à la sixième. Ils
perçoivent que le triple monde n'est rien de plus que l'esprit lui-même ; ils perçoivent que ce
n'est que par les discriminations et activités de l'esprit lui-même qu'on peut s'attacher aux
multiplicités des objets extérieurs ; ils perçoivent qu'il n'y a pas d'âme dotée d'existence-
propre; et c'est pour cela qu'ils accèdent à la tranquillité dans une certaine mesure.
Mais leur tranquillité n'est pas parfaite à chaque minute de leurs vies, car avec eux il reste des
choses productrices d'effets, un peu de saisie et quelque chose de saisi, quelque trace attardée
de dualisme et d'égoïsme. Quoique dégagés de l'énergie de l'habitude de la passion et qu'ils se
laissent enivrer par le vin des Samadhis, ils auront leur demeure dans le domaine des
écoulements.
La parfaite tranquillité n'est possible qu'au septième stage. Tant que leur esprits est dans la
confusion, ils ne peuvent accéder à une claire conviction sur la cessation de toute multiplicité et
la réalité de la parfaite unité de toutes choses. Dans leur esprit, ils discriminent encore la nature
propre des choses comme bonnes et mauvaises, c'est pourquoi leur esprit est dans la
confusion et qu'ils ne peuvent passer au-delà du sixième stage.
Mais au sixième stage toute discrimination cesse au moment où ils se laissent séduire par la
béatitude des Samadhis dans laquelle ils chérissent la pensée du Nirvâna et, comme le Nirvâna
est possible au sixième stage, ils passent dans leur Nirvâna, mais il n'est pas là le Nirvâna des
Bouddhas.
CHAPITRE XI

DE L'ÉTAT DE BODHISATTVA ET SES STADES.

Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel :


« Nous parlerez-vous maintenant des disciples qui sont des Bodhisattvas?

Le Béni du Ciel répondit:


« Les Bodhisattvas sont ces disciples sincères qui sont éveillés en raison de leurs
efforts pour accéder à l'auto-réalisation de la Noble Sagesse et qui ont pris sur eux la tâche
d'éveiller les autres. Ils ont gagné une claire compréhension de la vérité que toutes choses sont
vides, non-nées, et de la nature de Māyā; ils ont cessé de voir les choses de façon discriminante
et de les considérer dans leurs relations; ils comprennent absolument la vérité de la double
absence d'existence-propre et se sont ajustés à cette vérité dans une patiente acceptation; ils
ont atteint une réalisation finale de l'absence d'image; et ils demeurent dans la connaissance
parfaite qu'ils ont gagnée par l'auto-réalisation de la Noble Sagesse.
Bien marqués par le sceau de l'Ainsité ils ont pénétré dans le premier des stades du
Bodhisattva. Le premier stade s'appelle le stade de la Joie (Pranudita27).
Arriver à ce stade, c'est comme de retrouver l'éblouissement des ombres dans un royaume
sans ombres ; c'est comme de retrouver le bruit et le tumulte d'une cité encombrée dans le
calme de la solitude.
Le Bodhisattva ressent en lui-même l'éveil d'un grand cœur de compassion et il prononce ses
dix vœux originels : Honorer et servir tous les Bouddhas; répandre la connaissance et la
pratique du Dharma; accueillir tous les Bouddhas à venir; à pratiquer les six Pâramitâs;
persuader tous les êtres d'embrasser le Dharma; accéder à une parfaite compréhension de
l'univers; accéder à une parfaite compréhension de la mutualité de tous les êtres; accéder à la
parfaite auto-réalisation de l'unité de tous les bouddhas et Tathagatas en nature propre, but et
ressources; à se familiariser avec tous les moyens habiles pour l'accomplissement de ces vœux
pour l'émancipation de tous les êtres; à réaliser l'éveil suprême par la parfaite auto-réalisation
de la Noble Sagesse, en franchissant les étapes et en entrant dans l'Ainsité.
Dans l'esprit de ces vœux, le Bodhisattva gravit progressivement les étapes jusqu'à la sixième.
Tous les disciples sincères, maîtres et Ārhats y sont arrivés, mais enchantés qu'ils étaient par la
béatitude de les Samadhis et n'étant pas soutenus par le pouvoir des Bouddhas, ils passent
dans leur Nirvāna. Le même sort s'abattrait sur les Bodhisattvas si ce n'était du pouvoir de
soutien des Bouddhas, par lequel ils sont en mesure de refuser d'entrer en Nirvāna tant que
tous les êtres n'auront pu y entrer avec eux.

27 Bodhisattva-yana : La voie de l’Éveillant. Elle comporte dix étapes : 1. Joie (Pramudita); 2. Paix, pureté (Vimala), 3.
Sérénité , splendeur (Prabhakari); 4. Énergie, rayonnement (Archismati); 5. Confiance, inacessibilité (Sudurjaya);
6. Vision intuitive, proximité de la sagesse (Abhimukhi); 7. Pure essence de l’esprit, distance (Durangama); 8.
Immuabilité (Acala); 9. Parfaite sagesse, piété (Sadhumati);10. Céleste Vérité (Dharmamegha).
Les Tathagatas leur désignent les vertus de la Bouddhéité qui sont au-delà des capacités de
l'esprit intellectuel, et ils encouragent et affermissent les Bodhisattvas à ne pas s'abandonner à
l'enchantement de la béatitude des Samadhis, mais au contraire à s'efforcer d'avancer plus loin
tout au long des étapes.
Si les Bodhisattvas étaient entrés en Nirvāna à ce stade, et qu'ils l'avaient fait sans le pouvoir de
soutien des Bouddhas, cela aurait été la cessation de toutes choses et la famille des Tathagatas
se serait éteinte.
Raffermis par la nouvelle force qui vient pour eux des Bouddhas et avec la pénétration plus
parfaite qui est leur en raison de leur avancement dans l'auto-réalisation de la Noble Sagesse,
ils réexaminent la nature du système mental, l'absence d'existence-propre de la personnalité,
et la part que la saisie, l'attachement et l'énergie de l'habitude jouent dans les tragédies de la
vie qui se déroulent; ils réexaminent les illusions de la quadruple analyse logique, et les divers
éléments qui entrent dans l'éveil et l'auto-réalisation, et, dans l'excitation de leurs nouveaux
pouvoirs de maîtrise de soi, les Bodhisattvas accèdent au septième stage de l'Aller Loin
(Durangama).

Soutenus par le pouvoir des Bouddhas, les Bodhisattvas entrent à ce stade dans la béatitude du
Samadhi de parfaite tranquillité. Étant donné leurs vœux originels, ils sont transportés par des
émotions d'amour et de compassion en prenant conscience de la part qu'ils ont eue dans
l'accomplissement de leurs vœux pour l'émancipation de tous les êtres.
Ils n'entrent donc pas en Nirvāna, mais, à dire vrai, eux-aussi sont déjà en Nirvāna parce que,
dans leurs émotions d'amour et de compassion, il n'y a pas de naissance de la discrimination; à
partir de là, chez eux, la discrimination n'a plus lieu.
À cause de l'Intelligence transcendantale une seule conception est présente; la promotion de la
réalisation de la Noble Sagesse.
Ceci s'appelle le Nirvāna du Bodhisattva ; se perdre dans la béatitude du parfait lâcher-prise de
soi. Ceci est la septième étape, le stade de l'Aller Loin.
Le huitième stade, est celui de la Non-récession (Ācala). Jusque là, à cause des souillures sur la
face de l'Esprit universel causées par l'accumulation de l'énergie de l'habitude depuis des
temps immémoriaux, le système mental et tout ce qui s'y rapporte a évolué et a été soutenu.
Le système mental fonctionnait par les discriminations d'un monde extérieur et objectif auquel
il s'était attaché et par lesquels il avait été perpétué.
Mais avec l'accession du Bodhisattva au huitième stade, il se produit un retournement au sein
de sa conscience la plus profonde de l'égoïsme centré sur soi vers la compassion universelle
envers tous les êtres, par lesquels il accède à la parfaite auto-réalisation de la Noble Sagesse. Il
y a un instant de cessation des activités de représentation de tout le système mental; la danse
des vagues de l'énergie de l'habitude sur la face de l'Esprit universel est pour toujours arrêtée,
révélant ainsi sa propre et inhérente tranquillité et solitude, l'inconcevable Unité de la Matrice
de l'Ainsité.
À partir de là, il n'y a plus à regarder vers un monde extérieur grâce aux sens et aux
représentations mentales sensorielles, pas plus que de discrimination entre concepts, idées et
propositions particularisés par un esprit intellectuel, ni saisie, ni attachement, ni égoïsme de
l'orgueil, ni énergie de l'habitude.
À partir de là, il n'y a que l'expérience intérieure de la Noble Sagesse qui ait été atteinte en
entrant dans sa parfaite Unité.
Donc, en se haussant au huitième stade de la non-récession, le Bodhisattva entre dans la
béatitude des dix Samadhis, mais tout en évitant la voie des disciples et des maîtres qui se sont
laissés aller à leur béatitude envoûtante et qui sont passés à leurs Nirvanas, et soutenu par ses
vœux et par l'Intelligence transcendantale qui est désormais sienne, ainsi que par le pouvoir
des Bouddhas, il entre dans les chemins supérieurs qui conduisent à l'Ainsité. Il passe par la
béatitude des Samadhis pour assumer le corps de transformation d'un Tathagata afin que grâce
à lui tous les êtres puissent être émancipés.
Mahāmati, s'il n'y avait pas eu de Matrice de Tathagata ni d'esprit divin il n'y aurait alors pas eu
de naissance ni de disparition des agrégats qui constituent la personnalité et son monde
extérieur, pas de naissance ni de disparition des ignorants ni des saints, et pas de tâche pour les
Bodhisattvas; c'est pourquoi tout en marchant sur la voie de l'auto-réalisation et en entrant
dans la jouissances des Samadhis, vous ne devrez jamais cesser de travailler dur à
l'émancipation de tous les êtres et votre amour d'abandon de soi ne sera jamais en vain. Pour
les philosophes le concept de Matrice de Tathagata semble dépourvu de pureté et souillé par
ces manifestations extérieures, mais il n'est pas compris ainsi par les Tathagatas : pour eux, ce
n'est pas une proposition de philosophie mais une expérience intuitive aussi réelle que si on
tenait un fruit d'amalaka28 dans la main.
Avec la cessation du système mental et de tous ses discriminations évolutives, il y une cessation
de tous effort et contrainte. C'est comme un homme dans un rêve qui s'imagine traverser une
rivière et qui s'exerce au maximum à le faire, qui s'éveillerait tout soudain.
Réveillé, il penserait :
«Est-ce réel ou irréel?»
Étant maintenant réveillé il saurait que ce n'est ni réel ni irréel. Donc même quand le
Bodhisattva arrives au huitième stade, il peut voir toutes choses avec sincérité et, qui plus est, il
peut absolument comprendre la signification de toutes les choses de sa vie qui sont comme un
rêve, selon la façon dont elles se produisent et selon la manière dont elles passent.
Depuis des temps immémoriaux, le système mental a perçu la multiplicité des formes, des
conditions et des idées que l'esprit pensant a discriminées, et dont l'esprit empirique a fait
l'expérience, dont il s'est saisi et auxquelles il s'est attaché. C'est de là que vient l'énergie de
l'habitude qui par son accumulation a conditionné les illusions de l'existence et de la non-
existence, de l'individualité et de la généralité, et c'est ainsi que s'est perpétué l'état de rêve de
la fausse-imagination. Mais maintenant, pour les Bodhisattvas du huitième stade, la vie a passé
et on s'en rappelle pour ce qu'elle était réellement : un rêve fugace.
Tant que le Bodhisattva n'avait pas passé le septième stade, même en ayant atteint un
entendement intuitif du vrai sens de la vie et de sa nature de Māyā, et étant donné la façon
dont l'esprit effectuait ses discriminations et ses attachements, l'affection porté aux notions de
ces choses s'était néanmoins poursuivi et, quoiqu'il ne ressentait plus en lui-même aucun
ardent désir pour les choses ni aucune impulsion à s'en saisir, les notions à leur sujet avaient
néanmoins persisté et a teinté ses efforts dans la pratique des enseignements des Bouddhas et
dans son labeur pour l'émancipation de tous les êtres.
Là, dans le huitième stade, même les notions en ont disparu, et tous ces efforts sont vus être
inutiles.

28 L’amla est un arbre de longue vie et noble suivant la classification des plantes dans la culture indienne et
ayurvédique.
Le Nirvāna du Bodhisattva est parfaite tranquillité, mais il n'est ni extinction ni inertie; tout en
étant totale absence de discrimination et de but, il y a une liberté et une spontanéité du
potentiel qui vient avec l'accession à, et la patiente acceptation de, les vérités de l'absence
d'existence-propre et de l'absence d'image. Ici est la parfaite solitude, non troublée par aucune
gradation ni succession continue, mais irradiant de la puissance et de la liberté de sa nature
propre qui est celle de la Noble Sagesse, heureusement paisible dans la sérénité de l'Amour
Parfait.
En accédant au huitième stade, avec le «retournement» au plus profond de la conscience, le
Bodhisattva prend conscience de ce qu'il a reçu la seconde sorte de Corps transcendantal.
La transition de corps mortel à Corps transcendantal n'a rien à voir avec la mort mortelle, car le
vieux corps continue de fonctionner et le vieil esprit sert les besoins du vieux corps, mais
maintenant c'est libre du contrôle de l'esprit mortel.
Il y a eu une inconcevable mort de transformation par laquelle la fausse-imagination de sa
personnalité individuelle particularisée a été transcendée par une réalisation de son unité avec
l'esprit universel de l'Ainsité, de réalisation duquel il n'y aura pas de récession.
Avec cette réalisation il se trouve amplement doté de tous les pouvoirs, facultés psychiques, et
maîtrise de soi du Tathagata, et, tout comme la bonne terre est le support de tous les êtres au
monde du désir29, de même les Tathagatas deviennent le support de tous les êtres dans le
Monde Transcendantal de la Non-forme.
Les premiers sept stades du Bodhisattva se situaient dans le domaine de l'esprit et le huitième,
tout en transcendant l'esprit, était toujours en contact avec lui ; mais dans le neuvième stade
de l'Intelligence transcendantale, en raison de sa parfaite intelligence et pénétration dans
l'absence d'image de l'Esprit Divin qu'il avait atteint par l'auto-réalisation de la Noble Sagesse,
c'est dans le domaine de l'Ainsité. Graduellement le Bodhisattva va réaliser sa nature de
Tathagata ainsi que la possession de tous ses pouvoirs et facultés psychiques, maîtrise de soi,
compassion aimante, et moyens habiles, et grâce à eux il entrera dans toutes les Terres de
Bouddhas. En se servant de ces nouveaux pouvoirs, le Bodhisattva revêtira divers corps de
transformation et personnalités pour le bénéfice des autres. Tout comme dans les précédentes
vies mentales, l'imagination avait surgi de la connaissance relative, c'est donc spontanément
que les moyens habiles vont maintenant surgir de l'Intelligence transcendantale.
C'est comme la gemme magique qui reflète de façon instantanée les réponses appropriées à
nos vœux. Le Bodhisattva accède à toutes les assemblées des Bouddhas et les écoute, pendant
qu'ils discourent de la nature onirique de toutes choses et de vérités qui transcendent toutes
notions de l'être et du non-être, qui n'ont pas de relation à la naissance et la mort, ni à l'éternité
ni à l'extinction.

Faisant donc face aux Tathagatas comme ils discourent de la Noble Sagesse qui est bien au-delà
des capacités mentales des disciples et des maîtres, il va effectivement accéder à cent mille
Samadhis, à cent mille nayutas de kotis de Samadhis, et dans l'esprit de ces Samadhis il va
instantanément passer d'une Terre de Bouddha à une autre, rendant hommage à tous les
Bouddhas, nés dans toutes les demeures célestes, manifestant des corps de Bouddha, et
discourant lui-même du Triple Trésor aux moindres Bodhisattvas afin qu'eux aussi puissent
partager les fruits de l'auto-réalisation de la Noble Sagesse.
C'est ainsi que passant au-delà du dernier stade de l'état de Bodhisattva, il devient lui-même un
Tathagata doté de toute la liberté du Dharmakaya. Le dixième stade appartient aux Tathagatas.

29 Les Êtres nés dans le Kāmadhātu se contentent diversement, mais ils sont tous, exceptés les Ārhats et les
Bouddhas, sous la domination de Māra, et sont liés par les désirs sensuels, ce qui les fait souffrir.
Ici, le Bodhisattva va lui-même se trouver assis sur un trône en forme de lotus dans un
splendide palais décoré de joyaux et entouré de Bodhisattvas de même rang.
Des Bouddhas de toutes les Terres de Bouddhas se rassembleront autour de lui et de leurs
pures et odoriférantes mains posées sur son front, ils lui donneront l'ordination et l'admettront
comme un des leurs. Alors ils lui assigneront une Terre de Bouddha qu'il puisse posséder et
parfaire comme sienne propre.
Le dixième stade s'appelle le Grand Nuage de la Vérité30 inconcevable, non contemplée.
Seuls les Tathagatas peuvent réaliser la parfaite absence d'image, l'Unité et la Solitude.
C'est Mahesvara, la Terre Radieuse, la Terre Pure, la Terre des Distances lointaines ; entourant
et surpassant des moindres mondes de la forme et du désir, dans lesquels le Bodhisattva se
retrouvera lui-même en un instant. Ses rayons de Noble Sagesse qui est la nature propre des
Tathagatas, multicolores, fascinants, auspicieux, transforment le triple monde comme d'autres
mondes ont été transformés par le passé, et encore d'autres mondes seront transformés dans
le futur. Mais dans la Parfaite Unité de la Noble Sagesse il n'y a pas de gradation, de succession
ni d'effort. Le dixième stade est le premier, le premier est le huitième, le huitième est le
cinquième, le cinquième le septième: quelle gradation peut-il y avoir là où prévalent la parfaite
absence d'image et l'Unité? Et quelle est la réalité de la Noble Sagesse?
C'est l'ineffable puissance du Dharmakaya ; il n'a pas de frontières ni de limites ; il surpasse
toutes les Terres de Bouddhas, et interpénètre l'Akanistha et les demeures célestes du Tushita.

30 Terre du nuage du dharma, en sanskrit : Dharmameghâ-bhûmi,en chinois : f ǎyúndì 法雲地


CHAPITRE XII

L'AINSITÉ QUI EST LA NOBLE SAGESSE

Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:


« Il a été enseigné dans les livres canoniques que les Bouddhas ne sont sujets ni à
la naissance ni à la destruction, et vous avez dit que «le Non-né» est un des noms des
Tathagatas ; cela signifie-t-il que le Tathagata est une non-entité?
Le Béni du Ciel répondit:
« Le Tathagata n'est pas une non-entité et n'a pas non plus à être conçu comme
d'autres choses sont, qui ne naissent ni ne disparaissent, il n'est pas non plus sujet à causalité,
et n'est pas sans signification ; et pourtant, j'en parle comme du «Non-né».
Il y a encore une autre nom pour le Tathagata.
«Celui qui apparaît en esprit»
que son Corps essentiel revêt à volonté dans les transformations incidentes à son travail
d'émancipation. Ceci est au-delà l'entendement des disciples ordinaires et des maîtres et même
au-delà de la pleine compréhension de ces Bodhisattvas qui en sont restés au septième stade.
Oui, Mahāmati, «Le Non-né» est synonyme de Tathagata.


Alors Mahāmati dit:
« Si les Tathagatas sont non-nés, il ne semble y avoir rien dont on puisse se saisir ;
pas d'entité; à moins qu'il y ait quelque chose qui porte une autre nom que celui d'entité ?
Et que pourrait être alors ce quelque chose ?
Le Béni du Ciel répondit:
« On connaît fréquemment les objets sous différents noms selon les différents
aspects qu'ils présentent, le dieu Indra est parfois appelé Çakra, et parfois Purandara.
Ces différents noms sont parfois interchangeables et ils sont parfois discriminés, mais on n'a
pas à imaginer différents objets à cause de différents noms, ni ne sont ils sans individuation.
On peut en dire de même de moi lorsque j'apparais dans ce monde de patience à des ignorants
et où je suis connu sous d'innombrables trillions de noms. Ils s'adressent à moi par différents
noms sans se rendre compte que ce sont tous des noms du Tathagata.
Certains me voient comme le Soleil, d'autres comme la Lune; certains comme une réincarnation
des anciens sages; certains comme l'une de dix Puissances ; certains comme Rama, d'autres
comme Indra, et d'autres encore comme Varuna.
Il y en a encore d'autres qui parlent de moi comme du Non-né, comme de la Vacuité, comme de
«l'Ainsité», comme de la Vérité, comme de la Réalité, comme du Principe Ultime ; d'autres
encore me voient comme Dharmakaya, comme Nirvāna, comme Éternel; certains parlent de
moi comme identité, comme non-dualité, comme immortalité, comme sans forme ; certains
pensent de moi que je suis la doctrine de causalité du Bouddha, ou l'Émancipation, ou le Noble
Sentier ; et certains pensent de moi que je suis L'esprit divin et la Noble Sagesse.
Donc dans ce monde et dans d'autres mondes je suis connu sous ces innombrables
noms, mais tous me voient comme la lune est vue dans l'eau. Quoique tous m'honorent,
chantent mes louanges et m'estiment, ils ne comprennent pas pleinement le sens et la
signification de mots dont ils ne se servent pas ; n'ayant pas leur propre auto-réalisation de la
Vérité ils s'accrochent aux mots de leurs livres canoniques, ou à ce qui leur en a été dit, ou à ce
qu'ils ont imaginé, et n'arrivent pas à voir que le nom dont ils se servent n'est qu'un seul des
nombreux noms du Tathagata. Dans leur études ils suivent vainement les seuls mots du texte
en tentant d'en découvrir le vrai sens, au lieu de faire confiance au seul texte où est révélée la
Vérité qui se confirme elle-même, c'est-à-dire faire confiance à l'auto-réalisation de Noble
Sagesse.

Alors Mahāmati dit:


« Je vous en prie, parlez-nous, ô Béni du Ciel, de la nature propre des Tathagatas?
Le Béni du Ciel répondit:
« Si le Tathagata doit être décrit par des expressions telles que fait ou non-fait,
effet ou cause, il nous faudrait le décrire comme ni fait, ni non-fait, ni effet, ni cause ; mais si
nous le décrivions ainsi, nous nous rendrions coupables de discrimination dualiste.
Si le Tathagata était quelque chose de fabriqué, il serait éphémère; s'il était éphémère tout ce
qui est fabriqué serait un Tathagata. S'il est quelque chose de non-fabriqué, alors tous les effort
de réaliser l'Ainsité seraient inutiles.
Ce qui n'est
ni un effet ni une cause, n'est ni un être ni un non-être,
et ce qui n'est ni un être ni un non-être est hors des quatre propositions.
Les quatre propositions appartiennent à l'usage mondain ; ce qui est hors d'eux n'est rien de
plus qu'un mot, comme l'enfant d'une femme stérile ; ainsi doit-on comprendre tous les termes
qui concernent le Tathagata.
Lorsqu'il est dit que toutes choses sont sans existence propre, cela signifie que toutes choses
sont dépourvues de qualité de soi. Chaque chose peut avoir sa propre individualité ; l'être d'un
cheval n'a pas la nature de la vache ; elle est telle de par sa propre nature et c'est ainsi que les
ignorants la discernent, mais, néanmoins, sa propre nature est de la nature d'un rêve ou d'une
vision. C'est pour cela que les ignorants et les simples d'esprit, qui ont l'habitude de discriminer
entre les apparences, échouent à comprendre la signification de l'absence d'existence propre.
Ce n'est que lorsqu'on se débarrasse de la discrimination que le fait que toutes choses sont
vides, non-nées et sans nature propre peut être apprécié.
Mahāmati, tous ces expressions telles qu'elles sont appliquées aux Tathagatas sont sans
signification, pour ce qu'aucune d'entre elles n'est détaché de toute mesure, et pour ce qui est
détaché de toute mesure devient un mot sans signification ; ce qui n'est qu'un mot est quelque
chose de non-né; ce qui est non-né n'est pas sujet à destruction ; ce qui n'est pas sujet à
destruction est comme l'espace et l'espace n'est ni effet ni cause ; ce qui est ni effet ni cause
est quelque chose de non-conditionné ; ce qui est non-conditionné est au-delà tout
raisonnement; ce qui est au-delà tout raisonnement : tel est le Tathagata.
La nature propre de l'Ainsité est bien éloignée de tous prédicats et mesures ;
la nature propre de l'Ainsi-té est la Noble Sagesse.


Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:
« Les Tathagatas sont-ils permanents ou éphémères?
Le Béni du Ciel répondit:
« Les Tathagatas ne sont ni permanents ni éphémères ; si l'on postule l'un ou
l'autre, il y a erreur en rapport avec les agents créateurs, car, selon les philosophes, les agents
créateurs sont quelque chose d'incréé et de permanent.
Mais les Tathagatas ne sont pas en rapport avec les agents créateurs ainsi nommés et en ce
sens ils sont éphémères. S'ils sont dits éphémères alors c'est en rapport avec des choses qui
sont créées car elles aussi sont éphémères. C'est pour ces raisons que les Tathagatas ne sont ni
permanents ni éphémères.
On ne peut pas non plus dire des Tathagatas qu'ils sont permanents au sens où l'espace est dit
être permanent, ou qu'on peut dire des cornes d'un lièvre qu'elles sont permanentes car, étant
irréels, ils excluent toute idée de permanence ou d'impermanence. Ceci ne s'applique pas aux
Tathagatas parce qu'ils proviennent de l'ignorance de l'énergie de l'habitude qui est connectée
avec le système mental et les éléments qui constituent la personnalité. Le triple monde tire son
origine de la discrimination entre des irréalités et là a lieu une discrimination, il y a dualité et la
notion de permanence et d'impermanence, mais les Tathagatas ne viennent pas de la
discrimination d'irréalités. Donc, tant qu'il y a discrimination il y a notion de permanence et
d'impermanence; quand on se défait de la discrimination, la Noble Sagesse, qui est fondée sur
la signification de la solitude, est établie.
Cependant, il y a un autre sens dans lequel on peut dire que les Tathagatas sont permanents.
L'intelligence transcendantale qui vient avec l'accession à l'éveil est d'une nature permanente.
Cette essence de Vérité qui peut être découverte dans l'éveil de tous ceux qui sont éveillés, est
réalisable en tant que principe de Réalité régulateur et tuteur, qui reste toujours.

L'intelligence transcendantale atteinte intuitivement par les Tathagatas grâce à leur auto-
réalisation de la Noble Sagesse, est une réalisation de leur propre nature; en ce sens les
Tathagatas sont permanents. L'éternel impensable des Tathagatas est l'Ainsité de Noble
Sagesse qu'ils ont réalisée en eux-mêmes. Elle est tout autant éternelle et au-delà de la pensée.
Elle est conforme à l'idée d'une cause et est encore au-delà de l'existence et de la non-
existence.
Comme c'est l'état exalté de Noble-Sagesse, elle se sert de son caractère.
Comme c'est la cause de la plus élevée Réalité, elle est sa propre causalité. Son éternité n'est
pas dérivée de raisonnements fondés sur des notions extérieures de l'être et du non-être, ni de
l'éternité ni de la non-éternité. Classée sous la même rubrique que l'espace, la cessation, le
Nirvāna, elle est éternelle. Comme elle n'a rien à voir avec l'existence et la non-existence, elle
n'est pas le Créateur; parce qu'elle n'a rien à voir avec la création, ni avec l'être ni le non-être,
mais n'est révélée que dans l'état exalté de noble Sagesse, elle est vraiment éternelle.
Lorsque les doubles passions sont détruites, que les doubles obstacles sont dégagés, que la
double absence d'existence propre est pleinement comprise, et que l'inconcevable mort de
transformation du Bodhisattva est atteinte; ce qui reste est la nature propre des Tathagatas.
Lorsque les enseignements du Dharma sont pleinement compris et parfaitement réalisés par
les disciples et maîtres, ce qui est réalisé au plus profond de leur conscience est leur propre
Nature-de-Bouddha révélé en tant que Tathagata.
Dans un vrai sens il y a quatre sortes d'identité par rapport à la Nature-de-Bouddha:
Il y a identité de lettres, identité de mots, identité de sens, et identité d'Essence.
Le nom du Bouddha s'épelle: B-O-U-D-D-H-A ; les lettres sont les mêmes pour n'importe quel
Bouddha ou Tathagata.
Lorsque les Brahmanes enseignent, ils se servent de divers mots, et quand les Tathagatas
enseignent ils usent exactement des mêmes mots ; par rapport aux mots il y a une identité
entre nous.
Dans l'enseignement de tous les Tathagatas, il y a une identité de sens. Parmi tous les bouddhas
il y a une identité du sens. Ils ont tous les trente-deux marques d'excellence et les quatre-vingts
signes mineurs de perfection corporelle ; il n'y a pas de distinction entre eux sauf quand ils
manifestent diverses transformations selon les différentes dispositions des êtres qui doivent
être disciplinés et émancipés par divers moyens.
Dans l'Ultime Essence qui est le Dharmakaya, tous les bouddhas du passé, du présent et du
futur, sont les mêmes.


Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:
« Il a été dit par le Béni du Ciel que depuis la nuit de l'Éveil jusqu'à la nuit du
Parinirvāna , le Tathagata n'a jamais prononcé un mot ni n'en prononcera jamais.
31

En quel sens profond est-ce vrai?


Le Béni du Ciel répondit:
« C'est vrai pour deux raisons parmi les plus profondes : Dans la lumière de la
Vérité auto-réalisée par la Noble Sagesse; et dans la Vérité d'une Réalité demeurant
éternellement. L'auto-réalisation de la Noble Sagesse par tous les Tathagatas est la même que
ma propre auto-réalisation de la Noble Sagesse; il n'y a rien de plus, rien de moins, pas de
différence, et tous les Tathagatas sont témoins de ce que l'état d'auto-réalisation est libre de
mots et de discriminations et n'a rien à voir avec une façon dualiste de parler, c'est-à-dire que
tous les êtres reçoivent les enseignements des Tathagatas grâce à l'auto-réalisation de la Noble
Sagesse, pas grâce aux mots de la discrimination.
Encore une fois, Mahāmati, il y a toujours eu une Réalité demeurant éternellement.

31Parinirvāna, terme signifiant « tout à fait Nirvāna » (en chinois : wúyú nièpán 无余涅槃), désigne la fin de l'existence
physique et l'entrée dans le nirvāna complet d'un Bouddha ou d'un Ārhat. À la dissolution des cinq agrégats, est
atteint le nirvāna parfait, alors que le nirvāna, "atteint" au cours de la vie, n'empêche pas les agrégats de continuer à
exister jusqu'à la mort physique, "comme la roue du potier continue de tourner par suite de l'impulsion reçue".
Le Monde des phénomènes32 demeure toujours, qu'un Tathagata apparaisse au monde ou pas.
C'est de même que la Raison de l'Ainsité demeure éternellement ;
c'est de même que demeure la Réalité 33et qu'elle garde son ordre.
Ce qui a été réalisé par moi-même et par tous d'autres Tathagatas est cette Réalité, l'ordre
intrinsèque demeurant éternellement de la Réalité; l'Ainsité de toutes choses ; la réalité des
choses ; la Noble Sagesse qui est la Vérité elle-même.
Le soleil irradie sa splendeur spontanément sur tous sans distinctions et sans un mot
d'explication; c'est de même que les Tathagatas irradient La Vérité de la Noble Sagesse sans
recourir aux mots, au bénéfice de tous sans distinction.
C'est pour ces raisons que je fais état de ce que, depuis la nuit de l'éveil jusqu'à la nuit du
Parinirvāna du Tathagata, il n'a pas été proféré, ni ne le sera, aucun mot.
Et il en va de même de tous les bouddhas.


Alors Mahāmati dit:
« Béni du Ciel, vous parlez de l'identité de tous les Bouddhas, mais ailleurs vous
avez parlé de Dharmata-Bouddha, de Nishyanda-Bouddha et de Nirmana-Bouddha comme s'ils
étaient différents les uns des autres; comment peuvent-ils être les mêmes et pourtant
différents?
Le Béni du Ciel répondit:
« Je parle des différents Bouddhas en opposition aux vues des philosophes qui
basent leurs enseignements sur la réalité d'un monde extérieur de la forme et qui chérissent la
discrimination et les attachements qui en surgissent ; contre les enseignements de ces
philosophes, je dévoile le Nirmana-Bouddha, le Bouddha de Transformations.
Dans les nombreuses transformations du stade de Tathagata, le Nirmana-Bouddha établit des
sujets comme la charité, la moralité, la patience, le recueillement, et la tranquillité: par la
connaissance correcte il enseigne la véritable compréhension de la nature de Māyā des
éléments qui constituent la personnalité et son monde extérieur; il enseigne la véritable nature
du système mental dans son ensemble et dans les distinctions de ses formes, fonctions et
mode opératoires. Dans un sens plus profond, le Nirmana-Bouddha symbolise le principe de
différentiation et d'intégration grâce auquel toutes les composantes sont distribuées, toutes
les complexités simplifiées, toutes les pensées analysées; en même temps il symbolise le
pouvoir d'harmonisation unificateur de la sympathie et de la compassion; il enlève tous les
obstacles, il harmonise toutes les différences, il amène à parfaite Unité la multitude
discordante. Pour l'émancipation de tous les êtres les Bodhisattvas et Tathagatas revêtent des
corps de transformation et emploient beaucoup de moyens habiles ; ceci est le travail du
Nirmana-Bouddha.

32 Dharmadhatu : peut être défini comme la dimension, le royaume ou la sphère du Dharma et dénote la dimension
collective du Dharmata, ou Ainsité.
33 La plus haute (parama) signification, le plus haut dessein, ou la plus haute réalité. On le traduit donc quelquefois
par vérité ultime ou suprême. Une certaine ambiguïté tient à ce qu'on peut encore appliquer ce terme, exactement
comme «vérité», à des réalités ou des enseignements, le sanskrit parlant alors de paramārthasatya, vérité.
Grâce à l'éveil des Bodhisattvas et à leur soutien tout au long des étapes, l'inconcevable
devient réalisable. Le Nishyanda-Bouddha; le «Bouddha d'écoulements»; grâce à l'Intelligence
transcendantale, révèle le vrai le sens et la vraie signification des apparences, de la
discrimination, de l'attachement; et du pouvoir de l'énergie de l'habitude qu'ils ont accumulée
et les conditionne; ainsi que du non-né, de la vacuité, et de l'absence d'existence propre de
toutes choses
À cause de l'Intelligence transcendantale et de la purification des mauvais écoulements de vie,
qui sont toutes des auto-réalisations dualistes de la Noble Sagesse, la vraie absence d'image de
la Réalité est rendue manifeste.
L'inconcevable gloire de la Bouddhéité est rendue manifeste dans les rayons de la Noble
Sagesse ; la Noble Sagesse est la nature propre des Tathagatas.
Ceci est le travail du Nishyanda-Bouddha. Dans un sens plus profond, le Nishyanda-Bouddha
symbolise l'émergence du principe d'intellection et de compassion mais comme encore
indifférenciée et en parfait équilibre, potentiel mais non-manifeste. Du côté entrant du
Bodhisattva, on voit le Nishyanda-Bouddha dans le corps glorifié des Tathagatas ; à partir du
côté de la Bouddhéité qui va en avant, on voit le Nishyanda-Bouddha dans les personnalités
radieuses des Tathagatas prêts et impatients de manifester leur Amour et Sagesse du
Dharmakaya inhérents .
Le Dharmata-Bouddha est la Bouddhéité dans sa nature propre de parfaite unité dans laquelle
prévaut l'absolue Tranquillité. En tant que noble Sagesse, le Dharmata-Bouddha transcende
toutes les connaissances différenciées, il est le but de l'auto-réalisation intuitive, et il est la
nature propre des Tathagatas. En tant que Noble Sagesse, le Dharmata-Bouddha est l'ultime
Principe de Réalité duquel toutes choses tirent leur être et leur fiabilité, mais qui transcende en
lui-même tous les prédicats. Le Dharmata-Bouddha est le soleil central qui tient tout, illumine
tout. Son inconcevable Essence est rendue manifeste dans la gloire d'«écoulement» du
Nishyanda-Bouddha et dans les transformations du Nirmana-Bouddha.

Alors Mahāmati dit:


« Je vous en prie, ô Béni du Ciel, dites-nous en plus à propos du Dharmakaya?
Le Béni du Ciel répondit: Nous en avons parlé en termes de Bouddhéité, mais il est non
contemplé et, au-delà du prédicat, nous pourrions tout aussi bien en parler du Corps de Vérité,
ou Principe de Vérité de la Réalité ultime.
On pourrait considérer ce Principe Ultime de Réalité comme se manifestant sous sept aspects:
Tout d'abord, en tant que Citta-gocara, c'est le monde de l'expérience spirituelle et la demeure
des Tathagatas au cours de leur mission d'émancipation. C'est la Noble Sagesse manifestée
comme principe de radiance et d'individuation.
Ensuite, en tant que Jñana, c'est le monde mental et son Principe d'intellection et de
conscience.
Troisièmement, en tant que Dristi, c'est le domaine du dualisme, c'est-à-dire le monde physique
de la naissance et de la mort dans lequel sont manifestées toute différentiation, tout désir, tout
attachement et toute souffrance.
Quatrièmement, à cause de l'avidité, de la colère, de l'infatuation, de la souffrance et du besoin
du monde physique incident à la discrimination et à l'attachement, il révèle un monde au-delà
du domaine du dualisme où il apparaît en tant que Principe intégrateur de charité et de
sympathie.
Cinquièmement, dans un domaine encore plus élevé, qui est la demeure des stades du
Bodhisattva, et qui est analogue au monde mental, où les intérêts de l'ouïe transcendent ceux
de l'esprit, il apparaît en tant que principe de compassion et de don de soi.
Sixièmement, dans le domaine spirituel où les Bodhisattvas accèdent à la Bouddhéité, il apparaît
en tant que principe de Compassion parfaite.
Ici, le dernier attachement à un Soi est abandonné et le Bodhisattva entre dans sa réalisation de
la noble Sagesse qui est la béatitude de la parfaite jouissance par le Tathagata de sa nature la
plus intime.
Septièmement, en tant que Prajñâ, c'est l'aspect actif du Principe Ultime ou autant le principe
entrant que le principe d'aller de l'avant sont semblablement implicites et potentiels, et où et la
Sagesse et L'Amour sont en parfaits équilibre, harmonie et Unité.
Tels sont les sept aspects du Principe ultime du Dharmakaya, grâce auquel toutes choses sont
rendues manifestes et amenées à perfection et ensuite réintégrées, et demeurent toutes au
sein de son Unité non contemplée, sans signe d'individuation, ni de commencement, ni de
succession, ni de fin. Nous en parlons comme du Dharmakaya, comme du Principe Ultime,
comme de la Bouddhéité, comme du Nirvāna ; qu'importe?
Ce ne sont que d'autres noms pour la Noble-Sagesse. Mahāmati, toi et tous les Bodhisattva-
Mahasattvas devriez éviter le raisonnement erronées des philosophes et rechercher l'auto-
réalisation de la Noble Sagesse.
CHAPITRE XIII

NIRVANA

Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:


« Je vous en prie, parlez-nous du Nirvāna ?
Le Béni du Ciel répondit:
« Différentes personnes utilisent ce terme, le Nirvāna, avec beaucoup de
significations différentes, mais on peut répartir ces gens en quatre groupes:
Il y a ceux qui souffrent, ou qui ont peur de souffrir, et qui pensent au Nirvāna;
il y a des philosophes qui tentent de discriminer le Nirvāna ;
il y a la catégorie des disciples qui pensent au Nirvāna en relation à eux-mêmes;
et finalement, il y a le Nirvāna des Bouddhas.
Ceux qui souffrent ou qui ont peur de souffrir, pensent au Nirvāna comme une fuite et une
récompense. Ils imaginent que le Nirvāna consiste dans la future annihilation des sens et des
représentations mentales sensorielles ; ils ne se rendent pas compte que ce monde de vie-et-
mort et le Nirvāna n'ont pas à être séparés.
Ces ignorants, au lieu de méditer sur le sans-image du Nirvāna, discutent des différentes
manières d'émancipation.
Ignorants de, ou ne comprenant pas , les enseignements des Tathagatas, ils s'accrochent à la
notion de Nirvāna qui est extérieure à ce qui est vus par l'esprit, et c'est ainsi qu'ils continuent
de se rouler eux-mêmes avec la roue de vie et de la mort.
Pour ce qui est du Nirvāna discriminé par les philosophes: il n'existe pas vraiment.
Certains philosophes croient que le Nirvāna se trouve là où le système mental n'opère plus à
cause de la cessation des éléments qui constituent la personnalité et son monde; ou qu'il se
trouve là où il y a totale indifférence au monde objectif et à son impermanence.
Certains croient que le Nirvāna est un état où il n'y a plus de souvenirs du passé ou du présent,
tout comme quand une lampe est éteinte, ou quand une semence est brûlée, ou quand un feu
s'éteint ; car alors, il y a cessation de tous les substrats, ce que les philosophes expliquent
comme la non-naissance de la discrimination. Mais ceci n'est pas le Nirvāna, parce que le
Nirvāna ne consiste pas en une simple annihilation et vacuité.
Encore une fois, certains philosophes expliquent la délivrance comme s'il ne s'agissait que de la
simple cessation des discriminations, comme quand le vent cesse de souffler, ou comme quand
quelqu'un par ses propres efforts réussit à se défaire des vues dualistes de connaisseur et de
connu, ou se défait des notions de permanence et d'impermanence; ou se débarrasse des
notions de bon et de mauvais; ou surmonte la passion au moyen de la connaissance: pour eux,
le Nirvāna est délivrance. Certains, voyant dans la forme le porteur de la souffrance s'alarment
contre la notion de forme et recherchent le bonheur dans un monde du sans-forme.
Certains croient qu'étant données l'individualité et la généralité qu'on reconnaît dans toutes
choses intérieures et extérieures, il n'y a pas de destruction et que tous les êtres maintiennent
leur être à jamais et, dans cette éternité, voient le Nirvāna.
Les autres voient l'éternité des choses dans la conception du Nirvāna en tant qu'absorption de
l'âme finie dans l'Atman suprême ; d'autres encore voient toutes choses en tant que
manifestation de la force vitale de quelque Esprit Suprême auquel tous retournent; et certains,
qui sont particulièrement bêtes, déclarent qu'il y a deux choses primaires, une substance
primaire et une âme primaire, qui réagissent différemment l'une sur l'autre et c'est ainsi que se
produisent toutes choses à partir des transformations de qualités; certains pensent que le
monde est né de l'action et de l'interaction et qu'aucune autre cause n'est nécessaire ; les
autres pensent que Ishvara est le libre Créateur de toutes choses; comme ils s'accrochent à ces
sottes notions, il n'y a pas d'éveil, et ils considèrent que le Nirvāna consiste dans le fait qu'il n'y
a pas d'éveil. Certains imaginent que le Nirvāna est là où la nature propre existe d'elle-même,
sans être gênée par d'autres natures propres, comme les plumes versicolores d'un paon, ou
divers cristaux, ou l'acuité de la pointe d'une épine.
Certains conçoivent l'être en tant que Nirvāna, certains en tant que non-être, cependant que les
autres conçoivent qu'il n'y a pas à distinguer entre toutes les choses et le Nirvāna.
Certains, pensant que le temps est le Créateur et que la naissance du monde dépend du temps,
imaginent que le Nirvāna consiste dans la reconnaissance de temps en tant que Nirvāna.
Certains pensent que il y aura Nirvāna lorsque les «vingt-cinq» vérités seront acceptées de façon
générale, ou quand le roi observera les six vertus, et certains religieux pensent que le Nirvāna
est l'accession au paradis.
Ces vues multiples qu'avancent les philosophes avec leur divers raisonnements ne sont pas en
accord avec la logique, et ne sont pas non plus acceptables pour les sages. Ils conçoivent tous
le Nirvāna de façon dualiste et dans un rapport causal; par ces discriminations, les philosophes
imaginent le Nirvāna, mais là où il n'y a ni apparition ni disparition, comment pourrait-il y avoir
discrimination?
Chaque philosophe compte sur son propre manuel, dont il tire son entendement, et pèche à
l'encontre de la vérité, parce que la vérité n'est pas là où il l'imagine être. Le seul résultat, c'est
que ça égare son esprit et qu'il en devient encore plus confus, vu qu'on ne peut pas trouver le
Nirvāna par la recherche mentale, et plus son esprit devient confus, plus il embrouille les autres.
Quant à la notion de Nirvāna telle que la tiennent disciples et maîtres qui s'accrochent toujours
à la notion d'un Soi, et qui tentent de la trouver en s'isolant par eux-mêmes dans la solitude:
leur notion de Nirvāna est une éternité de béatitude semblable à la béatitude des Samadhis
pour eux-mêmes. Ils croient que le monde n'est qu'une manifestation de l'esprit et que toutes
les discriminations sont du fait de l'esprit, et ils abandonnent donc leurs relations sociales et la
pratique des diverses disciplines spirituelles et recherchent dans la solitude l'auto-réalisation de
la Noble Sagesse par leur effort propre. Ils suivent les étapes jusqu'à la sixième et accèdent à la
béatitude des Samadhis, mais comme ils sont toujours attachés à l'égoïsme, ils n'accèdent pas
aux retournement au plus profond de la conscience et c'est pourquoi ils ne sont pas libres de
l'esprit pensant et de l'accumulation de son énergie de l'habitude.
Attachés à la béatitude des Samadhis, ils passent à leur Nirvāna, mais ce n'est pas le Nirvāna des
Tathagatas. Ils sont de ceux qui sont «entrés dans le courant»; ils leur faut retourner à ce
monde de la vie et de la mort.


Alors Mahāmati dit au Béni du Ciel:
« Lorsque les Bodhisattvas cèdent leurs mérites accumulés pour l'émancipation
de tous les êtres, ils deviennent spirituellement un avec toute vie animée; ils peuvent être eux-
mêmes purifiés, mais dans les autres il reste encore du mauvais karma non-épuisé et immature.
Je vous en prie, dites-nous, ô Béni du Ciel, comment les Bodhisattvas reçoivent-ils l'assurance
du Nirvāna? Et quel est le Nirvāna des Bodhisattvas?
Le Béni du Ciel répondit:
« Mahāmati, cette assurance n'est pas une assurance de nombres ni de logique;
ce n'est pas l'esprit qui doit être assuré mais le cœur.
L'assurance du Bodhisattva vient au moment du déploiement de la pénétration qui suit celui où
les obstacles de la passion sont dégagés, l'obstacle de la connaissance purifié, et l'absence
d'existence propre clairement perçue et patiemment acceptée.
Comme l'esprit mortel cesse de discriminer, il n'y a plus de soif de vie, ni de désir sexuel, ni de
soif de science, ni de soif de vie éternelle; avec la disparition de cette quadruple soif, il n'y a
plus d'accumulation de l'énergie de l'habitude ; quand il n'y a plus d'accumulation de l'énergie
de l'habitude, les souillures sur la face de l'Esprit universel s'en vont, et le Bodhisattva accède à
l'auto-réalisation de la Noble Sagesse qui est l'assurance qu'a le cœur d'accéder au Nirvāna.
Il y a des Bodhisattvas ici et dans d'autres Terres de Bouddhas, qui se sont sincèrement
consacrés à la mission du Bodhisattva et qui ne peuvent pas encore oublier totalement la
béatitude des Samadhis et la paix du Nirvāna pour eux-mêmes.
L'enseignement du Nirvāna dans lequel il n'y a pas de substrat qui reste derrière, est révélé
selon un sens caché au bénéfice de ces disciples qui s'accrochent toujours aux pensées de
Nirvāna pour eux-mêmes, afin qu'ils puissent être inspirés de s'exercer dans la mission du
Bodhisattva d'émancipation pour tous les êtres.
Les Bouddhas de Transformation enseignent une doctrine de Nirvāna en considération de la
situation telle qu'ils la trouvent, et pour donner un encouragement aux timides et aux égoïstes.
Pour détourner leurs pensées d'eux-mêmes et pour les encourager à une compassion plus
profonde et à un zèle plus sincère envers les autres, ils reçoivent une assurance sur le futur de
par le pouvoir de soutien des Bouddhas de Transformation, mais pas par le Dharmata-Bouddha.

Le dharma qui établit La Vérité de la Noble Sagesse appartient au domaine du Dharmata-


Buddha. Pour les Bodhisattvas des septième et huitième stades, l'Intelligence transcendantale
est révélée par le Dharmata-Buddha et le Chemin qu'ils ont à suivre leur est montré. Dans la
parfaite auto-réalisation de la Noble Sagesse qui suit l'inconcevable mort-transformation du
contrôle de la volonté individuelle du Bodhisattva, il ne rivalise plus avec lui-même, mais la vie
qu'il dispute après cela, c'est la vie universelle du Tathagata telle que manifestée dans ses
transformations. Dans cette parfaite auto-réalisation de la Noble Sagesse, le Bodhisattva se
rend compte que pour les Bouddhas, il n'y a pas de Nirvāna.
La mort d'un Bouddha, le grand Parinirvāna, n'est ni destruction ni mort, car autrement il serait
naissance et continuation. S'il était destruction, il serait un acte producteur d'effets, ce qui
n'est pas le cas. Ni n'est il une disparition ou un abandon, ni n'est il réalisation, et pas non plus
une non-réalisation; ni n'est il signifiant ni non-signifiant, car il n'y a pas de Nirvāna pour les
Bouddhas.
Le Nirvāna du Tathagata est là où on a reconnu qu'il n'y a rien sauf ce qui est vue de l'esprit lui-
même; il est là où, ayant reconnu la nature de l'esprit du soi, on ne chérit plus le dualisme de la
discrimination; il est là où il n'y a plus de soif ni de saisie; il est là où il n'y a pas plus
d'attachement aux choses extérieures.
Le Nirvāna est là où l'esprit pensant avec toutes
ses discriminations, attachements, aversions et l'égoïsme
sont pour toujours mis de côté;
il est là où les mesures logiques, comme elles s'avèrent inertes, ne sont plus saisies;
il est là où même la notion de vérité est traitée avec indifférence parce qu'elle est cause de
confusion;
il est là où, lorsqu'on se débarrasse des quatre propositions, il y a pénétration dans la demeure
de la Réalité.
Le Nirvāna est là où la double passion s'est éteinte, où le double obstacle a été dégagé et la
double absence d'existence propre est patiemment acceptée; il est là où, par l'accession au
retournement au plus profond de la conscience, on entre pleinement dans l'auto-réalisation de
la Noble Sagesse ; qui est le Nirvāna des Tathagatas.
Le Nirvāna est là où les stades du Bodhisattva sont passés l'un après l'autre; il est là où le
pouvoir de soutien des Bouddhas maintient les Bodhisattvas dans la béatitude des Samadhis;
il est là où la compassion pour les autres transcende toutes pensées de soi; il est là où le stade
de Tathagata est finalement réalisé.
Le Nirvāna est le domaine du Dharmata-Bouddha; il est là où la manifestation de la Noble
Sagesse qui est Bouddhéité s'exprime dans Le Parfait Amour pour tous; il est là où la
manifestation du Parfait Amour, qui est l'Ainsité, s'exprime dans la Noble Sagesse pour l'éveil
de tous ; là, effectivement, se trouve le Nirvāna !
Il y a deux classes de ceux qui ne peuvent pas entrer dans le Nirvāna des Tathagatas:
il y a ceux qui ont abandonné les idéaux des Bodhisattvas,
en disant qu'ils ne sont pas en conformité avec les sûtras, le Vinaya34, ni avec l'émancipation.
Ensuite, il y a les vrai Bodhisattvas qui, étant donné leurs vœux originels prononcés au bénéfice
de tous les êtres, disent,
«Tant que les autres n'auront pas accédé au Nirvāna, je ne vais pas y accéder moi-même»,
et demeurent volontairement au seuil du Nirvāna. Mais aucun être n'est laissé au seuil par la
volonté des Tathagatas ; un jour viendra où tout un chacun d'entre eux seront amenés par la
sagesse et l'Amour des Tathagatas de Transformation à accumuler des mérites et franchir les
étapes. Mais, s'ils s'en rendaient seulement compte, ils sont déjà dans le Nirvāna du Tathagata
car, dans la Noble Sagesse, toutes choses sont dans le Nirvāna depuis le début.

34Vinaya, « discipline » en chinois : jièlǜ 戒律 ; en japonais : kairitsu 戒律 ), désigne le corpus de textes bouddhiques
ayant trait aux pratiques de la communauté monastique ou sangha noble.
XVIII

Allons plus loin, Mahāmati. Ceux qui, redoutant les souffrances résultant de la discrimination de
la naissance et de la mort, recherchent le Nirvāna, ignorent que la naissance et la mort et le
Nirvāna ne doivent pas être séparés ; et, comprenant que tout ce qui est objet de la
discrimination n'a pas de réalité, ils s'imaginent que le Nirvāna consiste en une annihilation des
sens et de leur zone de fonctionnement.
Ils ne se rendent pas compte, Mahāmati, que le Nirvāna est l'Alayavijñana où s'est produit un
retournement par la réalisation intérieure.
C'est pour cela, Mahāmati, que les sots parlent de la trinité des véhicules et non de l'état de
Mental Cosmique où il n'y a pas d'ombres.
Donc, Mahāmati, ceux qui ne comprennent pas l'enseignement des Tathagatas du passé, du
présent et de l'avenir concernant le monde extérieur qui est du Mental lui-même - ceux-là
s'accrochent à l'idée qu'Il y a un monde en dehors de ce qui est vu du Mental et, Mahāmati, ils
continuent à tourner avec la roue de la naissance et de la mort.

XIX

Allons plus loin, Mahāmati. Selon l'enseignement des Tathagatas du passé, du présent et de
l'avenir, toutes choses sont non-nées. Pourquoi ? Parce qu'elles n'ont pas de réalité, étant des
manifestations du Mental lui-même ; et, Mahāmati, comme elles ne sont pas nées de l'être ni
du non-être, elles sont non-nées. Mahāmati, toutes choses sont comme des cornes de lièvre, de
cheval, d'âne ou de chameau, mais les ignorants ou les esprits simples, prisonniers de leurs
imaginations fausses, discriminent les choses où elles ne sont pas distinguables ; donc, toutes
choses sont non-nées.
Le fait que choses soient par nature non-nées, Mahāmati, est du domaine de la réalisation
intérieure, obtenue par la noble sagesse et non du domaine de la discrimination dualiste tant
prisée par les ignorants et les esprits simples.
La nature propre et les signes caractéristiques du corps, propriété, le domicile - ces choses
surgissent quand les ignorants considèrent l'Alayavijñana comme un processus de saisie ou de
prise ; ils tombent alors dans une vue dualiste de l'existence où ils voient
son surgissement, sa durée et sa dissipation,
en se faisant l'idée que toutes choses sont nées et sujettes à discrimination quant à leur être ou
à leur non-être.
Donc, Mahāmati, tu devrais t'entraîner à la discipline, c'est-à-dire à la réalisation intérieure.

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Soutra du diamant ouvert, licence Creative Commons.

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