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La Nuit
rwandaise REVUE ANNUELLE
NUMÉRO 4 • 13 MAI 2010
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LA NUIT RWANDAISE N°4 • Avril 2010


Co-édité par
L’Esprit frappeur et Izuba
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38, rue Keller, 75011
Direction de publication :
Michel Sitbon
Rédaction en chef :
Bruno Gouteux
Merci à toutes celles et ceux qui se
sont dévoués pour corrections et
relectures.

ISBN 10 2-84405-243-6
EAN 13 978-2-84405-243-8
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SOMMAIRE • N°4 • 2010


ÉDITORIAL 5

Valérie Marinho de Moura UN SOLDAT FRANÇAIS PARLE, INTERVIEW 27


Bruno Boudiguet BERNARD KOUCHNER, LE MAÎTRE DES APPARENCES 37
Alain Gauthier “TOUT N’EST PAS RÉGLÉ”, INTERVIEW PAR BRUNO GOUTEUX 67
Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda
LA JUSTICE FRANÇAISE EN MARCHE ? 72
Christophe Baroni LE GYNOCIDE DANS LE GÉNOCIDE DES TUTSI 77
Jean-Luc Galabert KYNIAMATEKA ET LA PROPAGANDE GÉNOCIDAIRE 83
Antoine Mugesera L’ABBÉ SIBOMANA, KYNIAMATEKA
ET LES IDÉES GÉNOCIDAIRES(1990-1994) 87
PRÉCISIONS DE LA RÉDACTION DE LA NUIT RWANDAISE (JLG) 106
Annie Faure LETTRE À LA LDH À PROPOS DU FILM D’ARUSHA À ARUSHA 111
TROIS PLAINTES CONTRE L’ARMÉE FRANÇAISE POUR “CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ 115
Bruno Gouteux IL FAUT JUGER LES HOMMES POLITIQUES,
DIPLOMATES ET MILITAIRES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE 117
Martin Marschner INTERVIEW, PAR BRUNO GOUTEUX 121
Yves Cossic “LE GÉNOCIDE DES TUTSI N’ÉTAIT PAS INÉVITABLE” 127
Laurent Beaufils SHOAH-RWANDA : 137
DE LA VALEUR DES TÉMOIGNAGES DE RESCAPÉS DE GÉNOCIDES

Jean-Paul Kimonyo LA SUPERCHERIE DU JUGE BRUGUIÈRE 149


Michel Sitbon BALLADUR, L’INCONSCIENT 159
Bruno Boudiguet ANDRÉ GUICHAOUA, LE RETARDATEUR DE CONSCIENCES 199
Justin Gahigi RONY BRAUMAN PRIS EN FLAGRANT DÉLIT DE FALSIFICATION 235
Serge Farnel ENQUÊTE SUR LA PARTICIPATION DIRECTE
DE SOLDATS FRANÇAIS AU MASSACRE DU 13 MAI, INTERVIEW 239

La Nuit rwandaise, revue annuelle consacrée à l’impli-


cation française dans le génocide des Tutsi, paraît le
13 mai en mémoire des résistants de Bisesero victimes
de la barbarie coloniale. Le 13 mai, jour du repentir.

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA


ACTES DU COLLOQUE DE GENÈVE
• TÉMOIGNAGE DE Samuel Musabyimana, RESCAPÉ DE BISESERO 249
• TÉMOIGNAGES DE Wolfgang Blam, MÉDECIN À KIBUYE EN 1994, 259
ET DE Jacqueline Mukandanga, RESCAPÉE DE KIBUYE. 260
• DÉBAT AVEC LA SALLE 263
• UN MOT DE CIRCONSTANCE, PAR Michel Gabuka, D’IBUKA-SUISSE 273
• Jacques Morel LES FRANÇAIS « ONT PRIS » LES SURVIVANTS DE BISESERO
POUR DES ENNEMIS À ÉLIMINER 279
• Emmanuel Cattier BISESERO,
DANS LE CONTEXTE DE L’OPÉRATION TURQUOISE 299
• DÉBAT AVEC LA SALLE 311
• Anne-Marie Truc, Roland Junod VIVRE AUJOURD’HUI À BISESERO 325
• Michel Sitbon DISCOURS DE CLÔTURE : UNE CONSCIENCE EN MIETTES... 333
APPEL DE GENÈVE 344
Jeanine Munyeshuli-Barbé
LES DÉS DE LA JUSTICE INTERNATIONALE SONT PIPÉS 347
Yolande Mukagasana MISE EN GARDE À L’ONU :
«TUEZ-NOUS ET VOUS AUREZ FINI LE TRAVAIL !» 357
Fair Trials for Rwanda
APPEL POUR LA RÉVISION DU PROCÈS DE MONSIEUR Z 361
FRG-EJR• NAISSANCE D’UNE ASSOCIATION 365

371
Initiative citoyenne• “MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE...” 367

373
LDH• FRANCE RWANDA BEAUCOUP DE QUESTIONS, PEU DE RÉPONSES

375
LNR• LE 13 MAI, JOUR DU REPENTIR

379
Survie• LE GÉNOCIDE DES TUTSI FAIT PARTIE DE NOTRE HISTOIRE
CEC• LES CONSÉQUENCES DU COMPORTEMENT DE LA FRANCE
385
391
GMIF• BONNE CHANCE À LA FRANCE

395
MJS LA FRANCE DOIT LA VÉRITÉ ET LA JUSTICE AU SUJET DU GÉNOCIDE

401
Document L’APPEL RWANDA D’AOÛT 1994
Michel Sitbon LA VÉRITABLE MISSION DE TURQUOISE
Yolande Mukagasana

419
LA RÉCONCILIATION FRANCO RWANDAISE N’EFFACE PAS LA RESPONSABILITÉ

425
FRANÇAISE DANS LE GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

427
Privat Rutabwiza SARKOZY TOURNE LA PAGE DES SORCIERS

445
Vénuste Kayimahe ENCORE UN EFFORT, MESSIEURS LES PRÉSIDENTS

449
Joël Dockx UNE JOURNÉE COMME LES AUTRES...

457
Jean Ndorimana QUE SONT REVENUS FAIRE LES SOLDATS FRANÇAIS EN JUIN ?

484
Cris Even RÉPONSE À BRAUMAN

491
Michel Sitbon CARL SCHMITT ET LA GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE
Document SUR LA COOPÉRATION POLICIÈRE FRANCO-MEXICAINE

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ÉDITORIAL

Cela fait quatre ans maintenant que, chaque année, nous ras-
semblons des textes consacrés à l’implication française dans le dernier
génocide du XXème siècle, le génocide des Tutsi du Rwanda, en 1994.
En hommage à Jean-Paul Gouteux, qui de 1994 à sa mort aura
été le dénonciateur implacable de ce crime de l’État français, qu’il
qualifiait de « Rwandagate », nous avons emprunté le nom de cette
revue à son livre La Nuit rwandaise, la dénonciation la plus impitoya-
ble de l’ignominie française, et jusqu’à peu, la plus documentée.
Saluons ici la parution du livre de Jacques Morel, La France au cœur
du génocide des Tutsi, un grand livre de 1500 pages qui résume le plus
grand scandale de la République.
La Nuit rwandaise est ainsi devenu le nom de ce scandale qui se
prolonge depuis bientôt vingt ans. Cela fait presque vingt ans que la
France intervenait au Rwanda, en octobre 1990, et depuis vingt ans
une sombre nuit s’est abattue sur la démocratie française. Car, ainsi
qu’on a pu l’étudier et le décrire abondamment dans cette revue
comme dans de multiples livres, articles, travaux universitaires,
conférences ou documentaires, c’est depuis le premier jour de cette
intervention décidée par François Mitterrand que l’armée française a
contribué on ne peut plus activement à l’un des plus grands crimes
racistes de tous les temps.
Depuis vingt ans de même, on enregistre avec stupeur le grand
silence des médias, l’horrible complicité de ceux qui ont pour fonc-
tion de préserver la démocratie de telles dérives. Le bruit que certains
peuvent faire par moments s’est bien trop souvent avéré répondre
aux besoins classiques de ce qu’on appelle la désinformation.
Nous sommes quelques uns à penser que l’étude et la dénoncia-
tion de ce crime politique hors normes sont non seulement nécessai-
res d’un point de vue éthique, mais particulièrement intéressantes
pour mettre à nu les mécanismes les plus fondamentaux de la science
du pouvoir telle qu’elle est mise en œuvre à notre époque.
Ainsi, nous sommes confrontés d’emblée à un scandale politi-
que d’un autre degré encore, lorsque nous ne pouvons que constater
l’invraisemblable cohésion qui aura entouré ce crime dégueulasse.
Faut-il dire que c’est l’ensemble de la communauté nationale qui s’est
ainsi compromise ? Oui, manifestement.

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Depuis seize ans maintenant, tout le monde a eu tout le temps


nécessaire pour s’enquérir des faits.
Dès janvier 1995, nous pouvions publier un journal, diffusé à
100 000 exemplaires chez les marchands de journaux, accompagné
de milliers d’affiches titrant : La France tue. Ce journal très oublié
aujourd’hui, et peu remarqué en son temps, s’appelait Maintenant. Il
n’aura résisté qu’à peine plus d’un an dans le réseau de distribution
de la presse, mais tout au long de sa quinzaine de numéros, il n’aura
eu de cesse de marteler cette évidence de l’horrible crime français.
Dès avant Maintenant, et après, l’association Survie, avec son
journal Billets d’Afrique, dénonçait déjà le scandale d’une politique
inacceptable.
En 1998, comme on sait, le Rwandagate aura les honneurs de la
grande presse, avec les séries d’articles de Patrick de Saint-Éxupéry
dans Le Figaro qui provoqueront nombre d’autres articles du même
tonneau, et surtout la création de la Mission d’information parle-
mentaire présidée par Paul Quilès, un ancien ministre de la défense
de François Mitterrand, qu’on avait osé charger de présider l’enquête
parlementaire sur ce crime de l’armée française commis sous la direc-
tion du Président socialiste…
Combien s’est-on moqué du monde ?
On ne relèvera même pas alors que si le travail de Patrick de
Saint-Éxupéry était méritoire, il n’en était pas moins bien tardif.
Confronté à un scandale aussi monstrueux, celui-ci aura retenu sa
plume près de quatre ans… Les émotions sont bien tempérées au pays
du crime absolu.
Revenant quelques années plus tard sur le sujet, ce journaliste
du Figaro commettra un livre, L’inavouable, remarquable a bien des
égards, bien qu’inférieur au contenu de ses articles de 1998, qu’on
espère toujours qu’il republie un jour. Plus que ce livre, on lui doit
alors la désoccultation d’un secret de polichinelle de la République
criminelle : la théorie de la guerre révolutionnaire, connue pour son
application dévastatrice en Algérie, aurait bien pu être l’arme de des-
truction massive employée au Rwanda.
Cette révélation importante suivait celles de Marie-Monique
Robin quant à l’utilisation de la même doctrine dans le contexte des
dictatures fascistes sud-américaines toutes soutenues par l’armée
française, ainsi que son documentaire, diffusé fin 2003, le révélait un
quart de siècle après les faits.

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On aimerait s’arrêter là, et arrêter un instant de parler du Rwanda.

En mars 2004, un ami de Patrick de Saint-Éxupéry, Gabriel Périès,


témoignait devant la Commission d’enquête citoyenne, révélant à
son tour que des centaines de militaires français avaient participé
directement aux horreurs de la dictature argentine, sous la prési-
dence de Valéry Giscard d’Estaing. Périès déclarera alors qu’il déte-
nait la liste nominale des quelques six cent militaires français qui
étaient à Buenos Aires, dans les centres de torture et à l’état-major,
du temps du général Videla – avec la bénédiction de l’archevêque de
la Plata, faut-il le préciser ?
On a mis fort longtemps avant de juger Maurice Papon pour ses
responsabilités quasiment insignifiantes dans l’État antisémite fran-
çais du temps de la collaboration entre nazis allemands et français.
Combien de temps mettra-t-on avant de juger Valéry Giscard
d’Estaing pour avoir envoyé l’armée française assister et encadrer les
tortionnaires argentins ?
Les archives du système Condor, coordonnant l’ensemble des
dictatures sud-américaines des années 70, ont été ouvertes, en 1992,
au Paraguay. C’est là qu’était mise à jour pour la première fois la par-
ticipation directe de l’armée française à cette entreprise néo-nazie
internationale qui aura ensanglanté l’Amérique latine une bonne
quinzaine d’années.
Nous avons eu depuis le documentaire et le livre de Marie-
Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, et c’est tout.
Non, pour faire bonne mesure, on aura aussi droit aux mémoires du
général Aussaresses, déjà témoin de l’enquête de Marie-Monique
Robin, aussi célèbre pour avoir revendiqué l’usage de la torture pen-
dant la guerre d’Algérie, dans un premier livre Services spéciaux-
Algérie 1955-57. En 2008, celui-ci en remettait une couche, avec ses
« ultimes révélations au service de la France », intitulées Je n’ai pas tout
dit, aux éditions du Rocher.
Et c’est page 115, de ce livre d’entretiens avec Jean-Charles
Deniau, que commence le chapitre « Au secours des américains contre
la guérilla ». Paul Aussaresses y raconte comment, dès 1961, il partait
aux États-Unis pour former l’armée américaine aux doctrines spécia-
les de la guerre révolutionnaire.

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1961 ? C’est ainsi qu’Aussaresses échappera à la répression


contre l’OAS, de même que le colonel Trinquier, cet autre héros de
la bataille d’Alger, qui sera, lui, envoyé en Afrique, au Congo à peine
indépendant, pour y soutenir la sécession du Katanga, avec Moïse
Tshombé, contre Patrice Lumumba. Évoquant Trinquier dans ses
mémoires, Pierre Messmer, mort sans avoir eu à répondre de ses cri-
mes, expliquait comment il l’avait chargé de cette mission africaine
pour lui épargner de trop de se compromettre dans l’aventure des par-
tisans de l’Algérie française. Il semblerait que l’horrible Aussaresses
ait bénéficié du même genre de sollicitude en se voyant envoyé aux
États-Unis au même moment. Les vainqueurs de la bataille d’Alger –
également artisans du coup d’État du 13 mai 1958 grâce auquel le
général de Gaulle était parvenu à prendre le pouvoir [voir La Nuit
rwandaise, n°2] –, se voyaient ainsi récompensés.
« L’armée américaine ne savait pas trop comment combattre le Viêt-
cong », explique Aussaresses. « Ses officiers ignoraient tout des aspects
psychologiques de la guerre subversive. » John Kennedy, le charismati-
que président, célèbre pour sa jolie épouse et ses aventures sulfureu-
ses avec Marylin Monroe, aurait assez vite saisi de quoi il était ques-
tion, lui. Faut-il comprendre que le Président bientôt assassiné avait
des prédispositions à comprendre la pensée nazie française du fait de
son éducation au cœur du nazisme américain ? Aussaresses peut ainsi
citer un texte de ce sympathique président, intitulé « La guerre spé-
ciale » : « C’est une guerre d’embuscades au lieu de combats, d’infiltra-
tion au lieu d’agression », écrit Kennedy. Le général Arthur Trudeau,
en charge du service « recherches et développement » de l’armée amé-
ricaine, pouvait alors écrire : « L’expérience des Français procurerait la
meilleure base pour la doctrine et l’enseignement dans nos écoles de guerre
spéciales. »
Mais, l’armée américaine « traîne les pieds », raconte notre for-
mateur français :
Elle ne comprend pas que le président Kennedy veuille créer un
corps spécialisé dans la guerre contre les révolutionnaires marxis-
tes. […] Vous comprenez pourquoi le président Kennedy et
McNamara [le secrétaire d’État américain de l’époque] se sont tour-
nés vers nous, les Français, qui avions déjà acquis une grande
expérience en Indochine. […] Nous avions aussi montré ce que
nous savions faire durant la bataille d’Alger. […] Il ne faut pas
oublier que, sur le terrain, cette foutue bataille, nous l’avions
remportée en six mois à peine. […] La guerre révolutionnaire a

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ses méthodes et elles ne s’inventent pas. Nous, nous les connais-


sions sur le bout des doigts.
Deniau demande à Aussaresses s’il avait fait venir des « stagiai-
res français » avec lui pour former les américains à Fort Bragg. Le tor-
tionnaire revendiqué tient à en évoquer un. « Il s’appelait Alain
Bizard. » « C’était un officier… étiqueté “Algérie française”. » « Il est
devenu un très bon officier de renseignement. » Il faudrait mettre des
guillemets à « renseignement », quand on sait que dans le langage
de la « guerre révolutionnaire », le « renseignement » est si sou-
vent synonyme de torture. « En Amérique, il s’est fait un peu oublier
et il a pu poursuivre sa carrière, qu’il a terminée comme général quatre
étoiles. » Faut-il souligner qu’il n’y a quasiment pas de grade plus
élevé dans l’armée française ? Il faut croire que cet officier aura rem-
pli sa mission à la satisfaction de tous.
Mais sur quels champs de bataille, cet officier a-t-il accumulé
tant de mérites ? Sur celui des « guerres révolutionnaires »
d’Amérique, semble-t-il. Et, en quoi de telles « batailles » ont-elle
consisté, à Buenos Aires ou Santiago du Chili – de Guatemala en
Uruguay ? À beaucoup tuer, beaucoup torturer. Beaucoup violer,
non seulement des femmes, mais la légalité, comme la légitimité
démocratique qui préexistait dans ces pays.
Comme un officier américain pouvait l’expliquer alors à
Aussaresses, « Fort Bragg », où étaient basées les « Forces spéciales
américaines », est « un endroit stratégique ». Le Français précise :
« c’était le PC des parachutistes de toutes les forces aéroportées et surtout
le centre des forces spéciales ».
Aussaresses dit avoir « travaillé en duo avec un lieutenant-colonel
américain, Carl Bernard », son « partenaire instructeur ». Celui-ci
non plus n’est pas passé par Nuremberg.
Serait-ce parce ce qu’il aurait conscience de ce risque que Carl
Bernard a préféré incarner la critique des méthodes de « guerre révo-
lutionnaire » sur le plateau de télévision français, où Marie-
Monique Robin sera parvenue à le mettre en présence d’Aussaresses,
en 2003 ?
Il a expliqué devant les caméras que, selon lui, l’usage de la tor-
ture est contre-productif sur le long terme et qu’elle se retourne
contre l’armée qui la pratique, rappelle Deniau. Il a expliqué […]
que c’est en vous écoutant à Fort Bragg […] qu’il a monté l’opé-
ration Phénix au Viêt-nam qui a coûté, dit-il, la vie de vingt mille
civils innocents.

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Aussaresses dément bien sûr, il n’a « rien à voir avec ce que les
Américains ont fait au Viêt-nam ». « Ils étaient assez grands pour se
débrouiller tous seuls. » Il avoue bien connaître William Colby, qui a
dirigé la dite opération Phénix, mais il ne sait rien « de ce qu’il a pu
faire au Viêt-nam ou ailleurs ».
À Fort Bragg, il enseignait les méthodes de la guerre révolution-
naire à des « stagiaires » américains, mais aussi « alliés ». « Il y en
avait beaucoup qui venaient des pays d’Amérique latine. » « Bolivie,
Argentine, Mexique, Colombie, Brésil, Paraguay, Uruguay, Chili et
Venezuela. » La liste est précise. Le vieil homme se vante de sa
bonne mémoire, tenant au fait qu’il écrivait « le moins possible » –
pour ne pas laisser de traces de ses crimes.
– Mais, dites-moi, tous ces pays étaient ou allaient devenir des
dictatures militaires, non ? remarque Deniau. Et c’est à partir de
1964, à la fin de votre séjour américain, curieux, non ? […] Les
Américains, à l’époque, faisaient tout pour instaurer et soutenir
des dictatures en Amérique du Sud. […] Et les Français partici-
paient à cette politique, en toute connaissance de cause ?
demande-t-il.
– Bien entendu qu’ils participaient et ils étaient tout à fait au
courant du contexte, répond Aussaresses. Vous croyez que Pierre
Messmer ignorait quelle était ma mission à Fort Bragg et Fort
Benning ?
Il n’enseignait qu’à des officiers, « capitaines au minimum et un
peu plus haut dans la hiérarchie ». « Tous triés sur le volet. »
Je leur apprenais ce que j’avais vu et fait en Indochine et ce que
j’avais vu et fait en Algérie. […] Toutes les techniques de la
guerre subversive, la lutte contre la guérilla urbaine, le quadril-
lage des quartiers, l’infiltration, comme je l’avais fait à
Philippeville et pendant la bataille d’Alger, et puis surtout nos
méthodes pour récolter du renseignement. […] Je leur apprenais
comment l’état-major français avait procédé pour lutter contre la
guérilla urbaine. Je leur décrivais les différentes étapes des opéra-
tions à mener pour éradiquer le terrorisme, d’abord les arresta-
tions préventives pour neutraliser les meneurs, […] le quadrillage
des quartiers, l’exploitation du renseignement et les arrestations.
À ce propos, nous disions qu’il fallait « vider l’eau dans laquelle les
poissons se déplacent ». Cette image est claire. C’est la seule
méthode pour venir à bout du terrorisme urbain. Nous ajoutions
même que « s’il fallait vider une piscine avec une petite cuiller pour
attraper les gros poissons, nous étions prêts à le faire ».

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C’est ainsi que ces gens-là considèrent l’humanité : comme de


l’eau, qu’il faudrait vider de la « piscine ». Et s’il faut l’exterminer, «
à la petite cuiller », pour parvenir à ses fins, ils sont « prêts à le faire »…
– Parlons des arrestations. Vous leur appreniez quoi, aux
stagiaires ?
– Je leur apprenais comment procéder intelligemment à des arres-
tations ciblées. Elles ne doivent par être effectuées par n’importe
qui et à n’importe quelle heure. Il faut savoir monter une équipe
qui procédera au travail discrètement ou pas, suivant le but
recherché.
– Et après, vous appreniez quoi à vos élèves ?
– Eh bien, les méthodes pour faire parler les gens…
– En clair, cela veut dire la torture ?
– Exactement, oui.
Question : il dort bien, la nuit, monsieur Giscard d’Estaing ?
Deuxième question : et les citoyens qui payent des impôts pour
financer ce genre d’activités, et qui élisent des hommes, de Gaulle,
Giscard, Mitterrand, et j’en passe, pour ordonner ce travail ?
– Les officiers que vous avez formés, ils ont été au pouvoir dans
les dix ans qui ont suivi ?
– Voilà.
– En fait, vous avez formé ceux qui allaient être les piliers des dic-
tatures d’Amérique latine ?
– Comme vous dites.
– Vous savez, je suppose, ce qu’ils sont devenus ?
– Bien sûr ! Ils ont tous obtenu des commandements importants
dans leurs pays, soit peu après leur passage à Fort Bragg, soit plu-
sieurs années plus tard. Ils sont devenus commandants des forces
armées ou patrons des services spéciaux, ou bien ils se sont retrou-
vés dans les missions diplomatiques dans d’autres pays
d’Amérique latine [pour y exporter la guerre révolutionnaire].
Parmi ses élèves, il se souvient du colonel Franco, qui devien-
dra chef d’état-major sous la dictature d’Hugo Banzer, en Bolivie, de
1971 à 1978. Faut-il préciser que celui-ci était assisté d’un certain
Klaus Barbie ? Il dit avoir revu aussi « le chef des Services spéciaux de
l’armée chilienne », qui deviendra chef d’état-major de l’armée sous
Pinochet, dont il dit avoir oublié le nom.
– Le bilan de tout ça, c’est qu’en Amérique latine, dans les années
1970-80, sous les dictatures, il y a eu vingt mille morts, des dizaines

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de milliers d’arrestations, de détention sans procès et de gens tortu-


rés, résume Deniau pour demander à Aussaresses ce qu’il en pense.
On ne sait d’où le journaliste tire ses statistiques, « officielles »
selon lui, mais il semble bien qu’elles soient contestables. On compte
plutôt un minimum de 30 000 morts au Chili, et plus encore en
Argentine. Si la mortalité n’a pas été massive en Bolivie, au
Guatemala par contre elle explose pour atteindre les centaines de
milliers. De même au Salvador ou au Pérou, là où les méthodes anti-
subversives se sont appliquées non plus dans les villes, mais dans les
campagnes, se confrontant au monde indien, les massacres se sont
multipliés dans des proportions inouïes, dans une logique quasiment
génocidaire, comme au Salvador et surtout au Guatemala.
Plutôt que de donner son appréciation morale, Aussaresses pré-
fère insister sur la difficulté d’évaluation de ces crimes :
– Je pense que c’est très difficile de savoir tout ça avec précision.
Les opérations contre la subversion étaient menées par des orga-
nisations spécialisées et dans le plus grand secret. Donc, c’est très
difficile de juger ce qui s’est vraiment passé à ce moment là.
Deniau insiste pour savoir « ce qu’il pense » de « tout ça » :
– Je pense aujourd’hui encore que c’était dans mes attributions de
faire ce travail et je l’ai fait. Mais attention ! Toute la hiérarchie
militaire était au courant. Je n’étais pas un mercenaire, mais un
officier supérieur français en mission officielle. Le premier minis-
tre Michel Debré, le ministre des Armées Pierre Messmer, et
peut-être même le général de Gaulle, savaient ce que je faisais. Je
n’étais pas un électron libre. J’étais en poste à Fort Bragg dans le
cadre de la coopération entre la France et les Etats-Unis
d’Amérique […]. La preuve que je n’ai pas démérité, c’est que, de
retour en France, j’ai été promu au grade de colonel.
Il n’y a vraiment pas de quoi être fier, d’avoir dirigé cette fan-
tastique école du crime politique, quasiment sans équivalent à tra-
vers les âges. Mais non, Aussaresses plastronne, et n’envisage à aucun
moment que ses responsabilités, en amont de la chaîne de l’horreur
qui s’est abattue sur l’Amérique latine alors, puissent lui être à aucun
moment reprochées. Pas plus qu’à Valéry Giscard d’Estaing,
aujourd’hui toujours vivant, et membre honorable du Conseil consti-
tutionnel, et même de l’Académie française. Faut-il leur rappeler
qu’aux termes du Droit, les crimes contre l’humanité, dont ils ont à
répondre, sont imprescriptibles ?

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Apocalypse now, titrait Francis Ford Coppola, pour son film décri-
vant un épisode typique de guerre révolutionnaire, dans son décor
d’origine, l’Indochine du colonel Trinquier. Marlon Brando, incar-
nant le guerrier révolutionnaire poussé au bout de sa logique, résumait
ce dont il est question en deux mots : « L’horreur, l’horreur…»

L’horreur : c’est ainsi que se résume l’enquête de Serge Farnel sur le


13 mai 1994. « Aucun témoin ne doit survivre » – Simusiga, dit-on
en kinyarwanda. On aura mis seize ans à comprendre le sens de cette
expression qui pourrait bien être le vrai nom du génocide des Tutsi,
comme la Shoah est devenu celui du génocide des Juifs,
Samudaripen, « le meurtre total », celui des Tziganes.
Et pourquoi donc « aucun témoin » ne devait-il survivre ? De
quoi pouvaient-ils avoir été témoins ? De quel horrible secret ?
C’est en interrogeant ceux qui ont survécu, en écoutant ce
qu’ils nous disent, que l’on finit par comprendre : le secret qu’il fal-
lait étouffer, c’est la présence constante des militaires français, à tou-
tes les étapes du génocide.
La première indication d’une présence française, on la recevait
pendant le génocide, par l’entremise de Colette Braeckman rappor-
tant le témoignage d’un chef de milice de Kigali ayant dénoncé
nominalement le soldat français, « Etienne », Pascal Estreveda, pour
avoir été auteur de l’attentat contre Juvénal Habyarimana. On
attend toujours, seize ans plus tard, l’alibi de ce monsieur.
On savait aussi que le commandant Grégoire de Saint-Quentin
était au camp de Kanombe à l’heure où « Etienne » aurait appuyé sur
le bouton du génocide, puisqu’il avait pu se rendre aussitôt sur les
décombres de l’avion présidentiel.
En 1998, la Mission d’information parlementaire avait permis
de mettre à jour le fait que le commandant de Saint-Quentin n’était
pas seul, mais que vingt-quatre officiers français étaient bien présents
au Rwanda, officiellement, au titre de la coopération militaire, y
compris au début du génocide. Dont le colonel Jean-Jacques Maurin,
chef d’état-major de fait de l’armée génocidaire.
On en restait néanmoins à l’idée que le soutien français au
génocide, que tout attestait par ailleurs, était affaire de préparation,
entraînement, fournitures de moyens. On parlait ainsi de complicité
de génocide.

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C’est en 2002 que Cécile Grenier revenant de six mois d’enquê-


tes au Rwanda pouvait, la première, parler de participation directe de
l’armée française au génocide des Tutsi. Cécile avait écouté des
témoins qui avaient survécu.
En 2003, se montait la Commission d’enquête citoyenne, et
Georges Kapler était envoyé au Rwanda pour recueillir à son tour des
témoignages. Il revenait lui aussi en disant qu’on ne pouvait plus par-
ler de complicité de génocide, mais bien de participation directe.
En 2004, pour les cérémonies du dixième anniversaire, on rece-
vait le témoignage du général Dallaire de la Minuar, confirmant la
présence de militaires français « tout le long » du génocide. Ce der-
nier témoignait d’avoir vu des Français particulièrement à l’état-
major et dans la garde présidentielle, là où il avait pu les voir.
En 2007, jaillissait une nouvelle salve de témoignages, dans le
cadre de la Commission Mucyo. On découvrait alors les lancers de
Tutsi sur la forêt de Nyungwe, du haut des hélicoptères français.
Ceux qui survivaient à la chute dans les arbres se retrouvaient sous
les machettes des miliciens, ceux-là même que l’armée française
entraînait dans la forêt pour plus de discrétion.
« Aucun témoin ne devait survivre », mais certains ont survécu
néanmoins.
On avait également des informations sur la capture de militai-
res français par le FPR, pendant le génocide, sans parvenir à dater
précisément l’incident – en mai ou en juin ? après le début de l’opé-
ration Turquoise ou avant ?
C’est riche de ces interrogations que Serge Farnel est retourné
au Rwanda l’année dernière. À son tour, il en a trouvé, des témoins.
Ceux-ci lui ont raconté un épisode déjà connu du génocide des
Tusti : le terrible massacre du 13 mai. Les enquêtes menées par African
Rights et Human Rights Watch, avec la FIDH, avaient déjà mis à
jour l’horreur de l’extermination des derniers Tutsi du Rwanda qui
avaient résisté jusqu’à cette date aux assauts des miliciens.
Ces témoins-là, une cinquantaine nous dit Farnel, racontent
comment, le 12 mai, sont arrivés des soldats français, pour repérer les
lieux. Le 13, ils sont revenus, et ont installé leurs batteries de mor-
tiers sur les hauteurs. Pilonnant méthodiquement le secteur, ils réédi-
taient une manœuvre dont les Tutsi de la colline de Kizenga avaient
déjà fait la cruelle expérience, ainsi que Samuel Musabyimana en a
rendu compte au colloque qui s’est tenu à Genève [voir le texte de son

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intervention dans ce numéro]. Chassés de leurs abris par les artilleurs


français, les résistants de Bisesero qui survivaient aux bombes tom-
baient sous la mitraille et les machettes des miliciens, mobilisés en
nombre pour l’occasion. Le 14, l’hallali se poursuivit.
Dès lors, le génocide des Tutsi du Rwanda était, pour l’essentiel
achevé. Quelques milliers auraient survécu, et c’est eux que les sol-
dats de Turquoise achèveront de débusquer à la fin juin, pour les
livrer une dernière fois aux miliciens.
Il aura ainsi fallu seize ans pour que le tableau à peu près com-
plet du génocide se montre à nos yeux.
On y voit l’armée française du premier au dernier acte, de l’as-
sassinat d’Habyarimana au massacre des derniers Tutsi.
On comprend maintenant qu’à la mi-mai, le Pape, comme le
secrétaire général de l’ONU ou le ministre des affaires étrangères
français, soit les principaux artisans du crime, pouvaient crier à
l’unisson au génocide. Celui-ci achevé, on pouvait passer aux opéra-
tions cosmétiques.
C’est alors qu’on passa aussi, à grand prix, un contrat avec la
société de services de Paul Barril pour une « opération insecticide »
qui n’avait quasiment plus d’objet. Au cas où des témoins aient sur-
vécu, il fallait qu’on puisse prétendre que ces soldats français qu’ils
avaient vus auraient aussi bien pu être des mercenaires. Des « soldats
perdus », dit Hubert Védrine à Politis.

Confronté aux informations de Farnel, on apprend aussi pourquoi


cette participation manifeste de soldats français à des épisodes aussi
spectaculaires que les massacres des 13 et 14 mai, n’avait jusque-là
pas été prise en compte. Malgré le recoupement de l’enquête de
Farnel par Anne Jolis, une journaliste du Wall Street Journal réputé
pour sa rigueur, celle-ci n’aura fait l’objet d’aucune reprise à ce jour,
en dehors de quelques revues confidentielles, Controverses ou
Diasporiques, la revue de la Ligue des Droits de l’Homme.
Lors d’une récente table ronde organisée par la LDH pour exa-
miner les informations rapportées par Farnel, Catherine Choquet,
qui a participé aux précédentes enquêtes de Human rights watch et de
la FIDH au cours desquelles de nombreux témoignages ont été
recueillis, reconnaissait que seuls 25% de ces témoignages avaient
été pris en compte. On apprenait dans le même mouvement que les

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enquêteurs d’African rights avaient pareillement écarté la plupart des


témoignages qui leur avaient été faits.
À cette table ronde, qui s’est tenue dans les locaux de la LDH,
salle Alfred Dreyfus, le 16 avril 2010, Philippe Lazar, patron de la
revue Diasporiques, comme d’autres intervenants, pouvait insister sur
la nécessité que la centaine d’heures de témoignages enregistrés par
Serge Farnel soient retranscrits intégralement, et que les traductions
du kinyarwanda soient révisées soigneusement, afin qu’on dispose le
plus fidèlement possible de la parole des rescapés, comme de celle de
leurs bourreaux qui acceptent aujourd’hui de témoigner, après avoir
purgé leurs peines.
De même, les cinquante-six heures de témoignages recueillis
par Cécile Grenier demandent toujours à être intégralement retrans-
crites, et leur traduction fixée avec la plus grande rigueur. Georges
Kapler a, lui, engrangé une trentaine d’heures dont seule une petite
fraction a été diffusée lors de la Commission d’enquête citoyenne de
2004. Enfin, la masse de témoignages écartés par African rights et
Human rights Watch doit être également exploitée avec soin, en ayant
conscience que cette masse documentaire constitue la mémoire du
génocide. L’indispensable matériau de la connaissance du crime.
Surtout, riches d’une meilleure connaissance des faits, il est tou-
jours temps de retourner sur le terrain, pour tenter d’en apprendre
plus auprès de ceux qui, seize ans après, sont encore vivants.
À l’initiative de la Commission d’enquête citoyenne, une poi-
gnée de ces témoignages auront connu une destinée différente, fai-
sant l’objet de procédures contre l’armée française, dont la première
concernant six d’entre eux est toujours en attente devant le Tribunal
des armées de Paris. Une deuxième, regroupant trois témoignages de
femmes se plaignant d’abus sexuels de la part de soldats français, a
récemment été reçue, et devrait passer en justice, grâce à l’insistance
d’Annie Faure.
D’ores et déjà, nous en savons assez, bien assez, pour incriminer
les responsables politiques et militaires français. C’est ce dont prenait
acte la commission Mucyo, il y a deux ans, en désignant 34 d’entre
eux : Mitterrand, Juppé, Léotard, Marcel Debarge, Hubert Védrine,
Édouard Balladur, Bruno Delaye, Jean-Christophe Mitterrand, Paul
Dijoud, Dominique de Villepin, Georges Martres, Jean-Michel
Marlaud, Jean-Bernard Mérimée, pour les civils. Jacques Lanxade,
Christian Quesnot, Jean-Pierre Huchon, Raymond Germanos,

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Didier Tauzin, Gilles Chollet, Bernard Cussac, Jean-Jacques Maurin,


Gilbert Canovas, René Galinié, Jacques Rosier, Grégoire de Saint-
Quentin, Michel Robardey, Denis Roux, Étienne Joubert, Patrice
Sartre, Marin Gillier, Éric de Stabenrath, Jacques Hogard, Jean-
Claude Lafourcade, pour les militaires.
Dans cette liste manquait manifestement le nom du ministre de
la coopération du temps du génocide – et de sa préparation –, Michel
Roussin, qui aura été particulièrement actif. Et sûrement d’autres.
Quant à ce celui-ci, rappelons qu’il était ministre de la coopération,
et à ce titre ministre de tutelle de la coopération militaire, soit de
l’ensemble des troupes envoyées au Rwanda. Le général Huchon,
dirigeant la Mission militaire de coopération, s’est distingué pour son
maximalisme anti-tutsi, souvent dénoncé, comme dans cette liste
proposée par le rapport Mucyo, où il figure au troisième rang des res-
ponsables militaires, après l’amiral Lanxada, chef d’état-major des
armées, et le général Quesnot, chef d’état-major particulier de
François Mitterrand. On observe rarement toutefois qu’Huchon agis-
sait sous la tutelle de Michel Roussin, celui qu’on pourrait appeler “le
gendarme de l’Hôtel de Ville”, de la même façon qu’on a pu qualifier
Paul Barril ou Christian Prouteau de “gendarmes de l’Élysée”.
Avec Chirac, à la mairie de Paris, Roussin se formera à des fonc-
tions plus directement politiques. Il aura alors, en particulier, la
haute main sur le système de financement du RPR, avec Yvonne
Casseta et Jean-Claude Méry, ainsi que le juge Halphen a pu le met-
tre à jour. C’est en tout cas sur la base de ces exploits qu’il se verra
promu ministre dans le gouvernement Balladur. [Voir à ce sujet
Balladur l’inconscient, dans ce numéro.] Dès la première réunion de
conseil restreint de défense, le 2 avril 1993, on put voit le nouveau
responsable de la coopération militaire souhaiter “s’engager plus acti-
vement dans ce dossier”, en particulier pour mettre en œuvre le “ren-
forcement” du dispositif français qui sera ordonné ce jour-là. Quelques
jours plus tard, le 7 avril 93, il demande l’envoi d’une mission
conjointe de l’état-major des armées et de son ministère, pour veiller
à la mise en place des “moyens supplémentaires” débloqués lors du
conseil précédent, dont on sait qu’ils consisteront à booster le pro-
gramme génocidaire destiné à éclater un an plus tard.
On sait également de Roussin que le 13 avril 1994, alors que le
génocide était pleinement engagé, ce dont pouvait convenir
Mitterrand et Lanxade lors d’une sembleble réunion de “conseil res-
treint, le ministre de la coopération interviendra pour dire : “Nous

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sommes dans une situation où les comptes vont se régler sur place.” Cette
phrase horriblement glaçante, une semaine après le début du géno-
cide, où “les comptes” avec “l’ennemi intérieur” tutsi se “réglaient”, en
effet, “sur place”...
Un des trente-trois responsables politiques et militaires dénon-
cés par le rapport Mucyo, le général Quesnot, déclarait dans
L’Express du 28 octobre 2009, qu’il souhaiterait pouvoir poursuivre
en diffamation les rapporteurs rwandais, mais en était empêché par
l’immunité diplomatique dont bénéficie un État étranger. C’est pour
ça que l’association France-Rwanda-Génocide, enquête, justice et répa-
rations a diffusé un communiqué réitérant les accusations contenues
dans le rapport Mucyo contre le chef d’état-major particulier de
François Mitterrand, considéré comme un des principaux responsa-
bles de la politique génocidaire française. La Nuit rwandaise y souscrit
à son tour. Si le général Quesnot souhaitait réellement laver son
honneur, et ne procédait pas seulement par effet d’annonce, nous
nous offrons pour tout débat public, y compris judiciaire, qui puisse
être l’occasion d’examiner le plus complètement possible la réalité de
son action. De même pour tous les autres responsables dénoncés ici
comme dans les précédents numéros de La Nuit rwandaise.

En même temps que nous avons choisi de déplacer la date de paru-


tion de notre revue annuelle du 7 avril, début du génocide, au 13
mai, date de son dernier grand massacre dans lequel l’armée française
porte une responsabilité décisive, nous proposions que ce 13 mai soit
à l’avenir, en France, le jour du repentir. De Renaud Girard, journa-
liste au Figaro, à Nicolas Sarkozy, président de la République, nom-
breux sont ceux qui ont entonné l’antienne inverse, qu’il y aurait
lieu de s’éloigner des chemins de ce qu’ils appellent “la repentance”,
proposant au peuple français de s’épargner toute réflexion critique
sur ses crimes. Reconnaissons que cet argument démagogique satis-
fait en grande part le désir d’oublier, aussi profond que l’innocence
collective est relative.
Seize ans après, la question de l’ignorance du public n’est plus de
mise. Tous ont eu l’occasion d’entendre parler des accusations extrê-
mement graves dont leur État fait l’objet. À ce jour, aucun parti poli-
tique, aucun grand média, et bien peu de médias alternatifs ou d’as-
sociations émanant de la société civile, auront assumé de demander
des comptes à l’État pour la monstruosité de sa politique rwandaise.

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Mais, derrière le génocide des Tutsi, il y a de nombreux autres


crimes, plus anciens ou plus récents, qui ensanglantent et ruinent
tout l’espace colonial, pour lesquels l’État français n’a toujours pas eu
à répondre.
La marche des sans-papiers, de Paris à Nice, tout au long de ce
mois de mai 2010, pour dénoncer le sommet franco-africain prévu en
fin de mois pour célébrer le cinquantième anniversaire de la « déco-
lonisation » est un geste héroïque dans un pays où l’inconscience de
l’énormité du crime néocolonial domine, au point où Jacques
Toubon, chargé de l’organiser, peut tranquillement appeler un tel
sommet « familial ».
La méconnaissance et l’indifférence de nos concitoyens obli-
gent à s’interroger. Comment un tel phénomène est-il possible ? Le
« contrôle des consciences », concept central de la science politico-
policière moderne, atteint là un degré de performance inquiétant.
Pire que tout, il produit une véritable perte de conscience, et l’on
attend toujours la nécessaire prise de conscience.
Cela fait plus d’un demi-siècle de crimes continu – sous l’égide
de la dite Vème République, l’État néocolonial –, auxquels on aura
assisté sans réagir. Un demi-siècle de crimes sans une seule polémi-
que parlementaire. Aucun parti ne se hasarderait aux élections sur la
base d’un programme anti-colonial. Car le consensus muet autour de
l’ambition de « grandeur de la France » concerne non seulement
tous les partis, mais leurs publics.
De même, le budget militaire, aussi astronomique soit-il, passe
comme une lettre à la poste – certes de la plus discrète façon, en ses-
sion extraordinaire de juillet, telle la récente loi de programmation
militaire qui détermine les efforts que la collectivité devra consentir
dans ce domaine pour les cinq prochaines années, votée en juillet
2009. Non seulement on tolère ses crimes, mais personne n’oserait
contester l’existence dispendieuse de l’armée. Au contraire, les seu-
les critiques, virulentes, venant du Parti communiste, dénoncent le
fait qu’on amoindrisse les effectifs – mais non le budget, qui perdure
au même niveau, en dépit de cette réduction d’effectifs, les dépenses
en équipement atteignant un montant inégalé.
Nul n’oserait évoquer que de telles extravagances budgétaires se
produisent en pleine crise économique, alors même que l’État est
plus déficitaire que jamais – et que leur économie s’impose, indépen-
damment de tout autre critère.

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L’art de tourner autour de cette évidence budgétaire en dit long.


Si ce n’était tragique, c’en serait drôle, de voir le gouvernement grec,
par exemple, se débattre – et l’Europe incapable de lui porter
secours –, sans que le paramètre principal de cette crise soit jamais
dénoncé : les dépenses militaires grecques, par tête d’habitant,
sont… les plus élevées du monde ! Faut-il sourire quand on pense
qu’une telle folie doit être supportée par les citoyens grecs, en héri-
tage de l’affrontement séculaire avec la Sublime Porte – le monde
musulman, toujours incarné par la Turquie moderne… ?
De même les États français et américains atteignent des niveaux
d’endettement record, exactement à la mesure de leurs dépenses
militaires, également record, qui installent leurs économies au bord
de l’implosion. L’ambition planétaire de ces duettistes ne fait pas
mystère. Qu’ils osent par contre ruiner leurs peuples pour satisfaire
l’hystérie mégalomane de cette ambition, voilà qui n’est par contre
jamais évoqué. Comme si cela allait de soi. L’Angleterre figure en
troisième position au palmarès de cette folie budgétaire, ayant mani-
festement, elle aussi, conservé quelque nostalgie de sa grande époque
impériale. On voit ainsi les peuples payer la note, très salée, de leurs
rêves idéologiques.

Tout le monde comprend que ces deux faces d’une même pièce, l’ar-
mée et l’espace colonial qu’elle contrôle, sont nécessaires à la « gran-
deur » du pays. « Idéologie française », la « mission de la France »
habite l’inconscient collectif tout comme la conscience de nos élites
criminelles. Le messianisme discret de la « fille aînée de l’Église »
imprègne ce pays au moins depuis Louis XIV et son ambitieuse par-
ticipation à la Contre-Réforme catholique. En fait, dès François 1er,
on pouvait voir la furia francese déferler sur l’Italie. Et, remontant le
temps, on entend la terrible voix de Saint-Bernard, à Vezelay, appe-
lant aux croisades. Mais l’ensemble de ce dispositif va profondément
se renouveler en 1789, avec la Marseillaise et le début des guerres
révolutionnaires qui, d’emblée, permettaient de mobiliser le peuple y
compris pour des guerres laïques. Et c’est en 1793, dans le contexte
des guerres vendéennes, qu’apparaît pour la première fois la lutte
contre « l’ennemi intérieur » au degré du génocide :
– On ne chasse pas l’ennemi du dedans, dit Robespierre.
– Qu’est-ce donc qu’on fait ? demande naïvement Danton.
– On l’extermine, répond Robespierre.

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Le grand comité de salut public inventait la science politique


moderne, et un demi-siècle plus tard Victor Hugo reconstituait les
minutes de débats dont on aimerait bien lire la version originelle.
Deux siècles après, en 1993, on dispose de compte-rendus de conseil
de ministres restreints, présidés par François Mitterrand et Édouard
Balladur, dont on a pu dire qu’ils constituent l’équivalent de la
conférence de Wansee – au cours de laquelle fut décidée l’extermina-
tion des Juifs –, pour le génocide des Tutsi. On sait combien les sol-
dats de la Vème République envoyés au Rwanda, tout comme leurs
alliés rwandais, avaient présent à l’esprit le précédent du crime de
Robespierre, allant jusqu’à habiller le « peuple hutu » du mythe des
« sans-culottes ». Belle continuité.
Entre-temps, l’appel à faire couler le « sang impur » a souvent
résonné. Pour une histoire complète de cette idéologie du massacre,
il faut probablement remonter en amont, à l’extermination des
cathares, fondatrice de l’unité française telle qu’on la connaît encore.
La sauvagerie alors mise en œuvre s’accompagnait d’un dispositif de
justification idéologique élaboré, avec la Sainte-Inquisition de Saint
Dominique, postulant la légitimité d’imposer sa foi par le fer et par le
feu. C’est dans la cathédrale de Béziers qu’on entendra pour la pre-
mière fois ce cri répété si fort au Rwanda : « Tuez-les tous ».
Véritable Nyamirambo des cathares, la cathédrale de Béziers sera
jonchée de milliers de cadavres exterminés à l’arme blanche.
Les disciples de Saint-Dominique exporteront en Amérique
cette furie idéologique, payée si cher par ceux qu’on appellera les
Indiens, les dépossédant y compris de leurs noms. Et c’est, comme on
sait, dans le même mouvement, que l’Europe fondera sa prospérité
sur la mise en esclavage des peuples d’Afrique pour exploiter ces ter-
res nouvellement « colonisées », sur la base de cette « vraie foi » qui
permettait de retirer jusqu’au droit de vivre aux Noirs comme aux
Indiens.
Les tribunaux révolutionnaires animés par Fouquier-Tinville,
ressusciteront les mœurs de ceux de l’Inquisition, substituant à la
proclamation chrétienne celle des idéaux républicains. Et ces nou-
veaux idéaux iront jusqu’à justifier l’extermination du peuple même
duquel ils prétendent tirer leur légitimité, comme on a pu le voir en
juin 1848 et à la fin de la Commune de 1871. C’est cette même
République, fondée sur le massacre des Parisiens, qui partira à la
conquête de l’Afrique sans le moindre état d’âme.

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Pour comprendre le Rwanda, il faut toutefois ausculter une autre


généalogie, celle du racisme, dont le point de départ s’identifie au
milieu du XIXème siècle, aux débuts de l’aventure coloniale
moderne. Dès 1830, la furie française s’abat sur l’Algérie, et même le
pape du libéralisme français, Alexis de Tocqueville, applaudira
devant la cruauté des conquérants sur laquelle il enquêtait en tant
que parlementaire. Mais c’est en chemin que le discours scientifique
du racisme moderne s’élaborera, porté par les efforts d’Ernest Renan
et surtout de son ami Arthur de Gobineau. L’antisémitisme chrétien
devenu socialiste, se renforcera alors de cette pensée racialiste. Et
c’est dans ce bric-à-brac idéologique qu’il se forgera un nom, dési-
gnant les prétendus « sémites » qui seraient implantés jusque dans
la chrétienté. Armée de cette toute nouvelle science « anthropolo-
gique », la pensée occidentale s’offrira le luxe de hiérarchiser les
races en réservant le premier rang aux européens, non « sémites »,
qui trouvaient là le droit de dépouiller la terre entière.
Fort de cette idéologie sans frein, le colonialisme se déchaînera.
Les « razzias » expérimentées en Algérie traverseront l’Afrique de
part en part, comme la mémorable colonne Voulet-Chanoine. Et
l’asservissement des peuples se fera au prix de la plus effrayante inhu-
manité, comme en témoignent les « fantômes du roi Léopold » dont
le martyre permettra au roi des belges de se tailler un empire person-
nel au Congo. L’ensemble des puissances européennes rivaliseront
alors d’énergie pour s’emparer, en totale bonne conscience, des terres
les plus riches du monde.
Dans une récente présentation de textes de Renan [« De la
nation et du “peuple juif” chez Renan », éditions Les liens qui libèrent,
2009], Shlomo Sand explique comment le racisme français se retrou-
vera pris à son propre piège avec la perte de l’Alsace et de la
Lorraine, « ethniquement » – linguistiquement surtout – plus « alle-
mandes » que « françaises ». Dès lors, on assiste à une paradoxale
mutation de cette idéologie, renouant avec ses racines universalistes
pour justifier de « l’unité française ». Ce nouveau dispositif triom-
phera dans l’anti-racisme de l’affaire Dreyfus. Et il reviendra à
l’Allemagne de garder, pour un temps, le temple du racisme.
En 1905, celle-ci ouvrira la procession funèbre du XXème siècle
avec le génocide des Herero, en Namibie, l’Afrique occidentale alle-
mande. Dix ans plus tard, en 1915, c’est encore à l’Allemagne que l’on
doit le génocide des Arméniens. On sait comment Hitler s’est inspiré
de ce précédent : non seulement la contribution allemande à ce pre-

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mier grand génocide passera complètement inaperçue, mais le crime


lui-même pouvait sembler quasiment oublié vingt ans plus tard – ce qui
permettait au leader antisémite d’envisager la récidive avec sérenité.
Arrêtons-nous un instant sur la responsabilité allemande dans le
génocide arménien. L’armée turque était entraînée, formée, équipée,
par l’armée allemande, à un degré tout à fait comparable à… l’enga-
gement français au Rwanda. Les Allemands accompagneront les
Turcs tout le long du génocide. Et, de la même façon, on peut alors
dénoncer l’idéologie raciste pan-turque comme une importation alle-
mande, clonée du pan-germanisme. Exactement comme le supréma-
tisme hutu, importé au Rwanda dans un premier temps par l’église,
sera conduit par la « coopération » française jusqu’à la folie génoci-
daire.
Du lac de Van à Auschwitz, la pensée raciste aura fait plus qu’un
détour par l’Allemagne, pour revenir animer la patrie de Gobineau,
où elle se porte très bien, merci.
L’analyse de Renan proposée par Shlomo Sand a l’avantage de
permettre de saisir l’ambivalence de la conscience française.
Antisémite tout au long du XIXème siècle, elle deviendra philo-
sémite au XXème, ce qui ne l’empêchera pas de s’empresser de voter
des lois raciales en 1940, et d’organiser la déportation des Juifs, tout
en prétendant en sauver le plus possible.
C’est d’un véritable monstre idéologique qu’il s’agit, où le chef
de l’État fasciste – incriminable pour avoir été le banquier du géno-
cide, en tant que ministre du Budget, en 1994 – épouse une chan-
teuse gauchiste. L’énumération serait longue de tous ces symptômes
ubuesques qui n’empêchent pas la France, loin de là, de prétendre au
magistère universel. Au contraire, c’est bien cette prétention qui
conduit ce pays jusqu’au-delà des frontières de l’innommable.
Il faudra bien en sortir, d’une manière ou d’une autre. Or il n’y
a pas trente-six chemins. Ou ce pays choisit de s’enfoncer dans le
crime, et de porter en guise de message universel celui du racisme
exterminateur – ce que proposent les chasseurs de sans-papiers qui
fondent leur carrière politique sur la haine de l’autre –, ou bien il fau-
dra en passer par la case du repentir – et s’engager sur la voie des
réparations.

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À l’heure de boucler cette revue annuelle, on peut lire, au bistrot,


dans Le parisien libéré du jour, des nouvelles de Camerone. Comme
tous les ans à pareille date, le 30 avril, toutes les unités de la Légion
étrangère célèbrent l’anniversaire de la bataille livrée contre 2000
soldats mexicains par soixante légionnaires, près de Veracruz, en
1863. Cette année 2010, l’événement se célèbre avec une splendeur
inaccoutumée. Le ministre de la défense lui-même, Hervé Morin,
dirige une délégation au Mexique, sur les lieux de ce combat légen-
daire. Il est accompagné de deux unités de la Légion, fait sans précé-
dent depuis 147 ans, et depuis plus d’un siècle que, chaque année,
cette bataille fait l’objet de la fête annuelle des légionnaires.
Cette présence française au Mexique marque avec éclat l’excel-
lente qualité des relations franco-mexicaines qui remonte au milieu
des années 80, mais qui sera scellée solennellement par Jacques
Chirac, en novembre 1998, lors de sa “visite d’État” au Mexique, à
l’occasion de laquelle il pouvait prononcer un discours devant le
Parlement mexicain, exceptionnellement réuni en Congrès. [Voir à
ce sujet l’article sur la coopération policière franco-mexicaine dans ce
numéro.] C’est alors que seront signés, discrètement, de nombreux
accords, en particulier de coopération policière, consistant à fournir
à la police mexicaine tout l’encadrement nécessaire pour la guerre de
“basse intensité” livrée contre les zapatistes des Chiapas d’abord, puis
contre la révolte du peuple de Oaxaca, et partout ailleurs.
La guerre dite de “basse intensité” au Mexique, c’est bien sûr la
mieux connue “guerre révolutionnaire”, avec son cortège de manipu-
lations, tortures, disparitions. La “guerre psychologique”. On doit en
particulier à la coopération franco-mexicaine la création de la PFP,
“police fédérale préventive”, célèbre pour son emploi contre les mou-
vements sociaux, qu’il s’agisse des étudiants occupant l’université de
Mexico, l’Unam, en 2000, ou de la fermeture d’une radio commu-
nautaire à Oaxaca en 2005. Mais c’est plus encore contre les mineurs
de Sicartsa, ou pour réprimer la révolte de la ville d’Atenco, en avril
et mai 2006, que la PFP se distinguera pour sa sauvagerie, faisant des
morts et de nombreux blessés à chacune de ces interventions.
L’insurrection de la Commune de Oaxaca sera combattue par la
PFP avec énergie, de 2006 à ce jour. Ainsi, ce 27 avril 2010, une cara-
vane de solidarité formée par des membres d’organisations civiles
mexicaines et internationales a été attaquée alors qu’elle se rendait à
la communauté indienne autonome de San Juan Copala. Ce jour-là,
une vingtaine de paramilitaires a mitraillé le convoi, faisant deux

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morts et une quinzaine de blessés. Certains participants étaient “cap-


turés”, d’autres ont réussi à s’enfuir dans les montagnes. «Alberta “Bety”
Cariño, directrice du collectif CACTUS, et Tyri Antero Jaakkola, obser-
vateur international finlandais, ont perdu la vie dans cette embuscade meur-
trière et préméditée», informait, ce 30 avril justement, un collectif d’as-
sociations parisiennes. « Cette guerre sociale franchit un nouveau palier
dans la barbarie et ne cherche même plus à se dissimuler » peut-il ajouter.
Le même 30 avril, c’est sur le cadavre des militants des droits de
l’Homme assassinés à San Juan Copola trois jours plus tôt que Hervé
Morin pouvait célébrer la gloire de la Légion à Camerone, conjoin-
tement avec un ministre mexicain.
Au quartier général de la Légion aussi, à Aubagne, se tenait,
comme tous les ans, la fête annuelle des légionnaires. Cette année, se
produisait là un autre événement, encore plus notable que la cérémo-
nie mexicaine : c’est à Roger Faulques que revenait “l’honneur
suprême” de porter la prothèse en bois du capitaine Danjou, mort à
Camerone à la tête de ses hommes, en 1863. Le “chef d’escadron”
Faulques, aujourd’hui âgé de 86 ans, est une légende vivante de la
guerre révolutionnaire. “Héros” de la bataille d’Alger, « par des
moyens qui ne sont pas ceux de la guerre en dentelle, Faulques causait
alors de gros dommages au FLN », rappelle Jean Guisnel, dans Le Point
de cette semaine.
Après la guerre d’Algérie, le commandant Faulques a ensuite
livré la guerre du Katanga, où il sut affronter, héroïquement encore, les
troupes de l’Onu qui cherchaient à rétablir la légalité internationale,
contre la tentative de sécession organisée au Congo belge par le gou-
vernement de Charles de Gaulle. Spécialiste en tentatives de séces-
sions meurtières et foireuses, Faulques se retrouvera ensuite au Biafra.
Depuis, il s’était retiré sur ses terres, dit Guisnel. Au pays du crime per-
manent, les assassins ont ainsi droit à la paix – et à la gloire. n
Michel Sitbon

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INTERVIEW

Un soldat français
parle
Propos recueillis par Valérie Marinho de Moura

Le 7 avril 2009, au pied de la Fontaine des Innocents à Paris,


le collectif Génocide made in France organisait le “15ème
impuniversaire” des partenaires français du génocide des
Tutsi. Suite à cette action, le collectif fut contacté par une per-
sonne se présentant comme un ancien militaire français,
ayant servi au Rwanda en 1993, dans le cadre de l’opéra-
tion Noroît. Nous l’appellerons Sébastien. À l’époque de sa
mission au Rwanda, les accords d’Arusha viennent d’être
signés. Les militaires français étaient supposés rester canton-
nés à Kigali jusqu’à leur départ total prévu pour fin 1993.
Sébastien nous raconte une autre réalité. La France se moque
des accords d’Arusha en se rendant sur les lignes de front.
Les équipements d’écoute, très sophistiqués, sont protégés
par des militaires français déguisés en mercenaires belges. La
non-assistance à personne en danger et le viol sont de banals
événements du quotidien militaire.

Sébastien, tu étais soldat au Rwanda lors de la guerre secrète


menée par la France entre 1990 et 1994, c’est bien ça ?
Ma première mission hors du territoire français, je crois que c’était
l’été 93, je ne me souviens plus de la date exacte de notre départ. On
était partis avec un avion civil, habillés en civil. Débarqués à Kigali,
on s’est dirigés sur Mont Jari pour prendre une position sur les colli-
nes à quelques kilomètres de la capitale. Mont Jari, c’est là ou se
trouve la fameuse radio qui a lancé l’appel au massacre.

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Qu’est-ce que vous faisiez exactement au Mont Jari ?


C’était pas notre première tournante au Rwanda. De 1991 à 1993, il
y a eu plusieurs opérations. Officiellement, notre mission était de
protéger les ressortissants français. En fait notre mission était assez
complexe... Nous avons opéré plusieurs missions sur la ligne de front,
sans nos uniformes français, et la France fournissait à cette époque
des véhicules d’écoutes très sophistiqués.
Au Mont Jari, il y avait des entraînements d’Interahamwe par les
soldats français, me semble t-il. Tu peux me le confirmer ?
Non, je n’ai pas vu d’entraînement sur Mont Jari, tout au moins pas
du point de vue stratégique, peut-être au niveau du renseignement.
Mais ma section n’était pas qualifiée pour ce type d’instruction. Par
contre, nous avons réalisé pour les autorités rwandaises des “shows”
grandeur nature destinés à l’évidence pour la vente d’armement. Il y
avait de l’instruction de type militaire, mais pas sur Mont Jari, je n’ai
rien vu.
Mont Jari était un trou, 2500 m d’altitude. On vivait à vingt dans un
camp retranché, complètement indépendant. Un autre groupe, com-
posé de cinq ou six gars, était basé dans la station radio même de
Mont Jari, avec, en poste, des gendarmes rwandais.
Qui écoutiez-vous avec vos appareils d’écoute ?
Ce n’était pas moi, je n’étais pas qualifié pour les écoutes. Il s’agissait
de soldats spécialisés à l’écoute. Mais nous écoutions quoi ? Tout ce
qui pouvait intéresser ceux qui tiraient l’avantage.
Le Rwanda, j’y pense encore maintenant. C’est un moment assez
éprouvant. Mais j’ai souvent de vagues souvenirs car j’ai voulu tirer
un trait.
Tu peux me dire ce qui fut éprouvant pour toi ?
On collaborait donc étroitement avec les forces rwandaises contre les
rebelles... On a vraisemblablement vendu des véhicules, armes légè-
res, et missiles, le fameux missile français Milan... Je me souviens
encore du jour, ou après avoir, à tir réel, monté à l’assaut d’une col-
line pour impressionner les autorités rwandaises, des tirs de missiles
Milan avaient été effectués pour la parade.

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Je crois qu’il y avait quand même une certaine hostilité à l’égard des
paras en ville notamment. On circulait en territoire conquis, sur nos
véhicules avec tête de buffle sur le capot, toujours en armes.

C’est quand la date de tir du missile, à peu près ? Vous avez appris
aux Rwandais à s’en servir ? En ont-ils gardé ?
Faudrait vraiment que je fasse un travail de mémoire. Je crois que je
n’étais plus basé sur Mont Jari. On était à Kigali, ça ne devait sans
doute pas être très loin de notre départ, fin 1993. Je ne sais pas où
sont passés ces missiles, ils demandent quand même une très bonne
instruction pour les manipuler.
De même, on avait vu des véhicules légers, façon buggy. Je sais plus
s’ils étaient de chez Renault mais si on en vendait au Rwanda, nous
en France, on n’en avait jamais vu.
Je crois que ce qui était très coûteux pour la France, c’était ces
fameux véhicules d’écoutes, vraiment du top matos, et il fallait les
protéger. Un truc intéressant, quand on partait en mission, on nous
demandait de nous débarrasser de nos vêtements militaires français,
de nos pièces d’identité, etc. Puis on nous dirigeait sur le QG fran-
çais de Kigali, on nous donnait des vestes camo [de camouflage] bel-
ges, un FAL (fusil d’assaut Belge) et des chargeurs. Puis on partait
dans un pick-up banalisé jusqu’à la ligne de front.
Tandis que le véhicule travaillait sur ses écoutes, nous, on était dans
un trou à observer les mouvements ennemis. Si jamais on était pris,
on devait s’identifier comme mercenaires. Autant dire qu’il aurait
mieux valu se faire sauter la cervelle plutôt que de se faire découper
à la machette. Ils ont le coup de machette facile.

Vous combattiez qui ? Que vous disaient vos supérieurs ?


Sur Kigali même, on effectuait la protection également de certains
établissements fréquentés par les frenchies. La piscine de Kigali,
l’école française, où un attentat avait été déjoué, et un hôtel dont je
ne me souviens plus du nom mais où nos officiers passaient du temps.
Les paras avaient droit à une brève virée de temps en temps dans une
boîte de Kigali. Nos supérieurs nous disaient que les plus grands
étaient les ennemis.

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Les plus grands ! En taille ?


Oui, en taille. Il ne s’agissait pas d’affronter directement l’ennemi,
pas de l’assister, car si les troupes françaises s’en étaient mêlés, les
rebelles n’auraient assurément pas tenu une semaine. Je crois que
l’intérêt de la France était de faire durer le plaisir.
Il y avait déjà des camps de réfugiés à cette époque, certaines colli-
nes ressemblaient à des fourmilières géantes de toile blanche.

Les rebelles pour vous c’étaient les grands sur le territoire rwan-
dais ? Comment était présenté le FPR, les Tutsi ?
On nous chantait que nous devions protéger les pistes et routes accé-
dant à la ville par des bataillons rebelles. Le grand manitou en chef
nous avait dit que sur la ligne de front et, je pense, d’une façon géné-
rale, que nous les reconnaîtrions par leur grande taille. Je n’ai pas le
souvenir de speech sur les Tutsi. À mon niveau, l’essentiel était de
faire son boulot sans réfléchir. Je me souviens qu’avant notre départ,
notre section avait reçu une lettre de remerciement par le président
rwandais. Nos chefs, eux, avaient reçu la médaille de la paix rwan-
daise je crois. Ils avaient même eu droit à un tour dans le fameux
avion du président qui allait sauter plus tard.
C’est à se demander même si l’avion n’a pas sauté avec un missile
Milan, la guerre était bien là de toute façon. La France était là pour
vendre, entraîner, assister et protéger le Rwanda. Bref, faut que je
fasse un effort de mémoire. À mon retour, j’ai été malade.

Tu t’es guéri ?
Oui, mais tu l’es vraiment jamais. Je suis un peu pourri de l’intérieur.
Trente pour cent de nos effectifs ont été malades je crois, la plupart
des soldats ont eu la malaria. Est-ce que vous avez des témoignages
d’autres militaires ?
S’agissant de la torture, je ne l’ai jamais vu pratiquée ou même ensei-
gnée. Je n’en ai jamais entendu parler sur place ni à mon retour.

Oui, il y a d’autres témoignages de militaires. Il y a aussi des


témoignages de miliciens rwandais disant être entraînés sur le
Mont Jari par des militaires français. Des rescapés du génocide

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témoignent également de cette présence française active sur les


lieux.
Ça m’étonne car j’étais sur place les mois qui ont précédé l’appel au
massacre. Il n’y avait qu’une poignée de gendarmes rwandais en poste
aux radios et ma section. Je n’ai jamais vu d’autres Français sur place.
Au Mont Jari, notre camp était en bordure de piste dont nous proté-
gions l’accès, au sommet de la colline. Un peu plus haut, l’antenne
radio et le groupe de paras.

L’antenne radio dont tu parles c’est celle de la RTLM ?


Oui, je pense qu’il y en avait qu’une. En plus, je vois pas le type d’en-
traînement que des miliciens auraient pu recevoir sur place. Ok, je
crois qu’il y avait aussi peut-être un ou deux gars spécialisés en
écoute.

Tu connais la forêt de Nyungwe ?


Peut-être, je ne me souviens pas du nom. Une chose est sûre, c’est
qu’au bout de quelques mois, la situation devenait harassante et
beaucoup d’entre nous espéraient en découdre avec ces ennemis dont
nous on parlait.

Y avait-il des barrières sur les routes ?


Des barrières sur les routes ? À Mont Jari, oui.
Le jour il faisait excessivement chaud et la nuit très froid. On vivait
dans des casemates à demi enterrées. Rapidement, nous nous étions
créé un petit monde à nous, beaucoup tombaient malades.

Qui tenait ces barrières ?


Je me souviens de passages sur des routes avec des postes de contrôle
mais tout à fait ordinaires. À Mont Jari, c’était nous.

Vous demandiez ou vérifiez quoi ?


On surveillait l’accès de la piste, le contrôlait, mais c’était un bled,
avec quelques villageois. Je me souviens avoir opéré des patrouilles
dans les villages alentours, à la surprise de la population qui voyait
débouler des gars avec peinture de guerre sur la gueule.

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Qu’arrivait-il quand vous rencontriez des gens de grandes tailles ?


Ben des gens de grande taille ? Honnêtement rien... Enfin, je ne me
souviens pas. On ne tombait pas sur tous les gars plus haut que nous.
On entendait parfois des combats la nuit. Les rebelles ne devaient
pas être bien loin. Mais une vingtaine de paras pour faire barrage à
un bataillon ! On n’avait pas d’ hélico, on se déplaçait uniquement
en camion.
Une fois, on a vu un gars débouler de la piste comme un malade, il
était poursuivit par quelques villageois armés de machettes.
Un civil, ce gars ?
Oui.
Comment sais-tu que c’étaient des villageois ?
J’en sais rien en fait.
Vous avez pensez quoi de la scène ?
On s’est marré. Désolé, c’est un peu cru, mais c’était comme ça.
C’était donc cocasse ?
Mouais, sans épiloguer là-dessus, honnêtement je crois que tout le
monde commençait à péter un câble sur cette colline.
A-t-il été tué ?
J’en sais rien. À mon avis il n’a pas dû courir jusqu’à Kigali.
Ça t’a étonné de découvrir ce “statut” des français au Rwanda ?
Oui enfin... Nous étions en terre conquise. L’aéroport était égale-
ment entièrement sous notre contrôle. Il y a avait deux à trois sec-
tions en position à l’aéroport pendant plusieurs mois.

Tu faisais partie de l’une de ces sections ou tu voyais ça ? Les bar-


rières ordinaires dont tu parlais plus haut ça veut dire quoi ordi-
naire ? Que s’y passait-il exactement ?
À l’aéroport, j’ai été en poste au contrôle des arrivées. Pour les bar-
rières, il s’agit de checkpoints tout simplement. Celui que nous
contrôlions était censé empêcher le passage des rebelles mais ça sem-
blait très surréaliste, non ? Bref, contrôle de véhicule, etc... Je ne me

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souviens plus vraiment des instructions qui nous étaient données.


Mais les passages étaient plutôt fluides. On achetait de quoi nous pré-
parer à manger aux villageois, et les putes des villages passaient le
soir. Mais le camp était quand même assez isolé. On descendait seu-
lement en ville pour se ravitailler et prendre des instructions. Je me
souviens d’avoir rendu visite à des sœurs belges ou françaises et on
avait eu droit à une messe dans une église proche de Kigali. On avait
également des “boys” qui bossaient pour nous. Ils faisaient la vaisselle
et lavaient notre linge. De temps en temps, on était de garde à la villa
du commandant en chef de l’opération. Une nuit, un de nos paras a
été poignardé avec un rwandais. Le rwandais est mort je crois, il pis-
sait le sang en se tenant le bide, comme dans un Tarantino. Puis, le
commandant a lancé une opération punitive dans des maisons cen-
sées abriter les assaillants. Je crois que c’était un truc assez musclé
mais je n’étais pas présent.

Cette opération punitive, c’était où ? Sais-tu comment les maisons


sont choisies ? Qu’est-ce qui se dit entre vous là-dessus ?
On s’est aussi avancé plus loin dans le pays, près d’un grand lac, je
sais plus lequel. Officiellement, pour un safari souvenir. On a passé la
nuit dans un hôtel pour touristes aux abords d’un parc.
Pour l’opération punitive, c’est un acte isolé à ce que je sache, en
réponse à l’attaque d’un militaire. Il n’y a pas eu de victime. Un de
mes amis était présent, il m’avait juste raconté qu’ils avaient défoncé
une porte et pénétré dans une casbah pour dénicher le coupable, j’en
sais pas plus.

De ce que tu dis, j’ai l’impression que ton équipe n’avait pas de


contact avec les militaires rwandais, que vous étiez isolés à atten-
dre l’ennemi indéfiniment, à quoi pouviez-vous servir selon toi ?
Et bien à différentes missions, essentiellement sécuriser et contrôler
les accès à des sites sensibles : observations des mouvements rebelles
sur les lignes de front, évacuation des ressortissants français si néces-
saire. Il y a eu de l’instruction mais pas sur la torture. Je crois que la
présence française était avant tout l’arme de premier choix pour les
autorités rwandaises de s’assurer l’assise de leur pouvoir politique et
financier. Il y avait sans doute un rôle moins officieux également en

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jouant sur la présence d’une force de répression française qui ne


lâcherait pas ceux au pouvoir.
Il est évident que personne ne s’en serait pris directement aux trou-
pes françaises. J’ai eu des contacts avec les militaires rwandais mais
jamais sur des missions communes, à l’exception de la mise en place
de quelques opérations de sécurité très localisées.
Avec le recul, la situation semble vraiment surréaliste. Des militaires
français avec “tout pouvoir” sur la terre rwandaise. On était partout,
rien n’aurait pu échapper aux troupes françaises. Il y avait déjà eu des
massacres, les camps de réfugiés étaient pleins à craquer !

Oui, les massacres du Bugesera par exemple, peu avant ton arri-
vée, des milliers de gens massacrés, des milliers de réfugiés.
Bref... Une énorme hypocrisie française. Et puis dans les années 90,
qui connaissait le Rwanda ? Maintenant, l’histoire d’avoir fourni les
machettes et d’avoir appris à s’en servir, c’est n’importe quoi.

Tu parlais d’instructions tout à l’heure, et d’un grand show gran-


deur nature. Tu disais que l’entraînement stratégique n’avait pas
lieu sur le Mont Jari mais que tu ne savais pas pour le renseigne-
ment. En même temps, il te semble que la torture n’est pas ensei-
gnée aux rwandais. Le renseignement, c’est quoi exactement ?
Le show, oui, c’était une opération qui avait réuni pas mal de troupes
françaises, des sections de combat et d’appui. Un truc pour faire
reluire l’efficacité des troupes françaises et de leur armement auprès
des autorités rwandaises qui vraiment n’avaient pas manqué de saluer
l’armée française à plusieurs reprises.
Pour le renseignement, j’entends spécialisation dans les écoutes... Tu
vois ce que je veux dire ? Interception et analyse d’informations
ennemies. Maintenant, on peut entendre renseignement en obte-
nant des informations sous la torture mais vraiment, les Rwandais
n’avaient sans doute pas besoin des Français pour ça et si oui, il aurait
pu s’agir d’une unité très spécialisée. Les histoires d’avoir jeté des gars
des hélicos, etc. j’ai pas vécu ça et ça me semble bidon.

Concernant les largages de corps par des hélico français, ce sont


des témoignages de miliciens et rescapés en 1994 je crois. Mais

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donc toi, tu assistes plus précisément à l’assistance française au


niveau des écoutes ? Tu parlais de véhicules super équipés. Ça
porte un nom ces machins ?
Je crois qu’on appelait ça une mission Gonio, je crois. Mais l’assis-
tance est générale, pas seulement sur les écoutes. D’avoir une force
étrangère qui mobilise des commandos sur des zones stratégiques du
pays, c’est une sérieuse assistance.
J’ai de mes yeux vu ces véhicules pour les avoir assistés lors d’une
opération sur la ligne de front et d’autres groupes ont effectué à plu-
sieurs reprises ce type d’OP. Des situations suffisamment compromet-
tantes pour que la France demande à ses hommes de changer d’uni-
formes et d’armes, de se faire passer pour mercenaires...
Il existe des photos avec la tenue des soldats français “en mercenai-
res”, mais il y a peu de chance que vous puissiez en dénicher.

Les lignes de front sur lesquelles vous alliez, tu pourrais les situer ?
Les lignes de front, non pas moyen. On partait à l’aube, on avait suivi
une route bitumée jusqu’à un check point, on était en altitude je
crois, ça grimpait. Puis on a retrouvé ce fameux véhicule, une sorte
de fourgon blindé. On était dans un camp militaire avancé rwandais.
Sur les photos, vous devriez avoir une image avec quelques gars en
veste camo [de camouflage] belge et pantalon de treillis français.
En 1993, les troupes françaises n’étaient plus dotées de treillis
camouflés. Sur cette même image, les paras devraient porter des cha-
peaux de brousse américains.

J’ai du mal à comprendre que vous ne connaissiez pas l’allure de


l’ennemi. Tu peux m’en dire plus sur ces rebelles que vous étiez
sensés surveiller ?
Je ne crois pas que nos supérieurs nous avaient procuré des informa-
tions sérieuses sur les rebelles. L’histoire du grand méchant, c’est
authentique, je me souviens encore très bien du discours. Pour la
ligne de front, on nous avait brièvement briefé que des véhicules
ennemis pouvaient s’engager sur la route qui ouvrait l’accès à notre
position et celle de la voiture de James Bond.

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Le chapeau de brousse dont je te parlais n’était pas réglementaire


dans l’armée française à l’époque ! En ville on sortait avec le béret
rouge.
Les 600 ressortissants français qui vivaient au Rwanda au début des
années 1990 ont eu, pendant trois ans, la meilleure protection du
monde, la plus chère aussi. Un peu moins de mille soldats français
d’élite veillaient sur eux. Aujourd’hui, cette affirmation ridicule,
semble irréelle, pourtant, c’était exactement le discours officiel des
dirigeants français de l’époque.

Intéressant : « Du 22 février au 28 mars 1993, une nouvelle opé-


ration militaire voit le jour, l’opération Chimère. Les militaires
français du détachement Noroît prennent le contrôle de tous les
accès vers Kigali. On peut lire dans “l’ordre d’opération n°3 du 2
mars 1993” du Colonel Dominique Delort, que “les règles de com-
portement sur les “check-points” prévoient la remise de tout sus-
pect, armement ou document saisis à la disposition de la
Gendarmerie rwandaise. »
Ça, c’est nous les accès sur Kigali, et c’est la gendarmerie rwandaise
dont je te parlais qui était à Mont Jari.

« Le pseudo journaliste Pierre Péan, dans le but avoué de faire


taire les nombreuses accusations contre les soldats français, a été
obligé de révéler un cas de viol avec actes de barbarie commis au
Rwanda fin 1992 ou début 1993. Il évoque le cas d’une jeune
rwandaise qui a eu le malheur de croiser la route d’un camion de
l’armée française à Kigali. “Deux [militaires français] l’ont violée
puis lui ont “travaillé” le sexe à la baïonnette sans que les autres
militaires interviennent. Puis l’ont laissée, nue, sur le bord de la
route. »
J’ai connu une histoire comme ça mais je n’en dirai pas plus.

Merci, Sébastien.

1 http://www.lanuitrwandaise.net/la-revue/no2-o-2008/temoignages-aupres-de-la,131.html

2 http://jcdurbant.wordpress.com/2008/08/07/rwanda-on-avait-ordre-de-ne-pas-bouger-france-
lies-low-as-it-dubious-role-in-rwandas-genocide-is-brought-up-again/

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BRUNO BOUDIGUET

Bernard Kouchner,
le maître des apparences
Selon le mot de François Mitterrand, l’amiral Lanxade aurait
été le “maître des méthodes”. Bernard Kouchner, lui, aura
toujours été le “maître des apparences”. Véritable machine à
propos vertueux, le french doctor a été au Rwanda pour ten-
ter de sauver la face de la République génocidaire. Rude mis-
sion. Mais, depuis le Biafra, le docteur a de l’expérience...

En 1968, des photos d’enfants « biafrais » mourant de malnutri-


tion font leur apparition dans la presse française. Les sécessionnistes
du Biafra sont encouragés par l’Élysée. De Gaulle veut la partition du
Nigeria et l’ouverture d’un boulevard au groupe pétrolier français Elf.
Or, pour accélérer la déroute militaire des hommes du colonel
Ojukwu, le gouvernement fédéral nigérian a imposé un blocus au
« réduit biafrais ». Jacques Foccart va alors utiliser la famine désas-
treuse qui s’en suit pour tenter d’obtenir le soutien de l’opinion et
pousser la France à s’engager officiellement1.
On connaît cette histoire depuis que le documentariste Joël
Calmettes a fait un film sur la guerre du Biafra. Il a retracé l’histori-
que de l’ingérence française au Nigeria. Diffusé en pleine nuit sur
France 3, ce documentaire bénéficie de confidences tardives des
acteurs de ce dossier, dont certains ne sont pas peu fiers de leur rôle
déstabilisateur – en dépit des millions de morts qui en résultèrent.
Caserne Mortier. Siège du Sdece, Paris. Autour de la table, le psy-
chologue des services spéciaux, un représentant de la cellule
Afrique de l’Élysée et le colonel Maurice Robert.
Ce dernier, fameux bras droit de Foccart, au soir de sa vie, va
faire une étonnante révélation :

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Je pense qu’il faut parler des médias et en particulier des médias


français mais également britanniques. Lorsqu’on a lancé le mot
“génocide”, nous avons fait une manipulation de la presse, c’est
sûr, pour que ce terme soit accueilli. Et il faut reconnaître que
c’est Le Monde qui est le premier à utiliser le mot “génocide” et
après ça a suivi, tous les médias l’ont repris. […] Quand on a
choisi le mot “génocide”, bon, il y avait plusieurs possibilités, il y
avait aussi “massacre”, “écrasement”, mais le seul mot qui était le
plus parlant, c’était “génocide”. C’est d’ailleurs comme ça qu’on
a pu émouvoir un peu le général De Gaulle.
Cette manipulation va fonctionner au-delà de toutes les espé-
rances. Des intellectuels prestigieux, de droite comme de gauche,
s’indigneront du sort des Biafrais – en dépit du soutien diplomatique
affiché dont Ojukwu bénéficiera de la part de régimes d’extrême-
droite comme ceux de Franco, Salazar ou encore Ian Smith de
Rhodésie. C’est à ce moment précis que le jeune Bernard Kouchner
entre en scène :
Nous étions sur le terrain avec mes amis qui fonderont, avec moi,
Médecins sans frontières. Le peuple biafrais était en train de mou-
rir, nous le savions, nous n’avions pas le droit d’en parler. Nous
avions le droit de guérir, nous n’avions pas le droit de prévenir.
Nous le refusâmes en créant le Comité international contre le
génocide au Biafra, où se retrouvèrent des gens de la Croix-
Rouge, des médecins, des journalistes, des témoins, des gens qui
savaient de quoi ils parlaient. Ce fut la deuxième génération de
l’action humanitaire, celle qui refuse de se taire, qui s’engage au-
delà des frontières, avec ou sans l’assentiment des gouverne-
ments, celle de Médecins sans frontières ou Médecins du monde,
les fameux French doctors.2
« Aujourd’hui, il est prouvé que la Croix-Rouge savait ce qui se pas-
sait dans les camps d’extermination nazis. Et si elle a choisi de ne pas révé-
ler ce qu’elle savait et de ne pas intervenir, ce fut pour des raisons qui font
rougir aujourd’hui. »3 Sauf que cette fois-ci, dans les cargaisons de la
Croix-Rouge au Biafra, on trouve des armes dans les caisses de baby-
food... Les opérations occultes des gaullistes permettront à la guerre
civile de se prolonger et de faire deux millions de morts.4
Un autre épisode révélateur de la biographie de Kouchner sera
la fameuse épopée des « boat-people ». En Asie, depuis l’arrivée au
pouvoir des Khmers rouges, en 1975, le Cambodge subissait une ter-
rible épreuve. Il aura fallu attendre… trente ans pour que l’extermi-
nation qui se produisit alors de près du tiers de la population – qua-

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lifiée aussi de génocide – soit enfin prise en compte par la justice


internationale5 ! Comme on sait, c’est à l’armée vietnamienne qu’on
doit d’avoir mis un terme, en 1979, au règne génocidaire de Pol Pot.
Or, à peine a-t-elle pénétré dans Phnom Penh qu’elle est déjà accu-
sée par de nombreux médias de préparer l’Holocauste du peuple cam-
bodgien… Exactement comme on accusera, des années plus tard, les
troupes du FPR d’être des “khmers noirs”, aspirant au génocide des
hutus, alors même qu’elles n’avaient fait que mettre un terme au
génocide des Tutsi.
Le bon docteur Kouchner, toujours sur le pont, lance l’idée
d’un bateau-hôpital au secours des boat-people fuyant le régime viet-
namien soutenu par l’URSS. Mais il en profite pour dénoncer l'ac-
tion de ce régime au Cambodge : « Aujourd’hui la “non ingérence” au
Cambodge, c’est le crime de non-assistance à peuple en danger de mort.
Le monde entier, témoin, risque de se retrouver complice. Demain le
Bateau doit partir pour le Cambodge. Il le faut », explique-t-il à Patrick
Sabatier, le 29 septembre 1979, dans Libération. Peu importe si le
nom du nouveau comité est Un bateau pour le Vietnam, il s'agit de
dénoncer le “Vietnam nouveau”, coupable à la fois de mettre en dan-
ger de mort le peuple cambodgien et de martyriser les populations du
sud-Vietnam dans des « camps de concentration ». Libération du 28
juillet 1979 ose même présenter les camps où seraient enfermés des
Khmers rouges comme « une sorte de Biafra asiatique »…
La couverture médiatique est alors inversement proportionnelle
à celle du génocide qui vient d’être perpétré. Kouchner, une fois de
plus, n’y va pas de main morte. Dans son ouvrage L’île de lumière, paru
en 1980 aux éditions Ramsay, il évoque « de véritables camps de
concentration ».
On nous avait tant raconté l’Exodus, nous avions tant serré les
poings de rage au souvenir des hommes de cette époque qui
n’avaient pas tendu la main aux Juifs, qui avaient, par omission,
aidé à l’holocauste et poursuivi après la guerre les persécutions des
survivants en leur interdisant l’accès à la terre d’Israël. Nous
avions tant juré que cela ne serait plus possible. Voilà qu’une sem-
blable tragédie se mettait en place sous nos yeux.
L’opération du comité Un bateau pour le Vietnam bénéficie d’une
attitude plutôt bienveillante de l’Élysée – on est sous Giscard.
Kouchner y rencontre Jean-David Levitte, alors conseiller diploma-
tique, futur sherpa de Sarkozy et actuel directeur du Conseil national

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de sécurité. « Il entra ainsi dans la saga du bateau. » Paul Dijoud,


futur acteur de la tragédie franco-rwandaise entre également dans la
danse. Des contacts sont pris avec le ministère des DOM-TOM.
À l’étonnement du Comité, notre demande fut prise en considé-
ration. Le ministre Paul Dijoud était justement en visite à
Nouméa et notre proposition lui fut immédiatement transmise.
Nous organisions déjà un centre de transit imaginaire pendant
que le ministre négociait l’opération avec le haut-commissaire de
France en Nouvelle-Calédonie. À titre personnel, ce haut fonc-
tionnaire approuva notre objectif.
Deux ans plus tard, le ballon de baudruche des trois millions de
morts cambodgiens sous le joug vietnamien se dégonfle, mais ce
tohu-bohu va concourir à l’impensable : quelques dizaines de mil-
liers de boat-people auront fait oublier le fait que les Khmers rouges,
qui viennent d’exterminer deux millions de Cambodgiens, conser-
vent leur siège à l’Onu, au nom de la « résistance » à l’envahisseur
vietnamien. Cette scandaleuse comédie se poursuivra dans les
années 80, le soutien logistique et les livraisons d’armes aux Khmers
rouges par la Chine et le camp occidental (dont l’État français7) ren-
dront les Khmers rouges incontournables lors des négociations de
paix organisées par Roland Dumas sous le parrainage de François
Mitterrand, ce qui bloquera longtemps tout effort de justice.
Vingt ans après le Biafra, dix ans après le Cambodge, Kouchner
est au gouvernement en tant que secrétaire d’État à l’action humani-
taire. Rien n’a changé, ni la Françafrique, ni Bernard Kouchner. Pour
ce dernier, le Libéria ressemble à un autre Biafra, et l’humanitaire au
grand cœur tente d’occuper à nouveau l’espace médiatique :
Moi, je suis né en 68 à l’action humanitaire. On faisait plus en 68
– ce que j’ai fait avec la Croix-rouge internationale –, que ce
qu’on fait maintenant, c’est-à-dire rien, au Liberia, où on meurt
par milliers. J’ai décidé que la France ne pouvait pas ne rien faire,
mais j’ai du mal... à convaincre tout le monde ! Alors j’y vais moi-
même, on ne sait jamais, ça peut servir, j’emmènerai quelques
pansements... J’essaierai de convaincre qu’il faut faire quelque
chose. Mon idée est très simple, il faudrait ouvrir l’ambassade de
France, qui est fermée, et en faire une antenne chirurgicale, sym-
boliquement ça serait beau. J’essaie8...
Charles Taylor, le leader des rebelles, impose sa guerre
totale (maquillée en guerre tribale), sous la houlette de Paris

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via le « consortium de Ouaga » – une alliance entre Kadhafi,


Compaoré et Houphouët-Boigny, longtemps l’homme-clef de la
France en Afrique.
Seule nouveauté : Kouchner ajoute à son épopée humanitaire le
combat pour le droit d’ingérence. La fin de la guerre froide semble
faciliter l’application de ce concept et le ministre Kouchner se veut
en 1991 volontaire et optimiste :
Un moment viendra, que la France aura préparé, où la conscience
universelle imposera que l’on s’intéresse au massacre des autres
partout. On ne pourra accepter l’inacceptable, parce qu’on l’aura
vu. Grâce aux médias. Au fond, du Biafra à la mer de Chine, j’ai
toujours été préoccupé par Auschwitz. Est-ce que, de nos jours,
Auschwitz serait encore possible ? Auschwitz ou les massacres du
Cambodge ? Est-ce que l’abri de la frontière serait suffisant pour
autoriser l’extermination d’un peuple ? Je réponds non, enfin.
Demain, lorsque l’on aura connaissance d’une extermination
massive, on ne la supportera plus. Il y a la mémoire, les images, le
rôle considérable de la presse et une conscience. Le droit d’ingé-
rence est fondamentalement une démarche anti-Auschwitz, anti-
génocide, une idée généreuse de la France déjà proposée en 1945,
que les volontaires de l’humanitaire ont imposée et que François
Mitterrand et Roland Dumas ont propulsée bien haut. (…)
Comme l’a dit le président de la République, désormais “la non-
ingérence s’arrête là où commence la non-assistance”.9
Or, trois ans plus tard, le génocide au Rwanda, contrairement à
ce qu’affirment certains, ne sera pas télévisé et au moment même où
Bernard Kouchner s’exprime dans Le Monde, en avril 1991, François
Mitterrand mène déjà une politique inavouable au Rwanda. Lorsque
débute le génocide des Tutsi, le 6 avril 1994 au soir, la seule force
capable d’enrayer la machine était la Minuar, les Casques bleus de la
Mission des Nations-unies pour le Rwanda, dotée de 2 500 hommes.
L’assassinat de dix soldats belges, deux jours plus tard, va provoquer
un séisme dans l’opinion publique en Belgique. Bruxelles décide de
rapatrier ses Casques bleus. Une décision tragique car il s’agit du plus
important contingent onusien.
Le Monde. Quel que soit le mérite actuel des casques bleus, on ne
peut oublier qu’il y a eu, au début des événements, une démission
de l’ONU.
Bernard Kouchner. Bien sûr, j’ai été le premier à la dénoncer. J’ai
dit partout qu’il était scandaleux qu’on se contente d’aller cher-
cher nos compatriotes sans imposer par les armes le couvre-feu
comme les pompiers tuent le feu.10

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Dans la revue Humanitaire, il racontait :


Oui, au moment où le génocide a commencé, les troupes interna-
tionales ont été partiellement11 retirées. Ce premier scandale a
été suivi par une seconde décision catastrophique12 : les parachu-
tistes français et belges sont intervenus pour évacuer les blancs
avec leurs plus précieux effets et se sont retirés, laissant les Hutus
massacrer la minorité tutsie.13
Le hic, c’est la réponse que fait Kouchner lors de la plus belle
tribune médiatique qui puisse exister, le sacro-saint journal de
20 heures. Le voici donc interrogé le 16 avril par Bruno Masure, soit
dix jours après le début du génocide et au lendemain du retrait des
Casques bleus belges :
Bruno Masure. Bernard Kouchner, les gouvernements français
successifs ont soutenu l’ancien président rwandais qui a été assas-
siné, enfin, qui est mort dans son avion, on a un peu l’impression
que ce malheureux pays maintenant est complètement aban-
donné à lui-même.
Bernard Kouchner. Oui, mais là aussi sous d’autres cieux, consé-
quences de la haine, de l’intolérance, des massacres effrayants que
nous prévoyons. Alors, j’ai été très choqué qu’on évacue seule-
ment les Blancs, bien sûr il fallait le faire et je félicite nos soldats.
Mais laisser les habitants de cette ville être massacrés de telle
manière, ça n’est pas supportable. Alors un jour, il faudra qu’on
comprenne : un dispositif doit être mis en place pour prévenir ces
massacres, pas pour arriver trop tard en permanence. Je sais qu’on
ne peut pas prendre le monde entier dans ses bras. Ça s’appellera
un jour le droit d’ingérence, c’est une toute nouvelle diplomatie
au nom des Droits de l’Homme, il faut le faire parce que sinon,
tous les jours, nous aurons des images de la sorte et tous les jours
nous aurons le cœur soulevé.
La raison d’être de l’Onu, au sortir de la seconde guerre mon-
diale et de la Shoah, n’est-elle pas d’éviter le génocide ? Entre la pré-
vention des massacres et le fait d’arriver trop tard, n’y a-t-il pas le
fameux chapitre VII qui oblige les États-membres de l’Onu à réagir ?
Les rapports des ONG étaient depuis longtemps alarmistes.14 Les
hautes sphères politiques et militaires françaises sont évidemment au
courant du génocide, et ce depuis le début. L’urgence n’est-elle pas,
au moment crucial où le plus gros contingent onusien quitte le
Rwanda, d’appeler au renforcement de la Minuar ? Plus encore, n’au-
rait-il pas fallu appeler à une révision urgente et sans concession de
son mandat (la Minuar ne pouvait alors qu’utiliser la légitime

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défense), seule solution permettant l’arrêt du génocide ? Il fallait


pour cela que la qualification de génocide soit appliquée à ce qui se
passait au Rwanda. Mis à part quelques très rares allusions, le géno-
cide est absent des débats et des discours durant près de la moitié du
temps que durera l’extermination. Mitterrand en a bien conscience,
lui qui déclarera le 10 mai, sans provoquer de polémique :
Nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout, même lors-
que c’est l’horreur qui nous prend au visage. Nous n’avons pas les
moyens de le faire, et nos soldats ne peuvent pas être les arbitres
internationaux des passions qui aujourd’hui bouleversent, déchi-
rent tant et tant de pays.15
C’est à la mi-mai, c’est-à-dire lorsque l’extermination est en
grande partie réalisée, que le mot génocide est enfin prononcé par
des politiques français : Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères,
emploie le terme, mais sans préciser qui sont les victimes et les bour-
reaux. Bernard Kouchner va le précéder d’un jour et intervenir dans
de nombreux médias, du 14 au 20 mai. L’étude de l’ensemble de ses
discours met à jour un paradoxe qui résume peut-être à lui seul ce
qu’on pourrait appeler le kouchnérisme : comme nous allons le voir,
Kouchner semble bien décrire une situation de génocide, en insistant
sur le sort de victimes tuées pour ce qu’elles sont. Mais à d’autres
moments, il ajoute grandement à la confusion ambiante.
Kouchner est en mission pour l’Élysée16 du 12 au 17 mai. Juste
avant son départ pour le Rwanda, un très haut responsable militaire
du gouvernement intérimaire rwandais rencontre en France le chef
de la Mission militaire de coopération. Au menu notamment : l’amé-
lioration de l’image du régime génocidaire… Or, voilà ce que rap-
porte le général Dallaire, dirigeant de la force onusienne, à propos de
la visite de Kouchner :
Il m’a annoncé que le public français était en état de choc devant
l’horreur du génocide au Rwanda et qu’il exigeait des actions
concrètes. Je lui ai exposé ma position : pas question d’exporter
des enfants [... et de] s’en servir comme porte-enseigne pour [...]
quelques Français bien-pensants. J’ai détesté l’argument de
Kouchner qui estimait que ce genre d’action serait une excellente
publicité pour le gouvernement intérimaire […]. Je n’aimais déjà
pas l’idée de faire sortir du pays des enfants rwandais, mais se ser-
vir de ce geste pour montrer une meilleure image des extrémistes
me donnait la nausée.17

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L’opération va capoter. Mais, un mois après, la défaite des alliés


de la France étant pratiquement consommée, Kouchner reviendra à
la charge, portant devant les caméras un orphelin dans les bras. Il
demandera alors le soutien de Dallaire pour une intervention de l’ar-
mée française à Kigali, dont l’objectif aurait été la partition du
pays… Là encore, il se heurtera au refus catégorique du général onu-
sien, mais l’idée était bien de faire intervenir la France sous prétexte
humanitaire, alors que 90% des Tutsi sont déjà exterminés. D’aucuns
y verront surtout la volonté de trouver un prétexte pour crapahuter
une nouvelle fois les légions néocoloniales de l’armée française pour
sauver un régime au bord de la déroute.18
Voilà donc pour ce qui est des actes. Qu’en est-il des discours ?
Le 13 mai, c’est un homme au cœur déchiré qui parle aux
médias réunis dans la cour de l’hôtel Amahoro :
employer le mot génocide n’est pas mon habitude, mais ces gens
ont été tués pour ce qu’ils étaient, pas pour ce qu’ils ont fait. Et
donc ça, c’est la définition d’un génocide.19
Le même jour, il ajoute :
Comment pourrions-nous nous tenir à l’écart de ce génocide ?
Cela vous concerne, nous sommes une partie d’eux-mêmes, en
tant qu’êtres humains. Il n’est plus possible de dire qu’il s’agit
d’une affaire “entre africains”. Il s’agit d’êtres humains.
C’est une affaire qui concerne le monde entier.
Ces gens ont été tués pour ce qu’ils étaient, d’un point de vue pré-
cisément ethnique ou politique. Non pour avoir mal agi, mais
pour ce qu’ils étaient.20
Non sans culot, car il pourrait y risquer sa vie, il déclare même
au micro de Radio Mille collines, la radio du génocide :
C’est un génocide qui restera gravé dans l’histoire... La commu-
nauté internationale et la France vous regardent... Que les assas-
sins des rues rentrent chez eux... Rangez vos machettes ! Ne vous
occupez pas de la guerre des militaires ! Comme à Nuremberg, il
y aura des enquêtes et les criminels de guerre seront punis !21
« Nous étions entourés par les génocideurs et nous les insultions. »22
Le 18 mai, rentré en France, le propos se fait encore plus précis :
On entasse les gens dans des églises, on arrose le toit avec de l’es-
sence, on met une grenade... On a vu tout ça ! Alors, il faut rap-
peler quelque chose quand même : il y a un groupe majoritaire,
environ 90%, qui s’appelle les Hutu. Il y a un groupe minoritaire
qui s’appelle les Tutsi, 10%. Les Hutu tuent les Tutsi, et apparem-

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ment ont décidé de les tuer tous ! Ça s’appelle un génocide. On tue


parce qu’on est Tutsi, pas parce qu’on a fait quelque chose de mal.23
Il s’agit là d’un des rares moments de télévision pendant le
génocide où les victimes, « les Tutsi », sont désignées nommément24,
si on prend en compte les innombrables reportages des JT des trois
chaînes principales françaises. C’est aussi le seul moment parmi tou-
tes les déclarations de la période où Bernard Kouchner prononce sans
équivoque le mot génocide assorti de la reconnaissance claire de ses
victimes, les Tutsi.
Néanmoins, la formule « les Hutu tuent les Tutsi » pourrait être
interprétée comme étant la résultante de luttes tribales et est incor-
rect en ce sens que ce ne sont pas « les Hutu » dans leur ensemble –
même si un nombre assez impressionnant de personnes étiquetées
« hutu » participeront au génocide, contraints ou endoctrinés par la
propagande – qui massacrent, mais plutôt un appareil d’État prônant
l’idéologie politique du Hutu Power. La symétrie de langage sur les
bourreaux est donc trompeuse : qui sont « les Hutu » ? Tous les
Hutu ? Le gouvernement intérimaire, les milices ? Les auditeurs de
France Inter auront toutefois cette rectification :
Parler de cette chose en trois minutes, c’est toujours impossible,
parce qu’il n’y a pas seulement un problème ethnique, comme on
le dit. C’est pas seulement Tutsi contre Hutu. Ça, c’est la facilité
et c’est un tout petit peu aussi le fascisme qui présente ça comme
ça. Il y a un fascisme africain. Il y a, chez les Hutus qui sont majo-
ritaires à 90 % au Rwanda, des gens qui veulent cette solution
finale, cette purification ethnique.
Sur TF1, cette rectification est là aussi, mais sans préciser qui
sont les victimes :
Génocide ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’on est tué pour ce
qu’on est, pas pour ce qu’on a fait. C’est-à-dire que les enfants
[sont visés :] ils cherchent les enfants en ce moment, on marche
sur les cadavres d’enfants, dans l’herbe on trouve des têtes d’en-
fants décapités, qui ont six ans, huit ans, deux ans. On raccourci
les enfants à la machette. Pourquoi ? Parce qu’on a tellement tué,
qu’on en a peut-être – ô dernier symptôme d’humanité – un peu
de remords, alors on se dit qu’il faut que l’enfant meure aussi pour
pas qu’il puisse venir vous le reprocher, ou reprendre la maison
qu’on a pillé et kidnappé, c’est ça ! Alors ? On dit c’est une lutte
ethnique, c’est vrai, et c’est faux ! On a voulu faire que ces Tutsi,
qui sont 10%, et que ces Hutu, 90%, ce soit la seule explication.
C’est pas vrai. C’est un génocide, manipulé et fait, exécuté sciem-

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ment par des fascistes, le fait qu’il soit tropical, ce génocide, ne


change rien. Il y avait d’un côté les représentation politiques, pas
seulement ethniques, et de l’autre côté des gens qui se sont servis
du racisme, purification ethnique là aussi, nous y sommes.
« Des gens » veulent cette solution finale. « Des gens » se sont
servis du racisme. « Ils » cherchent les enfants. « On » raccourci
les enfants. « On » a tellement tué. « On est tué pour ce qu’on est ».
Victimes et bourreaux sont impersonnels. Le Gouvernement intéri-
maire rwandais, adepte du Hutu Power, n’est pas nommément cité.
« Des » fascistes se servent « du » racisme. Qui sont les fascistes ?
Qui sont victimes du racisme ? Kouchner parle aussi de solutions à
mettre en œuvre d’urgence :
songez que Kigali, c’est une ville à l’intérieur de laquelle se situent
des îlots d’otages, menacés de mort en permanence. […] Il y a, à
l’intérieur de cette ville des milliers d’Anne Franck réfugiées,
dans les caves, dans les toits, menacées de mort. La mort rôde en
permanence […] tout à l’heure François Léotard parlait de l’hu-
miliation des soldats, je vous assure qu’ils sont humiliés, qu’ils
attendent les 5500 qui vont arriver. Et vous allez voir ce que va
en faire le général Dallaire, il va faire baisser la tension je l’espère.
S’ils arrivent très vite car il y a encore des massacres, on est en
train d’assassiner, on est en train de poursuivre le génocide.25 […]
Il faut donc absolument qu’arrive très vite le supplément d’hom-
mes avec lesquels le général Dallaire pourra faire baisser la ten-
sion26. […] Plus vite ces soldats viendront, et moins il y aura de
morts supplémentaires. Vous avez parlé de 200 000, les chiffres
seront peut-être plus grands27. […] Si les Casques bleus arrivent,
encore une fois vous le disiez à François Léotard, “pas trop tard !”
parce qu’en somme, et je m’arrête : il y a un massacre – il y en a
beaucoup ces temps-ci – celui-là est exceptionnel, celui-là est un
génocide au Rwanda […] Alors on dit toujours “y’a pas d’hom-
mes, y’a pas d’argent, y’a pas de volonté politique”, et puis tou-
jours après le massacre, on trouve les hommes, on trouve l’argent
– ça coûte beaucoup plus cher – et la volonté politique se mani-
feste timidement. Seulement, les gens sont morts.28
Kouchner milite donc pour un renforcement de la Minuar, et
souhaiterait même que la France se tienne à l’écart :
France Inter. Vous parliez tout à l’heure de l’aveuglement, volon-
taire ou non, de la Communauté internationale. On a reproché à
la France de ne pas être intervenue en raison de ses amitiés pas-
sées avec le régime politique du Rwanda. Est-ce que la France
peut, et doit, vite maintenant, faire quelque chose ?

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Bernard Kouchner. La France ne doit pas être en avant dans


cette affaire pour les raisons que vous dîtes. Elle doit participer,
comme d’ailleurs Philippe Douste-Blazy, avec qui j’étais en com-
munication de Kigali, est parti ou envoie ses collaborateurs pour
le faire, s’occuper des réfugiés aux frontières. Et c’est déjà bien,
car on en a besoin. Mais la France ne doit pas faire la maligne, je
ne crois pas. La politique africaine de notre pays et de bien d’au-
tres, c’était un théâtre d’ombres : je suis partisan qu’on ait une
politique dirigée par les droits de l’homme, que les choses soient
transparentes. Les jeunes générations en sont fermement parti-
sans. Il y a bien des choses à dire, mais on n’a pas non plus à être
très fiers – dans cette région qui groupe, et ça n’est pas un hasard,
des intérêts – de ce qu’on a fait, de ce qu’on a laissé faire.
« La France ne doit pas faire la maligne. » Mais quelques secon-
des plus tard, il va dans le sens inverse :
Mais nous n’avons pas été que mauvais, en Afrique, et au
contraire, nous n’avons pas qu’à rougir, sûrement pas. En particu-
lier sur l’aide humanitaire, sur le soutien aux populations. C’est
pas simple d’être toujours du bon côté quand ça change en perma-
nence. C’est pas simple de maintenir, peut-être même quand on
n’en a pas les moyens, une tradition et une influence qui pour-
raient sans doute être obtenues par d’autres biais. Les Français
sont bien vus, quand même, au Rwanda. Et même des deux côtés :
il y a plus que du respect pour la France, il y a de l’amitié. Nous
devons continuer de nous en servir pour le bien de ces popula-
tions. Mais dans la clarté, la transparence et les droits de l’homme.
L’ambiguïté des propos est totale. « Maintenir une tradition »
néocoloniale « par d’autres biais »... Kouchner, le missionnaire de
l’impossible ! On sait aujourd’hui ce qu’il est advenu d’un Bernard
Kouchner enfin parvenu à la tête du Quai d’Orsay, perpétuant le
néocolonialisme français dans un mépris affiché des Droits humains.
Jean-Christophe Klotz. Alors je te vois dans la cour de
l’Amahoro, c’était le nom de l’hôtel, donnant des interviews un
peu à la chaîne, à certains journalistes qui étaient dans les locaux,
je te vois les dire en français, en anglais, toujours la même indi-
gnation. Comment tu faisais, pardonne-moi, est-ce que tu rejoues
cette indignation parce que tu penses que c’est important, com-
ment ça se passe à ce moment-là ?
Bernard Kouchner. Je crois que c’est à moitié l’un, à moitié l’au-
tre, oui, je rejoue sans doute l’indignation, mais l’indignation
était réelle, elle n’était pas feinte du tout, malgré mon habitude
des massacres, il y avait là une densité et une détermination, une

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“productivité” au niveau du massacre qui méritait.... Nous étions


les seuls, alors il fallait bien que je le fasse, hein, avec Michel,
avec Renaud et avec toi. Et il fallait bien qu’une voix, même
ténue, – même un peu ridicule, je le sentais bien...
Klotz. Qu’est-ce que ça avait de ridicule ?
Kouchner. Ah bah parce que tu comprends, un moment donné,
être professionnel du tapage, on me l’a assez reproché, et être
porte-parole de l’indignation permanente, on dirait la révolution
permanente, quoi, le Trotsky de l’indignation, pfff... On s’en
lasse, quoi... Enfin... C’est très compliqué ce que tu me demandes
parce que je revois ça...
À force de crier au loup... « J’avais le sentiment que l’irréparable
avait été commis, qu’il restait quelques personnes à sauver certainement,
mais j’avais le sentiment que ce que j’avais fait toute la vie pour prévenir
le massacre des minorités avait été inutile là, et qu’on avait régressé de
vingt ou trente ans. »29 L’identification des victimes, les Tutsi, mettra
au moins dix ans à faire surface dans l’opinion30. Ce qui nous amène
à étudier d’autres parties du discours kouchnerien de la mi-mai 1994.
Tout d’abord, une petite phrase, prononcée de manière exaspérante
au moment même où il définit ce qui se passe au Rwanda comme
étant un génocide : « C’est une des vraies catastrophes humanitaires de
ce temps » ou sa variante « C’est une des pires catastrophes humanitai-
res au monde. » L’évocation de la catastrophe humanitaire nous éloi-
gne de la notion de crime d’État. Elle nous fait surtout entrer dans la
catégorie de l’imaginaire des calamités naturelles.31
Patrick Poivre d’Arvor. Parce qu’il fait qu’il y avait aussi des
Hutu qui étaient pour une collaboration avec les Tutsi et ceux-là
sont pourchassés...
Bernard Kouchner. Et non seulement ça, on a commencé dans
cette nuit du 7, du 6 au 7 avril, à tuer les Hutu, l’ethnie majori-
taire, à tuer les Hutu démocrates, et ceux-là ont été éradiqués,
disparus, certains se cachent encore, on sait où mais on ne peut
pas aller les chercher. C’est-à-dire des milliers d’Anne Franck
encore une fois, qui attendent la mort. Alors qu’est-ce qu’on peut
faire, attendre ? Non, c’est pas possible ils vont mourir, ils conti-
nuent d’être assassinés, et je parle de Kigali, je peux vous parler
des autres régions, et je ne prends pas parti entre les bons et les
méchants complètement, il y a aussi, à une autre échelle, des
règlements de comptes de l’autre côté, du Front populaire rwan-
dais, pas du tout à la même échelle, mais un mort est un mort. Et
donc qu’est-ce qu’on peut faire, que ces casques bleus, chargés de
la mission de protection humanitaire, ça veut dire quoi ? Oui

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quand on en a besoin de donner à manger, du riz, en effet, pour


lequel on a ironisé, eh ben, ils en ont besoin parce qu’ils crèvent
de faim. Et ceux-là, qui seront nourris seront protégés... J’espère !
La grande supercherie est d’avoir transposé sur le plan ethnique
ce qui était un raisonnement politique. C’est très difficile de le
faire comprendre. On ne voit que les clivages Tutsi = 10 % –,
Hutu = 90 %. Mais les premiers massacrés ont été des Hutus
démocrates à Kigali et ailleurs.
Ces phrases interminables forment un fatras incompréhensible.
Cela annulerait presque ses précédents propos. Un habitué du dossier
rwandais pouvait éventuellement en comprendre les raccourcis et
autres approximations. Mais à travers un discours aussi confus, com-
ment le public peut-il saisir l’enjeu ? La situation n’est pourtant pas
si compliquée : un gouvernement fasciste se réclamant du Hutu
Power a commencé par assassiner les « Hutu » démocrates, puis a
entrepris d’exterminer tous les Tutsi du Rwanda. À l’extérieur du
pays, le FPR, formé de réfugiés à dominante « Tutsi » mais refusant
les catégories ethnistes, fait la guerre contre ce gouvernement fas-
ciste soutenu à bout de bras par la France.
Quand Bernard Kouchner parle des Hutu démocrates assassinés
au début du génocide, il ne précise jamais qui sont les coupables. On
nage alors dans le brouillard. Et quand Kouchner y ajoute que ces
Hutu démocrates sont aussi des Anne Franck en puissance, et qu’on
n’a pas indiqué que les Tutsi étaient la catégorie visée par le géno-
cide, alors là, plus rien n’est vraiment intelligible. Après le journal de
20 heures de TF1 le 18 mai, il donne une interview au Monde, parue
dans l’après-midi du 19 mai et datée du 20 mai.
Ces milices, issues des partis politiques et des organisations de
jeunesse, en particulier les plus extrémistes, sont devenues incon-
trôlables. La radio les excite, en particulier la station Radio Mille
Collines qui a appelé plusieurs fois au meurtre. Le lundi 16 mai,
nous avions réussi notre négociation sur l’évacuation des orphe-
lins et l’ouverture d’un corridor humanitaire. Nous avions reçu le
feu vert de toutes les autorités, du Front patriotique rwandais au
président du gouvernement provisoire, en passant par le chef
d’état-major et tous les ministres, et jusqu’au chef des milices –
tout avait été méticuleusement programmé avec le général
Dallaire. On n’aurait pas touché à un cheveu des enfants. Eh
bien, ce jour-là, après trois heures de réunion, les officiers de
l’ONU se sont levés en demandant : “Plus de question ?” Alors
des miliciens, en tee-shirt et en jeans, devant les chefs militaires,
ont levé la main et posé trente-cinq conditions, toutes inaccep-

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tables. Et pas un militaire n’a parlé. C’est la rue qui commande,


ce sont les miliciens qui commandent, voilà la réalité. Pendant
que nous négociions – on l’a découvert après – la Radio Mille
Collines appelait à ne laisser passer personne. Dans ces condi-
tions, avec seulement 400 hommes, on ne pouvait pas évacuer les
enfants.32
Tout n’est pas clair à 100% dans cet épisode important d’éva-
cuation manquée des orphelins. Georges Kapler et Jacques Morel ont
fourni tous les éléments connus à ce jour. Y a-t-il eu un conflit
interne entre les milices et les militaires ? Les chefs des milices, sou-
tenus par la Radio Mille collines, ont, au dernier moment, exigé
d’accompagner le convoi d’orphelins de l’Onu. Kouchner dit que les
chefs militaires n’ont alors pas bronché. Mais, suggèrent Morel et
Kapler, « il est possible que les FAR, ce 16 mai, aient voulu, en sous-
main, profiter du convoi des orphelins vers l’aéroport pour y faire parvenir
des renforts ».33 Endroit stratégique par excellence, l’aéroport est sous
le feu du FPR, et sera d’ailleurs pris cinq jours plus tard. Il est évident
que le convoi de l’ONU transportant les orphelins n’avait aucune
raison d’être escorté par les FAR. Le FPR n’aurait pas laissé s’ouvrir
la brèche. Lors des négociations, il est très probable que les militaires
aient voulu faire porter la responsabilité de l’échec sur les miliciens.
Dans cet entretien au Monde, Bernard Kouchner ne prononce
plus le mot génocide. S’appuyant sur l’échec du convoi d’orphelins,
il semble plutôt décrire une sorte d’anarchie : « Ces milices, issues des
partis politiques et des organisations de jeunesse, en particulier les plus
extrémistes, sont devenues incontrôlables. (…) C’est la rue qui com-
mande, ce sont les miliciens qui commandent, voilà la réalité. » C’est là
l’inverse d’un génocide, qui lui est l’œuvre froide et exterminatrice
d’un appareil d’État. Lors de ce génocide, les milices sont de toute
évidence aux ordres de la hiérarchie militaire et gouvernementale.
Parlant des chefs militaires, Kapler et Morel remarquent que
manifestement, Kouchner cherche à les exonérer de la responsa-
bilité des massacres. Il prétend qu’ils n’ont aucun pouvoir sur les
miliciens alors qu’il est connu à cette date que ceux-ci obtiennent
armes et munitions de l’armée rwandaise. (…) Il apparaît bien
que si les miliciens sont présents à la réunion, c’est parce qu’ils
sont acceptés par le colonel Bagosora et Bizimungu, le chef
d’état-major de l’armée rwandaise, et nous voyons ces deux der-
niers n’émettre aucune objection devant les exigences de ces
chefs de bandes d’assassins. Observons que Bernard Kouchner a
été autorisé à prendre la parole sur la Radio mille collines

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(RTLM), alors qu’elle s’oppose au but affiché de sa mission. Qui


a pu l’autoriser à parler sur RTLM ? Bagosora ou des membres du
gouvernement probablement.34
Kouchner décrit une sorte d’hécatombe en citant des chiffres
entre 200 000 et 500 000 morts, mais emploie une fois de plus le
vocable de « catastrophe humanitaire ». Il y a des « morts », des
« cadavres d’enfants décapités », « des assassinats », des réfugiés qui
n’ont « rien à manger », « des miliciens », « des enfants (...) assassi-
nés au centre de la ville ». À la question « Quels sont les besoins les plus
urgents ? », il répond : « La paix. Le cessez-le-feu. La protection des
personnes menacées. »
Rappelons que le génocide et la guerre civile sont concomi-
tants, mais sont néanmoins deux choses bien différentes. D’ailleurs,
le cessez-le-feu est alors une revendication du GIR, le gouvernement
génocidaire, qui en fait une condition sine qua non pour arrêter le
génocide. À cette date, seul le FPR est capable d’arrêter le génocide.
Il est entré en guerre après le début des massacres, et finira effective-
ment par arrêter le génocide une fois la guerre gagnée. Cette fois-ci,
le discours de Kouchner est en parfaite adéquation avec la confusion
qui émane de celui des grands médias.
Reprenons la chronologie des interventions de Kouchner dans
les médias : il arrive à Kigali le 12 mai. Le 13, il donne une série d’in-
terviews à plusieurs chaînes de télévision, dont une à France 3 qui
sera diffusée en boucle le 14. Kouchner y dénonce « un » génocide.
Le 18 au matin, il rentre à Paris. C’est à peine débarqué de
l’avion, à l’aéroport de Roissy, qu’il fait son discours le plus clair sur
les victimes du génocide, en précisant bien que les Tutsi sont les vic-
times. France 3 en fait une diffusion unique dans son “12/14”. Le
midi, il est sur France Inter, la qualification des victimes se fait moins
précise mais les mots forts sont présents (« Il y a, chez les Hutu qui
sont majoritaires à 90 % au Rwanda, des gens qui veulent cette solution
finale, cette purification ethnique. »). Le mot génocide est encore pro-
noncé. Il appelle à un renforcement urgent de la Minuar.
Au journal de 20 heures sur TF1, toujours cet appel pour un
renforcement de la Minuar, le mot génocide est prononcé cinq fois,
mais cette fois-ci les victimes tutsi ne sont plus désignées. Le lende-
main, dans le journal Le Monde, le mot génocide n’est plus prononcé,
aucune qualification des victimes, et l’expression « catastrophe huma-
nitaire » fait son grand retour. En vingt-quatre heures, le discours de

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Bernard Kouchner s’est donc fortement dégradé. A-t-il eu un brie-


fing de l’Élysée ? Il est peut-être utile de souligner qu’un mois plus
tard, revenant de sa deuxième mission au Rwanda dans le contexte
de la préparation de Turquoise, le conseiller de l’Élysée Bruno Delaye
signale dans une note à François Mitterrand datée du 21 juin que
Kouchner souhaite rencontrer le président et avoir ses « conseils
quant à ses déclarations publiques ».
De plus, et c’est là sans doute le plus important, Kouchner
cache l’identité des bourreaux. Certes, il dénonce les milices, qui
sont l’un des bras armés du génocide, mais son courage est aussi une
diversion pour dédouaner le gouvernement (c’est la rue qui com-
mande) et l’armée (qui fait la guerre). Or, un génocide n’en est pas
un s’il n’est pas piloté par un appareil d’État. Un appareil d’État dont
le représentant le plus fameux – Théoneste Bagosora – a accompagné
Kouchner dans son convoi onusien de retour du quartier général du
GIR. Un appareil d’État soutenu par l’Elysée, qui envoie ce même
Kouchner en mission pour « faire une excellente publicité » à ce gou-
vernement en sauvant des orphelins du « chaos », où les gens se
« coupent en rondelles », « comme dans les dessins animés35 ».

L’APÔTRE DU PARACHUTISME FRANÇAIS À KIGALI


Au retour à Paris, j’ai rencontré au hasard Alain Juppé à RTL
alors que je venais de pousser un cri pour attirer l’attention du
public sur le génocide rwandais. Comme je m’indignais que la
communauté internationale ne réagisse pas, le ministre des
Affaires étrangères m’a confié son souhait d’intervention de la
France. J’ai proposé alors qu’une telle opération – qui ne s’appe-
lait pas encore Turquoise – devait avoir lieu à Kigali. J’insistais sur
la capitale et les Tutsis encore cachés que l’on pouvait sauver.
Un mois plus tard, le génocide est terminé à 95%. Mais il sera
quand même un promoteur de Turquoise. Il regrette son aspect « tar-
dif » mais en souligne la « nécessité »36.
Il en comprend également les dangers. Il sait pertinemment que
la gestion humanitaire d’un flot de réfugiés masquera l’exfiltration
des assassins :
Ça ce sont des gens qui ont fui, qui d’ailleurs ont fui les massacres
et parfois y ont participé, c’est comme ça que ça se passe.37
Et pourtant, il déclarera dix ans plus tard :

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Honnêtement [Kouchner met sa main sur le cœur], je n’ar-


rive pas à croire que c’était voulu qu’elle se passe mal
[l’opération Turquoise], et qu’on allait protéger les
salauds, les génocideurs, les pourritures. 38
Bernard Kouchner va encore plus loin :
Et ce fut le malentendu dramatique de l’opération Turquoise qui
ne se déploya pas à partir de Kigali comme je l’avais compris, mais
sur le chemin de la fuite des génocidaires vers le Congo voisin.
Une tragique erreur d’analyse, au moins.39
Apparemment, Kouchner, lui, ne fait pas d’erreur : il a continué
d’affirmer à plusieurs reprises que l’opération Turquoise devait se faire
à Kigali. Comme s’il n’y avait pas d’autres Tutsi cachés dans le reste
des zones contrôlées par les forces du génocide ! À l’origine, le
déploiement de Turquoise à Kigali était la version “hard” de cette
opération militaro-humanitaire. Où les parachutistes français
auraient sauté sur la ville comme jadis à Kolwezi. Où il s’agissait
d’empêcher le FPR de contrôler tout le pays et d’incarcérer les géno-
cidaires, permettant au GIR de conserver une légitimé internatio-
nale dans son “Hutuland”... Selon Allison Des Forges, Kouchner
avait sur lui, le 17 juin à Kigali, une carte délimitant une zone
contrôlée par les Français, englobant Kigali.40 Une carte sur laquelle
apparaissait la séparation de la ligne de front d’une guerre des races,
de même type que celle se trouvant dans le bureau du général
Quesnot, un des extrémistes de l’état-major élyséen. Dallaire refusa
catégoriquement la proposition de Kouchner. La version “soft” de
Turquoise fera tout de même d’énormes dégâts : elle va déstabiliser
durablement la région des Grands lacs.
Oui, et qui a vendu l’opération Turquoise ? Moi ! J’avais telle-
ment confiance en mon pays.41

QUAND KOUCHNER DÉFEND LA FRANÇAFRIQUE


EN PLEIN GÉNOCIDE

Le 16 mai, Jean-Hervé Bradol, de Médecins sans frontières, est


invité au journal de 20 heures de TF1. Il est profondément indigné
du comportement du gouvernement français dans ce génocide. Le
lendemain, il est convoqué par l’Élysée. Le 18 mai, Libération fait sa
Une sur « les amitiés coupables de la France »42 au Rwanda. Alain
Frilet et Sylvie Coma font de bien embarrassantes révélations pour
les autorités françaises. Un moment d’exception.

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Dans sa tournée des médias du 18 mai, Kouchner est naturelle-


ment interrogé sur le scandale du jour :
Bien sûr ! C’est vrai qu’il n’y a pas lieu d’être fier, bien sûr, et il
faudrait très ouvertement que ce débat ait lieu (...), qu’on en
parle, de cette politique africaine, qu’on en parle, de ces hommes
d’ombre, qu’on parle des nécessités aussi, peut-être, d’en passer
par là parfois, mais qu’on l’explique. Et puis quoi, il faut pas exa-
gérer non plus. La France a participé aux accords d’Arusha, qui au
contraire, ce reproche a été fait ensuite et explique peut-être les
massacres, faisaient la partie belle au Front... populaire… euh…
patriotique du Rwanda. La France n’a pas fait que des mauvaises
choses, mais il est vrai que nous avons soutenu, par des accords de
coopération qui existent et qu’il faut bien respecter, ou alors il faut
changer tout, pour pas qu’il y ait des rapport précisément spéciaux
avec les pays africains, que les Droits de l’Homme soient appliqués
en permanence. Moi, je le souhaite infiniment, je l’ai demandé
vingt-cinq fois. Mais, dans ces conditions, on aide souvent des
gens, oui, on utilise souvent les armes que nous avons fournies et
que nous avons vendues, pour le pire, et là c’est exceptionnelle-
ment ignoble, insupportable, inqualifiable, un des crimes...43
« Des nécessités aussi, peut-être, d’en passer par là parfois, mais
qu’on l’explique. » Une phrase vertigineuse en plein génocide !
Comment ça, « cette politique africaine », « ces hommes d’ombre »,
cette politique qui a mené tout droit au génocide, cette politique a
ses « nécessités » ? Il faut expliquer, en plein génocide, la raison
d’État aux Français... De plus, il semble dédouaner l’Élysée de toute
influence sur le gouvernement génocidaire : « oui, on utilise souvent
les armes que nous avons fournies et que nous avons vendues, pour le pire,
et là c’est exceptionnellement ignoble, insupportable, inqualifiable ».
Quelle a été la responsabilité de la France dans cette tragédie ?
Dans toutes les politiques africaines, il y a des zones d’ombre. Il
faudrait une agence centrale de coopération au ministère des
Affaires étrangères à la place du ministère de la coopération.
C’est ce que je demande dans cette campagne pour les européen-
nes. Je veux une politique transparente menée au nom des droits
de l’homme. Mais il ne faut pas exagérer, au Rwanda la France n’a
pas soutenu que ceux qui sont devenus des assassins. Elle a res-
pecté ses accords de défense avec le gouvernement, mais elle a
aussi soutenu les accords d’Arusha, qui ouvraient la voie à une
réconciliation nationale.44
Arusha et les accords de défense sont les fables que racontent
tous les politiciens impliqués dans le génocide comme Balladur,

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Védrine et consorts. Soutenir les accords de paix d’Arusha ne servait


à rien si au même moment la diplomatie française appelle à la créa-
tion d’un « front hutu », sauf à se donner bonne conscience aux
yeux du monde. Il n’y avait pas d’accord de défense entre la France
et le Rwanda.
Le 27 mai 1994, sur France 2, au journal télévisé, a lieu un débat
entre André Glucksmann et Bernard Kouchner sur la Bosnie et la
« liste Sarajevo », une liste d’intellectuels qui se présente, en marge
des partis, aux élections européennes de juin. Soudain, Glucksmann
met le sujet du Rwanda sur le tapis :
André Glucksmann : Mais Bernard, tu sais très bien que si nous
ne mettons pas en question la politique de François Mitterrand,
qui donne des armes aux Rwandais, [Kouchner coupe la parole à
Glucksmann : « Attendez, je ne crois pas que François Mitterrand
soit l’ennemi désigné des intellectuels ! »] que tu qualifies toi-même
de fascistes – le gouvernement du Rwanda – et qui refuse les
armes [BK coupe encore la parole à Glucksmann : « Mais
naan... »] à ceux qui défendent leur vie, leur femme, contre les
viols en Bosnie. Si nous ne remettons pas en cause la politique de
François Mitterrand depuis trois ans, eh bien jamais ça ne chan-
gera. Or, vous préparez les élections présidentielles, et ça, ça vous
empêche de remettre en cause la politique de François
Mitterrand.
Bernard Kouchner : Je n’admets pas ce « vous », des intellec-
tuels, qui d’un seul coup se sépareraient parce qu’ils auraient la
vérité. Non ! « Nous » ne sommes, pas « vous » !
Deuxièmement, c’est un peu facile d’attaquer ses ennemis les plus
proches, euh... ses amis les plus proches. François Mitterrand qui a
fait beaucoup pour ce qui s’est passé, aux côtés de l’ONU, à
Sarajevo, ainsi que la France, n’est pas l’ennemi désigné, c’est pas
lui qui fait les massacres, ne confondons pas les débats, ne confon-
dons pas. Il y a bien des choses à reprocher aux politiques de la
France. Mais en particulier là, il y a aussi des choses à lui créditer.
On voit bien que quand la question de la responsabilité de l’Ély-
sée fait irruption dans le débat, Kouchner tente de reprendre la
parole de manière intempestive. Puis, au moment de répondre à
Glucksmann, notons qu’il évite soigneusement le sujet du Rwanda et
de Mitterrand.
Et ça recommence. Parce qu’on fait semblant de ne pas savoir. En
fait, on est rarement dans l’ignorance complète, on préfère l’igno-
rance, parce qu’on ne veut pas penser l’impensable, proche de sa

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propre disparition. La réalité pèse trop, on ne la supporterait pas si


on ne la déniait. On esquive donc l’intolérable : ainsi croit-on se
protéger. Puis on oublie. Peut-on vivre avec un remords perpétuel ?45
C’est bien Bernard Kouchner qui s’exprime. Et il semble bien
que l’implication de l’Elysée (et non les erreurs d’analyse) dans le
génocide (comment les livraisons d’armes évoquées par André
Glucksmann par exemple) soit un véritable tabou chez lui. Tel un
publicitaire, il récupère à l’avance les critiques qui pourraient lui être
formulées.
Au moment du génocide, il est certain que Bernard Kouchner a
compris les tenants et les aboutissants de la crise. Pourtant,
aujourd’hui, il minimise ce qu’il savait à l’époque :
2008 : « Nous le savons aujourd’hui : à l’heure où la France s’ho-
norait, après le discours de François Mitterrand à la Baule, de
faire de la démocratie la pierre angulaire de sa politique d’aide au
développement en Afrique, le régime rwandais entretenait une
idéologie raciste d’une extrême violence et se rendait déjà coupa-
ble d’insupportables pogroms. […] Dans ce pays, ils furent rares
ceux qui virent que l’idéologie du Hutu Power préparait déjà,
dans l’ombre, les horreurs qui allaient suivre.46
C’était certainement une faute politique. On ne comprenait pas
ce qui se passait. Mais il n’y a pas de responsabilité militaire.»47
1994 : « On vous dit toujours, et c’était vrai pour Sarajevo
comme c’était vrai pour le Rwanda, on vous dit : je ne savais pas.
Mais si, on savait. »48
2004 : « Mais sur place, malgré notre soutien à la cause tutsi,
nous ne nous sommes pas rendu vraiment compte de l’ampleur du
génocide. Nous avions pourtant découvert des fosses communes
et des habitations pleines de cadavres, des écoles bourrées de
squelettes… J’en ai encore le cœur au bord des lèvres. Mais, le nez
sur les horreurs, nous n’en mesurions pas encore la dimension. »49
1994 : « Vous avez parlé de 200.000, les chiffres seront peut-être
plus grands. »50
Plus le temps passe et plus la documentation sur l’implication
française dans le génocide est mise à nu. Il devient donc de plus en
plus embarrassant d’affirmer qu’on était au courant de tout à l’épo-
que, même en ne s’en tenant qu’à l’exécution du génocide en tant
que tel.

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DIX ANS APRÈS, LE BILAN

À partir de 2004, Kouchner s’exprime à nouveau sur le sujet.


Contrairement à la plupart de ses homologues, il reconnaît pleine-
ment le génocide – dans son aspect rwando-rwandais – et donc en
admet la planification. Ce qui le met en opposition frontale avec la
version de Pierre Péan du génocide post-attentat soit-disant spon-
tané (et qui donc n’en serait pas un...) ou encore Hubert Védrine,
bref, la vieille garde du mitterrandisme, accompagnée des politiciens
de droite du gouvernement de cohabitation. N’étant pas impliqué de
la même manière que les politiques de l’époque, cela explique peut-
être la liberté de ton qu’il emploie. En dénonçant le génocide et donc
sa planification, il ne peut que désavouer les théories selon lesquelles
l’attentat contre Habyarimana serait la source d’un « génocide »
spontané :
Je ne sais pas qui a tiré, le 6 avril 1994, sur l’avion qui transpor-
tait le président rwandais Juvénal Habyarimana et son collègue
du Burundi. D’un côté comme de l’autre, les révélations parais-
sent aussi suspectes que les preuves semblent minces. Mais je sais
que le génocide de huit cent mille Tutsi, cette ethnie minoritaire
du Rwanda, n’a pas spontanément éclos. J’affirme que ce carnage
organisé fut déclenché comme on sonne le clairon avant la
bataille et préparé de longues années par des discours de haine,
politiques et religieux. Des catholiques infâmes codifièrent soi-
gneusement, administrativement, le meurtre collectif. Des prêtres
sublimes protégèrent au péril de leur propre vie les victimes dési-
gnées. Et les populations civiles se muèrent en bouchers civils.
Je ne peux pas cautionner cette vision simpliste et infamante qui
fait des Tutsi les responsables de leur propre malheur, pas plus que
je ne peux supporter d’entendre certains défendre la thèse d’un
double génocide Tutsi et Hutu.51
On le sent fortement agacé lors d’une interview avec Jean-
Pierre Elkabbach sur Europe 1 :
Q. Un ou deux génocides ?
R. Un génocide Monsieur, il n’y a pas eu deux génocides ! Les
Hutu majoritaires ont tué les Tutsi minoritaires. J’y étais. Il s’agit
de quelque chose de grave. […]
Q. Ne vous énervez pas !
R. Vous permettez, sur un sujet comme celui-là, je ne veux pas
que l’on confonde les assassinés avec les assassins.
Q. Mais la Justice enquête et c’est Jean-Louis Bruguière qui a
lancé neuf mandats d’arrêts internationaux. Alors, se réconcilier

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avec les dirigeants du Rwanda, vu par les gens qui ne connaissent


pas le problème...
R. Alors, qu’ils connaissent avant de parler !52
Bernard Kouchner est aussi de ceux qui dénoncent les manipu-
lations de l’ethnisme dans le cas rwandais :
Pour parler de la France et du Rwanda, il faudrait sans doute
remonter à Fachoda, aux luttes secrètes ou affichées entre puis-
sances coloniales, à une vision de l’Afrique à la fois lointaine et
fantasmée, où il était aisé de méconnaître la réalité des hommes
et des douleurs, où les crimes étaient soi-disant des coutumes, les
peuples des entités insaisissables ou abstraites, le sentiment d’hu-
manité un luxe pour utopistes égarés. C’est du moins ainsi que
certains ont cru ramener le drame rwandais à une question tribale,
et que d’autres refusent encore d’en reconnaître la triste réalité.
J’en ai parlé avec le président Mitterrand : qu’est-ce que vous
aviez à vous allier ainsi de cette manière presque irréversible ? La
réponse n’était pas très satisfaisante... Il m’a dit ce sont les serfs
contre les seigneurs, a dit François Mitterrand. Les Tutsi étant les
seigneurs et les serfs les Hutu. Je n’avais pas décelé chez François
Mitterrand d’autres arrières pensées que la défense d’une franco-
phonie... française. Ce qui était déjà un peu trop, je crois. Oui,
c’était une erreur, une erreur... Enfin c’était une erreur criminelle,
quoi.53
Par téléphone satellite, dès ma première mission à Kigali, je solli-
citai de François Mitterrand une intervention humanitaire que
d’habitude il décidait sur l’heure. Cette fois, je le sentis réticent.
Il ne voulut pas accorder à mes descriptions de l’horreur consta-
tée le crédit suffisant. Au cours d’un aller-retour éclair entre
Kigali et Paris, [Éclair ? Rentré à Paris le 17 mai, il retourne au
Rwanda le 17 juin.] je lui réclamai l’application de ce devoir d’in-
gérence que, Président de la République française, il avait sou-
tenu à l’ONU avec succès.
Donc j’ai raconté au président avec qui, encore une fois, j’avais
des rapports extrêmement... francs ! Et ce n’était pas la première
fois que je l’appelais à partir d’une région difficile pour lui deman-
der d’intervenir. Et j’ai dit “il faut que la France intervienne” et il
a dit “Est-ce qu’on demande à l’ONU ?” Je crois qu’il a été très
sensible à ce que je disais mais il ne m’a pas dit : “les parachutis-
tes français arrivent”...54
Jacky Mamou. Vous avez eu l’occasion de parler avec François
Mitterrand du Rwanda. Qu’en disait-il ? Comment expliquait-il ces
atrocités ?

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Bernard Kouchner. Il rejetait avec véhémence les accusations ou


les allusions à un rôle négatif de la France. Il affirmait que la
Belgique ayant échoué, la France seule avait fait son devoir et
tenté avec les accords d’Arusha d’installer un gouvernement
rwandais mixte, composé de Huts et de Tutsi. Il commentait peu
une tension politique qui opposait la France aux pays anglopho-
nes, à l’Ouganda et aux troupes du FPR d’un Paul Kagamé sou-
tenu ou au moins toléré par les Américains. Il affirmait que la
France n’était pas allée au-delà de l’entraînement militaire que
les accords passés avec le Rwanda imposaient. Je me suis opposé
à lui lorsqu’il résumait ce conflit à une lutte des « serfs contre les
seigneurs ». Il souhaitait agir pour empêcher les tueries dans le
cadre des Nations unies. Comme je lui demandais pourquoi il
avait tant soutenu le président défunt Habyarimana, il haussait
les épaules : « Je l’ai vu deux fois en tout et pour tout… »55
L’analyse politique qui a présidé aux interventions de la France
était au moins incomplète, au plus mensongère. Dans tous les cas
erronée et insuffisante. Et les conséquences en furent graves. Pour
certains, au sommet de l’État, il s’agissait du combat résiduel de la
colonisation française pour tenir sa place en Afrique contre, par
ordre de danger décroissant, les Belges, les Anglais et les
Américains. Un contresens.56
J’en ai parlé avec le président François Mitterrand, c’était impor-
tant à l’époque car c’est lui qui avait fait cette erreur. Il disait que
c’était la guerre des serfs contre les seigneurs. Je ne crois pas que
ce soit une bonne analyse. C’était la guerre de la France, contre
la Belgique, la guerre contre l’Angleterre, la guerre contre l’in-
fluence en RDC, la guerre contre les Américains, tout cela était
mélangé, extraordinairement confondu.57
Il y avait deux petits cons qui étaient là, ou quatre, pour alerter le
monde, alors que nous étions branchés États-Unis, Nations
Unies, France, Angleterre, qu’avec Roméo Dallaire on appelait
les pays, il y en avait dix-neuf, qui, un par un, avaient promis
d’envoyer des troupes, qu’est-ce qu’ils on fait, ces salauds ? Je sais
que Clinton n’a pas fait une réunion de cabinet, qu’il n’y en a pas
eu ! Et pourtant j’aime Clinton... Et j’aimais François
Mitterrand !58
En 2003, Kouchner, critiquant et exposant l’analyse élyséenne,
évoque l’argument « serfs contre seigneurs », c’est-à-dire un argu-
ment de type « révolution française », ainsi que la défense de la fran-
cophonie. En 2006, il parle du syndrome de Fachoda. Entretien après
entretien, au fil des années, Kouchner lâche des nouvelles bribes
d’explication mitterrandienne. Dans le film de Klotz il apparaît au

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bords des larmes quand il raconte ses entretiens avec Mitterrand.


C’était à se demander si l’ex-ministre de Mitterrand n’allait pas aller
plus loin dans sa critique. Mais il n’en fut rien. Sa défense de l’inno-
cence française va même devenir plus étayée, plus agressive :
Je précise : l’armée française n’a pas plus organisé le massacre
qu’elle n’a participé directement au génocide.59
Si la France a probablement commis au Rwanda des erreurs poli-
tiques, si elle s’est longtemps trompée sur la nature et les causes
de la crise, elle n’a en rien participé au génocide des Tutsi. Mais
les accusations portées contre nous et contre notre armée sont
trop graves : il nous faut donc faire toute la lumière sur le drame
rwandais afin de renouer avec ce pays des relations normales, fon-
dées sur la confiance. […] Le Rwanda, c’était l’un des points
névralgiques de notre politique africaine. À l’écart de la sphère
d’influence traditionnelle de la France, c’était autant un bastion
francophone à défendre qu’une avancée à consolider. C’était sur-
tout, dans les années 70 et 80, un régime allié, celui du président
Habyarimana, né d’un coup d’état, que nous avons pourtant sou-
tenu avec vigueur et détermination. […] De ce soutien, la politi-
que française doit être comptable, au moins par omission. Depuis
1970, une série d’approximations, d’inadvertances et d’erreurs
d’analyse fondèrent une politique inégalitaire et négligèrent la
réalité humaine des problèmes, à l’aune de cette phrase pronon-
cée par un très haut responsable : “Au Rwanda, c’est la lutte des
serfs contre les seigneurs.”60 Malgré ce déséquilibre, les efforts
déployés par notre pays en faveur d’un règlement politique, en
particulier le soutien de la diplomatie française aux accords
d’Arusha, doivent être soulignés.61
Face à la montée des violences et des massacres, la France et ses
soldats n’ont en aucune manière incité, encouragé, aidé ou sou-
tenu ceux qui ont orchestré le génocide et l’ont déclenché dans
les jours qui ont suivi l’attentat. […] la France a certainement
commis sur de longues années des erreurs politiques, fondées sur
des interprétations fausses, mais il serait odieux et inacceptable
de penser qu’elle ait pu être coupable de crimes et de complicité
de crimes de génocide. C’est un point sur lequel je ne transigerai
pas. Notre rapprochement avec le Rwanda ne se fera pas au détri-
ment de l’honneur de l’armée française, au détriment de la vérité
historique.62
Les interrogations vont plus loin, et nous ne pouvons les ignorer.
Il en va de notre honneur, il en va de notre honnêteté vis à vis
des victimes rwandaises, et il en va de notre présence future dans
la région des Grands lacs et, au delà, en Afrique.63

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Je n’ai jamais dit et je ne dirai jamais qu’il y a eu participation de


l’armée française au moindre meurtre. (…) La France n’est pas
coupable de génocide, et surtout pas l’armée française.64
La normalisation et la vérité, long texte de sept pages, est-elle la
nouvelle vulgate sur la France au Rwanda ? Il serait trop fastidieux
d’en citer tous les poncifs. Une légende officielle moins extrême que
celle portée par les plus fidèles lieutenants de François Mitterrand,
tel Hubert Védrine. Elle s’appuie en fait sur les conclusions (et non
le travail d’enquête proprement dit) de la Mission parlementaire
d’information sur le Rwanda (MPIR), présidée par Paul Quilès.
Kouchner y fait directement allusion : « Cette commission [sic] a rendu
des conclusions publiques qui soulignent l’absence de responsabilité directe
et unique de la France. » Plus le temps passe, plus la « prescription
médiatique » fait son effet. Les énonciateurs de discours officiels
lâchent du lest. Mitterrand est mort depuis plus de dix ans. D’année
en année, les découvertes sur le rôle de la France s’accumulent, et les
positions sont de plus en plus difficiles à tenir. Mais il ne s’agit pas
d’aller jusqu’à courir des risques judiciaires, le crime de génocide
étant imprescriptible. Il a fallu cinquante ans pour qu’un président de
la République française reconnaisse la culpabilité de l’État dans la
déportation des Juifs. Ce point d’ancrage sur les conclusions de la
mission Quilès reste utile pour sauver « l’honneur » de l’État français
– « ils nous ont évité le TPIR »65 dira un haut responsable militaire –,
et à Bernard Kouchner d’ajouter : « il en va de notre présence future
(…) en Afrique »66.

CONCLUSION

Bernard Kouchner a en effet clairement sonné l’alerte – une


seule fois – sur le génocide des Tutsi le 18 mai 1994 sur France 3. Mais
ces multiples interventions dans les médias à ce moment précis ont
aussi semé la confusion avant et après cette fameuse intervention : il
donne l’image d’un génocide abstrait où il est très difficile de savoir
qui tue qui. Il faut souligner de plus que cette alerte apparaît bien tar-
dive, car à la mi-mai, plus de la moitié du génocide est consommé,
soit au moins 500 000 morts.
Au moment du retrait massif des forces de l’ONU à la mi-avril,
il a eu l’occasion de s’exprimer au journal télévisé et a tenu des pro-
pos cruellement fatalistes, sans s’insurger outre mesure contre l’aban-
don manifeste de la « communauté internationale ». Envoyé par l’Ély-

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sée pour ouvrir des couloirs humanitaires (et ainsi contribuer, à son
insu ou pas, à redorer le blason du gouvernement du génocide), il ne
pouvait que défendre la politique de François Mitterrand, ce qu’il a
fait lors d’un débat télévisé contre André Glucksmann. Il a égale-
ment semé la confusion sur le rôle déterminant de la machine étati-
que rwandaise en décrivant une situation chaotique où la rue gouver-
nait. Ce qui est en soi une forme de négationnisme puisque tout
génocide est le fruit d’une politique intentionnellement criminelle
de la part d’un État. À cette époque, ce positionnement lui permet
de protéger les parrains du génocide, François Mitterrand et Édouard
Balladur.
Il a ensuite soutenu l’opération Turquoise, qui sous couvert
d’humanitaire a protégé un gouvernement d’assassins et son retrait
en bon ordre, alors que le génocide est quasiment terminé et qu’il ne
continuera que dans les zones contrôlées par la France. Certes, il par-
lera plus tard du terrible échec de Turquoise, mais pour dire juste
après qu’il regrette que l’opération ne se soit pas faite sur Kigali ! Ce
qui aurait partitionné le Rwanda et donc permis à l’appareil génoci-
daire d’être encore à la tête d’un État souverain et légitime...
Dix ans plus tard, il fustige les « erreurs d’analyse » de
Mitterrand qui ont fait que ce dernier a soutenu plus que de raison le
camp des extrémistes du Hutu Power. Mais c’est pour aussitôt dire, en
concordance avec les conclusions de la mission Quilès, que la France
ne s’est en aucun cas compromise dans le génocide en lui-même. Il
reconnaît le génocide, s’insurge contre les courants révisionnistes et
négationnistes – et donc exècre le débat qui entoure la prétendue
responsabilité du FPR dans l’attentat du 6 avril par exemple – portés
par les propos de certains de ses collègues politiques, mais agit
comme un véritable croisé de l’innocence française au Rwanda.
Or, toute la documentation accumulée depuis quinze ans sur
l’implication de l’État français va dans le sens d’une co-responsabilité
franco-rwandaise a minima dans ce génocide. Il nie totalement la
spécificité néo-coloniale de cette entreprise d’extermination.
Dans ces conditions, il est même à se demander si c’est à ce prix
que le locataire du Quai d’Orsay reconnaît le génocide. Ou bien est-
ce le génocide dans son ensemble que Kouchner refuse de reconnaî-
tre ? Ce serait une forme de négationnisme beaucoup plus insidieuse
que les coups de boutoir des Péan, Hogard et autres : d’une part,
l’exécution d’un génocide ne peut que suivre une phase préalable de

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planification et de propagande, d’entraînement militaire (à la guerre


révolutionnaire française), etc. Une phase où la « coopération » mili-
taire française est au sommet des hiérarchies (état-major, garde pré-
sidentielle...). D’autre part, n’oublions pas que pendant la phase opé-
ratoire du génocide, qui se situe après le départ du gros des troupes
françaises en décembre 1993, il y a eu, outre la couverture diploma-
tique, des livraisons d’armes et une aide multiforme. Sans compter la
présence discrète des militaires tricolores pendant toute la durée des
massacres.
En bref, ce sont tous les symptômes du néocolonialisme français
en Afrique qu’il entend écarter du débat d’un revers de main. Une
négation qu’il perpétue d’ailleurs lors de son passage au Quai d’Orsay
– passage obligé avant une probable candidature au poste de secré-
taire général de l’ONU –, où, sans aucune nuance, il apparaît comme
le porte-parole d’une Françafrique qui perdure. De tels actes font
reculer le droit international et torpillent toute la légitimité de
l’idée-force de l’ONU et du kouchnérisme, le droit d’ingérence.
« Qu’est-ce qu’on peut faire maintenant ? Vous savez pourquoi on
intervient jamais ? C’est pas beau, on dit que c’est du néo-colonia-
lisme. »67 Un an après le génocide, François-Xavier Verschave analyse
le cas Kouchner :
Il s’est fait l’apôtre efficace, à l’ONU, de la reconnaissance d’un
principe d’abord incontestable : la confraternité interétatique ne
doit pas laisser massacrer des populations entières par des tyrans
sadiques ou illuminés. Mais le mot même d’“ingérence” qu’il a
tenté d’imposer montre bien toute la difficulté d’application d’un
tel principe, en dehors d’un renforcement considérable de l’État
de droit international. Surtout, il était impossible de prôner de
manière crédible le droit ou le devoir d’ingérence sans dénoncer
l’extrême hypocrisie de la politique franco-africaine. Résultat :
Bernard Kouchner a accepté de servir d’alibi, se rendant auprès
des sud-Soudanais affamés et massacrés tandis que Jean-
Christophe Mitterrand faisait affaire avec Omar el-Béchir, le chef
des massacreurs, et ne pipant mot contre les prodromes du géno-
cide rwandais. Du coup, depuis 1992, la forte intuition kouchne-
rienne (un droit d’intervention humanitaire légitimé par l’ONU)
a été intégrée par la Françafrique politico-militaire comme une
formidable source de relégitimation. L’opération Turquoise aura
montré toutes les potentialités du militaro-humanitaire sous
pavillon onusien. Non qu’il faille exclure définitivement le
secours à populations en danger. Mais la France n’acquerra son

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brevet de secouriste qu’en cessant d’être un pompier pyromane,


en psychanalysant sa volonté de puissance et la contradiction
œdipienne des fils à papa de Gaulle : se vouloir le pays des Droits
de l’Homme tout en soutenant depuis trente ans des dictatures
africaines, ou la dérive dictatoriale de ses “amis de trente ans”. 68
Que faudra-t-il donc retenir de plus ? Les aventures de
Kouchner au Biafra, au Cambodge, et au Rwanda, sont les exemples
mêmes de la manipulation de l’humanitaire à des fins de guerres
secrètes. Dans ces moments-clés, l’humanitaire kouchnérien est un
élément déterminant de propagande et de guerre psychologique. Une
question brûle toutes les lèvres : Kouchner est-il complice, se fait-il
dépasser par plus rusé que lui ? « Faux problème », déclare le
cinéaste et écrivain Georges Kapler. « C’est un jeu qu’il a perdu il y a
déjà longtemps en acceptant d’être membre d’un gouvernement. »
Plus de quinze ans après le génocide, c’est en tant que ministre
des Affaires étrangères qu’il participe à l’échafaudage de nouvelles
relations entre la France et le Rwanda. Paris avait maintenu dans ses
rapports avec l’État rwandais un tel niveau de bassesse que nombreux
auront chanté les louanges de cette éclaircie diplomatique, symboli-
sée par la visite à Kigali de Nicolas Sarkozy.
Beaucoup de responsables politiques au pouvoir en France
aujourd’hui, et déjà aux affaires en 1994, sont contraints et forcés de
renouer avec Paul Kagame. Kouchner, lui, n’avait pas de poste offi-
ciel pendant la tragédie. Porté par la crédulité de l’opinion,
Kouchner se sent plus libre et légitime dans son rôle d’humanitaire
au grand cœur, de faiseur de paix. Tout en continuant, coûte que
coûte, à protéger les responsables français du génocide et à se glori-
fier de ses actions, comme lors de la dernière commémoration
annuelle, où ceux qui se sont penchés sur les coulisses de l’Histoire
n’ont pas manqué de soulever le côté obscène de cette représentation
théâtrale.
La diplomatie kouchnérienne, diplomatie d’apparat, est une
supercherie qui consiste à jouer avec le temps : le crime de génocide
est imprescriptible mais personne n’est immortel, et le rythme des
petits pas diplomatiques de la France a la précision de l’horloger. Au
moment où l’État français était impliqué dans le génocide des Tutsi,
il pouvait reconnaître, 50 ans après, son rôle dans celui des Juifs
d’Europe. À l’époque, la superposition de ces deux événements n’a
fait l’objet d’aucun commentaire. n

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Notes
1. Lire François-Xavier Verschave, La Françafrique, Stock, 1997.
2. Entretien avec Bernard Kouchner. « Nous entrons dans une époque où il ne sera plus possible
d’assassiner massivement à l’ombre des frontières » nous déclare le secrétaire d’État à l’action
humanitaire, in Le Monde du 30 avril 1991.
3. Un entretien avec M. Bernard Kouchner, op. cit.
4. Comme toujours dans les cas de très grande catastrophe, l’estimation est difficile. Un à trois
millions, selon les sources.
5. La qualification de génocide au Cambodge fait débat chez les spécialistes. À noter que le cri-
tère politique a été écarté de la charte de l’Onu sur le génocide, à la demande de l’URSS...
Rappelons aussi que l’Onu a soutenu les Khmers rouges y compris après qu’ils aient été
évincés du pouvoir – ceux-ci conservant leur siège dans l’arène internationale de nombreu-
ses années après.
6. Libération, 29 septembre 1979, Patrick Sabatier.
7. Une disparition si opportune... Le procès de Pol Pot aurait embarrassé aussi bien les Khmers
rouges que Pékin, Paris ou Washington. Libération, 17 avril 1998 .
8. France 3, 10 octobre 1990.
9. Le Monde, 30 avril 1991.
10. Le Monde, 20 mai 1994.
11. Il serait plus juste de dire : « divisées par cinq ».
12. Kouchner inverse les deux événements.
13. Humanitaire, n°10, avril 2004.
14. Notamment un rapport sous l’égide de la FIDH publié en mars 1993. Jean Carbonare, son
rapporteur, avait d’ailleurs averti Bruno Masure de l’imminence d’un génocide.
15. TF1, 10 mai 1994.
16. Bernard Kouchner préfère dire qu’il est en mission pour l’Onu ou bien qu’il voyage à la
demande du FPR. Sa tartufferie humanitaire en 1994 au Rwanda est parfaitement démon-
trée dans l’article de Jacques Morel et Georges Kapler, Concordances humanitaires et géno-
cidaires, La nuit rwandaise, n°1, 2007. Nous ne faisons qu’un bref résumé sur ce sujet.
17. Roméo Dallaire, J’ai serré la main du diable, Libre expression, 2004.
18. Nous revenons plus loin sur l’idée d’intervention française à Kigali.
19. Déclaration multi-diffusée sur France 3 le 14 mai (12h, 13h, 19h, 23h), ainsi qu’au journal
de 20 heures de France 2.
20. Citations tirées du film de Jean-Christophe Klotz, Kigali, des images contre un massacre.
Nous ignorons si ces propos ont été diffusés dans les médias.
21. Cité par Renaud Girard, Rwanda : le combat singulier de Marc Vaiter, Le Figaro, 16 mai 1994
22. Humanitaire, n°10.
23. JT de France 3, 18 mai 1994.
24. De la part de politiques, militaires, ou journalistes. Il est à noter que France 3 diffuse cette
interview à midi, mais, dans les deux éditions du 19/20, coupe le passage sur le génocide des
Tutsi pour ne garder qu’un passage sur le droit d’ingérence.
25. TF1, journal de 20h, 18 mai 1994.
26. Le Monde, 20 mai 1994.
27. France Inter, 18 mai 1994, 13h.
28. TF1, 18 mai.
29. Kigali, des images contre un massacre.
30. À partir de l’ouvrage de Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable, publié aux Arènes en 2004
lors de la dixième commémoration du génocide. Le livre touche un public plus large.
31. Pourtant, le leitmotiv humanitaire, qui est l’étendard de l’opération Turquoise qui n’inter-
vient qu’en toute fin de génocide, sera repris par Kouchner, qui, bien que regrettant son
aspect « tardif », en soulignera la « nécessité ». Source : Les réactions françaises, Le
Monde, 24 juin 1994.

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32. Le Monde, 20 mai 1994.


33. Concordances humanitaires et génocidaires, op. cit.
34. Concordances humanitaires et génocidaires, op. cit.
35. Jean-Paul Gouteux, La nuit rwandaise, L’Esprit frappeur, p. 230. Bernard Kouchner réitère
d’ailleurs ces propos stupéfiants à Angers, quelques jours plus tard, au forum des commu-
nautés chrétiennes : « Ça ne vous questionne pas, vous, tous ces gens qui au Rwanda, au
Burundi, se réclament de Dieu et qui se coupent en rondelles ? » cité par Henri Tincq dans Le
Monde, du 24 mai 1994.
36. Les réactions françaises, Le Monde, 24 juin 1994
37. TF1, 18 mai 1994.
38. Kigali, des images contre un massacre.
39. Rwanda, pour un dialogue des mémoires, op. cit.
40. Aucun témoin ne doit survivre, Karthala, 1999, p. 780.
41. Europe 1, 2 octobre 2007.
42. L’éditorial de Patrick Sabatier tente de saboter cette série d’articles. D’autre part, le néoco-
lonialisme n’est pas une affaire d’amitié mais de domination.
43. TF1, 18 mai 1994.
44. Le Monde, 20 mai 1994.
45. Préface de Rwanda, pour un dialogue des mémoires.
46. La normalisation et la vérité, op. cit.
47. Conférence de presse à Kigali, 26 janvier 2008.
48. France Inter, 18 mai 1994.
49. Humanitaire, n°10, avril 2004.
50. France Inter, 18 mai 1994.
51. La normalisation et la vérité, op. cit.
52. Europe 1, 2 octobre 2007.
53. Tuez-les tous ! Rwanda : Histoire d’un génocide “sans importance”, réalisé par Raphaël
Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, diffusé sur France 3 le 27 novembre 2004.
Production : La classe américaine, Dum Dum films.
54. Kigali, des images contre un massacre, op. cit.
55. Humanitaire, n°10, avril 2004.
56. Préface de Rwanda, pour un dialogue des mémoires.
57. Europe 1, 2 octobre 2007.
58. Entretien avec Jean-Christophe Klotz, op. cit.
59. Rwanda. Pour un dialogue des mémoires, op. cit.
60. Un accès de pudeur du désormais ministre des Affaires étrangères : vous l’aurez reconnu, ce
« très haut responsable » est François Mitterrand.
61. La normalisation et la vérité, revue Défense nationale, mars 2008.
62. La normalisation et la vérité, op. cit.
63. La normalisation et la vérité, op. cit.
64. AFP, 2 octobre 2007.
65. Tribunal pénal international pour le Rwanda, qui juge à Arusha les responsables du géno-
cide. Propos rapporté par Gabriel Periès et David Servenay dans Une guerre noire, La
Découverte, 2007.
66. La normalisation et la vérité, op. cit.
67. France 3, 18 mai 1994.
68. Dossier Noir n°4, Présence militaire française en Afrique : dérives... Agir ici et Survie,
L’Harmattan, 1995.

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INTERVIEW

Alain Gauthier :
“Tout n’est pas réglé”
L’action inlassable du CPCR pour que des poursuites judiciai-
res soient engagées contre les responsables du génocide des
Tutsi qui ont trouvé refuge en France, se heurte depuis des
années au mauvais vouloir de la justice française. Cette pas-
sivité est particulièrement scandaleuse à la lumière des pro-
cédures qui ont abouti au rejet de la demande d’asile
d’Agathe Habyarimana, où l’on peut voir comment cette
même justice est très bien informée de la gravité des crimes
reprochables aux génocidaires rwandais. [Voir Le procès
d’Agathe H. dans La Nuit rwandaise n°3.]

Le CPCR, dans un communiqué du 26 février, rappelle que “les


rescapés rwandais de France attendent une coopération judiciaire
sans équivoque pour traduire devant les tribunaux les auteurs du
génocide des Tutsi qui vivent sur le sol français”. Pensez-vous que
la reprise des relations diplomatiques entre les deux pays puisse
favoriser une telle coopération et que la justice française va véri-
tablement s’engager dans cette voix ?
La reprise des relations diplomatiques entre le Rwanda et la France a
sans conteste décrispé la situation. Mais tout n’est pas réglé avec la
réouverture des ambassades et le voyage du Président Sarkozy à
Kigali. Cette nouvelle donne a quand même permis aux juges d’ins-
truction français à se rendre sans arrière pensée en commission roga-
toire au Rwanda. Ce déplacement à Kigali était indispensable pour
que la justice française se mette en route. De nouveaux déplacements
sont en cours, d’autres sont prévus ; les juges doivent se faire leur
propre idée. Ils doivent prendre la mesure de ce qu’a été le génocide

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des Tutsi, ils doivent rencontrer les témoins que nous citons dans nos
plaintes et trouver éventuellement d’autres témoins. Les parties civi-
les que nous sommes leur ont déjà bien mâché le travail… La justice
française a manifestement changé d’attitude mais, comme nous le
disons sans cesse, nous devons rester vigilants et être, encore et tou-
jours, la “mouche du coche” afin que toutes ces affaires ne tombent
pas dans l’oubli.

Bien que selon la formule consacrée “la justice est indépendante


en France”, selon vous, la récente arrestation d’Agathe
Habyarimana est-elle un gage de bonne volonté donné par la
France dans ce sens ? Agathe Habyarimana aura par ailleurs été
entendue comme témoin ce mardi 10 mars par la section de
recherche criminelle de la gendarmerie dans la cadre d’une plainte
que vous aviez déposée. Va-t-elle être finalement jugée en France ?
Qu’en est-il de votre plainte la concernant ?
Agathe Kanziga a été arrêtée quelques heures suite au mandat d’arrêt
international que le Rwanda avait émis contre elle depuis quelques
mois. Sa remise en liberté ne peut étonner que ceux qui n’ont pas
vraiment suivi toutes ces affaires. En effet, en cas de demande d’ex-
tradition, la personne interpellée ne peut être gardée en détention
que si deux conditions sont réunies :
– s’il y a risque de trouble à l’ordre public. Or, il est clair que le géno-
cide des Tutsi ne passionne pas nos concitoyens !
– s’il y a risque de défaut de présentation, autrement dit, si la per-
sonne risque de s’évanouir dans la nature. Or, Agathe Kanziga ne
doit pas avoir beaucoup de lieux d’accueil. C’est en France qu’elle
souhaite rester.
Par contre, Agathe Kanziga a été enfin entendue le 10 mars par la
section de recherche criminelle de la gendarmerie dans le cadre de la
plainte que le CPCR a déposée le 13 février 2007. C’est une pre-
mière. La plainte est prise au sérieux. Agathe Kanziga sera-t-elle
jugée en France? Comme le rappelait récemment le président
Kagame, peu importe le lieu, ce qui est important, c’est que les pré-
sumés génocidaires rwandais soient jugés, au Rwanda, en France ou
ailleurs.

68 LA NUIT RWANDAISE • NUMÉRO 4


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À ce jour, toutes les demandes d’extradition vers le Rwanda de


génocidaires supposés en vue de leur jugement se sont soldées par
un refus de la France (et parfois une remise en liberté...) ? Les
choses vont-elles selon vous évoluer ?

Toutes les demandes d’extradition vers le Rwanda ont en effet été


rejetées par la justice française. Mais, dans ce domaine, la France ne
fait pas bande à part. Les juges du TPIR ont eux-mêmes refusé d’ex-
trader les Rwandais qui ne seraient pas encore jugés. À leur suite, les
justices occidentales ont pris les mêmes décisions : l’Allemagne, le
Royaume Uni, le Canada n’ont pas donné suite à des demandes d’ex-
tradition vers le Rwanda. On peut le regretter, d’autant que le pré-
texte avancé par des ONG comme Amnesty International consiste à
dire que les témoins ne seraient pas suffisamment protégés dans des
procès au Rwanda. Autrement dit, la justice rwandaise ne serait pas
fiable ! Cela n’est probablement pas près de changer. Il faut donc
que la justice française et les autres justices occidentales se mettent
au travail et commencent sans tarder par instruire les affaires liées au
génocide des Tutsi et pensent à organiser des procès dans des délais
humainement raisonnables, même si ces délais sont déjà pour nous
largement dépassés.

Bernard Kouchner et Michèle Alliot-Marie ont annoncé la créa-


tion, début janvier, d’un pôle “génocides et crimes contre l’huma-
nité” au Tribunal de Grande Instance de Paris. Où en est ce pro-
jet ? Peut-on penser qu’il faisait partie prenante des tractations
entre Paris et Kigali au sujet de la reprise des relations diplomati-
ques ?
La création d’un « pôle génocide et crimes contre l’humanité » est pro-
bablement une idée du Ministère des Affaires Etrangères. Bernard
Kouchner en avait fait la demande depuis de longues semaines au
Ministère de la Justice qui, sous Madame Rachida Dati, était restée
sourde à ces demandes, tout comme à celles de notre association et
celles de nos avocats. Lorsqu’en octobre dernier Michèle Alliot-
Marie a évoqué la création d’un tel pôle d’enquêteurs, nous n’avons
pu qu’approuver cette proposition. La nouvelle a été reprise dans Le
Monde par nos deux ministres, cette fois en des termes assez forts.
Tout récemment, il semblerait que Madame Alliot-Marie ait déposé

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le projet au parlement. Il faudra bien évidemment encore quelques


mois avant qu’une décision soit prise. Mais cette mise en place d’un
tel pôle était indispensable si on veut que la justice française travaille
efficacement. Là encore, nous devons rester vigilants.

Dans les statuts du CPCR, on peut lire que votre action concerne
“ceux qui, résidant en France et soupçonnés d’implication dans le
génocide, ne font pas encore l’objet de poursuites judiciaires, afin
qu’ils répondent de leurs actes devant les tribunaux français”.
Pour l’instant, seuls des Rwandais résidant en France ont été la
cible de votre travail et de vos investigations. Peu de choses fil-
trent sur l’avancée des plaintes portées au Tribunal aux armées par
des Rwandaises (plainte contre X pour viol pendant l’opération
Turquoise par des soldats français), plainte à laquelle l’association
Survie s’est associée. Peut-on imaginer que vous portiez également
plainte un jour contre des Français ?

Dans ses statuts, le CPCR s’engage effectivement à « poursuivre en


justice les présumés génocidaires rwandais présents sur le sol français ».
Lorsque, suite au travail de la CEC (Commission d’Enquête
Citoyenne), des plaintes ont été déposées par des ressortissants rwan-
dais contre l’armée française, la question s’est posée de savoir si nous
devions nous aussi nous porter partie civile. Nous avons préféré res-
ter à l’écart, et nous avons bien fait, afin que ce dossier ne vienne pas
court-circuiter tous ceux que nous avions déposés sur le bureau des
juges parisiens contre des présumés génocidaires rwandais présents
sur le sol français, selon la loi de compétence universelle. Bien évi-
demment, nous soutenons le combat de la CEC, nous soutenons les
plaintes déposées. Nous ne voulions pas que les entraves qui ne man-
queraient pas d’être placées contre ces plaintes retardent toutes les
affaires dont nous nous occupions. Bien évidemment, ces dossiers
sont liés, concernent le génocide et les génocidaires contre lesquels
nous nous battons et nous souhaitons que ces plaintes devant le
Tribunal aux Armées puissent aboutir. Nous n’avons pas les moyens
de nous engager plus avant dans ces affaires. Les plaintes que nous
avons initiées contre des Rwandais nous demandent déjà tellement
de moyens et d’énergie. Nous ne pouvons faire plus, pour l’instant en
tout cas.

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Comment peut-on soutenir l’action du CPCR ?


Pour nous aider ? Dans l’état actuel des choses, l’aide financière est
indispensable. Ceux qui le souhaitent peuvent faire des dons au
CPCR, sans pour autant en devenir membre. Nous envoyons des
reçus fiscaux à tout donateur. Pour ceux qui veulent aller plus loin, il
y a toujours la possibilité de nous rejoindre dans notre combat, de
faire connaître nos actions autour d’eux… n

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COLLECTIF DES PARTIES CIVILES POUR LE RWANDA

La justice française
enfin en marche ?
À l’aube de la seizième commémoration du génocide des Tutsi
perpétré au Rwanda en 1994, il semblerait que la justice française,
après avoir fait preuve d’une inertie coupable pendant de trop lon-
gues années, se soit décidée à prendre au sérieux les nombreuses
plaintes déposées sur le bureau des juges d’instruction parisiens par le
CPCR et d’autres associations (Survie, FIDH, LDH).
La première bonne nouvelle est venue en octobre dernier lors-
que Madame Alliot-Marie, ministre de la Justice et Garde des
Sceaux, a fait part de son intention de proposer au parlement fran-
çais la création d’un « pôle d’enquêteurs spécialisés » pour crime de
génocide. Depuis plusieurs mois, le Ministère des Affaires Etrangères
s’était exprimé sur la création d’un tel pôle d’enquêteurs mais le
ministère de la justice était resté sourd à sa demande.
Les avocats du CPCR (Collectif des Parties Civiles pour le
Rwanda) s’étaient aussi exprimés à plusieurs reprises sur le sujet et
n’avaient eu de cesse de demander la mise en place d’une telle struc-
ture. Début mars, le parlement a été saisi du projet. Espérons que d’ici
la fin de l’année la France se sera dotée d’une institution qui existe
déjà dans d’autres pays. Une inquiétude cependant : quels moyens
seront dégagés pour permettre à ce pôle d’enquêteurs de fonctionner
efficacement ? Les juges d’instruction seront-ils déchargés, comme ils
le demandent, et comme nous le demandons avec eux, de tous les
autres dossiers qui encombrent leur bureau ?
Un deuxième événement est venu illustrer la nouvelle donne
en matière de justice. À peu près à la même date, Mesdames Pous et
Ganascia, en charge des dix premières plaintes, et en particulier cel-

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les contre l’abbé Wenceslas Munyeshyaka et Laurent Bucyibaruta, le


préfet de Gikongoro (zone Turquoise), se sont rendus dans un pre-
mier temps à Arusha, au TPIR. Ce premier déplacement a été suivi
d’un autre, encore plus porteur de symbole : les juges sont partis à
Kigali en commission rogatoire internationale. Ce séjour d’une
semaine leur a permis de prendre contact avec les autorités judiciai-
res du Rwanda et de commencer à enquêter sur les dossiers dont elles
ont la charge. Mesdames Pous et Ganascia s’apprêtent d’ailleurs à se
rendre une nouvelle fois au Rwanda, pour un séjour prolongé. La jus-
tice française semble avoir pris la mesure du travail qui l’attend.
Ce déplacement à Kigali a été suivi du départ des deux autres
juges en charge des nouveaux dossiers : Madame Jolivet et
Monsieur Aubertin, en janvier dernier. Ces deux juges, nommés
assez récemment, sont en charge des six dernières plaintes déposées
par le CPCR. A leur tour, ils envisagent un nouveau déplacement au
Rwanda en avril.
Début janvier, Madame Alliot-Marie et Monsieur Kouchner,
ministre des Affaires Etrangères, ont publié dans le quotidien Le
Monde un article en commun « Pour la création d’un pôle génocide et
crimes contre l’humanité au TGI de Paris ». Pour tous ceux qui suivent
l’actualité concernant le génocide, ce texte fera date. En effet, les
deux ministres s’étonnent : « Quel plus grand scandale que l’impunité
des criminels contre l’humanité ? Quel plus grand outrage pour les victi-
mes et, au-delà, l’humanité toute entière… Les victimes de la barbarie
humaine ont le droit de voir leurs bourreaux poursuivis et condamnés. »
Un peu plus loin, ils affirment avec force que « la France ne sera
jamais un sanctuaire pour les auteurs de génocide ». C’est pourtant ce
qu’elle est jusqu’à ce jour ! Il est impossible de ne pas citer presque
in-extenso la fin du document : « Les personnes suspectes de génocide
[…] doivent être jugées. Elles le seront. La France s’inscrit résolument
dans la lutte contre l’impunité. Seule la justice permettra à tous de tourner
la page en faisant enfin émerger la vérité. » Nous aurions pu nous-
mêmes signer un tel document.
Le voyage de Nicolas Sarkozy, enfin, même s’il n’a pas répondu
à toutes nos attentes, gardera une forte portée symbolique. En s’incli-
nant devant les « victimes du génocide des Tutsi », le président français
a reconnu la réalité de ce génocide en nommant les victimes. Dans la
conférence de presse conjointe qu’il a tenue avec le président
Kagame, Nicolas Sarkozy a enfin affirmé sa volonté « que les respon-

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sables du génocide soient retrouvés et punis ». À la question de savoir s’il


y a des bourreaux en France, question que le président s’est formulée
à lui-même : « C’est à la justice de le dire. Notre volonté, c’est que tous
les génocidaires soient punis. » Nous ne voulons pas mettre en doute la
détermination des autorités françaises à poursuivre en justice les
génocidaires rwandais, mais nous devons rester vigilants pour que ces
propos ne restent pas des paroles diplomatiques. N’oublions quand
même pas que, si aujourd’hui seize plaintes sont sur le bureau des juges
d’instruction français, c’est uniquement parce que des associations
comme le CPCR se sont portées parties civiles, le Parquet n’ayant
jamais pris l’initiative de poursuivre. Étonnant, tout de même.
Seize plaintes, en effet, et très prochainement deux ou trois
nouvelles. C’est dire la détermination qui est la nôtre. Les deux plus
anciennes plaintes ont été déposées dès 1995 à l’encontre de l’abbé
Wenceslas Munyeshyaka qui continue à exercer son ministère dans
la paroisse de Gisors, diocèse d’Evreux, et de Sosthène Munyemana,
surnommé le « Boucher de Tumba » par l’association African Rights
qui a un bureau à Kigali et dont la responsable est l’infatigable
Rakiya Omar. Ce médecin, qui a eu affaire récemment à la justice à
cause d’une demande d’extradition vers le Rwanda, continue d’exer-
cer à l’hôpital de Villeneuve sur Lot, dans le sud de la France.
D’autres plaintes ont ensuite été déposées contre Laurent
Bucyibaruta (cité plus haut), et trois militaires, Laurent Serubuga,
Cyprien Kayumba et Fabien Neretse. Seul ce dernier fait vraiment
l’objet de poursuites. Deux autres médecins, Eugène Rwamucyo, et
tout récemment, Charles Twagira, sont également poursuivis par la
justice française. Si Agathe Kanziga, veuve du président
Habyarimana, est la plus médiatique des sans-papiers en France, son
cas est en train d’être étudié par les juges. Une demande d’extradi-
tion vers le Rwanda est en cours mais il serait bien étonnant qu’elle
aboutisse. En effet, la justice française a eu à se prononcer à quatre
reprises, déjà, et la demande d’extradition vers Kigali a été rejetée.
Suite à la plainte déposée par le CPCR, Madame Kanziga vient
d’être entendue pendant quelques heures par la section de recherche
criminelle de la gendarmerie.
Concernant les refus d’extradition vers le Rwanda, il s’agit des
affaires Claver Kamana, un riche entrepreneur accueilli chez les
Sœurs de Saint-Joseph à Annecy, Isaac Kamali, beau-frère de
Bagosora, professeur de mathématiques à Béziers, le lieutenant-colo-
nel Marcel Bivugabagabo en résidence à Toulouse et Pascal

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Simbikwagwa, arrêté à Mayotte et incarcéré depuis à Paris. Ce der-


nier a en effet été condamné pour trafic de faux papiers mais est aussi
poursuivi pour génocide. Un autre présumé génocidaire, Callixte
Mbarushimana, parisien d’adoption, n’est autre que le secrétaire exé-
cutif des FDLR, arrêté un temps en Allemagne puis remis en liberté !
Le dossier de l’ancien ministre de la Justice au Rwanda, Stanislas
Mbonampeka est en sommeil dans la mesure où ce dernier a quitté
son exil parisien pour une destination à ce jour inconnue. Le dernier
dossier concerne un habitant de la région de Nice, Pierre Tegera. À
noter qu’un présumé génocidaire, Dominique Ntawukuriryayo, a été
repris par le TPIR. Ce monsieur vivait en paix à Carcassonne et n’est
autre qu’un cousin germain de l’Archevêque de Kigali ! Son procès
devrait se terminer d’ici fin 2010.
Bientôt seize ans que le génocide des Tutsi a été perpétré au
Rwanda, et la justice française n’en est qu’à ses premiers balbutie-
ments. Le CPCR n’a de cesse, depuis bientôt dix ans, de chercher à
ce que justice soit rendue. Préparer des plaintes demande un travail
considérable. Cela nous oblige en particulier à de nombreux dépla-
cements sur les lieux mêmes du génocide, à des séjours prolongés qui
grèvent considérablement le petit budget de notre association.
Quatre avocats parisiens travaillent à nos côtés, la plupart du temps
bénévolement, et avec la même détermination que la nôtre. C’est à
la justice de dire le vrai, c’est à la justice de montrer le bourreau et
de désigner la victime. Sans cette justice à laquelle on croit, les res-
capés ne pourront retrouver la paix du cœur. Sans cette justice, le
Rwanda ne pourra se reconstruire sur des bases saines. Aucune place,
dans notre combat, pour la haine ou pour la vengeance. Seule la jus-
tice est notre obsession.

Alain GAUTHIER, président du CPCR


www.collectifpartiescivilesrwanda.fr
Siège de l’association :
61 Avenue Jean Jaurès
51100 REIMS France
Tél : 00336 76 56 97 61
00333 26 09 45 04

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CHRISTOPHE BARONI

Le gYnocide dans le
génocide des Tutsi
Les lecteurs de La Nuit rwandaise connaissent les tenants et
aboutissants de l’un des plus atroces génocides qui ont ensanglanté le
vingtième siècle.
Aussi est-ce sur un aspect particulier que je désire focaliser l’at-
tention – avec l’espoir que cela contribuera à sensibiliser davantage
les femmes, à travers le monde, à cette tragédie minutieusement pro-
grammée – et dans l’accomplissement duquel l’Armée, le
Gouvernement et la Présidence du « pays des Droits de l’Homme »
et ses services secrets ont joué un rôle sinistre. Les agissements de
l’inénarrable capitaine Paul Barril et de ses acolytes devront être
pleinement dévoilés, et l’on peut compter à cet égard sur La Nuit
rwandaise. – Les gens informés savent, depuis l’affaire des Irlandais de
Vincennes (1982), que ce curieux personnage est un spécialiste des
preuves fabriquées ; mais, peut-être parce qu’il en sait long sur les
affaires de pédophilie impliquant dans les années 80-90 de très hau-
tes personnalités françaises jusqu’à l’Élysée (affaire Doucé en particu-
lier), il s’en tire en général, sur le plan pénal, avec une pirouette.
L’aspect particulier du génocide que je tiens à mettre en
lumière, ce sont les viols systématiques de femmes, d’adolescentes,
voire de fillettes ou de bébés tutsi. Ces horreurs dans l’horreur furent
un gYnocide. Ne cherchez pas (pas encore) ce mot dans les diction-
naires. Je l’ai trouvé récemment en surfant sur des sites féministes où
sont dénoncées les mesures discriminatoires qui, depuis les années 80
et à la faveur de la détection du sexe au cours de la grossesse, empê-
chent de naître nombre de filles, notamment en Inde ou aux Émirats
arabes unis, en Chine ou au Tibet – le communisme n’ayant que
stoppé, et non éradiqué, les idées ancestrales de supériorité et de
suprématie masculines. Ici, je prends ce terme de « gynocide » dans

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un sens différent. Mais le mépris de l’intégrité et de la dignité de la


femme a pris tant de visages dans l’Histoire… Le Rwanda du prin-
temps 1994 est une pièce de choix à verser au dossier du « gyno-
cide » au sens large du terme.
Durant les trois mois (avril, mai et juin 1994) que dura le géno-
cide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, le viol fut systématique-
ment utilisé comme arme de guerre, avec en prime la transmission
délibérément voulue du virus du sida. Dans son rapport du 29 janvier
1996, M. René Degni-Ségui, rapporteur spécial de la Commission
des Droits de l’homme des Nations Unies, parle de ces viols comme
ayant été « systématiques et utilisés comme arme par ceux qui ont perpé-
tré les massacres » : « D’après des témoignages cohérents et fiables, un
nombre important de femmes (250 000 à 500 000) ont été violées ; le viol
était une règle et son absence une exception. » Curieusement, certaines
associations, en Suisse et ailleurs, qui ont pour mission de lutter
contre le viol n’ont pas manifesté la moindre indignation… Le rap-
port de l’Unicef Enfants et femmes du Rwanda, publié en 1998, estime
le nombre de ces viols systématiques entre 300 000 et 500 000.
Financée par la Fondation de France avec le soutien logistique de
Médecins Sans Frontières, une étude sérieuse menée par le docteur
Catherine Bonnet et publiée en 1995 conclut :
Au Rwanda, le viol des femmes a été systématique, arbitraire, pla-
nifié et utilisé comme une arme de nettoyage ethnique pour
détruire très profondément les liens d’une communauté, en lais-
sant les victimes silencieuses. Les violences sexuelles ont pour
particularité de porter atteinte à l’intimité de la personne et à sa
vie privée, aussi restent-elles très souvent secrètes. (…) La recon-
naissance de ces crimes dans la loi est avant tout un devoir de jus-
tice qui peut permettre de lever le déni du viol.
Les interahamwe n’ont pas tué toutes celles qu’ils ont violées,
mais les laisser vivre leur permettait de les garder comme esclaves
sexuelles… N’a-t-on pas entendu un prêtre, officiant aujourd’hui
dans une paroisse catholique de France, se targuer d’avoir « sauvé »
femmes et jeunes filles tutsi… alors que selon l’enquête d’African
Rights il abusait d’elles moyennant paiement ?
Par ailleurs, garder en vie des femmes ou jeunes filles après les
avoir violées peut, dans certains cas, s’avérer plus cruel que les tuer
d’emblée. Rappelons-nous ces religieuses tutsi suppliant les inter-
ahamwe de bien vouloir, contre argent comptant, les exécuter d’une
balle, sans les violer ni les « raccourcir » à coups de machettes. Ou

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ces mères contraintes de se faire violer par leurs propres fils. Celles
qui, après de tels viols, ont été laissées en vie ont de quoi devenir fol-
les. Des pères furent contraints de violer leur fille : si l’excitation
sexuelle des interahamwe était seule en cause, ils se seraient à la hus-
sarde vidés dans les orifices de leurs victimes, sans imaginer ces raffi-
nements de sadisme qui ont souvent caractérisé le génocide de 1994
– ce qui n’empêche pas, aujourd’hui encore, les ignorants et les dés-
informateurs cyniques d’en parler comme de « tueries interethni-
ques ». Après avoir exterminé sous ses yeux toute sa famille, les inter-
ahamwe laissèrent vivre un vieillard, pour qu’il mourût de chagrin :
à côté de ces bourreaux, le marquis de Sade semble un enfant de
chœur.
Quand les tueurs arrivèrent à l’hôpital de Butare, ils achevèrent
sans pitié malades et blessés tutsi, puis firent le tri entre infirmières
hutu et infirmières tutsi. La mort dans l’âme de ne pouvoir intercé-
der en faveur de ces dernières, un médecin de MSF les supplia de lui
laisser une infirmière hutu enceinte qu’ils emmenaient avec ses col-
lègues tutsi. « Attendez, nous allons vérifier », répondirent-ils. Avec
une minutie que je qualifie d’« ecclésiastique » – acquise probable-
ment au contact des Pères Blancs –, ils se rendirent à l’administra-
tion communale pour y consulter le registre des habitants. « C’est
vrai, elle est hutu, mais l’enfant qu’elle a dans le ventre est de père tutsi,
c’est un Tutsi, il doit donc mourir. » Comme tant de femmes tutsi,
cette Hutu fut éventrée et son fœtus arraché de ses entrailles.
Je crois entendre, se confondant avec les appels au génocide
lancé au Pays des Mille Collines par les « médias de la haine », la
voix sinistre du chef de l’État croate Ante Pavelic qui, peu après
avoir été reçu en audience privée par Pie XII, déclarait devant ses
troupes : « N’est pas un bon Oustachi celui qui ne peut arracher au cou-
teau un enfant des entrailles de sa mère ! » Ces abominations eurent
pour cadre, de 1941 à 1945, un pays encore plus catholique que le
Rwanda de 1994 : la Croatie nationaliste où Mgr Stepinac – dont
Jean-Paul II a cru devoir faire un « bienheureux » – régnait comme
Mgr Perraudin régna sur le Rwanda1. Le sadisme des Oustachis croa-
tes révulsa même des officiers nazis, qui pourtant étaient leurs alliés.
Croatie, Rwanda : même horreurs, mêmes ordres, même vocabulaire
– « Tuez aussi les fœtus » ; massacrer, c’est « travailler ». En Croatie
aussi, on rassemblait volontiers dans les églises ceux qu’on allait
exterminer. Même mépris, même sadisme, même acharnement,
même sentiment d’impunité, notamment grâce à l’appui explicite de

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l’Église croate et du Vatican. Pie XII bénit les Oustachis, reçus en


grande pompe dans la cité papale au plus fort des tueries, l’archevê-
que de Kigali exultait en plein génocide. Coupables du « crime d’or-
thodoxie serbe », 700 à 800 000 Serbes furent massacrés, et ce géno-
cide fut aussitôt occulté – mais il reste très vivant dans la mémoire
des Serbes, et habilement, en 1991, Milosevic mit le feu aux poudres
en jouant sur ce traumatisme. Le génocide accompli, on assiste aux
mêmes exfiltrations des tueurs ou de leurs commanditaires par des
filières catholiquesi.
Quant aux planificateurs du génocide des Tutsi, tandis que les
innombrables victimes contaminées dépérissaient, certaines obligées
de se prostituer pour nourrir les fruits de ces viols, ils ont, dans la pri-
son cinq étoiles du Tribunal Pénal International d’Arusha (TPIR),
en Tanzanie, bénéficié des meilleures trithérapies, aux frais de la
« communauté internationale ». Laquelle, par ailleurs, a payé leurs
avocats à prix d’or – si bien que certains partagèrent leurs honoraires
avec les accusés et qu’ils envisagent maintenant une retraite dorée,
tout en cherchant, avec Carla del Ponte et des réseaux catholiques,
le moyen de s’en prendre juridiquement à Paul Kagame et à son
Front patriotique…
En quelques lignes, qui passèrent inaperçues, la presse fustigea
l’attitude de ce tribunal d’Arusha : certaines questions obscènes des
juges furent une grave offense à la pudeur des femmes victimes de
viols et qui, survivantes, avaient osé déposer plainte. Des précisions
inutiles leur furent demandées, accompagnées de rires et même de
ricanements. Des voix s’élèvent d’ailleurs pour dénoncer la présence,
au sein du TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda), de
complices des accusés, complices travaillant sous de faux noms.
Il y a de bien curieux défenseurs des Droits de l’Homme. Par
exemple, un certain Joseph Matata tint des propos négationnistes et
odieusement machistes lors du procès à Lausanne (avril 1999) de
Fulgence Niyonteze (bourgmestre de Mushubati accusé d’avoir acti-
vement participé au génocide de 1994). Il répéta ces propos en
kinyarwanda au micro complaisamment tendu par M. Celsius
Nsengiyumwa, correspondant de la BBC. Pour Joseph Matata, qui se
déclare « militant des droits de l’homme » (« homme » au sens res-
treint, en l’occurrence) le viol ne pouvait être que dérapage indivi-
duel dû à une « faiblesse humaine » (devant la Cour) : « C’est
comme quelqu’un qui, venu pour tuer, arriverait devant une marmite et
éprouverait d’abord l’envie d’assouvir sa faim » (à la BBC). Les lecteurs

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de La Nuit rwandaise jaugeront le goût exquis de ces propos.


Indignées, des femmes d’origine rwandaise et des amies suisses lancè-
rent un Appel, que la presse ignora mais que nous pûmes distribuer à
l’issue du procès2. n

Christophe Baroni est psychanalyste et écrivain. Il est notamment l’auteur de


Solidaires ! (Lueur d’espoir, 2003, voir www.christophebaroni.info).

NOTES:
1 Le regretté Jean-Paul Gouteux avait vu juste quand il dénonçait et déplorait le rôle criminel
de l’Eglise catholique dans le génocide des Tutsi : relisez, dans La Nuit rwandaise nº 2 (7
avril 2008), les excellents articles de Jean Damascène Bizimana et d’Yves Cossic (pp. 267-
268, on y retrouve notre Matata négationniste, lors d’une soirée habilement organisée par
des « associations catholiques et prétendument humanitaires »). Dois-je ici rappeler que
dans le quartier musulman de Kigali, les Hutu épargnèrent leurs coreligionnaires tutsi, car
un musulman ne tue pas son frère ? Il serait temps que le Vatican apprît à lire et à mettre
en pratique l’Evangile. L’Opus Dei, dont auraient fait partie le roi des Belges Baudouin Ier
et peut-être le dictateur Habyarimana, est une force d’autant plus redoutable qu’elle est
occulte. M’inspirant de ceux qui poursuivent l’œuvre de Jean-Paul Gouteux, j’ai ouvert sur
www.christophebaroni.info un chapitre sur cet aspect ecclésiastique du génocide – cela en
complément du résumé « Pour comprendre la tragédie du Rwanda », synthèse que je sug-
gère de faire lire à toutes celles et à tous ceux qui désirent y voir clair sans disposer de beau-
coup de temps.
2 Appel reproduit in extenso en appendice de mon livre Solidaires ! (Lueur d’espoir, 2003),
tout comme l’«Appel Rwanda » d’août 1994, qui demandait, arguments à l’appui, que la
France comparût devant le Tribunal international institué par l’ONU – il était signé, entre
autres, du biologiste Albert Jacquard, de Mgr Gaillot, de Jean Ziegler, du chanteur Renaud
et du regretté Jean Ferrat, mais la presse l’ignora également.

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JEAN-LUC GALABERT

Kinyamateka et
la propagande génocidaire
Propriété de la Conférence épiscopale du Rwanda, Kinyamateka
est le plus ancien journal publié en kinyarwanda. Le 19 octobre
2008, l’Église Catholique rwandaise célébrait le soixante-quinzième
anniversaire de cette « vénérable institution » en ces termes :
Ce jubilé de diamant est un jubilé d’annonce, de partage évangé-
lique, de défense des droits de l’homme et d’exhortation pour la
promotion intégrale de l’homme. […] Depuis sa fondation, pour-
suit le chantre de l’aîné des publications rwandaises, Kinyamateka
proclame l’Évangile, lutte pour la vérité, la justice ainsi que pour
le développement économique par l’enseignement. Dans sa ligne
éditoriale, Kinyamateka évite de publier des propos diffamatoires à
l’endroit de qui que ce soit. Kinyamateka a été la voix de la popu-
lation démunie et vivant dans les milieux les plus retirés. Dans ses
colonnes, Kinyamateka traite les questions relatives à la religion,
la santé, l’éducation, la politique, la justice, la réconciliation, le
sport, la culture, le développement économique et social.
Ce dithyrambe jubilatoire participe-t-il d’une ignorance de
l’histoire du principal organe de l’Église Catholique au Rwanda ou
d’une amnésie ? Est-elle l’expression d’une mauvaise foi foncière ou
l’expression de l’art du mensonge que Koyré décrit comme la pratique
consistant à « dissimuler ce qu’on est et, pour pouvoir le faire, simuler ce
qu’on n’est pas » (Réflexion sur le mensonge, éd. Allia, p. 26).
Ces questions paraîtront outrancières à ceux qui considèrent
Kinyamateka comme le média d’une vision humaniste chrétienne de
la société rwandaise. Mais l’examen attentif de l’histoire de ce média
et l’analyse de son contenu oblige tout lecteur honnête à réviser une
telle représentation. L’article d’Antoine Mugesera, Abbé Sibomana,
Kinyamateka et idées génocidaires (1990-1994), que nous publions plus
loin révèle que la candide revue catholique, a offert une tribune à
l’idéologie de la haine qui a conduit au génocide. On peut même

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vraisemblablement avancer que cette institution médiatique a joué


un rôle de premier ordre dans la banalisation de l’option génocidaire
en l’érigeant au rang d’objet de discours possible parmi d’autres dans
le journal le plus diffusé et le plus commenté dans le réseau serré des
paroisses rwandaises.
Pourtant, ce journal a réussi à entretenir, avec succès semble-t-
il, une réputation de modération. On notera ainsi que Kinyamateka
ne fait pas partie des instruments de propagande ethniste analysés,
dans Rwanda, les Médias du génocide, ouvrage de référence sur ces
questions coordonné par l’éminent historien Jean-Pierre Chrétien.
Après avoir relevé que « Grégoire Kayibanda, le fondateur de la
Première République, y a été journaliste entre 1956 et 1958 », les
auteurs de l’analyse de la propagande génocidaire, notent que
Kinyamateka a soutenu « vigoureusement » la « révolution sociale »
qui renversa la dynastie nyiginya et contraint à l’exil de « nombreux
Tutsi ». Mais aucun ne s’attarde sur le rôle du journal de la
Conférence épiscopale, dans la polarisation ethniste de la pensée
politique rwandaise. Pourtant, à partir de la nomination de Grégoire
Kayibanda au poste de rédacteur en chef de Kinyamateka, ce journal
joua un rôle éminent dans l’évolution politique du pays. Par la pro-
motion de Kayibanda à la tête de « voix » de l’église rwandaise, la
plus haute hiérarchie catholique manifesta publiquement son adhé-
sion à une gestion ethnicisée du pouvoir, et dota le petit cercle du
futur leader du Parmehutu d’un outil de propagande et d’un réseau de
diffusion essentiels à la conquête du pouvoir. Jean-Paul Harroy,
Résident Général du Rwanda de 1955 à 1959, reconnaît d’ailleurs
lui-même que Kinyamateka a eu un « impact évident » dans l’accom-
plissement de la « révolution sociale » dans son livre Rwanda de la
féodalité à la démocratie.
Si Kinyamateka a abrité en son sein l’expression de points de vue
et d’analyse contradictoires, la ligne directrice et dominante de
l’équipe de rédaction fut celle de l’ethnicisation des problèmes
sociaux et non la simple dénonciation de l’injustice et de l’arbitraire
quotidiens. Ce parti-pris entraîna des réactions au sein du courrier
des lecteurs telles que celle-ci : « si ceux qui ont entre eux de bonnes
relations continuent de lire ce qui est écrit sur le Tutsi tyrannisant le Hutu,
ils oublieront les liens de fraternité qui existent entre eux » (cité par
D. Murego, 1975 : 818). Ce type de remarque entraîna une réponse
qui montre bien la position du journal à cette époque : « le jour où,
de toutes les races du Rwanda sortiront des chefs, des sous-chefs, des

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assistants et autres élites du pays, alors à ce moment les noms cesseront


d’être à la base de la confusion que d’aucun font encore » (cité par
D. Murego, 1975 : 818). La confusion à dissiper est bien ici celle
produite, selon l’équipe de rédaction, toute analyse de la société
rwandaise en d’autres termes que raciaux et ethniques.
L’article que nous avons le plaisir de publier ci-après montre,
citation à l’appui, que Kinyamateka n’abandonnera jamais tout à fait
son « kayibandisme » de la fin des années cinquante jusqu’à 1994.
André Sibomana montre que la promotion par la revue catholique
d’une lecture ethno-raciale des problématiques sociopolitiques rwan-
daises, conduira au pire : la promotion du génocide. n

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ANTOINE MUGESERA

Abbé Sibomana, Kinyamateka et


idées génocidaires (1990-1994)
[Article initialement paru dans la revue Dialogue n°184-185, jan-
vier-mai 2008, p.170-195, et republié ici avec l’accord de l’auteur et du
comité de rédaction de la revue Dialogue. Les notes et traductions ont été
rajoutées par l’équipe de rédaction de La Nuit Rwandaise.]

L’abbé André Sibomana, né en 1954 à Masango, ex-Gitarama, et


ordonné prêtre en 1980, a dirigé de 1989 à 1998, date de sa mort,
comme rédacteur en chef, le vénérable Kinyamateka fondé en 1933
et aujourd’hui principal organe de communication de l’Église catho-
lique du Rwanda. C’est au cours de cette période que le Rwanda a
connu la guerre, le multipartisme et le génocide. Le journal
Kinyamateka a couvert tous ces événements.
Il avait une large audience dans le pays d’abord parce qu’il est le
plus ancien de tous les périodiques rwandais, ensuite parce qu’il est
écrit en kinyarwanda et donc accessible à toute la population et
enfin parce qu’il a un large réseau de correspondants et de lecteurs de
toutes les paroisses du pays. Son influence est donc énorme grâce à
son tirage, à la langue utilisée et à son réseau.
Du temps de l’abbé André Sibomana, le style du journal s’est
modernisé et le tirage a gagné 1000 abonnements chaque année de
1989 à 1994. L’abbé André Sibomana connaissait très bien l’impor-
tance des médias et de «son journal » : il a écrit, en pleine guerre cou-
vrant le génocide que la presse est une arme de lutte parmi tant d’au-
tres et que quiconque s’en sert à bon escient peur bien gagner la
guerre :
« Byaragaragaye ko ukurusha gukoresha Ibinyamakuru, agute-
geka uko ashatse. Ntibivuga ko iteka akuvuga ukuri... Ni indi
ntwaro muzikomeye » Kinyamateka n°1332 et n°1333 p. 9. Trad.
« C’est un fait avéré : celui qui fait meilleur usage des médias que toi
te manipule à sa guise. À ton propre sujet, il n’est pas garanti qu’il soit
tout le temps honnête... Les médias sont une arme puissante. »

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Le responsable de Kinyamateka a combattu du côté des médias et


à utilisé parfois son journal pour inculquer des idées de haine, de divi-
sion et même de génocide parmi ses lecteurs. La présente contribution
voudrait montrer cette face cachée de l’abbé Sibomana et de ce jour-
nal durant une des périodes les plus dramatiques de notre histoire.
Bien entendu les articles ci-après évoqués n’ont pas été signés du
nom de André Sibomana. Non, loin de là. Ils proviennent soit des
journalistes de Kinyamateka, soit des correspondants ou soit même des
lecteurs dans « la tribune des lecteurs » [Mbwire iki abandi basomyi].
Mais même si la responsabilité juridique n’engage directement
que les auteurs de ces articles, il est évident que le choix et la sélec-
tion des articles à publier revenaient à ce comité de rédaction du
journal, lequel comité était présidé par André Sibomana. Ce comité
avait seul la latitude d’accepter, de faire corriger, de nuancer, de com-
menter ou carrément de refuser telle ou telle contribution d’article
venant de l’intérieur ou de l’extérieur du comité lui-même.
Disons que ce comité de rédaction n’est pas le propriétaire du
journal Kinyamateka. Ce dernier appartient à la Conférence Épisco-
pale du Rwanda, patronne directe de l’abbé Sibomana, mais celle-ci
ne se réunissait pas pour décider si tel ou tel article devait être publié
ou non, ce qui n’enlève d’ailleurs rien à sa responsabilité morale et,
peut-être aussi pénale. Mais le choix des articles à publier revenait
incontestablement au comité de rédaction qui, dans le cas présent
était sous l’autorité directe du rédacteur en chef, André Sibomana.
Aucun article n’a été publié à son insu ou, plus exactement, sans son
accord exprès.
L’abbé Sibomana est d’autant plus responsable qu’il avait fondé,
avec des amis parmi lesquels on comptait le Père Guy Theunis, res-
ponsable de la revue Dialogue à l’époque, une ONG de défense des
droits de la personne, ADL, « dont le but était », comme il l’écrit lui-
même dans son livre, « de relever à son tour les faits relatifs à la viola-
tion des droits de la personne et de les consigner dans un rapport public »
(p. 57) L’ADL forma des enquêteurs et constitua un réseau de corres-
pondants bénévole dans chaque région. L’abbé Sibomana disposait
donc de deux réseaux importants : le réseau ordinaire de
Kinyamateka à travers toutes les paroisses du pays et le réseau de
l’A.D.L. à travers ses enquêteurs. Il disposait donc d’yeux et d’oreilles
à travers tout le pays. On ne peut donc pas dire qu’il ignorait quoi que
ce soit. Son problème n’est pas l’ignorance mais son esprit partisan.

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L’abbé Sibomana était, comme le montre les publications sor-


ties dans Kinyamateka, un adepte et un militant du M.D.R.
Parmehutu et un fidèle propagandiste de ce parti fasciste. Nous
allons en montrer les signes qui ne trompent pas. Disons enfin à l’in-
tention de ceux qui n’ont pas eu l’occasion de lire tous les articles de
Kinyamateka de cette époque que tout n’est pas salaud. Non, on n’y
rencontre aussi des choses valables et parfois même aussi des idées
constructives. L’équipe de la rédaction avait donc des contradictions
énormes. Nous avons relevé ici quelques morceaux d’articles qui
montrent le côté non contradictoire, mais carrément trouble et peu
connu de ce personnage en relation avec le racisme anti-tutsi et les
idées à caractère génocidaire propagées entre 1990 et 1994.

PROPAGANDE ANTI-COMPLICES « IBYITSO »

Nous sommes en novembre 1990, les Inkotanyi [Inkotanyi/ intré-


pides/vaillants combattants ; nom de guerre donné anciennement aux sol-
dats du Roi conquérant Rwabugiri au XIXe siècle] lancent, à partir de
l’Uganda, une attaque contre le régime Habyarimana. Le gouverne-
ment rwandais fait la chasse aux Tutsi de l’intérieur sous prétexte
qu’ils seraient « complices » des assaillants.
Très vite Kinyamateka épouse cette thèse officielle et, à son tour,
la diffuse partout. Il affirme, sans preuve aucunes qu’il y a « des com-
plices Tutsi dans le pays » et qu’ils soutiennent leurs congénères assail-
lants qui auraient décidé de renverser la République.
« Mu gihugu naho hari abashyigikiye bene wabo b’impunzi kandi
biyemeje kubafasha mu mugambi wo guhirika Republika »
[n°1338, p. 10] Trad. « À l’intérieur du pays il y a également ceux
qui soutiennent leurs congénères réfugiés, ils sont déterminés à les aider
dans leur projet de faire tomber la République. »]
Non seulement ils sont complices, mais ils sont aussi des monar-
chistes décidés à renverser l’un des acquis de la Révolution : la
République. Le journal essaie même d’expliquer les raisons de cette
soi-disant complicité : l’espoir pour les Tutsi de reprendre le pouvoir
et de se venger.
« Abatutsi bamwe bashyigikiye ibyo bitero kuko bizera kuba
basubizwa ku butegetsi kandi bakihorera », [n°1338]. Trad.
« Certains Tutsi ont soutenu ces attaques car ils espéraient ainsi
reprendre le pouvoir et assouvir leur vengeance. »

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Petit à petit Kinyamateka distille le poison de la haine et du


racisme anti-tutsi. Il pointe de doigt accusateur les « complices-
ibyitso ». Il en profite pour dénoncer le Tutsi qui essaie de falsifier
son identité pour pouvoir, dit le journal, s’infiltrer plus facilement
partout et accomplir sa mission d’agent secret. Le journal prétend
connaître ces agents doubles dont il tait à bon escient les noms.
« Indi mpamvu ituma Abatututsi bahindura ubwoko ni ukugira
ngo bashobore gucengera maze kuba ibyitso by’inyenzi biboro-
here nk’uko bamwe ntigeze mvuga amazina babigezeho »
[n°1338]. Trad. « Une autre raison pour laquelle les Tutsi falsifient
leur identité est de pouvoir s’infiltrer dans la population, et ainsi agir
très facilement comme complices des “cafards”. Certains – dont je n’ai
pas cité pas les noms – y sont parvenus. »
En février 1991, Kinyamateka écrit à la Une que le rôle le plus
important dans les attaques est joué par les « complices intérieurs ».
Et d’ajouter que certains d’entre eux occupent même des postes
importants au sein des instances dirigeantes du pays. La recomman-
dation est claire : il faut les rechercher, les démasquer, à commencer
par les fonctionnaires dont les noms avaient été publiés, dans le jour-
nal gouvernemental Imvaho n°881.
« Urahare rukomeye muri biriya bitero rufitwe n’ibyitso biri mu
gihugu... bamwe ndetse ntibatinya kuvuga ko biri mu myanya mu
butegetsi... Nibakore ipereraza rikaze rizagera n’aho rihagarika
abari bagororewe kujya mu myanya yasohotse mu Imvaho n° 881.
Niho bazaba baciye inkotanyi umutwe ». [Kinyamateka n° 1339].
Trad. « Les complices de l’intérieur jouent un rôle important dans les
attaques des « Inkotanyi »; certains n’hésitent pas à déclarer que ces
complices occupent de hauts postes au sein de l’administration rwan-
daise. Il est recommandé de procéder à de profondes investigations qui
aboutiront à la radiation des fonctionnaires dont les noms ont été
publiés dans le journal « Imvaho » n°881. Ce sera le seul moyen de
couper la tête des « Inkotanyi ». »
Pour monter le soi-disant rôle néfaste joué par les « complices »
Tutsi de l’intérieur Kinyamateka prétend que l’argent qui a servi à
l’achat des armes des Inkotanyi provenait en partie du Rwanda et qu’il
passait justement entre les mains de ces mêmes complices. La preuve ?
« Ça a été dit et personne n’a démenti», dit bravement le journal.
« Byaravuzwe kandi ntibyanyomojwe ko amafaranga Inyenzi
zaguze imbunda zo kudutsemba amwe yaturutse mu Rwanda
anyujijwe mu ntoki z’ibyitso » [Kinyamateka n° 1339, p. 3]. Trad.

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« Il a été dit, et personne ne l’a démenti, qu’une partie des fonds que
les “inyenzi” ont utilisés pour acheter des armes pour nous exterminer
ont été collectés à l’intérieur du Rwanda par le canal des complices.
Notez que le journal lance pour la première fois l’idée de « gut-
semba », ça veut dire commettre le génocide : le journal prête aux
Tutsi l’intention de faire le génocide des Hutu. Ça s’appelle une
accusation en miroir : on prête à l’ennemi les intentions qu’on a et
que l’on veut appliquer sur lui. On veut insinuer que si jamais des
Hutu passe à l’offensive et exterminent les Tutsi, ce sera pour leur
propre auto-défense. Et donc pour une cause juste.
Et pour renforcer cette idée de complicité directe entre les Tutsi
de l’intérieur et les assaillants, le Journal avance une autre idée extrê-
mement dangereuse comme quoi il faut se méfier des femmes et des
filles tutsi même si elle portent sur leur tête des ustensiles aussi
« sacrés » que les barattes à lait : « attention », dit le journal, « on y
transporte des munitions ou cartouches pour fusils de guerre ». La femme
et la fille tutsi deviennent, quoi qu’elles fassent, des objets de
méfiance.
« Ngo batwara amasasu mu bisabo » [Kinyamateka n° 1339].
Trad. « Il paraît qu’elles [les femmes ou filles tutsi] transportent des
munitions dans les barattes. »
Cette idée sera reprise et explicitée plus tard dans Les dix com-
mandements de Kangura. Et pour encore montrer la méchanceté des
Tutsi, le journal prétend que les Tutsi portent des tatouages sur les
bras avec inscription de TIP (Tutsi International Power) et croix
gammée de Hitler. Un journaliste de Kinyamateka affirme avoir vu
lui-même ces tatouages.
« Hahagaritswe abasore umunani bafite imanzi ku maboko... »
[Kinyamateka n°1335]. Trad. « Il a été rapporté que 8 jeunes gens
ayant des tatouages sur les bras ont été arrêtés. »
Le journal compare ici la méchanceté supposée des Tutsi à celle
d’Hitler qui a exterminé les Juifs. Donc, suggère le journal, attention,
les Tutsi avec leurs insignes hitlérien viennent exterminer les Hutu.
Une suggestion pas si anodine que ça. Le mot « Power » est lancé
pour la première fois : il sera récupéré à son tour par l’extrémisme
hutu et aura de l’avenir devant lui.
Kinyamateka invite la population à réagir avant qu’elle ne soit
elle-même exterminée. Il remercie déjà la population qui a combattu
l’ennemi soit en participant à la chasse aux complices-ibyitso soit en

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donnant de l’argent comme effort de guerre soit en écrivant des arti-


cles destinés à mobiliser la population et à expliquer la nature de
cette guerre.
« Abanyarwanda babishoboye bafatanije n’ingabo z’Igihugu kur-
wanya kujya mu ngabo z’igihugu ku basore, haba mu gutanga
umusanzu, haba mu nyandiko zisobanura uko ikibazo cy’ inyenzi
giteye. » [Kinyamateka n°1340, p. 12]. Trad. « Les Rwandais,
selon leurs moyens, ont assisté les forces armées rwandaises, par le
recrutement des jeunes dans l’armée du pays, par les cotisations finan-
cières et la diffusion de toute information ayant comme objectif d’élu-
cider la problématique des “inyenzi”. »

DÉSHUMANISATION ET AVILISSEMENT
DES ASSAILLANTS ET DES TUTSI

Dès l’attaque des Inkotanyi, le journal lance des insultes avilis-


santes contre les assaillants et leurs complices : ils sont traités de tous
les noms. Ils sont appelés « cafards », « traîtres », « ennemis du
pays », « Inyangarwanda ».
« Hari abagambanyi bihutiye gusanganira izo Nyangarwanda »
[Kinyamateka n°1331]. Trad. « Il y a des traîtres qui se sont empres-
sés de souhaiter la bienvenue aux ennemis du Rwanda. »
Dès le mois de décembre 1990, le journal lance un article dont
le titre est explicite : Les assaillants sont dits : « ennemis du Rwanda ».
« Inyangarwanda zaduteye zitwa inkotanyi » [n°1332, p. 12].
Trad. « Ces « ennemis du Rwanda » qui nous ont attaqués s’appel-
lent “inkotanyi”. »
Ce qualificatif déshonorant sera collé aux Tutsi et aux inkota-
nyi jusqu’à la fin du conflit. Et le journal y reviendra à plusieurs repri-
ses. Comme par exemple dans le n°1335, p. 11 et dans le n°1336,
p. 6. Le terme ennemi est utilisé plus de vingt fois dans un même arti-
cle d’une seule page [n°1360]. Il signifiait à la fois « assaillants-
Inkotanyi », « le Tutsi de l’intérieur », « le réfugié tutsi » ou les trois
à la fois. Les assaillants-Inkotanyi étaient parfois appelés
« Inkoromaraso » c’est-à-dire des « sanguinaires » dirigés par
« Rwiroha », « l’étourdi », pour dire Rwigema que le journal traite
de tous les noms [n°1334, p. 12].
À la mort de ce dernier, la rédaction du journal a rapporté les
réjouissances populaires y compris celles des petits séminaristes de

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Butare. Ces candidats prêtres maudissaient Fred Rwigema en implo-


rant l’appui du « Très-Haut ».
« Abo basore bitegura Kwiha Imana bamuvumanye ingufu z,
Umwaka wera babikuye ku mutima, bati : uri Inyana y’Imbwa
Rwigema we ! » [n° 1334, p.12]. Trad. « Ces jeunes qui se prépa-
rent à se consacrer à Dieu (les séminaristes) l’ont maudit de toutes les
forces du Saint-Esprit en disant : “Rwigema, tu es un vrai fils de
chien”. »
C’est incroyable, le degré d’indécence, de haine même envers
les morts. Quelque part dans le « bush », ce Rwigema que
Kinyamateka insulte publiquement était un vrai modèle, un héros
une icône pour une certaine jeunesse combattante. Et le journal, sous
l’autorité de l’abbé Sibomana, se fait le devoir impudique de publier
ces insanités à son endroit. Il tombe même dans la trivialité.
L’autorité morale du pays était tombé dans l’abîme, à commencer par
certains membres de l’autorité religieuse.

CONTRE LE RETOUR DES RÉFUGIÉS

Le journal Kinyamateka invitait la population à haïr les réfugiés


[n°1332, p. 3]. Il prétendait que ces derniers avaient fui « la démo-
cratie ». La preuve avancée était que le parti UNAR avait boycotté
les élections du 27 juillet 1960 et que ces partisans n’ont cessé de fuir
le pays et que parmi eux figurent les anciens dirigeants qui n’auraient
pour rien au monde accepté d’être dirigés par les élus du peuple.
« kwanga amatora byatumye impunzi z’Abanyarwanda zikomeza
kwiyongera mu bihugu bikikije u Rwanda. Muri zo kandi hari
hagwiriyemo abategetsi b’yicyo batifuzaga gutegekwa n’abategetsi
batowe n’abaturage, Niho havuye ya mvugo ngo “UNAR
yahunze democrasi” » [n°1332, p. 12]. Trad. « Le refus des élec-
tions a été à l’origine de la croissance du nombre de réfugiés rwandais
dans les pays limitrophes du Rwanda ; parmi ces réfugiés se trouvait un
grand nombre d’anciens dignitaires de l’ancien régime qui refusaient
d’être administrés par les instances élues par le peuple; d’où cet adage :
“l’UNAR a fui la démocratie”. »
Le journal omet soigneusement de dire que les réfugiés avaient
fui des massacres incessants : 1959, 1961, 1962, 1963, 1964, 1966,
1967, 1972-1973 et il oublie de dire qu’au Rwanda régnait la culture
de l’impunité, de l’arbitraire et de l’exclusion. Paradoxalement,
Kinyamateka soutient la dictature quoique Sibomana, à ce que je

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sache, n’ait jamais été l’ami de Habyarimana ni de ses proches.


L’appui à la dictature est une alliance tactique et conjoncturelle.
Sinon, Sibomana était un pur produit du MDR-Parmehutu et non du
MRND, mais contre les Tutsi, toutes les alliances étaient possibles.
Kinyamateka prétendait que les anciens réfugiés avait fui la
Révolution parce qu’ils n’auraient jamais supporté, d’après le journal,
que le pouvoir soit mis entre les mains de la multitude
« Nyamwinshi », et qu’ils sont donc ennemis du verdict des urnes
pour insinuer qu’ils n’accepteront jamais la démocratie.
« Byaragaragaye ko inkotanyi n’Inyenzi zahunze Revolution
n’ishingwa rya demokarasi no gutsinda kwa rubanda nyamwinshi
muri 1959 kandi ko zitigeze zihanganira ko ubutegetsi bushyirwa
mu maboko ya rubanda nyamwinshi. » [n°1339, p. 2]. « Il est
devenu clair que les “inkotanyi” et les “inyenzi” ont fui la révolution
et l’avènement de la démocratie ainsi que la victoire du peuple majori-
taire en 1959 et qu’ils n’ont jamais supporté que le pouvoir fût entre
les mains de ce peuple majoritaire. »
Le journal réfutait et considérait comme simple prétextes les
idées de démocratie, de liberté et des droits de la personne avancées
par les Inkotanyi. La vrai raison ou l’agenda caché des inkotanyi,
disait le journal, était de reprendre le pouvoir et d’asservir de nou-
veau les Hutu. Kinyamateka reprenait les idées du discours de
Habyarimana, pour les amplifier et en donner une large diffusion.
« Nyamara nk’uko Umukuru w’igihugu n’abandi bategetsi babi-
tangarije abanyarwanda ibyo (Inkotanyi) zivuga ni urwitwaro
rugamije gusubiza u rwanda mu buja no mu buhake. » [n°1332].
« Comme le Chef de l’État et les autorités administratives l’ont publié
à tout le peuple rwandais, toutes les déclarations des “inkotanyi” sont
des prétextes ayant pour objectif de ramener le Rwanda à un régime de
esclavagiste et féodal. »
Kinyamateka prétendait qu’au Rwanda régnait la démocratie, la
liberté et la justice [Kinyamateka n° 1334]. C’était d’autant plus faux
que ce journal faisait fi de nombreuses victimes qui, sans être tutsi,
avaient été massacrées par le régime Habyarimana, à commencer par
les six ministres du gouvernement Kayibanda, les six députés, les sept
officiers et les trente-cinq autres hauts fonctionnaires de l’État mas-
sacrés après le coup d’État de Habyarimana en 1973.
L’abbé Sindambiwe, lui-même prédécesseur de Sibomana à la
tête de Kinyamateka, avait trouvé la mort dans des circonstances

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« louches » attribuées au pouvoir de Habyarimana. Le journal


reconnaîtra d’ailleurs en 1993 qu’au Rwanda, il n’y avait pas de
démocratie sinon, disait le journal, les Inkotanyi n’auraient pas eu le
succès qu’ils ont eu.
« Iyo mu Rwanda haza kuba demokarasi, ubutabera bwubahi-
rizwa ikiremwamuntu kishyira kikizana, inkotanyi ntizari guko-
ramo .» [n°1395, p.12]. Trad. « Si le Rwanda avait été un pays de
démocratie, de justice, de droits de l’homme et de liberté, les “inkota-
nyi” n’auraient pas engagé leur lutte armée. »
Le journal a même sorti un article, en mars 1993, disant que le
régime Habyarimana avait massacré plus de deux mille personnes
depuis octobre 1990 jusqu’en mars 1993 [n°spécial 1389]. Le journal
était plein de contradictions.
Une autre idée propagée par ce journal, à l’égard des réfugiés et
contre leur retour dans la Mère-patrie est que ces derniers avaient
acquis des habitudes et des cultures étrangères inconnues au Rwanda,
susceptibles de « polluer » ou de contaminer la pureté de la culture
rwandaise.
« Banduye Imico mishya y’abananyamahanga. » [n°1339, p. 3].
Trad. « Ils ont été contaminés par les cultures étrangères. »
Le journal donnait alors une solution pratique à ces réfugiés :
vivre à l’étranger en bons termes avec les populations des pays d’accueil.
« Ibyo Abanyarwanda bo hanze bagomba kwiyumvisha ni uko
ikibafitiye akamaro ari ukubana neza n’abaturage b’igihugu bya-
bakiriye. » [n°1344]. Trad. « Ce que les Rwandais de la diaspora
doivent retenir, c’est de sauvegarder leur intérêt en assurant une
coexistence pacifique avec les pays hôtes. »

UN GUERRE SOIT-DISANT ETHNIQUE

Dès le déclenchement de la guerre dite « d’octobre » en 1990,


Kinyamateka invite le pouvoir à distribuer des armes à la population
pour qu’elle s’oppose aux Inkotanyi. Kinyamateka insiste et se réfère au
discours du ministre Augustin Ndindiryimanana qui avait repris cette
idée de son syllabus à l’École Supérieure Militaire, idée inspirée de la
« guerre révolutionnaire » à la française [n°1339, p. 12 et 13353, p. 6].
Les armes seront effectivement distribuées à la population civile
qui s’en servira à la fois contre les Inkotanyi et contre la population

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civile tutsi. Kinyamateka a même repris la recommandation du


conseil de sécurité de Byumba de distribuer les armes à la population.
Plus tard, le journal fera l’étonné en constatant que le régime
Habyarimana avait effectivement distribué trente fusils par secteur et
que l’insécurité s’en était accrue.
« Kubona haratanzwe imbunda 30 muri buri segiteri. » [n°1390,
Werurwe 11 1993]. Trad. « Constatation : 30 fusils ont été distribués
dans chaque secteur. »
Le journal s’empresse de dire que c’est une guerre « interethni-
que » et qu’il n’y a pas de doute qu’elle trouve son origine dans la
révolution de 1959. Il prétend que les assaillants s’attaquent aux
Hutu en leur reprochant les actes posés par leurs pères en 1959 et
qu’ils ont entraîné l’exil des parents des Inkotanyi. L’idée revient que
ces derniers ne viseraient donc rien d’autre que la reconquête du
pouvoir et la vengeance. Et la guerre durera aussi longtemps que ce
but ne sera pas atteint. Heureusement, dit Kinyamateka, que les Hutu
constituent une majorité écrasante qui ne permettra ni ne tolérera
jamais la victoire de l’ennemi.
« Iyi ntambara turimo jyewe ndahamya ko ari intembara
y’amoko, kandi ifite umuzi wayo muri Révolution ya rubanda yo
muri 1959... Inkotanyi zibasiye abahutu zinabacyurira ko batumye
ba se na basekuru b’Inkotanyi bahunga. Iyi ntambara ni intem-
bara abatutsi bashoje kugirango bisubize ubutegesi banyazwe na
Revolisiyo y’abaturage, Iyi ntambara ni intembara abatutsi bas-
hoje kugirango babone uko baryoza abahutu ibyo bakoreye aba-
tutsi muri 1959-1963-1973 » [n°1344, p. 11]. Trad. « Je soutiens
que nous vivons une guerre inter-ethnique directement issue de la révo-
lution populaire de 1959 ; les “Inkotanyi” sont en train de harceler les
Bahutu en leur disant que ces derniers ont été à l’origine de l’exil de
leurs parents et leurs grands-parents. Or, cette guerre a été provoquée
par les Batutsi pour recouvrer le pouvoir qui leur a été enlevé par la
révolution populaire. Cette guerre a été déclenchée par les Batutsi afin
de se venger de tout le mal que les Bahutu leur ont fait dans les années
1959, 1963,1973. »
« Icyo abahutu bibagirwa ni uko abatutsi batazaruhuka badasubi-
ranye ubutegetsi maze ngo barikoroze uretse ko umubare nyam-
winshi w’abahutu utuzatuma babugeraho. » [n°1344, p. 11].
Trad. « Ce que les Hutu oublient, c’est que les Tutsi ne se reposeront
pas tant qu’ils n’auront pas récupéré le pouvoir mais étant donné que
la population hutu est très nombreuse, ils n’y arriveront pas. »

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Le journal évoque les mouvements historiques et héroïques de


cette multitude majoritaire-nyamwinshi. Il rappelle le coup d’État de
Gitarama le 28 janvier 1961, qui a renversé la monarchie et pro-
clamé la République. Kinyamateka rappelle que cette multitude avait
un seul mot d’ordre en tête : la Victoire. Et ce mot d’ordre doit être
remis à l’honneur pour contrer les Inkotanyi.
« Muribuka igihe intumwa za nyamwinshi zahuriraga iGitarama
zigaca itaka ko ingoma ya Cyami na gihake mu magambo no mu
bikorwa mu myaka ya mbere. Iyo Nyamwinshi yari « Turatsinze
kandi kugeza ubu ni indatsimburwa » [n°13349, p. 12]. Trad.
« Vous rappelez-vous de cette année-là, quand les délégués du peuple
majoritaire rassemblés à Gitarama ont aboli la monarchie et le servage
tant dans les paroles et que dans les actes ? Ce chant de la victoire
“Turatsinze” doit rester inamovible. »
Le journal en profite pour dire qu’à quelque chose malheur est
bon. Cette guerre, dit Kinyamateka, a été une chance inespérée, une
véritable aubaine pour les Hutu : elle a ramené leur unité.
« Ibyo aribyo byose, twagize Imana iyi ntambara yazanye umwe
by’abahutu » [n°1338]. Trad. « Quoi qu’il en soit, nous avons de
la chance, cette guerre a soudé les Bahutu. »
Cette idée d’unité des Hutu lancée par Kinyamateka en 1991,
sera reprise plus tard par Kangura, KTLM, le CDR et le Hutu-Power.
L’idée avait fait son chemin et contrecarrera le multipartisme nais-
sant. Et pour être conséquent, Kinyamateka soutiendra l’idée qu’il n’y
a aucun problème à ce qu’il y ait des partis politiques à base ethni-
que, religieuse, professionnelle ou même régionale. C’était un des
titres du journal de mars 1991.
« Amashyaka ashingiye ku moko, ku madini, ku myuga no ku
turere nta kibazo » [n°1341, p. 12]. Trad. « Les partis politiques à
base ethnique, religieuse, professionnelle et régionale ne posent aucun
problème. »
Le journal insinue que même si les gens s’affrontaient sur la base
régionale ou ethnique, cela ne poserait aucun problème
« Niyo twahangana rero ndushigye ku turere ku moko n’ibindi
jyewe mbona nta kibazo kirimo » [n°1341]. « Quand bien même
il nous arriverait de nous affronter sur la base de différences régionales
et ethniques, personnellement cela ne me pose aucun problème. »
Kinyamateka ne cachait pas ses préférences pour le MDR
Parmehutu. Il a été le premier à lancer l’idée de relancer ce parti à

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base ethnique en demandant que « ce cher petit parti soit rénové ».


[« Ako gashwaka kacu kakongera kagakangurwa »]
Mais pour éviter toute apparence ethnisante, le journal propose
que le MDR Parmehutu rénové laisse tomber le qualificatif
« Parmehutu » pour ne garder que le M.D.R. [n°1340, p. 3]. Et effec-
tivement, la proposition sera retenue : le MDR-Rénové laissera tom-
ber le mot « Parmehutu » sans d’ailleurs abandonner son idéologie.
Une des qualités du Parmehutu, affirme Kinyamateka, est qu’il
n’oblige pas les Rwandais à faire l’unité qui, selon lui, est irréalisable
et donc impossible.
« Bimwe mu byiza bya Parmehutu ni uko idahatira abanyar-
wanda ubumwe budashyoboka » [n°1340]. Trad. « Un des aspects
positifs du parti Parmehutu, c’est qu’il n’astreint pas les Rwandais à
adhérer à une impossible et irréaliste unité. »
Quant à l’unité des Hutu, Kinyamateka prétend que c’est la seule
réalisable et qu’il n’y en a pas une autre possible. En tout cas, pas
entre les Tutsi et les Hutu, entre les assaillants et les « agressés ». Le
journal invite les autorités à faire tout leur possible pour éviter ce qui
pourrait diviser les Hutu parce que toute division entre eux est un
piège tendu par l’ennemi.
« Jyewe simbona ubumwe agati y’abatera n’abaterwa aho bwaba
bushimbye abategetsi bakwiye gusamira hejuru iyo (ngabire)
mana ihaye u Rwanda maze kuva ubu bakirinda ikintu cyose cya-
kungera guca abahutu mo ibice kuko uyu ariwe mutego
w’Umwanzi » [n°1339, p. 3]. Trad. « Moi je ne vois pas d’unité
possible entre agressés et agresseurs; par contre, plaise au ciel que la
Providence nous aide et que cessent les divisions entre les Bahutu, car
c’est là le grand piège que nous tend l’Ennemi. »
Kinyamateka a publié tout le programme du MDR-Rénové.
[n°1351, p. 5], et en a fait la propagande, il ne l’a fait pour aucun
autre parti politique. C’est à l’occasion de cette propagande que
Kinyamateka avance une équation devenue depuis lors « classique » :
Majorité ethnique = majorité démocratique. La formule de
Kinyamateka était plus subtile, elle était ainsi libellée : majorité
numérique = majorité sociale [n°1351]. Et c’était textuellement écrit
en Français. Plus tard, le journal publiera même les conclusions du
congrès de Kabusunzu qui a consacré la rupture du parti en chassant
Faustin Twagiramungu et Agathe Uwirigiyimana [n°1398, p. 7].

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Lorsque le journal pencha trop ouvertement du côté du MDR-


Parmehutu, certains lecteurs commencèrent à s’inquiéter de cette
tournure de leur journal. Par exemple, un lecteur du nom de Jean
Ntibanyurwa, de Kinyinya, se plaignit du fait que Kinyamateka avait
bel et bien changé de ligne éditoriale et qu’il était devenu le propa-
gandiste du MDR-Power. Il demandait si c’était le MDR qui deman-
dait à ce journal de faire sa propagande et de devenir son porte-
parole. Le lecteur demandait à l’abbé Sibomana de démissionner de
Kinyamateka [n°1352, p. 12]. Sibomana n’abdiqua pas, il persista.
Il fut de même avec l’épiscopat burundais : lorsque Kinyamateka
fit trop ouvertement la propagande des idées du Palipehutu burun-
dais, principalement dans les n°1354 et 1355, l’épiscopat burundais
dut réagir en démentissant les écrits de ce parti Palipehutu dans ce
journal, en disant plutôt que ce parti semait la haine entre Burundais
et que son idéologie était raciste [n°1357]. Kinyamateka était devenu
une tribune pour idéologie génocidaire au Rwanda et au Burundi. Par
délicatesse, l’épiscopat burundais n’exigea pas, auprès de la
Conférence épiscopale rwandaise, la démission de l’abbé Sibomana ;
il se contentera de démentir les déclarations du Palipehutu sorties
dans le journal catholique rwandais. La Conférence épiscopale rwan-
daise, mise au courant par l’épiscopat burundais laissa cet homme
continuer son œuvre discutable.

VERS L’ABÎME GÉNOCIDAIRE

Lorsque les Bagogwe furent massacrés, en janvier 1991,


Kinyamateka garda le silence sur ces massacres. Il avait pourtant un
réseau d’informateurs chrétien dans toutes les paroisses de cette
région. Jusqu’en août 1991, Kinyamateka prétendait que les dits mas-
sacres étaient des rumeurs. Et lorsque des journaux étrangers comme
Le Soir, La Libre Belgique, L’instant et Le Peuple publièrent les récits de
ces atrocités des Bagogwe massacrés, Kinyamateka souhaita que ce
soit plutôt de fausses alertes ou des « rumeurs ».
Huit mois après les massacres, le journal semait encore de la
confusion et ne voulait pas reconnaître l’évidence des massacres. Ses
réseaux d’informateurs et de correspondants étaient pourtant sur
place. Sibomana y avait même des collègues prêtres, et les moyens de
communication fonctionnaient toujours. Kinyamateka ne voulait pas
s’avouer la vérité.

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« Ibivugwa kw’iyicwa ry’abagogwe birabe ari ibihuha ntibibe


amarazo » [n°1352, p.8]. Trad. « Plaise au Ciel que ce qui se dit au
sujet du massacre des Bagogwe ne soit que la rumeur...! »
Notons que Kinyamateka avait cette malheureuse habitude de
démentir des journaux étrangers. Il avait contredit La Libre Belgique
du 12 décembre 1990 qui avait annoncé le fait que les tirs à Kigali,
dans la nuit du 1er au 5 novembre 1990, étaient une pure mise en
scène de l’état-major de l’armée rwandaise. Kinyamateka affirmait
alors que les tireurs étaient bel et bien des complices des Inkotanyi et
qu’ils vivaient dans la capitale rwandaise depuis un bout de temps.
Quant à l’article du journal belge, Kinyamateka le qualifiait de
bobards et d’exagérations, «Amakabyankuru » [n°1331 et 1332 p. 6].
Lors des massacres des Tutsi de Kibilira, Kinyamateka n’osa pas
les nier, mais il leur trouva une explication et une sorte de justifica-
tion : les massacres, disait le journal, sont dus au fait que les jeunes
tutsi étaient enrôlés dans l’A.P.R. tandis que la jeunesse tutsi non
enrôlée restait sur les collines, pour provoquer leurs voisins hutu,
d’où les massacres des Tutsi [n°1390]. Le journal catholique a tou-
jours « justifié » les massacres de Tutsi par la provocation de ces der-
niers. Il en fut ainsi lors des massacres de Murambi, de Bigogwe, de
Sake et de Kigilira. Il s’étonna même que des ONG dénoncent ou
fassent grand cas de ces massacres, alors qu’il y aurait des massacrés
par les Inkotanyi.
« Gusakuza kubera ibyabereye mu Bugesera nk’aho abo Inkotanyi
zicaga atari abantu » [n°1390]. Trad. « Tout ce tapage au sujet des
événements du Bugesera pourrait faire oublier que ceux que les
« Inkotanyi » tuaient étaient des hommes comme eux. [Sous-entendu:
ils tuent et ils sont tués, ce sont des êtres de chair et de sang.] »
À la mort du président Ndadaye du Burundi, le journal se
déchaîna et défendit à corps et à cri la cause des Hutu du Burundi
qu’il identifiait à la cause des Hutu du Rwanda. Il prétendit donc que
la mort de Ndadaye était aussi une perte pour le Burundi parce que,
disait le journal, quiconque fait du mal au Burundi (hutu) fait auto-
matiquement du mal au Rwanda. Le journal ajouta que tous les amis
de la démocratie deviennent, par cette mort, des orphelins inconso-
lables parce que, pour eux, une lumière venait de s’éteindre en la per-
sonne de Ndadaye.

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« Ukoze mu nda y’u Burundi aba akaze mu nda y’u Rwanda...


abishe Ndadaye batwambuye urumuli twari dukeneye... abakunzi
ba democrasi tubaye impfubyi, inyota M. Ndadaye adusigiye
ntawe uzayikubya » [n°1404]. Trad. « Quiconque porte atteinte à
un fils du Burundi fait de même pour le Rwanda. Les assassins de
Ndadaye nous ont ôté la lumière dont nous avions besoin. Nous, amis
de la démocratie, sommes orphelins; personne ne pourra combler le
vide que Ndadaye nous laisse. »
Vers la fin de 1993, alors qu’une lueur d’espoir pointait à l’hori-
zon, dans l’application des accords d’Arusha, et qu’une délégation du
FPR, s’installait dans le CND à Kigali, Kinyamateka pensa que le
conflit avait trop duré et qu’il fallait en finir une fois pour toutes. Il
proposa donc des manières différentes de mettre fin au conflit. Il pré-
conisa alors une solution difficilement applicable certes, disait-il,
mais envisageable tout de même : le génocide. Kinyamateka avança
cette effroyable éventualité comme une hypothèse théorique parmi
d’autres qu’il suggéra sans plus insister. Il se référait disait-il, à la
théorie d’un certain Theodor Hanf. L’hypothèse était simplement
envisagée, suggérée comme si de rien n’était.
Le journal s’empressait d’ailleurs de dire que cette hypothèse
était, à ce moment-là, « irréalisable ». Elle était néanmoins avancée
par le plus grand journal catholique du pays. Pourquoi dire alors que
la solution avancée était impossible ? Est-ce que les préparatifs
n’étaient pas encore fin prêts ? Était-ce de la pure diversion ? Était-
ce pour ne pas attirer l’attention sur ce secret incidemment divul-
gué ? Allez savoir. Du reste il serait intéressant d’examiner les sour-
ces du journal. Le fameux professeur Hanf, par ailleurs allemand,
auquel se réfère le journal aurait-il réellement envisagé cette « solu-
tion finale » ? Si oui, en quels termes ? Serait-il par hasard l’inspi-
rateur du génocide ou théoricien dangereux ? Il faudrait vérifier.
« Hari uburyo bwinshi bwo guhosha amakimbirane. Uburyo
bumwe ni uko igice kimwe kirukana ikindi cyanga kikagitsembat-
semba. Muri iki gihe ibyo ntibishoboka... » [n°1404, décembre
1993, p. 10]. Trad. « Il existe plusieurs moyens pour régler les
contentieux. Une des options consiste à ce que l’une des parties fasse
fuir l’autre ou l’extermine totalement. Par les temps qui courent cette
option n’est pas envisageable. »
C’est à cette même époque, en décembre 1993, que
Kinyamateka prédit en pompier pyromane, qu’une « apocalypse »

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allait bientôt s’abattre sur le pays. Et ce n’est pas n’importe qui qui
annonçait cette catastrophe, c’est l’ambassadeur Ildefonse
Munyeshaka lui-même, correspondant occasionnel du journal et
grand dignitaire de MDR-Parmehutu. Il avait ses entées partout : il
savait donc de quoi il parlait. Il annonça aux Rwandais, sur un ton
pathétique, qu’une nuit noire allait bientôt couvrir tout le pays et
qu’un immense flot de sang allait couler. La nuit sera plus longue que
le jour, prophétise-t-il, et les Rwandais se demanderont pourquoi
Dieu les a abandonnés. Une barbarie sans nom, avertit-il, est en pré-
paration et va bientôt exploser comme un volcan en éruption. La
lutte pour le pouvoir va faire couler un immense flot de sang.
Bref, l’ambassadeur disait que le Rwanda allait traverser des
jours extrêmement sombres. Il terminait en demandant aux
Rwandais de bien vouloir le prendre au sérieux pour ces révélations.
« Banyarwanda, ndababurije, igihe kiri imbere giteye ubwoba
ikigembe k’icumu kiza komana n’umuhunda. Ijoro rizasumba
umunsi. Abanyarwanda bazibaza impamvu Imana yabibagiwe.
Ubugome butagira ibara burategurwa kandi buzaturika nk’iki-
runga. Kurwanira ubutegetsi bizavusha amaraso atazakama...
Iminsi iri imbere ni mibi cyane... Ntimukeke ko nkabya »
[n°1408 décembre II 1993]. Trad. « Peuple rwandais, je vous pré-
viens; les jours à venir seront fait de terreur, les pointes des lances se
feront acérées. Les nuits seront plus longues que les jours ; les rwan-
dais vont se demander pour quelle raison Dieu les a abandonnés ; des
atrocités sans pareil se préparent, elles exploseront tel un volcan. La
lutte pour le pouvoir versera des torrents ininterrompus de sang. Les
jours à venir s’annoncent très sombres. Ne croyez pas que j’exagère. »
Le génocide est annoncé en terme clairs. Le pays est en perdi-
tion. D’ailleurs, le journal prétend, en janvier 1994, comme pour jus-
tifier cette apocalypse, que le FPR et le MRND ne veulent pas met-
tre en application les accords de Paix d’Arusha. Pour le FPR, ces
accords seraient « amaburakindi » [« un pis-aller »] d’où les difficul-
tés de les appliquer – amananiza [« parole action, façon ou situation
embarrassante, entreprise impossible »] – [n°1410, janvier II, 1994]. Pas
un mot sur le Hutu Power !
En février 1994, un mois avant le génocide, Kinyamateka rap-
pelle que le seul homme politique vraiment héros fut Grégoire
Kayibanda, le rassembleur des Hutu. Le journal prétend qu’il fut vrai-
ment le seul personnage politique réellement préoccupé par les inté-
rêts et le bien-être du Peuple (hutu).

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« Muri iki gihugu higeze intwari yerekanyeko umuntu ashobora


kujya mu butegetsi nta kindi agamije atari ukuzamura igihugu
n’abagituye : uwo ni Nyakubahwa Gr. Kayibanda, Presida wa
Rep. Ya mbere ». [n°1411, p. 12, Gashyantare (février) I 1994].
Trad. « Dans ce pays, il y a eu un héros qui a apporté la preuve qu’il
est possible d’accéder au pouvoir sans autre ambition que le développe-
ment du pays et de son peuple ; j’ai nommé Excellence Grégoire
Kayibanda, Président de la Première République. »
Dans le même numéro, Kinyamateka fait la publicité de Jean
Kabanda sous prétexte que ses idées peuvent aider à réfléchir. Le
journal lui consacre toute une page [n°14111, Gashyantare I 1994].
Est-ce que le journal sait déjà qu’il sera premier ministre du gouver-
nement génocidaire ? On ne sait pas, mais le journal avait de ces
prévisions et de ces prophéties auto-réalisatrices remarquablement
précises. En tout cas, le journal relance Kayibanda et lance en même
temps Jean Kabanda pour le remplacer.
Encore une fois, au cours du même mois, le journal annonce que
la liste des gens à tuer est déjà fin prête et qu’elle est de notoriété
publique. La preuve ? Cette liste, dit le journal a été évoquée lors
d’une messe célébrée à Nyamirambo par l’Archevêque en présence
du Président Habyarimana lui-même. Donc, toutes les autorités du
pays, aussi bien politiques que religieuses en sont au courant. Le jour-
nal se demande d’ailleurs pourquoi ces listes ne sont pas détruites. En
tout cas, on sent que le journal est informé et semble sonner l’alarme
de dernière minute : Il est au courant de tout ce qui se prépare et du
péril imminent : les listes des personnes à massacrer et l’apocalypse
en route qu’est le génocide.
« Bati hari liste y’abagomba kwicwa. Ibyo bintu abatabivuga ni
bake. Emwe byigeze no kuvugirwa mu misa i Nyamirambo yari
iyobowe na Arkipiskopi wa Kigali, Presida Habyarimana yarimo.
None bikomejwe kuvugwa. Hakozwe iki ngo izo liste ziseswe
abantu be gupfira gushira ? » [n°1412, p. 6, Gashyantare (février)
I 1994]. Trad. : « Ils disaient qu’il y avait une liste de personnes à
tuer. Rares étaient ceux qui ne tenaient pas ces propos. Et d’ailleurs
cela avait été dit lors de la messe célébrée par l’archevêque de Kigali à
laquelle assistait aussi le président Habyarimana. Aujourd’hui, ce dis-
cours est toujours en vigueur. Qu’est-ce qui a donc été fait pour
détruire ces listes et empêcher l’extermination de ces gens ?»

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CONCLUSION

En parcourant certains écrits de Kinyamateka, on découvre pro-


gressivement que ce journal a toujours évolué sous une double
contradiction : d’un côté, le journal combattait tout ce qui était
Tutsi, et de l’autre côté, il lui arrivait aussi de faire pression contre le
régime Habyarimana. Il était, comme nous l’avons dit, pour le MDR-
Parmehutu à l’intérieur duquel il a d’ailleurs évolué vers le Hutu-
Power : en tout cas, il était contre la fraction modérée dite « frac-
tion Twagiramungu » sinon il n’aurait pas fait la propagande de
Kabanda et de Kayibanda.
Contre les Tutsi, Kinyamateka était clairement hostile : il a fait
campagne contre les « complices-ibyitso » ; il a dénoncé les « men-
songes » des journaux étrangers qui parlaient des massacres des
Tutsi ; il a gardé silence sur les pogroms anti-Tutsi, il a diabolisé et
avili les Tutsi et les Inkotanyi, etc. Il a même, à la fin, envisagé le
génocide comme une solution parmi d’autres.
Pour la cause Hutu, le journal a évoqué la majorité ethnique, le
provocation des Tutsi contre laquelle on devait se défendre, au
besoin, les armes à la main, d’où l’idée de distribuer des armes à la
population. Il a prêché l’unité des Hutu et la formation des partis
politiques à base ethnique ; il a évoqué même l’idée de Hutu-Power
et ses références furent toujours « Révolution » de 1959. Pour ce
journal, tout était possible et réglable entre Hutu contre tout ce qui
n’est pas Hutu, en tout cas en dehors des Tutsi. À la limite, des
alliances entre Hutu, même avec la dictature de Habyarimana, était
envisageable et faisable.
Sibomana était de mèche avec les idéologues de l’extrémisme :
s’il n’est pas l’auteur des idées qu’il lançait, du moins il en était très
informé et en faisait largement l’écho. Kinyamateka préconisait avant
tout le monde la création du Hutu-Power, la rénovation du MDR
sans la particule Parmehutu. Il a lancé l’idée de formation des partis
exclusivement hutu et, enfin, il a évoqué l’apocalypse, l’existence des
gens à éliminer et le génocide : toutes ses prévisions se sont réalisées
sans faute.
Ce qui est grave, c’est que André Sibomana, comme journaliste
et comme militant des droits de l’Homme, avait acquis une audience
nationale et internationale énorme dont il a d’ailleurs abusé. Par
exemple le n°1420 de Kinyamateka a été traduit en 15 langues et paru
dans 40 pays différents.

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L’abbé Sibomana a trompé tout le monde : comme militant des


droits de l’Homme, il lui arrivait de produire des rapports anti-régime
Habyarimana, mais comme partisan du Parmehutu il lançait aussi,
par ici et par là, dans son journal, des idées extrémistes anti-Tutsi.
Personne n’a découvert ce double jeu extrêmement dangereux. Jean-
Pierre Chrétien, dans le Rwanda – Les médias du génocide a qualifié
Kinyamateka de Démocrate-Chrétien et ne s’est pas aperçu du double
langage de ce journal et, surtout, de son rédacteur en chef, André
Sibomana. Mais il est vrai aussi que la Démocratie Chrétienne est la
marraine du Parmehutu et du MRND. La contradiction ne serait
donc qu’apparente.
Une coïncidence troublante : André Sibomana à la tête de
Kinyamateka avait fondé, en collaboration avec le Père Guy Theunis,
un ASBL-ADL (Association de Défense des Droits de l’Homme).
Actuellement le Père Guy Theunis est poursuivi pour sa propagande
génocidaire dans ses publications et autres écrits. Certes, ceux qui se
ressemblent s’assemblent, mais comment peut-on envisager à la fois
de défendre les droits de la personne et de publier par ailleurs des
écrits anti droits de l’Homme ? Les prêtres en gardent le secret à
moins que ce ne soit l’idéologie et l’essence même de la Démocratie
Chrétienne dont ils ne faisaient qu’extérioriser les idées.
J’espère qu’évoquer et démontrer ces contradictions ne soit pas
pris pour une démarche anti Kinyamateka ou anti-église catholique.
Non, l’église catholique est une institution dont certains de ses hauts
serviteurs n’ont pas été toujours « catholiques ». C’est le cas de
l’abbé André Sibomana dont certaines publications dans
Kinyamateka étaient franchement scandaleuses.
Quant à la conférence épiscopale rwandaise, propriétaire de
Kinyamateka et patronne de l’abbé Sibomana, je reste d’avis qu’elle
devrait humblement présenter, avec un signal fort, ses excuses pour
toutes les erreurs et bêtises commises par ses enfants égarés. Peut-être
même que cette courageuse démarche mettrait fin, une fois pour
toute, à pas mal de malentendus toujours en cours malgré quelques
semblants d’excuses présentées ici et là sur un ton inaudible.
Dans le cas présent, sa responsabilité semble plus que morale :
son journal a servi parfois à semer la confusion, la désinformation et
l’intoxication, si ce n’est l’incitation à la haine de caractère génoci-
daire, chez les lecteurs chrétiens ou non. Et la Conférence était au
courant de tout : elle aurait dû faire des remarques sèches au direc-

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teur de Kinyamateka ou carrément l’empêcher de publier des insani-


tés. Elle n’a rien fait. Le reconnaître est la moindre des choses.
Du reste, je me suis toujours demandé, dans mon for intérieur,
s’il n’y avait pas eu une relation de cause à effet entre certains écrits
de Kinyamateka et la malheureuse mort de quelques membres de cette
Conférence abattus à Gakurazo vers la fin du génocide par des jeunes
militaires qui, justement, pourchassaient les génocidaires. Ces jeunes
combattants avaient-ils lu ces écrits, très proches de ceux de vérita-
bles génocidaires, publiés dans Kinyamateka ? Si oui, quelles percep-
tions avaient-ils donc de ces évêques, propriétaires de ce journal ?
Je me refuse à toute spéculation mais je reste d’avis que si ces
combattants avaient connaissance de cette répugnante et choquante
littérature de Kinyamateka – et elle était effectivement lue – il n’est
pas impossible que leur réaction, si insensée paraît-elle, ait trouvée
son origine, entre autre, dans l’attitude laxiste sinon complice de ces
mêmes évêques envers Kinyamateka et son comité de rédaction.
Sinon pourquoi cette hostilité si aveugle contre tous ces dignitaires
réunis Hutu et Tutsi confondus ? Je n’en sais rien, mais une chose est
sure : on n’institutionnalise pas impunément les idées de haine.
Jamais. Qui donc a dit que « qui sème le vent récolte la tempête » ?
C’est la Bible, non ? En tout cas, on récolte ce que l’on a semé. n

PRÉCISIONS DE LA RÉDACTION DE LA NUIT RWANDAISE

Afin de dissiper de possibles confusions, précisons que l’article


d’Antoine Mugesera « Abbé Sibomana, Kinyamateka et idées génocidai-
res (1990-1994) », que nous avons reproduit ici a été originellement
diffusé par la « nouvelle » revue rwandaise Dialogue. Ce périodique
indépendant est à différencier de l’ancienne revue du même nom qui
a été suspendue après le génocide des Tutsi en 1994 au Rwanda.
Les Pères blancs furent à l’origine de la première revue Dialogue,
l’un des principaux organes d’expression en langue française des
membres de l’Église catholique au Rwanda. Son fondateur, l’abbé
Massion, proche des leaders du Parmehutu, ne serait rien moins que
l’un des instigateurs de la rédaction du Manifeste des Bahutu1. Ce
patronage du mouvement pour l’émancipation hutu rend compte du
fait qu’aucun Tutsi n’a jamais fait partie du comité de rédaction de

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Dialogue. En 1989, la revue manifestera sa fidélité aux amitiés et aux


idéaux de son fondateur en célébrant avec emphase le trentenaire de
la « Révolution sociale » et les violences anti-Tutsi de la Toussaint
sanglante de 1959 dans les colonnes du numéro 137 de novembre-
décembre 1989 : « Si nous avons choisi de faire paraître ce numéro spé-
cial en novembre, c’est que les actes de violence qui ont eu lieu à partir du
1er novembre 1959 (La Toussaint Rwandaise) ont été un détonateur dans
ce processus d'évolution commencé des années auparavant. Mais la vio-
lence n'est pas l’essentiel d’une Révolution. Celle-ci se définit essentielle-
ment par les changements profonds opérés dans la société, changement
d’institution mais aussi changement de mentalité. Au cœur de ces change-
ments se situent ses idéaux. »2
Au bimestriel Dialogue était par ailleurs associé une revue de
presse sous forme de brochure indépendante. Celle-ci, qui se voulait
une référence de la presse rwandaise, se présentait alors comme
« l’hebdomadaire qui résume en français les meilleurs articles de tous les
périodiques parus au cours de la semaine en kinyarwanda ». Est-ce dans
le cadre de cette ambition que furent repris des articles appelant à la
haine ethnique, à la discrimination, à la guerre et au génocide ? C’est
en tout cas à ce titre que le Père Blanc belge Guy Theunis, qui diri-
gea Dialogue entre 1989 et 1992, a été poursuivi en justice pour avoir
notamment traduit du kinyarwanda des textes de la tristement
fameuse revue extrémiste Kangura, et cela sans jamais en dénoncer
leur dangerosité raciste. Le Père Theunis s’est défendu de toute vel-
léité de propagande génocidaire en alléguant que les articles qu’il
reproduisait entraient dans le cadre d’une revue de presse rwandaise
de l’époque et qu’ils étaient destinés à un groupe restreint de person-
nes en Europe. Cette assertion a été démentie par Jean-Damascène
Bizimana, qui connaît bien le père Guy Theunis pour avoir vécu
avec lui dans la même congrégation missionnaire entre 1988 et
1996 : « C’est totalement faux de prétendre qu’elle était destinée à un
groupe restreint de personnes [...] quiconque la cherchait y avait accès.
Librement et sans limites », et Bizimana de poursuivre : « Quand bien
même cette revue de presse aurait-elle été destinée à un petit nombre,
serait-ce normal d’y reproduire des articles racistes sans aucun examen de
conscience ? (...) Peut-on légitimement traduire et diffuser dans le monde
entier les discours génocidaires et considérer cela comme un simple acte
d'information ? Sûrement pas ! » Et de conclure : « c’est exactement la
même chose que si l’on reproduisait, sans commentaires et sans aucune
condamnation, les discours nazis… »3

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Après dix années de suspension et doté d’une nouvelle équipe


de rédaction, Dialogue reparaît au Rwanda depuis le 22 septembre
2004. Lors de l’édition du n° 184-185 de janvier-mai 2008 où figurait
initialement l’article d’Antoine Mugesera que nous publions
aujourd'hui, l’équipe de la nouvelle rédaction était la suivante :
Directeur de Publication : Paul Rutayisire ; Directeur : Joseph
Nsengimana ; Secrétaire de rédaction : Thomas Munyaneza ; Comité
de rédaction : Paul Rutayisire, Joseph Nsengimana, Enos
Nshimyimana, Servilien Sebasoni, Déo Byanafashe, Simon
Sebagabo, Augustin Gatera, Antoine Mugesera, Thomas
Munyaneza, Ernest Munyaneza.
Cette nouvelle revue Dialogue, désormais publiée à Kigali en
deux langues, le Français et l’Anglais, n’a rien non plus de commun
avec le périodique publié à Bruxelles sous le même nom à partir de
1995. Cette revue est née au sortir du génocide suite au refus que le
père Theunis aurait essuyé de l’Imprimerie Pallotti Presse de procé-
der à l’impression de son bimestriel. De retour en Belgique, Guy
Theunis poursuivit son projet de presse et lança une édition « belge »
de Dialogue dès 1995 grâce à l’appui d’un groupe d'exilés rwandais
hutu à Bruxelles. Le numéro 175, qui parut en 1995 en Belgique, peu
après le retour de Guy Theunis dans sa patrie, révèle d’emblée le
parti-pris négationniste de la revue bruxelloise : elle ne mentionne à
aucun moment le mot « génocide ». Theunis s’est expliqué sur cette
audacieuse « lacune » dans l’immédiat après coup du génocide en
invoquant le fait que le numéro en question « avait été préparé en
mars 1994 »4. La ligne éditoriale du Dialogue de Bruxelles apparaît
dans la liste des ses rédacteurs : certains articles sont rédigés par
François Nzabahimana, ex-ministre de Habyarimana et président du
très négationniste RDR (Rassemblement pour le retour des « réfugiés
» et la démocratie au Rwanda) qui rassemble quelques-uns des géno-
cidaires notoires. »5
Le père Theunis a collaboré au Dialogue de Bruxelles jusqu’à son
arrestation au Rwanda le 6 septembre 2005 pour « incitation au géno-
cide » qui entraîna sa traduction devant la juridiction gacaca
d’Ubumwe à Kigali puis son renvoi vers un tribunal conventionnel :
la cour d’assises de Kigali, avant d’être finalement confié à la justice
de son pays en novembre 2005. Il est aujourd’hui libre et son dossier
continuerait à être à l'instruction, sans que l’on puisse dire si la jus-
tice belge la fera aboutir. « L’affaire Theunis » n’a pas interrompu la
parution du Dialogue bruxellois qui bénéficie aujourd'hui du soutien

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du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) de Bruxelles et de l’orga-


nisation Solidarité Mondiale. Doit-on interpréter comme une confir-
mation de la politique dominante de la hiérarchie catholique ce sou-
tien à ses serviteurs, quels qu’aient été leurs errements idéologiques
et leurs pratiques pour le moins si peu chrétiennes ? En tout cas,
l’Église de Rome n’a cessé de soutenir le Père Theunis6. Le 15 février
2006, l’archevêque de Gand a même remis au Père Theunis un prix
pour la paix « en raison de sa défense des droits de l’Homme ». Un tel
prix était-il mérité, ou faut-il voir ici la confirmation de la logique
génocidaire pour laquelle les Tutsi ne font pas partie du genre
humain ?
À ce jour, l’analyse détaillée du contenu de la revue Dialogue
d’avant 1994, et de son avatar bruxellois reste à faire. Voilà une nou-
velle direction de recherche ouverte, dont la prochaine édition de La
Nuit rwandaise, pourrait être l'écrin. JLG n

NOTES
[1] Selon le frère joséphite Jean-Damascène Ndayambaje, cité par Yolande Mukagasana, Les
blessures du silence [121, p. 89].
[2] Dialogue n° 137 nov-déc 1989 « La Révolution sociale 30 ans après » justifie ainsi ce numéro
spécial dédié à la commémoration de la fondation sanglante de la révolution sociale.
[3] et [4] Réponse au correspondant de La Ména, Serge Farnel, en 2005 sur la défense de
Theunis Serge Farnel, cf. « Reporters sans frontières et sans bornes » ; voir également, Serge
Farnel « La Ména au pays des Reporters Sans Frontières », www.menapress.com
[5] Jean-Paul Gouteux : L’implication idéologique et politique dans le génocide du père Guy Theunis
de 1990 à 1994.
[6] Père Gérard Chabanon, Supérieur Général des Missionnaires d’Afrique, « Document préparé
par la curie générale des missionnaires d’Afrique concernant le Père Guy Theunis » du 15 sep-
tembre 2005 et « Communiqué des Missionnaires d’Afrique au sujet du Père Guy Theunis ».

AUTRES RÉFÉRENCES

• Jean Damascène Bizimana, « Réponse à Reporters Sans Frontières » (réponse au rapport de


RSF « Rwanda. Enquête sur l’arrestation de Guy Theunis : les accusations, la procédure, les
hypothèses »), http://nuit.rwandaise.free.fr

• Audition par la mission d’information parlementaire du père Guy Theunis, prêtre au


Rwanda de 1975 à avril 1994, membre de la Société des missionnaires d’Afrique (Pères
Blancs), 28 avril 1998.

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ANNIE FAURE

Lettre à la LDH
Médecin humanitaire au Rwanda en 1994, membre de la
Commission d’Enquête Citoyenne sur la responsabilité de la
France dans le génocide des Tutsi, Annie Faure ne décolère
pas depuis seize ans. Comme elle l’explique dans la lettre ci-
dessous, elle n’a pas franchement apprécié le film D’Arusha
à Arusha. Elle a d’autant moins goûté la critique favorable
qu’a pu en publier le journal de la Ligue des droits de
l’homme...

Paris, le 20 décembre 2009.

Madame Nicole Savy,

Votre critique dans le mensuel de la Ligue des droits de l’homme


du film de Arusha à Arusha, de Christophe Gargot, a retenu toute
mon attention.
Vous écrivez : « On entend dans une extrême tension, les difficultés
des procureurs successifs face à la mauvaise foi des uns et aux pressions
politiques du gouvernement de Paul Kagamé, qui tente de paralyser le tri-
bunal et dans une réunion publique accuse violemment la France d’avoir
été complice des massacres. »
La réunion publique à laquelle vous faites allusion et qui figure
dans le film était l’allocution de Paul Kagamé au moment de la trei-
zième commémoration du génocide. Il s’insurge contre l’ordonnance
du juge Bruguière qui demande l’arrestation des proches de Kagamé,
soupçonnés d’avoir fomenté l’attentat contre l’avion présidentiel. Cet

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attentat a été le signe déclencheur du génocide des Tutsi et de ceux


qui s’y opposaient par les Forces armées Rwandaises et les miliciens.
Cette ordonnance Bruguière a été sévèrement critiquée en
France sur la forme et sur le fond. (Ordonnance à charge, pas d’en-
quête, assertions calquées sur la propagande antitutsi.) Les événe-
ments récents confortent ces critiques ; Rose Kabuyé a été libérée, les
témoins clés se sont désistés et la responsabilité de la ligne dure des
Hutu – désireux de se débarrasser d’un président Habyarimana déci-
dément trop gentil avec le FPR – est maintenant flagrante.
L’ordonnance Bruguière se révèle une coquille vide, un pis aller judi-
ciaire fabriqué par des politiques et militaires français soucieux de
reculer leur mise au ban des accusés du génocide des Tutsi.
L’accusation portée par Paul Kagamé sur la complicité de la
France dans le génocide des Tutsi ne fait de doute pour les rescapés
Tutsi, ni pour de nombreux citoyens français – Michel Tubiana com-
pris, politiques, avocats et journalistes ; je parle de ceux qui – atten-
tifs à ce drame et instruits de l’histoire de France – ne se font aucune
illusion sur les capacités de collaboration inavouable de nos diri-
geants avec les pires dictatures au nom de la « sécurité ».
La phrase que j’ai sélectionnée montre que vous n’avez pas com-
pris grand-chose à ce film. Mais pouvait-il-en être autrement ? Vous
avez exactement digéré la désinformation de talent orchestrée par un
réalisateur sans grand talent par ailleurs, Christophe Gargot.
Ce metteur en scène s’est bien gardé de vous donner les clés
pour comprendre.
Pas un mot sur l’ordonnance Bruguière. Pas un mot sur l’ins-
truction en cours en France actuellement sur les actes de tortures des
soldats de l’opération Turquoise. Pas un mot sur l’opposition du gou-
vernement de Kigali à la création du TPIR à Arusha. Pas un
Rwandais n’est interrogé sur les raisons de cette contestation. Pas
une seule analyse des conditions imposées par la France au TPIR :
auditions huis clos et exclusion des faits antérieurs au 1er janvier
1994 c’est-à-dire exclusion des crimes de planification et de prémé-
ditation….
Prenez le temps de revoir «D’Arusha à Arusha ».
Vous y détecterez un découpage soigneusement choisi. Ces
choix vous susurrent à l’oreille « la thèse des massacres de chaque côté,
n’est ce pas ? », « Le FPR ne serait-il responsable de l’attentat, n’est-ce-
pas ? »

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Ces « massacres de chaque côté, n’est-ce-pas ? » sont la version


moderne du « double génocide » – passé de mode car trop voyant –
des négationnistes en robe du Tribunal Pénal International
d’Arusha.
Prenez le temps de revoir D’Arusha à Arusha. Vous verrez que la
véritable star du film est Maître Constant. Ce bel avocat français
d’un génocidaire patenté, Théoneste Bagosora, introduit le film et le
conclut. Sa plaidoirie encadre le film et lui donne son sens, son exé-
crable sens.
Dès le départ, la voix off sur le décor des bureaux vides d’Arusha
pose l’idée princeps du film : « pourquoi on ne juge pas le FPR, n’est-
ce-pas? » suivi en piqûre de rappel « Et si la FPR a tiré sur l’avion c’est
lui le responsable du génocide, n’est-ce-pas ? » Ces thèmes jalonnent le
film en pointillé tout du long.
Regardez la séquence avec Carla del Ponte : elle ne s’indigne
pas du génocide, non, mais du refus de Kigali de recevoir le procureur
du TPIR. Passionnant…
Allez encore un effort... Regardez D’Arusha à Arusha.
Vous ne connaissez pas le mémorial du génocide de Murambi.
Cette école où les cadavres des Tutsi blanchis à la chaux vous poi-
gnardent en plein cœur. Dès l’entrée du mémorial, les photos des
militaires français et les légendes accusent clairement la France. Il est
impossible de ne pas les voir. Christophe Gargot ne les a pas vues.
Un arrêt sur image de deux secondes aurait bouleversé le sens du
film. Aurait relativisé la dissertation de Maître Constant sur « le tri-
bunal des vainqueurs » et « le tribunal des vaincus ».
Cette ritournelle – chère à Thierry Cruvellier, inspirateur du
film selon Gargot lui-même – est la version col blanc, poudrée, de
« Pourquoi on ne juge pas le FPR , n’est-ce-pas ? » et son corollaire « Et
si Kagamé avait abattu l’avion pour faire massacrer les siens et prendre le
pouvoir, n’est-ce-pas ? »
Transformer les victimes en coupables est le tour de passe-passe
habituel de tous les négationnistes de tous les génocides du monde.
La comparaison avec le Tribunal de Nuremberg est une escro-
querie pure et simple. La seconde guerre mondiale, les crimes Nazi,
ont mobilisé massivement les forces des Alliés. L’effroyable génocide
d’un million de personnes en trois mois s’est produit dans un coin du
monde minuscule, devant une communauté internationale aux bras
croisés.

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D’Arusha à Arusha est trop long ; heureusement, ennuyeux.


Les plans des salles vides d’Arusha sont tartes. Jamais les cada-
vres de Murambi n’ont été filmés avec tant de froideur. Les gros plans
esthétisants répétés des prisonniers en pyjama rose de la prison de
Kigali rendent mal à l’aise et sont inquiétants de non sens. Leurs
corps charnus nourris et soignés gratuitement auraient pu être com-
parés à la maigreur des enfants orphelins jetés à la rue, là, par ces pri-
sonniers-là.
Quant au couple du Hutu et de la Tutsi, mari et femme, tueur
et victime, condamné et juge des gacacas, qui éclaire – avec force il
est vrai – le mécanisme de la machine infernale, ils servent surtout à
se prémunir contre d’éventuelles critiques, dont la mienne.
Vous l’avez compris : ce film n’est pas un film négationniste ; il
est pire.
En espérant vous avoir éclairé et restant à votre disposition. n

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JUSTICE
Trois plaintes contre l’armée française
pour « crimes contre l’humanité »
L’obstination d’Annie Faure aura permi que trois plaintes de
femmes se plaignant d’abus sexuels de la part de soldats fran-
çais ne soient pas enterrées. Elle lance ci-dessous un appel à
la solidarité financière, pour mener ces procédures à bien.

En mai 2004, trois jeunes femmes Tutsi décident de porter


plainte contre l’armée française pour viols et tortures perpétrés par
les soldats de l’opération Turquoise en juillet août 1994. Rappelons
que cette opération avait pour objectif déclaré de protéger les victi-
mes du génocide, c’est-à-dire, a priori, les Tutsi.
Ces plaintes ramenées à Paris ont malheureusement erré de tribu-
naux en avocats pendant des mois et des années dans une certaine opa-
cité sans aboutir. Elles n’ont pas été considérées comme justifiant une
instruction et donc un procès en bonne et due forme.
Médecin humanitaire au Rwanda en 1994, ayant recueilli les
plaintes en 2004, avec Vénuste Kahimaye et Assumpta Mugiraneza,
en tant que membre de la commission d’enquête citoyenne, et un
peu énervée, j’ai pris la décision, en janvier 2009, de relancer ces
plaintes en cherchant une autre avocate. C’est finalement Laure
Heinich Luije, dont le nom m’a été donné par maître Catherine
Mecary, proche de Noël Mamère, qui a pris le dossier en main avec
une diligence et une efficacité remarquable : en effet, ce 4 avril 2010,
les plaintes sont reconnues comme fondées et l’instruction, aux
mains de la juge Florence Michon, est officiellement ouverte.
L’armée française est poursuivie pour « crimes contre l'humanité ».
Les plaignantes sont bien décidées à aller jusqu’au bout, mais
elles n’ont pas les moyens. Pour l’instant je suis le seul support finan-
cier de ces plaintes. Je fais donc appel à la générosité des individus
ou des associations pour m’aider, soit par des chèques, soit en se por-
tant partie civile. On peut estimer un coût de 10 000 euros environ
(mais je ne sais pas trop en fait...) dont j’ai réglé une provision. n

Annie Faure

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BRUNO GOUTEUX

Il faut juger les hommes politiques,


diplomates et militaires français
complices du génocide
INTERVIEW DE MARTIN MARSCHNER

« (…) Aux termes du présent statut,


une personne est pénalement responsable et peut être punie
pour un crime relevant de la compétence de la Cour si :
(...) En vue de faciliter la commission d’un tel crime,
elle apporte son aide, son concours ou toute autre forme
d’assistance à la commission ou à la tentative de commission
de ce crime, y compris en fournissant les moyens
de cette commission. »
Article 25 du statut de la Cour pénale internationale (CPI),
ratifié par la France.

Les 13 et 14 mai 1994, « des dizaines de milliers de Tutsi, rescapés


du génocide jusque-là, seront bombardés et mitraillés par des soldats fran-
çais ». Les témoignages de la participation directe au génocide de
militaires français, entre avril et juillet 1994, se font de plus en plus
nombreux. Les rescapés et les génocidaires qui nous les livrent nous
font franchir un pas supplémentaire dans la compréhension de ce
qu’aura été le rôle de l’armée française dans l’extermination minu-
tieusement programmée de centaines de milliers de personnes, dans
les collines rwandaises. Ces témoignages – et tous ceux qui suivront
– nous obligent à regarder en face ce qui, pour la majorité de nos
concitoyens, reste à ce jour impensable, indicible, ce que la raison
voudrait enfouir au plus profond. Si certains de nos compatriotes
peuvent aujourd’hui être jugés pour complicité de génocide, d’autres
en ont été des acteurs de premier plan : des génocidaires.
Au-delà de ces témoignages chaque année plus nombreux dont le
recoupement permet de reconstituer l’histoire de la guerre secrète

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menée par l’armée française contre les civils Tutsi voués à l'extermina-
tion, les connaissances accumulées et non contestées à ce jour sur le
rôle de certains de nos concitoyens – hommes politiques, diplomates
et militaires – dans la perpétration du dernier génocide du XXe siècle
peuvent d’ores et déjà nous permettre de les traduire devant les tribu-
naux et de mettre une fin à l’impunité dont ils jouissent aujourd’hui.
Comme l’explique Jacques Morel dans son ouvrage La France au
cœur du génocide des Tutsi, (L’Esprit Frappeur, Izuba Editions, 2010)
« des Français, dirigeants politiques, hauts fonctionnaires, diplomates et
militaires en 1994 peuvent être mis en cause pour complicité de génocide des
Tutsi du Rwanda ». [Lire également à ce sujet Imprescriptible, de Géraud
de la Pradelle, paru aux éditions des Arènes.] Rappelant que « l’incrimi-
nation de génocide et de complicité de génocide est recevable par les juridic-
tions françaises » pour les actes commis au Rwanda entre le 1er janvier
et le 31 décembre 1994 en vertu de la règle de compétence univer-
selle, il livre une liste – non-exhaustive – de trente-six actes dont la
véracité n’est plus à démontrer, ces derniers étant largement docu-
mentés dans les rapports, commissions, enquêtes nationales et inter-
nationales ainsi que par les travaux d’historiens et de journalistes.
On s’arrêtera sur l’un de ces griefs, parmi les plus accablants :
« Pendant le génocide des Tutsi, fourniture d’armes, de munitions
et de matériels aux Forces armées rwandaises par l’entremise du
ministère de la Coopération, alors que celles-ci participent au
génocide et approvisionnent en armes et munitions la gendarme-
rie, la police, les milices et l’organisation de l’autodéfense popu-
laire qui accomplissent le « travail » d’exécution systématique des
Tutsi. Contournement de l’embargo sur les fournitures d’armes
décidé par le Conseil de sécurité de l’ONU. »
La France a donc livré des armes aux génocidaires, avant, pen-
dant, et même après le génocide. Le rapport d’Human Right Watch,
Rwanda/Zaïre, Rearming with impunity, dès 1995, les auditions de la
Mission d’information parlementaire française de 1998, le rapport de
l’OUA, en 2000, la Commission d’Enquête Citoyenne (CEC), en
2004, la Commission Mucyo, en 2007, nous le rappellent, tout
comme les nombreux documents et témoignages rapportés par
Patrick de Saint Exupéry, Colette Braeckman, Gérard Prunier...
Les livraisons d’armes, par l’entremise de la France et en viola-
tion de l’embargo de l’ONU, sont donc largement documentées.
Mais un aspect qui l’est beaucoup moins, c’est la provenance des
fonds ayant servi à l’achat de ces armes et de ces munitions.

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À ce propos, la CEC, constatant que la Banque Nationale du


Rwanda – trésor de guerre des génocidaires – a tiré des sommes
importantes sur la Banque de France et la BNP Paris
(2 737 119,65 FF en six prélèvements du 30 juin au 1er août pour la
Banque de France, 30 488 140,35 FF en sept prélèvements du 14 au
23 juin 1994 pour la BNP), interroge :
« La Commission se demande comment la Banque de France a
pu procurer des moyens financiers (dont 1 500 000 FF le 1er
août, alors que le Gouvernement responsable du génocide et sa
banque ont quitté le Rwanda depuis un mois) aux auteurs d’un
génocide commencé le 7 avril ? Comment l’autorité de tutelle de
la place financière de Paris a pu ne pas demander de couper les
liens financiers avec les autorités génocidaires; comment la BNP
a pu ignorer la portée de ces prélèvements ? »
Une partie des travaux de la CEC portait en effet sur la compli-
cité financière française. Mais la CEC n’est pas la seule à s’interroger
sur la compromission des structures bancaires françaises avec les
génocidaires rwandais.
Ainsi, en marge du rapport final de la Commission internatio-
nale d’enquête des Nations Unies sur les livraisons d’armes illicites
dans la région des Grands Lacs (S/1998/1096-18 novembre 1998),
peut-on lire :
« Le 13 août 1998, le Président a écrit au Ministre français des
affaires étrangères pour demander si le Gouvernement français
était au courant des constatations du Ministre suisse de la justice
concernant la Banque nationale de Paris (BNP) et un courtier
sud-africain en armements, Willem Ehlers, qui étaient exposées
dans le rapport de la Commission (S/1998/63, par. 16 à 27). La
Commission a demandé également si le Gouvernement français
faisait une enquête sur cette question. La Commission n’a pas
encore reçu de réponse du Gouvernement français. »
La commission n’aurait pas encore reçu de réponse du gouver-
nement français...
À l’heure de la réconciliation franco-rwandaise, et alors que le
président français est allé visiter le site du mémorial de Gisozi, érigé
à la mémoire des nombreuses victimes du génocide, victimes dont les
récentes investigations rapportent qu’elles auraient également été
assassinées par des militaires français [voir dans ce numéro l’interview
de Serge Farnel], cette question du financement du génocide semble
avoir été totalement mise de côté.

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Nicolas Sarkozy évoquant lors de son récent voyage au pays des


milles collines des « erreurs politiques » et des « erreurs d’apprécia-
tion » concernant le rôle de la France au Rwanda continue de nier le
soutien inconditionnel – militaire, diplomatique, financier – apporté
par la France aux génocidaires rwandais.
Il nous faut également souligner que ce dernier s’évertue à pas-
ser sous silence le fait qu’en 1994, il était le porte-parole du gouver-
nement français, alors engagé en plein génocide. À ce titre, il avait
connaissance de la politique française menée au Rwanda et l’a à
maintes reprises défendue. Enfin – et ce qui aggrave considérable-
ment sa responsabilité –, il occupait la fonction de ministre du
Budget1 à partir du 23 mars 1994. Or, parmi les attributions de ce
ministère figurent la lutte contre la fraude et les grands trafics inter-
nationaux, dont le trafic des armes.
On est amené à voir dans les multiples – et finalement fructueu-
ses – tentatives initiées depuis l’élection de l’ancien ministre du
Budget comme président de la République pour reprendre et norma-
liser les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda, une
volonté de règlement définitif de l’accusation de complicité de géno-
cide pesant sur la France, certains de ses hommes politiques et de ses
militaires.
Faut-il plus particulièrement y voir la volonté d’un homme,
aujourd’hui président de la République, d’enterrer définitivement le
dossier du financement du génocide par la France, dossier à propos
duquel on peut, pour le moins, dire que la France et ses banques,
parmi lesquelles la BNP, auront si peu coopéré avec la Commission
internationale d’enquête des Nations unies sur les livraisons d’armes
illicites dans la région des Grands Lacs ?
Nous revenons sur ce dossier avec Martin Marschner que nous
avions interrogé dans le précedent numéro de La Nuit rwandaise et
qui nous avait affirmé qu’il était en mesure de prouver qu’une caisse
noire, destinée aux services secrets français, qu’il avait contribué,
malgré lui, à alimenter, aurait presque exclusivement été utilisée,
entre mars et juillet 1994, pour financer le gouvernement intérimaire
rwandais alors que ce dernier était en train d’encadrer et de supervi-
ser l’extermination de plus d’un million de personnes. n
Bruno Gouteux

1. Voir page 126.

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Interview de Martin Marschner


La Nuit rwandaise : Mr Marscher, nous avons publié l’an dernier
une longue interview [L’argent de mes clients à aussi servi au
financement du génocide par la France, LNR n°3, p.397] dans
laquelle vous affirmiez être en mesure de prouver qu’une partie
des armes livrées aux génocidaires rwandais, en 1994, avait été
financée par la Caisse Centrale de Réassurance via un compte de
la BNP, agence Villiers, compte n°000407 067 23 clé 17 [docu-
ment 1]. Vous nous produisez d’ailleurs une attestation de
Monsieur Terraillon [document 2] qui affirme que « la quasi-
totalité des opérations (aussi bien de trésorerie que de placements
ou spéculations) initiées par Rochefort Finance, la Caisse
Centrale de Réassurance ou leur gestion, donc notamment ceux de
la SICAV Rochefort Court Terme, transitaient par ce compte ».
C’est bien le compte vers lequel remontent les enquêteurs dans
l’affaire des achats d’armes livrées aux génocidaires rwandais dans
le cadre du contrat « Willem Ehlers » sur lequel l’ONU a
enquêté ?
Martin Marschner : Tout à fait, c’est bien de ce compte dont il s’agit.
Et d’ailleurs, il ne figurait pas seulement dans ce fameux rapport de
l’ONU que vous citez, mais c’était bien le compte que les membres
de la commission Mucyo avaient eux-mêmes identifié, comme j’avais
pu le constater dans leurs locaux le mardi 22 mai 2007, au lendemain
de mon audition, lors du débriefing.
Quelles suites ont été données à ces révélations qui engagent l’État
français dans le financement du génocide des Tutsi ? Avez-vous été
contacté pour répondre de vos affirmations sur ce dossier ?
Je vous répondrai assez laconiquement. Avant mon audition à Kigali
du 21 mai 2007, dans le procès qui m’opposait à la C.C.R. [Caisse
centrale de réassurance, dont l’État est l’actionnaire principal], cette der-
nière avait été déboutée par la cour en première instance, en avril
2007, de sa constitution de partie civile au motif « que la C.C.R.
avait toujours été au courant des manipulations et qu’elle aurait pu les
arrêter à tout moment (donc notamment à partir de fin décembre 1993,
début des « pertes » abyssales) ». Vous avez d’ailleurs publié dans « le
dossier Marschner » l’intégralité de cet arrêt [tous les documents four-
nis par Martin Marschner sont disponibles sur le site de la revue, rubrique
Dossiers].

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Ayant fait mon témoignage, la C.C.R. et le Parquet ont fait appel de


cette décision et le 2 avril 2008, je me fais condamner par la 9ème
chambre, section B, de la Cour d’Appel de Paris, à une amende de
150.000 euros et à 70.646.632 euros de dommages et intérêts alloués
à la société d’État, C.C.R.
Ce montant de 70 millions d’euros est, non seulement la plus haute
condamnation d’un particulier, mais en complète contradiction avec
les faits (j’ai perçu pour la période 792.000 euros de commissions) et,
surtout, avec la réalité judiciaire. En effet, j’ai été condamné pour
recel alors qu’il n’y a aucun auteur principal, celui-ci ne pouvant être
que Rochefort Finances (c’est-à-dire la direction financière filialisée
de la C.C.R.), c’est-à-dire eux-mêmes ! Il y a ici une « novation »
en matière judiciaire qui a pourtant été confirmée en cassation. Je
pense que ces faits et chiffres parlent d’eux-même !

Le rapport de la commission rwandaise, dit rapport Mucyo, sem-


ble avoir minimisé la portée de votre déposition. Cependant, fin
octobre 2008, donc après la première rencontre Sarkozy-Kagame
à Lisbonne, et un an après la publication du rapport Mucyo, le
gouvernement rwandais publiait un communiqué où le Président
Sarkozy était « lui même mis en cause par un témoin de haut
rang dans le cadre du financement du génocide ». Le gouverne-
ment rwandais aurait-il enterré vos révélations sur l’hôtel de la
« realpolitique » et des tractations entre ces deux États ?
Certainement. Déjà, dans les conclusions du Rappport Mucyo tel
qu’il fut finalement publié le 5 août 2008 (il avait été remis au
Président Kagame le 17 novembre 2007 et maintenu secret jusque-
là), et contrairement à leur mission initiale, les rapporteurs « conseil-
laient » une reprise des relations diplomatiques et une atténuation
des tensions avec la France. C’est une position qu’on ne peut adop-
ter que si l’on a un atout maître ! Or, grâce au dossier que j’ai remis,
ils le possédaient, cet atout maître : le rapport comptable révélé par
la COB des détournements quasi quotidiens des fonds des OPCVM
(SICAV et FCP) de la C.C.R. au profit des utilités des services spé-
ciaux français.

Est-ce que ça permet d’expliquer la volonté du gouvernement fran-


çais de renouer avec le Rwanda ? Il y a eu d’incessants mais très
discrets voyages au Rwanda de négociateurs français entre novem-

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bre 2007 et juillet 2008. On a vu Kouchner, bien sûr, mais aussi


Claude Guéant – le secrétaire général de l’Elysée –, André Parant
– le conseiller Afrique de l’Elysée –, Philippe Bohn – le « mon-
sieur Afrique d’EADS »! –, et même Alain Madelin, défiler à
Kigali... Toujours selon La Lettre du Continent (n°577, du 3
décembre 2009), « la reprise des relations diplomatiques avec le
Rwanda [serait] un vrai soulagement pour le président fran-
çais... ». La responsabilité de monsieur Sarkozy, en tant que
ministre du Budget en 1994, est donc engagée dans ces manipula-
tions financières ayant, selon vous, servi à dégager des sommes
permettant notamment à financer des achats d’armes et de muni-
tions pour le compte des génocidaires ? Ne disiez-vous pas en 2009
qu’il « est plus qu’improbable que le ministre du Budget ne sache
pas ce qui se passe avec son milliard » ?
Si vous mettez mes déclarations précédentes en « écran de fond »
sur les relations franco-rwandaises, alors tout devient très clair et
notamment la scandaleuse déclaration de monsieur Sarkozy par rap-
port aux textes de l’ONU et de OUA sur l’intangibilité des frontiè-
res, « d’allouer les richesses du Kivu au Rwanda ». Beau respect de
l’intégrité territoriale de la RDC ! Bien évidemment, chaque fois que
la France souhaitait se réaffirmer en Afrique centrale, il y avait une
publication dans les journaux, notamment anglo-saxons, d’un
Président Sarkozy lui-même mis en question par un « témoin de haut
rang » (« high ranking witness »). Il est clair, qu’avec de tels élé-
ments, le côté français ne pouvait que plier tant qu’on ne les mettait
pas en cause directement. C’est bien ce qu’a compris M. Kagame...
comme M. Sarkozy, et son entourage. L’autre alternative aurait été de
dénoncer ce financement publiquement grâce aux données de la
Banque Nationale du Rwanda de l’époque et donc l’implication
totale et directe de la France (au moins de certains de ses dirigeants)
dans le génocide. Le problème de cette solution est son irréversibilité
et la confrontation totale.

Vous nous aviez dit en 2009 que Sarkozy, en poste au Ministère


de l’Intérieur, avait refusé que le dossier des Renseignements
Généraux vous concernant ne vous soit communiqué ? Vous nous
fournissez aujourd’hui la réponse du ministère de l’Intérieur vous
informant du refus que ne vous soit transmis ce dossier [docu-
ment 3]. Pourquoi votre dossier est-il classé secret défense ? En
quoi est-ce, comme vous l’affirmiez en 2009, un moyen de
« cacher cette histoire » ?

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Effectivement, j’ai cherché à avoir accès, par deux fois, à mon dossier
auprès des RG. La première fois dès 1997 et la seconde fois en 2003.
En 2003, c’était bien M. Sarkozy qui était ministre de l’Intérieur, or
c’est bien lui, qui, selon le papier de la CNIL en votre possession,
interdit l’accès à mon dossier pour raison de secret défense. En 2003,
j’ai donc fait appel de cette décision devant le Tribunal administratif
comme la loi m’y autorise et par deux fois, en première comme en
seconde instance, cet accès a été refusé en raison de mon implication
dans l’affaire Rochefort Finances/C.C.R et du secret défense qui la
couvrait. Il est pour le moins surprenant qu’une affaire dont la
conclusion judiciaire ne s’avère être (officiellement) qu’un « sim-
ple » abus de confiance, soit au niveau des informations détenues par
les RG (aujourd’hui DGRI) considérée comme « secret défense pou-
vant nuire à la sécurité de l’État » ! C’est l’un ou l’autre, mais pas les
deux ! Bien évidemment, c’est pour M. Sarkozy et ses compagnons,
un moyen très efficace de se protéger. Par contre, la divulgation de
ces faits, notamment des arrêts du Tribunal administratif, constitue
un problème majeur pour eux à l’avenir.

Parmi les personnes que vous aviez désignées comme étant impli-
quées dans ce renflouement – un milliard ! – de la CCR, on a vu
M. Pierre Duquesne, dont vous nous disiez qu’il était le responsa-
ble « assurances » qui siégeait au Conseil d’administration de la
CCR au moment des faits, aux côtés de Bernard Kouchner –
notamment lors de son déplacement dans les territoires palesti-
niens. Quant à Michel Taly, il s’est vu remettre par Alain Lambert,
alors ministre délégué au Budget et à la Réforme budgétaire, la
Légion d’honneur, en janvier 2003. Parlant de Taly, Lambert pré-
cisera qu’il est « rigoureux, d’une éthique exigeante, [qu’]il s’af-
firme comme un grand serviteur de l’État » avant de rappeler « sa
loyauté absolue à l’endroit de tous les gouvernements qu’il a ser-
vis ». Vous avez les comptes-rendus des Conseils d’Administration
où a été ordonné le renflouement. Apparemment la responsabilité
de ces personnes n’a jamais été mise en cause?
En ce qui concerne la proximité de Monsieur Kouchner avec
Monsieur Duquesne qui, lui, était membre du conseil d’administra-
tion de la C.C.R. au moment des faits, vous me l’apprenez.
Concernant les autres personnes que vous citez, notamment
Monsieur Taly, je détiens effectivement copies des conseils d’admi-
nistrations concernés [consultables sur le site Internet de la revue].

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Effectivement la responsabilité de ces personnes n’a jamais été rete-


nue bien que j’ai porté plainte en ce sens, comme vous pouvez le voir
dans les dossiers (numérotés 1 à 13) que je vous ai déjà remis et que
vous avez publiés. Il y a là en France une protection toute « corpora-
tiste », tout comme le vote de certaines « immunités », « prescrip-
tion » ou encore « auto-amnisties ».

Vous avez donc été condamné à payer pas moins de 70 millions


d’euros de dommages et intérêt à la CCR ! Quel est le sens d’une
telle condamnation ? Que vous est-il reproché ?
Comme je viens de le dire plus haut, cela est d’autant plus « trou-
blant » qu’en première instance, les juges avaient pointé là où le bât
blessait, c’est-à-dire la parfaite connaissance de Rochefort
Finances/C.C.R. des détournements de fonds sur leurs OPCVM. Par
ailleurs, je me réserve de révéler, dans un avenir éventuellement pro-
che, les conditions dans lesquelles ce procès avait été « réactivé »
fin juillet 2006, soit douze ans après les faits et sept ans après la clô-
ture du dossier, mais surtout deux ans après que la Cour Européenne
des Droits de l’Homme (CEDHLF) l’ait déclaré « inéquitable » dès
l’instruction ! Dans un pays autre que la France (avec la Pologne et
la Turquie), après une telle décision, le procès ne pouvait avoir lieu...
Mais, en juillet 2006, les relations entre la France et le Rwanda
étaient au plus mal et il fallait faire taire définitivement Monsieur
Marschner, en le décrédibilisant.
Concernant le motif de ma condamnation, nous en avons déjà parlé
plus haut. Revenons donc au sens d’une telle condamnation. Près de
71 millions d’euros, c’est un record, cela a un sens si vous vivez en
France et êtes ressortissant français. Heureusement que les juges qui
prononcent de telles condamnations restent franco-français dans
leur vécu. En effet, avec une telle condamnation, tout résident
citoyen français a son avenir derrière lui et cela même éventuelle-
ment pour plusieurs générations de ses descendants. Bien géré de la
part de l’administration, cela vous conduit immanquablement au sui-
cide. C’est une espèce de peine de mort à peine déguisée !
Dans mon cas, c’est différent, je suis ressortissant allemand et vis
donc à l’étranger. Bien sûr, je ne peux rien posséder en France ! Mais,
la décision de la CEDHLF me protège hors de ce (beau) pays.

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Et puis, tenter de faire exécuter une telle décision à l’étranger entraî-


nerait, immanquablement, la réouverture du dossier dans le pays
concerné. Et je ne pense pas que des juges, par exemple allemands,
seraient aussi influençables comme leurs confrères français face à un
tel sujet, le génocide. n
Note
1. Parmi les attributions du ministère figurent la lutte contre la fraude et les grands trafics inter-
nationaux dont le trafic des armes. Le Rapport de l'OUA rappelle « que l’agence para-gou-
vernementale française chargée de réglementer le commerce des armes avait établi des
normes rigoureuses à ce chapitre; pourtant, 31 des 36 transactions conduites avec le
Rwanda l’ont été «sans respecter les normes.»

D O C U M E N T S

La copie des documents décrits ci-dessous – ainsi que de nombreux


autres documents transmis par M. Marschner appuyant ses décla-
rations – peuvent être consultés sur le site de la revue (rubrique
« Dossiers ») à l'adresse www.lanuitrwandaise.net.
Document 1 :
Numéro de compte de la B.N.P Villiers (18, avenue de Villiers, 75017
Paris) code banque: 30004 code guichet: 00812 n° de compte:
00040706723 clé 17
Document 2 :
Note sur les allers/retours sur BTAN rédigée par Monsieur Philippe
Terraillon « Ces allers/retours servaient à équilibrer les comptes entre les
deux entités (la SICAV Rochefort Court Terme, RCT) et un compte
compatible avec l'opération souhaitée. Dans certains cas, comme l'opé-
ration du 5 mai 1994, nous avons la totalité des entités, la SICAV
R.C.T et en contrepartie le F.C.P Madeleine. (…) Le compte en
Banque principal, pivot, de R.F [Rochefort Finances] et de la C.C.R
[Caisse Centrale de Réassurance] était, à la demande express de la direc-
tion de R.F, celui de la B.N.P Paris, Agence Villiers, compte
n°40706723 Rib 17. La quasi totalité des opérations (aussi bien de tré-
sorerie que de placements ou de spéculations) initiées par R.F, la C.C.R
ou leur gestion, donc notamment ceux de la SICAV R.C.T transitaient
par ce compte. »
Document 3 :
Courrier du Tribunal Administratif de Paris (7e section – 2eme cham-
bre) relatif à l'audience publique du 15 avril 2005 rejetant la requête de
M. Marschner que lui soit communiqués les documents le concernant
détenus par les services des Renseignements Généraux.

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YVES COSSIC

« Le génocide des Tutsi


en 1994 n’était pas
inévitable »1
Dans toute société, où prédominent les conflits d’intérêts, la réalité
de la vie politique est soumise à une double contrainte : la pression
des rapports de force et la nécessité de préserver les conditions mini-
males d’un vivre ensemble.
Les stratégies qui ont caractérisé les trois principaux génocides
du XXème siècle ont utilisé les propagandes de la haine dans le sens
d’une pure négation des conditions du vivre ensemble, puisque l’une
des communautés vivant sur le territoire des États génocidaires était
visée comme ennemi absolu, c’est-à-dire vouée à l’extermination
totale. Le fait brut des exterminations de masse n’est pas simplement
réductible au déchaînement aveugle de la violence des guerres « clas-
siques ». Cette distinction minimale entre la violence armée des
guerres « classiques » et la tuerie génocidaire nous amènera à exami-
ner la question des rapports de force dans la société rwandaise entre
1959 et 1994.
Au cœur de cette investigation de longue durée, le jugement de
Dominique Franche nous interpellera sans cesse : « Le génocide des
Tutsi en 1994 n’était pas inévitable. »
S’agissant de l’évolution des rapports de force dans la société
rwandaise, il est indispensable de remonter au-delà de la période de
la mise en place de l’idéologie qui fit des Tutsi une prétendue race
supérieure. Une telle idéologie a été fabriquée de toute pièce par les
anthropologues, les administrateurs successifs et les missionnaires qui
investirent le Rwanda.

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La société rwandaise précoloniale a bien connu des conflits


guerriers. Gérard Prunier nous rappelle à ce sujet dans Rwanda : le
génocide que l’origine principale de ces affrontements n’était pas
située dans une haine ethnique immémoriale, mais dans des luttes
pour le pouvoir trans-ethniques : « il n’y a dans l’histoire pré-coloniale
du Rwanda aucune trace de violence systématique entre Tutsi et Hutu en
tant que telle ». Il y a eu profusion de guerres intérieures et extérieu-
res ; soit elles opposaient les Banyarwanda (les Rwandais) en tant
que groupe à des tribus ou des royaumes étrangers ; soit elles
voyaient des lignages de chefs se battre entre eux pour conquérir un
pouvoir local et tous les abagaragu (serviteurs, sujets) se tenaient aux
côtés de leur shebuja (chef). Dans l’histoire précoloniale du Rwanda,
on peut, sans trop de risque d’erreurs, parler d’une forme tradition-
nelle de la guerre ; et, dans une première approche, cette forme cor-
respond assez bien à la définition de Clausewitz : « La guerre n’est
rien d’autre que la continuation des relations politiques avec immixtion
d’autres moyens. » Selon une telle définition, le recours à la violence
armée ne transforme pas la guerre en un phénomène autonome, qui
échapperait aux déterminations de la vie politique et aux enjeux de
pouvoir qui la caractérisent.
Les stratégies génocidaires nous situent aux antipodes de cette
opposition de la guerre comme continuation de la politique. Dans
l’histoire des rapports de forces qui ont abouti, le 7 avril 1994, au
déclenchement du génocide des Tutsi et à l’élimination systématique
des « Justes » hutu et des démocrates, la consultation des données
historiographiques disponible permet de distinguer trois moments
stratégiques décisifs :
1- La volte face de l’Église Catholique et de la tutelle belge dans les
années 1950 ; elles se sont brusquement tournées vers le peuple «
majoritaire » hutu pour tenter de contrer les revendications indépen-
dantistes portées par les Tutsi « évolués ».
2- L’opération militaire Noroît de l’État français qui a permis de stop-
per l’avancée des troupes de l’A.P.R. (l’armée du Front patriotique
rwandais) sur Kigali en octobre 1990.
3- La « comédie sinistre de la non-intervention » (l’expression est
d’Alexandre Koyré) de la communauté internationale, et la réduc-
tion au minimum des forces de la Minuar, alors que l’État français
maintenait son appui financier et militaire au gouvernement intéri-
maire engagé dans l’exécution du génocide.

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Chacun de ces moments stratégiques dans l’enchaînement des


causes multiples du génocide mérite d’être éclairci.
PREMIER MOMENT STRATÉGIQUE

Le renversement d’alliance de la tutelle belge et de l’Église


Catholique en faveur du peuple hutu majoritaire intervient dans le
contexte de la Guerre Froide ; dans ce contexte international, la
plupart des mouvements indépendantistes d’Afrique et d’ailleurs
était considérée comme les alliés de l’URSS et donc soupçonnés
d’être procommunistes. Ce fus le cas en particulier pour les militants
de l’UNAR. Dans les pays voisins, les assassinats commandés du
prince Rwagasore (une figure de l’Uprona, parti non ethnique au
Burundi) et de Patrice Lumumba s’inscrivent dans cette lutte d’in-
fluence qui oppose d’un côté le camp dit socialiste, et de l’autre les
pays capitalistes.
Au Rwanda, l’idéologie de la « révolution sociale » conçue par
le prélat suisse Perraudin, et largement diffusée par l’Église
Catholique et les Pères Blancs, se voulait ouvertement anti-commu-
niste. En réalité, la prétendue révolution sociale reposait sur une
idéologie raciste consistant à confondre l’appartenance à un groupe
ou à une classe sociale et l’appartenance à l’une des trois ethnies
(Tutsi, Hutu, Twa). Depuis 1932, l’appartenance à une ethnie était
officialisée par la carte d’identité ethnique mise en place par l’admi-
nistration belge. L’idéologie du peuple hutu majoritaire va prendre la
tournure d’un principe d’exclusion, qui réduit toute personne de
l’ethnie tutsi au statut d’ennemi potentiel, voire même d’ennemi
absolu exterminable. C’est ainsi que sous le régime de Kayibanda
Grégoire, (ex-séminariste formé par Perraudin), les Tutsi vont être
qualifiés d’« Inyenzi », c’est-à-dire de cafards. L’anthropologue belge
Luc de Heusch, auteur en particulier de la magistrale étude ethnogra-
phique Rois nés d’un coeur de vache nous apprend qu’une telle idéolo-
gie peut être facilement utilisée dans le sens d’un embrigadement cri-
minel des masses. C’est là le sens de la formule : « Les Hutu majori-
taires utilisent la démocratie comme une arme. » Ce jugement de l’an-
thropologue nous rappelle que dans les périodes de crise extrême, les
adhésions massives peuvent prendre la forme d’un embrigadement
aveugle. L’influence compulsive de l’idéologie du peuple majoritaire
comme l’impunité des organisateurs des premiers massacres a donné
à cet embrigadement le sens de la plus redoutable arme d’anéantisse-
ment des hommes.

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Dans un article publié dans Les temps modernes de décembre


1994, Luc de Heusch précise son interprétation de l’idéologie du
peuple majoritaire : « On pourrait à la rigueur être d’accord avec la
déclaration de monsieur Nahimana, historien idéologue qui fut le directeur
de l’Office Rwandais d’Information : si depuis l’avènement du christia-
nisme et de la colonisation, la culture rwandaise a été «entamée», elle n’a
pas été «noyée» [Nahimana 1993, p. 16]. Mais à condition d’ajouter
que, noyée, elle l’a été, et dans un bain de sang, par la République
Catholique armée par l’Occident. »
Dans la stratégie de mise en œuvre de l’extermination des Tutsi,
l’obéissance au chef, dans le sens d’un automatisme aveugle, laisse
apparaître des interférences entre une double généalogie : la plus
ancienne est celle de l’irivuzumwami, c’est-à-dire la soumission
inconditionnelle aux ordres du Roi ; à cette forme de soumission
s’est substitué le conditionnement à l’obéissance inculqué par l’Église
durant la période coloniale ; il se résume par l’expression swahili
« Ndiyo bwana » dont la traduction explicite est : « Oui Monsieur...
donc j’exécute. » Dans son commentaire des « procès de Bruxelles »
qui se sont tenus entre le 17 avril et 8 juin 2001, le théologien
Ntezimana nous rappelle que cette docilité conditionnée a caracté-
risé le comportement des exécutants du génocide qui allaient à leur
besogne meurtrière comme s’ils allaient au travail, si bien que pen-
dant cette période « tuer » et « travailler » devinrent synonymes : « et
donc les gens ont obéi, ils y étaient tellement habitués ».
Ils ont obéi aux « Dix commandements de Bahutu », véritable
programme de la planification du génocide, qui fera l’objet d’une dif-
fusion publique au Rwanda et parmi la diaspora belge, notamment à
partir de 1990, date de l’intervention militaire française au secours
d’un régime en crise interne. C’est dans ces conditions précises que
les mouvances extrémistes du « Hutu Power » vont adopter une stra-
tégie d’extermination des Tutsi avec comme règle suprême « l’obéis-
sance perinde ac cadaver » [l’expression est de Alexandre Koyré dans
Réflexions sur le mensonge]. L’obéissance des exécutants aux program-
mateurs du génocide engage également la responsabilité de l’Église
Catholique depuis le gouvernement Kayibanda, formé rappelons-le
par Mgr Perraudin ; ce dernier fut le principal idéologue de la
« Révolution sociale » qui a institutionnalisé un rapport d’imbrica-
tion mutuelle entre l’Église, le Parmehutu et l’appareil d’État à tous
les échelons. Toutes ces constatations de l’histoire factuelle nous
autorisent à remettre en question certaines interprétations du géno-

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cide du type de celle de l’Abbé Eustache Butera ; celui-ci emploie


des expressions proprement métaphysiques comme « la force du
mal », « le mystère du mal ». Ce type de formules brouille d’avance
toute tentative d’éclaircissement rigoureux des véritables responsabi-
lités dans l’organisation et l’exécution d’un génocide où les initia-
teurs ont bénéficié de multiples soutiens financiers, diplomatiques et
militaires. Dans le même sens, le titre d’une sous-partie de l’ouvrage
de Laure de Vulpian Rwanda, un génocide oublié, à savoir « La faillite
du message de l’Église » nous laisse dans une perplexité inquiète.
Notre perplexité est redoublée, par la lecture de l’article d’Antoine
Mugesera2 publié ailleurs dans cette revue : le message réel de la plus
haute hiérarchie de l’Église rwandaise à travers son média principal,
le journal Kinyamateka, était véritablement de nature génocidaire.

DEUXIÈME MOMENT STRATÉGIQUE

L’opération Noroit, en 1990, comme le retrait des forces de la Minuar


en 1994 ont fait basculer de façon décisive le rapport des forces dans
le sens de la réalisation du programme d’exécution effective des
Tutsi.
En matière de rapport de force, il faut rappeler que l’offensive de
l’APR (armée du Front Patriotique du Rwanda) en octobre 1990 est
intervenue suite à l’échec des négociations avec le gouvernement
Habyarimana au sujet d’un retour des exilés tutsi de l’Ouganda et d’au-
tres pays limitrophes. À ce sujet, il serait vain de s’enliser pour savoir
si le retour en force correspond oui ou non à une guerre juste.
L’essentiel est de rappeler fermement qu’il existe bien une différence
de nature, et non pas simplement de degré, entre d’une part les straté-
gies génocidaires d’extermination totale d’une communauté humaine
pour ce qu’elle est, et d’autre part les formes classiques de la guerre.
Pour quelles raisons l’État français s’est-il engagé dans l’entraî-
nement des FAR et des milices parallèles interahamwe, par l’envoi en
particulier de forces spécialisées dans la guerre dite « subversive » ?
Les réponses les plus couramment avancées à cette question se résu-
ment à de bien piètres « raisons » : syndrome de Fachoda, compéti-
tion en Afrique de l’Est entre l’anglophonie et la francophonie, stra-
tégie géopolitique de mainmise sur les immenses richesses minières du
Zaïre voisin. Ou bien l’engagement de l’État français du côté du camp
du génocide ne révélerait-il pas une dépendance du pouvoir politique

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suprême, incarné par le président François Mitterrand, envers le pou-


voir militaire, qui trouvait au Rwanda l’occasion rêvée de mettre en
pratique les méthodes de la guerre dite révolutionnaire déjà expéri-
mentée au Vietnam, en Algérie, au Chili, en Argentine, etc ?
Toutes ces piètres « raisons » ne sont pas en réalité des raisons
car elles aboutissent à la perspective d’une complicité active avec des
forces génocidaires à une impasse nihiliste : la négation même de
toute vie politique fondatrice du vivre ensemble.
Le résultat effectif de l’opération Noroit sera d’avoir laissé le
temps aux mouvances génocidaires de préparer le déclenchement de
la solution finale le 7 avril 1994.

TROISIÈME MOMENT STRATÉGIQUE

L’avion du président Habyarimana est abattu en vue d’une mise


en route de la machinerie du génocide. Pour ceux qui ont une oreille
attentive à l’écoute de ce qui se savait et de ce qui se disait au sujet
du président Habyarimana, il est plus que vraisemblable que ce der-
nier était loin d’être le pire dans le camp de l’extrémisme génoci-
daire, même s’il a laissé faire (ou ordonné) des massacres-progromes
comme celui des Bagogwe. Le pire se manifestait plutôt dans son
entourage de l’Akazu et dans le parti de la C.D.R ou encore chez les
propagandistes de la R.T.L.M et du journal Kangura. Le président
Habyarimana avait accepté de négocier avec le F.P.R, ceci probable-
ment sous la pression de ses collègues présidents africains et des bail-
leurs de fonds internationaux. Force est de constater qu’il a fait
preuve d’une duplicité tergiversante dans ses prises de positions :
d’un côté il a laissé une totale liberté de manœuvre aux tendances les
plus extrémistes, de l’autre il a accepté une stratégie de négociations
en vue d’un partage du pouvoir avec le F.P.R. De ce fait, l’hypothèse
la plus vraisemblable revient à attribuer le tir contre l’avion prési-
dentiel aux militaires des FAR basés dans le camp de Kanombe.
Mais, à ce sujet de grossières désinformations ont été colportées par
les médias français grâce aux bons soins des Barril, Bruguière, Péan...
À ce niveau, on peut parler d’un « double mensonge », ou plutôt
d’un mensonge dans le mensonge qui s’apparenterait à ce
qu’Alexandre Koyré appelle « les manipulations des groupements
secrets » dans l’ouvrage déjà cité : « Dissimuler ce qu’on est, et pour
pouvoir le faire, simuler ce qu’on n’est pas. »

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Les gouvernants français de la cohabitation ont à l’époque dis-


simulé la nature du régime Habyarimana en utilisant l’argutie d’un
soutien « légal » à un régime qui prétendait fonder sa légitimité sur
une majorité populaire, alors qu’en réalité l’adhésion des masses
reposait sur un ethnisme haineux propagé depuis la « Révolution
sociale » et martelé de manière lancinante par la RTLM.
La duplicité foncière des gouvernants français s’est manifestée
à travers des pressions sournoises sur la communauté internationale.
Par diverses tractations auprès de l’ONU, du gouvernement améri-
cain, dirigé alors par Clinton, le gouvernement français a fini par
imposer la non intervention au niveau de la communauté interna-
tionale, laissant ainsi le général Dallaire et ses quelques soldats dans
une tragique impuissance face au déchaînement des forces du géno-
cide. Une intervention rapide d’un ou de deux milliers de soldats de
la Minuar aurait pu stopper net la machine génocidaire.
L’affirmation de Dominique Franche, « le génocide des Tutsi en 1994
n’était pas inévitable », prend dans ces conditions une intensité terri-
blement tragique.
Ils ont simulé ce qu’ils n’étaient pas, en adoptant une stratégie
faussement neutraliste de non-intervention dans le conflit armé
entre l’APR et les FAR. De multiples données, disponibles bien
avant le déclenchement du génocide, prouvent que l’État français a
maintenu sa présence militaire en appui aux forces du génocide, en
parfaite connaissance de cause quant à la préparation de celui-ci.
Parmi ces données, le fameux télex du 11 janvier 1994 que le géné-
ral Dallaire adressait à l’ONU : « On peut tuer 1000 Tutsi toutes les
vingt minutes. »
L’appui militaire au gouvernement intérimaire génocideur a été
maintenu sous la forme d’aides financières, de fournitures d’armes,
d’encadrement des génocideurs par des forces très spéciales et enfin,
selon les révélations de Serge Farnel et du Wall Street Journal, en
intervenant directement dans le « débusquage » et la chasse aux
Tutsi.3
Cette présence militaire de groupes de soldats français actifs sur
le terrain est attestée par de multiples témoignages. Par ailleurs, le
9 mars 2010, l’agence Hirondelle a publié l’information suivante à
l’occasion du procès Nzabonimana au TPIR d’Arusha : « 60 soldats
français se trouvaient au Rwanda d’avril à juillet 1994. » La base prin-
cipale de ces soldats était située au Mont Ndiza, entre Gitarama et

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Ruhengeri, précise la dépêche de l’agence Hirondelle. Ces soldats


appartenaient-ils aux Forces très spéciales des CRAP4 restées en
« sonnettes »5 ou en mission d’action offensive ciblée ? Étaient-ils des
mercenaires de Barril ou d’autres officines ?
Des témoignages de rescapés du génocide, aussi bien que des
récits de participation de génocideurs6 détaillent la participation de
soldats français à de véritables chasses à l’homme en renfort des géno-
cideurs. Ils auraient même tiré sur des populations civiles tutsi en
étant engagés dans une division du travail très élaborée : soldats fran-
çais utilisateurs d’armes lourdes, soldats des FAR dotés d’armes légè-
res, miliciens interahamwe rabatteurs et massacreurs à l’arme blanche.

POUR UNE SALVE D’AVENIR

Pour les rescapés, il ne suffit pas de revenir sans cesse sur le


passé ; il est salubre d’ouvrir des perspectives d’avenir, pour un vivre
ensemble.
Contre l’oubli, et particulièrement contre l’effacement dans les
mémoires des véritables responsabilités en matière de programma-
tion et d’exécution du génocide, en matière aussi de complicité de
l’État français, de la hiérarchie catholique et des Pères blancs, de la
Démocratie Chrétienne européenne, il est urgent de créer à l’échelle
internationale un cadre juridictionnel interdisant toute forme de
négationnisme comme toute forme de propagande en vue d’une
mobilisation revancharde des mouvances mortifères du Hutu Power.
Ce cadre juridictionnel existe déjà pour le génocide des Juifs et des
Tziganes commis par les nazis et l’État hitlérien.
Au procès de quatre génocideurs à Bruxelles en 2001, l’avocat
général Alain Winants, avant de requérir la réclusion à perpétuité
pour les quatre prévenus, a tenu à rappeler les principales fonctions
des peines de justice pour des personnes engagées dans un génocide :
une fonction exemplative, une fonction symbolique associée à une
fonction rétributive à hauteur du mal commis. Bref, les jugements de
justice en ce domaine ont comme principale fonction d’assurer une
réparation qui, aux yeux de l’avocat général, doit permettre une re-
socialisation entendue ici dans le sens étroit d’une possible réinser-
tion dans la vie professionnelle.
Quand certaines associations comme Intore za Dieulefit s’enga-
gent dans des projets de solidarité avec les victimes du génocide et

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les rescapés, il est évident que leur intervention dépasse la finalité


d’une simple réinsertion professionnelle.
Le lien social ne peut renaître avec force qu’en engageant tous
les Rwandais, qu’ils soient désignés Hutu, Tutsi ou Twa. L’aide exté-
rieure ne suffit pas à recréer un lien social solide sur la longue durée,
même si momentanément elle peut contribuer à donner du sens à la
vie des rescapés qui se sentent souvent abandonnés à leur sort. Le
lien social peut-il renaître sans passer par une catharsis à grande
échelle, une catharsis capable de purger les passions les plus destruc-
trices, celles de la haine conditionnée et de la peur de l’autre ? Une
telle catharsis ne peut guérir le corps social qu’à partir du savoir tra-
gique résumé dans l’affirmation de Dominique Franche :
« Le génocide des Tutsi en 1994 n’était pas inévitable. »
Ce savoir tragique est aussi celui des résistances aux forces du
génocide. Nous retiendrons deux exemples : la résistance de Bisesero,
et celles plus individuelles des Justes hutu7, en particulier celle
d’Agathe Uwilingiyimana et du président de la cour constitution-
nelle du Rwanda Joseph Kavaruganda. En dehors de ces deux person-
nalités politiques, des civils hutu, au risque de leur vie, ont égale-
ment protégé des Tutsi pourchassés dans les faux-plafonds de leurs
maisons.
La résistance des Tutsi réfugiés sur les collines de Bisesero fut à
la fois organisée, longue et héroïque. Dans le chapitre intitulé
« Résister et sauver » de Rwanda, un génocide oublié ?, de Laure de
Vulpian, la conclusion donne un aperçu de cet héroïsme désespéré :
« Et Bisesero, c’est presque trois mois de résistance désespérée du 9 avril
au 29 juin 1994. Ce sont des civils armés de pierres et de bâtons contre
des soldats et des miliciens dotés d’armes à feu et même d’une mitrailleuse.
Bisesero c’est cinquante mille morts. »
Entre le 26 et le 29 juin 1994, les militaires français ont pour
ainsi dire livré les deux mille derniers survivants aux tueurs8 ; à la fin
de la tuerie il ne restait plus que neuf cents survivants. La tragédie de
Bisesero confirme bien le fait d’une réduction de tous les civils tutsi
au statut d’ennemi intérieur à exterminer. Mais le courage de la résis-
tance des simples paysans et éleveurs de cette région escarpée sur-
plombant Kibuye, comme celui des Justes hutu qui ont osé cacher des
Tutsi pour les sauver, est une invitation inflexible adressée à tous les
Rwandais en vue de prendre en charge leur avenir collectif selon un

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principe de solidarité et de justice ; ce principe exige la détermina-


tion du bien commun dans des domaines aussi vitaux que l’éduca-
tion, la santé publique et la culture populaire purgée des relents inep-
tes et délétères de l’idéologie ethniste. Seul ce type de responsabilité
soucieuse du bien commun peut fonder une orientation rationnelle
du vivre ensemble à toute la société rwandaise ; nous nous inspire-
rons librement de la pensée de Hegel pour confirmer cette perspec-
tive. Il nous suggère dans La raison dans l’histoire qu’un peuple qui se
veut maître de son destin doit savoir ce qui est vraiment utile pour le
vivre ensemble et ce qui est nuisible dans le sens de l’anéantissement
criminel de la vie.
L’attitude des résistants de Bisesero, comme celle des Justes,
résonnent dans nos mémoires comme une irrépressible initiation à la
plus haute responsabilité collective. n

Notes
1. Dominique Franche, Généalogie d’un génocide.
2. Abbé Sibomana, Kinyamateka et idées génocidaires (1990-1994)
3. « Rwanda’s Genocide. The Untold Storie » Anne Jolis, Wall-Street Journal du vendredi, 26
février 2010, et Metula News Agency pour la version française : « Le génocide du Rwanda :
l’histoire qui n’a pas été dite. »
4. Commando de Recherche et d’Action en Profondeur.
5. Expression de la revue RAID n° 97 qui rapporte que des soldats de l’opération Amarilys étaient
restés au Rwanda effectuer des opérations de renseignements : «Trois jours plus tard [après le
15 avril 1994] la quasi totalité des parachutistes français ont rembarqué à destination de la
République Centrafricaine, seuls quelques éléments des Forces spéciales vont rester en sonnettes »,
afin de rendre compte des évènements à l’Etat major de l’armée de terre RAID 97, p. 14.
6. Cf. Wall-Street Journal déjà cité.
7. Nous renvoyons ici au récent film de Marie-Violaine Roux & François-Jérôme Brincard :
Au bord du lac Kivu, les Justes du Rwanda. Les Films du Sud.
8. Voir ici même le témoignage de Bernard Kayumba.

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LAURENT BEAUFILS

Shoah-Rwanda :
de la valeur des témoignages
de rescapés de génocides
L’auteur de cet article s’interroge sur les différences qu’il peut
y avoir entre la perception de la Shoah et celle du génocide
des Tutsi. Il insiste pour dire combien elles sont peu fondées,
et comment les témoignages en particulier montrent à quel
point il s’agit de deux phénomènes semblables. Témoignages
sur lesquels se fonde la conscience de ces grandes catastro-
phes humaines.

En 1961, lors du procès du criminel nazi Eichman, le monde en


son entier commença à entendre et écouter, à Jérusalem, les témoi-
gnages des rescapés des camps de concentration et d’extermination.
Ce fut, au-delà d’une prise de conscience collective du « crime contre
le peuple juif » qui précisait le jugement du Tribunal de Nuremberg,
la première possibilité aussi d’approcher la valeur même de ces
témoignages.
De David Ben Gourion, qui désira que, non seulement les
enfants du jeune État d’Israël, les « sabras », puissent aussi savoir
l’histoire des rescapés comme ils connaissaient déjà l’histoire des
combattants du ghetto de Varsovie, à Hannah Arendt, qui ouvrit
une grande interrogation sur l’interprétation de la criminalisation
nazie, ces témoignages de rescapés ouvrirent encore à ce que repré-
senta cette déshumanisation de la Shoah pour l’Humanité entière.
D’Élie Wiesel à Primo Levi, de K-tnetzik à Jorge Semprun, et à
tant d’autres, la valeur des témoignages qui allaient alors être publiés
pour la première fois, devenait une force tant éducative que testimo-
niale, donnant à chacun, chacune, des ouvrages portant encore des
interrogations philosophiques fondatrices.

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Le devoir de témoigner des rescapés, se transformait en devoir


de mémoire pour tous, et devenait encore, un devoir de « penser la
Shoah » en des termes constructifs qui puissent servir aux futures
générations.
Si mesdames Vaillant-Couturier, Charlotte Delbo, et d’autres
comme Simone Veil, avaient aussi témoigné, lors du procès de
Nuremberg ou dans des livres à paraître encore, la valeur donc de ces
témoignages ne fit aucun doute : au-delà de certaines inexactitudes,
inexactitudes mémorielles conséquentes à l’oppression du régime
totalitaire exterminateur nazi, les témoignages recoupés autorisaient
chercheurs, juristes, philosophes, historiens, éducateurs, comme tous
membres des sociétés civiques du monde, à prendre la gravité de
l’événement nommé « Shoah », dans l’intime universalité de tous.
Aujourd’hui, ces témoignages de rescapés, et les rescapés encore
vivants, forment la structure première éducationnelle de « l’ensei-
gnement à l’histoire de la Shoah » : de Yad Vashem à tous les cen-
tres mondiaux et jusqu’aux écoles primaires, les témoignages servent
de matière première pour apprendre, comprendre et étudier ce que
fut ce gigantesque crime contre l’Humanité.
Depuis 1994, la première récidive criminelle de génocide,
contre les « Tutsi » au Rwanda, rappela à tous l’horreur des crimes
nazis. Et ce fut, de la mise en action de Tribunaux pénaux internatio-
naux à la Cour Pénale Internationale, tant un mouvement juridique
approfondissant les décisions internationales de 1948, qu’un mouve-
ment civique, approfondissant les recherches des historiens, cher-
cheurs et penseurs de la Shoah, sur ce que produisait, dans l’histoire,
cette récidive inhumaine en crime contre l’Humanité et génocide.
Depuis, les témoignages de rescapés rwandais, de Yolande
Mukangasana à Esther Mujawando et à tant d’autres, n’ont cessé,
dans les mêmes modalités que les témoignages de rescapés de la
Shoah, de transmettre au monde entier, ce que furent ces crimes per-
pétrés au Rwanda, et quelles étaient alors les questions qui, pour ceux
qui refusaient ces récidives, émanaient alors pour toute l’Humanité
encore.
L’objet de la réflexion de cet article, est de bien mettre en
lumière un point pourtant apparemment évident : la valeur des
témoignages des rescapés rwandais est égale, en droit comme en fait,
à la valeur des témoignages des rescapés de la Shoah.
Si ce point semble bien évident, il est ici mis sous lumière

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directe contre les négationnismes avérés, conséquents et structurels,


qui tentent de salir, encore de nos jours, la valeur des témoignages de
rescapés du génocide des Tutsi au Rwanda .
Si, Mme Simone Veil a contribué à atténuer une certaine forme
de négationnisme en témoignant avec Esther Mujawando, actant
symboliquement d’une solidarité entre rescapés, mais surtout entre
citoyens du monde avant tout, il n’est pas possible non plus de ne pas
devoir mettre en lumière, l’obscurantisme et l’indifférence silen-
cieuse d’autres, qui nient la valeur des témoignages de rescapés du
génocide des Tutsi.
Au-delà d’une forme « polémique », « accusatrice » ou « pro-
cédurielle », cet article propose de poser quelques questions pour
approfondir notre réflexion.
• Comment , aujourd’hui, en France, est-il possible de « célébrer »
la Shoah, tout en niant les célébrations du génocide des Tutsi au
Rwanda ?
• La défiguration d’une ethnicisation artificielle et criminelle, rejail-
lirait-elle sur ce qui pourtant relève de commémorations nationales
et internationales, ayant fondé la reconstruction de la France, de
l’Europe et du monde après la Shoah ?
• Comment, aujourd’hui , en France, est-il possible d’enseigner l’his-
toire de la Shoah, tout en niant la valeur des témoignages des resca-
pés rwandais ?
• La « question juive », chère aux nazis, serait-elle devenue « la
question rwandaise » chère aux français ?
• Comment, alors que, de Yehuda Bauer, qui de Yad Vashem invite à
approfondir la comparatisme intelligent entre l’histoire des génoci-
des, arméniens, juifs et tziganes, et tutsi, à l’élaboration d’un Master
in genocides studies and prevention, à l’université nationale du Rwanda
(où l’histoire de la Shoah est enseignée et les négationnismes d’État
ou religieux étudiés pour être éradiqués ), comment donc, est-il pos-
sible en France, qu’une forme de silence taiseux tente de nier et le
devoir de mémoire, et le devoir d’humanité qui nous échoit à tous en ce
début de 21° siècle ?
La valeur des témoignages des rescapés tutsi du génocide au
Rwanda est celle qui nous permet aujourd’hui de comprendre, saisir,
et reconstituer , l’histoire même des faits historiques, aujourd’hui pra-
tiquement entièrement dévoilés, de la criminalisation de cette réci-
dive, 50 ans après la Shoah.

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L’unicité de la Shoah, dans sa phénoménologie propre, ne


dédouane pas de reconnaître des faits historiques propres au génocide
des Tutsi au Rwanda qui nous apprennent qu’entre la Shoah et le
génocide de 1994, il n’y a pas qu’une égalité juridique nommée
« crime contre l’Humanité et génocide ».
Il existe des faits historiques, prouvés et démontrés, tant par les
chercheurs et historiens que par les témoignages des rescapés, qui
nous permettent aujourd’hui de mettre en lumière les liens factuels
qui existent entre la Shoah et le génocide des Tutsi au Rwanda.
Que ces liens historiques éclairent ce que beaucoup encore ont
du « mal » à voir, à entendre et à comprendre est un fait qui ne nous
dédouane pas encore de pourtant devoir apprendre, devoir apprendre
à apprendre, de ces témoignages de rescapés du génocide des Tutsi au
Rwanda.
La question qui est au cœur de l’histoire de ce génocide est l’im-
plication criminelle française, d’une partie de l’État et de l’armée,
dans la perpétuation de ce génocide.
Au-delà des négationnismes avérés, conséquents et structurels
« français », la première question qui advient est celle de compren-
dre comment, un pays comme la France, 50 ans après la Shoah, a pu
chuter et se fourvoyer dans une récidive en crime contre l’Humanité.
Les faits et témoignages de cette implication aujourd’hui, ne
sont plus à démontrer : des témoignages de rescapés justement, aux
recherches des historiens, des juristes, des chercheurs, il ne fait plus
aucun doute sur cette implication très gravement criminelle d’une
partie de l’État français et d’une partie de l’armée française dans la
perpétuation du génocide des Tutsi au Rwanda.
Or, entre des négations avérées, aussi nauséabondes que crimi-
nelles, et les témoignages des rescapés du génocide des Tutsi au
Rwanda, il semblerait que certains veuillent entretenir une minimi-
sation et une trivialisation, une mise à l’écart, voire une négation des
témoignages des rescapés :
Ici, maintenant, imaginez-vous Simone Veil ou Elie Wiesel,
censurés en France ?
Ici, maintenant, imaginez-vous Jean Moulin ou De Gaulle salis
en France ?
Ici, maintenant, imaginez-vous les résistants FTP, FTP-MOI,
FFI, maquis et armée des ombres, insultés et salis en France, au
XXIème siècle ?

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C’est pourtant le sort que semblent vouloir réserver les néga-


tionnistes français aux rescapés et résistants rwandais, qui ont com-
battu les criminels génocidaires (rwandais et français), arrêté le
génocide et entrepris la reconstruction entière du pays.
La valeur des témoignages des rescapés du génocide des Tutsi au
Rwanda est de même qualité, juridique, éducationnelle, factuelle et
historique, philosophique encore, que les témoignages des survivants
de la Shoah.
S’il n’est pas de comparaison entre les histoires spécifiques, mal-
heureusement, l’histoire de l’Humanité, depuis la Shoah, nous invite
à prendre conscience collectivement de ce que représente cette réci-
dive pour nous tous.
Le devoir de mémoire et d’humanité qui échoit maintenant à
tous les citoyens et citoyennes de France, comme du monde entier,
est de bien entendre, comprendre, écouter et étudier, ce que les
témoignages des rescapés tutsi nous apprennent à tous : non pas
« l’impensable » ou « l’indicible » d’une criminalité que nous som-
mes à même, soixante-dix ans après la Shoah et seize ans après le
génocide au Rwanda, d’expliquer, puisque nous en connaissons
maintenant les tenants et les aboutissants.
Ce que les témoignages des rescapés tutsi nous apprennent, à
tous, c’est justement leur valeur, en tant que témoignages, pour nous
tous aujourd’hui : leur valeur propre pour l’élaboration de notre
mémoire collective, élaboration de notre conscience collective.
Si la Shoah, comme le génocide des Tutsi au Rwanda, ont mis
« en miettes » cette conscience collective, cette mémoire
Humaine, il nous est possible aujourd’hui, à tout le moins, de com-
mencer à reconstruire profondément, contre « la guerre des fausses
mémoires partisanes » et « l’ethnocratie criminelle infondée ».
Cette valeur des témoignages des rescapés tutsi, constitue le
point de départ de cette reconstruction mémorielle : de cette
« reprise » de notre conscience collective.
Nous savons que tous les négationnismes ne sont que les restes
des compulsions criminelles, soumis encore aux idéologies racistes,
ethnistes, eugénistes des négationnismes avérés.
Nous désirons alors prendre la mesure de la valeur de ces témoi-
gnages : écrits de citoyens du monde, interrogeant tant ce que fut
l’échec de la « communauté internationale » dans l’ arrêt du géno-

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cide des Tutsi au Rwanda, que ce que sont, aujourd’hui, les possibles
des reconstructions, ces témoignages nous ouvrent tant à l’apprentis-
sage des faits historiques qu’aux questionnements et interrogations
philosophiques dont chaque être humain de la planète est
aujourd’hui responsable.

Nier le génocide des Tutsi au Rwanda, c’est nier la Shoah, nier le


crime contre le peuple juif.
Nier l’implication de la France dans le génocide des Tutsi au
Rwanda,
c’est nier l’histoire du génocide des Tutsi au Rwanda,
c’est, par conséquent, nier la Shoah.
Pourquoi ?
Dans les intitulés juridiques, d’abord, ces deux formes de phéno-
ménologies criminelles ont été « reconnues » comme crimes
contre l’Humanité et génocides.
Donc, dans ces définitions juridiques, acceptées au niveau
international, comme aux niveaux nationaux, ces crimes sont caté-
gorisés au même niveau juridique.
Et ce sont ces Lois du droit international, de la Convention
pour la répression et la prévention des crimes contre l’Humanité et
génocides, qui fondent aujourd’hui, non seulement la reconnaissance
de ces crimes contre l’ Humanité, mais ce qui encore nous permet-
tent d’effectuer le rapport à la punition des négationnistes.
Dans les faits historiques, et dans les reconstitutions des faits
historiques, les liens historiques, politiques, entre négationnistes et
criminels sont directs entre l’histoire de la Shoah et l’histoire du
génocide des Tutsi au Rwanda.
Des allégeances aux nazis, des criminels « hutu », aux allé-
geances vichystes et nazies, des criminels « français » qui perpé-
tuent et planifient le génocide au Rwanda, ainsi qu’aux références
criminogènes qui ont effectivement été communes aux histoires des
deux génocides : des propagandes racistes (les Tutsi « juifs
d’Afrique » par exemple, et les animalisations aussi), à certaines for-
mes de tueries, d’assassinats, de crimes, d’idéologie criminelle, c’est
encore le fichage des « individus », dits « Tutsi » qui fut , dès 1993
perpétré par les criminels français, dans des modalités identiques au
« fichier des Juifs » dit de Vichy, lors de la Shoah.

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Ce lien direct, structurellement criminel – récidive directe, et


preuve de cette récidive – nous permet de mettre en perspective his-
torique les « deux histoires » – de la Shoah et du génocide des Tutsi
au Rwanda – pour n’en former qu’une seule : celle qui, aujourd’hui,
est reconstituée et qui doit être enseignée.
Les compromissions, étatiques et religieuses, criminelles, avec
les tueurs, jusqu’aux ventes d’armes malgré l’embargo du Conseil de
sécurité, et donc, la criminalisation de certains États complices, la cri-
minalisation des médias, l’endoctrinement des tueurs et l’acharne-
ment des négationnistes une fois les crimes néanmoins arrêtés et
reconnus scientifiquement, nous invitent – aussi et encore – à appro-
fondir la révélation de l’ampleur des négationnismes actuels, pour
révéler la gravité des criminalités perpétrées, jusques dans la compré-
hension des liens conséquentiels entre l’histoire de la Shoah et l’his-
toire du génocide des Tutsi au Rwanda.
Ainsi, sur deux points majeurs, la Loi et l’ Histoire, c’est-à-dire
la vérité historique, et encore sur le Droit et les faits scientifiques,
nous avons établi des équivalences, ressemblances, faits historique-
ment liés et référents, qui permettent aujourd’hui de reconnaître une
forme d’enchaînement « causal » historique entre la Shoah et le
génocide des Tutsi au Rwanda : depuis la colonisation faussement
évangélisatrice et raciste des Allemands et Belges (européens) au
XIXème siècle au Rwanda, qui s’effectua au même moment que les
formes politiques et pseudo scientifiques de vulgarisation du racisme
antijuif, de l’antisémitisme, en Europe avec les nazis, jusqu’à l’his-
toire de cette colonisation et les liens directs avec la Shoah, il existe
des actes criminels qui relient directement l’histoire de la Shoah à
l’histoire du génocide des Tutsi au Rwanda :
1- telle l’obligation d’une mention « ethnique », sur la « carte
d’identité ethnique » imposée par les colons belges, au même
moment que les lois racistes des nazis dites « de Nuremberg » stigma-
tisant les Juifs en Allemagne : ceci forme déjà le premier lien histori-
que, et premier palier criminel direct, entre « les deux histoires ».
2- les famines provoquées au Rwanda en 1942-1943, au moment des
politiques d’affamement dans les camps de concentration en
Pologne, ou dans les asiles dits « d’aliénés » en France aussi, font
état des mêmes politiques criminelles que celles mises en place par
les nazis et leurs collaborateurs. Ce furent pourtant « les alliés »,
belges, qui firent razzia contre les populations rwandaises des stocks
alimentaires, laissant près d’un million de morts, alors affamés.

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3- puis, lors de la « décolonisation », les premières résurgences


racistes des catholiques belges, négationnistes de la Shoah et pro-
nazis ayant provoqué « le petit génocide » de 1963, et la scission
définitive du peuple rwandais en hutu et « exilés tutsi », forment le
second palier de la récidive criminelle après la Shoah au Rwanda.
4- C’est alors, jusque dans l’implication criminelle de la France dès
1990, avec un régime rwandais alors raciste, ethniste, génocidaire,
que l’enchaînement causal historique , entre la criminalité française
issue du régime de Vichy et la criminalité exterminatrice du régime
criminel rwandais nazifiant d’alors, apparaît dans la jonction entre
ces deux criminalités jusqu’alors indirectement liées par les diverses
formes de négationnismes après la Shoah.
5- l’organisation planifiée d’un génocide des « Tutsi » depuis 1991-
1992, jusqu’à sa perpétuation en 1994, contre les lois internationales
, et dans le soutien aux criminels, tels les pays collaborant aux nazis
durant la Shoah, achève de démontrer les liens d’enchaînement
entre l’histoire de la Shoah et l’histoire du génocide des Tutsi au
Rwanda : c’est bien alors , une seule et « même » histoire qui
émerge, émane, dans toute l’abomination de récidives criminelles,
dont aujourd’hui les tenants et aboutissants sont connus et dévoilés.
Ces cinq points font état de cinq paliers de criminalisation qui
ont conduit au génocide, dans un parallélisme entre l’histoire de la
criminalité de la Shoah, et l’histoire de la criminalité du génocide
des Tutsi au Rwanda.
Maintenant, cet enchaînement causal historique ne cesse
encore de faire référence à des déclarations de criminels qui sont
directement référentes aux criminalités et idéologies nazies :
Les reconstitutions historiques des chercheurs et historiens, qui
permettent d’analyser cet enchaînement causal, politiquement, his-
toriquement, juridiquement, militairement sont encore référents à la
Shoah :
• les « techniques de “guerre totale” », « élaborées » en France
dès 1947, empruntées aux pratiques nazies et « exportées » en
« Françafrique », en Amérique du Sud et ailleurs , jusqu’au Rwanda,
permettent de démontrer que la criminalité d’une partie de l’armée
française est non seulement connue aujourd’hui, mais encore
démontrée par les témoignages de militaires français : voir à ce por-
pos l’étude de Gabriel Périès, Une guerre noire, qui effectue les liens
entre histoire de la Shoah et histoire du Rwanda.

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• le rapport au racisme, nazisme européen dans les propagandes


des criminels est démontré, entre autres , par l’ouvrage fondamental
de Jean-Pierre Chrétien : « les médias du génocide »
• les fichages et fichiers des personnes à assassiner donnent à
comprendre directement ce que fut le lien direct entre les crimes dits
de Vichy et les crimes commis au Rwanda, par des Français.
• maintenant, c’est encore l’ampleur du négationnisme crimi-
nel, avéré, structurel et conséquent, contaminé des emprunts aux
négationnismes des nazis, qui s’étale dans toute la défection des men-
songes des criminels français, permettant alors de révéler l’ampleur
de cette criminalité française au Rwanda.
Et cette dimension est encore comparable à ce que représenta,
à l’intérieur des crimes nazis, le négationnisme constitutif des cri-
mes : du « secret » de la « solution finale » (construction du camp
de Belzec par exemple) aux « actions dites 1005 » ( pour faire « dis-
paraître » les traces des meurtres : corps et restes d’ossements).
Or le négationnisme français constitutif des crimes commis au
Rwanda, se révèle :
• des camps de formations de tueurs, « élaborés secrètement », pour
les massacres des Bagogwe de 1991-1992 ;
• jusques dans la propagande « double » : « les juifs d’Afrique
kmhers noirs » pour endoctriner les tueurs et, « les massacres inter-
ethniques » pour dissimuler le génocide planifié ;
• jusques dans la duplicité du discours politique : « fausse participa-
tion au processus de paix » et, en fait, planification et perpétuation
du génocide.
• jusqu’aux fausses opérations « de rapatriements » (Amaryllis) ou «
faussement humanitaires » (Turquoise ) en 1994 qui firent évacuer
les génocidaires.
Et jusqu’encore ce que furent, après le génocide, les tentatives
de révision de l’histoire jusqu’à la production de faux en Justice
(affaire Bruguière - 2004) et autres négations des témoignages des
rescapés (négation du rapport de la commission indépendante dite
« Mucyo » de 2008).
L’ampleur donc, de ce négationnisme français, constitutif des
crimes et conséquent encore aux crimes commis au Rwanda, est
comparable à l’ampleur du négationnisme nazi lors de la Shoah. Et
c’est encore l’ampleur de ce négationnisme avéré, aujourd’hui
encore, qui, dans l’obsession des criminels à nier, dévoile, par contre-
analyse, les preuves de la culpabilité entière des négationnistes.

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Ce qui, quand la lumière est faite, sur l’identique (identité)


entre les racismes nazis et racismes anti-tutsi, comme entre les gravi-
tés des crimes commis et leurs liens, historiques, phénoménologi-
ques, et juridiques, laisse donc les négationnistes devant une réalité
pour eux impossible à défendre : puisque ceux-ci sont alors démas-
qués comme les suivants, les « continuateurs des nazis », ayant per-
pétré une récidive génocidaire au Rwanda.
Aussi, aujourd’hui, nier les faits historiques relatifs au génocide
des Tutsi au Rwanda, c’est nier une partie des faits historiques rela-
tifs à la Shoah.
Or,
• Juridiquement : du rapport au Droit International , et spécifique-
ment la Convention pour la répression et la prévention des crimes
contre l’ Humanité et génocides,
• Historiquement et scientifiquement : des rapports des historiens,
des scientifiques, des juges, des chercheurs et surtout des survivantes
et survivants qui actent d’une même qualité que ceux ayant émané
de la recherche après la Shoah,
• Ethiquement et moralement : des rapports moraux, puis éthiques
qui nous invitent à empêcher toute récidive de crimes « identiques »
à ceux commis lors de la Shoah, dans le respect humain, philosophi-
que et encore éthique, des recherches et faits connus, écrits d’après
la Shoah : des éducations, Art, livres, films, théâtre, paintings,
témoignages, thèses, etc…
• Humainement donc : ces dénis sont des dénis des Droits Humains,
des savoirs et de la Connaissance Humaine. De l’ Ethique humaine,
de l’ Histoire humaine.
1. Les faits historiques, au Rwanda, sont connus dans les mêmes
modalités et qualités que les faits historiques relatifs à la Shoah.
2. Ces faits historiques sont l’objet des mêmes qualités d’investiga-
tion de la part de la Justice, des chercheurs, des historiens, des écri-
vains.
3. La qualité des témoignages des survivants et des survivantes ne
laissent aucun doute possible sur les faits et la qualité des faits décrits.
4. Les enseignements et les éducations comme les recherches éduca-
tionnelles relatives à l’enseignement du génocide des Tutsi au
Rwanda, sont référentes à l’« enseignement de l’histoire de la
Shoah », et prouvent encore donc les liens historiques, idéologiques,
criminogènes entre la Shoah et le génocide des Tutsi au Rwanda.

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Connaître donc, et les faits historiques de la Shoah, et les faits


historiques au Rwanda, c’est défendre l’application des Lois punis-
sant les négationnistes des crimes contre l’Humanité et génocides, et
prévenir les récidives.
C’est encore comprendre ce que notre combat contre les Nazis
représente comme combat contre toutes les formes de réapparition
des idéologies génocidaires et négationnistes.
Enseigner l’histoire de la Shoah au XXIème siècle, c’est forcé-
ment enseigner l’histoire du génocide des Tutsi au Rwanda, aussi.
Il est important de comprendre que, si perdurent encore des
négationnistes de la Shoah aujourd’hui, c’est aussi parce que n’ont
pas été enseignés les faits historiques relatifs au génocide des Tutsi au
Rwanda : et parce que n’ont pas été enseignés, depuis 1994, les
conséquences de cette récidive génocidaire au Rwanda, après la
Shoah, pour toute l’Humanité entière.
Nier l’histoire du génocide des Tutsi au Rwanda,
nier les témoignages des rescapés rwandais,
c’est nier les témoignages des rescapés de la Shoah
C’est, par conséquent, nier la Shoah.
Nier l’implication criminelle de la France dans le génocide des Tutsi
au Rwanda, c’est nier une partie de l’histoire de la Shoah, c’est nier l’his-
toire de la criminalité spécifiquement française lors de la Shoah : les
crimes dits « de Vichy ».
Ce qui est aujourd’hui puni en France par les lois anti-négation-
nistes.
C’est pourquoi les témoignages de rescapés du génocide des
Tutsi au Rwanda sont aujourd’hui des fondamentaux qui constituent
notre mémoire collective et notre conscience collective au vingt-et-
unième siècle, soixante-dix ans après la Shoah. n

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JEAN-PAUL KIMONYO

La supercherie
du juge Bruguière
L’ordonnance soit-communiqué présentée au parquet de Paris par le
juge Bruguière en vue d’émettre des mandats d’arrêt internationaux
contre neuf responsables militaires rwandais pour leur participation
présumée à l’attentat contre l’avion du président Habyarimana est
basée sur trois types de preuves :
• des éléments contextuels,
• une preuve testimoniale et
• l’évocation d’une preuve matérielle, deux tubes lance –missiles.

La présente analyse ne traite que de la preuve matérielle sou-


mise par le juge Bruguière. Vu la gravité de l’accusation et le carac-
tère très politique de l’ensemble de la question, la preuve matérielle
se doit d’être sans faille, à même de remporter la conviction du juge
au-delà de tout doute raisonnable selon la formule consacrée.
Les éléments suivants reprennent l’essentiel de la preuve maté-
rielle présentée par le juge Bruguière.1
Le juge Bruguière appuie son plaidoyer sur le fait qu’il a pu
authentifier l’origine et le cheminement des missiles qui auraient
abattu l’avion du président Habyarimana le 6 avril 1994 déclenchant
le génocide.
Les tubes lance-missiles, véritable preuve matérielle qui lui per-
met de retracer partiellement l’origine et le cheminement des missi-
les ayant disparu au Zaïre, la piste du juge Bruguière se base sur un
rapport d’identification de ces tubes lances missiles et sur des photo-
graphies des lanceurs produits par les Forces armées rwandaises en
avril 1994.
Bruguière explique que les numéros d’identification de ces mis-
siles ont été prélevés sur les deux tubes lance-missiles prétendument

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retrouvés abandonnés sur les lieux des faits. Des paysans auraient
découvert les deux tubes abandonnés dans les buissons dans le sec-
teur de Masaka non loin du camp Kanombe et les auraient apportés
aux Forces armées rwandaises qui auraient enregistré leurs numéros
d’identification.
Bruguière explique que le 24 ou le 25 avril 1994, le Lieutenant
ingénieur Augustin Munyaneza avait examiné les deux tubes. Il avait
rédigé un rapport manuscrit relevant les numéros d’identification des
tubes lance-missiles, 04-87-04814 pour l’un et 04-87-04835 pour
l’autre. Ce rapport d’une page a été reproduit en photocopie dans les
annexes du rapport de la mission d’information parlementaire fran-
çaise.2
Les lance-missiles ont été photographiés. Sur ces photos on
peut lire clairement le numéro de référence d’un des tubes lance-mis-
siles qui correspond effectivement à l’un des deux numéros rapportés
plus haut. Ces photos sont elles aussi reproduites dans les annexes du
rapport de la mission d’information.3
Le juge Bruguière a réussi à établir que ces photos ont été remi-
ses à Paris, courant mai 1994, au général Huchon, alors affecté au
ministère français de la Coopération, par le Lieutnant-colonel
Ephrem Rwabalinda, accompagné pour la circonstance par le colo-
nel Sebastien Ntahobari, attaché de défense à l’ambassade du
Rwanda à Paris. Ces clichés ont été ensuite remis par le Ministère de
la Coopération à la Direction du Renseignement Militaire (DRM).4
Le juge Bruguière explique qu’en exécution d’une demande
d’entraide judiciaire, le Parquet militaire de Moscou a établi que les
deux missiles portant les références 04-87-04814 pour l’un et 04-87-
04835 pour l’autre, avaient été fabriqués en URSS et faisaient partie
d’une commande de 40 missiles SA 16 IGLA livrés à l’Ouganda dans
le cadre d’un marché inter-étatique.
Pour le juge Bruguière, vu l’origine ougandaise des missiles et
que, selon lui, l’armement du FPR, y compris ses moyens anti-aériens
provenaient de l’arsenal militaire de l’Ouganda, c’est le FPR qui a
abattu l’avion du président Habyarimana.
Dans sa démonstration, le juge Bruguière cite abondamment le
rapport de la mission d’information dont il tire presque toutes ses
informations relatives aux missiles. Il ne sait que faire confirmer cer-
taines de ces informations par certains témoins presque tous des
opposants au FPR ou des militaires français. La seule véritable infor-

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mation nouvelle par rapport à celle qu’il puise dans le rapport de la


mission d’information est le retraçage confirmé de l’origine des mis-
siles, à savoir leur fabrication russe et leur passage dans l’arsenal mili-
taire ougandais.
Cependant, la piste de ces missiles numéros 04-87-04814 et 04-
87-04835 a été disqualifiée par la mission d’information parlemen-
taire française qui a clairement démontré qu’il s’agissait d’une tenta-
tive de manipulation.
La meilleure façon de procéder ici est de reproduire les conclu-
sions de l’évaluation de la question des missiles de la mission parle-
mentaire d’information.
Pour une bonne compréhension de ces conclusions qui men-
tionnent le professeur Reyntjens, il faut savoir que les numéros de
référence des deux lance-missiles que Filip Reyntjens mentionne
dans son ouvrage Rwanda, Trois jours qui ont fait basculer l’histoire5 cor-
respondent exactement aux numéros du rapport manuscrit du
Lieutenant ingénieur Augustin Munyaneza reproduit dans les
annexes du rapport de la mission d’information.
Voici l’évaluation de la mission parlementaire d’information
des documents ayant trait aux missiles essentiellement le rapport
manuscrit du Lieutenant ingénieur Augustin Munyaneza et les pho-
tographies d’un des lanceurs. Nous reproduisons le texte avec le for-
matage de la version disponible sur internet.

LES ENSEIGNEMENTS DES DOCUMENTS MIS À LA DISPOSITION


DE LA MISSION SUR LE TYPE ET L’ORIGINE DES MISSILES

Afin de compléter les informations résultant des auditions aux-


quelles elle a procédé, la Mission a souhaité disposer de documents
qui lui ont été communiqués, soit par l’exécutif, soit par des témoins
entendus, et dont la liste est jointe en annexe. Parmi ces documents,
certains ont plus particulièrement retenu l’attention de la Mission.
Le ministère français de la Défense a transmis à la Mission des
photos d’identification de lanceur des missiles, prises au Rwanda les
6 et 7 avril 1994, émanant de la direction du renseignement militaire
et transmise à cette dernière par la Mission militaire de coopération.
Étaient joints à cette transmission la photocopie du cahier d’enregis-
trement de la DRM du 22 au 25 mai 1994, ainsi que les photogra-
phies originales d’un missile antiaérien. Les documents étaient éga-

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lement accompagnés de deux listes de missiles de type SAM 16 éta-


blies par la DGSE, la première inventoriant les missiles en dotation
dans l’armée ougandaise, la seconde les missiles récupérés par l’armée
française sur les stocks irakiens au cours de la guerre du golfe.
Il ressort de l’analyse de ces documents et des auditions complé-
mentaires conduites par votre rapporteur :
• que les photographies, prises au Rwanda, n’ont été enregistrées sur
le cahier de la DRM que le 24 mai 1994 ;
• que ces photographies présentent un lanceur – et un seul – dont les
numéros d’identification sont lisibles. Ces numéros correspondent à
ceux de l’un des deux lanceurs évoqués par le professeur Filip
Reyntjens dans son ouvrage sus-mentionné ;
• qu’au terme d’une première expertise de ces photographies, il est
probable que les lanceurs contenant les missiles n’aient pas été tirés
: sur les photocopies des photos, le tube est en état, les bouchons aux
extrémités de celui-ci sont à leur place, la poignée de tir, la pile et la
batterie sont présents ;
• que les numéros de référence des lanceurs fournis (9M322) sem-
blent correspondre à des SAM-16 “ Igla ” dont la référence russe est
9K38.

Compte tenu de ces éléments, il convient de formuler les


remarques suivantes :
• puisque les numéros portés sur le lanceur, dont la photographie a
été transmise par le ministère de la Défense, correspondent à ceux de
l’un des deux missiles identifiés par M. Filip Reyntjens à partir du
témoignage d’un officier des FAR en exil, M. Munyazesa, et puisque
ces photos présentent des lanceurs probablement pleins, c’est donc
que les missiles identifiés par l’universitaire belge ne constituent vrai-
semblablement pas l’arme ayant servi à l’attentat, sauf à considérer
que les dates d’enregistrement du cahier de la DRM sont erronées ;
• dans le bordereau de transmission à la Mission des photographies
de missiles, communiquées par la MMC à la DRM, comme dans le
cahier d’enregistrement de ces photographies par la DRM, il n’est
fait à aucun moment mention de l’auteur de ces documents photo-
graphiques, ni du lieu de leur prise, ni des conditions de leur achemi-
nement vers les administrations centrales françaises, ce qui altère
singulièrement la portée de ces éléments.

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Interrogés sur l’origine de ces photographies et sur les raisons


pour lesquelles leur existence n’avait pas été mentionnée à l’occasion
des auditions auxquelles ils avaient participé, MM. Michel Roussin,
ancien Ministre de la Coopération exerçant la tutelle politique sur la
MMC et Jean-Pierre Huchon, ancien Chef de la MMC, ont tous
deux indiqué qu’ils ne se souvenaient pas avoir été destinataires de
ces documents au moment de leur enregistrement, alors même que la
MMC est, selon le bordereau communiqué par le ministère de la
Défense à la Mission, l’administration par laquelle ont transité ces
photographies, en 1994, avant de parvenir à la DRM. Il convient
également de noter que, selon les informations dont dispose la
Mission, ces documents auraient été extraits en 1998 des archives du
ministère de la Coopération, avant d’être mis à la disposition du
Parlement en vue de l’accomplissement de ses travaux.
Dans son ouvrage, le professeur Filip Reyntjens indique que les
lanceurs, dont il communique les numéros, auraient été récupérés à
proximité de Masaka, aux environs du 25 avril 1994. Or, les photo-
graphies correspondant à l’un de ces lanceurs n’auraient été enregis-
trées par la DRM dans ses cahiers qu’un mois plus tard, le 25 mai,
sans qu’aucune explication n’ait permis à la Mission de comprendre
les raisons de ce délai, ni de déterminer les conditions d’achemine-
ment de ces documents.
Il ressort enfin que les missiles identifiés par M. Filip Reyntjens
et correspondant, pour l’un d’entre eux, aux documents photographi-
ques évoqués, entrent dans la série ougandaise et non dans la série
française.

Ces constats ne fixent cependant aucune responsabilité dans l’ac-


complissement de l’attentat. Par delà les doutes déjà exprimés
concernant la fiabilité des photographies mises à la disposition de la
Mission, nous savons de sources concordantes, que les forces armées
rwandaises avaient récupéré, en 1990 et 1991, sur le théâtre des opé-
rations militaires et sur le FPR des missiles soviétiques, qu’elles
auraient pu utiliser pour perpétrer l’attentat.
Ces missiles sont évoqués dans un télégramme de l’attaché de
défense français en date du 22 mai 1991: “l’état major de l’armée rwan-
daise est disposé à remettre à l’attaché de défense un exemplaire d’arme de
défense sol-air soviétique de type SA 16 récupéré sur les rebelles le 18 mai
1991 au cours d’un accrochage dans le parc de l’Akagera. Cette arme est
neuve ; son origine pourrait être ougandaise ; diverses inscriptions, dont le

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détail est donné si après seraient susceptibles d’en déterminer la prove-


nance ” (cf. annexe). “ Dans le cas ou un organisme serait intéressé par
l’acquisition de cette arme, je vous demande de bien vouloir préciser sa
destination et les modalités relatives à son transport en France” conclut
l’attaché de défense, M. Galinié.
Par ailleurs, dans une correspondance qu’il a adressée à la
Mission, consécutivement à la publication par Libération d’un article
rendant compte de la mission des deux rapporteurs à Kigali,
Sébastien Ntahobari, ancien commandant de l’aviation militaire
rwandaise, a fait part des informations dont il disposait concernant
les moyens sol-air en dotation au sein du FPR, corroborant ainsi pour
partie les éléments d’information détenus par le Colonel René
Galinié.
L’inscription des missiles dans une liste ougandaise ne désigne
pas pour autant le FPR comme l’auteur de l’attentat, pour les raisons
suivantes :
• les extrémistes hutus, qui ne disposaient pas de moyens antiaériens,
auraient pu utiliser ceux récupérés sur le FPR pour perpétrer l’atten-
tat contre l’avion présidentiel, en ayant recours soit à des mercenai-
res, soit à des militaires rwandais spécialement formés au maniement
de telles armes ;
• puisque de vrais doutes subsistent concernant la date et les condi-
tions de prise des photographies mises à la disposition de la Mission,
rien n’exclut qu’il s’agisse de missiles récupérés sur le FPR et photo-
graphiés par les FAR avant ou après le 6 avril ;
• enfin, la France ayant été accusée, à plusieurs reprises, par certains
journalistes ou observateurs étrangers, d’avoir de près ou de loin
prêté sa main aux auteurs de l’attentat, pourquoi aurait-on attendu
quatre années pour apporter la preuve de la culpabilité du FPR et de
l’Ouganda, sur le fondement de ces photographies et des listes de
missiles qui les accompagnent ?

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LES QUESTIONS EN SUSPENS

De l’examen attentif des éléments mis à la disposition de la


Mission d’information comme des auditions effectuées en vue de
compléter
` cet examen, il ressort quelques constations :
• la probabilité étant forte que le missile photographié n’ait pas été
tiré, ce missile ne peut en aucune manière être considéré de façon
fiable comme l’arme ayant abattu l’avion du Président Juvénal
Habyarimana ;
• la photographie de ce missile, jointe en annexe, faisant apparaître
l’un des numéros qui correspondent à ceux publiés par M. Filip
Reyntjens, il y a donc peu de chance que les missiles identifiés par
l’universitaire belge correspondent à ceux qui ont effectivement servi
à abattre l’avion du Président Juvénal Habyarimana ;
• on remarque la concordance entre la thèse véhiculée par les FAR
en exil (cf. documents transmis par M. Munyasesa à M. Filip
Reyntjens) et celle issue des éléments communiqués à la Mission
visant à désigner sommairement le FPR et l’Ouganda comme auteurs
possibles de l’attentat (cf. photographies et listes de missiles en
annexe). Cette hypothèse a été avancée par certains responsables
gouvernementaux français, sans davantage de précautions, comme
en témoignent les auditions de MM. Bernard Debré, ancien Ministre
de la Coopération, ou François Léotard, ancien Ministre de la
Défense ;
• puisque les informations concordantes dont ont disposé à la fois les
parlementaires de la Mission et certains universitaires – bien qu’elles
aient été véhiculées par des canaux différents – apparaissent comme
étant d’une fiabilité très relative et comme elles ne parviennent pas
à désigner l’arme de l’attentat, la question se pose de savoir la raison
d’une telle confusion. L’intervention des FAR en exil dans cette ten-
tative de désinformation ne les désigne-t-elle pas comme possibles
protagonistes d’une tentative de dissimulation ? À moins que sincè-
res, les FAR en exil aient elles-mêmes été manipulées mais, dans ce
cas, par qui ?

Source : Assemblée Nationale, Mission d’information commune,


Enquête, Tome I, page 242-245 sur la version sur Internet.
assemblee-nationale.fr/dossiers/rwanda/r1271.asp#P3836_543860

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CONCLUSION

Cet extrait du rapport de la mission parlementaire d’informa-


tion montre sur ce point la probité des parlementaires de la mission
d’information qui ont refusé, sur une question aussi grave, de se lais-
ser manipuler par les ex-FAR, par la Direction du Renseignement
Militaire et les anciens ministres Debré et Léotard. Les parlementai-
res ont même dénoncé cette tentative de manipulation, même si,
s’agissant des institutions et personnalités françaises, ils le font à
demi-mots.
Ce faisant, ils ont disqualifié la piste des missiles numéros 04-
87-04814 et 04-87-04835 qui s’avère être une tentative de manipu-
lation, même s’il est prouvé que ces deux missiles provenaient de
l’arsenal militaire de l’Ouganda.
La manœuvre est assez simple. Il est attesté que des missiles sol-
air ont été saisi du FPR durant les combats dans l’est du pays. Ainsi,
les FAR avaient récupéré le 18 mai 1991 lors d’un accrochage avec
les troupes du FPR un missile SAM 16 numéro 04-87-04924.6 Ce mis-
sile a été identifié par le Parquet militaire de Moscou comme faisant
partie de la série de 40 missiles vendus à l’Ouganda au même titre que
les deux autres missiles qui nous préoccupent. Rien ne dit que ce soit
le seul missile SAM 16 qui ait été récupéré dans ces conditions.
Après l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, les
FAR ont du ressortir deux de ces missiles en prétendant qu’ils les
avaient trouvé sur les lieux de l’attentat. Les FAR ont produit un rap-
port d’identification avec les numéros de référence et ont photogra-
phié des missiles SAM 16. Sur les photos un seul numéro est visible
et correspond à un des deux numéros du rapport d’identification des
tubes lance-missiles. Seulement, ils ont oublié de tirer les missiles, ce
qui fait que les photos présentent des tubes lance-missiles chargés7.
Ces missiles, dont un est clairement identifié, ne peuvent donc pas
avoir servi à descendre l’avion présidentiel.
C’est cette grossière tentative de manipulation, éventée depuis
1998, que le juge Bruguière tente de recycler en en faisant une des
bases principales de son accusation contre le président Kagame et ses
collaborateurs militaires.
Enfin, au 17 novembre 2006, date de la signature de son ordon-
nance de soit-communiqué, le juge Bruguière ne pouvait pas ne pas

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savoir que le TPIR à Arusha détient la preuve que l’armée rwandaise


le 6 avril 1994 possédait des missiles SAM 16 qui lui avaient été
livrés par l’Egypte.
Il est donc assez évident que le juge Bruguière fait preuve de
malhonnêteté intellectuelle en tirant la seule preuve matérielle qu’il
présente des travaux de la mission d’information parlementaire fran-
çaise tout en se gardant, ne fusse que pour la réfuter8, d’en reproduire
l’évaluation qui dénonce une manœuvre de manipulation. Le juge
Bruguière se fait ainsi sciemment le relais de cette tentative de mani-
pulation concoctée par des responsables militaires des FAR tenus
pour responsables du génocide, comme le Colonel Bagosora9 et des
militaires français. n

Jean-Paul Kimonyo, Ph.D. Analyste politique. Docteur en sciences politiques de l’uni-


versité de Montréal/Canada ; ancien attaché de presse à la vice-Présidence de la
République ; ancien directeur du Centre de gestion des conflits/UNR ; coordinateur et
rédacteur principal du rapport 2005 du PNUD sur le développement humain/Burundi ;
actuellement membre de la Commission chargée de rassembler les preuves de l’implica-
tion de l’État français dans le génocide des Tutsi de 1994 au Rwanda.

NOTES

[1] Ces éléments se retrouvent de la page 35 à la page 45 de l’Ordonnance de soit-communiqué.


[2] Assemblée Nationale, Mission d’information commune, Enquête, Tome II, Annexes, p. 265.
[3] Ibid, p. 263-264.
[4] Le retraçage de l’itinéraire de ces photos jusqu’à la Direction du Renseignement Militaire
(DRM) français est un apport du juge Bruguière. Le DRM n’avait pas jugé bon de donner
ces informations à la mission d’information parlementaire.
[5] Filip Reyntjens, Rwanda. Trois jours qui ont fait basculer l’histoire, Cahiers Africains n°16,
1995, p. 44-45.
[6] Les FAR l’avaient remis au Colonel René Galinié, alors Attaché de défense et Chef de la
mission militaire de coopération, qui avait rédigé un rapport circonstancié à l’époque
reproduit dans les annexes du Rapport de la mission d’information.
[7] Au-delà de l’expertise commanditée par la Mission d’information parlementaire, tout un
chacun peut aussi le constater de façon très évidente en regardant les photos reproduites
dans les annexes du rapport de la dite mission.
[8] En soumettant par exemple les photos des lance-missiles et le rapport d’identification à une
contre-expertise.
[9] Le juge Bruguière a interrogé le colonel Bagosora et le major Ntabakuze dans leur lieu de
détention à Arusha qui lui ont confirmé avoir vu les deux tubes lance-missiles en question
à l’Etat-major des FAR et ils lui ont fourni une copie du rapport d’identification établi par
le lieutenant Augustin Munyaneza.

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MICHEL SITBON

Balladur,
l’inconscient
En 1993, les élections législatives portaient une majorité de
droite à l’Assemblée nationale. Son leader, Jacques Chirac, ne
souhaitant pas rejouer l’expérience de la cohabitation avec
François Mitterrand qui, de 1986 à 1988, lui avait relative-
ment mal réussi, c’est son adjoint, Édouard Balladur, qui se
retrouva à Matignon.
Seize ans plus tard, en 2009, Balladur aura ressenti le besoin de
revenir sur cette expérience dans un livre au titre paradoxal, Le
pouvoir ne se partage pas, pour rendre compte dans le détail de
comment se négociait, au jour le jour, le partage du pouvoir
entre le Président de la République et « son » Premier ministre,
tout au long des deux années qui auront précédé l’élection pré-
sidentielle de 1995 et la prise du pouvoir par Jacques Chirac.
Sous-titré « conversations avec François Mitterrand », le livre
de Balladur se présente comme un journal de bord, rendant
compte jour après jour de ses entretiens avec le Président.
Vraisemblablement retravaillé, il n’en s’agit pas moins manifes-
tement des notes que le premier ministre pouvait prendre quoti-
diennement, comme pour ne rien oublier.
Édouard Balladur était le chef du gouvernement au temps du géno-
cide. Pendant longtemps, il sera parvenu à faire valoir qu’il n’y aurait
été pour rien. Au contraire, il aurait incarné à la tête de l’État une
tendance “raisonnable”, s’opposant en particulier à une opération
Turquoise offensive, à la fin du génocide, dont le mandat aurait pu
être de s’affronter au FPR qui venait de libérer le Rwanda des forces
génocidaires, si l’on avait suivi le projet de Mitterrand. Balladur a fait
savoir aussi largement possible qu’il aurait été farouchement opposé
à une telle stratégie, et le rappelle d’emblée dans son livre : il ne
pouvait accepter qu’« une opération humanitaire, limitée dans le
temps ». Il s’agissait, dit-il, d’éviter de « nous embourber seuls dans une
opération de type colonial ».

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On s’était étonné, en 1998, de le voir arriver devant la commis-


sion Quilès avec trois de ses ministres, tous quatre particulièrement
arrogants dans le contexte de ces auditions parlementaires où, d’or-
dinaire, les responsables politiques et militaires comparaissaient indi-
viduellement pour répondre aux questions des députés. S’était alors
distingué le ministre de la coopération de 1994, l’ancien directeur de
cabinet de Chirac à la mairie de Paris, également ancien n°2 de la
DGSE, le « gendarme » Michel Roussin.
Mitterrand aurait ironisé lors de la nomination de ce dernier à
la Coopération : « ce sont les mamelles africaines… », dit-il. Sans
contester que le spécialiste de la caisse noire de l’Hôtel de Ville
puisse avoir quelques compétences pour s’occuper des finances occul-
tes africaines – ce que François-Xavier Verschave appelait « la
France-à-fric » –, le chef du gouvernement prenait la défense de son
ministre en retournant le compliment : « Il me semble que beaucoup
s’y abreuvent ! » – répondait-il à Mitterrand – admettant comme
naturelle la corruption généralisée de la politique africaine !
« Autre chose : je tiens chaque semaine, après le Conseil des
ministres, un Conseil restreint consacré aux problèmes de
défense. Y participent les ministres des Affaires étrangères, de la
Défense, de la Coopération », l’informe Mitterrand.
Balladur répond que non seulement il entend y participer, mais
qu’il compte organiser
« la veille, le mardi à 18 heures, un comité à Matignon avec les
ministres responsables et [les] collaborateurs [de l’Élysée] ». «
Ainsi les questions seront-elles débrouillées afin que nous par-
lions ensemble, le mercredi matin, avant le Conseil restreint. »
Et Mitterrand de préciser :
« Entendu. Mais c’est lors du Conseil restreint que je préside que
les décisions seront prises. »
C’est ainsi qu’on dispose d’une chaîne de responsabilités extrê-
mement précise. On pourra toujours discuter de savoir si Mitterrand
avait institué ces « Conseils restreints » pour compromettre le gou-
vernement dans la conduite des affaires militaires particulièrement
audacieuse qu’il pratiquait en cette fin de règne. On sait que les prin-
cipes et la pratique de la Vème République, lui permettaient tran-
quillement, en tant que chef des armées et titulaire du « domaine
réservé » des affaires étrangères, de mener sa politique sans deman-
der son avis au Premier ministre. Les dispositions du « COS », ce
« commandement des opérations spéciales » qu’il avait institué – par

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simple arrêté ! – en 1992, l’autorisaient de plus à donner ses instruc-


tions directement aux unités sur le terrain, par l’entremise du chef
d’état-major des armées – l’amiral Lanxade, qui avait été précédem-
ment son chef d’état-major particulier. Et ce sous le sceau du plus
grand secret, sans en référer à qui que ce soit d’autre.
De toute évidence, Mitterrand « compromettait » ainsi ses
« adversaires » politiques. Mais surtout, on comprend qu’il se prému-
nissait contre toute critique, sécurisant sa politique alors qu’il enga-
geait l’armée et l’administration françaises sur le terrain particulière-
ment problématique d’un crime imprescriptible.
Seize ans plus tard, que peut répondre Édouard Balladur ? Rien.
Il ne lui reste qu’à mentir :
« Le premier Conseil de défense fut consacré, comme pratique-
ment chaque fois par la suite, à la Bosnie », écrit-il.
Et justement, non : le premier « conseil restreint du vendredi
2 avril 1993 » portait « sur le Rwanda », ainsi qu’en atteste son
compte-rendu, œuvre d’Hubert Védrine semble-t-il, qui fait partie
des « archives Mitterrand » dont nous disposons – document que
nous reproduisons à la fin de cet article.
On dispose également de nombre de comptes-rendus de ces
« conseils restreints » hebdomadaires, datant de 1993, avant même
la prise du pouvoir de Balladur comme après, et de 1994, qui tous
portent sur le Rwanda – et parfois sur le Rwanda et la Bosnie.
Mais pourquoi donc ment-il de façon si éhontée, l’ancien pre-
mier ministre de la République au temps du génocide ?
Souvenons-nous de ce qui s’était dit, ce 2 avril 1993, un an avant
l’assassinat de Juvénal Habyarimana et le déferlement de l’horreur.
François Léotard, tout nouveau ministre de la Défense, com-
mençait par demander un « renforcement » du corps expéditionnaire
français « qui pourrait aller jusqu’à 1200 hommes ». Soit un quadru-
plement des effectifs. « La situation est redoutable », expliquait-il.
L’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, renchérissait :
« Il faut envisager de recourir à l’action directe de nos forces. »
« Nous ne pouvons pas partir », expliquait Alain Juppé, minis-
tre des Affaires étrangères. Un tel départ supposait « des risques de
massacres », et surtout « un risque de défiance africaine vis-à-vis de la
France ». Il reconnaissait néanmoins que « par contre, si nous renfor-
çons, nous nous enfonçons dans ce dossier »...

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Michel Roussin, ministre de la Coopération, informait de ce


qu’il allait falloir « recompléter les matériels et les munitions ». Il
reconnaissait que son ministère avait déjà « beaucoup de dettes vis-à-
vis du ministère de la Défense », mais considérait devoir « participer
plus activement à ce dossier ».
Puisque tout le monde était d’accord, Mitterrand pouvait inter-
venir, souverain :
« – Cela se passera sûrement comme cela car cela dépend de
Monsieur le Premier Ministre. »
Et, lui donnant la parole :
« – Monsieur le Premier Ministre ? »
« – Nous devons être davantage présents », dit Édouard
Balladur. « Nous pouvons mettre un millier [d’hommes] de plus.
[…] Il faut apporter des moyens supplémentaires à nos forces. »
Mitterrand expliquait aux nouveaux ministres que d’ordinaire
sa politique consistait à ne pas intervenir dans les conflits intérieurs,
« s’il y a un conflit tribal ». Mais il fallait comprendre que, là, c’était
différent, « car il y a le problème tutsi »...
« – On doit faire comme vous l’avez souhaité, Monsieur le
Premier Ministre », concluait le Président.
Il se trouve qu’on dispose, dans ces « archives Mitterrand », d’un
deuxième compte-rendu de cette réunion de Conseil restreint de
défense du 2 avril 1993 dont Édouard Balladur se souvient si mal.
On apprend là qu’en plus des membres du gouvernement et du
Président, assistaient à cette réunion une dizaine de fonctionnaires
attachés aux divers ministères ou à la présidence. Pour l’Élysée, il y
avait là Hubert Védrine, le général Quesnot, chef d’état-major parti-
culier du Président, et Bruno Delaye, chargé des affaires africaines.
Pour Matignon, l’amiral Lecointre, chef du cabinet militaire du
Premier ministre. On notait la présence également du secrétaire
général de la défense nationale, monsieur Fougier. Pour le Quai
d’Orsay, son secrétaire général, monsieur Boidevaux. Pour le minis-
tère de la Défense étaient présents, en plus de l’amiral Lanxade, le
directeur de cabinet du ministre, monsieur Nicoullaud, et le chef de
son cabinet militaire, le général Rannou. Enfin, monsieur Denoix de
Saint-Marc, secrétaire général du gouvernement, complétait l’effec-
tif de cette réunion « restreinte ».

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Beaucoup plus sommaire, ce deuxième compte-rendu, décoré,


lui, d’un tampon « secret », comporte des différences relativement
au premier. D’abord quant au renforcement du « dispositif », on
parle là de 1200 à 1500 hommes, là où le premier plafonnait à 1200.
La décision d’Édouard Balladur d’envoyer mille hommes reste
néanmoins là même. Apparaît toutefois une nuance : « si la situation
[devait] se prolonger », « nous devrions réexaminer notre position »,
aurait suggéré le premier ministre.
Autre nuance intéressante, lorsque Mitterrand prend la parole,
c’est pour reconnaître d’emblée que cette intervention a lieu « bien
que la France ne soit pas liée au Rwanda par un accord de coopération en
matière de Défense ».
Curieusement, ce compte-rendu très bref se conclut en attri-
buant à François Mitterrand la responsabilité de ce qui est arrêté de
ce jour-là : « Il décide de renforcer les troupes stationnées à Kigali. »
Or, on a pu voir dans le précédent compte-rendu, plus détaillé, com-
ment au contraire Mitterrand avait pris grand soin de laisser au
Premier ministre le soin de la « décision » sur laquelle tout le
monde était manifestement d’accord.
Autre « nuance » : ce deuxième compte-rendu comporte un
deuxième paragraphe qui, effectivement, évoque la situation en
Bosnie-Herzégovine. Ainsi, Balladur ne serait qu’un demi-menteur…
En en-tête du premier document apparaît le nom d’Hubert
Védrine, qui en est éventuellement l’auteur. Parmi les nuances, il
énumère les présents en mentionnant le général Huchon, chef de la
Mission militaire de coopération, omis dans la liste pourtant très
détaillée des présents rapportée sur le deuxième document.
On relève aussi que Védrine intitulait son document « Conseil
restreint » « sur le Rwanda », alors que le deuxième indique en titre
que ce « conseil restreint » portait sur la « situation en Afrique et dans
l’ex-Yougoslavie ».
Nuances. Quant au fond, ces deux textes redisent bien la même
chose : ce 2 avril 1993, pour le premier « conseil restreint de défense »
du tout nouveau gouvernement d’Édouard Balladur, la décision était
prise d’envoyer mille hommes de plus au Rwanda, dans une situation
« difficile » – au risque de « s’enfoncer dans ce dossier », selon le mot
du ministre des affaires étrangères, Alain Juppé.

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Et c’est bien à la date du même 2 avril que, dans son livre,


Édouard Balladur présentant ses souvenirs sous la forme d’un journal
de bord, affirme, page 55 : « Le premier conseil de défense fut consa-
cré, comme pratiquement chaque fois par la suite, à la Bosnie. » Ne crai-
gnons pas de nous répéter ici en réaffirmant que ce monsieur est un
menteur, non pour le plaisir qu’il peut y avoir à insulter le premier
ministre du temps du génocide, mais bien plutôt pour insister sur la
question que nous posions déjà plus haut : pourquoi ment-il ?
En d’autres termes : qu’a-t-il donc à cacher ?
Ce qui est presque amusant dans ce troisième compte-rendu que
donne seize ans plus tard l’ancien premier ministre, c’est qu’il est en
fait bien plus détaillé que les deux précédents issus des archives
Mitterrand, occupant quasiment trois pleines pages de son livre, alors
que les récits « administratifs », dû à Védrine pour l’un et à on ne
sait qui pour le deuxième, faisaient un ou deux feuillets dactylogra-
phiés avec de larges interlignes…
Le récit circonstancié qu’Édouard Balladur donne de ce premier
conseil restreint, « consacré à la Bosnie » selon lui, nous permet de
connaître le détail de ses analyses et de ses prises de position sur « la
politique de la France dans l’ex-Yougoslavie ». Il voyait bien que nous
paraissions « accusés de faire le jeu des Serbes ».
« On ne pouvait demeurer passif face au regroupement ethnique
auquel il était procédé. »
Ne craignant aucune contradiction, il affirme que « le devoir
d’ingérence » lui semblait « mieux que nécessaire, légitime », mais pré-
cise que « dès [son] arrivée à Matignon » – dès ce jour-là donc –, il
devait s’« opposer au renforcement de notre contingent ». Faut-il en
conclure que monsieur Balladur dit n’importe quoi, à tout propos ?
Ce qui est curieux en tout cas, c’est qu’il se souvienne si bien de
s’être opposé au renforcement du contingent militaire français en Bosnie
et qu’il ait complètement oublié sa première décision grave de Premier
ministre : l’envoi de mille hommes supplémentaires au Rwanda.
On dispose, par la presse, d’une quatrième version de ce conseil
restreint au cours duquel était décidée une aggravation sensible de
l’intervention française au Rwanda. Aggravation qui conduirait un
an plus tard au génocide d’un million de personnes. Ce pourquoi on
a pu qualifier cette réunion d’équivalent de la “conférence de
Wanssee”, au cours de laquelle était décidé, le 20 janvier 1942, de
mettre en œuvre les moyens qui conduiraient à l’extermination des
juifs d’Europe.

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Le 2 avril 1993 de même, était décidé de donner tous les


moyens qu’il faudrait à une politique qui consistera essentiellement
dans les mois suivants à recruter, organiser et entraîner les milices
Interahamwe destinée à régler radicalement le « problème Tutsi »
dont parlait François Mitterrand. Quelques mois plus tard, en juillet,
entrait en action la principale arme de ce génocide de l’âge des
médias modernes, la radio qui permettrait de chauffer à blanc ces
milices, la tristement célèbre Radio Mille Collines.
Le lendemain de ce « conseil restreint » décisif, il en était donc
rendu compte dans la presse. Et c’est Jacques Isnard qui en parlait,
dans Le Monde daté du 4 avril, pour n’évoquer d’ailleurs que ce qui
portait sur le Rwanda – mais le premier ministre ne lisait peut-être
pas le journal... On trouve cet article dans la succession des « archi-
ves Mitterrand », juste après les compte-rendus que nous évoquions à
l’instant. Le chroniqueur militaire du quotidien du soir mentionnait
en effet
« [la] réunion présidée, à l’Élysée, par François Mitterrand et ras-
semblant – outre le premier ministre Édouard Balladur – le minis-
tre d’État, ministre de la défense, François Léotard, le ministre
des affaires étrangères, Alain Juppé, et le ministre de la coopéra-
tion, Michel Roussin ».
On parle bien de la même réunion.
Par contre, disposant aujourd’hui des compte-rendus officiels de
cette réunion, nous pouvons nous permettre de relever une grossière
inexactitude dans l’article d’Isnard : « La France maintient au
Rwanda deux compagnies et un détachement d’assistance militaire », dit-
il, « soit quelques quatre cents hommes, principalement basés à
Kigali »… Alors que, comme on sait, il a été question à cette réunion
d’augmenter cet effectif de 1200 ou 1500 hommes, pour que finale-
ment Édouard Balladur décide d’en envoyer un millier. C’était bien
ça l’information du jour. Et le journal du lendemain produisait ainsi
une flagrante contre-vérité.
Accordons à Isnard qu’il ne mentait pas forcément, lui. Il ne
faisait que reproduire servilement ce qu’on lui avait dit. Comme tous
les jours. Ce journaliste s’était fait ainsi le porte-parole de l’armée. Et
ses articles s’en ressentiront lourdement, tout le long de la crise rwan-
daise, ainsi que l’a montré Jean-Paul Gouteux dans son essai, Le
Monde, un contre-pouvoir ? consacré à la désinformation constante
dont a été objet le Rwanda dans ce qu’il appelait « le quotidien de
référence ».

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On comprend que ces questions de la vérité et du mensonge


finissent par devenir centrales dans une politique d’une telle enver-
gure criminelle. On comprend aussi que les citoyens puissent avoir
du mal à se faire une opinion sur la politique de leur État, lorsqu’ils
sont abreuvés de fausses informations, que ce soit au moment des
faits, dans le journal du jour, ou seize ans après, dans les mémoires
d’un premier ministre.
Bien plus « détaillé » que les exposés gouvernementaux, l’arti-
cle du journaliste n’aura pas été inclus pour rien dans les archives
présidentielles. On y « apprend » surtout combien le FPR serait
menaçant. « Selon des analystes français de renseignement », dit
Isnard, le FPR ne respecterait pas les accords de Dar es Salaam, signés
début mars, « lui prescrivant de se retirer sur les positions qu’il occupait
avant l’attaque du 8 février ». On notait « l’arrivée sur le terrain de
matériels lourds et de munitions supplémentaires ». On pouvait même
entrer dans le détail des « bitubes de 37mm », « lance-roquettes de
107mm », « ou de mortiers » dont aurait été doté le FPR.
Isnard était par contre muet sur l’équipement fourni par la
France aux FAR qui combattaient ce FPR. Quant à la nécessité de
« recompléter les matériels et les munitions » admise la veille par le
ministre de la coopération, Michel Roussin, en conseil restreint
comme on l’a vu, elle n’était même pas évoquée. Peut-être les « ana-
lystes français de renseignement » qui l’informaient n’avaient-ils pas
cru bon de lui faire part de certains “détails” ?
Mais le journaliste du Monde oubliait surtout de mentionner, ce
qu’il ne pouvait pas ne pas savoir, que ces accords de Dar es Salaam
avaient convenu aussi du retrait des « troupes étrangères », ce dont
la France n’avait tenu aucun compte, alors même que cette clause des
accords concernait en premier chef l’armée française.
Et alors que le gouvernement venait de décider du plus que tri-
pler le contingent français au Rwanda, Le Monde annonçait tranquil-
lement le « retrait de deux compagnies », « (trois cents hommes) ».
Ainsi ne resterait au Rwanda que le « détachement d’assistance »,
« présent en application de l’accord du 18 juillet 1975 », auquel il fallait
toutefois ajouter « deux autres compagnies françaises », « autour de
l’aéroport de Kigali », « prêtes à évacuer les ressortissants étrangers »…
En conclusion de son article, le propagandiste d’État affecté au
« quotidien de référence » évoquait ce qui semble bien avoir été un
problème sérieux pour les « analystes » français : le FPR réclamait
que la future armée rwandaise soit neutralisée, « en demandant en

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particulier que ses troupes puissent entrer à hauteur de 50%, voire 60%,
dans la nouvelle armée unifiée du pays ». Cette disposition d’une
armée à 50/50 sera effectivement retenue – le FPR se voyant attri-
buer 40% des effectifs de la troupe et 50% de l’encadrement – dans
les accords d’Arusha qui seront signés quelques mois plus tard, en
août. On a pu vérifier ultérieurement, en particulier lors des audi-
tions de la Mission d’information parlementaire française, en 1998,
combien les hommes de Mitterrand, aussi bien Hubert Védrine que
le général Quesnot, considéraient cette clause comme inacceptable
– ainsi que cet article pouvait l’annoncer dès avril 1993.
Le document suivant des « archives Mitterrand » fait état d’un
autre « conseil restreint », moins d’une semaine plus tard, en date du
7 avril, un an, jour pour jour, avant le début du génocide. Celui-ci est
à en-tête d’Hubert Védrine, mais comporte à la main le nom de
« F. Carle » – que l’on voit apparaître ailleurs avec son prénom :
Françoise Carle –, et s’inspire de la graphie du deuxième document
du 2 avril, y compris pour son titre : « Situation en Afrique et dans
l’ex-Yougoslavie ». Également tamponné « secret », ce document
succinct comporte deux paragraphes, dont le premier consacré à la
Bosnie. On y voit Balladur comme Mitterrand très opposés à l’éven-
tualité de l’entrée de troupes turques « dans le dispositif de l’OTAN »
qui « serait de nature à entraîner une guerre générale dans les Balkans ».
L’esprit des croisades intact.
Le deuxième paragraphe, consacré au Rwanda, est l’objet d’un
point sommaire.
« Le Président de la République acquiesce à la demande de M.
Roussin qu’une mission légère État-major des armées-
Coopération soit envoyée sur place pour définir les conditions
d’emploi de nos forces. […] Il est d’accord pour que nous nous
bornions, en l’état, à préparer le renforcement de notre détache-
ment à Kigali » [ainsi que cela avait été décidé le 2 avril].
Est évoqué, dans un troisième paragraphe, le Cambodge, où l’ar-
mée française intervenait, comme en Bosnie, pour l’ONU.
« En conclusion, le Président de la République fait part de son sou-
hait de ne pas pérenniser ce conseil restreint hebdomadaire »… Balladur
propose que de telles réunions soient convoquées « en fonction des
résultats de la réunion tenue tous les Mardis, au niveau des collabora-
teurs » – à Matignon. « Par ailleurs, il ressent la nécessité, pour son
information personnelle, de faire le point sur l’engagement des forces fran-
çaises en dehors du territoire national. »

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Pour cette réunion du 7 avril aussi, on dispose d’un deuxième


compte-rendu, très différent dans sa forme, s’intitulant « conseil res-
treint du 7 avril 1993 », sous-titré « Rwanda ».
« – La situation a-t-elle évolué ? » demande le Président en
ouverture de séance.
C’est le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, qui
répond :
« – Pour l’instant, nous préparons les renforcements. »
« – Est-ce que ça bouge sur le terrain ? » insiste Mitterrand.
C’est son chef d’état-major particulier, le général Quesnot, qui
répond cette fois :
« – Le FPR est toujours présent sur les positions qu’il devait
abandonner. Il a des hommes en civil, mais avec leurs armes. »
Un ange passe. Ces « hommes en civil » suspectés à Paris d’être
« avec leurs armes », ce sont les Tutsi promis au génocide, comme
ceux au massacre desquels l’armée française aurait participé les 13 et
14 mai 1994, ainsi qu’on le découvre dans la récente enquête de
notre collaborateur Serge Farnel [voir dans ce numéro l’interview de
Farnel].
« – La situation n’a donc pas évolué », conclut le Président.
Est notée alors une « intervention en fin de séance » – ce qui
laisse supposer que ces compte-rendus sont très incomplets,
puisqu’on a au contraire l’impression d’être en début de séance après
ces quelques réparties. C’est le ministre de la coopération, Michel
Roussin, qui prend alors la parole :
« – Un effort a été demandé à la coopération. Nous allons le
faire. Je souhaiterais qu’une mission très légère Coopération/État-
major des Armées puisse se rendre sur place pour faire le point, si
le ministre de la Défense en était d’accord. »
Lequel répond aussitôt :
« – Oui, bien sûr. »
Le dernier mot de ce document, dont il est noté que manque la
deuxième page, revient au premier ministre qui dit « effectivement »
souhaiter « faire le point sur plusieurs dossiers ».
Mais cela est-il possible qu’il manque une deuxième page ? Ne
s’agit-il pas là des archives de la Nation ? Ne pourrait-on demander
aux fonctionnaires, grassement payés pour les tenir, de prendre un
peu plus de soin de notre mémoire collective ? Comment peut-on

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admettre que de tels compte-rendus puissent être quasiment contra-


dictoires, si divers dans leur formes, manifestement incomplets et
vraisemblablement inexacts ? Enfin, n’est-il pas de la responsabilité
des bureaucrates qui en ont la charge, de conserver ces papiers de
manière à ne pas en égarer une feuille ?
On comprend, bien sûr, que si la deuxième page « manque »,
c’est bien parce qu’elle a été subtilisée. Or, nous enquêtons sur
l’éventualité d’un crime d’État de première importance. La dispari-
tion de pièces, en elle-même, constitue une indication lourde de ce
qu’il pourrait y avoir là des faits, des propos, des décisions prises par
des représentants de la Nation qui seraient inavouables.
On aimerait en savoir plus sur cette « mission légère » conjointe
du ministère de la coopération et de l’état-major des armées qu’il
aura fallu envoyer au Rwanda pour superviser le « renforcement »
d’un millier d’hommes ordonné par Édouard Balladur qui allait ser-
vir à l’entraînement des milices génocidaires.
De fait, dans ces fameuses « archives Mitterrand », ainsi que
c’est noté à la main – « plus rien avant [le] 3 août 93 », peut-on
lire –, il n’y a plus rien entre ce 7 avril que nous venons d’examiner
et le 3 août. Quatre mois de silence alors qu’est mis en place un « ren-
forcement » du dispositif français au Rwanda – rien de moins que son
triplement, comme on a vu… Et les 3, 4 août, ce dont il sera ques-
tion, c’est de se féliciter de la signature des accords d’Arusha, inter-
venue ce 4 août.
Début août, certaines notes du général Quesnot et des compte-
rendus de Conseil sont publiables. Ce dont il est question alors, c’est
du retrait des troupes, en application des accords. Entre-temps, il
aura fallu escamoter les quatre mois où l’intervention française aura
été au plus haut. C’est l’heure de la structuration du hutu power, à
laquelle avait appelé le précédent ministre, socialiste, de la coopéra-
tion, Marcel Debarge. Avec ses milices, entraînées par des soldats
français, et sa radio, RTLM, dont on a pu dire qu’elle s’inspirait de la
formule d’une radio à succès de la bande FM parisienne, NRJ.
Hutu power+Interahamwe+RTLM : c’est sur cette base qu’au
soir d’Arusha, le colonel Théoneste Bagosora, premier rwandais
élève de l’école de guerre française, pouvait déclarer que puisque
c’était comme ça, puisqu’on acceptait que l’armée soit composée à
50% de soldats du FPR, puisqu’on était prêt à sacrifier le régime
monoethnique sur l’autel de la paix, il allait « préparer l’apocalypse ».

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Comme on sait, neuf mois plus tard, survenait effectivement le


génocide. On s’est déjà posé la question de savoir comment Bagosora
pouvait être si sûr de lui pour prophétiser aussi tranquillement quel-
que chose d’aussi énorme. Il n’est pas exclu qu’on ait là, dans ce
silence des archives, un embryon de réponse. Le régime
d’Habyarimana pouvait compter depuis 1975 sur la coopération de la
gendarmerie française offerte par Giscard. Depuis octobre 1990, le
soutien actif d’unités d’élites de l’armée française lui avait plus d’une
fois sauvé la mise. Mais en 1993, dans l’élan de la radicalisation pro-
posée par Marcel Debarge, le gouvernement d’Édouard Balladur
avait largement fait monter les enchères. C’est dans ce contexte que
Bagosora pouvait annoncer « l’apocalypse ».
Le 7 avril, le journal-mémoires de Balladur rend compte d’un
dialogue avec Mitterrand, « après le conseil » – confirmant qu’il y
avait bien eu deux conseils cette semaine-là, à moins de sept jours
d’écart, sans qu’à aucun moment ne soit expliquée cette précipita-
tion qui faisait déroger au rythme hebdomadaire annoncé, celui-ci à
peine institué. Mais ce jour-là, le président et le premier ministre
n’aurait parlé que de problèmes familiaux de Chirac, touchants de
sollicitude…
Le 8, grand jour, Balladur fait une « déclaration de politique géné-
rale » à l’assemblée nationale. « Je voulais que mon action fût placée
sous le signe de la vérité et de la franchise. » Faut-il ajouter « sic » ?
« Le mensonge est d’un usage fort répandu », peut-il constater en
expert. Laissons la parole à ce connaisseur :
[Il voulait parler] « pas seulement [du mensonge] qui masque la
pensée, dissimule les intentions jusqu’au moment où il y a intérêt
à les découvrir, qui est assez banal, voire légitime...
Je pense à celui, plus pervers, qui consiste à dire sciemment le
contraire de la vérité, à prêcher le faux pour savoir le vrai, à déve-
lopper une conviction différente selon les interlocuteurs ; il ne
faut pas se faire prendre, faute d’y perdre sa réputation, ce qui,
pour beaucoup, n’est certes pas le plus grave, mais surtout son effi-
cacité : un mensonge utile ne peut être le fait d’un menteur avéré
et connu comme tel.
S’il s’agissait seulement d’un jeu entre initiés, rivaux dans la
conquête des places, servant à tromper leurs pairs au Parlement,
au gouvernement, au sein des partis… […] Ce peut être un
grand plaisir de duper… […] un raffinement qui procure… le
sentiment de s’adonner à un art ésotérique et subtil. »
Se regardant peut-être dans un miroir, il ajoute :

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« Combien d’hommes publics ai-je entendu se vanter de leurs


mensonges, en tirer gloire, mais se scandaliser qu’on leur mentît,
ne pas trouver de mots assez durs pour qualifier un comportement
identique au leur ! »
Pour conclure cette intéressante dissertation qui tombe si à pro-
pos dans son récit, Balladur semble tout à coup sincère :
« On affirme souvent que la démocratie ne peut vivre sans la
vérité. Rien de moins sûr : son exercice revient à convaincre
pour entrainer la majorité, ce qui ne rend pas toujours délicat
dans le choix des moyens. »
Face à un si confondant réalisme, on voudrait pousser ici le cri
de l’idéaliste : oui, la démocratie ne peut vivre sans vérité. Si le jour-
nal, comme le mémorialiste ou l’historien disent le contraire de ce
qui se passe, comment le citoyen peut-il déterminer ses choix, com-
ment la collectivité peut-elle se guider ? Ce qui est sûr, c’est qu’une
certaine tradition politique, celle des Balladur et Mitterrand, Chirac
ou Sarkozy, cultive l’« art ésotérique et subtil » consistant à se moquer
de tous pour mener à son paroxysme l’État-gangster. Jusqu’au degré
de l’État-génocidaire.
Le 14 avril, nos archives ne se souviennent de rien, mais
Balladur, lui se souvient d’avoir insisté, en conseil des ministres, « sur
la nécessité de ne pas nous accommoder égoïstement de la permanence de
conflits ethniques ». Il parlait là, bien sûr, de la Yougoslavie. Pas un
mot du Rwanda.
Le 26 mai, toujours pas un mot du Rwanda. Mitterrand fait
l’éloge insistant du directeur de la gendarmerie. Balladur s’étonne de
cette insistance : « J’en aurai l’explication plus tard grâce aux explica-
tions données par la presse sur le rôle de la gendarmerie dans un certain
nombre d’affaires. » Les « gendarmes de l’Élysée » étaient, pourtant,
déjà bien connus – et depuis le début de l’ère mitterrandienne. On
ne le avait pas encore vus au Rwanda par contre – où ils seront
extrêmement présents.
Le 2 juin, toujours pas un mot du Rwanda. Mitterrand et
Balladur arrivent gare de Lyon :
« Lorsque nous descendons du TGV (…), quelques applaudisse-
ments saluent Mitterrand sur le quai. Il me dit :
– Ce sont des immigrés qui doivent applaudir !
– Je suppose qu’ils ignorent que vous venez d’accepter l’inscrip-
tion du projet de loi Pasqua sur l’immigration à l’ordre du jour du
Conseil des ministres. »

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Le 21 juin, lors d’un sommet européen à Copenhague,


Mitterrand intervient :
« Le risque est grand d’un éclatement en ethnies qui se veulent
des États, comme au Moyen-Âge. »
Où donc avait-il appris l’Histoire ? Fascinant de voir comment
l’idéologue voit tout par le prisme de son idéologie. Le marxiste verra
partout de la lutte des classes, et le raciste de la lutte des races. Où
l’aura-t-il vue, cette ethnie qui se voulait État, « au Moyen-Âge » ?
En 1993, au Rwanda ou en Bosnie, par contre…
Le 28 juillet, les deux hommes parlent de l’affaire Elf. Toujours
pas un mot du Rwanda, mais Mitterrand s’exprime sur l’Afrique :
« De toutes façons, en Afrique, il y a des réseaux : le réseau
Pasqua, le réseau Roussin, le réseau Chirac et un petit réseau
socialiste […] (il y revient sans cesse) » [note Balladur entre
parenthèses].
Le 24 novembre, le temps a passé, toujours sans un mot sur le
Rwanda. Ce jour-là sont évoquées bien des choses, dont l’Afrique.
Balladur dit de Mitterrand :
« Il est précis, perspicace, très informé de tout ; comme éclairé
par une lumière surréelle, il considère les problèmes d’une autre
manière que le commun des dirigeants du monde. À ses yeux, la
référence suprême de la politique, c’est l’amour de l’humanité
tout entière, fondé sur la foi en Dieu »… [C’est moi qui souligne.]
Ce dernier témoignage est essentiel – et rare, la religiosité
comme l’antisémitisme de Mitterrand n’étant presque jamais évo-
qués. Essentiel quand on sait combien le crime rwandais est avant
tout un crime de l’Église, dont Mitterrand et Balladur n’auront été,
au fond, que les humbles serviteurs – des soldats de Dieu. Tout
comme les membres des forces spéciales envoyés au cœur de
l’Afrique pour appliquer cette ignoble politique, et comme les exécu-
tants rwandais de ce crime imprescriptible.
Le temps passe, et toujours pas un mot du Rwanda. Arrive le 6
avril 1994, pas un mot. « Nous parlons de mon voyage en Chine. » En
effet, ce jour-là le premier ministre sera loin. Très loin du Rwanda où
l’on assassinait Juvénal Habyarimana et où commençait le génocide
des Tutsi. Balladur ne s’en avise pas.
Le 13 avril, toujours pas un mot du Rwanda :
« Je dis à Mitterrand mon hostilité à l’idée des Affaires étrangè-
res et de la Défense d’assurer à M. Boutros Ghali de la mise à dis-

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position permanente de l’ONU d’un contingent de 10 000 mili-


taires français. »
N’était-ce pas une bonne idée pourtant, et si opportune à
l’heure où le contingent belge se retirait de la Minuar, au Rwanda,
suite au meurtre de dix casques bleus. Mais pas un mot de ça dans les
mémoires d’Édouard Balladur…
Par contre, ce jour-là :
« Mitterrand me parle longuement et spontanément du suicide
de Grossouvre qui s’est tué à l’Élysée vendredi dernier [soit le 7
avril, au lendemain de la mort d’Habyarimana] d’une balle dans
la tête :
– La presse raconte des tas d’histoires, dit Mitterrand. Je n’avais
nullement rompu avec lui. Il venait ici quatre fois par semaine. Il
portait le titre de directeur des Chasses présidentielles, ce qui lui
donnait un certain nombre d’avantages. Je le voyais moins sou-
vent depuis quelques années, mais je le voyais tout de même
beaucoup. Je l’ai reçu la veille, il était en pleine démence sénile,
il le disait lui-même, et comme c’était un homme fier, il en souf-
frait certainement. Il était persuadé qu’on allait l’assassiner, et il
avait dit à Anne Lauvergeon, il y a quelques jours, qu’elle était
elle-même menacée de l’être. Vendredi, il a reçu à l’Élysée, dans
son bureau, un ami médecin qui est un grand chasseur et auquel
il a tenu des propos tels que celui-ci a demandé à me voir tout de
suite et m’a dit : “Il faut faire très attention, il est saisi de pulsions
suicidaires, il va très mal.” J’ai aussitôt demandé au médecin de
service de l’Élysée d’aller le voir, ce qu’il n’a fait qu’au bout d’un
quart d’heure, puisqu’il n’était pas au palais. À ce moment-là,
Grossouvre s’était déjà suicidé. »
Il avait peur d’être assassiné ou il était suicidaire ? Il faudrait
savoir. Ce n’est pas tout-à-fait la même chose. Par contre, pour des
menteurs, de dire tout et n’importe quoi ne fait pas de différence, ça,
c’est sûr.
Le 20 avril, le génocide bat son plein au Rwanda, mais toujours
pas un mot à ce sujet dans le journal de Balladur. Ce jour-là,
Mitterrand évoquera non les Tutsi, mais les Juifs… :
« Il revient sur l’attitude des Juifs, ce qu’il appelle leur intolé-
rance et leur sectarisme… »
Le 18 mai, Libération fait sa couverture sur les responsabilités
françaises au Rwanda, mais le Président et son premier ministre ne
semblent pas avoir eu l’occasion d’en parler.

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« Nous sommes d’accord pour ne pas refuser un appui logistique


français au contingent de 5 500 hommes que l’ONU compte
envoyer au Rwanda. »
C’est tout. Pas un mot de plus sur le sujet, sauf lorsque
Mitterrand évoque « le pauvre Kouchner qui, n’ayant plus de place,
s’est précipité au Rwanda »… Par contre, ce jour-là encore,
Mitterrand évoquera non les Tutsi, mais les Juifs :
« Avez-vous remarqué que la plupart des intellectuels français
qui se passionnent pour la Bosnie et les musulmans, et qui esti-
ment que je n’en fait pas assez, sont juifs ? »
Le 1er juin, près de deux mois après le début du génocide, alors
que celui-ci est en fait pour l’essentiel achevé, les assassins poursui-
vant les rares rescapés des tueries massives d’avril et de mai, Balladur
évoque enfin le Rwanda :
« Sur le Rwanda, je lui dis que nous ne pouvons pas continuer à
rester silencieux et passifs devant le drame qui s’y déroule. »
Le génocide est déjà reconnu par le Pape et par le secrétaire
général de l’ONU. Même le ministre des affaires étrangères de
Balladur, Juppé, a fini par qualifier ce qui se passait au Rwanda de
« génocide ». Le premier ministre français ne semble pas en être là
(et c’est d’autant plus frappant qu’il publie son livre quinze ans plus
tard, tenant en quelque sorte à afficher un parti pris) :
« La guerre civile entre Hutus et Tutsis, déclenchée depuis deux
mois, entraîne d’épouvantables massacres, et un exode des popu-
lations vers l’ouest. »
Ainsi, pour lui, le génocide était une « guerre civile », et ce
dont il fallait s’inquiéter, c’était de « l’exode des populations vers
l’ouest » – cet exode étant celui des « populations » compromises
dans l’entreprise génocidaire. L’exode suivra le génocide du fait de
l’avancée de troupes du FPR, mais plus encore du fait de la prise en
otage dont ces « populations » faisaient l’objet de la part du groupe
génocidaire, qui les poussait devant lui, comme pour se protéger de
la masse de ces millions d’hommes et de femmes, parmi lesquels les
assassins pouvaient s’éclipser. Balladur annonce ce jour-là ce qui sera,
quelques semaines plus tard, l’opération Turquoise, dont l’objet prin-
cipal sera, en effet, de voler au secours de ces « populations » abri-
tant les génocidaires.
« Nous devons prendre une initiative, en appeler à la commu-
nauté internationale. Je demande à Juppé de prendre les premiers

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contacts en vue d’une action collective dont je n’aperçois pas


encore les formes, l’ampleur, ni le mandat. Dans tout le pays,
l’émotion est vive. »
Et ceci n’aurait rien inspiré à Mitterrand, dont le « silence »
atteint un degré surréaliste, Balladur lui prêtant alors cette curieuse
répartie :
« L’institut de sondage le plus fiable est BVA. »
Puis, ils parlent de Giscard, de la Russie, de leurs « désaccords
sur les nominations ».
Le 8 juin, pas un mot sur le Rwanda. Il est question des commé-
morations du cinquantième anniversaire du débarquement en
Normandie, des « onze grands projets de réseaux européens », de la
visite de Bill Clinton, du ministre de la culture, Jacques Toubon, de
la fatigue de Mitterrand – « Je ne suis plus jeune », dit-il –, de la
nomination des commissaires européens, d’un échange au Conseil
des ministres sur le fait qu’il lui avait « transmis ses pouvoirs » pour
assister à un spectacle lors de la commémoration du débarquement à
Caen. Mais pas un mot sur le Rwanda.
Le 12 juin, élections européennes. Pas un mot sur le Rwanda.
Le 15 juin, Conseil des ministres. Mitterrand commente les
élections européennes. Puis, ils discutent longuement de la question
des « nominations ». Pour Mitterrand il importerait de « laisser le
général Fleury un an à la tête d’Aéroport de Paris », après quoi, il sou-
haiterait que lui succède le préfet Chassigneux « qui est à mes côtés et
qui dirige mon cabinet ». Mais ce jour-là, page 244, il va enfin être
question du Rwanda – à l’heure où que les premiers éléments du dis-
positif Turquoise se mettent déjà en place…
« La situation au Rwanda s’aggravait » dit le premier ministre qui
semble ignorer, donc, qu’à cette date le génocide est quasiment
achevé. Ce qui « s’aggravait », en fait, c’était le bruit médiatique...
« La guerre civile endémique entre Hutus et Tutsis entrainait des
massacres dont des centaines de milliers d’hommes, de femmes et
d’enfants étaient les victimes. »
Le premier ministre français n’aurait toujours pas entendu par-
ler du génocide des Tutsi dénoncé de tous côtés.
« Le drame impliquait la France, longtemps présente, trop
présente. »
Il s’en sera rendu compte…

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« Nous devions au plus vite décider quelle serait notre action,


d’autant plus qu’une campagne internationale venimeuse et vio-
lente mettait en cause notre responsabilité »…
Et pourquoi donc ?
« Depuis de nombreuses années, la France apportait son aide au
gouvernement régulier, dominé par les Hutus. »
Voilà qui est factuel.
« Arrivé au pouvoir, j’avais, dès avril 1993, décidé de limiter
notre présence militaire… »
Voilà qui est grossièrement mensonger, comme on a pu le voir
grâce aux compte-rendus des « conseils de défense restreints » qu’il
dirigeait, en avril 1993 justement. Alors qu’il ordonnait l’envoi de
mille hommes supplémentaires, voilà qu’il aurait donc
« décidé de limiter notre présence militaire, ramenée à quelques
dizaines d’hommes »…
Il aurait aussi décidé
« de réduire nos livraisons d’armes à ce qui avait été arrêté avant
1993, puis de les supprimer totalement. »
On se souvient au contraire de comment le ministre de la
Coopération, Michel Roussin, pouvait, dès la première réunion
consacrée au Rwanda, solliciter des rallonges budgétaires pour
« recompléter les matériels et les munitions ». Et comment, avec l’ac-
cord de Mitterrand, il avait été décidé qu’il en soit ainsi – c’est-à-dire
que le ministère de la coopération puisse s’engager « davantage »
dans ce dossier, en dépit de son « endettement » vis-à-vis du minis-
tère de la Défense.
En un mot, ce qui avait été décidé ce jour-là, c’est d’un crédit
illimité pour la coopération militaire rwandaise. Si l’on pouvait
signaler que celle-ci était très au-delà de son budget, et qu’elle ne
pourrait que « s’endetter » plus en augmentant le niveau de l’inter-
vention française, en suscitant l’approbation du Président de la
République et du premier ministre, cela signifiait bien qu’il n’y avait
là, a priori, pas de limites.
« Participer plus activement à ce dossier » en dépit de ses «
dettes », signifiait bien dépenser plus, et a priori sans compter. Et
c’est bien comme ça que l’avait compris le premier ministre qui
pouvait dire :
« Nous devons être davantage présents. » (…) « Il faut appor-
ter des moyens supplémentaires à nos forces. »

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Balladur, le menteur. Devant la mission d’information parle-


mentaire, en 1998, l’ancien premier ministre n’hésitera pas à être
extrêmement précis quant aux livraisons d’armes incriminées :
« entre mars 1993 » [date de son arrivée à Matignon] « et la déci-
sion d’embargo d’avril 1994 » [le gouvernement n’aurait procédé]
« qu’à des livraisons extrêmement limitées », « effectuées en
vertu d’autorisations délivrées (…) avant 1993 ». [Il s’agissait]
« entre autres » [de] « 7 pistolets ou revolvers », [de] « 160
parachutes » [alors que l’armée rwandaise ne disposait pas d’avia-
tion, ainsi qu’il le remarquera lui-même…], « et de pièces de
rechanges pour véhicules militaires », « ainsi que 1000 projecti-
les pour mortiers de 60mm ». [Et ceci] « conformément à une
décision d’autorisation interministérielle datant de 1991 »...
Cet orfèvre en mensonge n’hésitait pas à ajouter que
« en avril 1994, […] la décision de ne plus livrer d’armes, sous
aucune forme [avait été] prise par son Gouvernement avant l’em-
bargo décidé par les Nations unies. »
Loin d’arrêter les livraisons d’armes, son gouvernement les
poursuivra au moins jusqu’en mai 1994, ainsi que pouvait le recon-
naître le ministre des affaires étrangères de Balladur, Alain Juppé, en
recevant Philippe Biberson et Brigitte Vasset, de Médecins sans fron-
tières, le 12 juin 1994 (et ainsi que c’est rapporté dans Une guerre
noire, page 314) :
On lui a posé la question : “On dit qu’il y a des livraisons d’armes
au gouvernement rwandais ou au gouvernement intérimaire ou au
gouvernement en fuite, est-ce qu’il est exact que la France continue
des livraisons d’armes à Goma ?” Juppé dit : “Écoutez, tout ça c’est
très confus, il y a effectivement des accords de coopération ou de
défense avec le gouvernement, il y a peut-être eu des reliquats mais, en
ce qui concerne mes services, je peux vous dire que depuis fin mai il n’y
a certainement plus aucune livraison d’armes…” Mais en même
temps, il a dit en regardant de l’autre côté de la Seine donc vers
l’Élysée : “Mais ce qui peut se passer là-bas, moi je n’en sais rien.”
Quant aux livraisons d’armes clandestines y compris pendant le
génocide, il y aurait lieu de s’intéresser à l’historique des comptes de
Félicien Kabuga domiciliés à l’agence de la BNP, place des Ternes,
dans le VIIIème arrondissement de Paris. Une commission d’enquête
de l’ONU demandait des explications à leur sujet déjà il y a plus de
dix ans, en 1999, au gouvernement français – qui aura omis de répon-
dre. Le ministre des affaires étrangères responsable de cette non-
réponse s’appelait alors Hubert Védrine.

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Martin Marschner témoigne de même [voir La Nuit rwandaise,


n°3] que cette agence BNP de la place des Ternes aurait pu servir
pour faire transiter éventuellement un milliard de francs – 150 mil-
lions d’euros –, détournés de la Caisse centrale de réassurance, la
CCR, pour financer les armes du génocide. Le ministre du Budget
responsable de ces mouvements financiers épongés par de l’argent
public s’appelait Nicolas Sarkozy.
Félicien Kabuga, connu pour avoir été le financier de la Radio
télévision libre des mille collines (RTLM), également fameux pour
des achats massifs de machettes chinoises à la veille du génocide, est
considéré comme le milliardaire du groupe génocidaire. Kabuga fait
partie de ces personnes qui intéresseraient le Tribunal d’Arusha dont
on peut craindre que ce tribunal mette un terme à ses travaux avant
qu’il ne soit inquiété.
Mais revenons à l’exposé de l’ancien premier ministre :
« Le 6 avril 1994 (…) les massacres s’amplifièrent, les rebelles
tutsis poursuivant leur avance sur la capitale, Kigali. »
Notons ici les subtils glissements de sens : le 6 avril, on n’a pas
vu des « massacres » « s’amplifier », mais un génocide commencer.
Cette phrase laisse entendre que lesdits « massacres » pourraient
être du fait de l’avancée des « rebelles tutsis »… L’ambigüité qui l’im-
prègne n’est bien sûr pas le fait du hasard, ainsi qu’on le vérifie dès la
phrase suivante où la seule question qui se pose à « la France » est
de savoir si elle doit « intervenir » pour « stopper l’avance des rebel-
les » et, de ce fait, « prendre part à une action de guerre », ce qui veut
bien dire, en clair : se ranger aux côtés des forces génocidaires contre
leurs adversaires...
Balladur se souvient de comment « certains militaires de haut
rang » pouvaient alors imaginer un « lâcher de parachutistes sur
Kigali » qui aurait eu, « selon eux », « l’heureux effet de faire reculer les
rebelles ». Rigoureusement indifférent au fait génocidaire, le premier
ministre s’y serait alors opposé « absolument », voyant là « une opé-
ration coloniale dont nous n’avions pas les moyens ».
Aussi spécieuse que puisse sembler une telle nuance, le respon-
sable du gouvernement français au temps du génocide va astucieuse-
ment la creuser, jusqu’à se présenter comme… l’adversaire du géno-
cide. La manœuvre est fine. Les historiens de l’avenir, ou les commis-
sions d’enquête, parviendront peut-être à dater cette opération par-
ticulière au sein de l’opération spéciale génocidaire, l’entreprise de

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sauvetage du premier ministre. Il n’est pas impossible qu’elle trouve


son point de départ tardivement, autour de ce 15 juin où le journal
de bord d’Édouard Balladur mentionne le Rwanda pour la première
fois. Cette thèse, prétendant qu’il y aurait eu des divergences sérieu-
ses entre l’Élysée et Matignon, sera dès lors très fortement appuyée,
de toutes parts.
Qu’on nous excuse ici de spéculer un instant, mais il est bien
probable que Balladur et Mitterrand aient pris en compte alors la très
faible espérance de vie du Président. Il fallait ménager l’avenir, et
avoir quelque chose à dire face à d’inévitables critiques qui vien-
draient, et que l’on voyait déjà pointer depuis la mi-mai. Ainsi tra-
vailleront-ils à mettre en scène leurs divergences, dans lesquelles
Balladur prendrait le beau rôle. Et c’est probablement d’ailleurs ce
choix stratégique qui impose à l’ancien premier ministre de mentir
de façon si éhontée, systématiquement. Dans ce scénario particulier,
le « fusible », une fois n’est pas coutume, aurait été le Président…
Paré ainsi de son manteau vertueux, l’ancien premier ministre
nous explique comment il se méfiait
« des relations trop proches entre certains milieux français et les
dirigeants africains. »
Sombrant dans la sincérité la plus criante, il évoque comment
il en avait eu « la sensation presque physique », lors des obsèques du
président ivoirien, Félix Houphouët-Boigny, en janvier de cette som-
bre année 1994. C’est en particulier « lors du déjeuner qui suivit » ces
obsèques, que lui était apparue cette « complicité » « entre Français »
et « Africains », « droite et gauche mêlée ». Pour un peu, il dénonce-
rait ses amis… Une « complicité » qui « éclatait sans pudeur », dit-il.
On aimerait en savoir plus…
Il savait « qu’à l’Élysée comme aux Affaires étrangères », « des
responsables alimentaient la presse en propos outranciers », « et mili-
taient pour une intervention militaire ». Là encore, on aimerait en
savoir plus. À quels « propos outranciers » se réfère là le premier
ministre du génocide ?
Quant à l’hypothèse d’une intervention militaire plus offensive
que Turquoise, on a pu en entendre parler. On se souvient que
Bernard Kouchner s’était rendu à Kigali, à la mi-mai, ainsi que c’est
rapporté à la date du 18 mai : « le pauvre Kouchner qui, n’ayant plus
de place, s’est précipité au Rwanda », aurait dit Mitterrand… Muni
d’un « mandat informel » du secrétaire général de l’ONU, Kouchner

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retournera à Kigali à la mi-juin. On dispose à ce sujet de la reconsti-


tution proposée par le rapport d’Human Rights Watch – œuvre de
feu Alison des Forges :
« Kouchner était prêt à défendre l’idée d’envoyer des troupes
françaises dans la capitale. Le 17 juin il rendit une visite, avec un
de ses collègues, au général Dallaire à Kigali. D’après une per-
sonne présente lors de l’entretien, les deux visiteurs français
avaient avec eux une carte, sur laquelle était tracée une ligne
délimitant la zone qui devait se retrouver sous le contrôle fran-
çais. Comme sur la carte présentée par les représentants français
aux Nations unies, elle englobait une grande partie de l’ouest du
Rwanda et des portions de la ville de Kigali. Kouchner aurait
pressé Dallaire de solliciter l’intervention de troupes françaises
pour sauver des orphelins et des missionnaires bloqués derrière
des “lignes Interahamwe”, dans la capitale. »
Des Forges explique :
« Une telle prière de la part de Dallaire aurait pu persuader ceux
qui demeuraient sceptiques, aux Nations unies comme à Paris,
d’approuver l’envoi des forces françaises à Kigali. »
Et raconte :
« Dallaire, suspicieux quant aux intentions françaises, répondit
en colère :
– Non ! Je ne veux pas voir de Français ici. »
Interrogé par Human Rights Watch, en 1998, au sujet de cette
carte, Kouchner se souvenait de l’avoir reçue « des mains de respon-
sables officiels à Paris », « mais pas de qui »…
Selon Des Forges, « Dallaire n’étant pas disposé à lancer l’appel,
les partisans d’une opération relativement limitée influencèrent le plan
adopté » de Turquoise – ce que confirme la lecture des « archives
Mitterrand », comme on verra plus loin.
On dispose aussi d’informations sur le voyage du conseiller poli-
tique du ministre de la défense, Jean-Christophe Ruffin, accompagné
de Gérard Prunier, où il aurait été question de négocier la libération
de soldats français capturés par le FPR au cours d’opérations contre
les forces génocidaires.
Ce qu’on sait surtout aujourd’hui, depuis l’enquête de Serge
Farnel, c’est que les 13 et 14 mai, l’armée française aurait pu se com-
promettre directement dans un crime de grande envergure, en orga-
nisant et en exécutant l’extermination de dizaines de milliers de
rescapés, réfugiés dans les monts de Bisesero. Il y avait dès lors grand

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intérêt à donner le change. L’idée d’une intervention qui éviterait


de mettre en lumière le caractère directement criminel de la politi-
que française, s’imposait. C’est le point de vue que défendait Gérard
Prunier, au ministère de la défense, pour le compte de François
Léotard qui, « balladurien », devait endosser le « beau rôle »,
alors qu’Alain Juppé, « chiraquien », serait présenté dans ce scé-
nario comme un « va-t-en-guerre » associé au président
Mitterrand. Partage des rôles politique, comme on voit, mais bien
peu conforme à ce qu’on entrevoit de la psychologie de ces hom-
mes, telle qu’elle apparaît, entre autres, dans les dialogues des «
conseils » interministériels.
Balladur insiste :
« Je proposai moi-même une opération strictement humanitaire,
destinée à sauver des vies d’hommes quelle que fût leur apparte-
nance communautaire. »
L’objet de Turquoise sera, comme on sait, surtout de sauver les
forces génocidaires « hutu » en déroute. La pensée « humanitaire »
de Balladur ne parvenait manifestement toujours pas à intégrer le fait
qu’il y ait eu un génocide, et non des « massacres interethniques », et
se souciait en fait, dans ce contexte, de porter secours aux « amis »
de la France en difficulté. Mais il se drapait néanmoins du plus ver-
tueux manteau, pour décider, olympien, les « conditions » qu’il
entendait fixer pour une telle entreprise.
Véritable événement dans l’histoire de la Vème République,
jamais vu y compris au cours des deux expériences de « cohabita-
tion » de François Mitterrand avec une majorité parlementaire
contraire à la majorité présidentielle, la lettre du 21 juin 1994
qu’Édouard Balladur adressait au président de la République dans
laquelle il prétendait « fixer » « les principes de notre décision ».
Scandaleuse intrusion dans le « domaine réservé » présidentiel,
crime de lèse-majesté pourrait-on dire… L’ancien premier ministre
ne résiste pas au plaisir de reproduire ce document « historique »
dans son livre. Il y dicte là dans le détail ce que lui semblent être « les
conditions de réussite de l’opération ».
Pour ne pas laisser ce « coup d’État » s’enfouir dans le secret
d’une correspondance qui ne serait publiée que seize ans plus tard,
le lendemain, le 22 juin, le premier ministre prenait la parole à
l’Assemblée nationale, pour y présenter son point de vue.
« Notre intervention était justifiée essentiellement par des
considérations morales », dit-il.

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Mais de même que tout à l’heure il ne pouvait s’empêcher


d’oublier le génocide au profit de « massacres interethniques », il
explique cette fois que cette « intervention » fondée sur des « consi-
dérations morales » s’impose après l’échec de « nos efforts diplomati-
ques pour obtenir l’arrêt des massacres et… » un « cessez-le-feu ».
Cela aura été en effet la politique française que de militer pour un
« cessez-le-feu ». C’était le sens de la mission de Kouchner auprès
de Dallaire.
Or, un « cessez-le-feu » entre les forces génocidaires et leurs
adversaires du FPR signifiait, en clair, la perpétuation du génocide
dans la zone qui resterait sous contrôle génocidaire. En même temps
qu’il ne reconnaissait toujours pas le génocide, parlant de « l’arrêt
des massacres », il revendiquait une « solution » politique qui per-
mettrait sa perpétuation… Ceci ayant échoué, il osait faire appel
maintenant à des « considérations morales ». Nous allions interve-
nir, « pour des raisons humanitaires, et pour cela seulement ».
On a pu voir [dans un autre article de ce même numéro] comment
Pierre-Henri Bunel, affecté à l’époque à l’état-major parisien de
Turquoise, a pu comprendre l’opération « humanitaire » en question
comme une façade destinée à camoufler une autre « mission »
consistant à récupérer les éléments des forces spéciales françaises qui
étaient demeurés au Rwanda après le départ officiel de l’opération
Amaryllis à la mi-avril. Les hommes qui avaient pu intervenir, par
exemple, les 13 et 14 mai pour le massacre de Bisesero. Ainsi cela
pouvait ne pas avoir été « seulement » pour des raisons humanitai-
res que l’armée française avait mobilisé des moyens considérables.
On ne comprend toujours pas d’ailleurs, même rétrospective-
ment, pourquoi Turquoise s’était mobilisée sur un tel pied de guerre.
Les observateurs à l’époque étaient estomaqués de voir le déploie-
ment de matériel offensif, manifestement inadapté pour une « opé-
ration humanitaire ». On pensait que cela pouvait avoir été une trace
du premier projet, celui attribué à Mitterrand et à Juppé dont
Kouchner s’était fait l’avocat auprès de Dallaire, d’une intervention
sur Kigali, supposant la possibilité d’un affrontement direct avec le
FPR. À la réflexion, cette hypothèse ne résiste pas : il était toujours
temps, même à la dernière minute d’économiser la location des
avions gros porteurs russes, et tout ce que cela pouvait supposer
comme frais que d’envoyer 2 500 hommes équipés d’armements
lourds, comme des blindés et autres gadgets fantaisistes propulsés à
8 000 kilomètres de la France pour rien.

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Il est plus probable que l’on ait alors décidé d’équiper les soldats
de Turquoise comme une armada invincible parce qu’il était hors de
question de voir échouer l’autre mission – la récupérations des forces
spéciales. Pour ceci tous les moyens étaient bons. Et l’on ne cachait
pas au FPR que s’il ne relâchait pas aussitôt les hommes qui s’étaient
fait prendre à Butare, par exemple, il en prendrait plein la gueule. Le
colonel Thauzin sera même sanctionné alors pour s’être exprimé en
des termes comparables y compris devant des journalistes, ce qui
pouvait donner une mauvaise image des « considérations morales »
supposées présider à l’opération Turquoise.
« Il ne faut à aucun prix nous embourber seuls, à 8 000 kilomè-
tres de la France, dans une opération qui nous conduirait à être
pris pour cible dans une guerre civile » [concluait Balladur, dans sa
lettre du 21 juin].
Le risque n’était pas moins présent, et c’est pourquoi il fallait
non seulement sécuriser l’opération militaire en lui fournissant tous
les moyens nécessaires, mais habiller celle-ci, à grand renfort de
publicité, du blanc manteau de l’action humanitaire.
Quinze ans plus tard, presqu’impeccable, l’ancien premier
ministre peut dire qu’il remarquait
« que les plus menacées étaient pour l’essentiel des populations
tutsis dans la zone contrôlée par le gouvernement. »
Enfin une « remarque » exacte.
[Toutefois] « en aucun cas nos forces (…) ne prendraient parti
dans les luttes internes au Rwanda », [ajoute-t-il à la phrase sui-
vante]…
« Nous ne pouvions laisser des populations livrées au génocide »,
dit-il, de nouveau impeccable. Voilà qu’il va même oser se faire gran-
diloquent :
« il fallait qu’un pays se lève pour mettre fin à un des drames les
plus insupportables de l’Histoire. »
Pour un peu on applaudirait, les larmes aux yeux…
La chute n’est pas moins bonne :
« Si je songe aux critiques dont notre action a été l’objet plu-
sieurs années plus tard, quand on a tenté de mettre en cause notre
armée et de lui faire grief d’une prétendue complicité avec les
auteurs du génocide, je suis indigné ! »
Fermez le ban. Notre auteur vient de consacrer quatre pages au
sujet, à la date du 15 juin. Il y reviendra le 17 juin, dans la foulée :

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« J’avais à plusieurs reprises discuté avec Mitterrand en tête à


tête de notre action au Rwanda. »
Voilà qui est assurément intéressant. On peut regretter toutefois
qu’y compris dans un livre publié seize ans plus tard qui s’intitule
« conversations avec Mitterrand », Édouard Balladur n’ait pas la bonté
de nous faire part du contenu de ces entretiens, dont aucun n’a été
évoqué encore, jusqu’à ce 17 juin 1994, après quinze mois de gestion
de ce dossier épineux en commun. Ce simple aveu, que nous avons
ici en creux, du silence sur ces conversations particulières tout au
long des 247 pages précédentes, est extrêmement lourd de consé-
quence. S’il n’a rien dit, c’est bien que cela n’est pas racontable.
L’inavouable.
Balladur nous dit aussi avoir « fait prévaloir [ses] vues lors d’un
Conseil de défense ». On a recherché ce « Conseil de défense » dans
les « archives Mitterrand » dont on dispose (archives qu’il faut pren-
dre avec des pincettes quand on voit les scandaleux « trous » qu’el-
les comportent, mais qui donnent néanmoins plus que des indica-
tions). Le 15 juin, se tient effectivement un « Conseil restreint »
auquel assistait le premier ministre. Et c’est le président qui dirige les
débats et déclare d’emblée que « la situation exige que nous prenions
d’urgence des mesures ». Les ministres de la coopération – Roussin –,
de la défense – Léotard –, et des affaires étrangères – Juppé –, expo-
sent les difficultés de la « situation ». Intervient ensuite le premier
ministre. Que dit-il ?
« – Nous ne pouvons plus, quels que soient les risques, rester
inactifs. Pour des raisons morales et non pas médiatiques. »
Pour un peu, on applaudirait.
« – Je ne méconnais pas les difficultés. Je pense que si d’autres
puissances sont prêtes à étudier avec nous une intervention
humanitaire, il n’y a pas d’inconvénients. »
On entend déjà un bémol, mais le comble est à venir :
« – D’ailleurs il y a tellement de chances pour que les autres refu-
sent qu’il n’y a pas grand risque à le demander. »
De quelle « morale » est-il question là ? Ne pas « rester inac-
tifs » consisterait ainsi à faire semblant de vouloir faire quelque
chose, tout en posant des conditions – que d’autres puissances s’en-
gagent –, dont on espère par avance qu’elles ne soient pas remplies,
pour être sûr de pouvoir… « rester inactifs » ! Le caractère tortueux
de cette pensée est presqu’amusant.

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Il suggère la marche à suivre :


« – À l’occasion du prochain incident [on voit mal ce que le pre-
mier ministre de la France pouvait considérer comme un « incident »
dans le contexte d’un génocide] le ministre des affaires étrangères
pourrait en parler ouvertement à nos partenaires. Je pense aux
Américains, aux Européens et pas seulement aux Africains. […]
Mais il faut “faire quelque chose”. »
On aura ajouté ici les guillemets qui s’imposent, la conception
de « faire quelque chose » étant comprise comme il l’a exposée sans
« grand risque à le demander ». Ce qui ne l’empêche pas de conclure,
grandiloquent :
« – Dans des cas aussi affreux, il faut savoir prendre des risques. »
Peut-être certains auront-ils souri à l’entendre, mais ce n’est pas
rapporté dans ce compte-rendu officiel…
C’est Mitterrand qui prend la parole à sa suite, suggérant une
intervention « limitée » à « quelques objectifs », à commencer par
« Kigali même » :
« – Quelques centaines d’hommes concentrés sur quelques sites
devraient suffire.[…] La difficulté est de déterminer comment
débarquer et de quelle façon y arriver », conclut, technique, le
Président.
C’est Léotard, le ministre de la défense, qui lui demande :
« – Dois-je comprendre que cette opération est une décision ou
qu’il s’agit seulement d’en étudier la possibilité ? »
« – C’est une décision dont je prends la responsabilité », tran-
che Mitterrand.
Léotard objecte :
« – Le problème est qu’ensuite, il faudra partir. »
Mitterrand écarte l’objection :
« – Les Rwandais ne sont pas disposés à faire la guerre contre
nous. »
Roussin suggère de « prendre des contacts avec l’Ouganda » –
sous-entendu pour dissuader le FPR d’une telle confrontation.
Mitterrand l’approuve :
« – Museveni sera raisonnable. »
On approche de la conclusion :
« – Ce que j’approuve, dit Mitterrand, c’est une intervention
rapide et ciblée mais pas une action généralisée ».

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« – Vous êtes maître des méthodes, Amiral », dit-il s’adressant


au chef d’état-major des armées, l’Amiral Jacques Lanxade, pour
clore les débats.
Balladur tente néanmoins d’objecter :
« – Mais avec qui irons-nous ? Il n’est pas question d’y aller
seuls. »
« – Nous avons les Africains », répond Mitterrand, d’une for-
mule qui laisse songeur.
Le ministre de la coopération, Michel Roussin, décidément très
en phase avec l’Élysée, comprend le message :
« – Je vais faire un tour de piste des États africains, dit-il.
– Si les autres sont défaillants, on doit y aller seuls avec les
Africains, insiste Mitterrand. C’est l’honneur de la France qui est
en cause »…
Et c’est ainsi que, quinze ans plus tard, Édouard Balladur peut
prétendre avoir fait «prévaloir ses vues » lors de ce Conseil de défense,
« malgré les réticences initiales de certains ministres ou conseillers »…
On comprend mieux les divergences qui apparaissent ici, à la
lumière de ce que nous dit Pierre-Henri Bunel. Il s’agissait de récu-
pérer les « forces spécialisées », soit les hommes chargés des « opéra-
tions spéciales » sous commandement ultra-secret du COS.
Mitterrand savait, lui, pourquoi il avait besoin d’intervenir. Il savait
qu’il n’aurait pas à « s’embourber ». Il n’y avait qu’à récupérer les sol-
dats du génocide et repartir. Balladur et Léotard, eux, ne compre-
naient pas forcément ça. Roussin, par contre…
« Vous êtes plus restrictif que je ne l’étais », aurait dit Mitterrand
à son premier ministre après ce conseil, « mais finalement je suis d’ac-
cord avec vous ».
Balladur évoque alors le fait que « l’affaire du Rwanda » aurait
été le « prétexte » de « débat à l’intérieur de la majorité ». « Le gou-
vernement est critiqué pour sa prétendue passivité ! » s’insurge-t-il.
« Si j’avais écouté les conseils d’intervention militaire qui
m’étaient donnés, dans quelle aventure la France n’eût-elle pas
été entraînée. […] Que ne dirait-on pas aujourd’hui de sa res-
ponsabilité dans le génocide du Rwanda ! »
Le premier ministre de la France génocidaire ne sait peut-être
pas qu’à la fin juin, lorsque se produira l’intervention “humanitaire”
française, le génocide était pratiquement terminé, et que s’il y a une
responsabilité de la France dans l’extermination des Tutsi du

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Rwanda, c’est surtout pour tout ce qu’elle aura fait avant – en orga-
nisant la machine génocidaire – et pendant – en soutenant cette
entreprise criminelle.
On peut, bien sûr, reprocher à son gouvernement également
l’opération Turquoise dont il se dit si fier, au cours de laquelle ont été
massacrés la plupart des rares rescapés de la furie génocidaire, encore
cachés dans les montagnes de Bisesero après le terrible massacre du 13
mai, auquel l’armée français, dont il partageait la responsabilité avec
François Mitterrand, aurait directement participé.
Mais que l’opération Turquoise ait été plus ou moins comme ci
ou plus ou moins comme ça n’allait rien changer au million de morts
déjà enregistré... Ni aux responsabilités françaises, sinon qu’elles
auraient été probablement plus voyantes dans le contexte d’une opé-
ration Turquoise offensive, aux côtés des forces génocidaires. Ici
comme ailleurs Édouard Balladur ne fait valoir que des arguments
cosmétiques. Pour lui, comme pour ses semblables, la morale et
l’honneur ne sont que des affaires d’apparence, si on comprend bien.
Les « archives Mitterrand » se font très prolixes sur ces débats de
la mi-juin concernant l’opération humanitaire « avouable ».
Ainsi, on dispose d’une note d’Hubert Védrine, daté de ce
même 15 juin, adressée au président :
« Suite à ce que vous avez dit au Conseil restreint sur le Rwanda,
j’ai confirmé au ministère de la Défense, au ministère des Affaires
étrangères et au ministère de la Coopération qu’il fallait vous sou-
mettre très rapidement une liste d’actions ponctuelles que pour-
rait mener la France au Rwanda (protection d’hôpitaux ou
autres).
Quand ce choix aura été effectué, voulez-vous qu’une annonce
soit faite par exemple par un communiqué, d’ici à la fin de la
semaine, pour faire connaître ces actions de la France (et si pos-
sible celles d’autres pays) ?
Il me semble que cela répondrait à une attente de l’opinion. »
En marge, à la main, vient la réponse : « oui ». Et dans le
corps du texte souligné le mot « ponctuelles ». Actions « ponctuel-
les ». Il ne s’agit que de ça. Protéger des hôpitaux ou « sauver des
orphelinats », ainsi qu’on en parlera beaucoup dans ces journées. À
aucun moment, bien sûr, il n’est question de faire cesser le géno-
cide. Il faut simplement donner le change à « l’opinion ». Pour «
l’honneur de la France »…

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Le lendemain, 16 juin, on dispose d’une note plus longue, co-


signée par le chef d’état-major particulier du Président, le général
Quesnot, et par le chargé des affaires africaines à l’Élysée, Bruno
Delaye, qui tentent de faire le point de la situation. Ils rendent
compte d’une « réunion interministérielle » qui s’est tenue le matin
même au Quai d’Orsay, « pour étudier les aspects diplomatiques et mili-
taires d’une intervention au Rwanda », « suite à la décision prise en
Conseil restreint le 15 juin ».
« Le Premier ministre met comme condition à cette opération la par-
ticipation à nos côtés d’au moins un pays européen », n’ayant pas
changé d’idée. Ce serait « afin de ne pas être accusé » « de voler au
secours du gouvernement et des responsables des massacres ».
« L’opération militaire pourrait être déclenchée en milieu de semaine
prochaine », est-il dit. Quand on sait que moins d’une semaine plus
tard les premiers éléments de Turquoise seront déjà sur le terrain, on
peut supposer que « l’opération » en question était déjà largement
« déclenchée », et que tout ce débat institutionnel n’est en fait qu’un
habillage d’une politique déjà en œuvre dont les documents par
contre ne sont pas communiqués.
« (Le Quai d’Orsay conditionne notre action au non respect du ces-
sez-le-feu et à la poursuite des massacres) » est-il ajouté entre paren-
thèses. À noter simplement que « le Quai d’Orsay » persiste à parler
de « massacres », près d’un mois après que le ministre des affaires
étrangères, Alain Juppé, ait pourtant pris soin d’enfin prononcer le
mot « génocide ».
Descriptif de ce qui sera, le document précise que « le détache-
ment engagé comprendrait environ 2000 hommes dont 300 africains »,
mais croit utile d’ajouter : « sans compter les éléments européens qui
éventuellement accepteraient de se joindre à nous », alors qu’on sait déjà
pouvoir compter tout au plus sur un « soutien logistique » de l’Italie.
On signale ensuite que «le premier site à protéger» pourrait être
«Cyangugu près de la frontière zaïroise où une communauté tutsie est
menacée par les milices hutues». Signe qu’on connaissait très bien la
situation des rescapés, «menacés par les milices hutues », à Bisesero –
ceux-là même dont Turquoise assurera pourtant si mal la « protec-
tion »…
Dans le but d’obtenir la bénédiction onusienne, un télégramme
diplomatique était également émis ce 16 juin dès 9 heures du matin.
À noter, l’instruction donnée « vis-à-vis du représentant du Rwanda »
qui, comme on sait, siégeait au Conseil de sécurité depuis janvier

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1994, en infraction avec les règles de l’ONU qui veulent qu’un pays
concerné par une opération internationale ne puisse simultanément
siéger dans cette instance : il fallait l’« approcher confidentiellement
pour lui faire comprendre que nous attendons de lui qu’il n’intervienne pas
dans les discussions à venir au Conseil »… Ainsi qu’on peut s’expliquer
avec les vrais amis, tel le gouvernement génocidaire rwandais.
Le 17 juin, on dispose d’une nouvelle note d’Hubert Védrine
adressé à Mitterrand. Celle-ci concerne un appel de Bernard
Kouchner, de Kigali. Mauvaises nouvelles : Kouchner a rencontré
« le Chef du Front Patriotique Rwandais », Paul Kagamé, qui « est
opposé à l’arrivée des troupes françaises au Rwanda ». Tout comme le
général Dallaire, chef de la Minuar, « ainsi que les autres responsables
des Nations unies à Kigali » qui « sont également hostiles à une interven-
tion ». « Pour sauver quelques vies, on va en mettre de très nombreuses
en péril », aurait-il été dit.
« Notre politique au Rwanda de 1990 à 1994 pèse sur nos relations
avec le FPR », note Védrine. Kouchner dit qu’« il serait bon de faire
une déclaration regrettant le passé »… Seize ans plus tard, on en est
toujours là.
Le même 17 juin, on a de nouveau une note signée Quesnot-
Delaye. On y apprend que « pour tenir compte de l’opposition des lea-
ders tutsis et du chef d’état-major burundais au passage des forces françai-
ses au Burundi », « le concept général de l’opération qui sera présenté cet
après-midi au Premier ministre a dû être modifié ». En conséquence, « le
déploiement devrait être réalisé exclusivement à partir du Zaïre ».
Ainsi, il semble bien que le choix entre une opération
Turquoise « offensive », intervenant directement à Kigali, et l’opé-
ration « humanitaire » à la frontière zaïroise, par-delà tous les impé-
ratifs rhétoriques, aurait surtout été déterminé par la double opposi-
tion des autorités « tutsi » du Burundi, d’une part, et de Kagamé
comme de Dallaire de l’autre. « Nous allons prendre contact avec
Mobutu dès aujourd’hui », concluent les conseillers du Président.
Ce même 17 juin au matin se tenait une autre réunion d’une
« cellule de crise », à laquelle participaient Dominique de Villepin,
pour le compte du ministère des affaires étrangères, le chef d’état-
major des armées, l’amiral Lanxade, et le « monsieur Afrique » de
l’Élysée, Bruno Delaye.
On y relève quelques remarques intéressantes, comme celle de
Lanxade qui suggère que « la participation africaine doit être aussi
symbolique que possible », « car nous les aurons totalement à notre

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charge »… Ce souci budgétaire du chef d’état-major des armées sem-


ble bien ici servir d’alibi pour camoufler son autre préoccupation :
préserver ce qu’il appelait son “autonomie” – et qu’il y ait le moins
de témoins possibles pour son opération spéciale d’exfiltration des
“coopérants spécialisés” qui étaient restés au Rwanda tout le long
du génocide.
Villepin propose avec autorité que l’on cible « trois ou quatre
opérations “coups de poing” à forte visibilité ».
Dans cette optique Lanxade rappelle qu’à Cyangugu « 8 000
Tutsis sont encerclés par les milices hutues ».
À noter, cette estimation à 8 000 des rescapés du grand massa-
cre des 13 et 14 mai qui seraient encore dans les montagnes de
Bisesero. Après les opérations de débusquage auxquelles se livreront
les soldats français dans les premiers jours de Turquoise, livrant les
rescapés aux miliciens, il n’en restera qu’un petit millier… à moins
« forte visibilité »…
« Une résolution » du Conseil de sécurité des Nations unies
« pourrait être votée en début de semaine », note quelqu’un du minis-
tère des affaires étrangères. Soit, mais « il faut éviter que cette résolu-
tion nous place sous un contrôle étroit des Nations-Unies », dit Lanxade.
« Nous devons être autonomes », ajoute-t-il.
On peut se demander pourquoi le responsable du COS tenait
tant à son « autonomie »… À l’heure d’entreprendre le rescapage
des hommes responsables de l’opération criminelle, on comprend
que l’armée française ait préféré n’avoir à supporter le « contrôle »
de quiconque.
On entend reparler du sauvetage de ces « 8 000 tutsis mena-
cés » dans une note datée du 18 juin sur papier à en-tête du chef
d’état-major particulier de Mitterrand, Christian Quesnot qui précise
entre parenthèse, « (une telle opération devant être fortement médiati-
sée) »… Comble du cynisme. À gerber.
Quand on pense qu’emportée dans son élan génocidaire, l’ar-
mée française ne sera même pas capable de ce « sauvetage », pour-
tant médiatiquement opportun, des derniers tutsi du Rwanda… Il est
probable qu’in fine l’impératif qu’« aucun témoin » ne survive, par-
ticulièrement là, sur les lieux des massacres des 13 et 14 mai, aura
prévalu sur ces considérations cosmétiques.
Le 22 juin, Balladur revient « sur le Rwanda » avec
Mitterrand :

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« Je lui répète ma position : une opération strictement humani-


taire à la frontière du Zaïre, et limitée dans le temps. […] Au
maximum deux mois. »
« – Dites un mois et demi », lui aurait répondu Mitterrand, qui
savait que cela suffirait largement pour récupérer ses hommes.
« Maintenant, il s’est convaincu des risques de l’opération mili-
taire qu’il n’avait pas rejetée dans un premier temps, poussé par
les va-t-en-guerre de la majorité comme de l’opposition. »
« Tout cela me vaut la réputation de ne pas aimer le risque, ni en
Bosnie ni au Rwanda. Peu m’importe : je suis sûr d’avoir raison ;
nous ne devons agir, prendre part à un conflit que si c’est utile, si
nous en avons la force et la capacité, pas pour donner à croire que
nous pouvons faire plus que nous n’en avons les moyens, et en
nous croisant pour des causes douteuses. »
Le 29 juin encore :
« Mitterrand se livre à un long développement justificatif sur le
Rwanda où j’ai fait prendre à la France une position courageuse
mais infiniment plus sage que celle préconisée au départ par beau-
coup qui envisageaient de lâcher des parachutistes sur Kigali et de
nous impliquer dans la guerre civile. »
« Je ne comprends pas qu’il éprouve sans cesse ce souci de justi-
fication, comme s’il était attaqué en permanence. »
« J’évoque les manœuvres du capitaine Barril qui prétend avoir
retrouvé la boîte noire de l’avion abattu dans lequel se trouvaient
les présidents du Rwanda et du Burundi ; il me dit une nouvelle
fois tout le mal qu’il en pense. »
Le premier ministre du temps du génocide évoquera quelques
fois encore le Rwanda, dans la deuxième moitié de son livre, mais il
n’est pas sûr que ce monsieur ait eu conscience de la gravité de ses
actes. Il est même probable que non, inconscient, à l’image de ce
peuple qu’il gouvernait et de son armée qui collectionne les crimes
avec une parfaite candeur.
Florilège :
Le 6 juillet, il informe Mitterrand de son « projet de voyage à
New York pour informer l’ONU de notre position sur le Rwanda et obte-
nir son soutien à notre action humanitaire »…
« – C’est une bonne idée [dit Mitterrand]. Vous avez raison d’y
aller. […] De toute façon, en Afrique du Sud d’où je reviens,
j’étais tout à fait rassuré par votre prudence dans l’affaire du
Rwanda. »

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Désormais, Balladur ne sort plus de son rôle, cette gentille fic-


tion arrangée en cours d’opération Turquoise qui voudrait que sa
politique ait été complètement étrangère à la politique génocidaire
de Mitterrand.
« Si je m’étais laissé influencer par les projets discutés dans cer-
tains entourages, nous serions entrés dans la guerre civile au
Rwanda et aurions été condamnés par la plupart des Africains,
sans parler du reste du monde. »
On aimerait en savoir plus sur ces supposés « entourages » par-
tisans d’entrer en guerre aux côtés des forces génocidaires. Mais ici
comme ailleurs, Balladur veut nous faire croire que la question de la
responsabilité française au Rwanda se réduirait à savoir s’il fallait
entrer par le Zaïre ou le Burundi, à l’heure où le génocide était déjà,
en fait, achevé.
Le 13 juillet, de retour de New York, « je lui raconte mon voyage
à l’ONU », dit-il. Le 11 juillet, il était reçu au Conseil de sécurité –
alors qu’il avait espéré parler devant l’Assemblée générale. « J’ai pris
la parole pour mettre chacun devant ses responsabilités au Rwanda »…
ose dire un des principaux responsables de la politique génocidaire.
Toujours sans vergogne, il prétendait tirer là « le bilan de l’action
engagée par la France : l’arrêt presque complet des massacres »… !
Alors que tous étaient morts, et qu’au contraire, comme on le sait
maintenant, son armée aura aidé à liquider les derniers Tutsi du
Rwanda.
« Mme Albright », la représentante des États-Unis à l’ONU, « a
une attitude très hostile à notre action », dit-il. « Elle ne cherchait même
pas à le dissimuler. » « Je me demande pourquoi », fait-il mine de
s’étonner. « La France est la seule à agir pour empêcher les massacres. »
Toujours sans vergogne. « Les États-Unis auraient-ils une politique dif-
férente ? » demande-t-il au vieux Président. « Mitterrand ne me
répond pas », note-t-il.
On ne sait que penser par moments de la fausse ingénuité qui
dégouline de ces pages. Trop énorme pour être complètement factice,
se dit-on. Ainsi, il aurait attendu que Mitterrand lui explique la poli-
tique américaine, et n’en aurait eu aucune notion par lui-même ? Et
ce monsieur prétendait gouverner…
Le fait est que la question des éventuelles divergences avec les
États-Unis dans le dossier rwandais est une bouteille à encre que
rares sont ceux qui se soient risqués à tenter de l’éclaircir à ce jour.
On sait, par exemple, qu’au Conseil de sécurité Madeleine Albright

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aura été une alliée appréciable, en s’opposant pendant des mois à la


prise en compte du génocide – empêchant l’application de la
Convention de 1948 de prévention du crime génocidaire. On peut
imaginer toutefois que l’ambassadrice américaine, dont trois grands
parents ont été victimes de la “solutions finale” hitlérienne, bien que
fonctionnaire docile du département d’État, n’ait pas apprécié pour
autant, à titre personnel, les manières de donneur de leçon de ce pre-
mier ministre français qui venait plastronner les mains couvertes du
sang d’un million de Rwandais. Il y a des niveaux d’indécences qui
laissent froid.
Le 17 juillet, l’homme sans conscience en remet une couche :
« L’Histoire est pleine de haines, de cruelles horreurs inspirées
par la volonté d’éliminer une collectivité toute entière. »
De quoi parle-t-il là ? Des « persécutions raciales, des Juifs, des
Indiens, des Noirs, de tout homme qui est autre, différent, qui, de ce fait,
paraît redoutable. » Mais ça n’est pas fini :
« persécutions religieuses, des chrétiens par les païens, des païens
par les chrétiens, des catholiques par les protestants [Ah bon ?] et
réciproquement, des musulmans pas les hindouistes, ou l’inverse ».
Non, ça n’est toujours pas fini. Monsieur Balladur a de la cul-
ture générale. Le voilà qui évoque
« les persécutions sociales, des esclaves par les maîtres, des pay-
sans par les révolutionnaires, d’une classe par l’autre ».
Il va nous en dire plus :
« [ces] persécutions [sont] d’autant plus féroces qu’elles sont fon-
dées sur la peur, [qu’il confond avec] le désir d’éliminer ce qui
n’obéit pas au modèle unique qu’on veut imposer ».
Parlant de « peur » toutefois, il nous rappelle, entre autres, une
citation très éloquente… d’Édouard Balladur. C’était dans Une guerre
noire, l’enquête sur les origines du génocide rwandais, publié en 2007
par Gabriel Périès et David Servenay [voir la note de lecture consacrée
à ce livre dans la Nuit rwandaise n°1]. Ceux-ci l’interrogeaient sur leur
sujet, les doctrines de la « guerre révolutionnaire ».
« Un “voile gris” obscurcit son regard »… Ne craignant pas
d’exagérer, les auteurs ajoutent : « Il est au bord de l’effondrement
intérieur »… Bigre. « Un silence. Et puis les mots sortent. »

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Balladur explique la “guerre révolutionnaire” :


« – Il s’agit d’avoir une action de provocation à la violence, c’est
ça la guerre révolutionnaire. Et pour ça, il faut faire peur aux
gens. En leur faisant peur, on les rend cruels. […] La diffusion de
la peur est le fondement de l’action ”révolutionnaire”. […]
Quand les gens ont peur, ils deviennent méchants. […] La peur,
ce qu’il y a de plus affreux dans l’âme humaine. […]
Normalement, l’action humaine consiste à rassurer, à aider. Là,
c’est inquiéter, comme on rend un chien méchant. Quel est le
meilleur moyen de rendre un chien méchant ? C’est de le mal-
traiter. Là, c’est pareil. »
On trouve également cette pensée chez… Adolf Hitler : « Le
monde (…) ne peut être gouverné que par l’exploitation de la peur »,
expliquait-il à Hermann Rauschning, ainsi que celui-ci le rapporte
dans Hitler m’a dit.
Nous n’avons pas les états de service militaire du jeune
Balladur, mais ne doutons pas qu’il aura, comme Giscard, comme
tant d’autres, eu l’occasion d’être initié aux arcanes de la « guerre
révolutionnaire », cette théorie militaro-politique française inspirée
en droite ligne de Carl Schmitt. Ce théoricien politique du nazisme
est l’auteur de la fameuse Théorie du partisan, et de la non moins
fameuse Notion du politique, où il développait, dès 1932, la dualité
ami/ennemi dans des termes qui seront exactement ceux de la
« guerre révolutionnaire » enseignée par le colonel Lacheroy au long
des guerres d’Indochine et d’Algérie.
La « guerre révolutionnaire », cette théorie militaire française
exportée en Afrique comme en Amérique latine, aux Philippines ou
en Indonésie, en Irak ou en Afghanistan aujourd’hui. La « guerre
révolutionnaire », cette pensée qui est parvenue a relégitimer la tor-
ture comme le terrorisme, et jusqu’à la pensée génocidaire, dans la
deuxième moitié du XXème siècle, alors qu’en 1945 l’humanité avait
cru pouvoir se refonder sur le « plus jamais ça ». La « guerre révolu-
tionnaire », ce grand apport du génie français à notre époque « ter-
minale ». Ce premier ministre-là avait manifestement assez de
science militaire pour savoir tout ça – et c’est ce qu’il avouait ici sans
détours, avec sa candeur habituelle.
C’était donc bien de ça qu’il s’agissait au Rwanda, de « faire
peur aux gens » pour les rendre « cruels »... De la mise en applica-
tion rigoureuse de la quintessence de la pensée militaire française. Et
c’est lui-même qui le confessait à Périès et Servenay...

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Mais revenons à sa méditation inspirée du 17 juillet :


« Le respect de la diversité est la base même de la civilisation. »
Et ce n’est pas tout :
« La morale, la justice consistent à reconnaître la responsabilité
de chaque individu pour ce qu’il dit, pour ce qu’il fait, et rien
d’autre. »
Ses idées dérivent insensiblement, comme une page d’écriture
automatique – surréaliste…
« Le repentir personnel pour les fautes qu’on a commises soi-
même est nécessaire »…
Il en semble loin pourtant…
« En revanche, comment justifier la repentance collective et
rétrospective ! »
On se le demande. On n’est certainement pas près d’y arriver en
France, que ce soit pour avoir rempli les trains pour Auschwitz avec
l’acquiescement muet de la population et la collaboration active de
certains, entre 1942 et 1944, ou pour avoir pratiqué la chasse aux
Algériens dans Paris entre 1958 et 1962, ou pour avoir envoyé son
armée semer la terreur en Argentine et dans le reste de l’Amérique
latine dans les années 70, ni pour les tueries massives, déjà de type
génocidaires, à Madagascar et au Cameroun, au Biafra, ou, plus
récemment, au Libéria et au Sierra Leone.
Suivons encore les divagations inspirées de notre auteur :
« Des générations après, un peuple, pas plus qu’une classe sociale
ou une religion, doit-il demander pardon des crimes commis par
ceux qui l’ont précédé et dont il a répudié les idées ? »
De quoi nous parle-t-il ? N’évoquait-il pas, au début de sa dis-
sertation, les « cruelles horreurs inspirées par la volonté d’éliminer une
collectivité toute entière » ? Nous sommes le 17 juillet 1994, les char-
niers du Rwanda sont encore fumants. Et voilà qu’il se voudrait déjà
« des générations après » ?
« Willy Brandt n’était pas Hitler » – et il n’était pas Balladur
non plus : il avait un minimum de sens moral, lui –, « ni les
Allemands d’aujourd’hui les nazis d’hier » – oui, mais loin d’être « des
générations après », n’en déplaise à l’homme qui voudrait tout oublier
– encore aujourd’hui, il reste de vieux nazis. Sans parler des jeunes
nazis, en Allemagne ou ailleurs, qui pullulent particulièrement en
France ou en Italie, loin d’avoir « répudié les idées » du nazisme, dont
ils font « leur combat ».

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« Un américain d’aujourd’hui n’est pas responsable du massacre


des indiens perpétré quelques siècles auparavant. »
Le philosophe de Matignon oubliait que les guerres indiennes
ont connu leur apogée, particulièrement abjecte, à la fin du XIXème
siècle, il y a à peine plus d’un siècle – que ses grands parents en
étaient contemporains.
« Ce ne sont pas les prêtres issus de Vatican II qui ont massacré
les protestants ni approuvé la persécution des Juifs. »
D’une part, faut-il lui faire remarquer que les prêtres massa-
crent rarement, mais envoient les autres massacrer, ainsi qu’ils l’ont
fait au Rwanda précisément ? D’autre part, si on parle de Vatican II,
sait-il que c’est de là qu’était issu Mgr Perraudin, l’archevêque du
Rwanda auquel on doit d’avoir invité le peuple rwandais à régler
radicalement le « problème tutsi » cher à Mitterrand ? Mais on aura
compris que le premier ministre français auquel il revint d’exécuter
ce génocide annoncé ne savait probablement pas ça. Comme il sem-
blerait bien qu’il ne se rende même pas compte de ce dont il parle.
L’inconscient criminel.
« La mémoire de l’Histoire permet un examen de conscience
individuel ou collectif. […] Mieux, elle l’impose comme un
devoir constant. […] Quel travers de l’âme explique le passé,
comment s’en corriger ? »
Si ce monsieur n’était passible des tribunaux, on l’inviterait à se
regarder dans un miroir. Mais le voilà qui sort de «ses pensées », dis-
trait par le comportement de Chirac, son rival à la prochaine élec-
tion présidentielle, qui « multiplie » les « amabilités envers Mitterrand »,
en cette cérémonie à la mémoire de la rafle du Vel d’Hiv…
Et le chapitre va se terminer :
« Je quittai Paris en hélicoptère pour aller sur le navire Jeanne-
d’Arc qui descendait la Seine jusqu’à Rouen à l’occasion de la
fête traditionnelle de l’Armada. »
Grand prêtre de la religion du crime paradoxal.

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Le 18 juillet, il reconnaît tenir « chaque jour une réunion sur le


Rwanda ». Il est très satisfait d’être parvenu à
« opérer un retournement de l’opinion internationale qui multi-
plie les louanges, alors que longtemps elle a critiqué notre impli-
cation dans le conflit en nous faisant grief de prendre parti dans
la guerre civile ».
Le 27 juillet :
« Je pars pour l’Afrique l’après-midi avec Léotard et Roussin. […]
Je tiens à me rendre compte des conditions dans lesquelles se
déroule l’opération humanitaire que nous menons. […] Notre
armée est admirable de courage et de générosité. […] Elle n’a
qu’un but : sauver des vies […] sans prendre aucune part à la
guerre civile dont elle tente de limiter les effets les plus cruels ».
Y a-t-il une limite à l’indécence que peuvent atteindre nos res-
ponsables politiques ? Ce monsieur n’est pas sérieux. « Les effets les
plus cruels de la guerre civile », il n’aura toujours pas compris que c’est
le génocide qui à cette date est bien terminé – la victoire complète
du FPR, début juillet, y ayant mis un terme. Ces « soldats admirables »
qu’il encense auront participé à aider les tueurs jusque-là, et, sous ses
yeux, ils protègent encore ces assassins, conformément aux instruc-
tions de son gouvernement qui aura donné l’ordre de ne pas arrêter
les auteurs du génocide qui ont fui sous la protection de l’« opération
humanitaire » voulue par lui-même.
« Je suis fier de ce qu’accomplissent nos soldats avec bravoure et
abnégation », dit-il.
Le 31 août :
« L’opération strictement humanitaire, je l’avais voulue le pre-
mier, elle s’était faite aux conditions que j’avais fixées, je l’avais
pilotée jour après jour, lors de comité interministériels auxquels
étaient associés les collaborateurs de Mitterrand. »
Et il en est fier. Non seulement, elle aura été l’occasion des
ignobles entreprises de débusquages, dont témoignent tous les resca-
pés de Bisesero, au cours desquelles seront liquidés les quelques mil-
liers de Tutsi qui avaient survécu jusque-là. Mais elle aura surtout
permis d’installer les forces génocidaires quasi intactes au Zaïre, où
leurs crimes se perpétuent à ce jour – bénéficiant toujours de l’iné-
branlable soutien français.
Combien de morts supplémentaires aura coûté cette petite opé-
ration cosmétique tendant à camoufler « notre implication dans le
conflit » ?

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Le 7 septembre :
Mitterrand lui « donne son accord pour que des décorations excep-
tionnelles soient attribuées aux soldats français ayant participé aux opéra-
tions au Rwanda ».
Le 19 octobre :
Le Président lui demande s’il a « lu le livre intitulé Faut-il juger
les Mitterrand ? », parlant du livre de Pascal Krop qui s’intitule en
fait Le génocide franco-africain. C’est le bandeau de couverture qui
demande s’il faut juger « les » Mitterrand, en raison des prestations
scandaleuses de Jean-Christophe Mitterrand, surnommé
« Papamadit », fameux pour ses amitiés avec la clique d’Habyarimana
lorsqu’il était le « monsieur Afrique » de l’Élysée, jusqu’en 1993, son
père l’ayant écarté l’année d’exécution du génocide où Édouard
Balladur entrait en scène.
« – Non, mais j’en ai entendu parler [répond le premier ministre].
Il est question de votre action au Rwanda, je crois ? »
« Votre action » ? Et où était-il, lui, pendant ce temps-là ?
« – Oh, non, pas seulement au Rwanda. Ailleurs aussi. On me
reproche des génocides multiples… Je suis, comment dirait-on…
– Un génocideur… ?
– Oui, c’est ça ! (Il rit.) Un génocideur universel ! »
Le rire de Mitterrand résonnera longtemps par-dessus les char-
niers du Rwanda. Quant à Édouard Balladur, il n’est pas sûr qu’il
puisse tirer argument de son inconscience pour sa défense – devant
les Nuremberg de l’avenir. n

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BRUNO BOUDIGUET

André Guichaoua,
le retardateur des
consciences
La bibliographie sur le génocide des Tutsi du Rwanda s’est
enrichie cette année d’un livre d’André Guichaoua, “Rwanda,
de la guerre au génocide”, récemment paru chez La
Découverte. Libération, Politis – avec Ronny Brauman –,
Le Monde et Rue 89 : les médias se sont laissés attraper les uns
après les autres par les prétentions “scientifiques” de ce pam-
phlet génocidaire, manifestement sans prendre la peine de le
lire... Bruno Boudiguet a eu le courage de regarder de près
cette longue dissertation, ce “pensum”, dit-il. Et nous ajoutons
en dernière heure son article, dans l’espoir que ces thèses
négationnistes, plus ou moins habilement camouflées, ne fas-
sent pas plus de dégâts.

André Guichaoua, ancien coopérant dans la région des Grands lacs


africains, est sociologue, agronome de formation, enseignant à la
Sorbonne et expert au Tribunal pénal international pour le Rwanda.
Publié opportunément le jour de la visite de Nicolas Sarkozy à Kigali
le 25 février 2010, son dernier livre s’intitule Rwanda, de la guerre au
génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994).1 Après
avoir étudié en détail la politique du génocide à Butare, une région
du sud du Rwanda [“Rwanda 1994-Les politiques du génocide à Butare”,
Karthala, 2005], voici son premier livre d’interprétation globale sur
les événements qui ont ensanglanté ce pays.
L’africaniste de la Sorbonne est désormais considéré comme
l’expert le plus renommé sur le sujet. Ses travaux ont fait la une du
quotidien national Libération et ont suscité plusieurs reportages et
interviews à Radio France. Mais sa tournée des médias ne s’est pas

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arrêtée là. Source principale du dossier consacré au Rwanda par


l’hebdomadaire Politis2, André Guichaoua a répondu à un “grand
entretien” de Rue 89, par David Servenay, et a fait l’objet d’une cri-
tique élogieuse dans Le Monde : pour Philippe Bernard, son ouvrage
n’est rien moins qu’« un immense travail historique »3. « Loin des pam-
phlets, ce livre de référence (…) déplaira aux adeptes des vérités simples.
(…) Ce choix de la complexité ne procède pas d’une quelconque pru-
dence. Plutôt d’une indépendance scientifique revendiquée. » Tout juste
y indique-t-on « la faiblesse générale du livre sur le rôle militaire et diplo-
matique de la France ». Mais de cette minutieuse autopsie d’une
humanité « au bord du suicide », Philippe Bernard conclut qu’on en
sort «avec la conviction que, s’agissant du Rwanda, la vérité est tout juste
en marche». Tant de louanges pour cette « passionnante reconstitution
de l’échec d’une transition démocratique africaine », ce « récit saisissant du
basculement, au lendemain de l’attentat contre l’avion présidentiel, de la
guerre civile vers une “stratégie génocidaire étatique”, élaborée par un petit
noyau hutu de proches du chef de l’État défunt » ne peuvent qu’interpel-
ler ceux qui ont étudié le dernier génocide du XXe siècle.
De même l’article de Rue 89, intitulé « Le jour où le Rwanda a
basculé : le récit minutieux de Guichaoua ». En effet, cette évocation
d’un « basculement » tranche singulièrement avec l’idée que la
guerre civile et le génocide sont concomitants. Mais André
Guichaoua ne nous en dit guère plus dans ses interventions dans les
médias au moment de la sortie de son livre. Il semble éviter toute
polémique, tout comme les journalistes qui l’interviewent d’ailleurs.
Son ouvrage a-t-il été réellement lu ? Il n’en reste pas moins que son
titre, De la guerre au génocide, aurait mérité quelques éclaircissements.
L’auteur signifie-t-il que l’enchaînement des faits de guerre
entre le parti au pouvoir (MRND) et la rébellion (FPR) aurait pro-
voqué un génocide ? Si la tragédie rwandaise n’était qu’une chrono-
logie où un génocide fait suite à la guerre civile, cela impliquerait la
minimisation du processus génocidaire, le rejet de l’intention et de
toute planification de l’extermination, ce qui équivaudrait à sa néga-
tion, compte tenu de la définition juridique précise du génocide.
Seule une lecture attentive permettra donc de lever ces doutes.
D’autant plus qu’après la panique qu’a provoqué le revirement com-
plet d’un certain Abdul Ruzibiza, véritable créature littéraire
d’André Guichaoua et témoin principal du juge Bruguière dans l’en-
quête sur l’attentat contre Juvénal Habyarimana, l’auteur était
attendu au tournant par nombre de spécialistes du dossier : la mise en

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cause du FPR par la justice française dans l’attentat s’est effondrée


(rétractations en rafale, y compris dudit Ruzibiza, révélations par le
témoin Mugenzi que les messages radio après l’attentat attribués au
FPR étaient des faux rédigés par le colonel Anatole Nsengiyumva,
etc.), et la thèse révisionniste et farfelue selon laquelle les combat-
tants du FPR auraient sciemment mis le feu aux poudres pour provo-
quer le génocide des “siens” et mieux s’emparer du pouvoir a pris du
plomb dans l’aile.
Cinq thèmes principaux font la cohésion de sa synthèse générale :
• l’attentat contre l’avion de président Habyarimana,
• les autres crimes qu’il impute au FPR et mettraient à nu sa vérita-
ble stratégie,
• l’évolution des rapports de forces entre le pouvoir en place et son
opposition de l’intérieur (hors FPR),
• l’enchaînement des événements à partir du 6 avril et les consé-
quences sur l’idée qu’on peut se faire sur la planification du génocide,
• le rôle de la France que Guichaoua évoque sous la forme d’une cri-
tique personnelle faite à l’ambassadeur Marlaud.

En contrepoint de l’étude de son ouvrage, il nous a semblé important


de nous replonger dans différentes contributions dans la presse
d’André Guichaoua au cours de ses quinze dernières années. En effet,
nous allons voir que De la guerre au génocide fait l’impasse sur de nom-
breux thèmes martelés dans les médias par l’intéressé.

L’ATTENTAT

Peu avant le dixième anniversaire du génocide, en mars 2004, une


bombe médiatique éclate dans le journal Le Monde, sous la plume du
journaliste Stephen Smith : le juge Bruguière s’apprête à clore son
instruction sur l’attentat ayant coûté la vie au président rwandais, le
général Habyarimana. Seul Smith a eu accès aux conclusions du
juge, qui sont sans appel : c’est le FPR, mouvement militaire issu de
la diaspora tutsi, qui aurait descendu l’avion. Le juge s’appuie sur un
témoin-clé, Abdul Ruzibiza, ancien militaire du FPR, qui déclare être
membre du commando terroriste. Fin 2005, Pierre Péan sort son livre
Noires fureurs, Blancs menteurs, critiqué mais très médiatisé, en même
temps que Ruzibiza sort son livre-témoignage, Rwanda, l’histoire
secrète, préfacé par Claudine Vidal et postfacé par André Guichaoua.

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En novembre 2006, après huit ans d’enquête, le juge Bruguière


publie enfin ses conclusions sous la forme d’un document d’une
soixantaine de pages. L’argumentaire sous forme de syllogisme tient
en une phrase : le FPR “tutsi” a abattu l’avion, cet attentat a provo-
qué le génocide des Tutsi, donc les Tutsi sont responsables de leur
propre génocide, leur chef Kagame ayant délibérément sacrifié les
siens pour prendre le pouvoir après avoir provoqué le chaos. Mais
voilà que les témoins se rétractent. Lors de l’arrestation de Rose
Kabuye, Abdul Ruzibiza déclare qu’il a tout inventé dans le but d’ob-
tenir un permis de séjour en Europe.
L’accusation du juge Bruguière s’effondre point par point. Or
Guichaoua est le parrain littéraire de Ruzibiza, largement soupçonné
d’avoir pu être y compris son “nègre”.
Que diable peut-il désormais dire sur l’attentat ?
Il commence par une précaution oratoire :
« si l’attentat contre l’avion présidentiel est bien un moment
déterminant dans l’enchaînement des événements de l’année
1994, il n’est en aucune façon l’alpha et l’oméga de la guerre et
du génocide. L’attentat ne peut être considéré comme la cause du
génocide (voir annexe 52) et ne l’explique pas (voir plus loin).
Tel est, à mon sens, l’abus démonstratif qui se dégage de l’ordon-
nance du juge Bruguière et qui lui a porté tant de tort, en occul-
tant le contenu factuel de ses investigations. En outre, si recon-
naître et documenter les actions criminelles du FPR est indispen-
sable pour comprendre les logiques de cette effroyable guerre
civile, elles n’affectent en rien la responsabilité du camp adverse
dans ses propres actions criminelles. »
S’agit-il d’un recul ? Il n’y a pas si longtemps, Guichaoua décla-
rait que « le mouvement rebelle issu de la diaspora tutsie s’est emparé par
la force du pouvoir à Kigali au prix de la vie de ses compatriotes visés par
un plan d’extermination. Insupportable vérité.»4 « L’assassinat du prési-
dent Habyarimana a été programmé dès 1993 », déclare-t-il de manière
péremptoire dans Le Monde du 7 mai 2004. Une planification froide,
«révélée » par « un expert de la justice internationale ». Dix jours plus
tard, l’hebdomadaire Marianne, connu pour ses positions extrêmes
sur le sujet, remet à l’honneur notre universitaire, dans un article
intitulé « Les mensonges staliniens de Kagame » :
« André Guichaoua n’est pas un inconnu, il est l’un des plus
grands africanistes français, expert-témoin auprès du Tribunal
pénal international d’Arusha (TPIR), et il n’a jamais caché son
opposition virulente au régime de Juvénal Habyarimana ni sa

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sympathie passée pour le Front patriotique rwandais (FPR). Or, il


révèle que la procureur du TPIR, la très médiatique Carla Del
Ponte, a refusé en octobre 2002 de verser au dossier d’instruction
un rapport établi par des officiers rwandais. Ce document démon-
trait l’implication de Paul Kagamé dans l’attentat du 6 avril 1994
contre le Falcon 50 présidentiel qui coûta la vie à Juvénal
Habyarimana et qui “libéra les forces les plus fanatiques chez l’en-
nemi”. Ce compte rendu en forme de réquisitoire a été, depuis
lors, transmis au juge français Jean-Louis Bruguière, saisi du dos-
sier de l’assassinat, qui, affirme-t-on, en a fait son miel. Cette
pièce à conviction reprend, pour l’essentiel, le témoignage de
Vénuste, dit Abdul Ruzibiza, sergent dans l’Armée patriotique
rwandaise et tueur occasionnel pour le compte du FPR,
aujourd’hui réfugié dans un pays Scandinave. Marianne s’est pro-
curé ce témoignage primordial. »
On comprend pourquoi le soudain revirement de Ruzibiza a fait
l’effet d’un coup de tonnerre dans certains milieux. Interrogée par
RFI, Claudine Vidal est dans ses petits souliers. Le 21 novembre
2008, la Fondation Hirondelle publie un communiqué de presse
d’André Guichaoua et Claudine Vidal, dont on perçoit qu’il est
rédigé en catastrophe : « Aujourd’hui nous ne sommes pas convaincus
que Ruzibiza puisse prouver qu’il a menti sur toute la ligne depuis 2003 et
notamment devant le TPIR, que ce soit sur l’attentat, que ce soit sur d’au-
tres points. » Qu’il le prouve qu’il a menti ! Plus sérieusement, le géo-
graphe Pierre Jamagne, qui a travaillé au Rwanda de 1991 à 1994, a
montré que le récit de Ruzibiza sur l’attentat était invraisemblable.5
Que ce soit la colline de Masaka ou le camp Kanombe de la
Garde présidentielle, l’accès à la zone de tir des missiles était impos-
sible, étant donné les multiples barrages. Le commando serait arrivé
moins de vingt minutes avant l’arrivée de l’avion : quel profession-
nalisme pour un attentat planifié un an avant... L’omniscient
Ruzibiza, qui donne sur de nombreux autres faits des détails incroya-
blement précis (même s’ils ne sont pas étayés) de noms et de dates,
est soudainement frappé d’amnésie sur la reconstitution de la journée
fatidique du 6 avril. Le site du tir est étonnamment peu documenté
et décrit. D’ailleurs, son rôle au sein du “Network commando” dans
la préparation de l’attentat est variable selon les interviews. Il aurait
été prévenu de l’attentat quelques jours avant, mais il donne trois
dates différentes. Il n’a pas prévenu sa famille, qui a subi dans les
jours qui suivent le génocide. Le nombre d’impacts sur l’avion varie
également selon ses déclarations.

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Devant le TPIR, il déclare ne pas savoir quel véhicule fut uti-


lisé pour transporter les missiles sur le lieu du tir. Un an avant, dans
son livre, il parle d’une Toyota blanche... Vu de loin, les révélations
d’un ancien militaire sur un attentat qui a changé le cours de
l’Histoire avaient de quoi séduire. Vu de près, il est tout à fait vrai-
semblable qu’il s’agisse là d’une affabulation rocambolesque d’un ex-
prisonnier de droit commun, exfiltré par la DGSE. Dans un
« Rebonds » publié par Libération, « Rwanda, une difficile vérité »,
André Guichaoua, accompagné de Stephen Smith, ex-journaliste au
Monde ayant fait son miel des fuites du rapport Bruguière et des
« révélations » de Ruzibiza, avait fait un pari risqué :
« Ayant fait partie du “Network Commando” du FPR chargé
d’abattre l’avion de Juvénal Habyarimana, le lieutenant Ruzibiza
raconte dans le détail l’attentat du 6 avril 1994, cet exploit qui a
valu à ses auteurs d’être considérés comme des “héros” au sein du
mouvement rebelle. De deux choses l’une : soit ce récit est une
affabulation révisionniste, et il mériterait d’être dénoncé comme
tel (en même temps que les deux chercheurs spécialistes du
Rwanda qui l’ont cautionné [NDR : C’est-à-dire lui-même et sa col-
lègue Claudine Vidal !]) ; soit le livre du lieutenant Ruzibiza vient
corroborer tout un faisceau d’indices et de témoignages concor-
dants et alors il devrait aussi porter à conséquence. »
Voilà en quelque sorte les raisons pour lesquelles on aura été
tenté de commencer la lecture par le chapitre sur l’attentat. Un
avant-goût fut donné deux semaines auparavant dans Politis du 12
février 2010, qui consacrait un dossier sur la France au Rwanda, écrit
ouvertement sous l’autorité d’André Guichaoua. Le FPR y est accusé
de vouloir « créer un régime de terreur et un climat propice à une inter-
vention militaire. L’attentat du 6 avril s’inscrit dans cette logique. André
Guichaoua relève “un faisceau d’hypothèses concordantes” allant dans ce
sens. » (…) Il « tire sa conviction sur la responsabilité du FPR dans l’at-
tentat non seulement des témoignages recueillis, mais aussi de la façon
dont le nouveau régime, une fois installé à Kigali, n’a cessé d’étouffer les
enquêtes ».
Le rapport Mutsinzi, qui répond à l’ordonnance du juge
Bruguière, à l’aide de plus de 500 témoignages et d’expertises techni-
ques autrement plus sérieuses même si elles ne sont pas exhaustives,
est quant à lui ironiquement qualifié de « miraculeux ». Venons-en
au livre lui-même : Guichaoua fait d’abord un historique des accusa-
tions sur le FPR dont il a eu vent. Le futur putschiste en herbe Seth

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Sendashonga lui parle en 1995 de « soupçons précis formulés par plu-


sieurs dirigeants civils et militaires du FPR » tandis qu’Alphonse-Marie
Nkubito en 1997 lui affirme « ne plus avoir de doute quant à la respon-
sabilité de l’APR dans l’attentat en raison des témoignages accumulés par
ses soins. Témoignages qui avaient fait l’objet de notes détaillées de sa part
transmises à l’ambassade des États-Unis, avec laquelle il entretenait des
contacts réguliers ».
La même année, Michaël Hourigan, responsable de la National
Investigation Team du TPIR à Kigali, parle succinctement de
« témoignages détaillés de trois personnes ». Publié en annexe 49, le
mémo, une initiative privée de cet ancien fonctionnaire de l’Onu, ne
contient aucune information à part une liste de noms, qui plus est
rayés. Hourigan a déclaré à la BBC avoir eu le témoignage des tireurs.
Ruzibiza, quant à lui, donne les noms des tireurs. Le hic est que ces
“tireurs” occupent toujours des fonctions dans l’armée rwandaise...6
Que dire des affirmations de Guichaoua selon lesquelles le fait
que « des investigations conduites sans aucun lien entre elles livrent exac-
tement les mêmes noms [Or, ce ne sont pas les mêmes noms. Note JM]
et reconstituent le même déroulement des faits donne à leur résultat une
crédibilité certaine » ? Pour notre auteur, le dossier contre le FPR sur
l’attentat est d’une « solidité certaine ». Le problème est qu’il ne
donne aucun détail dans ses annexes documentaires pourtant si pro-
lixes sur d’autres thèmes. Quid des « documents rédigés par des officiers
supérieurs rwandais en fonction au Rwanda qui, au terme de trois années
d’enquête, fournissaient diverses indications sur la mise en œuvre de l’at-
tentat et mentionnaient des noms de témoins et auteurs ayant accepté de
s’exprimer » ? Ce mystérieux dossier est évoqué depuis bien long-
temps, notamment dans Le Monde en 2004 :
Un expert-témoin du Tribunal pénal international pour le
Rwanda (TPIR), André Guichaoua, affirme qu’un dossier d’en-
quête engageant la responsabilité de l’actuel chef de l’Etat rwan-
dais, le général Paul Kagamé, dans l’attentat contre son prédéces-
seur, Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, n’a pas été accepté
par l’ancienne procureure du TPIR, Carla Del Ponte. “C’était le
8 octobre 2002”, explique-t-il. “Elle m’a demandé qui était mis en
cause. Quand je lui ai dit que c’était le FPR – Front patriotique
rwandais, l’ex-mouvement rebelle, au pouvoir depuis juillet
1994 –, elle a refusé de réceptionner le dossier”.(…) Selon
M. Guichaoua, l’enquête destinée au TPIR avait été réalisée par
“un groupe d’officiers rwandais” et contenait “les noms de plu-
sieurs des exécutants de l’attentat”, dont certains avaient même

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été localisés. S’étant heurtés à une fin de non-recevoir au TPIR,


les officiers rwandais ont transmis leurs informations au juge fran-
çais Bruguière, qui enquête depuis six ans sur l’attentat du 6 avril
(…)
Guichaoua en dit un peu plus dans son livre :
« [Kagame] avait remis [à la procureure Carla Del Ponte] des
documents d’origine américaine établissant la responsabilité for-
melle de la France et qu’elle s’en tiendrait là. (…) [un] document
provenant d’une mystérieuse organisation dénommée ISTO
(International strategical and tactical organization), imputant la
responsabilité de l’attentat à la DGSE, le service de renseigne-
ment extérieur français. Ses représentants ont remis à l’ambas-
sade du Rwanda au Canada des noms de militaires français cen-
sés avoir abattu l’avion. Mais les vérifications de la police judi-
ciaire, effectuées à partir de l’état civil français et parmi la liste
des officiers sortis de Saint-Cyr, ne donnent aucun résultat7.
Interpol n’a, pour sa part, trouvé aucune trace de la société ISTO
au Canada. L’enquête évoque les agissements d’agents manipulés
par la CIA (voir annexe 50). »
Étrange car dans ce document certes peu crédible et qui accuse
Charles Pasqua, Kagame est pointé comme complice ! Dans son
livre, Carla Del Ponte ne confirme pas cette histoire. Mais comment
ne pas comprendre nombre d’acteurs institutionnels laissant des
« demandes d’enquêtes qui restent lettre morte », au vu d’éléments aussi
extravagants, dans un dossier où l’accès à la scène de crime a été
interdit et où seuls les militaires français ont pu évoluer et même
ramasser des pièces à conviction ? La qualité des fameux officiers sou-
tenus par Guichaoua reste inconnue : sont-ils du FPR, d’anciens
FAR prévenus du TPIR ou réintégrés dans l’armée ? L’hebdomadaire
Marianne nous donne un indice sur le contenu de ce rapport, que
Guichaoua ne publie donc pas dans ses annexes : « Cette pièce à
conviction reprend, pour l’essentiel, le témoignage de Vénuste, dit Abdul
Ruzibiza »... La boucle est bouclée.
Guichaoua, dans son chapitre sur l’attentat, ne donne finale-
ment aucun fait précis, et finit par s’en remettre, comme si de rien
n’était, au dossier Bruguière et à Ruzibiza. C’est à peine croyable.
Voilà donc douze ans que la technique du bluff est continuellement
utilisée par les tenants de la thèse du FPR dans l’attentat. Nous
étions prévenus.

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[Guichaoua ne consacre qu’une page (page 241) au déroulement de l’at-


tentat et il y commet deux erreurs. L’avion burundais n’était pas en panne
et le Falcon d’Habyarimana n’a pas explosé au dessus de la piste de
Kanombe mais plus à l’est puisqu’il est tombé en bordure de sa propriété.
Note JM]
L’IMPUTATION D’AUTRES CRIMES AU FPR

En 2004, les éditions La Découverte publiaient, dans leur État


du monde, un texte d’André Guichaoua symptomatiquement inti-
tulé “Rwanda, le règne de la terreur”. L’auteur de “De la guerre au géno-
cide” est depuis longtemps un croisé anti-FPR, puisque Stephen
Smith, encore lui, l’interviewait en 1996 au sujet du mouvement
rebelle : « Quand les observateurs préfèrent fermer les yeux. Les
Occidentaux répugnent à mettre en cause le FPR. »8 La commission
d’enquête internationale de 1993, qui avait conclu au danger géno-
cidaire et sonné l’alarme un an avant la tragédie, est clouée au pilori
pour n’avoir passé « que deux heures » à interroger des témoins dans
la zone FPR et pour n’avoir consacré que sept malheureuses pages
aux « exactions », qui auraient coûté, selon Guichaoua, des « dizai-
nes de milliers de morts avant le génocide ». Au final, dans l’ensemble
de l’œuvre d’André Guichaoua, le FPR y est accusé de quasiment
tous les maux : attentats terroristes dans des lieux publics destinés à
faire le plus de victimes, escadrons de la mort assassinant des rivaux
de l’opposition hutu, massacres indifférenciés de Hutu dans les zones
qu’ils contrôlaient, imposition d’une politique de terreur une fois
arrivé au pouvoir, etc. Le FPR pratiquerait « la menace et le chantage
politico-judiciaire généralisés », « l’encadrement totalitaire des citoyens
soumis à une intense rééducation idéologique ». « Dotées d’un arsenal
juridique permettant de poursuivre toutes les déviances politiques et idéo-
logiques, les autorités sont en mesure de dissuader radicalement l’expres-
sion de toute approche qui contreviendrait à cette histoire commune. »
L’auteur revient souvent sur le cas de Félicien Gatabazi. Voici ce
qu’en dit l’article du Monde consacré aux « révélations » de
Guichaoua en 2004 :
Ministre des travaux publics et de l’énergie dans le gouvernement
dirigé par l’opposition, Félicien Gatabazi, fondateur et chef du
Parti social-démocrate (PDS), avait pris ses distances, dès la fin
1993, tant à l’égard du président Habyarimana que par rapport au
FPR, le mouvement rebelle de Paul Kagamé. Son parti n’enten-

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dait être “le valet” ni de l’un ni de l’autre, expliqua-t-il lors d’un


meeting, en février 1994. Quelques jours plus tard, le lundi 21
février, sortant d’une réunion de l’opposition à l’hôtel Méridien de
Kigali, l’opposant fut tué dans sa voiture sur l’échangeur qui mon-
tait à son domicile, vers 22h45. Selon des témoignages recueillis
par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et le
juge Bruguière, et confirmés à André Guichaoua, deux militaires
du FPR seraient les auteurs de ce crime : le lieutenant Godffrey
Kiyago Ntukayajemo, qui purge une peine à perpétuité pour d’au-
tres faits, et le sergent Eric Makwandi Habumugisha, qui aurait
déjà assuré la “couverture” du meurtre d’un autre dirigeant de l’op-
position, Emmanuel Gapyisi, en mai 1993.9
Le grand ouvrage de Guichaoua ne donnera pas plus de préci-
sions sur ses « témoignages ». Mais on sait que « Godffrey » est
d’abord un personnage accusé chez Ruzibiza dans Rwanda. L’histoire
secrète. L’unique détail est qu’il aurait logé chez Gatete Polycarpe, un
homme d’affaires Tutsi régulièrement pris à partie par la radio extré-
miste RTLM. L’idée qu’il se serait abrité, dans un environnement très
quadrillé où régnait la délation, chez un homme connu comme le
loup blanc, et ce en compagnie d’autres individus armés, est peu cré-
dible. Par contre, on constate qu’une enquête assez sérieuse avait été
effectuée sur les lieux du drame, comme en atteste Linda Melvern
dans son livre « Complicités de génocide. Comment le monde a trahi le
Rwanda » :
Il rendra son dernier souffle avant même l’arrivée des officiers
appartenant au contingent de la police civile de l’ONU, la
Civpol. [Note : Civpol de la Minuar. Les observateurs rattachés à la
police civile onusienne viennent des pays suivants : l’Autriche (20),
la Belgique (5), le Bengladesh (2), le Guyana (2), le Mali (5) et le
Togo (15) (liste du personnel de la Civpol, archives de l’auteur).] Son
corps est momentanément placé dans la chambre de l’un de ses
enfants. Lorsque deux officiers de la Civpol appartenant à une
équipe d’enquêteurs originaires de Belgique arrivent sur les lieux,
ils trouvent là un médecin de l’armée rwandaise en uniforme. On
leur interdit d’examiner le corps de Félicien Gatabazi, mais ils
parviennent tout de même à inspecter le véhicule du ministre,
immobilisé à 100 m de là. Côté droit, celui-ci est transpercé d’im-
pacts de balles. Sur le sol, ils retrouvent un certain nombre de
douilles. Dans la voiture, ils récupèrent quatre douilles de fusil
d’assaut R-4, une arme en dotation dans l’armée et la gendarme-
rie rwandaises. Le lendemain, les officiers de la Civpol retournent
prendre des photos de la scène de crime. Ils rencontrent le procu-

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reur de Kigali, François-Xavier Nsanzuwera, mais en dépit de tous


les efforts déployés par le magistrat, les Belges ne seront pas auto-
risés à pratiquer une autopsie. [Note : François-Xavier Nsanzuwera
est aujourd’hui conseiller juridique des chambres d’appel du Tribunal
pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et du TPIR, à La
Haye.] La première conséquence de l’assassinat de Félicien
Gatabazi est de repousser sine die la mise en place du gouverne-
ment de transition, programmée pour le lendemain. Au matin du
22 février, Kigali a des allures de ville fantôme.10
Bien sûr, la découverte de douilles « gouvernementales » n’est
pas une preuve formelle. Mais l’enquête est sérieusement entravée
par le gouvernement. Félicien Gatabazi, du temps où il était ministre
des Travaux publics et de l’Équipement, avait sévèrement rappelé à
l’ordre le jeune et futur poulain d’Habyriamana, Joseph Nzirorera,
nommé directeur des Ponts et chaussées, poste très lucratif. À l’in-
verse, en 1982, Gatabazi est arrêté pour détournement des fonds d’ur-
gence pour les réfugiés d’Ouganda.
Au début des années 90, lors de l’autorisation des partis politi-
ques d’opposition, il avait petit à petit pris la tête d’un mouvement
très populaire, à la fois anti-Habyarimana et anti-FPR. « À chaque
nouvelle difficulté (dans le fonctionnement démocratique), une flambée de
violence tribale se produit, à l’instigation du régime, et les mances de
guerre civile sont utilisées pour justifier le statu quo » déclarait-il dans Le
Monde du 14 mars 1992. « Quel intérêt aurait eu le FPR à abattre un
ministre qui était pour son intégration dans le futur gouvernement rwan-
dais ? » s’interroge Pierre Jamagne. Après l’assassinat, le FPR se
contente de déclarer que la fraction Power du Parti Libéral, la
Présidence et les extrémistes de la CDR avaient tous trois intérêt à
l’élimination du très gênant Gatabazi. Même un Gérard Prunier
reconnaît que « le Front n’accompagne cette analyse d’aucune menace
de recommencer la guerre, même après l’embuscade où tombent plusieurs
de ses dirigeants ».
En mars, l’ambassadeur belge Swinnen signale dans ses rapports
que des listes de personnalités à éliminer circulent à Kigali. L’ancien
ministre des Affaires étrangères Willy Claes a témoigné d’une vive
altercation publique, la veille de l’assassinat, entre Habyarimana et
Gatabazi qui accuse le Président de bloquer les accords d’Arusha.
Selon Dallaire, Gatabazi avait déjà accusé publiquement la Garde
présidentielle d’entraîner des milices à la caserne de Kanombe et
avait reçu des menaces de mort. Le lendemain de l’assassinat de

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Gatabazi, le leader de la CDR, Martin Bucyana, est lynché en guise


de représailles par des militants du PSD, que Guichaoua soupçonne
d’être des FPR en sous-main. Ce qui n’est pas impossible. Des sympa-
thisants du FPR, qui n’a pas d’existence légale à l’intérieur du pays,
pouvaient se contenter des partis d’opposition autorisés (encore que
Gatabazi était connu pour son hostilité contre le FPR). Mais dans ce
cas-là, puisqu’il s’agirait d’une vengeance, on ne peut décemment pas
militer en faveur d’une culpabilité du FPR dans l’assassinat de
Gatabazi, un pas que Guichaoua franchit pourtant allègrement.
Le 3 avril 94, l’Union européenne tape du poing sur la table et
demande à Habyarimana de faire une enquête sur les morts de
Gatabazi et Bucyana. Un an plus tôt, le meurtre, toujours attribué par
Guichaoua au FPR, d’un autre opposant majeur à Habyarimana,
« candidat récemment déclaré à la Primature », Emmanuel Gapyisi,
était basé sur le même mode opératoire – execution style – suivi de
la diffusion de tracts grossiers qui ne duperont personne, accusant
tour à tour Faustin Twagiramungu, le FPR ou un homme d’affaires
tutsi. Cet assassinat correspond à des mobiles politiques similaires :
Gapyisi recrutait sur des bases anti-présidentielles, mais en concur-
rence directe avec le courant central du MRND. Guichaoua prétend
avoir «dépensé beaucoup d’énergie pour faire avancer les investigations »,
« avec quelques amis d’Emmanuel Gapyisi».
Le résultat de leur enquête ne porte que sur les douilles, d’ori-
gine israélienne, censées incriminer le FPR. Tout comme les douilles
“gouvernementales” dans l’affaire Gatabazi, il ne s’agit pas d’une
preuve définitive. On sait que le matériel militaire, lors d’une guerre
civile, est récupéré par les soldats adverses et qu’il est susceptible
d’être utilisé pour servir de fausse signature. Enfin, Guichaoua s’ap-
puie sur des témoignages d’éléments du FPR pour donner les noms
des membres du commando. L’annexe 15, consacrée aux dossiers
Gatabazi, Bucyana et Gapyisi, fait 70 pages, mais on n’y trouve pas
de trace des fameux témoignages “de l’intérieur”.
Autre sujet, celui des attentats imputés au FPR. Attentats qui
seraient la véritable « marque personnelle du FPR dans la guerre civile
rwandaise ». Guichaoua a cru identifier un mobile : « Au sein du
FPR, la conviction que le régime Habyarimana approchait de sa fin était
unanimement partagée, mais sa précipitation à engager le combat et à le
déplacer sur le terrain militaire tenait à l’inquiétude de voir l’opposition
intérieure imposer la démocratisation et accéder au pouvoir. » Le FPR,
« construit sur une base ethnique, ne pouvait espérer disposer à court ou

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moyen terme d’une assise populaire significative, qui lui assurerait un ave-
nir politique par la voie des urnes ».
[Il est totalement faux de dire que le FPR est construit sur une base ethni-
que. C’est Guichaoua lui-même qui est un inconditionnel de l’ethnisme
puisqu’il indique au lecteur l’ethnie prétendue de chaque personne. Note JM]
Parler de « l’opposition insurmontable entre deux légitimités, la
légitimé démocratique de la majorité et le droit au retour d’une minorité »,
c’est nier aux Rwandais la capacité de penser la politique, la vraie, au
delà des appartenances dites ethniques... et donner du crédit à l’idéo-
logie mortifère de la “démocratie ethnique” voire raciale ! Sans oublier
le fait que le FPR n’a jamais revendiqué le moindre ethnisme dans ses
discours, allant jusqu’à prendre le risque de travailler avec des mem-
bres de l’élite “hutu” au passé douteux (Kanyarengwe, Lizinde...).
Animé d’un « mépris profond (...) pour les “démocrates”, ainsi que
[par] son rejet du processus électoral prévu par les accords de paix »,
alternant combats et campagnes d’attentats ayant pour « intention de
faire le maximum de victimes civiles », le FPR, selon Guichaoua, visait
à accroître les tensions au sein du gouvernement pluripartite et de la
mouvance présidentielle, et à tuer des Tutsi pour « susciter des voca-
tions en faveur du FPR ». Dans le dossier Politis/Guichaoua du 12
février 2010, on lit :
Depuis son échec aux élections municipales de septembre 1993,
le FPR savait qu’il ne pourrait conquérir le pouvoir par les urnes.
Sa réaction a été une campagne d’attentats. Le plus important, en
novembre 1993, contre des élus du MRND (le parti au pouvoir),
vainqueur des élections, et leurs familles, fit 55 morts.
Auparavant, entre juillet 1991 et septembre 1992 (45 attentats),
puis de mars à mai 1993, deux vagues d’attentats dans lesquels la
responsabilité du FPR a été clairement établie. Les cibles – des
marchés, la gare routière, la Poste centrale de Kigali – témoi-
gnaient d’une volonté de créer un régime de terreur et un climat
propice à une intervention militaire.
On cherchera alors les sources de ces affirmations dans De la
guerre au génocide :
Les attentats contre les populations civiles commis par le FPR
n’ont été formellement élucidés que tardivement. (…) Entre
juillet 1991 et septembre 1992, 45 attentats commis avec des
mines antichar et des mines antipersonnel furent recensés et
documentés par la gendarmerie nationale rwandaise, qui, bien
que peu performante en matière d’investigation, avait établi

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quelques éléments généraux en collaboration avec les procu-


reurs de la République.
Ou encore dans Le Monde du 7 mai 2004 :
Entre juillet 1991 et septembre 1992, 45 attentats recensés ont
fait l’objet d’une documentation assez complète de la part de la
gendarmerie rwandaise. J’ai recoupé ces éléments auprès de mul-
tiples sources : rapports divers, documents des officiers de la
police judiciaire, témoignages d’officiers rwandais des deux
camps, ainsi que de personnalités rwandaises et burundaises. (…)
Ces attentats n’ont pris fin qu’après de nombreuses arrestations
de passeurs de mines aux frontières et l’identification des maté-
riels qui établissaient formellement l’implication du FPR. Ils ont
déstabilisé les partis politiques et diabolisé la mouvance présiden-
tielle, qui a été systématiquement accusée d’en être responsable.
Ils ont fait basculer dans la peur les préfectures du centre et du sud
qui n’étaient pas encore touchées par la guerre. Ils n’enlèvent évi-
demment rien aux violences organisées par les milices de la mou-
vance présidentielle ou aux exactions commises par l’armée gou-
vernementale. Seulement, comme ses adversaires, le FPR a eu
recours aux actions terroristes selon un programme coordonné
avec ses autres formes d’action militaire ou politique. D’après mes
sources, le coordonnateur des attentats du FPR était le capitaine
Martin Nzaramba, alors commandant de l’unité du génie. Il a été
nommé général de brigade, en février 2004.
L’annexe 14 est censée fournir les documents nécessaires pour
se faire une opinion. D’où sort ce document de la “gendarmerie
rwandaise” ? Il n’est pas reproduit mais on apprend, dans une expres-
sion empreinte de pudeur, qu’il a été rédigé avec l’aide de la gendar-
merie française, sans plus de précisions. Il ne peut s’agir en fait que
du rapport établi sous la houlette du colonel de gendarmerie français
Robardey, un soutien sans faille du régime ! Le rapport a été désavoué
à la fois par une note interne de la DGSE et par une note de la
Primature rwandaise.11 Quand aux recoupements de ces éléments du
rapport Robardey, les multiples sources annoncées (rapports divers,
etc), ils ne sont pas reproduits non plus. Le reste reprend les asser-
tions “gratuites” et sybillines de l’incontournable Ruzibiza.
Guichaoua fait aussi allusion à un massacre dans le nord du
Rwanda.
Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1993, eut lieu le
massacre de 17 civils à Kabatwa, en commune de Mutura, préfec-
ture de Gisenyi. Le commando, composé d’une vingtaine de per-

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sonnes appartenant à l’unité de l’APR “Charly” basée à Butaro,


était commandé par le major Gashaija Bagirigomwa et le capi-
taine Moses Rubimbura (voir annexe 16).
Mais quand justement on lit l’annexe 16, on y apprend que le
général Dallaire, qui s’est rendu sur les lieux, n’a en fait pas de
conclusions tranchées : « C’est, justement, parce que j’ai pas vu les
enfants, il me semble qu’on avait trouvé peut-être une botte de caoutchouc
dont le Front patriotique utilisait et d’autres. Alors, c’était essentiellement
ça. » Un soldat du FPR y aurait oublié sa botte, en pleine monta-
gne ! On peut y voir une volonté grossière d’y impliquer le FPR. Les
noms des membres présumés du commando sont cités, une fois de
plus, par Abdul Ruzibiza sans aucun autre détail.
Autres méfaits présumés : « Des massacres systématiques de popu-
lations civiles regroupées furent organisés et perpétrés par le FPR. » Il
semble bien qu’il s’agit de témoignages recueillis dans le grand camp
de 250 000 réfugiés hutu en Tanzanie, par le HCR, un camp où était
minutieusement reconstitué le système dictatorial de l’ancien
régime. Un cas d’école d’accusations en miroir, relayées par le HCR
qui, pour la bonne organisation du camp (!), avait choisi la collabo-
ration avec les élites déplacées.
L’auteur affirme que « dès que l’emprise politique du FPR sur l’en-
semble de l’appareil d’État et des communes fut complète, au début des
années 2000, les effectifs des “génocidaires”, classés en trois catégories
selon la gravité des crimes imputés, explosèrent au Rwanda jusqu’à cou-
vrir, en 2009, la quasi-totalité de la population hutu de sexe masculin et
de plus de 14 ans en 1994 (voir annexe 124). » L’annexe 124 a disparu
du site.
André Guichaoua reconnaît 800 000 à 1 000 000 de morts tutsi.
Côté hutu, selon HRW/FIDH, les tueries du FPR auraient fait 25 000
à 30 000 morts. « Cette estimation du nombre du Hutu tués par l’APR
se situe bien en deçà d’autres chiffrages (…). » Et l’auteur d’évoquer la
période 1994-1997 :
« Les décomptes aboutissent alors à des centaines de milliers de
morts : ainsi, bien des dénombrements des victimes de la guerre
et du génocide établis par différents auteurs (Filip Reyntjens,
James Gasana, Abdul Joshua Ruzibiza, etc.), avancent des chiffres
se situant en général autour de 1,5 million de victimes pour la
seule année 1994. »
Ajoutés au « dizaines de milliers de morts » d’avant 1994 dus au
FPR, dont la spécialité aurait été de « regrouper dans des lieux publics

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(stades, marchés, etc.) les populations hutu qui n’avaient pas fui, à des
fins de massacres de masse », puis au soubresauts post-génocide des
années 95-97 autour des réfugiés hutu, on n’est pas loin du décompte
d’un million de morts hutus. Soit un équilibrisme mathématique par-
fait, sans évoquer le “double génocide”, mais le cœur y est presque.
Dernière précision d’André Guichaoua : « Comme généralement, les
cadavres furent ajoutés aux fosses communes existantes, ils furent ulté-
rieurement recensés avec l’ensemble des victimes du génocide. »
Au final, chaque thème de propagande du camp du génocide est
repris par l’auteur : les infiltrés du FPR, l’État totalitaire de type
“Khmers Noirs”, le terrorisme, les escadrons de la mort, la stratégie
perfide et planifiée, les accusations en miroir, l’ethnisme défensif, les
charniers du FPR faussement attribués au GIR, le nombre de victi-
mes hutu supérieur ou égal aux victimes tutsi... Les accusations sont
à la fois très lourdes et traitées à la légère. Le livre en est méthodi-
quement parsemé, avec un renvoi à des annexes dont le contenu
laisse bien souvent perplexe.
« UN GÉNOCIDE POUR ARBITRER LE DÉPARTAGE ! »
Faire le bilan de la IIème République, créée par Habyarimana,
n’est pas chose aisée pour tout le monde : nombre de journalistes,
universitaires, coopérants tel André Guichaoua qui y ont travaillé
avant le génocide portent une certaine honte de ne pas avoir sonné
l’alarme au bon moment. Une sorte de Corée du Nord maquillée en
Suisse de l’Afrique... On trouvera donc une certaine tendance à
minimiser les inquiétudes que pouvaient susciter ce « totalitarisme
éducatif » bénéficiant de « l’absence d’adversaires et de lignes politiques
alternatives »... puisqu’ils avaient été chassés du pays.
Néanmoins, Guichaoua décrit assez bien l’osmose entre une
myriade d’ONG de développement et le régime, ce dernier ayant
habilement jonglé pour faire avaler la pilule du parti unique en l’in-
titulant Mouvement républicain national pour le développement
(MRND), le « système clientéliste » n’interférant pas avec l’écono-
mie de l’assistanat occidental. Plus problématiques sont les impasses
de l’auteur sur la montée en puissance des mécanismes d’État qui
seront les piliers du génocide. L’invention des milices est par exem-
ple décrite comme une « initiative originale » d’un illustre inconnu,
Désiré Murenzi. « Les apprentis-sorciers qui avaient donné naissance
aux milices, les avaient couvées et en avaient aiguisé la puissance furent
assurément surpris de leur efficience. »

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Les milices n’ont pas été créées par hasard, elles font partie,
dans le monde entier, de l’arsenal technique des régimes aux abois.
Que certains aient pu être surpris de leur efficacité, quoi de plus logi-
que quand on sait que la doctrine française de guerre révolutionnaire
a été exportée dans le monde entier. Mis en place par émules belges
de Trinquier et Lacheroy, le régime fonctionnait déjà sur le mode de
la “guerre révolutionnaire” permanente, préparé à répondre de
manière adéquate à la moindre anomalie. À l’arrivée des Français,
l’alerte anti-subversive a été placée au niveau maximum, les FAR ont
décuplé de volume, les milices sont passées de 0 à 50 000 unités.
Guichaoua entend « dénouer les fils et les enjeux d’intrigues poli-
ticiennes toujours complexes. Intrigues croisées qui désespéraient juste-
ment les observateurs et les diplomates, dont la plupart ne percevaient que
les apparences ». On ne souscrira pas à la théorie de l’aveuglement
français, qui est battue en brèche par les faits, mais c’est utile pour un
tribunal : déterminer les degrés de responsabilité des uns et des
autres. Ça l’est beaucoup moins quand l’objectif est carrément de
réviser l’histoire du génocide :
À cette date et jusqu’au 12 avril, le jour du départ du gouverne-
ment pour Murambi (Gitarama), les massacres étaient encore
limités à la ville de Kigali, à Kigali rural et à quelques communes
de Gisenyi (celle du président), de Gikongoro, de Kibungo. Et ce
n’est que les 18-19 avril que “basculèrent” les préfectures du Sud
(Gitarama, Butare), après les visites des nouvelles autorités inté-
rimaires.
Avant le 12 avril, il ne s’agirait qu’une somme d’« actes de vio-
lence individuels ou collectifs », d’une « vengeance envers des victimes
expiatoires », de « crimes de guerre et (…) crimes contre l’humanité
accompagnant des stratégies de recomposition » du pouvoir, de « règle-
ments de comptes pour le contrôle du pouvoir ». Pourtant, d’une part,
les massacres préliminaires au génocide n’étaient utiles que pour libé-
rer définitivement la voie aux extrémistes et exécuter le génocide
sans obstacles. D’autre part, l’auteur ne parle pas des massacres géno-
cidaires qui ont lieu dès le 7 avril dans les régions de Ruhengeri12,
Kibuye13, Bugesera14, Cyangugu. Ce qui fait un total de huit régions,
soit quasiment tout le Rwanda !
L’embrasement du pays est dû à de multiples foyers, mais ces
foyers du génocide furent sans témoins journalistiques, la presse ter-
rorisée ne sortant pas de Kigali. Au bout de quelques jours seulement,
Jean-Philippe Ceppi, du quotidien Libération, décrivant ce qu’il

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voyait, parlait du « génocide des Tutsis de Kigali ». Les massacres sont


retardés à Butare car le préfet est Tutsi. Il ne s’agit pas que d’« une
guerre “parallèle” contre l’opposition pro-FPR, tutsi et hutu ». Les Tutsi
exterminés, dans leur immense majorité, n’étaient pas des politiques
ou des militaires. Pendant ce temps, « [les] combats [sont] relancés sur
plusieurs fronts dès le 7 avril par les troupes de l’APR, soutenues par l’ar-
mée ougandaise, qui progressaient vers Kigali ».
On sait que le bataillon du FPR, cantonné au parlement (CND)
à Kigali, contraint par l’Onu, a retardé au maximum son entrée en
scène. Les soldats voyaient des massacres sous leurs yeux et étaient
interdits d’intervenir, jusque vers la fin de cette interminable journée
du 7. Quant à l’armée ougandaise, que n’aurait pas t-on dit si quel-
ques uns de ses membres avaient été faits prisonniers durant les qua-
tre années de guerre. Ils auraient été exhibés pour servir à la propa-
gande d’État. Or on n’en trouve aucune trace.
Après l’attentat du 6 avril, l’heure est donc aux grands boule-
versements. « Si toute planification, aussi élaborée soit-elle, réserve tou-
jours une part d’aléas, l’improvisation avait alors atteint des niveaux
déconcertants. » On lit aussi dans Politis :
« Mais, au-delà des témoignages qu’il a pu recueillir, [Guichaoua]
fait surtout état de “la panique” qui, aussitôt après l’attentat, s’est
emparée de l’état-major MRND (Hutus au pouvoir) par opposi-
tion à “la mise en ordre de bataille” de l’Armée patriotique rwan-
daise (APR), l’appareil militaire du FPR (tutsi). »
Il est évident que très peu de personnes sont préalablement
mises au courant de l’attentat : tous les autres sont évidemment aba-
sourdis. Mais les événements se sont enchaînés avec une efficacité
incroyable, grâce aux chefs d’orchestre que sont Bagosora, Marlaud
et Maurin. Il faudrait rappeler à M. Guichaoua que le génocide le
plus rapide de l’Histoire a bien eu lieu, sous ses yeux d’ailleurs
puisqu’il était présent la première semaine.
« Une preuve manifeste » du caractère « improvisé » et non
planifié du crime serait la phase de résistance et de latence :
« Les implications de l’attentat n’avaient pas même été “antici-
pées”, comme l’attestent les difficultés rencontrées par le promo-
teurs potentiels des massacres et du génocide pour établir entre
eux, dans les premières heures, des contacts directs suivis ; la réu-
nion improvisée des membres du Haut Commandement – qui
“viennent aux nouvelles à l’état-major” ; l’installation par défaut

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d’un nouveau chef d’état-major, découvert au hasard de l’ancien-


neté ; le désaveu de la tentative de putsch du “cerveau” par le
Haut Commandement militaire ; la nécessité, en l’absence d’un
successeur prêt, d’organiser des contacts et réunions précipités
pour mettre au point des scénarios de succession, localiser et ins-
taller les candidats pressentis ; la difficulté à trouver des responsa-
bles politiques disponibles, expliquant le malaise de certains can-
didats promus membres du Gouvernement intérimaire, ce même
gouvernement que ses inspirateurs militaires voulurent “mettre au
frigo”, aussitôt formé et avant même qu’il ait prêté serment... »
Le principe d’un génocide, de sa conspiration, c’est qu’il prend
de court la majorité des gens, seconds couteaux comme victimes,
sinon il ne pourrait évidemment pas avoir lieu. Tout le monde n’est
pas forcément sur la même longueur d’onde côté organisation mais,
en ce qui concerne l’extermination, la machine tourne tout de suite
à plein régime car les assassins obéissent parfaitement à des stimuli,
grâce à plus de trente ans de dressage de la population. Les difficul-
tés des génocidaires, par exemple à Bisesero, où s’organise la résis-
tance, prouveraient une « impréparation structurelle » : mais toute
entreprise avec ce degré de monstruosité entraîne forcément, là où
c’est possible, une opposition de la part des victimes.
Selon Guichaoua, ce n’est donc qu’après le 12 que la politique
du génocide devient intentionnelle : les « massacres de la population
tutsi, (…) à partir des 11 et 12 avril, se transformèrent en une stratégie
génocidaire étatique ». C’est « le vrai début du génocide en intention et
en acte ». « Il est inexact et abusif de faire supporter de manière globale
le projet criminel à l’ensemble des institutions, partis, organisations et
groupes, fréquemment qualifiés par extension de “structure génocidaire”
ou d’“organisation criminelle” », d’où le principal objectif de cet
ouvrage : « reconstruire les parcours individuels et les processus collec-
tifs ». Voici ce que démontrerait cette reconstruction :
« Les assassinats et les massacres liés à la vengeance du “père de
la Nation” et à la guerre de succession furent alors occultés par la
mise en œuvre d’une politique génocidaire, qui se voulut radicale.
[Théoneste Bagosora] banalisa ainsi ses propres crimes en en
imposant de plus monstrueux encore à ceux qu’il sélectionna
avec les dirigeants du MRND pour assurer le pouvoir, le temps
que la situation politique et militaire se décante et que les préten-
dants sérieux à la succession, demeurés en arrière-plan, se posi-
tionnent. En effet, incapables de se départager pour assurer le
pouvoir, ceux-ci s’étaient octroyé un moratoire constitutionnel

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de 90 jours qui leur évitait aussi, du moins le croyaient-ils, d’en-


dosser les monstruosités qu’ils avaient ordonnées... Un génocide
pour arbitrer le départage ! »
Ce n’est ainsi qu’à la page 536 du livre qu’est synthétisée la
grande explication de ce livre. Les Bagosora, Nzirorera, Ngirumpatse
auraient, dans la précipitation, créé le GIR génocidaire pour cacher
une guerre de succession. Les ambitions personnelles de quelques uns
auraient causé le dernier génocide du XXème siècle. C’est la dernière
théorie en date qui, aussi fumeuse soit-elle, permet de nier la planifi-
cation. Elle est en train de faire fureur au TPIR. C’est le triomphe
d’André Guichaoua : « les juges ont pris au sérieux leur indépen-
dance »15, pérore-t-il.
« Soutenir que le désengagement politique ou la caution des
grands acteurs étrangers auraient explicitement favorisé les massa-
cres et le génocide est fondé, mais l’intensité du conflit, la volonté
de mener l’affrontement à son terme ultime relèvent de multiples
décisions prises jour après jour par ceux-là mêmes qui, dans les
deux camps, avaient la charge de conduire la guerre et l’adminis-
tration des hommes. C’est au regard des actes posés au cours de ces
semaines que les responsabilités des uns et des autres doivent être
appréciées, et non en fonction de scénarios reconstruits. »

PLANIFICATION : GUICHAOUA FAIT LA GUERRE AU GÉNOCIDE

C’est Rony Brauman qui, dans le dossier Politis/Guichaoua du


12 février 2010, résume le mieux le livre De la guerre au génocide :
Notons que le chef d’inculpation d’entente en vue de commettre
le génocide n’a pas été retenu, faute de preuves, toutes celles qui
étaient avancées par l’accusation étant fabriquées.(...) En tout cas,
personne n’a pu montrer qu’un plan d’extermination des Tutsis
existait avant le début des massacres déclenchés à la suite de l’at-
tentat contre l’avion présidentiel. Il y a bien eu génocide, mais il
est temps de dépasser les schémas intentionnalistes réducteurs qui
dominent les discours sur cette question. (…) Il y eut génocide, et
il y avait guerre. L’une est d’ailleurs la condition de l’autre.
Mais alors que dire des créateurs de la radio extrémiste RTLM,
du plan d’autodéfense populaire, des milices, du texte de la définition
de l’ennemi, des listes de personnes à abattre, de la distribution des
armes ? Pour André Guichaoua, la « référence quasi mythique » à la
planification tient d’un « manichéisme simpliste » :

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« Il n’y eut pas de complot d’État pas plus que de régime ayant
inscrit le génocide au cœur de sa politique de développement
[Guichaoua ajoute, en note de bas de page : Ou, comme cela a été
exprimé plus brutalement, de régime “de type nazi”, comme l’ont
estimé de nombreux dirigeants actuels.] : ni en 1990, lorsqu’il
procéda après l’attaque du FPR à des milliers d’arrestations d’op-
posants tutsi et hutu, ni entre 1990 et avril 1994, au cours de la
guerre civile ou au moment de son déclenchement effectif. »
« La signification et la portée des actes et des objectifs ne peuvent
donc d’aucune façon être globalisées. »
Guichaoua s’inscrit donc en faux contre la « thèse d’un projet
fondateur de mise en œuvre d’un génocide qu’aurait consacré idéologique-
ment la révolution de 1959 ».
Le cas du frère d’Agathe Kanziga, Protais Zigiranyirazo est
emblématique. Il a été acquitté par le TPIR :
« Faute de preuves tangibles, la poursuite reposa comme souvent
sur des incriminations établies sur la base des dépositions de faux
témoins, suscités en nombre par les autorités judiciaires rwandai-
ses, alors même qu’elle disposait d’éléments attestant l’absence de
l’accusé sur les lieux des crimes présumés. Une défense pugnace
et la vigilance des juges de La Haye ont ainsi permis à l’accusé de
recouvrer la liberté. »
Il faudrait faire preuve d’honnêteté en disant que ces « élé-
ments attestant l’absence de l’accusé » sont aussi des témoignages, non
pas de victimes, mais de la propre famille Habyarimana.16 Il y a plus
crédible comme témoignages...
Le TPIR aurait-il attrapé la guichaouïte, du nom d’un de ses
plus gros contributeurs en documents ? Quoi qu’il en soit, Guichaoua
se félicite logiquement des conclusions du procès Bagosora au TPIR,
qui ne retiennent pas l’entente en vue de commettre un génocide :
« la fragilité de leurs arguments, la faible crédibilité de leurs informateurs
et les libertés qu’ils ont ouvertement prises avec la réalité des faits », « les
juges considèrent que la plupart de ces allégations sont aléatoires ou insuf-
fisamment fondées ».
Une raison « à la fois simple et monstrueuse : le massacre de masse
allait de soi et il n’était pas nécessaire de mettre en œuvre une planifica-
tion élaborée, pour peu que l’administration territoriale soit épurée et
contrainte de se mobiliser pour la mise en œuvre de mots d’ordre bien par-
ticuliers ». Un génocide qui « va de soi »...

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« On ne retrouve pas (…) un centre de décision unique, ou tout


simplement homogène, avec des chefs incontestés. » On ne contredira
pas tant que ça l’auteur, mais il y a deux explications beaucoup plus
plausibles que l’absence de planification : premièrement, le régime
est avant tout un régime idéologique, une sorte de junte intellec-
tuelle, où les acteurs sont quasi interchangeables. Avec le manifeste
des Bahutus et sa “révolution sociale”, Mgr Perraudin a réussi là où
de grands dictateurs ont échoué. Deuxièmement, la main extérieure :
la France tirant largement les ficelles, elle s’accommode de lieute-
nants locaux pour exécuter sa politique. Le lieutenant-colonel
Maurin, chef d’état-major de fait de l’armée rwandaise, n’est même
pas cité, tout comme les conseillers militaires français aux postes
importants.
« Ainsi, la thèse d’un génocide scrupuleusement planifié n’est-
elle pas compatible avec les stratégies de sauve-qui-peut de la
majorité des leaders civils et militaires hutu figurant parmi ceux
habituellement dénoncés comme ces concepteurs. » Ou encore,
« les appels répétés des membres de la famille présidentielle, iso-
lés à la résidence de Kanombe, pour solliciter leur évacuation de
la part de l’ambassade de France, suivis du départ en catimini de
la veuve du président vers Bangui puis Paris, donnaient une bien
piètre image de la “première dame” ».
Dès le 7 avril, il n’y eut aucun flottement dans l’organisation
des massacres qui débutèrent simultanément au quatre coins du pays.
Le seul flottement concerne l’organisation politique, et c’est là que
Jean-Michel Marlaud répond présent, comme le montre si bien
Guichaoua dans son chapitre « Les partis pris de l’ambassade de
France ». La stratégie de la fuite des leaders est habile car il faut qu’ils
se présentent comme victimes. C’est encore Guichaoua qui révèle les
ressorts de cette stratégie, au risque de se contredire une fois de plus :
« Selon les enquêtes réalisées avec le TPIR, plusieurs partants,
tel Cyprien Munyampundu, Ferdinand Nahimana, Augustin
Ngirabatware et Télesphore Bizimungu, regagnèrent le Rwanda
dès le lendemain de leur transfert, via Cyangugu. Le préfet
Bagambiki leur avait envoyé un autobus de l’Onatracom qui les
attendait au poste frontalier. D’autres rentrèrent par Goma.
Nombre de ces personnalités ayant fait l’objet d’enquêtes et d’in-
culpations de la part du TPIR, cette liste devint un enjeu impor-
tant, puisqu’elle était susceptible de fournir un alibi aux accusés
quant à leur présence au Rwanda, au moins dans les premiers
jours après l’installation du Gouvernement intérimaire. »

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[Ce détail mérite d’être souligné : si les chefs présumés du génocide ont
pris soin de prendre un avion – français – pour s’en aller bruyamment et
sont revenus, discrètement, par la route, le lendemain, cela atteste de la
préméditation, avec y compris organisation d’alibis. Note MS]
Pour finir sur ce thème, « la focalisation sur le génocide », mati-
née de « censure idéologique et intellectuelle » ferait le lit du négation-
nisme… On savait l’auteur capable de manier l’oxymore, mais à ce
point-là ! En plus, il faudrait plaindre André Guichaoua d’être vic-
time d’un stalinisme médiatique, lui qui est abonné aux interviews et
tribunes dans Le Monde et Libération, les deux plus grands quotidiens
nationaux.

L’OUBLI OPPORTUN DE L’IMPLICATION FRANÇAISE

Dès qu’il s’agit de s’exprimer sur le rôle de France au Rwanda,


André Guichaoua prend des accents védriniens : les attaques contre
la France sont des « procès d’intention », « aucune preuve n’a été
apportée d’une “complicité de génocide” de la France ». Les milliers de
pages et documents sur l’implication française s’évaporent. Pire : « le
rôle joué par la France au Rwanda continue d’éclipser la recherche de la
vérité sur le génocide de 1994 »17. Selon lui, les archives de l’Élysée, uti-
lisées par Pierre Péan, seraient une preuve de l’inanité de ces accusa-
tions. Malheureusement pour Guichaoua, la lecture de ces documents
est accablante pour la France en de nombreux points, Péan n’ayant
utilisé que les passages les plus lénifiants pour accréditer sa thèse.
Est-ce un clin d’œil ? Le seul document provenant des archi-
ves de l’Élyséen livré dans les annexes d’André Guichaoua est la
lettre du président intérimaire du Rwanda, Théodore
Sindikubwabo, à François Mitterrand, datant du mois de mai, au
moment de la perte très stratégique de l’aéroport : l’auteur informe
le lecteur que cette lettre a pour objet d’« informer de l’incapacité des
FAR à résister au FPR et du risque de relance massive des massacres
(voir annexe 114) ». Or, il se garde bien de dire que cette lettre
débute par des remerciements chaleureux pour l’aide fournie
« jusqu’à ce jour » par la France, c’est-à-dire avant et pendant le
génocide ! Un “détail” sans doute...
Mais qu’étaient donc venus faire les bidasses tricolores au
Rwanda ? Pour l’auteur, la réponse est claire : « La France s’était subs-
tituée aux Belges pour assurer la stabilité de la région des Grands Lacs »18.
Là où le néocolonialisme français a mis ses pattes, on aura du mal à

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trouver un quelconque havre de paix où la stabilité politique favori-


serait un développement harmonieux. Au cas du Rwanda s’ajoutent
les cas précédents du Cameroun, du Togo, de la Sierra-Leone, du
Liberia, du Biafra, etc, où le système foccartien s’est avéré maître
dans l’art de la déstabilisation : assassinats politiques, coups d’État,
guerres atroces... et interventions militaires françaises pour mater
toute velléité d’émancipation. Sans oublier la suite logique : un cor-
tège d’États vassalisés qui votent comme un seul homme à l’ONU,
faisant rayonner de par le monde l’influence diplomatique française.
Du coup, Guichaoua a beau jeu de dire que « personne ne
contestait la légitimité de l’intervention militaire française face à une rébel-
lion largement désavouée par la majorité des pays riverains à l’époque ».
Une allusion au voisin géant, le Zaïre de Mobutu ? Ce dernier avait
poussé le zèle du despotisme tellement loin qu’il était parvenu à se
discréditer sur la scène internationale, pourtant très tolérante. Les
despotes sont-ils légitimes, sont-ils représentatifs de leur peuple ?
C’est une fable que nous conte Guichaoua : « En décembre 1988 tou-
jours, le président Habyarimana, candidat unique à la présidence de la
République, obtint plus de 99% des suffrages, y compris dans le sud du
pays, qui lui étaient pourtant peu favorable. »
On s’imagine bien que la propagande pouvait avoir une effica-
cité certaine, mais de là à lui donner le bon Dieu sans confession en
termes de légitimité... N’en déplaise à M. Guichaoua, les « transi-
tions ratées vers l’indépendance », ne sont pas un ratage, qui implique-
rait qu’on “aurait essayé” de faire quelque chose, mais plutôt la réus-
site insolente du néocolonialisme à la française, tellement prospère
qu’il s’est étendu à d’autres zones d’influence, espagnole, anglaise,
portugaise, et belge bien sûr. Un système où l’Élysée est le point cen-
tral, autour duquel gravitent des satellites à qui on donne l’apparence
du pouvoir. Une géométrie que récuse Guichaoua, qui s’inscrit bien
dans ce jeu de miroirs.
À la question « Qui était décideur sur la politique menée au Rwanda
: l’armée, François Mitterrand ? », il répond sans hésiter « le Quai
d’Orsay ». Dans la même lignée, « on a sous-estimé la capacité d’ana-
lyse et de réaction des politiciens rwandais ». Qui est ce « on » ? Ceux
qui dénoncent l’action de la France au Rwanda, tel Jacques Morel et
les 1500 pages de La France au cœur du génocide des Tutsi ? Jean-Paul
Gouteux ? Mehdi Ba ? Michel Sitbon ? La Nuit rwandaise ?
La France a donné toute latitude au Hutu Power raciste pour

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exécuter son programme, parce qu’elle s’en est elle-même donné la


mission. L’analyse selon laquelle « le “père de la nation” [était] dés-
ormais contraint à l’ouverture pour conserver le soutien vital, militaire
et financier, des gouvernements et bailleurs de fonds étrangers » est,
délestée de ses pudibonderies, à traduire ainsi : Habyarimana aurait
été contraint de stopper sa politique raciste et dictatoriale pour
conserver le soutien décisif de la France.
Or c’est tout à fait le contraire qui s’est produit. La montée en
puissance des massacres pré-génocidaires s’est accompagnée du sou-
tien sans faille de l’Élysée, qui a toujours fourni plus de moyens, à
mesure que le FPR menaçait l’ordre établi. Pierre Joxe, dans une let-
tre à Mitterrand, se demande d’ailleurs s’il ne faudrait pas exercer de
réelles pressions sur Habyarimana, la politique actuelle aggravant au
contraire la situation. Proposition restée sans réponse19.
Quant à l’opération Noroît, Guichaoua joue le candide : « Il
s’agissait de protéger l’ambassade de France, d’assurer la protection des
ressortissants français et de participer à leur éventuelle évacuation. » Ne
riez pas. L’auteur se réfère également, sans distance, à la description
qu’en fait le général Thomann devant la mission Quilès : « Le déta-
chement Noroît a également procédé à des activités diverses, comme le
recensement des livraisons d’armes et de matériels aux forces rwandaises
ou l’instruction des FAR, par l’officier de génie du détachement, pour leur
apprendre à faire face aux dangers des mines et des pièges », soulignant
« le rôle stabilisateur que joue la présence, même non active, d’un contin-
gent d’intervention étranger, pour conforter un pouvoir menacé par une
agression extérieure et confronté à un risque non négligeable de troubles
intérieurs, d’origine ethnique ou politique ». Que de détours sinueux
pour ne pas dire que l’armée française était aux manettes d’une
guerre... Et le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin, conseiller du
chef d’état major des FAR n’est pas cité une seule fois !
Une guerre dans laquelle l’ennemi est le Tutsi, une guerre pas
comme les autres puisqu’il s’agissait d’une guerre totale, selon les
principes de la doctrine française de la guerre révolutionnaire
(DGR). Une théorie qui nous pousse à dépasser les analyses tradi-
tionnelles sur les défaites ou les succès militaire et politique, car la
DGR a parfois pour unique objectif d’être le démiurge du chaos.
L’opération “militaro-humanitaire” Turquoise arrive à un stade où la
défaite militaire est quasiment consommée pour les vassaux de la
France, assurant leur repli en bon ordre. À ce stade, personne ne sera
étonné des analyses consternantes de Guichaoua sur le sujet : prise

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soudainement de compassion, la France se paie un « “rachat” moral


vis-à-vis de l’opinion internationale ». Avec toute sa bonne volonté,
« elle n’a pas été en mesure de désarmer les milices ni de désarmer les
Forces armées gouvernementales ». Aura-t-elle au moins essayé ?
L’opération Turquoise « avait pour mission de sécuriser quelques
préfectures afin d’éviter le déferlement de millions de réfugiés au Burundi
et au Zaïre ». Si c’était le but, c’est particulièrement raté avec trois
millions de réfugiés hors des frontières en un temps record… Quant
à « sécuriser quelques préfectures », voilà qui fait froid dans le dos
quand on pense à tous ces témoignages qui indiquent comment le
génocide a tranquillement pu continuer pendant Turquoise, en par-
ticulier grâce aux opérations françaises de débusquage des derniers
survivants, notamment les Basesero.
Face aux témoignages qui se multiplient, que vaut le fait de
citer en référence la “contre-enquête” de Pierre Péan sur Bisesero ?
Alors même qu’il conclut ainsi que la France n’aurait rien à se repro-
cher, cela n’empêche pas notre auteur d’entonner la chanson sarko-
zyste des “erreurs”, voire même des excuses : « Il n’y a jamais eu de
tentative de reconnaître des erreurs politiques. L’État français doit des
excuses au peuple rwandais. »20 C’est que Guichaoua sait faire la part
du feu.

LA PART DU FEU : UNE CHARGE ANTI-AMBASSADE DE FRANCE

Hasard du calendrier, André Guichaoua est appelé en mission


pour la coopération suisse début avril 1994, soit quelques jours avant
le déclenchement du génocide. Amené à travailler dans la région de
Kibuye, il passe même la journée du 6 avril avec Clément
Kayishema, préfet de la région et principal organisateur des massa-
cres dans la région (église et stade de Kibuye, paroisses de Nyange et
de Mubuga, hôpital adventiste de Mugonero, Bisesero...). Peu après
l’attentat sont organisées les évacuations des Occidentaux. Les
Marines américains, les militaires belges et surtout l’armée française
en sont chargés. La France agit sous l’étendard de l’opération
Amaryllis.
André Guichaoua se trouve bloqué à l’Hôtel des Milles collines,
en compagnie de plusieurs centaines de personnes dont des Rwandais
menacés de mort. Il va prendre sous son aile des personnalités politi-
ques en danger, ainsi que les enfants de la Première ministre Agathe
Uwilingyimana, assassinée le 7 avril. Mais la sélection des personnes

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évacuées est draconienne pour les gens en danger, tandis que le gotha
du régime va bénéficier de passe-droits.
L’ambassade de France va faire vivre une semaine d’enfer aux
candidats à l’évacuation ainsi que ceux qui les soutiennent, tel
André Guichaoua, tout en accueillant à bras ouverts les durs du
régime qui y formeront tranquillement le gouvernement du génocide
sous la houlette de l’ambassadeur Marlaud. Faisant jouer ses rela-
tions, Guichaoua va finalement trouver une issue, mais uniquement
pour les enfants :
« Dans la nuit, j’avais téléphoné à Pierre Péan pour lui exposer
la situation dans laquelle nous nous trouvions du fait du refus de
l’ambassade de France et pour lui demander de saisir personnelle-
ment Bruno Delaye, le responsable de la Cellule Afrique de l’Ély-
sée. Il m’avait ensuite rappelé pour confirmer que ce dernier avait
donné son accord pour l’évacuation. Vis-à-vis de l’ambassade, je
refusai donc catégoriquement de revenir sur le cas des enfants.
Après plusieurs échanges fermes (dont l’un avec Jean-Michel
Marlaud), elle finit par céder, mais maintint un refus formel aussi
bien pour la nourrice des enfants que pour le procureur de la
République et son épouse. »
« LA CAUTION DE L’AMBASSADE DE FRANCE À LA MISE EN
PLACE DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE »
De l’autre côté, Guichaoua déplore
« la forte implication de l’ambassade de France dans la transition
politique ouverte par l’assassinat du président Habyarimana et la
portée d’un choix politique explicite. En effet, dès le 7 avril, l’am-
bassade de France afficha ouvertement ses affinités avec l’une des
composantes politiques du gouvernement qu’avait dirigé Agathe
Uwilingyimana en accueillant dans ses locaux, escortés par un
véhicule de la Garde présidentielle, tous les ministres du MRND.
Ces derniers furent rejoints le lendemain par plusieurs représen-
tants des tendances hutu “Power” des partis représentés au gouver-
nement, alors même que leurs collègues “modérés” venaient d’être
assassinés par d’autres commandos de la Garde présidentielle. »
Un document intéressant est publié dans le livre : des extraits
de la déposition de Justin Mugenzi, un ministre du GIR génocidaire :
« Q. Est-ce que vous avez vu l’Ambassadeur à un moment donné
pendant que vous vous trouviez à l’ambassade ?
R. Oui, nous avons eu l’occasion de rencontrer l’Ambassadeur le
matin.

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Q. C’était le matin de quel jour ?


R. Le matin du 8. L’Ambassadeur de France a passé... appelé tous
les ministres qui avaient passé la nuit à l’intérieur de l’enceinte de
l’ambassade. Nous nous y sommes rendus, comme vous l’avez vu...
selon la liste que vous avez vue.
Q. Vous voulez parler des ministres ?
R. Oui. Les ministres. Et nous avons donc eu un entretien avec
lui ; il nous a donné les dernières informations au sujet de la situa-
tion, au sujet de ce qui s’était passé tel que l’ambassade de France
avait rassemblé des informations, telles qu’elles lui parvenaient.
C’est lui qui nous a confirmé que… – pardon – confirmé les noms
des ministres qui avaient perdu la vie. C’est lui qui nous a
confirmé la situation telle qu’elle prévalait en ville. Et il a
exhorté les ministres qui l’entouraient d’essayer de faire quelque
chose pour sortir le pays du chaos dans lequel il s’enfonçait.
Q. À peu près à quelle heure s’est tenue cette réunion avec
l’Ambassadeur ?
R. Autour de 9 heures du matin. (…)
Q. Si au contraire, vous avez compris que la Minuar désapprou-
vait la mise en place d’un gouvernement intérimaire, quelle avait
été votre attitude lorsque vous avez reçu cette invitation du colo-
nel Bagosora ou de toute autre personne à prendre part à une réu-
nion du comité de crise ?
R. D’ailleurs, nous n’avions pas d’alternative. C’était l’ambassa-
deur de France, qui, lorsque nous nous trouvions à l’ambassade,
qui… nous encourageait puisqu’il nous exhortait à jouer notre
rôle avec la promesse que la communauté internationale allait
jouer son rôle également. Donc, au moment où nous avions été
invités à nous retrouver avec les autres dirigeants politiques,
j’avais déjà ce message de courage. L’alternative ne s’était même
pas présentée ; nous savions que « la » Nations Unies... la com-
munauté internationale nous soutenait, et que si nous posions des
actes positifs, nous pouvions pas manquer leur soutien. Et donc,
c’est avec cet esprit que nous sommes allés de l’avant. »21
D’après Filip Reyntjens, il semble que Jean-Michel Marlaud
« soit tenu au courant des progrès de la négociation et il est probable qu’il
ait été consulté ».22 Il en donne la composition dans le courant de
l’après-midi à son homologue belge Swinnen.
« Estimant que la tendance est trop “Power”, Swinnen réagit avec
réserve. Il exprime le point de vue qu’un tel gouvernement paraît fort
peu conforme aux réelles exigences politiques. Marlaud, lui, se dit
assez satisfait. Surtout parce qu’il juge que la mise en place d’un gou-

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Nuit 4 07/05/10 16:13 Page 227

vernement permettra d’empêcher le coup d’État qu’il redoute. »23


Il s’agit d’une version a minima. Le nouveau gouvernement est
le coup d’État. Guichaoua va plus loin que son collègue : « Ainsi, les
propos de certains collègues diplomates de Jean-Michel Marlaud selon les-
quels ce dernier aurait été le seul ambassadeur en poste à Kigali à avoir
participé personnellement à la mise sur pied du Gouvernement intérimaire
le 8 avril (…) peuvent trouver là quelque fondement » car « l’ambassade
de France accueillait “plusieurs ministres”, qui organisaient une réunion,
“fixaient des orientations” et prenaient des décisions » et c’était bien «
toute la sphère des décideurs politiques nationaux promus par Théoneste
Bagosora et les chefs du Comité directeur du MRND qui séjournaient à
l’ambassade. C’est là qu’ils se concertaient, qu’ils organisaient leurs acti-
vités, leurs déplacements, leur logistique. On comprend alors à quel point
les échanges étaient aisés entre les principaux décideurs du MRND et
l’ambassadeur de France. »
Joseph Ngarambe, un des rares intrus à l’ambassade de France,
a témoigné au TPIR des agissements de Jean-Michel Marlaud :
[Les membres du Gouvernement] s’étaient réunis plusieurs fois,
soit entre eux, soit avec l’ambassadeur de France au Rwanda, M.
Marlaud, que je connaissais très bien, ou certaines fois avec le
nonce apostolique. Ces réunions ne se tenaient pas dans un
bureau, mais ils s’éloignaient pour des conciliabules et faisaient
visiblement attention à ce qu’aucun importun ne les dérange.24
Au titre de la sphère médiatique et financière figuraient là aussi
les personnalités les plus éminentes du “Hutu Power”, avec la pré-
sence de Ferdinand Nahimana et de toute la famille de Félicien
Kabuga, idéologue prohutu de renom et ministre délégué du
GTBE pour le premier, grand commerçant et l’un des principaux
actionnaires de radio RTLM et financier des milices du MRND
pour le second. Citons encore deux exemples qui ouvrent le
débat non sur la caution apportée à la mise en place des nouvel-
les autorités mais aussi sur la politique dont elles se voyaient
confier la charge. En effet, on ne peut imaginer que l’ambassadeur
de France ait pu ignorer qu’Eugène Mbarushimana, gendre de
Félicien Kabuga, était secrétaire national des milices
Interahamwe alors en charge des massacres à Kigali.
André Guichaoua avait également publié la liste des personnes
réfugiées à l’ambassade de France permettant d’identifier les person-
nes hébergées puis candidates à l’évacuation (voir annexe 83).

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[Plusieurs personnalités rwandaises extrémistes amenées en Transall à


Bujumbura par l’armée française se sont vues refuser de mettre le pied au
Burundi. Le Transall les a déposées à Bukavu au Zaïre. Note JM]
Au passage, Guichaoua égratigne la Mission Quilès, qui a plu-
tôt épargné Marlaud et l’ambassade : « ces hauts dignitaires (…) sont
très nombreux à résider en France sans que la Mission d’information par-
lementaire ait souhaité ouvrir ce dossier ».
Augustin Ngirabatware, ministre du GIR,
« se vit délivrer par le service des Privilèges et Immunités du Quai
d’Orsay une “carte spéciale” tenant lieu de titre de séjour le 20
avril 1998 (trois semaines après le début des auditions de la
Mission parlementaire) pour le compte d’une organisation inter-
nationale au sein de laquelle il ne travailla pas (voir annexe 84).
Lorsque le TPIR organisa son arrestation à Paris le 26 novembre
1999, et alors que son domicile était mis sous surveillance, il put
quitter opportunément le territoire français pour Libreville, où les
autorités gabonaises le localisèrent et affirmèrent assurer sa surveil-
lance le temps de régler les procédures et... de le laisser disparaî-
tre. » «Parmi les membres du “clan présidentiel” installés eux aussi
à Paris, [figurait] Fabien Singaye, ex-premier conseiller à l’ambas-
sade du Rwanda en Suisse, expulsé de Suisse en 1994 pour espion-
nage et qui, une fois arrivé en France, travailla pour Paul Barril. »
Mais l’honneur est sauf puisque sur cette histoire d’évacuation
sélective, le Quai d’Orsay, responsable de la diplomatie française, est
innocenté par Guichaoua :
C’est bien, à mon avis, un parti pris spontané plus qu’une déci-
sion “stratégique” qui est à l’origine de cette inertie ou du refus
d’évacuer les ressortissants rwandais considérés comme déviants
ou à risque. En accordant sa protection à autant de décideurs
entretenant des liens étroits avec les unités militaires et les mili-
ciens en charge des massacres, l’ambassade ne se trouvait pas dans
une position l’obligeant à accepter un quelconque “accord” lui
interdisant d’assurer la sauvegarde de ses propres personnels tutsi.
On a l’impression que Guichaoua critiquerait plus la forme que
le fond...
Une chose était d’héberger les composantes “les plus extrémistes”
du gouvernement sortant, de cautionner l’installation du
Gouvernement intérimaire, si ce n’est sa politique mortifère, mais
ne fixer aucune limite à la fréquentation des hommes politiques sus-
ceptibles d’être “amis” et cogérer avec eux la sélection des candidats
à l’évacuation révélait des liens de familiarité étroits et une forte

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osmose idéologique, bien éloignés de la prudence diplomatique.


Ce qu’il semble critiquer, c’est plus le manque de discrétion de
l’ambassade de France, de par ses méthodes !
« (…) L’expression sans réserve de ces partis pris relevait-elle de
l’ignorance, de l’auto-intoxication collective ou de la complicité ? » Plus
tôt dans le livre, Guichaoua tenait à préciser que Jean-Michel
Marlaud, contrairement à son prédécesseur, connaissait mal la classe
politique rwandaise. Poser la question de l’ignorance ou de l’auto-
intoxication, dans le contexte d’une capacité à sélectionner amis et
ennemis avec une précision extraordinaire comme le démontre lui-
même l’ouvrage, est tout de même embarrassant...

CONCLUSION

Ce livre aurait pu – et dû – s’intituler « Les processus de nomi-


nations politiques au Rwanda, 1973-1994 ». Car André Guichaoua
est assurément un spécialiste des rapports de forces au sein de l’élite
“hutu”, même si l’on n’adhère pas forcément à toutes les thèses pré-
sentées sur le sujet. Là où le bât blesse, c’est qu’il va tenter de légiti-
mer son analyse globale sur le génocide par le biais de cette thémati-
que, qui n’en est qu’une parmi d’autres, et donc négliger superbement
des aspects fondamentaux du problème, tout en présentant son tra-
vail comme une contribution essentielle à l’Histoire, et ce au prix de
répétitions longues et incessantes, cet ouvrage s’avérant surtout, au
final, n’être qu’un interminable pensum.
L’auteur assure néanmoins vouloir relever le « défi intellectuel »
que représente l’étude scientifique de la plus grande tragédie
humaine de la fin du XXe siècle, se parant de l’objectivité du savant
au dessus de la mêlée, insistant à de nombreuses reprises être délivré
de toutes les « passions rwandaises », selon les mots de sa plus proche
collaboratrice Claudine Vidal. Mais la pudeur extrême avec laquelle
est évoquée le rôle de la France, dans les rares passages où celle-ci est
citée, masque mal une volonté manifeste de faire l’impasse sur l’im-
plication génocidaire de la première puissance néo-coloniale du
continent africain.
Un travail de politologue digne de ce nom aurait également dû
examiner les différentes composantes au sein du FPR, dépeint ici suc-
cinctement comme la machine de guerre d’un seul homme ayant
pour unique objectif la conquête du pouvoir. Les imbrications des

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différentes cultures politico-militaires, marxiste-léniniste et antico-


loniale/antiapartheid, mwamiste, etc. sont passées sous silence, tout
comme la dimension non-ethniste de ce mouvement (l’analyse des
discours est toujours utile), au profit d’accusations aussi vagues que
péremptoires sur son extrémisme supposé. Comme si tout mouve-
ment en opposition frontale avec un adversaire dont les crimes racis-
tes défient l’entendement – comme cela s’est produit en Europe lors
de la seconde guerre mondiale – était absolument à mettre sur le
même plan, « extrémistes des deux camps » étant une expression
récurrente chez l’auteur.
Autre carence importante, l’absence de données concrètes sur
la guerre entre le FPR et les FAR avant et pendant le génocide.
Après coup, certains pourront à l’inverse reprocher au FPR d’avoir
été, en 1994, trop lent à conquérir le pouvoir, trop “stratège”. Et
Kagame de rétorquer qu’on ne prend pas le pouvoir, militairement
parlant, « comme si on prenait une tasse de thé ».
Or le mot “guerre” est ici utilisé à tort et travers : on en oublie-
rait presque que l’immense majorité des victimes – les Tutsi de l’in-
térieur – n’étaient pas des militaires, ni même des militants politi-
ques. Le livre s’intitulant De la guerre au génocide, le lecteur en vient
à se demander à quoi l’auteur fait référence quand il emploie le mot
“guerre” : une “guerre révolutionnaire”, au sens de non convention-
nelle et néanmoins totale, dirigée contre un adversaire militaire et
qui implique l’anéantissement de sa base arrière présumée, c’est-à-
dire un groupe désigné de civils sans défense ? Non, en fait il s’agit
d’une réduction du génocide à, d’une part, un affrontement de toutes
les parties en présence (Akazu restreinte, Akazu élargie, MRND,
FAR, kayibandistes du GIR...) pour l’obtention ou la conservation
du pouvoir, mettant en scène «un génocide pour arbitrer le départage !».
D’autre part – c’est ce qui ressort clairement d’une lecture
approfondie de l’ouvrage –, s’opère une inversion de calendrier des
différents événements qui eurent à partir du 6 avril 1994 : le FPR, en
commettant l’attentat contre Habyarimana, aurait donc fait voler en
éclat les accords de paix, mis ses soldats en ordre de marche pour
prendre définitivement le pouvoir.
Le génocide serait alors une réaction improvisée face à la guerre
déclarée par le FPR. Nous voici enfin au cœur de l’analyse d’André
Guichaoua, révélée au deux-tiers du livre : un génocide non planifié.
En rhétorique, on parlerait d’oxymore, figure de style réunissant deux

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mots au sens tout à fait opposé. Pourtant, un génocide est par essence
le produit d’un État, d’une machine administrative. Un rouleau com-
presseur étatique mû par la conspiration de ses dirigeants.
À l’échelle de la France, cela équivaudrait à l’extermination
d’un groupe de 10 millions de personnes en l’espace de trois semai-
nes. Et il faudrait recourir aux techniques d’hypnose les plus raffinées
pour faire croire qu’un crime d’une dimension aussi gigantesque
qu’instantanée ne soit pas préparé à l’avance. Sauf à vouloir inno-
center son parrain, la France, dont les troupes ne seraient officielle-
ment pas présentes pendant la phase finale du projet, c’est-à-dire son
accomplissement.
L’obsession d’André Guichaoua de vouloir attribuer au FPR
l’attentat contre Habyarimana, s’explique alors par le fait qu’il lui
faut échafauder un scénario alternatif qui colle avec la théorie de
l’improvisation, de l’engrenage post-attentat, de la “boule de neige”.
Un attentat est communément perçu par le public comme le fruit
d’un groupe en rébellion contre un ordre établi. Le fait qu’il soit sou-
vent revendiqué entre aussi dans la logique des choses. Dans le cas
du Rwanda, il est par contre le prétexte au lancement de la phase
finale par l’État franco-rwandais. Un attentat négationniste, en
somme.
Au final, il n’est pas étonnant que l’ouvrage de Guichaoua fasse
des impasses aussi caractérisées sur le rôle déterminant de la Vème
République française. C’est même tout à fait cohérent avec les autres
thèmes traités. Dans le cas d’un génocide avéré – et donc d’une pla-
nification –, les Français, de part leur tutelle exercée au plus haut
niveau de l’appareil d’État avant la perpétuation du génocide,
devraient logiquement être reconnus, selon l’estimation la plus
basse, comme co-initiateurs du projet. Et voilà ce que les dirigeants
de Politis appellent une « approche indépendante »...
On se demande si les journalistes ont lu De la guerre au génocide.
Quoique... David Servenay, de Rue 89, un “collègue” de Guichaoua,
puisqu’ils sont édités tous les deux chez le même éditeur, titrait dans
son article : « Le jour où le Rwanda a basculé, le récit minutieux de
Guichaoua ». A-t-il compris de cet « extraordinaire travail de docu-
mentation » qu’il s’agissait là de la théorie d’un génocide improvisé,
non planifié, dont le commencement se situerait le 12 avril (!), une
sorte de théorie de la boule de neige, dans laquelle « les extrémistes
des deux camps » jouent chacun leur partition ?

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Finalement, plus que de paresse, la presse a de quoi être quali-


fiée de couarde. Dans un livre où la CDR, parti extrémiste du géno-
cide chouchouté par la France, est le grand absent, où la planifica-
tion se transforme en engrenage improvisé dû à une lutte interne
pour le pouvoir, on peut encore lire : « Il revient au FPR d’avoir pris
le risque de voir se commettre des massacres de grande ampleur. En effet,
la reprise de la guerre ne relève pas d’une décision hasardeuse ou imposée
par la conjoncture, elle est la traduction d’une politique mûrement réflé-
chie et préparée, évaluée et mise en œuvre, ayant fait l’objet de nombreu-
ses annonces. »
[Le FPR ouvre le feu après que les massacres aient commencé le 6 avril,
une heure après l’attentat. Le FPR n’a commencé à combattre après
qu’avoir été attaqué au CND par la GP et avoir constaté que la
MINUAR ne s’opposerait pas aux massacres. Note JM]

D’UN CÔTÉ LES IMPROVISATEURS DÉSEMPARÉS,


DE L’AUTRE LES CALCULATEURS FROIDS.

André Guichaoua est-il un Pierre Péan bis ? S’il semble se dis-


tancer des vociférations de Noires fureurs, blancs menteurs, en en cri-
tiquant les « erreurs factuelles » et les « dérives “ethnicistes” » dans la
tribune publiée conjointement avec son ami Stephen Smith, il en
prend globalement la défense, sur le fond. Les « Blancs menteurs »,
parmi lesquels plusieurs journalistes et chercheurs au profil modéré
comme Patrick de Saint-Exupéry, Jean-Pierre Chrétien ou Colette
Braeckman en prennent pour leur grade : « ce sont ces derniers qui,
sans dire qu’ils étaient mis en cause, et pour quels faits précis, ont jeté
l’anathème sur le livre de Péan ».
Pierre Péan accuse de collusion avec le FPR toute personne ne
s’étant pas ralliée à sa vision extrémiste, vision très proche des théo-
ries des génocidaires. Et Smith et Guichaoua prennent sa défense. Il
fallait oser. Comme il se doit, les deux auteurs eurent droit par la
suite aux remerciements chaleureux de Pierre Péan :
« Après le déchaînement médiatique contre moi, j’ai eu un petit
peu de baume au cœur en lisant récemment un Rebonds, signé
Stephen Smith et André Guichaoua, dans Libération, qui rééqui-
libre les premiers papiers qu’ils avaient publiés. Ce journal a eu
l’honnêteté de faire parler des personnes qui ne partageaient pas
l’opinion de ses propres journalistes. »25

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Comme tout bon désinformateur, André Guichaoua sait faire


la part du feu. En avril 2006, en pleine période de commémorations
où traditionnellement de nouvelles accusations contre la France
font jour, il est une fois de plus à l’honneur dans Le Monde : « La
France aurait pratiqué une évacuation “sélective” au Rwanda » titre le
quotidien qui interviewe l’auteur. L’évacuation sélective, qui laissait
les employés tutsi de l’ambassade de France ou du Centre culturel
français ainsi que les membres hutu de l’opposition à une mort
quasi-certaine, est évidemment très grave26.
Mais là où on peut qualifier cet épisode de symptôme d’une
politique, l’auteur n’y voit qu’un dérapage, ce qui permet de ne pas
parler de mille autres faits qui forment un système cohérent.
D’ailleurs, sur la position de Guichaoua sur le rôle de la France, l’ou-
vrage est très proche de la position sarkozyste des « erreurs » et de
« l’aveuglement », à l’instar de la Mission parlementaire présidée par
Paul Quilès.
Au final, André Guichaoua nous propose un retour en arrière à
1994, où la perception du génocide fut obstruée par le formalisme des
médias : on entendait parler à longueur de temps de la guerre, de telle
ou telle ville tombée aux mains des rebelles, de cessez-le-feu, d’éva-
cuations, de diplomatie d’apothicaire, de réfugiés, de réunions de
crise, mais quasiment jamais du processus d’extermination de tout un
groupe humain.
De la guerre au génocide est une sorte de “commentaire sportif”
très détaillé, manipulant les faits dans le sens qui convient toujours à
l’État français. Nous sommes face à la production d’une Histoire qui
assure la continuité de l’État criminel tout en retardant l’éclosion des
consciences. Dans une future « Commission franco-rwandaise »
d’historiens chargée de solder les contentieux entre les deux États au
mépris de la vérité, André Guichaoua peut assurément prétendre à
avoir toute sa place. n

NOTES
1. Éditions La Découverte.
2. 12 février 2010.
3. Philippe Bernard, Le Monde des Livres, 18 mars 2010
4. André Guichaoua et Stephen Smith, Rwanda une difficile vérité, Rebonds, Libération, 13 jan-
vier 2006.

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5. Pierre Jamagne, « Rwanda, l’histoire secrète » de Abdul Joshua Ruzibiza ou Mensonges made
in France ?, La nuit rwandaise, n° 2, 7 avril 2008, pp. 31-54.
6. Pierre Jamagne, op. cit., p. 44;
7. Il est peu probable que ces agents secrets français aient fourni leur identité, et ils n’ont pas
forcément fait Saint-Cyr et pourraient avoir été des civils.
8. Libération, 27 février 1996.
9. Le Monde, Propos recueillis par Stephen Smith, Rwanda : révélations d’un expert de la jus-
tice internationale, 7 mai 2004.
10. Éditions Karthala, 2010.
11. Services du Premier ministre, Service de renseignement, note sur l’état actuel de la sécu-
rité au Rwanda du 23 septembre 1993, cité dans le rapport Mucyo, p. 84.
12. TPIR, Jugement Kajelijeli.
13. Le Figaro, Patrick de Saint-Exupéry, 29 juin 1994.
14. Le Monde, Jean Hélène, 8 juin 1994.
15. Le Monde, André Guichaoua : critiquer Kigali, ce n’est pas rendre “une justice de Blancs”,
30 mai 2008.
16. www.fairtrialsforrwanda.org
17. Rwanda, une difficile vérité, op. cit.
18. Libération, L’État français doit des excuses aux Rwandais», Christophe Ayad, 25 février
2010.
19. http://cec.rwanda.free.fr/documents/GKbb.pdf
20. L’État français doit des excuses aux Rwandais, op. cit.
21. Déposition de Justin Mugenzi, procès Bizimungu et alii, TPIR, 8 novembre 2005, pp. 51-
52 et 69.
22. http://pagesperso-orange.fr/jacques.morel67/ccfo/crimcol/node41.html
23. idem
24. Déposition de Joseph Ngarambe, TPIR, cote KO133228, 9 avril 2000, p. 4
25. Africa international, Briser les tabous, le juste combat de Pierre Péan, février 2006.
26. Lire, à ce propos, le livre de Vénuste Kayimahe, qui constitue bien plus qu’un témoignage
sur cette histoire tragique dans l’opération Amaryllis : France-Rwanda, les coulisses du géno-
cide, L’Esprit frappeur, 2001.

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JUSTIN GAHIGI

Rony Brauman pris en


flagrant délit de falsification
Dans l’hebdomadaire Politis – n°1089 du 11 au 17 février 2010 –
Rony Brauman1 accorde une interview dans laquelle il nie la qualifi-
cation de génocide de Tutsi rwandais et dédouane la France de la
complicité dans ledit génocide. Son argumentation est la suivante :
puisque personne n’a pu montrer l’existence d’un plan d’extermina-
tion avant l’attentat contre l’avion présidentiel, on ne peut pas accu-
ser la France de soutien à un projet génocidaire. Par contre, il recon-
naît le soutien de la France au Hutu-power.
À la question sur la qualification de génocide, il répond : « En
ce qui concerne le Rwanda, notons que le chef d’inculpation d’entente en
vue de commettre le génocide n’a pas été retenu faute de preuves, toutes
celles qui étaient avancées par l’accusation étant fabriquées. [...] En tout
cas, personne n’a pu montrer qu’un plan d’extermination des Tutsi exis-
tait avant le début des massacres déclenchés à la suite de l’attentat contre
l’avion présidentiel.» Ceci est une falsification de la jurisprudence du
TPIR pour deux raisons.
D’une part, deux accusés on été condamnés pour le crime d’en-
tente en vue de commettre le génocide, Jean Kambanda et Elieser
Niyitegeka, respectivement Premier ministre et ministre de l’infor-
mation du gouvernement génocidaire.
D’autre part, les difficultés à prouver l’entente en vue de com-
mettre les génocide dans le procès récents – celui des médias de la
haine et celui des militaires I – relèvent avant tout des limites de la
compétence temporelle du TPIR – du 1er janvier au 31 décembre
1994 – et non pas de prétendues preuves fabriquées. Que certains
témoignages aient été jugés irrecevables, ceci n’a rien d’étonnant;
c’est un phénomène que l’on observe dans presque tous les procès.
Cela autorise-t-il Rony Brauman à affirmer que toutes les preuves
avancées par l’accusation sont «fabriquées »? Certainement pas, à
moins qu’il ne se substitue au porte-parole du «Collectif des avocats
de la défense».

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Il est indéniable que l’interprétation restrictive de la compé-


tence temporelle du TPIR pose problème. En effet, elle suggère que
la planification du génocide a lieu au même moment que les actes de
génocide eux-mêmes à quatre mois près. Selon la jurisprudence du
tribunal, aucune condamnation, même pour entente en vue de com-
mettre le génocide, ne peut être prononcée sur la base de faits anté-
rieurs à janvier 1994. Ceci est absurde car le génocide des Tutsi fut la
phase finale d’une série d’étapes intermédiaires – les dix commande-
ments des Bahutu, la définition de l’ennemi intérieur, l’établissement
des listes de tutsi et de hutus modérés, la constitution des milices
armées et la distribution des armes, la mise en place des médias de la
haine, la perpétration de massacres qualifiés d’actes de génocide en
janvier 1993 par une commission internationale d’enquête.
Ainsi, si certains planificateurs du génocide sont acquittés pour
le chef d’accusation d’entente en vue de commettre le génocide, ce
n’est pas faute de preuves, et encore moins à cause de preuves fabri-
quées. C’est à cause d’une logique absurde de la compétence tempo-
relle du TPIR, voulue par le Conseil de sécurité sous l’influence de la
France pour exempter ses alliés Hutu-power planificateurs du génocide
ainsi que ses propres ressortissants complices de ce projet génocidaire.
S’agissant de la complicité française, Raphaël Doridant2
apporte une démonstration des différentes étapes françaises vers le
génocide des Tutsi. Pour les autorités françaises, jusqu’à tout récem-
ment, ce qui s’est passé au Rwanda relevait de la guerre civile.
Pourquoi ont-elles mis seize ans pour envisager la lecture du géno-
cide ? Pourquoi ont-ils tant de peine à réaliser que les faits qui leurs
sont reprochés relèvent bien de la complicité de génocide telle
qu’elle est définie par la jurisprudence du TPIR ? Pourquoi traînent-
ils à traduire en justice les génocidaires rwandais résidant en France
et à instruire les plaintes déposées par des rescapés rwandais du géno-
cide contre les militaires français de l’opération Turquoise pour «com-
plicité de génocide»?
Pour terminer, l’affirmation selon laquelle la France a soutenu
les accords d’Arusha avant le génocide est absolument infondée. En
effet, en maintenant ses troupes jusqu’en décembre 1993 et en conti-
nuant à livrer des armes au gouvernement Habyarimana, la France
a violé les accords d’Arusha I signé le 12 juillet 1992 par le FPR et le
gouvernement rwandais3. Le contraire aurait été étonnant. Est-il pos-
sible de jouer le rôle d’arbitre tout en étant partisan ? n

236 LA NUIT RWANDAISE • NUMÉRO 4


Nuit 4 07/05/10 16:13 Page 237

Notes
1. Denis Sieffert, Gare à l’illusion d’une toute-puissance française !, Politis n° 1089, p. 19-20
2. Raphaël Doridant, Le génocide des Tutsi fait partie de notre histoire, Politis n°1089, p. 20-21
3. Emmanuel Cattier, Le « chiffon de papier », La Nuit rwandaise n°3, 7 avril 2009, p. 337-396

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INTERVIEW

Enquête sur la participation


directe de soldats français
au massacre du 13 mai
Propos recueillis par Michel Sitbon

Depuis un an, Serge Farnel a enquêté dans les collines de


Bisesero, sur la participation de soldats français aux grands
massacres des 13 et 14 mai 1994, où des dizaines de milliers
de tutsi, rescapés du génocide jusque-là, seront bombardés et
mitraillés par des soldats français, avant d’être achevés à la
machette par leurs comparses génocidaires rwandais. Au terme
de deux voyages, au cours desquels il a recueilli des dizaines de
témoignages de rescapés comme de miliciens, l’enquête de
Farnel aura fait l’objet d’une présentation dans le Wall Street
Journal, le 26 février 2010. Il répond ici à nos questions.

Serge Farnel, vous revenez du Rwanda avec des informations qu’il


y a lieu de qualifier d’explosives sur la participation directe de sol-
dats français aux très importants massacres de Tutsi des 13 et 14
mai 1994 dans le secteur de Bisesero. Un article du Wall Street
Journal rend compte de votre voyage et des résultats de votre
enquête. Paru il y a maintenant deux semaines, pouvez-vous nous
dire ce qu’il en est des échos et des reprises de cette information
dans la presse ?
Au moment où je réponds à votre question, aucun écho n’a encore
été fait dans la presse à cette nouvelle. Je n’en suis pas surpris.
L’accusation contenue dans cette information est d’une telle gravité
qu’elle est à peine croyable. Je suis moi-même passé par une phase de
doute quant à la véracité des premiers témoignages qui m’étaient
alors confiés en avril 2009, les mettant sur le compte du traumatisme

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des rescapés que j’interrogeais alors, ou bien encore sur leur possible
difficulté à se référencer proprement dans le temps. J’ai bien ainsi
moi-même failli rejeter définitivement cette piste qui m’était alors
pourtant ouverte.
Autrement dit, je me vois mal aujourd’hui faire la leçon à ceux qui,
face à une telle information, seraient dans un premier temps saisi
d’une certaine incrédulité. On a pendant des années surfé sur la ques-
tion consistant à mesurer le degré de conscience de la France offi-
cielle au moment où cette dernière formait les milices qui allaient
commettre le génocide des Tutsi, au moment également où celle-ci
livrait des armes à ceux qui étaient en train de le commettre.
La question de la complicité de cette France officielle dans ledit
génocide était déjà énorme et ô combien suffisante pour susciter
indignation, excuses et réparation. Et puis, voilà qu’une enquête se
propose subitement de déplacer le centre de gravité de la question,
posant aujourd’hui celle de la participation directe et massive de sol-
dats français à l’extermination de milliers de civils tutsi, hommes,
femmes et enfants sans défense !
Sont ainsi bousculés les schémas historiques que le temps avait soi-
gneusement fini par mettre en place, ce que je rapporte du Rwanda
ne pouvant à terme que conduire à leur déconstruction au moins par-
tielle. Aussi faut-il maintenant laisser le temps – je dirais un temps
psychologique – permettant aux dirigeants politiques et médiatiques
de digérer la mauvaise nouvelle. Je ne vois pas d’ailleurs pourquoi je
ne serais pas en mesure de le comprendre quand je me le suis moi-
même accordé.
C’est la raison pour laquelle je me suis mis en relation avec nombre
de médias, aux fins de leur faire savoir que je me tenais désormais à
leur disposition pour répondre aux questions qu’ils souhaiteraient me
poser sur mon enquête, leur permettant par ailleurs d’accéder à des
informations complémentaires, sachant que l’article d’une page du
Wall Street Journal n’a pas la prétention de faire plus qu’effleurer le
sujet. Et j’ai une infinie patience. Mais, entendons-nous bien sur ce
temps nécessaire à accepter cette réalité. Pour ce qui me concerne
par exemple, cela ne m’aura en définitive pris que… quelques jours.

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Seize ans plus tard, ne peut-on parler d’une certaine mauvaise


volonté de la presse et des acteurs politiques français qui résistent
à prendre en compte des faits déjà largement documentés ?
Il est indéniable que la situation de confusion dans laquelle se trouve
l’opinion depuis maintenant seize ans résulte, dans ce dossier, de l’in-
capacité de la presse à faire clairement et sans détours état d’informa-
tions confondantes qu’elle est pourtant régulièrement amenée à
connaître.
Il s’agira toutefois de bien faire la différence entre le style Marianne,
dont les accusations sans preuve dans cette affaire ne s’embarrassent
que rarement du mode conditionnel, et les styles plus consensuels,
mais non moins destinés à égarer l’opinion, afin que cette dernière
ne vienne à se poser la vraie question : celle du degré de l’implica-
tion de la France officielle dans le génocide d’un million d’êtres
humains. Nous ferons enfin la différence entre les journalistes propa-
gandistes et ceux victimes de la propagande très active dans cette
affaire.
Mais une chose est certaine et le résultat est là, incontournable : le
traditionnel contre-pouvoir de la presse brille depuis trop longtemps
par son absence dans ce dossier. Cette « mauvaise volonté » dont
vous parlez est même pour certains médias un euphémisme en ce
qu’il s’est agi pour eux, bien au contraire, d’une « bonne volonté »
d’accompagner le pouvoir en endossant ses crimes.
Pour ce qui concerne enfin les acteurs politiques, leur résistance à
prendre en compte des faits documentés a effectivement largement fait
ses preuves. Et il n’aura pas fallu attendre les révélations que j’apporte
ces derniers jours d’une participation directe et massive des soldats
français dans le génocide des Tutsi du Rwanda pour s’en apercevoir.
Pour ce qui concerne notamment la position récente de Martine
Aubry consistant à affirmer publiquement qu’elle aurait, elle,
contrairement à Nicolas Sarkozy, présenté des excuses au nom de la
France, en quoi voulez-vous donc que cela constitue une quelcon-
que avancée ? A-t-elle précisé l’objet de telles excuses ? Bien sûr
que non ! Or, on présente ses excuses pour avoir fait quelque chose
ou pour n’avoir rien fait. Encore faut-il en préciser l’objet ! Quand
elle affirmera qu’il s’agit de présenter des excuses non pas pour la

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passivité de la France officielle dans le génocide des Tutsi mais bien


pour l’activisme génocidaire de cette dernière, alors seulement pren-
drons-nous soin d’écouter une voix qui nous apparaîtra alors pour
autre chose que celle de son maître.

Quant aux résultats de votre enquête, n’assiste-t-on pas à une


montée de degré dans l’accusation ?
Une montée de degré, c’est certain. Permettez-moi plutôt de répondre
à une question que vous ne m’avez pas posée : est-on passé à autre
chose ? Autrement dit, a-t-on fait un saut qualitatif au cours de la mon-
tée en degré de cette accusation portée contre la France officielle ?
Rien de tel qu’une courte analogie physique pour illustrer mes pro-
pos, votre « montée de degré » s’y prêtant particulièrement bien.
L’eau entre en ébullition à cent degrés Celsius et devient glace à zéro
degré Celsius, ces deux points critiques étant connus par les physi-
ciens sous le nom de « transition de phase ». Ensuite faut-il encore
se poser la question de ce que représente réellement une transition
de phase. Est-on vraiment passé à autre chose à l’issue de la transi-
tion liquide-solide ou liquide-vapeur ? C’est pour moi seulement une
question de point de vue, de perception, de connaissance aussi.
Or, il en va de même lorsqu’il s’agit de mesurer la « montée de degré »
dans l’accusation portée contre la France officielle. S’accompagne-t-
elle d’un changement qualitatif ? Est-on passé à autre chose ou bien
n’est-ce que la même accusation, certes plus précise et plus fournie
en faits confondants ? De la même manière que pour le cas de l’eau,
je dirai qu’il s’agit ici d’une question de point de vue, de connais-
sance aussi, et de conscience enfin.
Ma réponse va peut-être vous surprendre, mais le fait que les soldats
français aient directement tiré sur des milliers de Tutsi, si cela me cho-
que bien évidemment, ne m’atteint en soi pas plus que le fait qu’ils
aient accompagné leur génocide en toute connaissance de cause.
Qu’est-ce que cela change en effet que l’on fasse ou que l’on fasse
faire ? Quand, en avril 1994, le général Poncet, alors commandant
de l’opération d’évacuation Amaryllis, recevait comme directive de
Paris de faire en sorte que les médias ne se rendent pas compte que

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les soldats français n’empêchaient pas les massacres dont ils étaient
alors les témoins proches, et quand on garde à l’esprit que ceux qui
lui donnèrent cette directive savaient alors pertinemment que ces
massacres n’étaient autre que la mise en œuvre du génocide des Tutsi,
qu’est-ce que cela change, quant à leur responsabilité, que ce soient
des soldats français qui aient ou non directement massacré ces civils ?
Si l’accusation nous fait passer à autre chose, c’est qu’elle met l’ac-
cent sur le fait que les soldats français n’auront pas gardé le rôle qui
leur avait sans doute été assigné dans le déroulement du scénario
génocidaire. Pour mettre en œuvre un génocide, tout le monde se
doit en effet d’être à sa place. Or, ce qui me surprend dans la décou-
verte que j’ai faite, c’est que les soldats français soient donc allés
jusqu’à occuper une place de choix parmi les tueurs au moment où
ces derniers œuvraient au massacre de masse de ces hommes, de ces
femmes et de ces enfants, ce alors que tout avait pourtant été conçu
pour que le génocide des Tutsi ne nous apparaisse que comme une
nouvelle lutte tribale des plus africaines, autrement dit… entre eux
seulement.
Mon enquête atteste que c’est précisément parce que le génocide des
Tutsi ne s’est pas déroulé comme prévu, comme il avait probable-
ment été conçu, que les soldats français durent finalement mettre la
main à la patte aux fins de venir en aide aux miliciens génocidaires
qui, seuls, n’étaient pas en mesure de venir à bout de la résistance que
leur opposaient alors les habitants de Bisesero ainsi que ceux qui les
avaient rejoints pour tenter d’échapper à leur mort programmée dans
les stades et autres églises de la préfecture de Kibuye. La participation
des soldats français au massacre de masse des Tutsi n’était donc pro-
bablement pas au programme initial. Ce sont, selon moi, les circons-
tances qui auront nécessité une telle improvisation.
Pour résumer, l’accusation semblera certes plus grave à ceux qui
n’avaient jusqu’alors pas encore mesuré la terrible réalité de la com-
plicité de la France officielle dans le génocide des Tutsi, à ceux qui
avaient, jusqu’à présent et à leur insu, été mis à distance de la réa-
lité de cette ignominie par des propos tels que ceux tenus par
Charles Josselin ou Jacques Lanxade selon qui « ce ne sont pas des
soldats français qui tenaient les machettes qui ont tué plusieurs centaines

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de milliers de Tutsi ». Non, en effet, ce ne sont pas des machettes


qu’ils tenaient, mais bien des mitraillettes et des lance-roquettes,
des armes qui, elles, tuèrent les Tutsi bien plus efficacement que les
armes traditionnelles, ce juste avant que les miliciens ne viennent
achever les blessés par balles avec leurs machettes. Il y avait
jusqu’alors effectivement de quoi maintenir le trouble. Pour ces gens
qu’on a manipulés des années durant est toutefois aujourd’hui venu
le temps du réveil. Du terrible réveil.

On vous objectera que ces témoignages, recueillis aujourd’hui,


pourraient ne pas être fiables. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
Il est tout à fait normal que mon enquête soit soumise à des questions
de ce type. Je le souhaite d’ailleurs vivement, car c’est le passage par
lequel toute personne désireuse de se forger un honnête point de vue
se doit de passer.
Je me suis moi-même fait l’avocat du diable à chaque instant de mon
enquête au point de m’être parfois attiré l’impatience de certains de
mes témoins qui ont probablement fini par se demander si je les pre-
nais vraiment au sérieux. Il fallait alors que je leur explique que ma
méthode nécessitait que je mette en doute aussi bien leur capacité à
se souvenir précisément des faits que leur aptitude à les restituer pro-
prement. Je ne suis toutefois pas allé jusqu’à leur dire qu’elle intégrait
également, par principe, mon doute quant à leur bonne foi.
Je commencerai à répondre à votre question en vous faisant savoir
que les rushes vidéo consignent la mise en œuvre de cette
méthode. Car à partir du moment où a démarré l’enquête sur la
présence des soldats français à Bisesero à la mi-mai 1994 – ce que
je n’avais initialement pas prévu de faire avant qu’un rescapé ne
m’ouvre cette piste –, j’ai pris la décision de ne plus rien couper.
Jusqu’alors, il m’était arrivé de demander au caméraman de couper
la caméra lorsque je considérais par exemple que nous empruntions
une direction qui n’intéresserait pas le public. Je devais en effet
tenir mon budget, limiter la pellicule ainsi que tous les autres frais
proportionnels au temps passé.
Pour tout dire, j’avais alors commencé à travailler avec une idée bien
précise : celle consistant à récolter des témoignages semblables à

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ceux que j’avais déjà entendus deux ans plus tôt, à Kigali, au cours
des auditions de la commission rwandaise sur l’implication de la
France dans le génocide des Tutsi. Je m’étais dit en effet que la seule
manière de sensibiliser le public à la réalité du comportement des sol-
dats français pendant ce génocide était tout simplement de le mettre
dans les mêmes conditions que celles dans lesquelles j’avais moi-
même été placé lorsque j’avais fait face à des personnes venues détail-
ler comment elles avaient été violées par des soldats français ou bien
encore été larguées d’un hélicoptère français pendant l’opération
Turquoise. Autrement dit, je préjugeais du contenu des témoignages
que j’allais récolter, allant même jusqu’à me mettre à la recherche
d’une femme violée ou d’un homme largué par hélicoptère, un peu
comme on va au marché.
C’est alors que des témoins m’ont dit des choses que je n’avais aupara-
vant jamais entendues. C’est à cet instant que j’ai considéré qu’il fallait
tout filmer : mes doutes, mes hésitations, mes colères face à un témoin
que je considérais alors me mener en bateau tandis que je ne faisais en
fait moi-même que m’accrocher à l’histoire connue, mes discussions
sans fin avec les membres de l’équipe de tournage au sujet de ce que
nous étions en train de découvrir. Car, oui, nous étions en train de
vivre une découverte en directe. Cela en soi faisant partie de l’Histoire,
il fallait en garder la mémoire. Donc : interdiction de couper !
De plus, je ne voulais pas qu’on puisse dire un jour que je me serais
un tant soit peu arrangé avec les témoins que je filmais. Ceci me per-
met de revenir à votre question. Vous avez maintenant compris que
le cœur même des rushes consigne la rigueur avec laquelle a été mise
en questionnement, tout au long de l’enquête, la fiabilité des témoi-
gnages. Car, avant que je ne considère un témoignage comme fiable,
il aura en effet fallu que ce dernier passe à travers de très nombreuses
étapes souvent éprouvantes pour mes témoins – aussi bien que pour
mon équipe d’ailleurs –, ce que les chercheurs et historiens ne man-
queront pas de découvrir eux-mêmes. Je m’explique.
Un témoignage a de nombreuses raisons de ne pas être considéré a
priori comme fiable. Prenons un exemple si vous le voulez bien. Un
témoin peut très bien se tromper de date et dire qu’il a vu quelque
chose au mois de mai alors que cette chose s’est en réalité passée,

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disons, au mois de juin. C’est pourquoi je ne me suis jamais contenté


de cette illusoire précision d’information temporelle. J’ai ainsi testé
la capacité des témoins à restituer d’autres dates proprement. Des
dates d’événements que je savais qu’eux et moi connaissions parfai-
tement. Et je ne m’en suis pas tenu là.
La référence temporelle absolue utilisée parfois par les témoins ne
peut suffire si bien que j’ai systématiquement tenté d’obtenir d’eux
d’autres façons de me présenter une date en leur posant toutes sortes
de questions leur imposant une référence relative, des questions du
type : « Combien de jours ou de semaines après l’assassinat du président
Habyarimana ? », « Combien de jours avant l’arrivée des soldats de
Turquoise ?», et même parfois lorsqu’il s’agissait de s’assurer d’une
date limite et que le témoin était un paysan : « Le sorgho était-il déjà
mûr ? » Ce n’est qu’après avoir recoupé leur information initiale
avec d’autres façons de la présenter que j’ai ou non validé la fiabilité
d’une réponse. Il aura donc fallu une patience infinie.
Un autre exemple me revient en tête. J’ai passé une grande partie de
mon temps à partir à la chasse aux contradictions. Je me souviens
notamment d’un ancien milicien me décrivant la scène du rassem-
blement du 12 mai 1994 à Mubuga, juste avant que les soldats fran-
çais ne partent par la route en reconnaissance afin de débusquer les
Tutsi en vue de leur massacre du lendemain. Cet homme me décrit
la position des passagers de la voiture qui amène alors à Mubuga le
bourgmestre Charles Sikubwabo. Je ne pense pas me tromper en
disant que nous avons passé au moins une demi-heure à détailler et
repasser en revue les positions des différents passagers de cette voi-
ture au point que si, volontairement ou non, ce qu’il disait avait été
erroné, nous nous serions nécessairement pris les pieds dans le tapis.
Vous savez, il y a trente six façons de demander si telle personne est
sur le siège avant, arrière ou encore au volant d’une voiture, des ques-
tions qu’il vous est loisible de poser à tout instant, même quand vous
parlez d’autre chose. Et je ne m’en suis pas privé, à tel point que mes
interviews ont vite pris l’allure d’un interrogatoire de police auquel
tout le monde s’est plié avec en général beaucoup de patience.

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Ainsi, l’armée française aurait directement procédé au massacre de


dizaines de milliers de civils, dans la phase terminale du génocide
des tutsi. Vous disiez vous-même que le fait est énorme. Quelle
suites imaginez-vous pour une telle découverte ?
Les suites à cette découverte me semblent assez téléphonées. Du côté
des néo-négationnistes tout d’abord, qui vont probablement com-
mencer par observer l’évolution de la polémique sans mot dire.
Inutile en effet d’en rajouter quand la nouvelle pourrait très bien
d’elle-même passer aux oubliettes. Ils devraient à cette fin compter
sur le silence des médias.
Quand ils verront toutefois que l’information ne peut être aussi
facilement étouffée, je pense que je ferai alors l’objet d’attaques ad
hominem, ce qui se pratique couramment, depuis l’Antiquité,
lorsqu’il s’agit de tenter de décrédibiliser ce que dit une personne
en s’attaquant directement à cette dernière plutôt qu’à ce qu’elle
dit. Cela a été théorisé aussi bien par Aristote que Schopenhauer
dont les néo-négationnistes sont, n’en doutons pas, des lecteurs
assidus, quand bien même ce n’était pas à ce type de personnages
que les deux grands philosophes avaient initialement prévu de four-
nir un mode d’emploi.
Quand enfin la situation sera telle qu’il ne sera plus envisageable
d’étouffer, d’une manière ou d’une autre, la réalité du génocide
commis par les soldats français en mai 1994 à l’encontre de Tutsi,
il s’agira alors de les considérer comme des « soldats perdus » en
Afrique, ceci pour reprendre l’expression d’Hubert Védrine dans
Politis, l’ancien Secrétaire général de l’Elysée ayant depuis août
dernier déjà anticipé l’évolution de la polémique en commen-
çant à ouvrir la piste des mercenaires. Un grand classique du
néo-colonialisme français !
Nous assisterons alors au retour en scène médiatique d’un certain
Paul Barril, que l’on accusera dès lors de tous les maux, car telle sera
sa fonction ultime dans une histoire où il ne fait aucun doute qu’il
eut son rôle. La polémique va ainsi se déplacer vers la question de
savoir si cet homme et les siens auraient été des « soldats perdus »,
certains médias saisissant cette occasion pour feindre d’avoir enfin
compris que si l’on a, pendant des années, accusé la France officielle

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de complicité dans le génocide des Tutsi, c’est que ces Blancs aperçus
par des rescapés et des miliciens pendant le génocide n’étaient en fait
que… des mercenaires ! Après la « révélation » de cette malheu-
reuse confusion, la France officielle considérera dès lors avoir lavé
son honneur sur l’autel du sacrifice de Barril, le dernier étage lancé
par la « fusée France officielle ». Ça, c’est le chemin prévisible que
ne va pas manquer d’emprunter cette France qui n’a, de ce point de
vue, rien à envier à celle de Vichy.
Et puis il y a une autre partition, celle que joue en ce moment
même le fleuve tranquille de l’Histoire. Une mélodie qui n’a elle
que faire des gesticulations néo-négationnistes. Son rôle, c’est
d’avancer, et nous de l’accompagner. Elle sait où elle va. Et elle y
va. Alors, l’accompagner comment ? Et bien en racontant, patiem-
ment, à qui voudra lire ou écouter, à qui voudra ne pas être laissé
au bord de la rive de ce fleuve.
Je rencontre tout à l’heure une trentaine d’élèves d’une classe de
Bagnolet. Ce n’est rien et c’est beaucoup. Patience et détermination.
Accompagnement de l’Histoire, voilà ce qu’il nous reste à faire.
Mais le devoir est aussi judiciaire et c’est urgent. Mes témoins ont
tous fait connaître leur désir de répéter ce qu’ils m’ont dit devant une
Cour de Justice nationale ou internationale. Il y a deux jours, le
9 mars 2010, j’ai ainsi envoyé un courrier au Procureur du Tribunal
Pénal International pour le Rwanda aux fins de le lui faire savoir.
Il se trouve qu’un témoin à charge a en effet récemment parlé de la
présence d’une soixantaine de soldats français entre avril et juillet
1994 en plein centre du Rwanda. Or, cette information vient corro-
borer celle qui a été révélée par le Wall Street Journal le 26 février der-
nier au terme de mon enquête. L’avocat du prévenu a demandé à
Paris des précisions sur cette présence et pourrait conclure de l’ab-
sence prévisible de réponse en la non-fiabilité du témoin à charge.
Raisonnement absurde si l’en est !
Par ailleurs, pour le volet judiciaire, il va bien falloir enfin que des
poursuites soient lancées. Or je ne suis pas juriste, mais les éléments
que j’ai en ma possession sont évidemment à la disposition de toute
procédure visant à punir ceux, tous ceux, qui ont activement parti-
cipé au « ça » du « Plus jamais ça ». n

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Témoignage de
Samuel Musabyimana,
habitant rescapé de
Bisesero
Chers invités,
C’est un plaisir et un honneur pour moi de pouvoir vous don-
ner mon témoignage, mais je ne vous cache pas que cela me fait
énormément de peine, parce que ça réveille en moi des souvenirs
trop douloureux. Néanmoins, j’ai accepté de le faire pour rendre
hommage à tous les Tutsi qui ont été massacrés pour ce qu’ils sont, je
le fais pour tous les rescapés, qui, comme moi, ont connu l’enfer pen-
dant les longs cent jours qu’a duré le génocide.
Les tueries dans la région de Kibuye, surtout de Bisesero, occu-
pent une place unique dans l’histoire du génocide des Tutsi au
Rwanda. Les Tutsi de cette fameuse région ont beaucoup souffert,
mais ils ont longtemps essayé de résister aux génocidaires hutu. Avec
des pierres comme seules armes à leur disposition, ils se sont battus
contre les soldats de l’armée nationale (FAR), contre les gendarmes,
contre les milices interahamwe, contre les autorités locales qui, eux,
disposaient d’armes à feu, de grenades, et surtout de villageois armés
de machettes, de gourdins, etc.
Comme vous l’avez vu dans le film [le documentaire de Cécile
Grenier, projeté en ouverture du colloque], cette région est consti-
tuée de nombreuses collines, les Tutsi de chaque colline essayèrent
de se défendre jusqu’au dernier. C’était notre objectif, en avril 1994.
J’étais sur la colline Kizenga, un peu loin du sommet de la colline de
Bisesero.

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Tout a brutalement changé depuis le 7 avril 1994, où tout d’un


coup, le droit à la vie pour moi, ma famille et tous les Tutsi a été défi-
nitivement remis en question. L’État de l’époque venait de donner le
coup d’envoi du projet d’extermination de l’ethnie tutsi.
Cette date du 7 avril 1994, correspond au début d’un véritable
chemin de croix, qui va être le mien, dans une sorte de déroulement
à la frontière entre le rêve et la réalité.
Assez tôt, toutes les maisons, celle de ma famille et celles de
tous les Tutsi de la région sont brûlées, sur ma colline, les premières
têtes commencent à tomber dès la nuit du 7 avril 1994.
Le 8 avril 1994, ma mère qui espère que le ciel va me garder,
m’envoie loin d’elle en croyant que les tueurs cherchent d’abord les
jeunes tutsi comme ce fut le cas pendant les années précédentes.
Depuis ce jour, je ne la reverrai plus, ni elle, ni mon père, ni ma fra-
trie ; tous seront tués.
Des semaines et des semaines d’horreur, sur la colline de
Kizenga. Un terrible vide va inévitablement continuer à se créer
autour de moi. Je suis sur cette maudite colline avec mon grand frère
et quelques uns de ses enfants. Je n’oublierai jamais les gémissements
du petit Kondoli, enfant de cinq ans, qui pleurait toutes les nuits à
cause du froid, sous la pluie abondante du mois d’avril. J’étais aussi
avec la famille de mon oncle.
Malgré notre vaillante résistance, tous vont périr, l’un après
l’autre, devant mes yeux qui ne me servaient plus qu’à regarder le
sang des miens, éteints pour toujours, bien sûr sous le silence assour-
dissant du monde et du Bon Dieu.

L’ÉXODE VERS LES SOMMETS DES COLLINES

Vers la soirée du 8 avril, les nouvelles concernant les premières


attaques à l’encontre des Tutsi parvinrent partout dans la région de
trois communes frontalières, à savoir : Gishyita où se trouve Bisesero,
Rwamatamu et Gisovu. Des maisons brûlaient partout, le bruit des
armes à feu et des grenades commencèrent à retentir.
Nous le savions très bien, comme nos parents nous le racon-
taient, que, lors de chaque attaque et chaque massacre commis dans
les années 1959, 1962 et 1973, les Tutsi grimpaient à grand peine
jusqu’aux sommets de nombreuses collines de la région, ils se regrou-
pèrent pour se défendre et défendre leur bétail contre les Hutu.

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Kizenga était très symbolique comme colline stratégique dans


les tueries de 1959, 1973… une colline très escarpée avec beaucoup
de pierres. Je suis monté avec la famille de mon oncle ce soir là, et
nous étions les premiers à y passer la première terrible nuit du che-
min de croix. Le lendemain, les premiers réfugiés nous rejoignirent,
certains étaient venus avec leurs familles respectives et leur bétail,
convaincus qu’ils parviendraient à tenir ferme. D’autres vinrent
seuls, les membres de leur famille ayant déjà été tués lors des violen-
ces immédiates qui signalèrent le commencement du génocide.
Le lendemain à 10 heures, la première attaque nous a surpris.
Deux camionnettes pleines de soldats, conduits par l’homme d’affaire
Ruzindana Obed, arrivèrent au pied de la colline. Les soldats descen-
dirent de leurs camionnettes, ils prirent un peu de temps pour obser-
ver la pente de la colline, quelques minutes après, ils commencèrent à
monter en tirant à distance. La panique a été totale de notre côté.
C’était le désordre complet parmi nous, les premiers commencèrent à
s’enfuir. On courait dans toutes les directions, les soldats tiraient der-
rière nous, les sifflets de balles passaient au-dessus de ma tête sans
arrêt. C’est à ce moment que j’ai vraiment commencé à sentir la mort.
En courant, je me suis perdu dans la forêt, et j’ai perdu complè-
tement la trace des autres. Je suis tombé dans un fossé et j’y suis resté
sans bouger toute la journée. Les villageois hutu passaient tout près
de ce fossé avec les premières vaches volées ; je ne bougeais pas,
j’avais même peur de ma respiration, car je pensais qu’en passant, ils
m’entendraient respirer.
Alors que je réfléchissais à la manière de sortir de ce fossé et à
où aller, une personne qui avait échappé aux tueurs est tombée dans
le même fossé sans savoir qu’il y avait déjà quelqu’un. J’ai gardé mon
sang froid et je n’ai fait aucun mouvement. Il m’a vu mais lui aussi
est resté silencieux, on ne voyait pas réellement que c’était un fossé,
car, il était couvert d’herbes. Cela nous a sauvés parce que les tueurs
n’ont pas su où nous étions passés. (Après le départ des tueurs qui
venaient de perdre leur proie, mon compagnon d’infortune et moi,
avons ri de nos retrouvailles dans le même fossé. C’est une petite
parenthèse douloureuse mais amusante.)
Nous avons vécu une histoire bizarre pendant le peu de temps
que nous avons passé ensemble dans ce trou. Alors que nous appli-
quions à ne pas donner la chance aux tueurs de nous repérer, d’un
coup, Gasarasi (le nom de mon compagnon) a sauté en criant :
« yampaye inka Rukagana !». Je lui ai dit : «Tu es fou ?» Nous avions

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gêné trop longtemps un serpent qui a dû supporter le poids de deux


hommes : il voulait nous montrer qu’il en avait quand même assez,
même si nous étions en danger, il fallait qu’il bouge ou bien que nous
partions !!! Le serpent commençait à bouger, et à ce moment là
Gasarasi l’a vu et a bondi de peur. Il avait oublié que le serpent était
moins dangereux que les Hutu qui nous pourchassaient. Je dirais
même qu’il était gentil de nous avoir accueillis sur son territoire. J’ai
grondé mon compagnon en l’intimant de ne plus bouger, car, le
« gentil serpent » nous avait laissé tranquilles. Le serpent est parti
doucement sans problème. Ma foi, le pauvre Gasarasi, qui était un
ami de ma famille, a fini par être tué dans les attaques qui ont suivi !
Nous sommes sortis du fossé pendant la nuit, par chance, vers
trois heures du matin, j’ai vu du feu au sommet de la colline Kizenga.
J’ai dit à Gasarasi qu’il s’agissait probablement de nos hommes. La
seule chose que nous pouvions faire était de faire notre possible pour
que nous puissions y aller pour voir si c’était vraiment les nôtres.
C’était vrai. Nous y sommes arrivés vers 5 heures du matin, et j’y ai
retrouvé du monde avec la famille de mon oncle, mon frère et ses
enfants. Ils étaient soucieux pour moi, ils pensaient que j’avais été
tué. Ils nous ont raconté que la décision avait été prise de se défen-
dre malgré la puissance des Hutu avec leurs armes à feu, et que tout
le monde devait tout faire pour que nous gagnions la bataille.
Le plan stratégique a été conçu par les anciens combattants qui
avaient pris part aux batailles de 1959, et qui savaient comment
chasser les Hutu. Mais, ils n’avaient que des bâtons, des pierres, des
lances traditionnelles et des machettes pour lutter contre les armes à
feu de nos assaillants.
Je n’ai pas eu le temps de me reposer. À huit heures, les mêmes
véhicules que la veille revinrent pleins de soldats avec une foule hutu
derrière. Avec beaucoup d’animation et des sifflets, ils scandaient en
Kinyarwanda : «Ye tubatsembatsembe !» (Oh ! Éliminons-les !!!).
Nous nous sommes préparés pour commencer le combat. Notre
tactique était d’aligner nos gens en trois catégories. La première : les
hommes forts et les jeunes gens au premier rang, au milieu de la col-
line ; la deuxième : les filles et les femmes qui ramassaient et regrou-
paient des pierres au deuxième rang ; et la troisième : les vieux, ainsi
que tout le bétail au sommet de la colline, mais qui regroupaient aussi
des pierres. Une autre tactique était que, si la première ligne était
battue, il fallait se replier à la deuxième mais sur le signal de quelques

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chefs désignés parmi nous. Si la deuxième ligne avait tendance à être


repoussée, il fallait tout de suite se mêler à l’ennemi au lieu de se
replier au sommet.
La première attaque a commencé tôt, à neuf heures. Les assail-
lants montèrent la colline en tirant à distance. J’étais bien sûr parmi
les jeunes et les hommes au premier rang. La pluie des balles et des
grenades pleuvait sur nous. Nous nous sommes couchés par terre,
pour attendre qu’ils montent jusqu’à un endroit où nous pourrions les
atteindre par nos pierres, mais aussi pour ne pas gaspiller nos pierres.
Les assaillants montaient davantage. Quand ils se rendirent
compte que tout le monde était couché, ils se rapprochèrent de nous,
et là alors, le combat commença ! Les jets de lances et de pierres de
notre côté, tandis que du leur, ils lançaient des grenades et tiraient
avec des armes automatiques. Les villageois avaient des machettes et
jetaient aussi les pierres. Notre premier rang fut repoussé et nous
nous repliâmes sur le deuxième. Ils nous approchèrent de nouveau
pour nous pousser vers le sommet. C’est à ce moment que notre
signal de se mêler aux assaillants fut donné par nos chefs.
Il n’y avait pas d’autre choix. Nous nous sommes mêlés tout de
suite aux assaillants. Pour nos hommes qui savaient bien projeter des
lances, c’était l’occasion de le faire. Quant à nous, nous jetions les
pierres et nous utilisions aussi les machettes sans hésitation. Les
assaillants perdaient la position et la possibilité d’utiliser leurs armes
à feu ou de lancer les grenades au risque de tuer les leurs. Ils avaient
peur de mourir. Quand ils voyaient quelques uns parmi eux tomber,
ils retournaient derrière jusqu’à ce que, d’un coup, eux aussi se don-
nent le signal de redescendre tous !
Nous profitions de cette opportunité pour les pousser. C’est là où
réellement nos projeteurs de lances profitaient de l’occasion pour tuer
quelques ennemis pendant les premiers jours et pour leur faire peur,
car, l’ennemi qui recevait une lance dans le dos ne se relevait plus,
comme celui qui recevait un coup de pierre à la tête. Ce fut le cas d’un
policer communal qui est tombé dans ces circonstances. Il a reçu une
lance dans le dos en courant, juste vers le pied de la colline (c’était
impressionnant de le voir nous demander pardon avec la panique
incroyable d’avoir peur de mourir !!!). Son fusil était vide de cartou-
ches, bien sûr après avoir tué un grand nombre des nôtres. À son côté,
il y avait un soldat à terre, mais lui avait reçu un coup de pierre au
visage et il n’arrivait plus à courir. Son collègue a pris son fusil que

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nous lui avons ravi. Nous n’avions pas de chance, car, les deux boîtes
de cartouches que nous avons trouvées dans les poches du soldat
blessé, ne correspondaient pas avec le fusil du policier !!!! Donc,
cela ne nous a pas servi parce que nous n’avons pas pu les utiliser !
Souvent nous repoussions l’ennemi assez loin mais avec les
consignes de la limite que nous ne devions pas dépasser, car, sinon
nous risquions de nous disperser et tomber dans la zone de l’ennemi.
Arrivant au pied de la colline, l’ennemi se réorganisait pour remon-
ter. De notre côté, c’était la routine de regrouper les pierres et de
prendre encore position comme avant.
Les femmes et les enfants hutu faisaient l’animation et jouaient
des tambours avant de recommencer le combat. La majorité des fem-
mes et des enfants hutu couraient aussi dans les champs et dans les
maisons des Tutsi pour les piller. Mais c’était terrible de voir les nom-
breux tueurs avant qu’ils ne montent la colline.
À part leurs armes à feu, notre positon était efficace. Les assail-
lants avaient peine à monter la pente peu praticable, et pour nous,
la position était avantageuse pour jeter une pierre ou une lance !
Durant les premiers jours, je dirais que le bilan du combat était
positif pour nous, car, il y eut beaucoup plus de morts du côté des
assaillants que du nôtre.
Mais, comme nous devions faire face à une succession quoti-
dienne de batailles, qui duraient souvent de 9 heures du matin à la
tombée de la nuit, nous avions élaboré une routine pour gérer les
combats, comme pour lutter contre la faim. Le soir quand l’ennemi
se retirait, nous nous rassemblions sur la colline pour faire le bilan de
la journée. Nous nous réunissions et nous nous partagions diverses
tâches.
Des groupes d’hommes forts et de jeunes gens allaient piller les
bananes et les maniocs dans les champs des Hutu parce que, dans les
champs des Tutsi, il n’y avait plus rien, tout avait été pillé dès le pre-
mier jour.
Un autre groupe allait puiser de l’eau dans les ruisseaux au pied
de la colline, ce qui était très risqué (une fois nous sommes tombés
dans une embuscade qui a emporté nos quatre jeunes garçons). Tandis
qu’un autre groupe veillait pour éviter que l’ennemi ne nous sur-
prenne. D’autres personnes enterraient nos gens qui étaient tombés
sur le champ de bataille et ramassaient aussi de nouveau des pierres.

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Les premiers jours, même s’il pleuvait beaucoup et que nous ne


dormions pas, nous gardions le moral. Nous nous motivions en
voyant comment nous chassions l’ennemi avec nos bâtons alors, qu’il
avait des armes à feu. On espérait aussi un arrêt des tueries.
C’était terrible. Comme les jours avançaient, nous ramassions
et jetions des pierres alors que nos mains saignaient sans arrêt, les
infections commençaient à se manifester. Nous avions des ganglions
partout, les vrais combattants commençaient à être fatigués, et sou-
vent ils mouraient tôt sous les balles de l’ennemi. Vers la fin du mois,
le désespoir était inévitable !
À la fin du mois d’avril 1994, notre résistance était affaiblie.
C’était la saison des pluies, il faisait très froid, et le temps était très
humide. Les épreuves de la vie sur la colline nous ont laissés en proie
à la faim, la soif, la fatigue, les maladies comme la dysenterie, donc,
le désespoir commençait à s’installer, car, nous étions conscients qu’il
ne restait aucun lieu sûr pour nous. Les morts s’empilaient sur les
flancs de la colline et personne n’avait plus le temps de les enterrer.
Bref, le reste de nos soirées plongé dans un désespoir plus pro-
fond. Les jours de combats se suivaient et se ressemblaient, avec la
seule différence que le nombre de cadavres ne cessait d’augmenter.

L’IMPITOYABLE MASSACRE

Les dates du 28, 29 et 30 avril 1994, marquèrent le début de la


fin pour les Tutsi de Kizenga. Ce fut le pire moment de notre lutte
collective. Tenant compte des ressources massives dont disposaient
les génocidaires, et de leur résolution à éliminer jusqu’au dernier Tutsi
de la région, des soldats et des miliciens venaient de Bugarama sous
le contrôle du génocidaire le plus connu de Cyangugu, John Yusufu
Munyakazi ; d’autres, arrivant de Gisenyi, de Gikongoro se joignirent
aux tueurs locaux, dont Ruzindana Obed qui dirigeait toute la masse
hutu de la région. Ils arrivèrent à bord de bus, de camions et de voi-
tures, d’autres vinrent à pied, en chantant, en sifflant et en tapant sur
les tambours. Ils ont encerclé toute la colline. Même là où nous pen-
sions qu’ils auraient peur de passer, ils la gravirent.
Les soldats ont placé un canon au sommet d’une colline en face,
pour tirer sur nous de loin ; beaucoup parmi nous furent tués ou bles-
sés, en particulier, les femmes et les enfants qui se regroupaient au
sommet. Nous ne voyions plus que des corps des nôtres déchiquetés
par des obus. Je vous assure que c’était un vrai cauchemar.

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On n’entendait plus notre cher groupe de jeunes filles qui nous


animaient avec les chansons religieuses, le reste de leur groupe fut
détruit par un obus incendiaire. J’étais tout près d’elles mais je ne
voyais que leurs bras, des jambes volaient sur moi. Leur souvenir et
leurs chansons me traumatisent chaque fois que je raconte cette his-
toire. Elles chantèrent jusqu’à la dernière minute en disant que notre
Dieu ne nous abandonnerait jamais, mais en vain. Ce qui était fou,
c’est que les tueurs chantaient souvent aussi des chansons religieuses
en disant que Dieu en avait assez de nos péchés, raison pour laquelle
il les obligeaient à nous éliminer complètement.
Parmi les attaquants qui nous harcelaient tous les jours, il y
avait souvent des prêtres et des pasteurs hutu locaux de toutes les
religions qui venaient assister à la mort des ennemis de Dieu. Je vous
assure que la présence de ces religieux donnait une sorte de moral aux
tueurs villageois, assurés qu’ils faisaient du bien même pour Dieu.
Ce jour, le terrible combat commença vers 15 heures et se pour-
suivit jusqu’à 18 heures. Les génocidaires montèrent d’une façon
spectaculaire, avec une rapidité incroyable. Nous essayâmes de nous
défendre comme d’habitude, mais les Interahamwe de Yusufu et les
soldats ramassaient les pierres que nous leur jetions et nous les ren-
voyaient. Ils avancèrent sans peur, en uniforme. Les autres frappaient
les civils qui avaient peur de monter jusqu’au sommet. Ils lançaient
du gaz lacrymogène, ce qui était une nouvelle arme utilisée par les
génocidaires.
Le bruit des grenades et des armes automatiques nous rendaient
complètement sourds. C’est là où je me suis dit : « Oh mon Dieu, c’est
fini aujourd’hui, je ne te demande pas de me sauver, mais épargne-moi des
machettes des hutu, je t’en prie !». Je voulais mourir par balle mais en
même temps, je lançai des pierres même aveuglé par le gaz lacrymo-
gène ; je les lançais dans le vide évidemment, dans l’espoir que je
recevrai au moins une balle dans la tête. J’en avais assez de sentir la
mort tous les jours alors qu’elle finirait par m’emporter. Chaque
seconde j’attendais la mort sans savoir à quel moment elle viendrait !
Pour couper court, cette soirée, la colline de Kizenga fut pres-
que complètement décimée. Quelques rares survivants rejoignirent
ceux qui restaient sur quelques collines de Bisesero.
Notre stratégie de nous mêler à l’ennemi était anéantie. Les
tueurs ne reculèrent pas ce jour là. Ils essuyèrent quelques morts,
mais ils ne voulaient pas du tout redescendre comme avant.

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Lorsqu’ils parvinrent au sommet, il commençait à faire nuit. Je me


cachais sous des corps sans vie, les tueurs s’acharnaient aussi sur des
vaches en achevant les blessés, en même temps. Puis, à la tombée de
la nuit, ils s’en allèrent avec tout le bétail.
Je suis sorti de cet amas de cadavres la nuit, et j’ai entamé une
autre terrible histoire de résistance dans la forêt que je ne veux pas
raconter aujourd’hui. Je ne vais pas entrer dans les détails de mon
calvaire, parce que je ne veux pas réveiller en moi les souvenirs trop
douloureux.
Permettez-moi de vous faire une confidence. Quand j’ai com-
mencé à rédiger ce témoignage, j’ai compris pourquoi certaines per-
sonnes sont souvent très gênées par les histoires des rescapés, et nous
disent que nous exagérons dans nos témoignages. Je vous dis ça parce
que j’ai eu de la peine à vous raconter tout ça. Je voulais aussi sauter
quelques détails qui me semblent gênants. Et je me suis dit : si ça me
gêne alors que je l’ai vécu, comment ne puis-je pas comprendre ceux
qui nous disent qu’ils en ont assez de nos histoires qui se répètent
tout le temps? Vous comprendrez par là que la plupart des rescapés
n’arrivent pas à raconter tout ce qu’ils ont vécu.
Je vois comment dans les pays développés les États mobilisent
des psychologues, pour s’occuper des familles qui ont perdu l’un des
leurs dans un attentat ou dans un accident quelconque. Je pense tou-
jours aux pauvres rescapés qui ont vécu l’innommable et qui se cher-
chent jusqu’à maintenant sans aides dans ce domaine, c’est là que je
me rends compte que nous sommes toujours résistants.
Je fais ça pour rendre hommage à mes chers amis de Bisesero que
j’aime beaucoup, et que j’ai eu la joie de visiter l’année passée quand
j’étais au Rwanda. Malgré tout, ils résistent encore dans leur vie pré-
caire après le génocide, comme ils me l’ont raconté. Je le fais pour tous
les Tutsi qui ont été bestialement massacrés pendant ce printemps
rwandais de 1994, printemps de larmes et de sang. Je le fais pour ma
famille restreinte, pour ma famille élargie, je rends hommage à mon
petit Kondoli, à mes cousins qui étaient superbes dans les combats,
même s’ils n’existent plus. Leur courage a été remarquable et restera
gravé dans ma mémoire. Je ne vous oublierai jamais mes chers !!!!
Je le fais pour tous les rescapés qui ont souffert et qui soufrent
encore de leurs blessures non soignées, seize ans après le génocide et
qui meurent à petit feu.

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Je te remercie plus particulièrement Jean-Luc, pour ton invita-


tion, grâce à toi, j’ai pu raconter un tout petit peu de mon histoire et
surtout j’ai pu rendre hommage aux formidables frères de Bisesero.
Merci à Intore za Dieulefit, vous qui êtes à l’écoute de ces résistants
vivants à Bisesero. Grâce à vous, ces résistants de Bisesero ont pu
avoir au moins une vache comme leurs besoins primaires. Les resca-
pés de Bisesero gardent toujours l’espoir que le monde a des femmes
et des hommes de bon cœur comme vous, qui pouvez les aider à
continuer à vivre malgré ces souvenirs si douloureux.
Je vous remercie de votre attention.

258 LA NUIT RWANDAISE • NUMÉRO 4


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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Témoignages, débat
Jean-Luc Galabert : Je te remercie, Samuel, pour toutes ces paroles.
Je te remercie profondément parce que ce n’est pas évident de pen-
ser de nouveau aux lieux de sa souffrance. Je ne sais pas s’il y a un
devoir de témoigner. Cela, je ne m’autoriserais pas à le dire. Mais
pour nous, il y a un devoir d’entendre ces paroles et de permettre
qu’elles soient entendues. Nous avons le devoir de les rendre acces-
sibles, c’est-à-dire de créer les conditions de possibilité du témoi-
gnage, afin que ceux et celles qui veulent, ceux et celles qui peuvent
témoigner, puisse le faire, pour que cette parole soit reconnue et que
l’humanité puisse en tirer toutes les conséquences.
Il était important que cette parole puisse se déployer et prendre tou-
tes ses dimensions. Nous avons la chance de bénéficier de la présence
de personnes qui viennent d’Allemagne. Elle n’étaient pas à Bisesero
même. Elles étaient plus bas, à Kibuye. Elles peuvent apporter leur
regard et leur témoignage propres. Il s’agit de Jacqueline
Mukandanga et de Wolfgang Blam. Je les invite de manière
impromptue à venir à la tribune pour dire ce qu’ils souhaitent. Ils
n’ont pas préparé de témoignage à proprement parler, mais je leur
cède maintenant la place pour nous communiquer ce qu’ils veulent.
Après ces deux interventions, nous ouvrirons le débat avec la salle.

TÉMOIGNAGES
DE WOLFGANG BLAM,
MÉDECIN À KIBUYE EN 1994,
ET DE JACQUELINE MUKANDANGA, RESCAPÉE DE KIBUYE.
Wolfgang Blam : Je suis médecin, et je travaillais au Rwanda de 1984
jusqu’en 1998. J’étais à Kibuye au moment du génocide, ou plutôt à
Gikongoro. Je suis arrivé à Kibuye deux jours après où j’ai passé six
semaines, pendant le génocide, jusqu’à ce que le consul honoraire à
Bukavu ne nous sauve par la voie du lac Kivu. Nous n’avons pas pré-
paré un témoignage ici parce que nous ne sommes pas de Bisesero
même. J’étais médecin à l’hôpital. J’ai travaillé et vécu à deux cent

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mètres de ce fameux stade de Kibuye où dix mille personnes ont été


massacrées. Nous avons quelques observations qui sont en liaison
avec Bisesero, parce que là où nous avons habité, nous voyions cent
cinquante mètres devant nous, la route de Kibuye vers Cyangugu. Et
on a vu les soldats de Nations Unies partir par cette voie – une par-
tie au moins. On a vu les camions, les véhicules avec les miliciens
passer vers le sud, vers Bisesero. Nous avons nous-mêmes essayé de
fuir après trois semaines, après que tous nos membres de familles, les
amis, les voisins ont été tués. Et nous avons été arrêtés pendant toute
une journée à Mugonero par le frère d’Obed Ruzindana, Joseph
Mpambara. Parce qu’il est aux Pays-Bas, ce dernier est accusé de tor-
ture car la loi aux Pays-Bas ne permet pas de l’accuser pour génocide.
Et il a été jugé et nous sommes à présent dans la deuxième phase juri-
dique. Je me mets à disposition pour vos questions, et mon épouse
Jacqueline va se présenter aussi.
Jacqueline Mukandanga : Bonjour. Merci de l’invitation. Comme
on vient de me présenter, je suis Jacqueline Mukandanga Blam. Je
viens de Gishyita même. Je suis originaire de Gishyita. Pour ceux qui
connaissent la région, j’ai habité juste à coté du bureau communal de
Gishyita. Quand Jacques Morel m’a parlé du colloque, au départ,
nous ne pouvions pas venir parce que c’est l’anniversaire de notre fils
aîné, son 16ème anniversaire. Il avait deux mois quand le génocide
a commencé, il était encore tout petit. Finalement, on a réfléchi, on
s’est dit « Bisesero, c’est nous ; il faut y aller ». Il faut entendre ce que
l’on dit sur Bisesero.
Les gens de Bisesero sont mes gens. Ma mère a été tuée à Bisesero.
Ma grand-mère a été tuée à Goma, à Mugonero. Mes frères ont été
tués à Kibuye. Ils avaient parcouru tout Bisesero jusque chez nous, à
l’hôpital. L’histoire de Bisesero, c’est mon histoire, et, en bref, j’ai
grandi là-bas, j’y étais à l’école primaire.
Je n’ai pas connu les attaques de Muyaga de l’année 1959, je n’étais
pas encore née. [Muyaga signifie littéralement “coup de vent, tempête”,
et désigne les premiers massacres de Tutsi de 1959. NDLR] 1973, j’ai
connu, j’étais encore à l’école primaire. On a brûlé notre maison, on
était à côté. Ma grand-mère a reçu un coup de machette, elle n’a pas
été tuée mais il y a des voisins qui ont été tués. On a brûlé les mai-
sons des Tutsi. Les Rwandais connaissent ce qu’on disait de
Kurwanya Nyakatsi. On a brûlé ces maisons dans le cadre de
Kurwanya Nyakatsi. [Campagne pour combattre les huttes de chaume,
appelées Nyakatsi, par laquelle le gouvernement engageait à détruire les

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anciennes maisons pour les remplacer par des neuves. NDLR] Pourtant,
nos maisons n’étaient pas les pires du voisinage. On n’a pas été tués
là. Ma grand-mère a reçu un coup de machette. Après, nous avons
été logés dans une famille hutu dont le père de la famille avait grandi
chez mon grand-père. Il nous a logés et, ensuite, nous sommes ren-
trés, nous avons reconstruit la maison – encore – et nous y sommes
retournés avec mes grands-parents, parce que je vivais à ce moment-
là chez eux. Bref, en 1973, on a brûlé les maisons de Bisesero. On
voyait – ceux qui connaissent Gishyita le savent – tout ce qui se pas-
sait à Bisesero, surtout les gens qui couraient ou qui criaient. Nous-
mêmes, on courait.
Ça s’est calmé quand le président Habyarimana a pris le pouvoir,
alors, on est restés. Et il y a eu des problèmes dans les années 1980.
Il y a eu encore des problèmes quand il y a eu le multipartisme et
quand on a voulu élire les bourgmestres des autres partis. Là, il y a eu
des menaces. Après, j’ai travaillé à Cyangugu. Je revenais de temps
en temps aussi à la maison pour les vacances, pour les congés.
En 1990, quand a commencé l’attaque du FPR, on avait toujours des
problèmes, des insultes partout où on passait. On nous insultait. On
nous disait carrément : « vos jours sont comptés ». On faisait toujours
des remarques comme ça, mais on était habitués. C’était vraiment
une habitude. Tous les jours ont rencontrait des choses comme ça.
En 1992, j’étais en congé chez moi à Gishyita, et, cette nuit-là, il y a
eu une attaque qui est montée à partir du lac, et on disait que
c’étaient des bandits qui venaient du lac Kivu. Et là, ça c’est terminé
par... on a brûlé les maisons des Tutsi. On a tué des vaches aussi. Ce
qui était bizarre, je dirais, c’est qu’on volait des vaches d’une famille,
et les vaches d’une autre famille hutu à coté, on n’y touchait pas. Il
y avait deux petits magasins côte à côte appartenant à deux jeunes
gens, celui du Tutsi a été pillé et l’autre ne l’a pas été. Et, comme ça,
tous, nous nous sommes rassemblés dans le bureau communal.
Beaucoup de gens avaient peur parce qu’il y avait des gens qui étaient
dans le MDR et les autres n’avaient pas de parti. Donc, des Hutu, des
Tutsi, nous nous sommes tous rencontrés dans le bureau communal.
Des jeunes gens et des hommes ont décidé d’aller contre-attaquer les
soi-disant voleurs qui venaient du lac. Et là, je me rappelle, à un cer-
tain moment il y en a un qui est venu et qui a sélectionné les Hutu.
Il a dit : « Venez, rentrez, vous ça ne vous regarde pas. » Nous, nous
sommes restés dans le bureau communal, et les autres sont rentrés à
la maison. À ce moment là, des jeunes gens et des hommes ont

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décidé d’aller contre-attaquer les soi-disant voleurs qui venaient du


lac. Ils ont trouvé des vaches tuées, et ils ont vu des maisons brulées.
Je me rappelle, qu’à un certain un homme est venu ; il a sélectionné
les Hutu et leur a dit : « Venez, rentrez, vous ça ne vous regarde pas. »
Nous, nous sommes restés au bureau communal, et les autres sont
rentrés à la maison. Claver, un enseignant, avait été gravement
blessé et il fallait l’amener en urgence à l’hôpital. Beaucoup de Hutu
ont refusé de nous aider et ce sont les Tutsi qui l’ont amené. Le
bourgmestre qui était chez lui à ce moment n’a pas voulu intervenir.
Les policiers qui étaient sur place n’ont pas voulu intervenir non
plus. Ils sont venus seulement le matin pour dire : « Rentrez chez
vous. Il n’y a rien, c’était seulement des bandits. »
En 1994, c’était l’apocalypse, comme cela a été dit. J’étais à Kibuye
avec Wolfgang Blam. Je venais d’avoir mon fils aîné. Il y a eu des
massacres. Moi, je n’ai pas fait la résistance, j’étais toujours assise à la
maison à attendre. À chaque minute, à chaque seconde, le temps
était compté, on savait qu’on pouvait mourir dans la minute sui-
vante. C’était vraiment... On n’avait pas d’issue. Chaque minute, on
pensait qu’on allait mourir dans la minute suivante. Jusqu’au 27 avril,
où nous avons voulu quitter par Cyangugu.
Nous sommes arrivés à Mugonero. Je cite cette date parce qu’on est
restés toute la journée devant la maison de Ruzindana Obed. Là,
devant la maison vide de ses parents, on a été jugés. Tout le monde
venait, disait ce qu’il voulait. « Ah, vous les Tutsi, pourquoi vous avez
tué le président ? Et pourquoi toi tu es encore là ? Tout le monde est
mort, toi tu es là. » Et là, je n’ai pas été tuée parce que, ce jour-là, les
gens étaient occupé justement par la colline de Samuel [voir témoi-
gnage précédent]. Tous les Interahamwe étaient partis dans la com-
mune chez Samuel. Sur le marché, il y avait très peu de monde, sur-
tout des enfants, des jeunes. Ça faisait des va-et-vient.
On entendait des bruits de grenades. Ceux qui étaient sur le marché
dansaient, « Ah, entendez, on y est arrivés ! On est en train de les
tuer ! » Et après, on venait me raconter comment on allait me tuer,
quand on aurait terminé en haut. Bon, bien sûr, moi j’étais là, je
regardais tout ce monde qui dansait autour de moi, avec mon bébé
sur les genoux. En moi, j’étais déjà morte. Je regardais. C’était
comme un film, ces gens qui dansaient autour de moi. Je rigolais.
« Ah, voilà, regardez ! On l’a dit, on l’a dit, les Tutsi sont méchants, vous
voyez comment ils sont méchants ! Est-ce que vous imaginez quelqu’un
qui rigole alors qu’on est en train de lui décrire sa mort ? » J’étais déjà

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morte, et moi, je les voyais, j’avais même envie de leur dire… « Vous
êtes dingues… C’est quoi ça, hein ? »
Et après, ils se sont occupés de chez Samuel, parce qu’ils avaient une
base là, chez Ruzindana. Ils revenaient prendre des munitions. Ils
étaient habillés en militaires, les autres, c’étaient des miliciens. Ils
revenaient pour prendre des munitions, pour prendre des bières. Ils
remontaient, ils redescendaient, jusqu’à ce que Ruzindana lui-même
ne descende. Il a dit : « Bon, moi, je ne veux pas voir un cadavre d’une
femme de Blanc. Vous auriez pu la tuer avant. Et si vous ne l’avez pas fait
avant, alors faites-la retourner à Kibuye, c’est votre affaire. Et en plus,
on n’avait pas à se faire des problèmes avec les Allemands parce que si
vous tuez un Allemand, gare à vous ! »
C’étaient des discussions qui étaient à côté de nous alors. « Tous les
pays du monde entier nous ont lâché. Il ne nous reste que la France. Et si
l’Allemagne nous lâche, la France va lâcher aussi, parce que ce sont des
amis. Alors pour conserver cette bonne entente avec la France, il ne faut
pas toucher à l’Allemand. » Et c’est ça qui m’a fait retourner à Kibuye
jusqu’à maintenant. n

Débat avec la salle


Gervais Gahigiri : Mesdames et messieurs, je vois que nous sommes
en retard. Mais tout ce que nous avons entendu aujourd’hui mérite
une réflexion intense, un travail énorme. Je ne voudrais pas vous
frustrer de vos réactions, vos remarques, vos commentaires. La parole
est donc maintenant à la salle... Je prierai ceux qui prennent la parole
de s’identifier et de dire à qui ils adressent leurs questions.
Xavier : Bonjour, je suis Xavier, et je voulais remercier les trois per-
sonnes qui ont parlé parce qu’il faut beaucoup de courage pour évo-
quer ce qu’ils ont vécu, et la mémoire de ceux qui sont disparus. Je
ne sais pas comment a dit Samuel, mais, à un moment il a parlé, de
– je ne sais plus les mots – mais il m’a semblé entendre quelque chose
comme : « Qu’est-ce que l’humanité doit faire pour l’avenir ? », et je
me demandais ce que vous diriez aujourd’hui qui est essentiel, qui
change dans la vie des peuples, dans les relations entre les êtres
humains pour que nous puissions dire, non pas « plus ça » parce
qu’on l’avait déjà dit après Auschwitz et après d’autres tragédies.
Mais quand même, cet espoir qu’on puisse vivre autrement les uns

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avec les autres. Voilà, je me demandais ce qui, aujourd’hui dans le


monde tel qu’il est, vous donne espoir, et à quoi vous encouragez les
citoyens des pays dits développés, comme ceux des pays dits en déve-
loppement ? Excusez-moi si j’ai été un peu long.
Samuel Musabyimana : Pour moi, quand je parle du génocide – sur-
tout aux rescapés, puisque les autres sont morts – je pense que le
monde nous a oubliés dans les circonstances où nous vivons, surtout
les rescapés – je ne dirais pas moi exactement puisque j’ai peut-être
la chance de ne pas avoir été touché par les machettes ou bien les
gourdins ou bien les obus des génocidaires – mais pour les rescapés,
ce qu’on peut faire pour la première fois, c’est réhabiliter les gens qui
ont tout perdu et surtout les malades qui sont toujours là et qui conti-
nuent de mourir. Chaque fois que je vois un rescapé qui meurt de
blessures de 1994, qui meurt sans se faire soigner, ce monde riche, ou
occidental comme on dit, il faut qu’il nous aide au moins à faire soi-
gner les malades. Ce n’était pas une maladie comme la malaria ou
bien les autres maladies. Ce sont les blessures encore qui saignent
jusqu’à maintenant, seize ans après. Le combat que nous menons, s’il
y a quelqu’un qui nous écoute, c’est pour d’abord secourir les blessés
qui meurent toujours.
La deuxième chose qu’on peut faire, c’est aider les rescapés en les
réhabilitant. La réconciliation peut venir après, mais d’abord il faut
la réhabilitation dans la vie quotidienne. Dans ce sens, quand je vois
les gens qui font des films, qui écrivent des livres sur le Rwanda, sur
le génocide – je donne un exemple du film « Hôtel Rwanda » ou bien
les autres films qu’on voit – les auteurs vont en Afrique pour réaliser
ces films, mais il n’y a aucun rescapé qui bénéficie au moins de cette
histoire, de son histoire.
Il faudrait impliquer les rescapés qui ont toujours le courage de
raconter, ou d’être experts. Les autres sont devenus les experts du
Rwanda. Les autres écrivent… Mais les vrais experts du génocide, ce
sont les rescapés. Il faut les impliquer dans les travaux de réhabilita-
tion, ou bien faire quelque chose. C’est ça ou bien les enfants qui
n’ont pas eu l’occasion de suivre l’école. Actuellement, on dit qu’au
Rwanda, il y a le fond qui paye les frais scolaires. Ce fond paye le
minerval [droit d’inscription dans les écoles. NDLR] de 40% des enfants
dans les écoles secondaires. Quand ils finissent l’école secondaire, on
les laisse comme ça. Les enfants sont toujours dans un désespoir
incroyable. Il faut qu’on nous aide pour remonter cette pente, pour
survivre.

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Au moins, c’est ça que je peux dire pour les pays riches qui peuvent
nous aider, ou bien de faire d’autres formations pour aller aussi aider
les autres qui n’arrivent pas à suivre le monde actuel... Je ne sais pas
si j’ai répondu comme ça.
Justin Gahigi : Je m’appelle Gahigi Justin. J’habite ici à Genève. Ma
question s’adresse au docteur Wolfgang. Vous avez vu des soldats et
des miliciens qui venaient à Bisesero. Est-ce ça confirme la question
qu’avait posée Cécile Grenier dans son film à propos de l’attaque du
13 au 15 mai ? Elle cherchait à recouper différents témoignages pour
être sûre. La deuxième chose, c’est sur les procès des génocidaires de
Kibuye. Avez-vous témoigné, ou avez-vous quelque chose à nous
dire, entre autres sur le procès de Ruzindana Obed ? Nous avons suivi
ces procès, vous avez été témoin, est-ce vous avez quelque chose à
nous dire là-dessus ?
Wolfgang Blam : Pour l’observation des transports, je n’ai pas fait un
procès verbal ou une étude sur les véhicules et les transports qui pas-
saient sur la route vers Cyangugu, mais de là où j’habitais, je pouvais
voir la route qui descend vers Cyangugu. Alors, nous avons vu aussi
des véhicules des Nations Unies passer les premiers jours. C’était à
peu près une semaine après l’attentat contre l’avion, et c’était en
parallèle avec la coupure du réseau de téléphone, alors c’était mau-
vais signe. On voyait qu’on était délaissés par le monde. Nous avons
vu souvent des véhicules, non seulement commerciaux mais aussi
individuels, il y avait tout de même toujours encore de la circulation,
et nous avons vu des camionnettes chargées de miliciens qui allaient
dans le sud et revenaient après.
Je ne me rappelle pas les dates, mais c’était après le « grand travail »
à Kibuye, après le massacre au stade de Gatwero et à l’église, le 18
avril. C’était plus ou moins régulier, alors je peux confirmer ce que
j’ai déjà écrit dans mon petit texte, que, pour moi, il y avait une orga-
nisation derrière. Ce n’était pas un soulèvement populaire comme
cela a été essayé d’être présenté par les organisateurs. C’était bien
organisé, et c’est ça qui m’a frappé dès le premier jour, parce que,
dans mon école – j’avais fait heureusement des études détaillées sur
l’holocauste –, et je voyais que c’était une structure et une organisa-
tion parallèles.
Par contre, je ne peux pas – parce que j’étais un témoin au loin – je
ne peux pas confirmer qui organisait et qui circulait. Je n’ai pas vu
d’autres Blancs pendant toutes les six semaines, alors je n’ai pas vu de

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Français, et je n’étais pas sur la route même. Mais ce qui est clair, et
ce que ma femme a aussi décrit, c’est que les attaques contre les vic-
times, contre la population tutsi et ceux qui les protégeaient, qui
aidaient, c’était organisé, orchestré, cela se déroulait selon une
concertation et un plan à établir encore par les recherches.
Le deuxième point que vous avez posé, c’est la question du jugement
de la justice, et là aussi j’aimerais compléter la réponse de Samuel. La
responsabilité de la communauté internationale – comme cela a été
demandé – c’est d’abord de reconnaître le génocide. Ça s’est fait pour
le Rwanda, au moins en grande partie, et là, nous sommes, en tant
que victimes déjà plus avancés que les Arméniens, ou les gens au
Darfour qui subissent encore pour le moment.
La deuxième phase, c’est l’aide aux victimes, la réhabilitation. Mais
je crois que ce qui pourrait finalement arriver après un « jamais
plus », c’est de faire des poursuites et des jugements effectifs. C’est ça
qui a manqué au Rwanda. L’impunité a facilité et encouragé – et l’im-
punité pendant le génocide, pendant les trois mois – le monde entier
à fermer les yeux. Cela a permis de vraiment engendrer une grande
catastrophe. Alors, il y a bien quelques poursuites judiciaires qui, à
notre étonnement, se sont formées.
Nous avons été appelés comme témoins pour une accusation aux
Pays-Bas contre le frère d’Obed Ruzindana. Il s’appelle Joseph
Ruzindana alias Mpambara-Murakaza. Dans le temps, il était connu
par nous sous cet autre nom. Nous avons été intégrés dans ce procès
comme témoins, après, nous avons compris que nous étions des vic-
times parce que nous avons été arrêtés pendant toute une journée,
avec une décharge contre lui. Une journée de torture contre moi,
mon épouse et notre fils alors qu’il l’a passée indemne comparé à
nous. Je ne sais pas si vous avez bien suivi ici mais il a été jugé en pre-
mière instance, mais lui, et aussi le procureur, ont tous deux fait
appel, donc c’est en deuxième instance maintenant. Et on va voir ce
qui va arriver.
Nous sommes, d’un côté, fiers que la justice néerlandaise ait fait ces
démarches, et nous sommes quand même arrivés loin. Mais, d’un
autre côté, la justice, la police et le procureur néerlandais reconnais-
sent que leurs instruments pour poursuivre ne sont pas adaptés à ce
type de crime. Parmi les sept charges, plusieurs ont été omises parce
qu’il n’y avait qu’un seul témoin, et, dans la justice néerlandaise, un
témoignage d’une seule personne n’est pas suffisant. Il faut au moins
deux témoignages qui disent la même chose. Imaginez-vous pour le

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Rwanda. C’est en voie d’évolution. Les lois aux Pays-Bas ont été
changées, on pourrait même, dans le futur, porter plainte pour crimes
de génocide. C’est un projet de loi, mais j’espère que ça va aller dans
ce sens.
Par contre, nous avons été interviewés, quand nous étions encore au
Rwanda après le génocide, par les interrogateurs et les chercheurs du
tribunal international, mais je n’étais pas impliqué dans un procès à
Arusha ou contre Obed parce que là, je n’avais pas de contact direct.
On l’a vu une fois ce jour où nous étions à Mugonero, le soir, quand
il revenait avec sa camionnette et les miliciens. Mon épouse a
raconté quelques citations, mais je crois qu’il y a d’autres charges plus
lourdes contre lui que cette observation simple.
Yves Cossic : Je vais me présenter : j’ai participé aux différents
numéros de la revue La nuit rwandaise, Yves Cossic. D’abord, pour
être tenté de préciser la question qui a été posée là-bas, je vais pren-
dre le problème du côté français d’abord. Parce que, comme nous
l’avons souvent écrit, s’il n’y avait pas eu l’intervention Noroît en
1990, suivi d’un triplement de la coopération militaire française, y
compris certains corps d’élite, il est évident que l’organisation, la pla-
nification du génocide, auraient été beaucoup plus difficiles. Donc,
la responsabilité de l’État français est énorme dans la préparation et
l’exécution du génocide.
S’il y a un espoir, ce serait du côté français que, à chaque fois qu’il y
a intervention des militaires français à l’étranger, ce soit porté devant
le Parlement pour prendre une décision. Or, ce n’est jamais fait.
Récemment encore, la France intervient aveuglément en
Afghanistan. Aucune consultation du Parlement. Il est évident que
ça laisse très mal à l’aise par rapport à ce qu’on appelle la représenta-
tion parlementaire chez nous. Donc, il y a peut- être une démarche
à faire : arrêter le mode d’intervention de l’État français dans un sens
qui peut devenir très facilement génocidaire, comme cela a été le cas
au Rwanda, comme ce pourrait être le cas au Tchad, comme ce pour-
rait être le cas dans tous les pays d’Afrique de l’Ouest très instables
en ce moment comme le Gabon, la Côte d’Ivoire, le Togo, etc.
Il y a une deuxième chose, mais qui a été dite discrètement. Il y a eu
quand même, et il y en a même dans ma famille, des Hutu qui ont été
des justes, comme disait Cécile Grenier. Il ne faut pas l’oublier. Il faut
le dire avec précision pour tenter de sortir de l’engrenage qui a servi
de « prétexte légal » pour mettre en route le déclenchement du
génocide. Quand M. Védrine parle des raisons d’être du soutien de la

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France aux forces du génocide, il dit, en toute innocence : « mais


les gens du génocide représentent 85 % de la population, ils sont au pou-
voir légalement, on ne peut que les appuyer », voilà M. Védrine, et y
compris beaucoup d’autres membres très honorés de la République
française comme Juppé, Pasqua, tout l’entourage de Mitterrand, etc.
Donc là, il y a un grand effort à faire pour reconnaître que parmi les
Hutu, tous ne sont pas complètement imprégnés de l’idéologie géno-
cidaire, heureusement.
À Gisenyi, un membre indirect de ma famille a connu une femme
Hutu de religion musulmane qui a caché quelqu’un, un Tutsi, dans
son faux plafond pendant trois ou quatre jours. Il est évident qu’elle
risquait la mort si on le découvrait. Ça mérite d’être rappelé.
Une troisième chose : j’ai assisté à une réunion où j’ai dû presque me
cacher parce que j’étais accompagné d’une femme tutsi, organisée
avec Mme Raffin, où il y avait un certain Matata entre autres aussi,
et beaucoup de membres de la hiérarchie catholique. Donc, j’aime-
rais aussi qu’on ait le courage de préciser l’ampleur de l’implication
de l’Église catholique sur la longue durée, dans la préparation de
l’idéologie du génocide, et même au cours de l’exécution, encore.
Pierre Karemera : Je m’appelle Pierre Karemera, j’habite en Suisse
depuis quarante-cinq ans maintenant, et je peux dire que je suis
parmi les premières personnes avec Gervais qui sont arrivées ici en
Suisse, et, dans les années 1963-1964, on avait commencé à pronon-
cer le mot “génocide”. C’était Bertrand Russel qui avait dit ça à cause
de ce qui s’était passé en 1963-1964.
Je voudrais tout simplement – chaque fois que je suis en train de par-
ler comme ça, je suis un peu bloqué –, je voudrais remercier Samuel
pour son témoignage. Vous savez, ce n’est pas seulement quand vous
avez terminé en disant qu’on ne vous écoute pas. Nous on n’écoute
pas non plus assez. Et nous, nous devrions écouter parce que le géno-
cide nous visait, et je ne dis pas que je suis le même rescapé que toi,
mais chaque Tutsi parce qu’il était visé est un rescapé potentiel, parce
qu’on ne sait pas ce que nous réserve le lendemain.
Je voudrais essayer de dire aussi que tout ce que les gens disent, nous
avons dit avant et beaucoup, dans les années 1990, 1991, 1992, dans
l’association qu’on dirigeait avec certains camarades ici, nous avons
parlé de génocide devant la Commission des Nations Unies. Nous
avons des documents avec le camarade Gahigi. On a écrit à tout le
monde. En Kinyarwanda, on dit que quand une personne meurt dans
une hutte, il cherche la sortie partout. Nous avons cherché. On n’a

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pas trouvé. Et moi, ce qui me gêne quand j’entends tout ce qui se


passe comme ça, c’est qu’on continue à crier.
C’est les témoins qui doivent se cacher, les témoins qui ne doivent
rien dire, alors que les génocidaires courent dans les rues, alors que le
négationnisme est en plein essor et il travaille activement. Je ne vous
raconte pas mon histoire, mais dernièrement, le 10 décembre, j’étais
invité aux Nations Unies, c’était la première fois qu’on nous laissait,
nous victimes, parler du génocide. On m’a donné seulement cinq
minutes, parce que les autres minutes étaient occupées par les autres
génocides dont on parlait, et les gens commençaient à se quereller,
puis on m’a dit : vite, vite, parce que... Vite, vite, quoi ?! Ce que dit
Samuel, c’est nous, les vrais témoins, le monde ne nous laisse pas
témoigner. Comment est-ce que le monde saura ? Et quand j’étais là-
bas, je voulais terminer par une remarque.
Moi je me vois avec mes élèves – parce que j’étais enseignant ici en
Suisse – je suis parti avec mes élèves à Murambi. Un élève s’est éva-
noui. C’était une fille. Je l’ai tenue dans mes bras. Quand elle s’est
réveillée, elle a regardé les villageois aux alentours et elle a dit :
“mais mon dieu, comment est-ce que le diable s’est invité au paradis ?”.
Le monde continue à ne pas nous comprendre. J’invite tout le monde
ici à être réellement vigilant, à travailler, parce que les autres travail-
lent. Je voulais terminer par recommander ce que j’avais fait : il fau-
drait qu’on essaye de protéger même le monument qu’on a au
Rwanda, parce que demain, on va y cultiver des champs de patates
pour dire que ça n’a jamais existé.
Pie Mwembo-Mgarembe : Une petite question qui s’adresse à
M. Samuel Musabyimana. Je m’appelle Mwembo-Mgarembe.
J’habite à Zurich. Une première question relative à ce génocide. Vous
parlez de Bisesero. Je suis un ancien réfugié. De mon temps, on par-
lait de Rusenyi. Est-ce que oui ou non, Bisesero se trouve dans
Rusenyi ? S’il en est ainsi, puisqu’il était question de mettre en
valeur le courage des habitants de Bisesero, j’ajouterais autre chose :
que les Banyarusenyi de mon temps sont réputés être très très braves.
Ce sont des gens qui ressemblent, pour ceux qui connaissent, à des
Belges de l’époque de César. Ce sont des montagnards, mais des mon-
tagnards farouches, prêts à tout combattre. Dans notre Histoire, ce
sont eux qui ont tué Ruganzu II par des flèches barbelées. Ce sont
donc des gens qui ont une tradition de bravoure.
Il faudrait ajouter que c’est ainsi depuis longtemps. Ruganzu a été tué
par des Banyarusenyi au début du XVIIe siècle. Pour ce qui est de

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notre pays, ça a retardé nos institutions et beaucoup de choses, mais


par rapport au génocide, les Banyarusenyi ont cette réputation-là. Si
on regarde depuis le XVIIe siècle, et les derniers temps vers les
années 1970, quand on parlait d’un Munyarusenyi : « un
Munyarusenyi, faut faire attention. C’est le type brave, menteur éven-
tuellement, en tout cas, un dur à cuire ». Donc si vous avez pu résister,
ce n’est pas que ça date de ce moment-là, bien sûr que là c’était mis
trop en évidence, mais vous avez une tradition de bravoure qu’il faut
reconnaître, depuis longtemps. Deuxièmement, de mon temps, j’ai
étudié tout près à Mirambo, les gens qu’on connaissait de Rusenyi
appartenaient à la paroisse de Mubuga. Bisesero se situe où par rap-
port à la paroisse de Mubuga ?
Samuel Musabyimana : Je crois qu’il est facile de te répondre.
Bisesero, par rapport à Mubuga, c’est une prolongation. C’est une
région de plusieurs collines. Mubuga, c’est en bas de Bisesero. Bisesero,
il y a des collines au sommet, mais les gens de Mubuga faisaient partie
de la région de Bisesero. Donc, Mubuga appartient à Bisesero.
Sinon, au sujet de cette histoire de bravoure, de courage dont tu par-
les, c’est la survie. Ce n’est pas une autre histoire ou l’histoire de
notre étiquette, c’est la survie. On était dans un lieu enclavé, on était
coincés géographiquement. On avait le lac Kivu à coté, on ne pou-
vait pas marcher à pied dans l’eau jusqu’au Congo, comme les autres
arrivaient en Tanzanie, ou bien au Burundi. Mais nous, on était coin-
cés par rapport aux autres. Et c’était la survie. Ce n’était pas une his-
toire d’être guerrier ou bien de tuer le.... Tout ça, se sont des histoi-
res que je n’arrive pas à comprendre, mais on était coincés et puis
c’était la survie. C’est ça ce que je peux te dire.
Par contre, à ce que Karemera dit, ça c’est bien, il y avait beaucoup
de combats dans cette histoire de négationnisme. Il y a le combat
dans notre histoire des Tutsi, le génocide. Mais ce que je dis, d’une
part, si on se concentre souvent sur les négationnistes et les révision-
nistes, on oublie encore les rescapés qui meurent. C’est quoi la prio-
rité ? Pour les rescapés, pour moi, c’est un exemple. Il faut qu’il y ait
deux cotés, il y a les gens qui combattent pour cette histoire de néga-
tionnisme, et il y en a beaucoup qui nous tuent davantage. Mais il ne
faut pas oublier aussi qu’il y a les rescapés qui meurent. Il ne faut pas
oublier que pour qu’un rescapé reprenne la vie, il faut qu’il y ait une
réhabilitation. Il faut la vie d’abord. Et pour ça, il faut prendre des
choses parallèles : une partie qui combatte contre le négationnisme,
et une autre partie aussi socialement pour réhabiliter les rescapés.

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Je ne peux pas vivre, si je meurs aujourd’hui, si je suis un témoin de


l’Histoire, de notre histoire, et ce négationnisme reste toujours. Mais
si on me soigne, je peux résister pour témoigner contre. Pas si j’ai des
blessures, pas si je n’ai pas à manger. Mais il faut prendre les deux
choses en même temps. Il ne faut pas oublier l’un pour se consacrer
à l’autre. C’est ça ce que je voulais dire. Sinon, ce n’est pas dire que
l’on oublie complètement dans ce sens, c’est souvent qu’on n’a pas de
moyens. Mais les gens qui ont les moyens, il faut aussi savoir com-
ment on peut les intéresser à nous aider à s’en sortir. n

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Mot de circonstance
prononcé par
Michel Gakuba
Chers invités,

C’est un grand honneur pour moi de prendre la parole à l’occa-


sion de l’hommage à la résistance au génocide perpétré contre les
Tutsi au Rwanda en 1994. Je salue l’initiative de Monsieur Jean-Luc
Galabert, et j’apprécie énormément le remarquable travail qu’il a fait
pour permettre à ceux qui savent peu ou pas du tout ce qui s’est passé
dans notre pays en 1994, surtout en ce moment où, comme toutes les
années à pareille époque, les articles de certains journaux, les livres
des négationnistes de tout bord qui crachent toute la haine anti-Tutsi,
sont publiés et où les conférences des négationnistes sont organisées.
Chers invités, je vous remercie d’être venus nombreux partager
ce moment avec nous.
Votre présence est la preuve vivante pour tous les génocidaires,
que le monde n’a pas oublié, que le monde ne veut pas oublier, ne
peut pas oublier. C’est aussi le signe tangible pour les trop nombreux
négationnistes qu’aucun génocide, que ce soit celui des Arméniens,
des Juifs ou des Tutsi ne disparaîtra jamais des mémoires. Par votre
présence, vous exprimez que vous ne pouvez pas permettre que le
négationnisme tue une deuxième fois les victimes, en les précipitant
dans l’oubli de l’histoire. Vous voulez empêcher cet l’oubli.
Votre présence est aussi le moyen de vous rappeler et de rappe-
ler à nos concitoyens, que si l’histoire s’est plusieurs fois répétée, vous
ne pouvez plus admettre qu’elle se répète encore. Après la Shoah,
combien ont cru qu’une chose pareille n’était plus possible, que les
nations ne permettraient plus que de tels crimes ne se perpétuent,
que les peuples de la terre se mobiliseraient à temps ?

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Parlant de l’holocauste, en 1958, Primo Levi n’a-t-il pas écrit,


je le cite : «si une chose est certaine en ce monde, c’est assurément que
ça ne nous arrivera pas une deuxième fois ». En 1986, presque trente ans
plus tard, le même auteur a écrit, je le cite encore : « C’est arrivé,
cela peut donc arriver de nouveau ; tel est le noyau de ce que nous avons
à dire. Cela peut se passer, et partout», fin de la citation.
Il avait raison. Cela s’est passé au Rwanda. En effet, en cet inou-
bliable printemps 1994, au moment où le monde s’apprête à commé-
morer avec fastes le 50ème anniversaire de la fin de la seconde guerre
mondiale, le génocide contre les Tutsi est perpétré au Rwanda.
Entre avril et juillet 1994, soit quarante-neuf ans après le célè-
bre « plus jamais ça » déclaré par les Nations-Unies à la fin de la
dernière guerre mondiale, le dernier génocide du XXème siècle a été
commis contre les Tutsi au Rwanda. C’est à l’aube du 7 avril 1994,
que des bandes de tueurs agissent, que des femmes sont violées, que
des enfants sont découpés en morceaux puis jetés dans des latrines ou
des rivières. Des vieillards sont enterrés vivants et la chasse à
l’homme commence avec une meute de chiens à leurs trousses. Dans
les églises et les temples, autrefois reconnus comme des lieux d’ac-
cueil et d’asile, les gens sont massacrés et dans les hôpitaux les mala-
des sont achevés. La barbarie va si loin que mêmes des proches sont
forcés à tuer et à brûler vifs des membres de leurs familles. Les hor-
reurs perpétrées ne connaissent pas de limites et sont d’un tel
cynisme qu’il est difficile de croire que les personnes qui ont commis
de tels actes soient des êtres humains dotés d’une intelligence, d’une
conscience et d’un cœur.
Le génocide des Tutsi au Rwanda a été le plus rapide du siècle,
si ce n’est de tous les temps. Durant cent longs jours, sous les yeux du
monde entier se perpétrait au Rwanda, le génocide des Tutsi. Ce sont
plus d’un million de vies humaines (nourrissons, enfants, jeunes,
adultes, vieux et vieilles, hommes et femmes) qui sont sauvagement
exécutées, sacrifiées sur l’autel de la bêtise et de l’imbécillité. Toutes
ces personnes innocentes ont subi les pires atrocités et sont mortes
dans des conditions ignobles. Quelle faute ont-elles commise ?
Aucune, si ce n’est d’être nées Tutsi.
Cette rapidité a été rendue possible par la planification et l’im-
plication systématique des autorités à tous les échelons et à la parti-
cipation massive de la population paysanne, encadrée par des milices
et des autorités locales. Les cadres de l’État, les forces armées et la
police, les services administratifs et la population organisée en milice

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Nuit 4 07/05/10 16:13 Page 275

furent mobilisés par une propagande de haine relayée par les moyens
de communication modernes, notamment la tristement célèbre radio
RTLM (Radio Télévision Libre des Milles collines). Le génocide a
été perpétré sur l’ensemble du territoire national. Du Nord au Sud,
de l’Ouest à l’Est, les Tutsi ont été exécutés de façon plutôt uniforme.
On a tué sur les collines, dans les églises et les temples, comme je
viens de le dire plus haut, dans les maisons d’habitation, dans les
bureaux et les services administratifs, dans les écoles, sur les barrières
érigées sur les routes et les sentiers, dans les hôpitaux, partout !
À quelques rares exceptions près, les média présentaient le géno-
cide des Tutsi comme une guerre tribale, issue d’une haine séculaire
entre Hutu et Tutsi, un problème «typiquement africain», disaient-ils.
Les instigateurs hypocrites du génocide des Tutsi au Rwanda
racontent que la mort de l’ex-président du Rwanda, Juvénal
Habyarimana, a été comme une étincelle qui a mis le feu aux pou-
dres. D’autres croient que ce génocide était motivé par une haine
ancestrale entre Hutu et Tutsi du Rwanda.
Il ne s’agit pas d’une haine, mais d’une logique génocidaire.
L’idéologie du Parmehutu, instaurée dans les années 50, avait
fini par imposer le sentiment selon lequel le Rwanda appartient aux
Hutu « majoritaires» considérés exclusivement comme étant «le peuple
», à qui appartiennent collectivement et génétiquement la souverai-
neté, le pouvoir, les privilèges et les droits, même celui de disposer de
la vie et des biens des autres, cela au point de commettre un génocide.
Et tout cela au nom de la «démocratie », un terme prisé par les élites
politiques Hutu, pour qui il signifie simplement et dérisoirement : «
pouvoir héréditaire et exclusif de l’ethnie majoritaire, donc Hutu ».
« Exterminer les Tutsi de telle sorte que nos enfants aillent voir au
musée de quoi ils avaient l’air», tels étaient les propos des autorités de
la première République. Les Hutu et les pseudo-historiens préten-
dant que les Tutsi étaient venus de l’Ethiopie, où ils devaient retour-
ner par le Nil, voici ce qu’a dit un ancien journaliste de la Radio
Libre des Mille collines : « Renvoyez-les d’où ils sont venus par les voies
les plus rapides » disait Léon Mugesera, à Kabaya, en 1992. La suite est
connue : des milliers de corps que les rivières Akanyaru, Akagera et
Nyabarongo charriaient et exposaient aux écrans de télévision du
monde entier. Les pêcheurs du Lac Victoria ont été les seuls à crier
au secours parce qu’ils étaient privés de poissons pendant plusieurs
jours. Personne d’autre ne s’est inquiété de la catastrophe.

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Comme pendant les autres génocides qui ont précédé celui des
Tutsi au Rwanda, le pouvoir en place tenaient des discours politiques
qui diabolisaient la minorité tutsi en la qualifiant d’étrangers usurpa-
teurs et ingrats et des discours qui déshumanisaient et chosifiaient les
Tutsi aux yeux des Hutu en employant des termes tels que « serpents»,
«ennemis», « cancrelats », etc.
Le génocide des Tutsi au Rwanda a été annoncé et planifié de
longue date. En 1959, une idéologie ethniste, fasciste et génocidaire
a vu le jour au Rwanda. Ses victimes – essentiellement des Tutsi mas-
sacrés ou exilés – furent alors considérés comme le prix à payer pour
une « révolution sociale hutue». Durant plus de trente ans, ce drame a
été recouvert d’un voile de silence et de propagande intensive. Le
monde occidental et les missionnaires Pères blancs – créateurs de la
soi-disant « révolution rwandaise de 1959 » – se félicitaient de la tran-
quillité, de la stabilité et de la prospérité de la « République hutu ».
Les massacres qui ont ciblé exclusivement la population tutsi
depuis 1959 n’ont jamais fait l’objet d’une enquête et aucun de leurs
auteurs n’a été inquiété par la justice. Au contraire, ceux qui
s’étaient illustrés le plus dans ces assassinats massifs des Tutsi, se
voyaient octroyer des postes politiques, administratifs, etc., le pou-
voir en place les qualifiant de héros de la révolution hutu.
Au fil des décennies, l’exclusion systématique et les pogroms
cycliques des Tutsi furent érigés en principe de gouvernement par les
régimes de la première et de la deuxième République. Des massacres
de 1959 au génocide de 1994, en passant par les pogroms répétitifs de
1963, 1964, 1966, 1967, 1973, de 1990 à 1993, le drame des Tutsi du
Rwanda fut soigneusement étouffé par de puissants lobbies missionnai-
res et coloniaux de désinformation. Le génocide de 1994 fut le sommet
de l’horreur quant à l’aboutissement de cette idéologie ethniste.
Qu’a fait le monde face à cette situation ?
Alors que les gens sont gonflés à bloc par un bourrage de crâne
diabolique et que les massacres ont commencé, les principaux insti-
gateurs du génocide se réfugient en Europe sous bonne protection.
Où sont les armes de l’ONU ? Que font les militaires de la paix ? Au
lieu d’augmenter le nombre de militaires de l’ONU qui station-
naient au Rwanda, dès le début du génocide, l’ONU rappelle ses
militaires laissant ainsi mains libres aux génocidaires qui pouvaient
accomplir leur sale besogne sans être dérangés par personne. Que
fait la communauté internationale pour condamner cette barbarie ?

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Les rescapés se sentent abandonnés et livrés à eux-mêmes. Il y a pire


encore. Le 8 novembre 1994, l’ONU a créé le Tribunal Pénal
International pour le Rwanda (TPIR). Ce tribunal était chargé de
poursuivre et de juger les principaux auteurs des crimes commis sur
le territoire rwandais entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994.
Avec un effectif de quelques centaines d’employés et un budget de
plusieurs dizaines de millions de dollars, le bilan de cette juridiction
est déplorable. Certains instigateurs du génocide circulent libre-
ment en toute impunité, ils assistent aux conférences internationa-
les, prêchent dans les églises et continuent de semer fièrement le
venin du négationnisme. Le Tribunal Pénal International pour le
Rwanda (TPIR) va bientôt finir ses travaux. Il laissera beaucoup de
criminels impunis et des accusés non jugés.
Chers invités, c’est dans ces conditions que les Tutsi en général,
et les Basesero en particulier, ont essayé, avec les moyens du bord, de
résister à cette machine d’extermination.
Pour terminer, je vous réitère mes remerciements de votre pré-
sence, merci à tous ceux et à toutes celles qui, de près ou de loin, ont
contribué à l’organisation de cette journée. Je remercie beaucoup
Monsieur Galabert qui a associé Ibuka Suisse à cet événement. Un
grand merci va aussi au Docteur Karege Félicien, qui m’a fait parvenir la
plaquette d’invitation, en me demandant de la diffuser à nos membres.
Pour notre association Ibuka, c’est très réjouissant et encoura-
geant de voir autant d’associations citées sur la plaquette d’invitation
participer à un tel événement. C’est pour moi l’occasion de faire
connaissance avec des représentants de quelques associations dont
j’ignorais l’existence, car, j’estime que nous devrions garder le
contact pour notre collaboration dans le futur. En outre, j’ai ici avec
moi quelques dépliants de notre association Ibuka Suisse qui décri-
vent nos activités, ceux et celles qui les veulent, qu’ils ou elles vien-
nent vers moi pendant la pause pour que je puisse les leur donner.

Je vous remercie de votre attention.

Genève, le 13 février 2010

Dr. Michel Gakuba, Président d’Ibuka Suisse

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JACQUES MOREL

“Un Tutsi peut s’avérer


un combattant du FPR en puissance“
ou comment les Français
« ont pris» les survivants de Bisesero
pour des ennemis à éliminer

1. RÉSUMÉ

L’opération Turquoise a été une tromperie habilement montée.


Alors que ses concepteurs ont fait croire que son but était de mettre
fin au génocide des Tutsi, elle a été une tentative militaire pour por-
ter secours aux génocidaires en déroute devant le FPR et terminer le
génocide en plusieurs endroits par l’élimination des Tutsi restants. La
résolution 929 ne reconnaît pas le génocide et propose une opération
impartiale et neutre. Elle permet de porter secours aux Hutu.
Au début de Turquoise, le 23 juin, le ratissage organisé par le
préfet de Kibuye, Clément Kayishema, pour éliminer les derniers
Tutsi, n’est pas terminé.
La reconnaissance du groupe COS, commandé par le lieute-
nant-colonel Duval alias Diego, qui découvre le 27 juin 1994 des sur-
vivants tutsi à Bisesero, est gardée secrète. Elle n’est connue que le
29 juin, par l’article de Patrick de Saint-Exupéry dans Le Figaro.
Pendant ces trois jours, les militaires français à Gishyita « assistent »
à la mise à mort des derniers survivants tutsi de Bisesero par la
« défense civile ». En réalité, les militaires français facilitent le « net-
toyage » des derniers survivants tutsi de Bisesero par les génocidaires.
Une opération de désinformation commence le soir du 27 juin,
où France 2 et TF 11 annoncent que des infiltrations du FPR sont
parvenues près de Kibuye. Il s’agit en réalité des survivants tutsi ren-
contrés par le groupe COS de Diego. Les militaires français font

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croire à l’opinion française et internationale que l’offensive du FPR


est parvenue au voisinage de Kibuye. Les tirs d’armes automatiques
lourdes sont interprétés comme des combats entre les forces gouver-
nementales et le FPR, alors que ce sont les derniers résistants de
Bisesero qui se font massacrer par les génocidaires équipés de nouvel-
les armes. La désinformation est subtile parce que l’information rap-
portée est qualifiée d’incertaine, mais elle est répandue durant tout le
temps des attaques des génocidaires et même après.
En fait, dès le 22 juin, les dirigeants militaires et politiques fran-
çais ont annoncé depuis Paris, une offensive du FPR sur Kibuye qui
vise à « couper en deux la zone gouvernementale ». Cette affirmation est
répétée sans cesse, elle est reprise par toutes les agences de presse et
même répétée à l’ONU, après le 30 juin, par les diplomates français.
L’information était fausse, car, lors de l’annonce de l’intention fran-
çaise d’intervenir, le 15 juin, le FPR a concentré tous ses efforts pour
prendre Kigali et marcher sur Butare.
Après le « sauvetage » du 30 juin des derniers survivants de
Bisesero, les chefs militaires français diront qu’ils ont été trompés et
que « c’était un coup monté par les gens de Kibuye ». Or, ils n’ont pas
tenu compte des informations recueillies sur place par des journalis-
tes, qui les ont informés le 26 juin. Ils ne tiennent pas compte du rap-
port le 27 au soir du lieutenant-colonel Duval, et essaient de faire
croire que ce dernier n’en a pas fait et que Gillier à Gishyita n’était
pas informé de cette reconnaissance.
Dès 1990, les notes que les conseillers de Mitterrand lui adres-
sent montrent qu’ils assimilent le Tutsi à l’ennemi. Observant qu’ils
admettent que le seul traitement adapté à l’ennemi est sa mise à
mort, nous constatons ici que les dirigeants français sont partie pre-
nante du projet d’éradication totale des Tutsi.
C’est délibérément que les dirigeants militaires et politiques
français ont aidé le Gouvernement intérimaire rwandais à éliminer
les Tutsi restants à Bisesero parce qu’ils les considéraient comme des
combattants infiltrés du FPR.
Les militaires français du COS ont organisé une manœuvre
médiatique d’intoxication pour faire diffuser une fausse information
afin de masquer la participation de l’armée française à l’élimination
des derniers survivants tutsi de Bisesero.
TF 1, France 2 et l’AFP se sont rendus complices de ce crime
pour avoir diffusé cette information sans la recouper.

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2. LA RÉSOLUTION 929 TURQUOISE :


UNE OPÉRATION HUMANITAIRE NEUTRE
Annoncée par les dirigeants français, comme une opération
devant mettre fin au génocide, l’opération proposée par la France au
Conseil de sécurité et approuvée par lui (Résolution 929, 22 juin
1994) est en fait une opération à « caractère strictement humanitaire »,
« impartiale et neutre ».2
Le mot génocide n’y apparaît pas. La Résolution se limite à dire
que le Conseil de sécurité est «profondément préoccupé par la poursuite
des massacres systématiques et de grande ampleur de la population civile
au Rwanda ».
Elle considère qu’il s’agit au Rwanda d’un conflit armé. Elle met
sur le même plan bourreaux et victimes en exigeant : « que toutes les
parties au conflit et autres intéressés mettent immédiatement fin à tous les
massacres de populations civiles dans les zones qu’ils contrôlent ».
Tous les mots de cette Résolution sont choisis pour qu’elle per-
mette aux Forces françaises de prendre la défense des Hutu, dont de
nombreux assassins, contre l’armée du FPR, plutôt que de prendre la
défense des Tutsi survivants contre les génocidaires.
3. LES FRANÇAIS NE DÉSARMENT PAS LES MILICIENS
Le 26 juin, le colonel Jacques Rosier, commandant les COS, ne
s’en cache pas, selon lui, il y a une guerre, il doit rester neutre :
Les miliciens font la guerre. Par souci de neutralité, nous n’avons
pas à intervenir. Sinon, demain, s’il y a des infiltrations de rebel-
les, on nous fera porter le chapeau.3
Donc, selon le colonel Rosier, les militaires français n’ont pas à
arrêter ceux qui commettent le génocide.
4. LES FRANÇAIS PARTAGENT L’OBSESSION
DE L’INFILTRATION DU FPR
Quelle est cette obsession des militaires français pour ces « infil-
trations de rebelles » ? N’est-ce pas la même que partagent les extré-
mistes Hutu et qui les autorisent à massacrer tous les Tutsi ?
Le 25 juin, interrogé par Benoît Duquesne à l’aéroport de
Bukavu, le colonel Rosier estime que l’infiltration d’éléments du FPR
est probable :
Benoît Duquesne : On parle beaucoup d’infiltrations de l’autre
côté du Rwanda par des éléments du FPR. Est-ce que c’est une
chimère, est-ce une peur incontrôlée des Rwandais qui sont de ce
côté-ci, ou est-ce une réalité ?

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Colonel Rosier : Eh bien écoutez, à partir des premiers rensei-


gnements qu’on a recueillis sur le terrain, il semblerait que ce soit
une réalité, que je pense possible dans la mesure où, malgré tout,
les troupes du FPR continuent d’attaquer donc logiquement, sur
le plan militaire, il est normal qu’ils fassent des reconnaissances
profondes. Euh, maintenant c’est à nous peut-être de vérifier que
cette peur réelle est une réalité.
Benoît Duquesne : Quand les Rwandais parlent d’infiltrations
ici, en général ce sont des Hutu, ils le disent pour justifier la
chasse qu’ils ont menée éventuellement contre les Tutsi.
Colonel Rosier : Effectivement c’est le risque, c’est à nous de
faire la part des choses.4
5. QUOIQUE DÉMENTIE, LA RUMEUR D’INFILTRATIONS
DU FPR EST PROPAGÉE

Cette rumeur d’infiltrations du FPR est démentie le 24 juin,


lorsque la colonne Marin Gillier quitte Rwesero, Philippe Boisserie,
de France 2, observe :
Le bataillon reprend sa route, soulagé par un accueil qu’il croyait
moins favorable, tranquillisé que la rumeur d’infiltration de com-
mandos tutsi s’avère fausse. Leur direction, Kirambo et son camp.5
Mais le lendemain 25 juin, filmant l’arrivée du CPA 10 en héli-
coptère à Kibuye, la même équipe de France 2 affirme que le FPR
veut lancer une offensive sur Kibuye :
L’analyse des cartes confirme la proximité du front, environ
60 km. Kibuye est un des objectifs prioritaires du Front patriotique
rwandais. Il souhaite couper en deux la zone gouvernementale.6
6. LA RECONNAISSANCE DE DUVAL À BISESERO,
LUNDI 27 JUIN 1994
Le 27 juin après-midi un groupe de reconnaissance des COS ren-
contre des survivants tutsi traqués par les militaires, gendarmes, milices
et paysans hutu de l’autodéfense populaire sur les hauteurs de Bisesero
près de Gishyita. Ils les abandonnent en leur disant qu’ils reviendront
dans trois jours, alors que les tueurs observent les Tutsi rassemblés.
Bien que les commandos de l’air aient été accompagnés par trois
journalistes, il n’y a pas d’écho le 27 au soir de cette reconnaissance
ni à la télévision ni à la radio.
Le premier écho est entendu sur RFI le 28, mais personne en
France n’écoute RFI. Ce sont les lecteurs du Figaro qui seront les pre-
miers informés le 29 juin.

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7. DES INFILTRÉS DU FPR À BISESERO


7.1 FRANCE 2, 27 JUIN 1994 AU SOIR :
DES INFILTRATIONS DU FPR PRÈS DE KIBUYE
Le soir du 27 juin, le téléspectateur apprend sur France 2 que des
infiltrations du FPR sont parvenues près de Kibuye.7
Paul Amar : Au Rwanda, la mission de l’armée française se
déroule comme prévu sans accroc mais la situation reste fragile.
Un affrontement aurait opposé des soldats gouvernementaux à
des membres du Front Patriotique à l’ouest du pays, à quelques
kilomètres à peine des positions françaises.
Benoît Duquesne depuis Bukavu : Oui, bien écoutez, ces
accrochages ont beaucoup surpris les militaires français, le colo-
nel Rosier ici nous en parlait tout à l’heure. C’est vrai qu’il y a
donc eu des affrontements en fin de matinée et tout l’après-midi
près de la ville de Kibuye, là où se trouve un détachement fran-
çais permanent. À environ 5 km des Français les plus proches du
lieu où ont eu lieu ces affrontements entre des gens du FPR infil-
trés et puis ce qu’on appelle la défense civile ici.8
Duquesne reconnaît ici la légitimité de la « défense civile »
contre des éléments du FPR infiltrés. Il répète ce que disent les mili-
taires français. Cependant il met des bémols, l’information n’est
peut-être pas sûre. Mais si elle est sûre, il en rajoute et il s’étend sur
la stratégie du FPR qui vise à couper ce qui reste du Rwanda :
Alors c’est surprenant parce que vous savez qu’on parlait beau-
coup d’infiltrations ici sans savoir trop si c’était une peur irraison-
née ou si c’est une réalité. Et bien ces accrochages qui ont eu lieu,
s’ils sont confirmés, parce que pour l’instant, les militaires fran-
çais n’ont eu qu’une confirmation auditive, si je puis dire, parce
qu’ils étaient suffisamment proches pour entendre les coups de
feu, et bien, ces accrochages, s’ils sont confirmés, voudraient dire
d’abord que le FPR est effectivement infiltré, est infiltré très très
loin en territoire du gouvernement rwandais et qu’ensuite ça
confirme aussi la volonté du FPR de couper ce qui reste du
Rwanda sous le contrôle des forces gouvernementales, de le cou-
per en deux, c’est un petit peu ce qui inquiète les Français d’au-
tant qu’ils ne sont pas loin et qu’ils ne savent pas trop ce que
pourra être leur attitude au cas où ils auraient à se retrouver face
à face avec des gens du FPR.9
Paul Amar conclut en insistant sur la gravité de la situation
englobant la peur des pauvres Hutu menacés par les méchants FPR
infiltrés à Bisesero :

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Merci Benoît. Cette information, si elle était confirmée, ne peut


qu’accentuer la crainte des civils qu’ils soient Hutu ou Tutsi sur-
tout dans les villages où l’armée française ne peut pas se rendre.
Ils restent à la merci des incursions de soldats ou de miliciens.
Cette peur, nos envoyés spéciaux Isabelle Staes et Pascal Pons
ont pu l’observer en sillonnant une région hutu.10
La même information est diffusée sur TF 1.

7.2 FRANCE 2, MARDI 28 JUIN 1994 :


DES INFILTRATIONS DU FPR PRÈS DE KIBUYE

Le lendemain matin, à l’occasion de l’évacuation des religieuses


de Kibuye, Benoît Duquesne, par téléphone, en rajoute une louche
sur les infiltrations du FPR tout prêt de Kibuye :
Une trentaine de religieuses s’y sentent menacées. Il y a trois
jours, les Français leur avaient envoyé un premier détachement
par hélicoptère pour les rassurer. Ils devraient cette fois les éva-
cuer sur Goma au Zaïre. Il faut dire qu’entre temps des accrocha-
ges se sont produits hier entre éléments du FPR et partisans du
gouvernement provisoire, accrochages suffisamment proches de
Kibuye pour que les Français les entendent et surtout des accro-
chages qui confirment l’intention du FPR de couper ce qui reste
de la zone gouvernementale en deux parties. D’après les informa-
tions recueillies par les militaires, 1 500 hommes du FPR se
seraient ainsi infiltrés par les vallées jusqu’à une dizaine de kilo-
mètres de Kibuye. Des informations qui restent à confirmer et qui
ont beaucoup surpris ici le colonel Rozier.11
La méthode est la même. Il ne s’agit que d’une information à
confirmer, mais un accrochage est pourtant signalé par des militaires
français. Il ne s’agit donc pas d’une rumeur. Non content de gloser
sur la menace d’une offensive du FPR, le journaliste laisse entendre
ici que c’est ce qui motive l’évacuation des religieuses de Kibuye par
les soldats français.
7.3 FRANCE 2, 28 JUIN 1994 AU SOIR : DES INFILTRATIONS
DU FPR PRÈS DE KIBUYE
Le 28 juin 1994 au soir la chaîne France 2 montre le groupe
COS de Marin Gillier observer les combats sur les hauteurs de
Bisesero depuis Gishyita.
Pour Paul Amar l’information est sûre, ce sont des combats avec
le FPR12 :

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Les soldats de l’opération humanitaire Turquoise restent vigi-


lants. Isabelle Staes et Pascal Pons se sont rendus auprès de posi-
tions françaises qui ont entendu hier l’écho d’affrontements très
proches entre le Front Patriotique Rwandais et les gouvernemen-
taux.
Isabelle Staes met un conditionnel :
Des hommes du Front Patriotique Rwandais y sont positionnés.
On parle de mille à deux mille rebelles. Nous sommes à
Gishyita, point névralgique de l’opération Turquoise. Car c’est
ici que les rebelles tutsi seraient les plus avancés en territoire
hutu.
Pascal Pons : Qu’est-ce qu’on vient d’entendre vous me dites ?
Un membre du commando marine en maillot de corps kaki
avec un petit chapeau de brousse : Des bruits d’une arme auto-
matique..., lourde.
Pascal Pons : D’après vous, c’est loin d’ici ?
Le soldat du commando marine : À trois kilomètres d’ici..., à vol
d’oiseau trois kilomètres. Les accrochages les plus violents ont eu
lieu hier soir. Vingt morts chez les rebelles, trois de l’autre côté.
Marin Gillier : On a entendu un petit peu de bruit. On a vu de
la fumée.
Isabelle Staes : Et c’était quel genre d’affrontement d’après
vous ?
Marin Gillier : Des affrontements, euh, type infanterie.
Isabelle Staes : Mais importants ?
Marin Gillier : Oh, relativement importants, surtout à l’échelle
du pays.

8. LA PRÉTENDUE OFFENSIVE DU FPR POUR COUPER EN


DEUX LA ZONE ENCORE CONTRÔLÉE PAR LE GIR

8.1 KAYISHEMA : BISESERO, SANCTUAIRE DU FPR


Les attaques redoublent en juin pour faire disparaître les der-
niers témoins des massacres. Dans une lettre du 2 juin 1994 au minis-
tre de l’Intérieur du GIR, le préfet de Kibuye, Clément Kayishema
prévoyant une attaque du FPR sur Kibuye, demande des renforts et
souligne le caractère stratégique du mont Karongi :
[...] Les rumeurs me parviennent qu’il y aura une attaque du FPR
sur KIBUYE par une jonction de Nyanza (Nyabisindu)-Karongi-
Ile Idjwi. Actuellement il y a une infiltration FPR parmi la popu-
lation en déplacement.

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Honneur vous demander un renfort militaire pour aider la popu-


lation à surveiller les hautes altitudes de Karongi et les planta-
tions théicoles de Gisovu13. Les fusils et les munitions pour la pro-
tection civile sont urgents pour Kibuye. Rappel que Karongi pos-
sède Station FM et Poste de Transformation Electrogaz et Usine
à Thé Gisovu et aussi coin stratégique militaire.
Sommes entraint [sic] d’organiser des camps de déplacés hors la
ville de Kibuye et des grands centres.14
Dans une lettre du 12 juin au ministère de la Défense, il
demande des armes pour que la population fasse le ratissage de
Bisesero.15
La lettre du 18 juin d’Édouard Karemera, ministre de l’Intérieur,
demande au colonel Nsengiyumva un soutien militaire pour appuyer
le ratissage de Bisesero16 :

MINISTERE DE L’INTERIEUR ET
DU DEVELOPPEMENT COMMUNAL
KIGALI
Gisenyi, le 18 juin 1994.
Monsieur le lieutenant-colonel
Anatole Nsengiyumva
Commandant du secteur
Opérationnel de Gisenyi
GISENYI
Objet: Opération de ratissage à Kibuye
Monsieur le Commandant de secteur,
J’ai l’honneur de vous informer que lors du conseil des minis-
tres de ce vendredi 17 juin 1994, le Gouvernement a décidé de
demander au Commandement du Secteur opérationnel de
Gisenyi d’appuyer le Groupement de la Gendarmerie à Kibuye
pour mener, avec l’appui de la population, l’opération de ratis-
sage dans le secteur Bisesero de la commune de Gishyita, qui est
devenu un sanctuaire du FPR.
Le gouvernement demande que cette opération soit définitive-
ment terminée au plus tard le 20 juin 1994.
En l’absence du Ministre de la Défense qui est en mission à
l’étranger, le Ministre de l’Intérieur et du Développement
Communal a été mandaté pour vous communiquer cette déci-
sion et en assurer le suivi.
Le Préfet de la Préfecture de Kibuye ainsi que le commandant

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de groupement Kibuye à qui je réserve la copie de la présente,


sont priés de prendre les dispositions qui s’imposent pour faciliter
la réalisation de cette opération dans les délais vous impartis.
Le Ministre de l’Intérieur et
du Développement Communal
Édouard Karamera
Copies pour information
- S.E. Monsieur le Premier Ministre, Kigali - Monsieur le
Ministre de la Défense Kigali - Monsieur le Préfet de la
Préfecture de Kibuye - Monsieur le Commandant de
Groupement Kibuye
8.2 LÉOTARD 22 JUIN : « LE FPR FAIT EFFORT SUR KIBUYE »
L’annonce d’une offensive du FPR sur Kibuye est reprise le 22
juin par François Léotard, ministre français de la Défense :
Sur le terrain, le FPR tente de s’emparer complètement de Kigali
et fait effort sur Butare et Kibuye. Nous nous limiterons pour
l’instant au premier site près de la frontière et ensuite nous pour-
rons envisager des opérations de va-et-vient pour sauver des
populations, des enfants menacés.17
8.3 ORDRE D’OPÉRATION TURQUOISE :
« LE FPR SEMBLE MAINTENANT FAIRE EFFORT SUR
LES DIRECTIONS KIGALI-KIBUYE »
Cette information est donnée aux militaires français dans l’or-
dre d’opération Turquoise du 22 juin :
LE FPR SEMBLE MAINTENANT FAIRE EFFORT SUR LES
DIRECTIONS KIGALI-KIBUYE, ET KIGALI-BUTARE, EN
VUE DE COUPER EN DEUX LA PARTIE OUEST DU PAYS
ENCORE SOUS CONTRÔLE GOUVERNEMENTAL, ET
D’AUTRE PART, DE CONTRÔLER L’AXE PRINCIPAL,
RELIANT LA CAPITALE RWANDAISE AU BURUNDI.18
L’affirmation que le FPR «fait effort sur Kibuye » est fausse. À
l’époque, le FPR mettait la pression sur Kigali et Butare afin de
contrôler ces deux villes et que l’armée française ne puisse y aller.
L’axe principal menant de Kigali au Burundi est déjà coupé depuis le
15 mai et l’APR contrôle Gitarama depuis le 3 juin.
Selon Bernard Lugan, l’ordre d’opération 1 du 25 juin 1994 du
général Lafourcade évoque la poussée du FPR vers Kibuye :
La légitimité de notre action [...] suppose de respecter une stricte
neutralité vis-à-vis des parties prenantes au conflit et d’éviter tout

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contact armé avec le FPR [...]. Le FPR pourrait tenter de prendre


contact avec nos unités pour rechercher l’affrontement : soit en
accentuant sa poussée vers Kibuye, soit en s’emparant de Butare
puis en progressant vers l’Ouest (Gikongoro).19

8.4 QUESNOT, LUNDI 27 JUIN :


«LA PRISE DE KIBUYE PAR LE FPR PERMETTRAIT DE COUPER
EN DEUX L’OUEST DU RWANDA »
Le 27 juin, Quesnot préconise l’occupation permanente du col
de N’Gdaba pour empêcher le FPR d’aller jusque Kibuye. Le Premier
ministre Balladur y serait opposé.
La situation est très tendue à Kibuye où nos patrouilles ont été
renforcées. [...]
Pour la suite de notre action, le Premier ministre qui craint tou-
jours l’enlisement et le contact de nos troupes avec le FPR a
donné comme consigne à l’amiral Lanxade d’interdire toute
implantation de plus de 24 h de nos unités sur le territoire rwan-
dais et de limiter les patrouilles à la région frontalière. Il s’est
notamment opposé au maintien d’un élément de surveillance et
de dissuasion au Col de N’Gada qui contrôle l’accès de Kibuye en
venant de Gitarama et dont la saisie permettrait de couper en
deux l’ouest du Rwanda.
Commentaire :
Le succès de notre intervention serait remis en cause si des massa-
cres reprenaient dans des secteurs où notre présence est très fugi-
tive et surtout en cas de rupture du front qui provoquerait le défer-
lement de millions de réfugiés que nous ne pourrions maîtriser.
La seule réponse technique consisterait à contrôler quelques
points clés (et notamment le col de N’Gada) en poursuivant le
recensement et en assurant la protection des camps de réfugiés les
plus menacés en particulier dans la région sud (Gikongoro,
Butare) afin de geler les mouvements de population en attendant
l’aide logistique promise et l’arrivée de la MINUAR.
Ceci nécessite davantage qu’un va-et-vient de quelques hommes
et de quelques femmes à partir de la frontière zaïroise...20

8.5 QUESNOT, MARDI 28 JUIN :


LE FPR VEUT COUPER EN DEUX LA ZONE GOUVERNEMENTALE
Le 28 juin, le général Quesnot et Bruno Delaye évoquent dans
une note à François Mitterrand, des infiltrations du FPR qui vise-
raient à couper en deux la zone gouvernementale :

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Les combats restent soutenus sur l’ensemble de la ligne de front


et le FPR semble vouloir progresser par infiltrations dans la direc-
tion de Kibuye à partir de Gitarama. S’il poursuivait son effort sur
cet axe, il serait en mesure rapidement de couper en deux par le
milieu la zone encore tenue par les forces gouvernementales.21
Puisque le commandement français dit craindre cette poussée
du FPR vers Kibuye, dont il propage la nouvelle, va-t-il renoncer à la
neutralité qu’il affiche et soutenir ouvertement les FAR ? La consi-
gne donnée aux militaires français dans la région de Kibuye aurait
donc été de repérer les éléments avancés du FPR et de laisser l’armée
rwandaise et les milices les attaquer, voire peut-être de les y aider en
sous-main et de leur donner des armes ou d’en faciliter l’achemine-
ment. Mais depuis le 27 après-midi ils ont la preuve que les « infil-
trés» à Bisesero sont des survivants tutsi qui ont réussi à résister pen-
dant presque trois mois à ceux qui les massacrent. Comme des élé-
ments de reconnaissance COS ont été envoyés avant l’opération
Turquoise, ils savent depuis bien avant qu’ils n’y a pas de FPR dans
les montagnes de Bisesero. Le 27 au soir, les militaires français font
le choix délibéré du génocide.
8.6 LE MONDE, 29 JUIN :
UN TUTSI EST UN COMBATTANT DU FPR EN PUISSANCE

Juste pendant les quatre jours où les troupes françaises laissent


massacrer les survivants tutsi à Bisesero, Jacques Isnard, correspon-
dant militaire du journal Le Monde, relate la préoccupation majeure
de l’état-major à Paris autour des infiltrations du FPR dans la zone
gouvernementale et de l’ambivalence des Tutsi qui s’y trouvent :
Pour l’instant, les Français interviennent dans une zone où il
demeure un semblant d’État ou des autorités hutues, mais où des
risques, encore indécelables, pourraient survenir à terme. Ainsi,
qui peut leur garantir d’être à l’abri d’« infiltrations » du FPR ?
Dans ces actions à but humanitaire, destinées à rassurer et à
secourir la population en l’approchant au plus près, un Tutsi peut
s’avérer un combattant du FPR en puissance.22
Le moins qu’on puisse dire de ce propos est que le Tutsi n’est pas
persona grata dans cette zone. Rapproché aux actes des troupes fran-
çaises sur le terrain, il prouve que l’état-major à Paris a fait sien l’ob-
jectif d’épuration ethnique dans la zone encore contrôlée par le GIR.

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8.7 LANXADE,MERCREDI 29 JUIN : « LES AFFRONTEMENTS


CONTINUENT ENTRE MILICES HUTUES ET MAQUIS TUTSIS. »
Au Conseil restreint du 29 juin, jour de la visite du ministre
Léotard à Gishyita, l’amiral Lanxade, chef d’état-major, évoque des
« maquis tutsis » :
Notre dispositif est en place. Environ 1.800 personnes sont
déployées au Zaïre. Nous poursuivons des reconnaissances et un
effort de stabilisation dans la zone proche de la frontière. Nous
avons trouvé des camps de réfugiés tutsis, nous avons évacué une
communauté religieuse. Les affrontements continuent entre mili-
ces hutues et maquis tutsis. Nous cherchons comment éviter la
reprise des massacres.23
9. LÉOTARD, LE 29 JUIN,
REFUSE DE PORTER SECOURS AUX SURVIVANTS
Dans l’après-midi du 29, Marin Gillier reçoit la visite du minis-
tre de la Défense, François Léotard à Gishyita.
C’est le poste français le plus avancé. De quoi ? On ne sait pas
exactement. Du front, peut-être. Et des coups de feu résonnent
régulièrement sur la ligne de crête. En fin de matinée, lundi 27
juin, une fusillade plus sérieuse a été entendue sur les collines à
trois ou quatre kilomètres à vol d’oiseau. Elle aurait fait une ving-
taine de morts. Le lendemain, cinquante membres du commando
de marine Trepel ont pris position à Gishyta [Gishyita] et, mer-
credi, à l’heure où François Léotard arrive pour inspecter les trou-
pes au Rwanda, Gishyta [Gishyita] semble être le poste le plus
avancé d’éventuelles difficultés.24
Le récit de Corine Lesnes montre que Gillier en sait plus qu’il
n’en dit devant les journalistes :
Assis sur une pierre, la carte de la région sur les genoux, le minis-
tre regarde le mont Karongi (2 595 mètres) pendant qu’un capi-
taine de frégate lui expose la situation dans ce qu’on appelle dés-
ormais « le triangle de Kibuye ». La zone reste inexplorée et les
renseignements sont confus. Des réfugiés s’y trouveraient. A
moins que ce ne soient des éléments précurseurs du FPR, ou
encore les uns et les autres à la fois, tous étant soumis aux atta-
ques des milices armées. Un autre renseignement fait état de
règlements de comptes intervillageois. « Quelle salade », soupire
le général Jean-Claude Lafourcade. Le triangle est une « priorité »,
dit un autre officier. Mais que faire en cas de face à face avec le
FPR ? Bonne question, répond un conseiller.25

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Deux journalistes anglo-saxons ont des questions à poser. Ils


reviennent des abords du triangle où ils ont vu quatre enfants aux
mains brûlées. Et sur place on leur a dit qu’il y a encore trois mille
Tutsis prisonniers. Information qu’ils n’ont pas pu vérifier, ayant
été la cible de tireurs lorsqu’ils ont tenté d’approcher. Que fait la
France demandent-ils ? Ne passe-t-elle pas à côté de l’essentiel ?26
« Nous faisons ce que nous pouvons, c’est une opération délicate. Il
n’est pas question de s’interposer », répond M. Léotard. Les soldats
ne sont encore que trois cents hommes au Rwanda, pour des cen-
taines de milliers de personnes déplacées ou cachées dont les
journalistes soulignent chaque jour de nouveaux cas. Deux cent
trente-deux religieuses terrorisées près de Butare, quarante mille
déplacés près de Gicongoro. Pour ce qui concerne le triangle, il
faut d’abord vérifier.
Les journalistes poussent le ministre dans les retranchements de
l’opération « Turquoise». La France, répond François Léotard fait
déjà un effort important et le temps des difficultés avec les forces
gouvernementales s’annonce après la période de soupçons du
FPR. « On a mangé notre pain blanc», conclut le ministre qui lance
un appel pressant, et même en anglais, pour que d’autres pays
viennent répondre aussi au « défi» lancé. L’envoyé spécial du
New York Times, qui est peut-être dans l’état de ceux qui ont vu
des horreurs inhabituelles et tente de les exposer à d’autres,
insiste encore. François Léotard qui partait, s’arrête et fait demi-
tour. Moins que le ministre, son personnage et sa fonction, c’est
l’homme qui se retourne et revient sur ses pas. « Bon, dit-il, on va
y aller. Dès demain on va y aller.»27
Dans la relation que Raymond Bonner fait de cette rencontre,
Gillier dit au ministre Léotard que chaque nuit des gens sont tués à
Bisesero28 et que le ministre refuse toute opération de sauvetage des
survivants tutsi :
The French military unit based in Gishyita, four miles west of
Bisesero, was aware that people in the mountains were being kil-
led every night, Comdr. Marin Gillier said on Wednesday. But
the French Defense Minister, François Léotard, after a briefing
here from Commander Gillier, rejected any operation to eva-
cuate or protect the embattled Tutsi.
Mr. Léotard said the French did not have enough troops to pro-
tect every one. There were 300 French troops in Rwanda today ;
another 1,200 were at bases across the border in Zaire.29
Effectivement, contrairement à ce que laisse entendre l’article
de Corine Lesnes, les militaires français ne recevront pas l’ordre d’al-
ler sauver les Tutsi de Bisesero.

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En effet, l’état-major français persiste à considérer, en dépit de


la reconnaissance du lieutenant-colonel Duval, que les Tutsi cachés
sur les hauteurs de Bisesero sont des éléments avancés du FPR. Et il
charge les agences de presse de diffuser l’information. Relatant la
visite du ministre François Léotard le 29 juin à Goma, Bukavu,
Nyarushishi, l’agence France Presse (AFP) en langue anglaise note :
Leotard then went on to visit French troops at Gishyta [Gishyita]
on the edge of Lake Kivu four kilometres (2.5 miles) from the for-
ward position of the mainly-Tutsi Rwandan Patriotic Front
(RPF) troops.
The RPF has previously said it will regard French troops as an
enemy force and threatened to fire on them.30
9.1 QUEL EST L’ORDRE DONNÉ À GILLIER
APRÈS LA VISITE DE LÉOTARD ?
Marin Gillier écrit qu’il a dit au ministre qu’« il conviendrait de
se rendre sur place en force pour se faire une idée précise de la situation ».
Après avoir montré que l’opération ne peut se faire que de jour,
Gillier poursuit : « L’ordre parvient en milieu d’après-midi. [...] Les
ordres sont, si cela s’avère possible, précise-t-il, de pénétrer dans cette zone
jusqu’à une vingtaine de kilomètres (distance à vol d’oiseau, pas sur le ter-
rain ! ) afin de prendre contact avec un prêtre français qui vit dans un vil-
lage menacé, et de lui demander s’il souhaite revenir avec nous.»31 Nul
doute que la vie d’un prêtre français vaille plus aux yeux du ministre
français de la Défense que celle de centaines de Tutsi survivants des
massacres. Mais est-ce l’ordre réellement donné à Gillier par ses
supérieurs ? 32
10. LES FRANÇAIS AURAIENT ACHEMINÉS
DES MILICIENS DE CYANGUGU VERS BISESERO
Nous disposons de sept témoignages indépendants, sans tenir
compte de l’accusation du procureur du TPIR contre Siméon
Nchamihigo, substitut du procureur de Cyangugu et chef
Interahamwe :
– témoin Tharcisse Nsengiyumva : ancien chauffeur de
Bagosora (Cécile Grenier)
– rescapé NN (Cécile Grenier)
– Ahmed Bizimana, chauffeur de John Yusuf Munyakazi,
Interahamwe (Georges Kapler)
– Jean Bosco Habimana caporal FAR et chef Interahamwe
(Georges Kapler)

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– Thomson Mubiligi, Interahamwe (Commission Mucyo)


– Vincent Nzabaritegeka [Nzabonitegeka] Commission
Mucyo)33
– Elie Ngezenubwo (Commission Mucyo)
Ces témoignages attestent tous que les miliciens de John Yusuf
Munyakazi sont allés attaquer les Tutsi à Bisesero en présence des
militaires français. Les uns ont vu les Français laisser passer les mili-
ciens qui se rendaient à Bisesero (NN, Thomson Mubiligi, Elie
Ngezenubwo), d’autres affirment que les Français les ont accompa-
gnés (CK, Jean Bosco Habimana). Les Français auraient armé les
miliciens de Yusuf et les auraient envoyés à Bisesero (Ahmed
Bizimana, Vincent Nzabaritegeka [Nzabonitegeka]).
En conclusion, nous considérons comme une hypothèse très
probable que les militaires français se sont entendus avec John Yusuf
Munyakazi pour que ses miliciens liquident les Tutsi survivants à
Bisesero entre le 28 et le 30 juin 1994.
11. LES FRANÇAIS ONT ÉTÉ « TROMPÉS »
PAR LEURS AMIS RWANDAIS
Après le sauvetage, les militaires français prétendent qu’ils ont
été induits en erreur par les autorités locales de Kibuye.
11.1 LAFOURCADE 9 JUILLET :
« UN COUP MONTÉ PAR LES GENS DE KIBUYÉ »
Ainsi le général Lafourcade :
– L’armée n’a-t-elle pas eu un problème de renseignement l’ayant
obligée à tarder à intervenir au secours de populations civiles, par
crainte de rencontres avec le FPR ?34
– On manquait de renseignements sur l’Ouest. Nous n’étions pas
présents depuis trois-quatre ans. Les renseignements obtenus sur
les Tutsis évacués de Bissessero [Bisesero] faisaient état d’infiltra-
tions du FPR. Il s’est avéré que c’était un coup monté par les gens
de Kibuyé.35
11.2 LAFOURCADE À LA MIP :
« LE FPR VOULAIT FONCER SUR KIBUYE »
Le général Lafourcade soutiendra plus tard devant la Mission
d’information parlementaire qu’il craignait une attaque du FPR sur
Kibuye :
Le Général Jean-Claude Lafourcade a souhaité également insister
sur les circonstances et le contexte de l’époque : c’était les pre-

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miers jours ; la situation était extrêmement tendue ; très peu de


moyens étaient encore déployés au Rwanda ; les véhicules du
groupement spécial étaient arrivés la veille, le 27 ou le 28 ; on
ne savait pas ce qu’on allait trouver au Rwanda ; surtout, l’ana-
lyse de renseignement dont disposait le commandement à l’épo-
que était que le FPR, qui tenait une poche allant de la frontière
près de Gitarama jusqu’au col d’Endaba,36 voulait foncer sur
Kibuye. Si cette analyse était bonne, le groupement était au beau
milieu de la zone. Il a précisé la situation : dans ce contexte, un
groupe entend des explosions. Il ne peut distinguer s’il s’agit de
grenades ou d’autres armes et on lui dit que c’est le FPR. Les
directives étant qu’il était exclu d’aller au contact du FPR, la
consigne a été d’affiner le renseignement en attendant un peu
que le dispositif se complète. Mais le renseignement lui-même
était délicat à obtenir puisqu’il était exclu, politiquement, d’aller
au contact du FPR.37
En 2006, le général Lafourcade est interrogé par Laure de
Vulpian dans une émission de France Culture à propos de l’instruc-
tion de plaintes de Rwandais à l’encontre de l’armée française. Il
affirme que Diego n’a pas fait de compte rendu de sa reconnaissance,
mais il se trahit en parlant d’un « deuxième compte rendu » :
Laure de Vulpian : Bisesero a donc été découvert deux fois. Le
27 juin par Diego et le 30 par les hommes de Gillier. Entre temps,
les tueries auraient redoublées, faisant plusieurs centaines voir des
milliers de victimes tutsi. Conséquence : les plaignants estiment
que la France a failli à sa mission de protection.
Alors comment peut-on expliquer ce délai de trois jours, réponse
du général Lafourcade.
Général Lafourcade : Bon alors personne si vous voulez au
niveau de l’opération n’a entendu parler du compte rendu de
Diego, c’est ça le problème. Il dit qu’il a fait un compte rendu
mais personne ne l’a vu. Je ne vois pas comment un compte rendu
ne serait pas arrivé parce que quand le deuxième compte rendu
est arrivé, je peux dire que la réaction a été rapide pour aller à
Bisesero et régler le problème humanitaire parce que pratique-
ment, on arrivait trop tard.
Si le colonel Rosier, si son équipe, ne sont pas allés tout de suite
à Bisesero, ils n’ont rien su, ils n’ont rien su. Moi le premier, j’ai
encore dans mes archives, mes papiers, c’est le 30 ou le 31. J’ai eu
le compte rendu de Bisesero, ça a démarré tout de suite, très vite.
Nous on croyait que c’était le FPR et les FAR qui se battaient.
Comme la mission était impérative de neutralité, comme on

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n’avait pas de renseignements importants dans cette zone-là, et


bien il fallait y aller prudemment et vous en conviendrez qu’on ne
pouvait pas envoyer les soldats à toute allure dans les montagnes
pour se trouver nez à nez avec le FPR. Ça aurait été une catastro-
phe diplomatique mondiale.38
Le plus drôle c’est que des militaires français des COS se sont
déjà trouvés nez à nez le 1er juillet à Save.
12. UNE OPÉRATION D’INTOXICATION MÉDIATIQUE POUR
MASQUER LA PARTICIPATION DE L’ARMÉE FRANÇAISE À L’ÉLI-
MINATION DES DERNIERS SURVIVANTS TUTSI DE BISESERO
L’offensive sur Kibuye est annoncée par François Léotard, le 22
juin à Paris. Les militaires français du CPA 10 n’y arrivent que le 24
juin. Ce ne sont pas les « gens de Kibuye » qui sont à l’origine de
cette fausse information. Cette information provient de l’état-major
des armées à Paris suite à une simulation prospective du champ de
bataille, elle a probablement été renforcée par des informations com-
muniquées par le général Bizimungu à l’aide du téléphone rapporté
par Rwabalinda de Paris et par la rencontre entre le colonel Rosier et
le ministre de la Défense le 24 juin.39
Les moyens de reconnaissance aérienne dont disposent les for-
ces françaises, les informations que les journalistes leur ont données,
informations confirmées par la reconnaissance du détachement
Duval le 27 juin, nous interdisent de croire que les militaires français
ont été abusés par les autorités rwandaises. Le commandement fran-
çais était persuadé qu’un Tutsi était forcément un agent du FPR,
point de vue qu’il partageait avec les auteurs du génocide. En effet,
pour les dirigeants français l’armée du FPR est l’armée des Tutsi.
Par exemple, au début de l’attaque du FPR, le 11 octobre 1990,
l’amiral Lanxade, alors chef d’état-major particulier, écrit au
Président de la République, François Mitterrand : «Les forces tutsies
maintiennent leur pression dans le Nord-Est du pays. [...] L’aide zaïroise
devrait permettre de contenir la poussée tutsie si des renforts substantiels
notamment d’origine ougandaise ne remettent pas en cause l’équilibre
actuel. »40
Ils ont monté une opération d’intoxication psychologique tant
de leurs propres troupes que de l’opinion internationale et de l’ONU,
visant à faire croire à une offensive du FPR dans la région de Kibuye
et transformant les derniers survivants tutsi de Bisesero en combat-
tants infiltrés.

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Cette opération d’intoxication couplée au refus d’intervenir


auprès des Tutsi en danger et à l’acheminement de miliciens de
Cyangugu à Bisesero, est une preuve qu’il y a eu un plan concerté
entre les Français et les autorités locales rwandaises pour aider celles-
ci à terminer le « nettoyage des Tutsi » pendant trois jours à partir du
27 juin, délai explicité par le lieutenant-colonel Duval devant les
survivants tutsi qu’il a abandonnés, sur ordre, aux tueurs.
L’erreur des Français est délibérée afin de masquer leur partici-
pation au génocide. Alors que la propagande française prêtait au FPR
l’intention de couper en deux la zone encore contrôlée par le gouver-
nement, ironie de l’histoire, c’est la France qui a coupé cette zone en
deux en restreignant la zone « humanitaire » qu’elle a défendue aux
préfectures de Kibuye, Cyangugu et Gikongoro, au sud, abandonnant
celles de Gisenyi et Ruhengeri, au nord. n

Références
[1] Alison Des Forges : Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au
Rwanda. Karthala, Human Rights Watch, Fédération internationale
des Droits de l’homme, avril 1999. Traduction de Leave None to Tell
the Story.
[2] Bernard Lugan : François Mitterrand, l’armée française et le
Rwanda. Éditions du Rocher, mars 2005.
[3] Paul Quilès : Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994.
Assemblée nationale, rapport 1271, http://www.assemblee-natio-
nale.fr/dossiers/rwanda/, 15 décembre 1998. Mission d’information
de la commission de la Défense nationale et des Forces armées et de
la commission des Affaires étrangères, sur les opérations militaires
menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990
et 1994.

Notes :
1. Catherine Gentile, en direct de Bukavu, TF 1, 27 avril 1994, 20 h.
2. ONU, S/RES/929 (1994). http://www.francerwandagenocide.org/documents/94s929.pdf
3. Stephen Smith, Dialogue difficile avec les massacreurs, Libération, 27 juin 1994, p. 16.
4. Édition spéciale Rwanda, France 2, 25 juin 1994, 20 h. C’est nous qui mettons en gras.
5. Reportage de Philippe Boisserie et Éric Maisy, Édition spéciale Rwanda, France 2, 25 juin
1994, 20 h.
6. Reportage de Philippe Boisserie et Éric Maisy, réalisé le 25 juin, Édition spéciale Rwanda,
France 2, 26 juin 1994, 20 h.
7. France 2, 27 juin, Soir.
8. France 2, 27 juin 1994, Dernière. C’est nous qui mettons en gras.
9. Ibidem.

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10. Ibidem.
11. Catherine Jentile, en direct de Bukavu, TF 1, 27 avril 1994, 20 h.
12. France 2, 28 juin 1994, Telematin, 7 h 30.
13. France 2, 28 juin 1994 au soir.
14. Le mont Karongi et le village de Gisovu sont à quelques kilomètres de Bisesero.
15. D. Kayishema Clément, Préfet de Kibuye au Ministre MININTER Kigali, 2 juin 1994,
003/04.09.01, TPIR K0040772 ; Aucun témoin ne doit survivre [1, p. 255]. http://www.fran-
cerwandagenocide.org/documents/SecurityReportKibuyeJune1994.pdf.
16.http://www.francerwandagenocide.org/documents/KayishemaToMinisterOfDefence12June
1994.pdf.
17. Conseil restreint du 22 juin 1994, Secrétariat : Colonel Bentegeat.
18. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [3, Rapport, p. 306 ; Annexes, p. 386].
19. B. Lugan, [2, p. 268].
20. Général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, 27 juin 1994.
Objet : Votre entretien avec M. Léotard le 27 juin à 17 heures. Situation. http://www.fran-
cerwandagenocide.org/documents/Quesnot27juin1994.pdf.
21. Note du 28 juin 1994 du général Quesnot et de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le
Président de la République. Objet : Votre entretien avec le Premier ministre et Conseil
restreint du mercredi 29 juin.
23. Jacques Isnard, M. Léotard va inspecter un dispositif encore léger et fragile, Le Monde, 29
juin 1994, p. 3.
24. Conseil restreint du 29 juin 1994. Secrétariat : Vice-amiral de Lussy (état-major particu-
lier).
25. Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif « Turquoise »,
Le Monde, 1er juillet 1994, p. 4. C’est nous qui mettons en gras.
26. Corine Lesnes, ibidem.
27. Corine Lesnes, ibidem.
28. Corine Lesnes, ibidem.
29. Curieusement Marin Gillier dans son rapport à la Mission d’information ne parle pas d’at-
taques de nuit, il ne note qu’un engagement le 27 vers midi avec des armes de guerre, voir
plus haut.
30. Raymond Bonner, Grisly Discovery in Rwanda Leads French to Widen Role, New York
Times, July 1, 1994, p. A1. Traduction de l’auteur : Une atroce découverte conduit les
Français au Rwanda à élargir leur mission, New York Times, 1er juillet 1994. “Les militai-
res français basés à Gishyita, à six kilomètres de Bisesero, savaient que des gens étaient tués
chaque nuit dans les montagnes, dit le commandant Gillier mercredi. Mais le ministre fran-
çais de la Défense, François Léotard, après un exposé ici du commandant Gillier, rejeta
toute opération pour évacuer ou protéger les Tutsi en difficulté. M. Léotard dit que les
Français ne disposaient pas d’assez de troupes pour protéger tout le monde. Il n’y avait que
300 militaires français pour l’instant au Rwanda ; 1 200 autres étaient sur les bases de l’au-
tre côté de la frontière au Zaïre.”
31. Christian Millet, French troops not to become “buffer force” in Rwanda, Agence France-
Presse, Nyarushishi, Rwanda, 29 Juin 1994. Traduction de l’auteur : Les troupes françaises
ne sont pas là pour faire de l’interposition au Rwanda. Léotard est ensuite allé inspecter des
troupes françaises à Gishyita, au bord du lac Kivu, à 4 kilomètres (2.5 miles) de la position
la plus avancée des troupes du Front Patriotique Rwandais (FPR) à dominante tutsi. Le FPR
avait dit précédemment qu’il considérait les troupes françaises comme une force ennemie
et menaçait d’ouvrir le feu sur elles.
32. Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte,
Turquoise : intervention à Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwan-
daise 1990-1994 [3, Tome II, Annexes, p. 404].

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33. Dans son article publié par le Figaro du 18 mars 2006, Gillier reçoit les mêmes instructions.
34. Il s’appelle en réalité Vincent Nzabonitegeka. Interrogé à la prison de Cyangugu le 13 jan-
vier 2009, il affirme que des militaires français sont venus livrer des armes au projet « Forêt
de Nyungwe», non pas le 25 juin 1994 comme l’écrit le rapport Mucyo p. 190, mais le 25
avril. Avec d’autres miliciens de Yusuf, il est allé à Bisesero fin avril et fin juin.
35. Corine Lesnes qui pose la question feint d’ignorer, ce 7 juillet, le récit de Patrick de Saint-
Exupéry paru dans le Figaro du 29 juin où celui-ci décrit comment des militaires français
ont découvert le 27 juin des Tutsi survivants traqués et non des infiltrés FPR.
35. Corine Lesnes, Le chef de l’opération «Turquoise» prévoit que le FPR va progresser jusqu’à
la limite de la zone humanitaire, Le Monde, 9 juillet 1994, p. 5.
36. Il s’agit du col de Ndaba.
37. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [3, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 116].
Contrairement à ce qu’affirme le général Lafourcade, les militaires français sont allés plu-
sieurs fois « au contact du FPR », il y a même eu des affrontements !
38. Laure de Vulpian, Rwanda : l’armée française en accusation, France Culture, Le magazine
de la rédaction, 10 juillet 2006.
39. http://www.francerwandagenocide.org/documents/RosierLepage-25juin1994.pdf.
40. L’amiral [Lanxade], chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le
Président de la République (sous couvert de Monsieur le Secrétaire général), 11 octobre
1990, Objet : Rwanda - Situation. Cf. Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire
- Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994), La Découverte, 2007, p. 181.
C’est nous qui mettons en gras.

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Emmanuel Cattier

Bisesero,
dans le contexte de
l’opération Turquoise

Membre de la Commission d’enquête citoyenne pour la vérité


sur l’implication française dans le génocide des Tutsi, militant
de Survie, Emmanuel Cattier tente un bilan des connaissances
accumulées sur les différents aspects de l’Opération
Turquoise, ce crime dans le crime.

1. INTRODUCTION •
L’OPÉRATION TURQUOISE DANS L’ENSEMBLE
DES DÉPLOIEMENTS FRANÇAIS AU RWANDA

Du 1er octobre 1990 au 22 août 1994, l’armée française est pré-


sente sur le territoire du Rwanda. En vertu d’un accord de coopéra-
tion bilatéral entre la France et le Rwanda pour la formation de la
gendarmerie rwandaise, l’armée française forme de 1975 à 1994 aussi
bien la gendarmerie que, à partir de 1990, les Forces armées rwandai-
ses et, clandestinement, des civils, de façon certaine à partir de 1992.
Ces formations sont distinctes des opérations militaires françaises au
Rwanda.
Parallèlement, des opérations militaires sont engagées :
Opération Noroît (octobre 90 à décembre 93) – Dami (mars 91 à

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décembre 93) – Opérations Volcan et Chimère (février 1993) –


Opération Amaryllis (avril 1994 )– Opération Insecticide1 du capitaine
de gendarmerie Paul Barril (mai-juin 94), officiellement pour son
propre compte par contrat avec l’armée rwandaise – Opération
Turquoise du 22 juin 1994 au 22 août 1994. Peut-être existe-t-il d’au-
tres opérations qui sont tenues strictement secrètes.
Pas un seul jour de cette période ne voit la France interrompre sa
présence militaire sur le territoire rwandais. On ne peut observer que
des fluctuations dans les déploiements techniques et les effectifs. De
façon constante la France s’engage en soutien aux FAR, contre les
«Tutsi du FPR» et ceux de l’intérieur considérés comme des alliés impli-
cites du FPR et donc des complices potentiels à traiter systématique-
ment en temps de guerre, par précaution, comme des complices de fait.
Selon l’article 2 du premier accord d’Arusha signé le 12 juillet
1992, entre le FPR et le gouvernement rwandais, la mise en place
effective d’un groupe d’observateurs militaires neutres – le GOMN –
le 11 août 1992, impose à « toutes les troupes étrangères » de quitter le
Rwanda. Les formateurs militaires français, régis par l’accord bilaté-
ral de 1975, sont explicitement autorisés à rester au Rwanda. L’armée
française reste intégralement, opération Noroît et Dami compris.
C’est la première et immédiate violation de ces accords.
Aucun accord de défense ne donne de fondement légal à ces
opérations militaires2. Seule l’opération Turquoise a pour fondement
une résolution de l’ONU. L’accord d’assistance militaire de 1975
entre la France et le Rwanda, ne concernant d’abord que la gendar-
merie, est amendé en août 1992 pour l’étendre aux forces armées
rwandaises.
Ce n’est pas, comme prétexté, pour régulariser une situation.
C’est pour contourner le premier accord d’Arusha de juillet 1992 et
permettre de justifier le maintien d’un plus grand nombre de militai-
res français sur le territoire rwandais, après la mise en place du
GOMN, dans l’éventualité où la France se serait sentie contrainte de
se soumettre à cet accord3.
L’opération Turquoise est décidée le 22 juin 1994 par la résolu-
tion 929 du Conseil de sécurité de l’ONU. Cette opération inter-
vient alors que le génocide est quasiment accompli, et que le FPR
commence à occuper la moitié du territoire rwandais, mais pas
encore la capitale.

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2. LA GENÈSE DE L’OPÉRATION TURQUOISE


Après le massacre de dix casques bleus belges, la Belgique
décide de se retirer de la MINUAR. Le 21 avril 1994, le Conseil de
sécurité, dont la France, entérine la réduction de la MINUAR à 270
hommes. Le gouvernement intérimaire rwandais a la voie libre pour
achever le génocide des Tutsi. La France qui avait quitté le Rwanda
à l’arrivée de la MINUAR peut à nouveau songer à y retourner.
Le 27 avril 1994, le ministre rwandais des affaires étrangères,
monsieur Bicamumpaka, est reçu à l’Élysée. Quelques jours plus tard,
le général Quesnot, chef d’état-major particulier du président
Mitterrand, lui propose l’idée d’une intervention militaire multina-
tionale, après avoir exposé l’avance du FPR et sa crainte d’une « vic-
toire du clan Tutsi »4. Le 9 mai, le colonel Rwabalinda reçoit des
conseils du général Huchon5 pour retourner l’opinion internationale
sur le Rwanda dans le but de permettre l’intervention de la France et
des téléphones cryptés pour maintenir une relation entre les FAR et
l’état-major français6. Le lendemain, Mitterrand réfute à la télévision
l’éventualité d’une intervention militaire au Rwanda… tout en se
disant prêt à intervenir sous couvert des Nations-Unies7. Il se trouve,
de manière incidente dans ce colloque, que Cécile Grenier nous a
rappelé qu’il existe des indices selon lesquels des militaires français
seraient dans les coulisses de l’attaque massive de Bisesero par les
génocidaires les 13 et 14 mai 1994. [Voir à ce sujet l’interview de Serge
Farnel dans ce numéro]
Est-ce à insérer dans cette planification française de revenir au
Rwanda ? Le 22 mai, le Président du gouvernement intérimaire
rwandais demande avec insistance la prolongation de l’aide de la
France devant l’évolution de la situation militaire8. Trois semaines
plus tard, le 15 juin 1994, le ministre Alain Juppé annonce l’accord
gouvernemental pour une intervention française.9
Cette opération a fait l’objet d’un conflit au plus haut niveau
entre ceux qui étaient, comme le Premier ministre, Edouard
Balladur, partisans d’une intervention légère basée au Zaïre, et ceux
qui, comme le général Quesnot et François Mitterrand, souhaitaient
créer une partition du Rwanda : un Hutuland face à un Tutsiland.10
La campagne de MSF, « on n’arrête pas un génocide avec des méde-
cins » a sans doute était utilisée par Mitterrand pour favoriser l’idée
de cette intervention. La veille du lancement de l’opération
Turquoise, Bernard Kouchner revient d’une mission au Rwanda. Il

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propose, dans une note à François Mitterrand, quelques préconisa-


tions et notamment le point suivant : « […] il s’agit de protéger des
civils tutsis contre les milices et en aucun cas d’affronter le FPR ou de sta-
biliser le front ».11
Au niveau des Nations-Unies, il apparaît que la France obtint à
l’arraché cette résolution12. L’état-major, soutenu et canalisé par
François Mitterrand pour obtenir un passeport de l’ONU, apparaît
nettement comme l’initiateur de l’opération Turquoise.
La résolution 929, préparée par la France, stipule qu’« une opé-
ration multinationale puisse être mise sur pied au Rwanda à des fins huma-
nitaires » […] « opération temporaire, placée sous commandement et
contrôle nationaux » [de la France] « jusqu’à ce que la MINUAR soit
dotée des effectifs nécessaires » et « agissant en vertu du chapitre VII de
la Charte des nations unies » […] « sur une période de deux mois ».
Le point 9 de la résolution précise le but humanitaire :
« 9.Exige que toutes les parties au conflit et autres intéressés mettent
immédiatement fin à tous les massacres de populations civiles dans les
zones qu’ils contrôlent et permettent aux États Membres qui coopèrent
avec le secrétaire général d’accomplir pleinement la mission décrite au
paragraphe 3 ci-dessus. »
Le paragraphe 3 renvoie au chapitre VII de la charte de l’ONU,
donc l’autorisation de l’emploi de la force, pour réaliser les alinéas a
et b du point 4 de la résolution 92513 qui programmait l’élargisse-
ment de la MINUAR, escompté pour le mois d’août 94 :
a) Contribuer à la sécurité et à la protection des personnes
déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda, y compris
par la création et le maintien, là où il sera possible, de zones huma-
nitaires sûres ;
b) Assurer la sécurité et l’appui de la distribution des secours et
des opérations d’assistance humanitaire ;
Il aura donc fallu plus de deux mois pour qu’il y ait accord entre
le gouvernement de cohabitation, la présidence de la République et
les Nations-Unies pour un projet d’intervention française au
Rwanda. Elle apparaît créée par la France en réponse aux demandes
réitérées du gouvernement intérimaire rwandais. Elle établit l’idée
d’un double-génocide (point 9). Elle est mal perçue par le FPR14. Le
général Dallaire n’apprécie pas cette décision qui donne à la France
l’autorisation d’employer la force au titre du chapitre VII, alors qu’il
ne cesse de la demander pour la MINUAR. Les conditions de neu-

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tralité d’une telle opération ne sont donc pas réunies dans le


contexte rwandais et international.
L’arrivée des troupes françaises de Turquoise dans la région de
Bisesero se déroule dès la première semaine de l’opération, entre le
24 juin et le 1er juillet 1994.
3. LE DÉROULEMENT INITIAL DE L’OPÉRATION TURQUOISE
Selon Képi Blanc, revue militaire française, « l’opération
Turquoise va se dérouler en trois phases : phase militaire, du 30 juin au 17
juillet, une phase sécuritaire, du 18 juillet au 30 juillet, puis une phase
politico-humanitaire à partir du mois d’août »15. La période initiale du 22
juin au 29 juin est donc passée sous silence… sans doute entendue
implicitement comme une phase transitoire de mise en place sans
importance particulière. En réalité, avant la décision de l’ONU,
l’opération Turquoise est déjà à pied d’œuvre16.
La conduite de cette mise en place est révélatrice de la vision
française du mandat de l’ONU. Les députés français expliquent dans
leur rapport que l’opération Turquoise, commandée par le général
Lafourcade, est répartie sur le territoire du Rwanda en trois « groupe-
ments », sous la responsabilité de trois colonels. Le colonel Hogard
est responsable du groupement arrière, dit Ouest, à partir de
Cyangugu, le colonel Sartre du groupement Nord vers Kibuye et le
colonel Rosier du groupement dit Sud, qui est en fait la partie Est du
dispositif Turquoise, répartie du nord au sud autour d’un axe
Gikongoro-Butare, face au FPR.
Le colonel Rosier dirige les unités du Commandement des opé-
rations spéciales (COS). Ce sont ces unités, très équipées, composées
de soldats d’élite venant de toutes les armées, impliquées dans une
hiérarchie parallèle sous les ordres directs du chef d’état-major des
armées, qui entrent les premières au Rwanda et qui se positionnent
dans leur zone « Sud » seulement à partir du 1er juillet, après avoir
réglé les points névralgiques de l’ensemble des groupements. Le camp
de Nyarushishi (qui relève du groupement Ouest), dont la vie des
8 000 réfugiés aurait été négociée entre le colonel Bagosora et la
France contre des approvisionnements en armes, selon Colette
Braeckman17, est le premier objectif notable du Commandement des
opérations spéciales18. La protection de ce camp est mise en valeur au
plan médiatique19. La région de Kibuye (qui relève du groupement
Nord), dans laquelle se trouve Bisesero, est ensuite investie par le
COS à partir du 24 juin 1994.

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3.1. POURQUOI BISESERO ?


L’histoire de Bisesero, nous l’avons entendu, fait de ce lieu un
symbole de la résistance tutsi. En 1994, c’est un des rares lieux du
Rwanda où la résistance spontanée des Tutsi face aux génocidaires
permet de retarder localement l’extermination. Des rescapés s’y sont
regroupés. Une mobilisation importante a donc été organisée par le
préfet de Kibuye et le GIR pour venir à bout de cette résistance : « Il
faut tout nettoyer avant que les Français soient là »20. Comme Jacques
Morel vous le précisera, l’état-major français et François Mitterrand
assimilent au plan stratégique tous les Tutsi au FPR. Les autorités
rwandaises, locales et nationales, exploitent et entretiennent cette
assimilation dans l’esprit des autorités françaises.
Il n’est donc pas surprenant que Bisesero soit perçu, par le préfet
de Kibuye21 et l’état-major français22, comme un maquis d’infiltration
du FPR prétendument constitué dans le but de couper l’ouest du
Rwanda en deux parties et empêcher le gouvernement intérimaire
d’avoir une continuité territoriale sur la moitié ouest du Rwanda qu’il
contrôle alors. Cela mettrait en échec la stratégie franco-rwandaise de
maintenir, au minimum, un « Hutuland » face aux ambitions du FPR.
Selon le gendarme du GIGN Thierry Prungnaud, les unités du
COS ont reçu comme information de leur hiérarchie que « ce sont les
Tutsi qui massacrent les Hutu »23. Une information qui est l’inversion
de la réalité. Elle est négationniste.

3.2. LE
DÉPLOIEMENT DES UNITÉS DU COS
AUTOUR DE BISESERO24
Deux unités arrivent à Kibuye le 24 juin 1994. L’une, comman-
dée par le capitaine de frégate Marin Gillier, vient par la route, l’au-
tre, commandée par le lieutenant-colonel Jean-Remy Duval, alias
Diego, arrive par hélicoptère. Une troisième unité arrive à Kibuye le
27 juin par la route depuis Goma, et convoie les véhicules de l’unité
héliportée.
Plusieurs journalistes français et étrangers sont sur place et sont
plus ou moins managés par les services de communication de l’armée
française.
Le 25 juin 1994, le journaliste Sam Kiley découvre les massacres
de Bisesero25. Le 26 juin, d’autres journalistes apprennent que des
choses graves se passent à Bisesero. Kiley en informe Marin Gillier.

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Le même jour, Patrick de Saint-Exupéry, du journal Le Figaro, arrive


à Kibuye et apprend aussitôt par des religieuses les massacres de
Bisesero.
Le 27 juin, Marin Gillier et son unité s’installent à Gishyita, à
5 km de Bisesero. Le même jour, Diego déclenche une mission de
reconnaissance à Bisesero. Il est accompagné de Patrick de Saint-
Exupéry, de Christophe Boisbouvier de Radio France Internationale et
de Dominique Garraud de Libération. Guidé par un instituteur de la
région, après plusieurs étapes édifiantes, il découvre avec son petit
détachement des rescapés à Bisesero.
Rassurés par ces militaires français, plusieurs autres rescapés sor-
tent de leurs cachettes, en présence du guide de Diego qu’ils dénon-
cent comme un responsable interahamwe. Ces rescapés sont dans
une situation humaine d’une extrême vulnérabilité, en état de dan-
ger évident, venant de se faire attaquer et montrant les cadavres du
jour et pour certains d’entre eux des blessures graves.
Un véhicule des Forces armées rwandaises passe pendant la ren-
contre. La nuit tombe et malgré la demande pressante des Tutsi, Diego
décide de repartir en leur promettant de revenir « dans deux ou trois
jours ». Selon Patrick de Saint-Exupéry, le lieutenant-colonel Jean-
Remy Duval, alias Diego, ne se fait aucune illusion sur la situation de
ces personnes, mais laisse libre le guide milicien et prévient par radio
avec insistance la hiérarchie de Turquoise de cette découverte26.
Selon les rescapés, peu de temps après le départ des Français,
repérés à cause de cette rencontre, les miliciens et les forces armées
rwandaises les attaquent. Ces attaques des miliciens se poursuivent
jour et nuit, renforcées par des soldats des FAR équipés d’armes nou-
velles. Les équipes de tueurs viennent par la piste de Gishyita, donc du
village où Marin Gillier a installé son campement et observe les atta-
ques sur Bisesero. Chaque jour, jusqu’au 30 juin, les tueurs passent
devant les militaires français pour aller massacrer les Tutsi. Selon
African Rights, durant ces trois jours, environ la moitié des deux mille
derniers rescapés sont massacrés. Certains témoignages parlent de mas-
sacres en présence de soldats français. Durant ces trois jours, les unités
du COS réalisent des interventions dont l’urgence est contestable.
Le 29 juin 1994, le Ministre français de la Défense, François
Léotard, est sur place à Gishyita avec Marin Gillier et le staff de
Turquoise. Il est interpellé par les journalistes sur ce qui se passe à
Bisesero et sur la nécessité de porter secours aux civils agressés.

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Le Monde et le New York Times sont en désaccord sur la réponse du


ministre27. Le même jour, à Paris, l’amiral Lanxade parle d’affronte-
ment entre les « milices hutues et les maquis tutsis »28.
Dallaire rapporte que, le matin du 30 juin, le général Lafourcade
se montre consterné devant lui de découvrir que le FPR avance si
vite. L’état-major français est pourtant en relation par téléphone
crypté avec les FAR et considère encore officiellement que le maquis
Tutsi de Bisesero est la position la plus avancée du FPR29.
L’après-midi, lors d’une mission de reconnaissance au-delà de
Bisesero, une équipe des hommes de Marin Gillier désobéit aux
ordres et se rend vers les rescapés30. L’armée française découvre « offi-
ciellement » les rescapés de Bisesero. Aussitôt les secours se mettent
en branle. Une centaine de blessés sont évacués d’urgence par héli-
coptères à Goma. Les autres sont soignés sur place. L’armée dénom-
bre un peu plus de 800 rescapés. Des journalistes dont ceux de Paris
Match sont présents.

3.3. LES JOURS SUIVANTS LE 30 JUIN 1994


Selon Marin Gillier, après une nuit blanche passée autour des
rescapés, il est appelé avec ses hommes à faire route vers Gikongoro,
passant la relève à une autre équipe de Turquoise31.
Selon les rescapés, cette nouvelle équipe reste une quinzaine de
jours sur place. Leurs témoignages expriment des accusations à Goma
contre des attitudes de mépris et la médecine militaire qui aurait pra-
tiqué des amputations excessives et à Bisesero sur des mauvais traite-
ments, parfois mortels, de soldats français dès lors que ces rescapés
ont émis le choix de rejoindre la zone FPR32.

4. CONCLUSION

La crainte stratégique française que le FPR coupe en deux la


zone ouest du Rwanda était fondée sur l’hypothèse que les Tutsi de
Bisesero constituaient une infiltration du FPR.
Infondée à la date où elle est exprimée33, une fois les constata-
tions faites sur le terrain, cette hypothèse aurait dû être remise en
cause immédiatement par l’état-major. Il aurait dû adapter son plan
de déploiement et protéger aussitôt ces civils menacés au-delà de
toute raison, selon l’objectif de la résolution 929 des Nations-Unies.
Cette éventualité n’a pas été envisagée. La réponse de Diego d’atten-

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dre trois jours était probablement liée à l’arrivée attendue des unités
du colonel Sartre pour le premier juillet, et à l’incertitude d’être suivi
par sa hiérarchie, les unités du COS devant se rendre sur le territoire
alloué au groupement Sud34.
La stratégie française, dont le fil conducteur est exclusivement
la hantise d’une victoire du FPR assimilé à tous les Tutsi, minimisant
outrancièrement le génocide et convergeant de ce fait vers les analy-
ses et objectifs génocidaires du Hutu power et du Gouvernement
intérimaire rwandais, entraîna une rigidité mentale et une indiffé-
rence aux réalités élémentaires dans l’état-major et chez François
Mitterrand. Cette dérive étonnamment partiale s’est avérée être la
cause de la complicité des autorités françaises dans l’extermination
des Tutsi, notamment à Bisesero.
C’est la présence des journalistes qui a contribué de façon déter-
minante à la reconnaissance des faits exprimés par les rescapés,
contre la version des autorités rwandaises impliquées dans le géno-
cide et celle de l’armée française, couverte à posteriori par les dépu-
tés français qui se sont montrés dociles à la (dé)raison d’État dans
leur rapport35.
Cette rigidité mentale, globale, exorbitante et irresponsable,
face à laquelle les politiques semblent tout à la fois désarmés et de
connivence36, les fait accuser les Nations-Unies, alors qu’elles sont
justement méfiantes à l’égard du comportement de la France, de ne
pas les suivre en retour pour « arrêter les massacres », sans prendre en
compte que dans cette expression, ils noient de façon négationniste
la très grande dissymétrie des violences entre le génocide et la guerre
civile.
Cette rigidité fut aussi la cause d’une désobéissance, que je
considère comme magistrale, à la hiérarchie militaire qui sauva tar-
divement 800 Tutsi. Cette décision est remarquable car elle émane
de sous-officiers et d’hommes du rang d’unités d’élite, rompus à la dis-
cipline militaire, reconnus pour leurs compétences, et qu’on avait
formés au négationnisme du génocide des Tutsi. Ils ont tiré les consé-
quences de ce qu’ils constataient sur le terrain, rejetant l’idéologie
inculquée par leur hiérarchie. Cette décision est une obéissance à
une valeur qu’ils ont estimée supérieure. Prenant le risque de subir
une répression à la mesure d’une telle désobéissance, et probable-
ment de stopper leur carrière militaire, ils ont obéi à leur conscience
morale. Il apparaît que l’état-major a choisi de faire profil bas et de
dissimuler cette désobéissance37. n

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5. BIBLIOGRAPHIE

African Rights, Bisesero : Résistance au génocide, avril-juin 1994 –


Témoin N°8 – African Rights dans les notes.
Braeckman Colette, Histoire d’un génocide, Fayard, 1994 - Braeckman
dans les notes.
Dallaire Roméo (Lieutenant-général), J’ai serré la main du diable. La
faillite de l’humanité au Rwanda, Libre expression, 2003 – Dallaire dans
les notes.
Morel Jacques, La France au cœur du génocide des Tutsi, L’Esprit frap-
peur, 2010 – Morel dans les notes.
Rapport de HRW et FIDH, Des Forges Alison, Aucun témoin ne doit
survivre, Karthala – HRW dans les notes.
Rapport de la Mission d’information parlementaire française sur le
Rwanda – MIPR dans les notes.
Commission nationale indépendante chargée de rassembler les preu-
ves montrant l’implication de l’État français dans le génocide perpé-
tré au Rwanda en 1994, Rapport Mucyo – Mucyo dans les notes.
Rapport de la Commission d’enquête citoyenne, Verschave et Coret,
L’horreur qui nous prend au visage, Karthala – www.enquete-
citoyenne-rwanda.org, accès direct à la quasi totalité des rapports sur
le Rwanda – CEC dans les notes.
Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable, la France au Rwanda, éditions
des Arènes – PSE dans les notes. Réédité avec un complément intro-
ductif sous le titre Complicité de l’inavouable, les Arènes – PSE-2 dans
les notes.

6. NOTES ET RÉFÉRENCES

1. N’oublions pas que dans ce génocide il s’agit d’exterminer les Tutsi surnommés constamment
« cafards » par les génocidaires. Le titre de cette opération « insecticide » est donc sans ambi-
güité sur son objectif.
2. Note du général Quesnot à François Mitterrand du 24 juin 1994 :
http://cec.rwanda.free.fr/documents/officiel/Quesnot-accords-militaires-24-06-1994.pdf
3. Cf. mon étude sur le premier accord d’Arusha « Le chiffon de papier » dans La Nuit rwandaise
N°3 et sur site de la CEC http://cec.rwanda.free.fr/documents/Arusha-1v5.pdf
4. Note du 2 mai 1994 du général Quesnot à François Mitterrand : On voit que ce n’est pas
l’arrêt du génocide qui le travaille, mais un « accord équilibré » entre « les parties prenantes ».
Est-ce le plus urgent à cette date ?
5. Le général Huchon est alors à la tête de la Mission militaire de coopération après avoir été
l’adjoint du général Quesnot.
6. CEC p. 56.

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7. Cette idée est introduite au début de l’interview sur le chapitre Rwanda par des considéra-
tions opposées : « Nous n’avons pas envoyé une armée pour combattre, nous n’étions pas là-bas
pour faire la guerre. Nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout, même lorsque c’est
l’horreur qui nous prend au visage », mais Mitterrand termine par : « […] Nous restons à la
disposition des Nations Unies. [...] Nous voulons bien être les bons soldats de la paix pour les
Nations Unies, mais il faut qu’on nous le demande, il faut que cela s’organise, il faut qu’il y en
ait d’autres à nos côtés...» Interview de François Mitterrand sur TF1 et A2, le 10 mai 1994.
8. Lettre du 22 mai 1994 du Président du gouvernement intérimaire rwandais à François
Mitterrand. http://cec.rwanda.free.fr/documents/officiel/Sidikubwabo-22-05-1994.pdf
9. « Le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, a annoncé, mercredi 15 juin, que la France serait
prête à intervenir au Rwanda avec ses principaux partenaires européens et africains, si les massa-
cres continuent et si le cessez-le-feu n’est pas respecté. Cette intervention aurait pour but de pro-
téger les groupes menacés d’extermination, a précisé le chef de la diplomatie, qui a fait cette décla-
ration après un conseil des ministres restreint auquel assistait le président François Mitterrand. »
Le Monde du 17 juin 1994. Voir aussi : « Intervenir au Rwanda », point de vue d’Alain Juppé
dans Libération du 16 juin 1994.
10. Cf. PSE p. 100-102, HRW p.779, CEC p. 381.
Note du 2 mai 1994 du général Quesnot à François Mitterrand.
11. Note de Bruno Delaye à François Mitterrand à propos de Kouchner qui demande à le voir.
12. L’intervention militaire française au Rwanda - Juppé relativise l’isolement de la France – Le
Monde, 25 juin 1994.
13. Résolution 925 du Conseil de sécurité du 8 juin 1994.
14. Note de Bruno Delaye à François Mitterrand du 22 juin 1994.
15. Supplément de 8 pages sur l’opération Turquoise du N° 549 d’octobre 1994 de Képi blanc.
16. « Dès le 17 juin 1994 les unités du COS et celles du deuxième cercle sont en alertes » selon un
livre de Micheletti préfacé par un général du COS. CEC p. 393.
17. Braeckman p. 271.
18. « Les soldats français se déploient dans l’ouest du Rwanda », L’Humanité du 25 juin 1994,
http://www.humanite.fr/1994-06-25_Articles_-Les-soldats-francais-se-deploient-dans-l-ouest
du-Rwanda, Libération du 25 juin 1994.
19. Note du général Quesnot du 21 juin 1994 au Président de la République.
20. African Rights - Patrick de Saint-Éxupéry, La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro,
5 juillet 1994.
21. Lettre du 2 juin 1994 du Préfet de Kibuye, Clément Kayishema – Alison des Forges, Aucun
témoin ne doit survivre, p. 255.
22. Ordre de mission de l’opération Turquoise (22 juin 1994) : « le FPR semble maintenant faire
effort sur les directions Kigali-Kibuye, et Kigali-Butare, en vue de couper en deux la partie ouest
du pays encore sous contrôle gouvernemental, et d’autre part, de contrôler l’axe principal, reliant
la capitale rwandaise au Burundi » – MIPR, annexes p. 386.
http://survie67.free.fr/Rwanda/liens_rwanda_AN_France-annexes.htm
23. Témoignage de Thierry Prungnaud sur France Culture en avril 2005.
http://cec.rwanda.free.fr/informations/Prungnaud-FranceCulture-2005-04-22.pdf
Dallaire p.560.
24. Mucyo p. 206 – CEC p. 420 – African Rights.
Morel, chapitre « L’élite de l’armée française assiste sans bouger pendant quatre jours aux massacres
de Bisesero avant de porter secours aux derniers survivants tutsi ».
25. « When the French troops left Gisenyi where Cardinal Roger Etchegaray met representatives of
the Rwandan government, houses continued to burn in the commune of Bisesero, ten miles inland
from Lake Kivu near Kibuye ». The Times, 27 juin 1994.
26. PSE p.71 « Diego restait pendu à son téléphone crypté adressant à Paris rapport sur rapport » –
Mucyo p.207-Audition de Jean-Baptiste Twagirayezu du 15 décembre 2006 à Bisesero.

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27. CEC p. 426.


« L’envoyé spécial du New York Times, qui est peut-être dans l’état de ceux qui ont vu des horreurs
inhabituelles et tente de les exposer à d’autres, insiste encore. François Léotard qui partait, s’ar-
rête et fait demi-tour. Moins que le ministre, son personnage et sa fonction, c’est l’homme qui se
retourne et revient sur ses pas. “Bon, dit-il, on va y aller. Dès demain on va y aller.” » Corine
Lesnes, Le Monde du 01/07/1994. Raymond Bonner, dans le New York Times du 01/07/1994,
ne rapporte pas cette ultime réponse de Léotard : « Mais le ministre français de la Défense,
François Léotard, après un exposé sur place du Commandant Gillier, rejeta toute opération pour
évacuer ou protéger des combattants Tutsi. »
28. Conseil des ministres restreint du 29 juin 1994.
29. Dallaire p. 559-561.
30. Témoignage de Thierry Prungnaud sur France Culture en avril 2005.
http://cec.rwanda.free.fr/informations/Prungnaud-FranceCulture-2005-04-22.pdf
PSE-2 p. 26-31 - Complément introductif de la deuxième édition. Lors du colloque j’ai fait une
confusion entre la panne d’un véhicule des journalistes que j’ai affectée à tort celui du déta-
chement qui a désobéit.
31. MIPR, annexes p. 400.
32. Mucyo p. 222.
33. En juin 1994 l’effort militaire du FPR se porte sur la prise de Kigali et le contrôle de l’axe
Kigali-Butare après la prise de Gitarama début juin.
34. PSE p. 71 - PSE n’a pas d’explication factuelle à ce délai de trois jours.
35. CEC p. 433.
36. Alain Juppé dans Libération, le 16 juin 1994 déjà cité.
37. Après discussion en aparté avec un participant au colloque, il apparaît aussi qu’on peut se
poser la question de la coïncidence entre la présence des journalistes le 30 juin 1994 à
Bisesero, dont Paris Match, et la désobéissance des militaires. Les COS sont aussi maîtres
dans la guerre de communication. Ont-ils manipulés une équipe pour qu’elle désobéisse
devant les journalistes ? Ou encore, le staff de Turquoise, qui doit avoir des méthodes de
contrôle interne de ses troupes, n’a-t-il pas été mis au courant du projet de Prungnaud et
de ses collègues et aurait laissé faire devant la présence des journalistes à Bisesero qu’on ne
pouvait plus contrer ? Toujours est-il qu’il semble difficile de remettre en cause la sincérité
de Prungnaud quand on a entendu son témoignage sur France Culture.

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Débat avec la salle

Jean-Luc Galabert : Nous allons terminer plus tard que prévu, mais
il est important que toutes les paroles puissent être entendues et nous
ne réduirons donc pas le temps de débat avec la salle. Est-ce qu’il y a
des remarques, des commentaires et des questions ?
Antoine Rudasigwa : Je m’appelle Antoine Rudasigwa, j’habite à
Lausanne. Ma question s’adresse à monsieur Morel, je crois.
J’aimerais connaître l’impact ou l’influence qu’exerce l’armée fran-
çaise sur les pouvoirs civils. Vue la manière dont monsieur le
Ministre des Affaires étrangères parle de l’armée et jure par tous les
dieux que l’armée n’a jamais rien fait au Rwanda, je me demande
quel est l’impact, quelle est son influence sur le pouvoir, sur le pou-
voir français. Deuxième question : étant donné la fermeté que le
Président de la République française a montré au sujet de la repen-
tance, est ce qu’on peut espérer qu’un jour viendra où le pouvoir
français reconnaîtra les erreurs ou les crimes que l’État français a fait
ou a commis au Rwanda ? Merci.
Jacques Morel : Sur votre première question, les propos de
Kouchner selon lesquels il y a une erreur politique mais l’armée fran-
çaise n’a rien à se reprocher… d’une certaine façon, je défendrais les
militaires français en disant que, dans tout cela, ils ont obéi aux
ordres des politiques. Et j’insiste beaucoup sur une chose, les actes de
la France au Rwanda étaient entièrement contrôlés par le pouvoir
politique. Il y a eu, d’une part, l’armée française et puis, d’autre part,
quelques électrons libres, mais nous savons très bien à qui obéissaient
ces électrons libres : il s’agit de gens comme Barril notamment,
Gilleron on ne sait pas trop ce qu’il faisait mais il était aussi très inté-
ressé par le Rwanda ; et ces deux-là, on ne sait pas trop ce qu’ils fai-
saient mais ce sont deux anciens de la cellule anti-terroriste de l’Ély-
sée. Et Barril lui-même dit, dans un certain article du Monde qu’il
allait prendre ses ordres au Ministère de la Coopération, chez Michel

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Roussin, pendant le génocide. Bon, les militaires français ont fait un


boulot abominable, mais moi je dis qu’ils ont obéi aux ordres du pou-
voir politique.
Sur votre deuxième question, je peux dire que la situation de l’opi-
nion française est absolument désolante, quand on voit que dans un
journal de gauche comme cette semaine encore, il y a un grand intel-
lectuel spécialiste de la Shoah qui s’appelle Rony Brauman, qui va
dire que la planification et l’intention du génocide ne sont pas du
tout démontrées, et que les preuves apportées au Tribunal d’Arusha
par le Procureur sont des preuves fabriquées, vous voyez un peu où en
est… L’intelligentsia française ? Elle est en triste état actuellement,
en particulier l’opinion de gauche, c’est absolument atroce.
Moi, je pense qu’il y a une chose qui peut faire avancer en France
mais ce sont plutôt des événements extérieurs, c’est par exemple
cette réunion-là, si nous arrivons à présenter des faits objectivement
comme je prétends en apporter des preuves avec ces documents télé-
visés qui viennent des archives de l’INA (Institut National de
l’Audiovisuel). Ça, pour moi, ce sont des preuves qui sont absolu-
ment cinglantes, comme quoi les Français, au Rwanda, n’ont pas été
trompés par les Hutu, ils n’ont pas été trompés par Jean Bosco
Barayagwiza, etc. C’est volontairement que ça a été fait.
Parce que vous savez aussi que le Commandement des Opérations
Spéciales maîtrise aussi très bien toutes les techniques de manipula-
tions psychologiques. Et ça vient déjà de la guerre d’Algérie, mais là,
on voit qu’il y a une maîtrise remarquable. De même que les moyens
d’information qu’il y a en France, en particulier il y a sur France 2 ce
Duquesne qui n’a eu aucun sens critique, au moins dans les interven-
tions que j’ai montrées là. Staes, la journaliste, elle a répété ce que
lui disaient les Français, selon quoi là-haut, sur les collines, c’étaient
des combats entre les milices hutu et puis des FPR infiltrés. Et vous
voyez qu’après, dans le reportage, elle insiste sur des restes humains
qu’on trouve dans des maisons en ruine dans Gishyita. On peut se
demander, mais seulement ça passe toujours très vite à la télévision,
on est bien là en territoire hutu, le FPR n’est jamais venu à Gishyita,
comment ça se fait qu’il y a des cadavres ? Elle pose tout de même la
question, mais c’est une question muette parce qu’elle ne l’exprime
pas, mais les images le montrent.
Mais, d’une façon générale, les journalistes étaient transportés par les
militaires français, souvent leurs émissions étaient retransmises par

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les soins de l’armée française… Quand vous avez vu Duquesne,


Benoît Duquesne, la première intervention, c’était du direct. C’était
très difficile de faire de la télévision en direct le soir même, mais
c’était possible parce que c’était depuis la base de Kavumu, où l’ar-
mée française avait un matériel terrible. Alors que Boisserie, qui a
fait un reportage le matin du 30 juin, il a dû redescendre, il a dû
demander aussi aux militaires français de pouvoir retransmettre.
Mais là, il y a une manipulation, une intoxication parfaite et organi-
sée par les services de l’armée française, et là, le COS obéit directe-
ment au chef d’état-major des armées et à l’Elysée, parce que le
Président de la République en France est le chef des armées et il peut
même passer par au-dessus…
Ça fait partie des questions : est-ce que le Président est passé par-
dessus le Premier Ministre? Enfin bon, pour une bonne part, je crois
qu’il est passé par-dessus Balladur, je crois, qui a traîné un peu les
pieds mais qui a finalement tout accepté.
Félicien Karege : Tout d’abord je voudrais vraiment remercier tous
ces militants français, que ce soient les militants de Survie, que ce
soient les militants de France-Rwanda-Génocide, pour le travail
qu’ils font. Il y a une idée qui est généralisée à travers les communau-
tés rwandaises, c’est qu’en France, s’est organisé quelque part le sou-
tien aux génocidaires. Mais nous, nous essayons de combattre cette
idée en disant que c’est le gouvernement français, ce sont les autori-
tés françaises qui l’ont fait. Ce qui nous fait vraiment plaisir, c’est de
voir des gens comme vous, qui travaillent dans des conditions que je
dirais vraiment très très difficiles, parce que, par rapport à l’Afrique,
je dirais que la France c’est un pays, moi je dirais… dictatorial.
Vous travaillez dans ces conditions et vous arrivez à faire un travail
formidable, moi je voudrais qu’on vous rende hommage et qu’on dise
que vous êtes des gars qui travaillez bien, moi je voudrais demander
à la salle de vous applaudir… (applaudissements)… Après ça, moi,
j’ai d’autres petites questions qui s’adressent à Jacques Morel… je ne
sais plus qui d’autre a parlé, je crois que c’est Emmanuel Cattier… Il
s’agit des militaires français, pour aller dans le sens d’Antoine, est-ce
que, aujourd’hui même, au sein même de l’armée française, il n’y a
pas des militaires qui arrivent vraiment à témoigner à visage décou-
vert pour dire ce qu’ils ont vu ? Ça veut dire que vraiment tous les
Français, tous les militaires français excusez-moi, sont derrière le mot
d’ordre de ne rien dire ? N’y-a-t-il pas de militaires français qui

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accepteraient de témoigner de ce qu’ils ont vu ?


Ça c’est ma première question et puis ma deuxième question c’est –
c’est peut-être Emmanuel Cattier qui avait parlé je crois de MSF, si
je me rappelle bien : est-ce que MSF aurait été, et aussi tous ceux qui
ont été conseillés par Mitterrand et qui sont allés en Afrique, est-ce
qu’ils seraient de mèche avec le pouvoir ? Voilà ma question.
Jacques Morel : Concernant les militaires qui ont dit ce qu’ils
avaient fait, il y a Prungnaud qui a dit certaines choses, il n’a pas tout
dit… Il y a des militaires français qui ont joué dans le film Turquoise
de qui ? comment il s’appelle ? Mais c’était une histoire enjolivée,
ce film. Mais autrement, je ne connais pas de militaires qui témoi-
gnent. Pour le reste, je laisse Emmanuel répondre…
Ah oui, Périès il a réussi dans Une guerre noire à interviewer le
Général Lafourcade, et Lafourcade, je trouve qu’il est bien brave
parce que quelques fois il se laisse avoir, comme avec Laure de
Vulpian, et à Périès, il a confirmé qu’ils étaient très mal renseignés,
que l’armée française était très mal renseignée parce que « nos hom-
mes qui étaient enfermés dans des camps à Kigali ne savaient pas ce qui se
passait dans le pays ». Alors, c’était vraiment très intéressant parce
qu’il nous a avoué qu’ils avaient des hommes qui étaient dans des
camps à Kigali. [Rires dans la salle.]
Emmanuel Cattier : Grégoire de Saint Quentin était dans le camp
de Kigali, et, quelques minutes après l’attentat, c’est lui qui était sur
place à prélever des pièces de l’avion.
Jaques Morel : Oui, mais ce qu’a dit Lafourcade, c’était pendant le
génocide ! C’était pas au début !
Emmanuel Cattier : Bon, pour MSF il faut quand même remarquer
que Médecin Sans Frontière avait mille employés je crois au
Rwanda, au total, et ils se faisaient tous, enfin une grande partie, se
faisait massacrer. Ils sont revenus en France au cours d’avril-mai et ils
ont lancé une campagne en France pour dénoncer la politique de la
France. Ils ont dénoncé la politique de la France au Rwanda. Et il
paraît que Mitterrand a été très ébranlé par cette attitude de MSF. Il
s’est trouvé qu’ensuite Mitterrand les a reçus à l’Élysée, le 14 juin, je
crois me souvenir, et il leur a annoncé l’opération Turquoise. En fait,
dans l’idée des militaires, c’étaient pas les militaires qui faisaient de
l’humanitaire, c’étaient les ONG qui auraient dû marcher avec
Turquoise, mais les ONG n’ont pas marché avec Turquoise, jusqu’à

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ce qu’il y ait le choléra… dans les camps. Et on ne peut pas, il n’y a


pas d’éléments pour dire que MSF est de mèche avec le pouvoir
d’après les informations qu’on a, mais il est possible qu’il y ait, parmi
les membres de MSF, des gens qui sont de mèche avec le pouvoir, ça
c’est possible. Quelle association n’est pas infiltrée par les services
d’un État ? Ça… une association importante, ça c’est le problème.
Olivier Mullens : Oui, bonjour, mon nom est Olivier Mullens, je
viens de Bruxelles. Je voudrais rendre hommage tout d’abord au tra-
vail énorme réalisé notamment par la commission d’enquête
citoyenne, et ma question porte en fait sur les tentatives de dissimu-
lation de documents déclassifiés qui ont été l’objet d’analyses criti-
ques, et, je crois savoir que monsieur Cattier a été soumis à des pres-
sions venant du renseignement français et notamment sur la note
Poncet. J’aimerais un petit peu votre analyse, votre commentaire sur
ces pressions qui ont été subies et alors quelques pistes de solutions
pour la levée du secret défense. Et est-ce que ça pourrait faire avan-
cer la vérité sur cette implication française ? Merci.
Emmanuel Cattier : Alors, au sujet de cette anecdote qui, quand
même, s’est retournée contre ceux qui l’ont initiée, puisque c’est ça
qui est intéressant en France, c’est que, on a des informations, la note
de Poncet, elle était sur le site de la CEC depuis au moins un an. Je
pense qu’elle y était depuis le débat entre Serge Farnel et David
Servenay sur Rue 89. Je pense l’avoir mise à ce moment là. Bon, il
faut qu’il y ait une censure en France pour qu’un certain nombre
d’informations deviennent intéressantes. Tant qu’il n’y a pas de cen-
sure, ce n’est pas intéressant, ça n’a pas de valeur. C’est ça que je ne
comprends pas dans cette affaire-là. Il faudrait être amené à psycha-
nalyser le peuple français, je ne sais pas si c’est pareil ailleurs ? En
tout cas, c’est comme ça chez nous, très fréquemment. Et alors que
cette note était donc sur le site, aucun journaliste ne nous a posé de
questions sur cette note, mais à partir du moment où on nous a
demandé de la retirer, à ce moment-là j’ai eu des coups de téléphone
de Arrêt sur image, du Nouvel Obs, etc…
Olivier Mullens : Qu’est ce que c’est cette note ?
Emmanuel Cattier : Alors, la note de Poncet… le texte qui pose
problème, on le trouve dans le rapport des députés français quasi-
ment mot à mot, mais les députés français ne disent pas que ce texte
vient de la note du rapport de Poncet, et c’est une note qui parle pré-
cisément du fait que Poncet, selon une directive qu’il a reçue, a tenu

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les journalistes à l’écart du fait que les Français ne portaient pas


secours aux Tutsi qui étaient massacrés devant eux et que les soldats
français ne bougeaient pas devant ces massacres. Et il y avait donc
une volonté de manipuler les journalistes, de les tenir à l’écart du
comportement de la France. Je n’ai plus le texte exact en mémoire,
mais si vous le voulez, vous le trouverez sur le site de la CEC, ou sur
celui de France-Rwanda-Génocide… Sur le site de la CEC, je me
suis engagé à ne pas diffuser cette note, alors je n’ai parlé que de
l’événement autour, puisque j’ai retiré la note, mais sur le site de
Survie vous avez toujours la note, sur le site de France-Rwanda je
pense que vous l’avez mise [ainsi que sur celui de la Nuit rwandaise]…
Vous pouvez trouver la note sur internet, elle y est toujours. Et puis,
si vous allez dans le rapport des députés français, vous allez trouver
dans le communiqué sur le rapport des députés, les références pour
trouver la bonne page.
Pierre Karemera : Je m’appelle, je donne encore mon nom, Pierre
Karemera, Rwandais, enseignant en Suisse. Je voudrais tout simple-
ment revenir sur ce qu’a dit mon ami Karege, qu’en ce moment, on
est autant reconnaissant envers ces chercheurs et ces grands penseurs
qui nous aident à y voir clair. Nous avons été frappés et on n’arrive
même pas à reparler. On va prendre du temps pour reparler, mais
trouver des gens comme vous qui cherchez, peut nous aider à com-
prendre. Mais ce que j’aimerais dire c’est que je pense que, si on ana-
lyse l’attitude de la France en partant seulement de Bisesero, quelque
part, on se trompe un peu.
Il faudrait revenir au premier octobre 1990, quand le FPR a attaqué
et que les Français ont commencé à désinformer complètement. Ils
ont commencé à désinformer, c’était autour du 3 ou du 4, à Kigali,
quand ils ont fait un simulacre pour dire que le Front Patriotique
était déjà à Kigali ce qui était complètement faux et, à partir de ça,
ils pouvaient s’autoriser n’importe quoi. Je le dis en connaissance de
cause, parce que ce 3 octobre, j’étais appelé à la télévision française
et j’avais discuté avec quelques membres du Front Patriotique pour
savoir ce que nous pouvions dire. Un type, Patrick, m’a dit : « Le
Front Patriotique attaque dans le Nord à Kakitumba, les Français occu-
pent l’aéroport de Kigali. » Qu’est-ce qui se passe ? Occuper l’aéroport
et aller à la frontière… Et quand les Français ont rencontré, en 1990,
les premiers militaires du Front Patriotique, ils ont compris que les
gens n’étaient pas venus pour jouer, et ils ont envoyé aussi les Zaïrois
pour calmer le jeu et tout un tas de trucs, et ils ont fait tout un tas de

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diplomatie autour pour cacher leur rôle. Quand le Front Patriotique


a ouvert un front derrière les montagnes, les Rwandais ont pensé
qu’ils avaient perdu la guerre, mais les Français continuaient, ils ont
continué. Vous pouvez aller voir dans les rapports des Nations Unies
de 1990. À l’époque nous avions aussi le Comité pour les Droits de
l’Homme et la Démocratie au Rwanda.
Tous ces travaux ont montré exactement ce que les Français ont fait,
et à côté de ça, on avait des journalistes, des informateurs qui étaient
sur place… Donc pour moi, Bisesero, c’est très bien, mais le problème
c’est d’analyser le rôle de la France au Rwanda relié à ce qui s’est
passé en Algérie, relié à ce qui s’est passé au Vietnam, relié à ce qui
s’est passé au Cameroun, avant les indépendances en 1948 à
Madagascar, parce que la France n’a pas voulu décoloniser. Et les
peuples africains sont aujourd’hui en danger parce que ce qui s’est
passé au Rwanda peut se passer demain au Gabon, en Côte d’Ivoire,
et, si les Français continuent – pas les Français, je veux dire le gou-
vernement –, continuent à nier le fait qu’ils ont pris parti pendant le
génocide, je pense que le Monde doit s’engager, nous devons nous
engager, pour dire « plus jamais ça ».
Nous devons tous nous engager à faire avouer des responsables fran-
çais qui ont participé au génocide, demander, ne fusse que de deman-
der pardon ! De dire qu’on s’est trompé mais, je pense que pour le
moment, on aura réellement des problèmes, et ce n’est pas seulement
votre travail à vous les grands chercheurs et d’autres, nous, nous
devons le faire, nous devons le faire pour l’Humanité, nous devons le
faire pour l’Afrique, nous devons le faire pour que la mémoire des
nôtres que nous avons perdus ne meure pas une deuxième fois...
[Émotion, applaudissements dans la salle.] Je m’excuse.
Jean-Luc Galabert : Je ne sais pas si ça appelle à un commentaire,
ou à un rebond ?
Une voix au loin : Il ne faut pas demander pardon, il faut juger ces
gens-là ! c’est tout. [Rires dans la salle puis applaudissements.]
Une autre voix au loin : Sarkozy était déjà aux affaires à l’époque !
Une autre voix : C’est lui qui a financé la machine du génocide, il
a donné… Il a détourné un milliard de Francs pour qu’il y ait de l’es-
sence dans les camions…
Jean-Luc Galabert : On va essayer de garder la possibilité d’être
entendu quand quelqu’un de la tribune intervient, ne répondez pas à
brûle-pourpoint, prenez, prenez un micro pour ce faire.

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François Rutayisire : J’aimerais revenir sur deux questions… Je m’ap-


pelle François Rutayisire, je vis en France. J’aimerais revenir sur deux
questions qui ont été posées tout à l’heure, et je ne sais pas si ce sont
des questions que je pose ou si ce sont des observations que je fais.
Sur le rôle qu’a pu avoir ou qu’aurait pu avoir MSF lors de l’opéra-
tion Turquoise, il y a une question que je me pose, disons que MSF
ultérieurement a montré qu’il pouvait quand même exprimer son
point de vue sur ce qui se passait au Rwanda, et qu’il pouvait donner
un point de vue valable qui était appréciable. Après ils se sont même
retirés. Mais j’aimerais revenir sur la décision qu’ils ont prise d’aller
voir le pouvoir politique – pour ne pas le nommer, le Président
François Mitterrand – en suggérant que ce n’est pas avec des ONG
qu’on arrête un génocide, mais que ça ne peut être que l’armée ou le
pouvoir politique qui puisse le faire.
Quand des responsables comme ça, qui connaissaient le rôle qu’avait
eu jusque-là, pendant toutes ces années, ces quatre années, le pou-
voir politique français et l’armée, est-ce que c’est de la naïveté de
croire que, du jour au lendemain, au moins deux mois après que le
génocide a commencé, le pouvoir politique va tout d’un coup chan-
ger de point de vue et cette fois-ci aller effectivement arrêter le géno-
cide ? Ce serait une naïveté ? Ou bien alors, est-ce qu’il n’y a pas une
certaine ambiguïté, non pas de MSF en tant que tel, mais de certains
de ses responsables ? Une ambiguïté, connaissant le rôle de ce pou-
voir politique, d’aller lui suggérer, presque lui donner une caution
morale, et un prétexte, pour pouvoir cette fois-ci intervenir. Et la
suite va le prouver.
Est-ce que, une fois qu’ils avaient vu que l’opération Turquoise
n’était pas si humanitaire que ça, mais que c’était le volet plutôt mili-
taire qui avait prévalu, est-ce que MSF s’est dit « Tiens, on s’est
trompé, on n’aurait peut-être pas dû intervenir dans ce sens là » ?
Donc, pour moi, mon point de vue, c’est qu’il y a une certaine ambi-
guïté , et je le dis d’autant plus volontiers que parmi les responsables
de MSF, enfin, ou d’ex-responsables de MSF qui sont partis voir le
Président de la République, il y avait Brauman qui était parmi les res-
ponsables, et il y avait l’actuel responsable de MSF, monsieur
Biberson. Je me souviens très bien de cela, puisque j’ai discuté avec
l’un de ces responsables et on avait une discussion très très fâchée.
Bon voilà, c’est la première observation et la première réflexion ou
question-réflexion que j’avais à faire.
Maintenant, concernant la question qui a été posée par Rudasigwa je

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crois, je me souviens d’une discussion que j’ai eue – une longue dis-
cussion – avec un journaliste, à propos de l’armée française. Il
demandait si l’armée française… je ne sais pas, il n’a pas dit comme
ça « inspire du respect au politique au point que… ils ne peuvent pas aller
au devant de ce qu’il a fait… et tout ça ». La réflexion qui m’a été faite
par un journaliste est la suivante : « Vous savez, les hommes politi-
ques, ils changent, au bout d’un moment ils partent, mais l’armée, c’est
une institution, elle reste là. » Donc le pouvoir politique, du fait que
les hommes politiques partent, passent, et que l’armée c’est une ins-
titution qui reste, cela, il faut en tenir compte. C’était pour suggérer
des conseils et tout ça, bon voilà.
Jacques Morel : Oui, enfin je réponds. Je voudrais abonder tout à
fait dans le sens de ce qu’a dit François Rutayisire, je ne reviens pas
sur ce que j’ai dit à propos des militaires français qui obéissaient au
pouvoir politique, mais il est un fait qu’il a dit, et je le souligne car je
suis entièrement d’accord, qu’il y avait une continuité de la pensée
politique de la France au Rwanda du côté de l’état-major français où
là vous avez des fonctionnaires et vous voyez une triplet, une troïka,
l’amiral Lanxade qui est chef d’état major en 1994 mais qui était
conseiller et chef d’état major particulier de Mitterrand en 1990,
vous avez le général Huchon qui était l’adjoint de Quesnot et qui est
devenu chef de la mission d’assistance militaire au ministère de la
coopération, cette troïka-là, c’est elle qui porte à mon sens la pensée
politique de la France sur le Rwanda et qui est en grande partie res-
ponsable de ce qui s’est passé, de la contribution de la France au
génocide. Alors que les politiques, Balladur, apparemment – enfin, à
ma connaissance –, ne connaissait pas grand-chose à l’Afrique, de
même que Juppé. Mais il y a un pouvoir dans l’ombre, les réseaux
gaullistes, les réseaux Foccart – qui n’était pas mort à cette époque.
Là, il y a une pensée qui est maintenue, et vous voyez un certain
ancien premier ministre qui avait des problèmes judiciaires
[Dominique de Villepin] là récemment. Lui, il connaissait beaucoup
mieux le dossier rwandais que Juppé lui-même, et donc, je crois que
les grands politiques qui sont en avant connaissaient moins le dossier
que les autres par derrière.
Je crois que c’est Jean-Paul Gouteux qui disait que c’est l’armée fran-
çaise qui faisait la politique de la France au Rwanda et je pense aussi
qu’il a raison. Mais je dirais que tout ce qui a été fait par la France au
moment du génocide, c’étaient pas des histoires de réseaux, c’était
l’armée française et puis certains électrons libres mais qui obéissaient

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directement en fait à l’Élysée. Et, pour arranger les choses, c’était au


ministère de la coopération, où Barril prenait ses ordres. Je pense que
Barril a surtout servi de couverture. Ce sont des militaires français
mis en disponibilité qui ont été former des CRAP lors de l’opération
insecticide pendant le génocide et qui avaient des conseillers militai-
res qui étaient auprès du général Bizimungu pendant tout le géno-
cide. Ils ont fait porter le chapeau à Barril mais c’est un petit jeu,
quoi.
Emmanuel Cattier : Je suis heureux de ce que Jacques a dit parce que
ça relativise beaucoup la théorie française selon laquelle… – c’est
une réalité, un principe – le Président de la République est le chef des
armées. Mais, effectivement, en lisant tout ce qui se passe concer-
nant le génocide au Rwanda, on a vraiment le sentiment que les
hommes politiques français ont peur de leur armée. Moi, j’ai ce sen-
timent-là. Et c’est une vraie question démocratique. Dans quelle
mesure nos démocraties sont indépendantes de nos armées ?
Alors, pour MSF, je voudrais quand même rappeler, je ne crois pas
que Brauman était chez Mitterrand le 14 juin, c’était Brigitte je ne
sais plus quoi… quel était le nom du médecin qui a témoigné à la
mission parlementaire ? Je ne me souviens plus de son nom… Bradol
voilà ! C’étaient Jean-Hervé Bradol, Biberson et Brigitte je ne sais
plus quoi qui était une administrative je crois à MSF. Biberson a
quand même dénoncé l’appel d’air que faisait Turquoise dans les
mouvements de population… c’était vers le 15 juillet je crois…
Intervention lointaine : Après, a posteriori !
Emmanuel Cattier : Oui, a posteriori, et aussi MSF a souhaité une
intervention internationale, ils sont aussi allés à l’ONU pour deman-
der une intervention au Rwanda. Ils ne demandaient pas spécifique-
ment une intervention française. Et, visiblement, ils n’ont pas cau-
tionné l’intervention française et même Bradol dit, à propos de la
rencontre chez Mitterrand le 14 juin – c’est dans le rapport de la
CEC –, je ne me souviens plus très bien comment c’est tourné, mais
il dit « on commence à se rendre compte que le Rwanda va être un pro-
blème international pour la France ». C’est son commentaire de la réu-
nion avec Mitterrand le 14 juin. Donc, il faut quand même penser à
tout ça. Et puis, MSF a dénoncé à l’automne ce qui se passait dans les
camps. Ils ne pouvaient plus, ils ont quitté les camps au Zaïre, ils ne
pouvaient plus accepter que le génocide se prolonge dans les camps,
etc. Voilà, mais c’est vrai que le discours de Brauman dans le Politis
de cette semaine, est tout à fait contestable.

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Il y a aussi l’aspect, cette connivence qui est réelle de tout le monde


influent en France entre l’armée et le civil… C’est-à-dire que si vous
prenez Ruffin par exemple, qui est venu témoigner devant la CEC,
qui est devenu ambassadeur depuis [Rires.] mais qui est médecin et
qui a été président de l’AICF (Action Internationale Contre la
Faim), qui était conseiller de Léotard pendant l’opération Turquoise,
et qui a rencontré Kagame le 2 juillet ou le 4 juillet, je ne sais plus,
secrètement. Ruffin, lui, défendait l’articulation entre les humanitai-
res et les militaires, il a fait un bouquin là-dessus parce qu’il considé-
rait qu’on ne peut pas, même idée, on ne peut pas arrêter un géno-
cide avec des médecins, il faut une parade militaire pour que les
médecins puissent travailler derrière, tranquillement, en quelque
sorte, faire leur boulot. Il y a cette idée qui est dans le médical fran-
çais qui est extrêmement prégnante.
Jean-Luc Galabert : On prend une dernière question et on passe au
dernier volet de cette journée.
Justin Gahigi : Tout d’abord j’aimerais vous demander un éclaircis-
sement donc de nous résumer, en fait, la désinformation du colonel
Rosier pour masquer la participation française dans l’élimination des
derniers rescapés à Bisesero, et puis la désobéissance des trois militai-
res dont vous nous avez parlé. De nous résumer parce qu’il y a des
zones encore d’ombre, ce n’est pas très clair en fait, de nous résumer
en quelques lignes. Et puis la deuxième chose c’est des plaintes dépo-
sés en France où des rescapés de Bisesero accusent nommément des
militaires, je ne sais pas si c’est nommément mais, en tout cas, des
militaires seraient accusés, où est-ce que ça en est, est-ce qu’il y a des
chances que ça aboutisse?
Et puis la dernière chose concernant MSF. Moi je connais – enfin j’ai
rencontré – Rony Brauman plusieurs fois, ici, à Genève, dans des
conférences. Donc lui, c’est quelqu’un qui a écrit un petit livre à la
fin du génocide pour dire qu’il s’agit d’un génocide et puis depuis une
dizaine d’année, en fait, depuis les guerres d’intervention du Rwanda
au Congo, il est partisan du double génocide et il est non interven-
tionniste lui. Il dit que voilà, au Darfour ou au Rwanda, en 1994, il
ne fallait pas intervenir, donc MSF est très partagé sur cette question-
là, il y a des interventionnistes et des non-interventionnistes :
Ruffin donc interventionniste, Rony Brauman non-intervention-
niste…

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Jean-Luc Galabert : Une réponse ou des éléments de complément ?


Emmanuel Cattier : Oui alors au sujet des plaintes, l’instruction est
ouverte en France. Ça a été un combat assez amusant, si je j’ose dire,
parce que le parquet a fait tout ce qu’il pouvait pour empêcher de
façon même totalement incohérente par rapport à ce qu’il deman-
dait successivement, pour empêcher que ces plaintes puissent être
instruites. Mais il y a eu deux décisions de la cour d’appel de Paris
qui ont permis d’instruire les plaintes, de démarrer l’instruction des
plaintes. Pour l’instant, le travail donne l’impression de ne pas
avancer. On sait simplement que le juge – il y a eu un changement
de juge qui était prévu d’avance et ce n’est pas lié – qui a demandé
des déclassifications de documents, il en a obtenu certaines mais on
ne sait pas lesquels exactement ont été déclassifiés, disons qu’il y a
un travail d’instruction qui est fait mais qui donne l’impression de
ne pas avancer. Ces plaintes ont été déposées en 2005, et ça n’est
toujours pas arrivé devant le tribunal. Alors, en plus, on apprend
actuellement en France que le tribunal aux armées de Paris qui va
être arrêté probablement à la fin de l’année et que les dossiers vont
être transmis à des juridictions normales. Sur le fond, ce n’est pas
contestable, après tout il n’y a pas de raison qu’on ait une justice
militaire et une justice civile… On apprend aussi qu’il va y avoir un
pôle judiciaire, mais tout ça a fait de l’agitation juridique alors qu’on
est en train de juger quelque chose et visiblement ça va retarder
l’aboutissement de ces plaintes.
Jacques Morel : Je voudrais juste réagir à propos de MSF. Il faut com-
prendre qu’en France, les ONG, les Organisations Non
Gouvernementales, sont financées par le gouvernement. Donc, il
faut comprendre que les organisations non gouvernementales sont
gouvernementales. Si vous regardez le rôle de MSF, et l’importance
de l’argument humanitaire dans les interventions de l’armée fran-
çaise, c’est absolument essentiel. Bon, là je suis reconnaissant à l’as-
sociation Survie et au regretté François-Xavier Vershave de m’avoir
fait comprendre ce qu’il y avait en-dessous de l’affaire du Biafra,
parce qu’on nous a fait pleurer pour les petits biafrais et c’est par
Billets d’Afrique que j’ai appris que des avions marqués de la croix
rouge transportaient des munitions au Biafra.
Et si vous regardez un certains nombre de french doctors, monsieur
Rufin, là enfin, il est intervenu, il est allé voir Kagame bon euh, je
crois être bien sûr que c’était pas pour aller donner un téléphone

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rouge à Kagame parce qu’il avait déjà un téléphone satellite, il suffi-


sait de lui donner le numéro de téléphone du général Lafourcade,
mais il y avait malheureusement quelques militaires d’élite des COS
qui avaient été retenus par le FPR et qu’il fallait libérer le plus rapi-
dement possible ce qui a amené la France à réduire ses ambitions, à
ne plus vouloir arriver jusqu’à Kigali, à abandonner la zone nord-
ouest du Rwanda. Et, finalement, c’est la France qui a accepté, de ce
fait, que la zone contrôlée par le Gouvernement Intérimaire soit cou-
pée en deux parce que la France s’est repliée dans le sud-ouest.
Et vous regardez un certain Kouchner, un autre french doctor, je ne
sais pas si vous connaissez, mais il a fait un voyage au Rwanda en mai
pour essayer de créer un couloir humanitaire dans Kigali, pour
emmener des orphelins en France et les faire soigner pour montrer
que la France s’occupait, se préoccupait des souffrances du Rwanda.
Mais aussi, par-derrière, en fait, il était envoyé par l’Elysée, alors qu’il
a fait croire qu’il était envoyé par Boutros-Ghali, et il a été négocier
avec le Gouvernement Intérimaire à Gitarama. Et, à son retour, le
premier soir, Kouchner dit qu’il y a un génocide au Rwanda. Mais il
a dû se faire remonter les bretelles très rapidement parce qu’après,
dans son article du journal Le Monde, il ne parle que d’une catastro-
phe humanitaire et il insiste beaucoup sur les populations hutu qui
doivent fuir l’armée du FPR.
Enfin, pour moi, MSF sert pour beaucoup de couverture aux inter-
ventions militaires françaises, notamment en Afrique, ça permet de
les appeler, d’appeler ces interventions militaires : humanitaires...
Jean-Luc Galabert : J’ai la délicate mission de censurer les appétits
de questions supplémentaires, dans la mesure où nous avons encore
deux interventions qu’il serait dommageable de squeezer. Et donc,
dans notre triptyque, s’il y avait quelque chose en premier lieu sur
l’histoire, la mémoire, le témoignage, en deuxième lieu, sur l’analyse
de la contribution française au génocide. Dans notre triptyque , y a
quand même un autre point essentiel, c’est de la question des
Basesero aujourd’hui, de leur vie, et donc j’appelle, pour ce dernier
volet, Roland et Anne-Marie à la tribune. n

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Vivre aujourd’hui à
Bisesero
Anne-Marie Truc de Intore za Dieulefit et
Roland Junod, des Amis de Bisesero (Suisse)

Anne-Marie Truc : Bonjour, je m’appelle Anne-Marie Truc et


je viens d’un petit village du sud de la France qui s’appelle Dieulefit.
Et nous avons une petite association à Dieulefit, dont quelques repré-
sentants sont ici avec nous. Dieulefit a un lien avec le Rwanda, un
lien ancien, et ce lien porte le nom de Jean et de Marguerite
Carbonare. Jean Carbonare que vous connaissez peut-être parce
qu’en 1993, un an avant le génocide, il dénonçait, au journal télévisé
de vingt heures de France 2, la préparation d’un génocide au Rwanda.
Evidemment, il n’a pas été entendu. Il en a même beaucoup souffert
par la suite parce qu’on ne lui a pas pardonné de mettre les pieds dans
le plat quand le consensus était de ne surtout rien dire.
C’est Jean et Marguerite qui nous ont parlé du Rwanda et ce
sont des rencontres avec des Rwandais qui nous ont touchés, qui
nous ont mis en chemin. Parce que c’est vraiment un chemin qu’on
fait désormais avec eux. Quand on a pris conscience de ce que ces
personnes avaient vécu, de ce que leur expérience avait d’indicible,
du poids qu’ils portaient, du poids de souffrance qu’ils portaient, et
qu’on ne pouvait pas partager – on n’avait jamais imaginé, on n’avait
jamais pu soupçonner une chose pareille –, on s’est dit, « quand
même, ça nous concerne ». Cela nous concerne d’autant plus en tant
que Français, quand on a réalisé... le rôle que la France a joué dans
tout ça. On a été doublement choqués…
Je dois dire que, pour moi, le premier choc a été un choc au
niveau humain. De me dire « mais qu’est ce qu’on peut faire ? »

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« Est-ce qu’on peut faire quelque chose, d’abord ? et quoi? » Alors on


s’est réunis et on s’est dit qu’il fallait donner la parole d’abord à ceux
qui l’ont vécu parce que ce sont eux qui ont quelque chose à nous
apprendre. Et peut-être qu’en les rencontrant, on saura ce qu’on doit
faire, on saura ce qu’on peut faire. Parce que si on avait le sentiment
d’un devoir impérieux de quelque chose, on ne voyait pas bien quoi.
Donc on a commencé comme ça, à demander à des rescapés, à
des Rwandais, de venir partager leur expérience, de venir nous par-
ler. On leur a dit qu’on souhaitait les écouter, qu’on souhaitait les
entendre et créer un lieu de parole où il serait possible pour eux de
dire tout ce qu’ils voulaient dire. Simplement ça. Ça a commencé
comme ça.
Et puis, très vite, est venue l’idée qu’on ne pouvait pas se
contenter de paroles, qu’il fallait qu’on fasse quelque chose, qu’on
agisse. Alors on leur a demandé ce que nous pouvions faire.
On nous a proposé une première chose : soutenir un groupe de
femmes, une vingtaine de femmes de la région de Butare qui vou-
laient monter une petite entreprise. C’est Ibuka France qui nous l’a
proposé et on s’est engagés là-dedans. On a commencé à en parler
autour de nous. Il faut dire qu’on a la chance de vivre dans un vil-
lage, et, dans un village, on se connaît tous. De plus, c’est un village
qui a une histoire particulière puisque, pendant la deuxième guerre,
c’était un lieu d’accueil. À Dieulefit, on a l’habitude de désobéir
quand on trouve que c’est pas juste d’obéir : le village a été un lieu
d’accueil pour des familles juives, des enfants juifs, enfin tous ceux
qui cherchaient un lieu où ils pouvaient se réfugier, se cacher, étaient
les bienvenus. C’est un peu une habitude, chez nous, de ne pas obéir
quand on juge que c’est pas nécessaire ou que c’est pas juste...
Voilà, finalement, il y a deux ans qu’on a commencé comme ça.
Mais très vite, on s’est dit que ce serait important qu’on aille aussi là-
bas, au Rwanda. On connaissait l’histoire de Bisesero, on s’est dit que
c’était vraiment un lieu symbolique. Un lieu où on aimerait aller, en
tant que citoyen français, pour leur dire « on n’est pas d’accord avec
ce que la France a fait, on vient vous le dire, et peut-être qu’on peut faire
quelque chose ensemble ».
Alors, au début, j’ai entendu des amis, pas des Rwandais. Les
Rwandais trouvaient ça très bien, mais il y a des amis Français qui
disaient « oh la la, mais tu sais, à Bisesero, vous les Français ne serez
pas les bienvenus ». Mais on a quand même décidé d’y aller. On s’est

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dit, on ne peut pas arriver les mains vides donc on a économisé. On


n’a pas de subventions, donc on est libres. On a économisé et on est
parti là-bas avec en poche de quoi acheter dix vaches. Parce qu’on
avait compris qu’au Rwanda, les vaches, non seulement c’était la vie,
non seulement c’était de la nourriture, mais c’était aussi un symbole
et un symbole fort, un symbole d’amitié, un symbole de lien entre les
êtres. Et créer du lien, c’est ce qu’on voulait faire. Créer des liens,
recréer des liens. On est un peu naïfs, hein…
Alors voilà, on est arrivés à Bisesero, on avait contacté Bernard
Kayumba. On a également un ami là-bas, Ezekias Rwabuhihi, qui est
aussi notre président d’honneur et qui connaît bien cette région.
Ainsi, on n’arrivait pas comme ça, tout à fait inconnus. Et on arri-
vait avec nos vaches.
Ça a été l’occasion d’une réunion et d’une sorte de célébration
où on leur a expliqué pourquoi nous, Français, on voulait être à leur
côté, qu’on pensait à eux, qu’on savait qu’ils s’étaient sentis complè-
tement abandonnés. On leur a dit qu’on voulait cheminer avec eux
pour essayer de guérir ça, enfin autant qu’on peut. C’est très préten-
tieux ce que je dis, c’était un premier contact. On était deux, on était
allé voir.
Et ce qu’on a vu, la façon dont on a été reçus, nous ont fait pen-
ser que ce serait vraiment important qu’il y ait des Français qui
retournent à Bisesero, mais pour marquer le coup, vraiment. Alors,
on a préparé un voyage symbolique. Un voyage de douze pélerins.
Nous sommes retournés à Bisesero six mois après, et avec des vaches,
toujours, et puis dans l’idée qu’on pourrait peut-être faire d’avantage.
Donc on a visité les alentours, on a vu la petite école primaire,
« petite » mais qui recevait quand même quatre cent enfants. L’école
s’écroulait, elle était complètement vétuste et abîmée. D’autres idées
sur la façon dont on pourrait continuer nous sont aussi venues à tra-
vers les contacts que nous avons noués. Tout en continuant à offrir
des vaches à la population, mais pas seulement à ceux de Bisesero,
également aux habitants du district de Karongi pour que les choses
soient réparties de façon un peu plus large.
Ainsi, au bout d’un an, on en est à cent vingt vaches.
[Applaudissements.]
Ce n’est pas un cocorico, c’est pour dire que pas à pas, peu à peu,
avec des petites choses, on peut avancer, surtout si on ouvre et si on
ne se met pas de limites. C’est comme ça que pour l’école, par exem-

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ple, on a un ami qui nous a dit « voilà, j’ai reçu un peu d’argent de ma
famille, j’aimerais partager avec vous parce que je sais ce que vous allez
faire, je sais ce que vous faites, où vous le faites, avec qui vous le faites ».
Il nous a donné un chèque. On a pu, avec ce don, reconstruire la
petite école de Bisesero qui fait quand même douze classes. Donc,
c’est un chèque assez conséquent. C’est venu comme ça, je veux dire
qu’on ne l’a pas cherché. Je ne sais pas comment on va continuer,
mais je sais qu’on va continuer. Avec les vaches, parce que ça, on
peut l’assurer, pour la suite, chacun en prenant dans nos poches,…
Voilà... je crois que… il y a la place pour que les choses arrivent
et je crois qu’elles vont arriver ! En tout cas, si elles arrivent, on les
prendra, on sera heureux de les donner à ceux qui en ont besoin.
C’est un peu ça le message qu’on voulait donner : c’est un mes-
sage d’espoir dans l’avenir.
Je crois que pour qu’il y ait un espoir dans l’avenir, il faut qu’il
y ait des liens humains forts.
Quand on a été trahi par tous, par les gens qui devaient nous
protéger, par son gouvernement, par l’église, par les voisins, par les
amis, parfois même par la famille, comment est-ce qu’on a encore
envie de vivre? Qu’est-ce qui peut donner envie de vivre. Parce que
pour reconstruire, il faut en avoir envie...
Je me souviens avoir lu dans un journal rwandais qu’un « sur-
vey», une étude, avait été réalisée dans la population et que la moi-
tié ou le tiers des gens présentaient un syndrome dépressif... Je me dis
« comment est-ce qu’on ne serait pas déprimé», et déprimé c’est même
un mot ridiculement faible après une expérience pareille...
Donc, retisser des liens, pouvoir dire à des amis « on est là, et on
y sera encore et on reviendra et vous pouvez compter sur nous ». Je me
dis, ça, c’est quelque chose qu’on peut faire même quand on habite
dans un village, même quand on n’est pas ministre, même quand on
n’a pas de subventions, même quand on a peu de moyens. Ça, on
peut le faire, et expérience faite, ça marche.
Voilà... c’est ça que je voulais vous dire.
[Rires et applaudissements.]
Voilà, je voudrais dire aussi une chose. J’ai entendu plusieurs
personnes remercier les Français ou les Européens qui s’étaient impli-
qués dans ce combat, qui leur disent : « c’est vrai que c’est formidable
ce que vous faites».

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Moi, je voudrais remercier les Rwandais qui nous ont permis de


nous associer à leur démarche... parce que ce qu’ils nous ont appris
sur le plan humain, je trouve que ça n’a pas de prix. Et on n’achètera
jamais assez de vaches pour les remercier de ça. Voilà.
Merci.
[Applaudissements.]

Roland Junod : Voilà, c’est la dernière intervention, je ne serai


pas très long, je serai pas long du tout, même.
Le mérite de cette manifestation, c’est que j’ai découvert qu’il
existe une association qui s’appelle « les amis de Bisesero de
Dieulefit », parce que moi-même, je fais partie des amis de Bisesero de
Genève et de Suisse.
Et on s’est posé un peu le même genre de questions : « de quelle
manière être solidaire des gens de Bisesero ? »
Moi, j’avais eu envie d’aller là-haut dès que j’avais lu le récit
d’African Rights, dès que j’avais entendu la cantate de Bisesero que
jouait le Groupov. C’est une cantate magnifique.
Alors j’y suis allé et j’y vais chaque année depuis cinq ans. Une
fois, deux fois… Et lorsqu’on arrive là-haut, on est reçu par Narcisse
qu’on a vu dans le film, on est aussi reçu par les jeunes – il y a
Aimerance, par exemple – on est reçu par Charles, etc...
La deuxième fois que je suis monté, eh bien je me suis aperçu
qu’il y avait une nuance dans le discours de Narcisse, une nuance qui
était une manière de dire « être gardien du mémorial, ça nous fait une
belle jambe ». Il ne l’a pas dit comme ça mais avec quelque chose de
cet ordre là. De dire que, « c’est bien beau mais vraiment [et Anne-
Marie l’a dit] on n’a pas beaucoup d’aide pour se sortir de là ». Et ce qu’a
dit Samuel, ça se confirmait aussi, au niveau de la scolarité. C’est
vrai, il y a une école mais au niveau du secondaire c’est très difficile,
même si c’est maintenant une obligation.
Un jeune homme de Bisesero, Charles, à qui j’ai téléphoné l’au-
tre jour, m’a dit qu’il y a encore beaucoup de gosses qui arrêtent après
l’école primaire parce que c’est trop loin d’aller à l’école secondaire.
Ça nécessite de prendre des transports alors que c’est encore une éco-
nomie familiale et qu’ils n’ont pas les moyens de vendre des produits,
de mettre un peu d’argent de côté pour développer quelque chose…

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La deuxième fois que j’y suis allé, on n’a pas acheté de vaches,
on a acheté des chèvres, de façon tout à fait improvisée. Et ensuite,
à chaque fois, on a construit un peu plus ce lien, de la même manière
que vous l’avez fait.
L’année passée, on est allés sur place avec Alexandra, qui est là.
On est allés à Bisesero et puis on a... ils ont créé une association qui
s’appelle « l’association pour le développement des rescapés de Bisesero »
dont Charles est Président. Et on a vu très vite que l’un des problè-
mes, c’est que c’est des Européens, des Français, des Suisses qui vien-
nent avec de l’argent et on voit tout de suite que ça discute dans les
coins pour savoir comment faire pour que cet argent serve collecti-
vement.
C’est justement le sens de cette association que de fonder une
coopérative pour penser le développement. Charles, qui est le
Président de l’association et qui fait des études d’agronome, essaie de
repenser le sens de l’agriculture et de l’élevage à Bisesero. Il essaie de
trouver des solutions pour qu’on arrive à créer des moyens. Et
lorsqu’on a fait cette association, lorsqu’on a fait cette rencontre,
Narcisse et moi avons fait un petit discours. Ce que j’ai dit, c’est que
ce qui était important pour nous, c’est cette solidarité concrète :
« On n’est pas une grosse ONG, on vous achètera quelques chèvres, on
vous amène un peu d’argent, on est un réseau d’amis.»
Comme l’a très bien dit Anne-Marie, c’est important que cela
reste un réseau d’amis.
Mais j’ai une deuxième chose à dire qui est pour moi très impor-
tante. Quand j’étais petit, ma maman me racontait les histoires de
l’Iliade et de l’Odyssée avant de m’endormir... Ce qui est important,
c’est qu’on puisse raconter à nos enfants l’histoire de Bisesero. Cette
histoire, naturellement, c’est une histoire de résistants,
d’Interahamwe et d’armée française, mais c’est surtout une histoire
d’une résistance de l’humanité contre la barbarie.
C’est ça que je voulais dire…
[Applaudissements.]
Et donc raconter cette histoire, ce récit de Bisesero, c’est impor-
tant pour nous tous.
Mais j’aimerais finir avec ça: c’est aussi très très important pour
la jeunesse au Rwanda. Je collabore avec les gens du centre de ges-
tion et de conflits de Butare, et on est très préoccupés par la généra-

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tion d’après. La génération d’après, c’est extrêmement important.


Lorsque je donne des cours à Butare, j’entends des étudiants qui me
posent la question – ils sont un peu libérés de poser cette question
parce que je suis un prof qui vient de Suisse –, ils me disent : « mais
comment est-ce qu’on peut vivre avec une identité négative ? »
Là, je comprends très bien d’où vient cette question. Le fait de
pouvoir raconter cette histoire, de dire que les héros de Bisesero,
cette résistance, il faut que ce soit un symbole pour tout le Rwanda,
tous groupes confondus.
C’est un enjeu important. Voilà.
[Applaudissements.]

Jean-Luc Galabert : On approche de la fin de cette journée, et


je voudrais dire deux trois petites choses avant de passer la parole à
Michel Sitbon pour l’allocution de clôture.
Par cette journée, nous inaugurons avec France Rwanda
Génocide, une méthode de travail, c’est-à-dire que nous créons les
conditions d’une rencontre avec d’autres partenaires qui sont sur la
même thématique de recherche et de lutte pour la justice, pour la
reconnaissance des crimes commis par la France au Rwanda.
Nous avons besoin de telles rencontres pour pouvoir tisser des
liens et pour pouvoir continuer notre travail de recherche. Vous avez
remarqué que ce qui se dit ici est enregistré sur caméra, et les paroles
tenues pendant cette journée feront l’objet d’une parution à travers
la revue La Nuit rwandaise.
Il n’y aura pas simplement l’intégralité de ce qui s’est dit ici mais
aussi des documents annexes, et éventuellement des témoignages qui
viendront à la suite de ce qu’on à fait ici parce qu’on aura rencontré
des gens qui auront d’autres informations, ou parce que nous dispo-
serons d’autres témoignages qui corroboreront les résultats de nos
recherches.
Donc aujourd’hui, nous avons commencé à mettre en place
cette méthode de travail en prenant comme sujet Bisesero. Mais
Bisesero n’est pas le tout de notre effort d’investigation. On a choisi
de commencer par là parce ce que ça nous a semblé important et
parce que des gens avaient fourni un gros travail là-dessus.

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Avant de céder la parole, je tiens par avance à remercier Roland


qui a assuré la technique et qui nous a permis d’avoir cette salle, je
tiens à remercier Janine qui n’a ménagé aucun effort pour la réussite
de cette journée et pour vous contacter, vous qui êtes là.
Je tiens également remercier l’ensemble des intervenants qui
sont venus ici, et je tiens enfin à vous remercier, vous, vous qui vous
êtes déplacés pour entendre des choses qui ne sont pas agréables à
entendre.
Et je remercie aussi Gervais, le Président de la CORS, la
Communauté Rwandaise de Suisse. Voilà, Gervais, je te laisserai le
mot de conclusion, mais avant la conclusion, nous avons prévu un
dernier rebond.
Michel Sitbon a libre parole et peut intervenir comme il le sou-
haite. n

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Allocution de clôture
Une conscience collective
en miettes...
Bonsoir,

Difficile de clôturer cette journée, cette après-midi plutôt dense


d’interventions chargées, chargées surtout parce que ce dont on parle
est chargé. C’était il y a longtemps maintenant, il y a quinze-seize
ans, et on voit que quinze, seize ans après, c’est toujours aussi présent.
C’est présent à nos préoccupations. C’est présent à nos travaux, à nos
recherches, à nos efforts de solidarité – pour ceux qui vont au
Rwanda apporter des vaches ou quoi que ce soit, un peu de chaleur
ou de tentatives de compréhension. Et on voit bien que le travail
principalement, consiste à comprendre, à essayer de rassembler l’in-
formation : Qu’est-ce qui s’est passé ?
Je vais parler un peu dans le désordre, mais j’ai noté deux ou
trois choses qui ont été dites. Roland disait, juste avant, que c’est une
histoire qu’il faudrait raconter à nos enfants. Et moi, ce que je crains,
justement, c’est que c’est une histoire que l’on ne peut pas raconter
aux enfants, parce qu’il y a là cette chose que l’on a examinée pen-
dant une longue partie des débats, qui est la… – est-ce qu’on peut
appeler ça duplicité ? Des soldats français qui étaient là – est-ce que
l’on peut appeler ça autrement ?…– la lourde responsabilité, qui n’a
pas été examinée. Si elle avait été examinée, si on savait exactement,
si les choses étaient déjà sur la table et s’il n’y avait pas d’ambiguïté,
oui, on pourrait, on devrait, raconter l’histoire aux enfants. Mais,
tant que l’on est dans une zone grise, où un hebdomadaire d’extrême
gauche peut faire, aujourd’hui, un dossier sur les responsabilités de la
France au Rwanda qui est un tissu de mensonges de la première à la
dernière page – à peu près, non pardon, pas la dernière : Raphaël,
présent dans la salle, est l’auteur d’un article de ce dossier, qui lui est
honorable. Ainsi, on peut mettre dans le même dossier un ensemble
de contre-vérités et la vérité, et on est dans ce statut-là de la
conscience, et c’est une conscience en miettes !

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Anne-Marie parlait avant de reconstruire. Il y a beaucoup de


choses à reconstruire. Mais sans vouloir abuser de formules emphati-
ques, ce dont il est question là, c’est de reconstruire la possibilité
même d’une conscience. Tant qu’un groupe humain, une société
humaine comme la nôtre – et là je parle en Suisse, mais finalement
considérons un instant que la France et la Suisse, c’est le même pays
–, tant qu’une société humaine se retrouve engagée aussi lourdement
dans quelque chose d’aussi inacceptable – on a dit inavouable –, elle
n’a plus de conscience possible. Elle est perdue. Elle n’a plus rien à
dire à ses enfants !
Et de ce point de vue là, on est très, très mal engagés, parce que
seize ans après, l’effort que l’on fait – moi, j’apprécie quand on reçoit
des compliments, « c’est bien ce que vous faites », je trouve aussi
que ce que nous faisons, nous, en parlant, mais ce que nous faisons
tous dans la salle ici, à avoir passé toute une après-midi à vouloir
comprendre, à écouter des exposés longs, détaillés, techniques, sur
quelque chose qui demande à être compris, qui ne peut pas être laissé
en friche…
On ne peut pas rester avec un crime pareil, et considérer qu’on
ne sait pas bien, finalement. Est-ce que c’est l’armée ? Est-ce que ce
sont les politiques ? Est-ce qu’ils ont bien compris ? Est-ce qu’ils
savaient ce qui leur arrivait ? Est-ce que… par exemple... Duval a
bien compris quand c’est arrivé ?
On est là face à quelque chose d’absolument ignoble qui s’est
produit. C’est très difficile à regarder. On le vérifie tous les jours. On
s’engueule tous les jours. Pas plus tard qu’il y a deux jours, on s’en-
gueulait entre chercheurs... Parce qu’on n’assume pas le niveau
d’ignominie auquel on est confronté.
Et on a du mal, parce que notre propre conscience, nos
consciences à nous, de chercheurs, de militants – on va appeler ça
comme ça, parce que finalement, au bout d’un moment, on est des
militants – même si on a tout sauf des fibres de militants au départ –
on finit par se retrouver militants, militants de la vérité, militants de
la justice. Et même, quand on est engagé à ce degré là, on peut par-
ler d’une cause. Eh bien, on va se rendre compte, que l’on est tous les
jours, les uns et les autres, dans des contradictions, et à dire tout et
son contraire : est-ce qu’on a vraiment été jusque là ? Est-ce que
c’est possible qu’on ait fait ça ? À ce point ?

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Tout à l’heure par exemple, je découvrais – parce qu’on en


découvre tous les jours, on est seize ans après et on en découvre tous
les jours… – une des choses qui est assez importante dans cette affaire
– c’est ce qui a été fait aujourd’hui et c’est ce qui est à faire, et j’in-
vite tout le monde à poursuivre le travail: de recueillir les témoigna-
ges, les témoignages des rescapés, de la façon la plus détaillée possi-
ble, de manière à comprendre, et même si c’est douloureux. C’est
douloureux pour tout le monde, pour qui doit se souvenir et pour qui
doit entendre.
Il faut que l’on arrive à reconstituer précisément ce qui s’est
passé. Là, par exemple, j’ai un bout de témoignage qui a été retrans-
crit, recueilli par Cécile Grenier. C’est un témoignage de quelqu’un
dont on a parlé plusieurs fois aujourd’hui, Bernard Kayumba, rescapé
de Bisesero, et maire d’un district du secteur.
C’est à Cécile Grenier, donc, que Bernard Kayumba donnait –
il y a quelques années –, ce témoignage qui n’a pas encore été diffusé,
qui est donc délivré en exclusivité aujourd’hui. On va dire que c’est
un scoop… Ce qui est amusant, c’est de voir comment on peut avoir
des scoops seize ans après ! Seize ans après, on a des révélations tous
les jours :
– Alors je voudrais ajouter, dit Bernard Kayumba, autre chose au
sujet de leur venue [“leur”, c’est des Français, l’armée française,
les militaires français] à Bissessero à ce moment-là.… Ils nous ont
confisqué nos armes avec lesquelles nous nous étions défendus
jusque-là.
– Comment y sont-ils parvenus ? demande Cécile Grenier.
– Ils ont demandé que toute personne qui avait une arme pour se
défendre, une lance, même un bâton, la leur donne. Les Français
disaient qu’ils voulaient mettre ça dans des musées. Et qu’aussi ils
donneraient une compensation en argent aux propriétaires.
Evidemment, cette proposition de compensation a poussé les
détendeurs de ces armes à s’en séparer et à les remettre avec
empressement. Les Français sont partis avec ces armes. Et même
les résistants qui n’avaient pas pu remettre les leurs ce jour-là, les
ont remis aux Français à leur retour.
– Cela veut dire que, le premier jour, ils vous ont demandé vos
armes, puis vous ont laissés sans rien pour vous défendre ?
demande Cécile Grenier.
– Oui. Ils les ont emportées. Et c’est ici que l’on peut penser à
une complicité avec les Interahamwe qui se trouvaient là. La
situation dans laquelle nous nous trouvions depuis des mois… Ils

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nous prennent les instruments avec lesquels nous nous défen-


dions en nous disant qu’ils vont nous protéger, et, ensuite, ils
nous abandonnent devant les Interahamwe qu’ils voient bien en
face d’eux… Ils avaient des jumelles qui leur permettaient d’ob-
server et de se rendre bien compte que les Interahamwe étaient
armés. Tu comprends qu’ils n’ignoraient pas ce qui allait suivre
leur retrait.
Je le découvrais pendant la conférence, là, sur l’écran de l’ordi-
nateur où ce texte, cette longue interview, très longue, est retrans-
crite. Il se trouve que c’est pour cette conférence que l’on a demandé
à Cécile Grenier qui les avait, qui n’avait pas réussi à les exploiter,
depuis quelques années qu’elle les a maintenant recueillis. Elle a
accepté, pour ce colloque, de fournir l’ensemble de ses matériaux, des
très nombreuses interviews, 56 heures d’interviews qu’elle a pu faire
au Rwanda, en général, et à Bisesero, en particulier. Une partie de
ceci a été retranscrite pour aujourd’hui. Malheureusement, c’est une
toute petite partie que l’on a pu voir dans le montage filmé projeté
tout à l’heure.
On sait déjà qu’il y a beaucoup plus dans le matériel de Cécile.
Mais on sait déjà qu’il y en a beaucoup plus dans le matériel de
Jacques qui a été à Bisesero quelques années après. On sait qu’il y en
a beaucoup plus dans le matériel de Georges Kapler, lorsqu’il a été
recueillir des interviews pour la commission d’enquête citoyenne qui
s’est tenue en 2004 – commission d’enquête citoyenne où ont été
projetées quelques-unes des interviews qu’il avait recueillies. Pas
tout. On sait déjà que, dans tout ceci, et dans tout ce qu’il y a encore
à recueillir, il y a plus, parce qu’on en découvre tous les jours.
Et tous les jours, quand on en découvre, on découvre que c’est
pire que ce qu’on pensait. Je me souviens, en 1994 je ne connaissais
pas le Rwanda, mais, par contre, assez rapidement, comme ça, en
lisant les journaux, je me dis « tiens, il y a un truc bizarre ». Assez
rapidement, je finis par arriver à la conclusion – je n’étais peut-être
pas le seul, mais on n’était pas très nombreux – que, manifestement,
il y a eu un problème, et qu’une intervention de type colonial sem-
ble avoir compromis la France dans une chose aussi grave qu’un
génocide. Pendant des années, on va dire qu’il y avait eu complicité,
fourniture de moyens. Ils ont encadré, ils ont formé, etc. Et puis, non,
arrive un beau jour où non. On découvre ça !
Non, non. Ah, non, non : ils n’ont pas seulement encadré, puis
se sont aussi retirés. Comme tout le monde sait, ça commence avec

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une opération Noroît. Et puis l’opération Noroît se termine officielle-


ment fin 93, quand l’armée française est obligée de se retirer. Ceci,
suite à ce qui avait été convenu avec l’ONU, un gouvernement de
transition devant s’installer. C’était alors une des condition expresse,
que l’armée française, largement trop compromise avec une des par-
ties – le parti au pouvoir –, eh bien l’armée française devait se retirer.
Et à ce moment-là, l’armée française s’en va. Ah, oui, non, pas
tout à fait. On mis aussi des années, moi j’ai mis des années – je suis
« spécialiste » du sujet, j’ai publié plein de livres sur le sujet, je pré-
tends être « spécialiste » du sujet, et j’ai mis des années à compren-
dre que non, certains militaires français étaient restés. Ah, bah !
comment a-t-on découvert ça ? Par exemple, pendant la mission
d’information parlementaire, tout à coup on découvre que oui, il y
avait, le jour de l’attentat, non, on l’avait su avant, il y avait, com-
ment s’appelle-t-il ? Grégoire de Saint Quentin, qui était dans le
camp juste à côté… On s’était dit qu’il y en avait un là… On n’avait
pas bien compris.
Ah non ! Quelques temps après on découvre qu’il y avait eu
aussi un certain Jean-Jacques Maurin. Jean-Jacques Maurin, il était
quoi ? Il était chef d’état-major de fait de l’armée rwandaise génoci-
daire. Il était là encore début avril. On ne sait pas quand est-ce qu’il
est parti, Jean-Jacques Maurin.
On sait qu’il n’est pas parti avec Noroît en tout cas. On sait qu’il
est resté jusqu’à la dernière minute de préparation du génocide.
Non ! Après la dernière minute, parce qu’après l’attentat, il est
encore là, pour constituer le gouvernement intérimaire qui va faire le
génocide.
Mais, officiellement, il serait parti, peut-être le 14 avril, Jean-
Jacques Maurin. Mais, Jean-Jacques Maurin, il n’avait rien de moins
que la fonction de dirigeant de l’armée rwandaise, de dirigeant de
fait. C’est-à-dire que c’était lui qui apportait l’argent, c’était lui qui
apportait la compétence, c’était lui qui apportait l’encadrement.
C’était lui qui était officiellement conseiller du chef d’état major,
mais cela avait déjà été dénoncé au Rwanda même, par des opposants
politiques, que ce conseiller du chef d’état-major était un chef d’état-
major de fait.
Eh bien, il était encore là. Il était encore là au début du géno-
cide. Il était encore là, la première semaine du génocide, ça c’est sûr.
Mais la question, c’est : que s’est-il passé après, quand ils sont partis.

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Soi-disant le 14 avril, tout le monde s’en va et les Rwandais restent


entre eux. Et c’est comme ça que s’opère le génocide, les cent jours
du génocide jusqu’à Turquoise.
Et on entend un mot, par exemple – ça fait plusieurs fois qu’il
revient. La première fois, c’était un peu curieux, c’était un peu cho-
quant : “opération insecticide”. La première fois que je l’ai entendu,
c’était dans le rapport d’Alison Desforges : Aucun témoin ne doit survi-
vre. Opération insecticide. C’est attribué au capitaine Barril… le capi-
taine Barril, une figure fameuse en France… Il aurait été embauché
par le gouvernement rwandais pour une opération spéciale de merce-
naire que l’on aurait appelée “opération insecticide”. Et puis, les
années passent et ce terme “opération insecticide” revient avec insis-
tance.
Et qu’est-ce qu’on comprend ? C’est qu’il y a eu une autre opé-
ration militaire française, entre l’opération Noroît et l’opération
Turquoise. Et c’était une opération de participation directe au géno-
cide. On en a des tas de traces maintenant. On a mis très longtemps
à en avoir les traces. Cela a été évoqué tout à l’heure, et dans les
témoignages de Cécile Grenier. Cela a été évoqué diverses fois cet
après-midi.
Eh oui, il y avait des militaires français pendant le génocide, et
pas seulement un Barril mercenaire. Il y avait des militaires français.
Ainsi, il y a une des déclarations du général Dallaire qui, moi, en
2004, m’ont laissé par terre, lorsqu’il a été interviewé, sur France
Inter, par Daniel Mermet, et Daniel Mermet lui demande : « Il y
avait des Français ? Oui, mais à quelle époque, à quelle date ? » Non,
pardon, d’abord Dallaire dit : « il y avait plein de Français ». Et
Mermet lui dit : « Oui, mais à quelle date ? » Et Dallaire répond :
« Mais tout le long, bien sûr. » « En particulier à l’état-major et dans la
garde présidentielle. » Quand on sait que la garde présidentielle est le
moteur du génocide.
« Tout le long », dit le général Dallaire – à peu près un des seuls
témoins, en fait, le seul témoin extérieur qui puisse avoir vu ça. Il
dit : « Tout le long, il y avait plein de Français », dans la garde prési-
dentielle, moteur du génocide.
Petit à petit on découvre, là, je ne sais pas quoi : on va appeler
notre camarade Serge Farnel, qui est à l’instant à Bisesero et qui est
en train d’enquêter pour compléter, pour avoir d’autres témoignages.
Et, par exemple, on a – Cécile Grenier les évoquait tout à l’heure –,

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on commence à avoir, des témoignages sur le fait que, lors de la


fameuse offensive des 13, 14 mai – où peut-être que la plupart des res-
capés de Bisesero ont été exterminés ce jour-là –, a été faite avec un
appui logistique, avec un appui personnel français. Et ça, on a des
indications déjà lourdes de ça.
Mais, les 13-14 mai, on n’est pas au moment de Turquoise. On
n’est pas en avril, on est en mai. En avril, les Français sont encore là
au moment de faire le gouvernement intérimaire. En mai, ils sont là
quand il s’agit de liquider Bisesero. Mais, ils n’ont pas liquidé
Bisesero en mai. Ils n’ont pas réussi. Sont restés des survivants, là on
ne sait pas combien. Ça fait partie des questions qu’on aimerait poser
et éclaircir avec les rescapés de Bisesero. Parce que, finalement, les
estimations qui ont été faites, à droite, à gauche, disent qu’il restait
très, très peu de rescapés en juin quand arrive Turquoise. C’est une
grande question : est-ce que le dernier épisode sur lequel on a tra-
vaillé tout cet après-midi, est-ce que ça concernait très, très peu des
derniers rescapés d’après le 14 mai, ou est-ce qu’au contraire il restait
pas mal de survivants des différentes attaques de tous les cent jours.
À ce moment-là, qu’ont-ils fait, les soldats de Turquoise qui sont arri-
vés ? Qu’est-ce qu’on nous a raconté cet après-midi ? Ils sont venus
faire ce qu’on appelle du débusquage.
Que nous raconte Bernard Kayumba ? Que nous racontent
même le Duval et tous les journalistes : Saint-Éxupéry, le journaliste
du New York Times, le journaliste du Time de Londres, le journaliste
du Guardian, le journaliste du Monde… Tous redisent la même chose.
Tous les récits qu’on a répètent : les Français sont venus, ils ont dit
« sortez de vos cachettes », et sont repartis en disant « on reviendra
dans trois jours ». Oui, mais quand ils disent « on reviendra dans trois
jours », qu’est-ce que ça veut dire ? Duval, qu’est-ce qu’il croit qu’il
est en train de dire ? Il leur dit : « crevez ! » C’est ça ce qu’il est en
train de leur dire, explicitement. « Et d’ailleurs voilà, je suis avec mon
guide, là, et c’est mon guide qui va indiquer le chemin à vos assassins !
Salut les gars. » C’est ça ce qu’il fait, Duval, et il le fait devant la
presse mondiale. Il y a des témoins, il y a tout.
Mais s’il n’y avait que Duval. Malheureusement, on en a plein
de témoins, des témoignages divers et variés. Alors, on en discute, on
se chamaille pour savoir si ce témoignage-là est vraiment fondé…
Parce qu’on n’arrive pas à y croire, et ceci et cela. Mais on en a plein
des témoignages. Comme quoi, éventuellement, il n’y a pas eu qu’un
épisode à Bisesero. Il y a eu pas mal d’épisodes de débusquages divers.

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Il y a trop d’indications, comme quoi il y a des histoires un petit peu


différentes qui sont toujours la même : les Français arrivent, et
disent : « on reviendra dans trois jours ».
Et là, le dernier témoignage de Kayumba, ça n’est pas du tout
l’épisode de Duval. C’est une autre histoire encore. Quand ils vien-
nent, ils prennent les armes. Encore une autre histoire. Mais des his-
toires, on en a eu, des histoires avec des hélicoptères, des histoires
avec des camions. Et c’est toujours la même histoire : les Français
qui arrivent, se fondant sur le fait, qui a été raconté plusieurs fois,
que les survivants, les rescapés de Bisesero, savaient qu’il y avait une
intervention demandée par l’ONU et que l’armée française vien-
drait, devait venir pour arrêter le génocide. C’était officiellement
pour ça, et, à la radio, on pouvait l’entendre. Et l’armée française
arrive. Alors, évidemment, l’armée française, on ne lui faisait pas une
confiance extrême, étant donné son passif au Rwanda. Mais étant
donné son mandat officiel de l’ONU, quand les militaires français
disent – les psychologues pardon, de la guerre psychologique fran-
çaise, les manipulateurs de la guerre psychologique française, comme
ce salopard qui dit : c’est pour le musée qu’on vous prend vos armes.
Le grand psychologue ! Et les psychologues, ils expliquent aux gens :
« c’est fini, voilà, c’est fini, vous pouvez sortir, on est venu pour vous
aider ; ah, oui, mais, vous êtes trop nombreux…» Alors, la scène se
produit toujours comme ça : « Vous êtes trop nombreux… là, on ne va
pas pouvoir… vous avez vu, on est avec deux camions… on ne peut rien
faire. » « On reviendra dans trois jours. » Mais pourquoi trois jours ?
Il est à cinq minutes. De Guishiyita à Bisesero, il y a cinq minutes, si
j’ai bien compris. Un quart d’heure tout au plus, non ? Et il dit : « je
reviens dans trois jours ».
Bon, tout cet ensemble de choses qu’on a vu, et qu’on regarde
et que je re-résume ici, mais que tout le monde a compris, est insou-
tenable. Et tout le problème qu’on a, là, c’est de faire face à ces véri-
tés insoutenables. Faire face. Après, on a discuté de savoir si la res-
ponsabilité de ça serait de l’armée ou de l’État… Emmanuel disait, il
y a un moment…
On a Serge Farnel en ligne ? Je vais peut-être interrompre, je
continuerai après. Allez, nous avons Serge Farnel en direct de
Bisesero…. (…) Non, ça ne capte pas. (…) C’est bien embêtant…
Il se trouve que Serge aurait dû participer – il a beaucoup tra-
vaillé sur l’épisode de Bisesero – et Serge aurait dû participer à ce col-
loque, bien sûr. Et il se trouve que le calendrier fait qu’aujourd’hui

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même, il est au Rwanda pour aller recouper des informations qu’il a


recueillies lors d’un précédent voyage – particulièrement graves – et
qui demandent à être recoupées, parce que, justement, elles poussent
à intégrer des degrés de participation directe de l’armée française au
massacre, ce qui constitue une accusation bien plus grave que ce
qu’on pouvait connaître jusqu’à maintenant. Cela nous semblait
intéressant que Serge nous en dise deux mots. Mais ça ne marche pas.
Cela aurait été non seulement pour marquer le coup de ce qu’il est
là-bas, mais de ce que l’enquête continue.
Aujourd’hui, on a fait un colloque, mais on n’a pas fermé un
sujet. On ouvre un sujet. On est seize ans après, normalement le sujet
devrait être largement connu, depuis longtemps. Non ! On ouvre un
sujet. Parce que cette vérité, quand on regarde le Politis de la
semaine, cet hebdomadaire d’extrême gauche français, on voit bien
qu’on en est loin. On n’est pas arrivés ! La confusion est partout. On
a vu monsieur Péan… Eh bien, je crois qu’il l’a gagné son procès,
monsieur Péan. Son scandaleux procès, dans lequel il osait des énon-
cés… Qu’est-ce qu’il a fait, monsieur Péan ? Il a défendu le discours
du génocide. Et un tribunal de Paris lui a donné raison !
On en était précisément à savoir si c’était l’État ou les militai-
res qui portent la responsabilité de l’implication française. J’étais
assez d’accord avec Emmanuel, tout à l’heure quand il disait : il faut
bien voir, l’armée, ça pèse, dans nos démocraties – et je ne sais pas si
le pluriel s’applique ; pour les États-Unis, la France, c’est évident ;
et c’est sûrement vrai dans d’autres pays, comme en Angleterre, et
dans d’autres aussi – le poids du budget militaire, ne serait-ce que ça,
la permanence de l’organisation de l’armée, de la longue tradition de
l’armée, font que ce sont des choses qui pèsent dramatiquement dans
les équilibres mêmes de la démocratie. Et comme l’a dit Eisenhower,
le président américain, en quittant la présidence, dans un grand dis-
cours à la nation : « Tant qu’il y aura un complexe militaro-industriel
comme il y en a ici, on ne peut pas garantir qu’on est en démocratie. » Le
diagnostic d’Eisenhower est tout à fait juste. Certes, il connaissait
très bien son sujet, il était payé pour le savoir, il était général et rien
de moins. Oui, bien sûr, l’armée. Moi, je suis pour la dissolution de
l’armée pure et simple, même si ça n’emporte pas l’unanimité. Qui
est responsable, de l’armée ou de l’État ? Je crois que c’est Jacques qui
était pour dire le contraire, que non, les militaires n’ont fait qu’exé-
cuter les ordres. Quand même, il y a un petit problème qui est
qu’exécuter un ordre criminel, en théorie, on n’est pas censé le faire,

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et on est quand même responsable quand on exécute un ordre crimi-


nel. Mais, effectivement, dans le cadre de l’armée française, on obéit
rigoureusement au pouvoir politique ; rigoureusement au président
de la République en tout cas. C’est une mystique pour l’armée. Et
dans le cas spécifique du Rwanda, le président de la République a pris
soin de s’adjoindre le gouvernement. Il n’était pas obligé, il pouvait
diriger l’armée et commander le génocide sans rien demander à per-
sonne. Mais, au contraire, il a demandé à monsieur Balladur, qui était
là la dernière année de préparation du génocide, de venir toutes les
semaines à des conseils restreints du gouvernement qui portaient spé-
cifiquement sur les questions relatives au génocide des Tutsi du
Rwanda. Et pendant un an, toutes les semaines, le gouvernement
français, le ministre des affaires étrangères, le ministre de la défense,
le ministre de la coopération, le premier ministre et le président de
la République – et j’en oublie peut-être –, se sont réunis, hebdoma-
dairement pour dire : « Comment on fait pour tuer tous les Tutsi du
Rwanda ? »
C’est ça ce qui s’est passé en France ! Et, lors du premier de ces
conseils restreints en 93, ils arrivent. Et Juppé, qui est un garçon rai-
sonnable, dit : « le problème, c’est que si on continue dans ce dossier,
on risque de s’enfoncer ». Et il conclut : « Oui, on y va, on va s’enfon-
cer. » Et puis intervient Roussin, qui est un vrai, j’allais dire “gangs-
ter”, un vrai militaire en tout cas, gendarme, Roussin qui est minis-
tre de la coopération à ce moment-là, un peu baroudeur. Il dit : « Il
faut que l’on ait plus de moyens. Parce que, bon, d’accord, on a déjà
dépensé beaucoup, on est très endetté » – là ce sont des questions tech-
niques entre le ministère de la coopération et le ministère de la
défense. « Il faut qu’on ait plus de moyens. » Et que disent Balladur et
je ne sais plus quel autre encore, Léotard peut-être : « Oui, il faut y
aller. Apportons plus de moyens, renforçons les effectifs. » On est en 93,
au moment où se décide l’exécution du génocide, le moment où Jean
Carbonare peut passer à la télé, à peu près en même temps, quelque
temps avant. Jean Carbonare qui dit : « Il faut absolument abandonner
cette politique. Elle conduit au génocide.» Quelques jours plus tard, le
gouvernement se réunit et décide de mettre les bouchées doubles,
pour aller dans le sens de cette politique dont il lui a été dit qu’elle
conduit au génocide. C’est le type de choses qui sont très difficiles à
assumer, face auxquelles on est. Mais aujourd’hui, quand on est face
à une armée criminelle, un gouvernement criminel, une présidence
criminelle. Un gouvernement criminel.

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Et puis, on a d’autres natures de phénomènes comme par exem-


ple, comme c’est le sujet du jour, la presse. Ça s’appelle Politis, un
honorable journal d’extrême gauche… Et sur une table là-bas, il y a
un livre que j’ai publié. Ça s’appelle Le Monde, un contre-pouvoir ? de
feu mon ami Jean-Paul Gouteux, qui examine Le Monde, le meilleur
journal du monde, à peu près, hein ? Le Monde c’est un des journaux
les plus honorables de la terre. Et Le Monde, comment a-t-il traité le
sujet du Rwanda, pendant toutes les années de préparation du géno-
cide, et pendant le génocide ? Et comment mon camarade Gouteux
pouvait dire sans exagération : « Il y a là soutien idéologique actif à l’en-
treprise génocidaire. » Et c’est Le Monde, c’est pas l’armée. C’est pas le
gouvernement, c’est un journal. Et puis, Politis, c’est un autre journal.
Le Monde, on va dire, c’est un journal institutionnel. Politis, non,
c’est un journal révolutionnaire… presque. Institutionnel-révolu-
tionnaire on va dire, comme on dit au Mexique.
Voilà simplement pour donner des pistes sur le problème. C’est
pas seulement l’armée. C’est pas seulement l’État. C’est la conscience
collective qui est détruite ! Et qui est en miettes ! Et c’est ce qu’il
est question de reconstruire. C’est aussi grave que ça. C’est aussi pré-
tentieux que ça. C’est aussi nécessaire et urgent et indispensable.
Parce qu’on n’a pas d’histoire à raconter à nos enfants ! n

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APPEL DE GENÈVE À REJOINDRE LE

« Réseau International pour la Justice


après le génocide des Tutsi du Rwanda »
Comité d’Initiatives Internationales pour la reconnaissance
des responsabilités françaises et internationales
dans le génocide des Tutsi du Rwanda,
pour la justice et les réparations envers les rescapés

Les Samedi 13 et Dimanche 14 Février 2010, se sont déroulées


les rencontres Hommage à la Résistance au Génocide des Tutsi du Rwanda
à l’initiative des associations France-Rwanda Génocide Enquête
Justice et Réparation, Isi – Initiatives Solidaires Internationales et de
la Communauté Rwandaise de Suisse (CORS), en partenariat avec
Ibuka Suisse, Les amis de Bisesero et Intore za Dieulefit.
Cette rencontre a été l’occasion d’exposer les recherches
menées ces quinze dernières années sur les crimes de génocide com-
mis à Bisesero et dans la préfecture de Kibuye ; de faire le point sur
les responsabilités de l’appareil d’État français dans l’organisation et
l’exécution du génocide des Tutsi du Rwanda ; de présenter une par-
tie du travail de recueil de témoignages de rescapés entrepris au
Rwanda et de donner la parole à des rescapés et des témoins des cri-
mes perpétrés à Bisesero et à Kibuye.
Ces deux journées ont permis à des associations et personnes
venues de Suisse, France, Allemagne, Belgique, Grande Bretagne,
Espagne de débattre ensemble des perspectives de coopérations et
coordination des initiatives de chacun en vue de poursuivre, dévelop-
per et démultiplier les actions à mener pour la reconnaissance des res-
ponsabilités dans l’organisation et la mise en œuvre du génocide des
Tutsi du Rwanda, pour la justice et les réparations envers les rescapés.
Au cours des débats, les participants ont souligné l’importance:
• de poursuivre et démultiplier le travail de recueil des témoignages
des rescapés et des témoins des crimes de génocide ;
• de soutenir les initiatives de recueil de témoignages entreprises au
Rwanda;

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• de protéger et de soutenir les témoins en créant un réseau de sou-


tien et en démultipliant des parrainages ;
• de mettre en valeur les témoignages recueillis, par leur traduction,
leur recension, leur indexation, le travail de recoupement aux fins de
pouvoir être utilisés pour la reconnaissance des crimes, l’ouverture de
poursuites judiciaires contre les génocidaires et l’exigence de répara-
tions pour les rescapés et familles de victimes, notamment de la part
de l’État français ;
• d’identifier les gisements d’informations exploitables et de rendre
possible leur accès et leur utilisation ;
• de poursuivre le travail de recensement des victimes du génocide ;
• de défendre le principe de préservation et d’accessibilité des archi-
ves du TPIR et de leur transfert au Rwanda après la cessation des
activités du tribunal d’Arusha ;
• d’identifier les réseaux négationnistes et de lutter contre leurs
entreprises ;
• de favoriser la présence d’antenne de notre fédération dans les vil-
les où siège des instances internationales: Genève (ONU),
Strasbourg (Cour Européenne des Droits de l’Homme), Bruxelles
(Parlement et Conseil de l’Europe).
Afin de relever, avec le maximum d’efficience, les défis gigan-
tesques de ces projets, il a été débattu de la nécessité de coopération,
de mutualisation des compétences, de partage des recherches, de sou-
tiens réciproques des initiatives, de création d’outils communs
d’échanges des informations, des ressources documentaires et des
analyses.
Afin de mutualiser nos ressources, les personnes présentes le 14
février ont décidé de se fédérer en réseau. Celui-ci pourrait avoir pour
nom « comité d’initiatives internationales pour la reconnaissance des res-
ponsabilités françaises et internationales dans le génocide des Tutsi du
Rwanda, pour la justice et les réparations envers les rescapés » ou de
manière plus concise « Réseau International pour la Justice après le
génocide des Tutsi du Rwanda ».

Ce collectif est ouvert aux associations et personnes qui parta-


gent et ses principes fondateurs.

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PROCHAINE RENCONTRE DU
COMITÉ D’INITIATIVES INTERNATIONALES

COLLOQUE

La participation française au
génocide des Tutsi du Rwanda
3 juillet 2010
à Ivry (près de Paris)
Salle Saint Just, 30 rue Saint Just
94200 Ivry (métro Mairie d’Ivry)

Les rencontres d’Ivry seront l’occasion de faire le point des


connaissances sur la présence et les activités françaises au
Rwanda, d’avril à juillet 1994. Rescapés, témoins, journalis-
tes présents sur le terrain à cette période, enquêteurs et cher-
cheurs seront invités à croiser leurs apports et leurs analyses.

Si vous souhaiter participer aux rencontres d’Ivry ou si l’une ou


l’autre des initiatives du Réseau International pour la Justice après le
génocide des Tutsi du Rwanda vous intéresse contactez :

Jean-Luc Galabert (secrétariat provisoire du collectif)


jeanluc_iradukunda@yahoo.fr
33 (0)9 66 81 25 66 ou 33 (0)6 75 77 56 10

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INTERVIEW

Jeanine Munyeshuli-Barbé :
“Les dés de la justice
internationale sont pipés”
On est loin d’une véritable justice, qui prenne en compte la hié-
rarchie des responsabilités. Les premières, françaises et vatica-
nes, sont à ce jour exonérées. Il ne semble pas qu’on ait l’inten-
tion d’examiner les responsabilités “indirectes”, à distance,
même lorsqu’elle sont particulièrement graves, comme dans le
cas de l’ONU, ou diffuses, comme celles des médias. Et la
relaxe, en appel, de Protais Zigiranyirazo, patron du groupe
génocidaire rwandais, confirme cette tendance de la justice
internationale a épargner les principaux responsables.
LA NUIT RWANDAISE : Jeanine Munyeshuli-Barbé, vous avez pris l’ini-
tiative – avec La Nuit rwandaise – d’une pétition internationale pour
demander la révision du procès en appel de Protais Zigiranyirazo.
Quelles perspectives voyez-vous pour une telle action ?
Jeanine Munyeshuli-Barbé : Tout d’abord permettez-moi de rappe-
ler dans quel contexte immédiat est survenu le verdict d’acquitte-
ment Protais Zigiranyirazo, communément appelé “Z” – l’homme,
éminence occulte de l’Akazu, était tellement craint que nul n’osait
prononcer son nom.
Je m’en souviens comme si c’était hier. C’est un lundi soir,
Mr Theodor Meron, juge président de la chambre d’appel, prononce
l’acquittement avec libération immédiate de « Mr Z » . Nous som-
mes le 16 Novembre 2009. Ce revirement de situation est tellement
inattendu que c’est le choc et l’accablement parmi les rescapés tutsi
du génocide de 1994. Le lendemain, point de répit, la série noire
continue, le père Hormisdas Nsengiyumva est libéré. Le 20 novem-
bre 2009, je me rends à Paris pour la lecture du jugement en appel
de Pierre Péan. Le tribunal confirme le jugement de première ins-
tance. Péan est relaxé.

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Dans la même semaine, nous subissons coup sur coup ces acquitte-
ments comme autant d’humiliations à la mémoire des nôtres, « géno-
cidés » seize ans plus tôt. Nous les vivons également comme une
sorte de légalisation du négationnisme, car les trois hommes libérés
ne sont pas des anonymes, bien au contraire !
Mr Z, frère d’Agathe Habyarimana était au cœur du pouvoir génoci-
daire depuis environ trente ans. Déjà condamné en 1993 par un tri-
bunal canadien pour menaces de mort proférées à l’encontre de deux
Tutsi, débouté du droit d’asile par la commission belge en 2000, et en
2008 condamné à vingt ans de réclusion par la chambre de première
instance du TPIR… ce même homme, est acquitté en appel.
Le père Hormisdas était de ce ceux que nous appelons en kinyar-
wanda un “Ruharwa”. Surnom donné aux génocidaires qui se sont
distingués dans la cruauté ou qui ont tué d’innombrables personnes.
Ce sont des « génocidaires en chef » en quelque sorte, célèbres pen-
dant le génocide et « chefs d’orchestre » des massacres. Pierre Péan,
quant à lui, est l’auteur d’un des brûlots négationnistes du plus mau-
vais goût paru ces dix dernières années.
C’est sous le choc de ces nouvelles juridiques que naît , lors d’une
simple conversation avec le comité de La Nuit rwandaise, l’initiative
d’une pétition internationale.
Pour répondre à votre question, environ quatre mois après le lance-
ment de cette pétition, quelles en sont donc les perspectives ?
Primo, il faut rappeler au lecteur, que la lettre et l’appel des associa-
tions – toutes les grandes associations rwandaises et internationales
de soutien aux rescapés du génocide des Tutsi y sont représentées –
et de la société civile à l’intention du Procureur du TPIR lui ont été
transmises le 19 Janvier 2010.
Le procureur dispose d’une durée d’une année depuis la date du ver-
dict pour demander la révision du procès. Nous sommes donc dans
l’attente de nouvelles en provenance du TPIR basé à Arusha.
Pour un éclairage plus pointu sur l’aspect juridique, fortement
contestable, de ce jugement, je prie le lecteur de se référer à l’analyse
pointue d’un spécialiste du droit international et consultant à la
Comission rwandaise de lutte contre le génocide, Diogène Bideri, sur
internet – fairtrialsforrwanda.org/francais/la-chambre-d-appel-du-
tpir,035.html.

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Secundo, le site fairtrialsforrwanda.org comme son nom l’indique,


ne s’arrêtera pas à la seule affaire Zigiranyirazo. Il a vocation à deve-
nir une plate-forme sur laquelle seront mis en ligne les autres cas de
« justice négationniste », selon l’expression de Yolande
Mukagasana.
Nous documenterons prochainement l’affaire du père Hormisdas,
affaire pour laquelle hélas, le procureur a déjà fait savoir qu’il ne se
pourvoira pas en appel de l’acquittement.
Tout aussi importante, la mise en ligne de l’affaire Bagosora dont le
jugement de condamnation n’est pas à la hauteur des responsabilités
du « cerveau du génocide » qu’il a été.
Pour ces deux affaires, nous détenons des documents qu’il convient
de porter à la connaissance du public.
En effet, outre l’objectif premier d’inférer sur le cours de la justice
rendue par les tribunaux en présentant des faits nouveaux suscepti-
bles d’entraîner la révision des jugements, il est primordial d’infor-
mer et d’alerter l’opinion publique sur les manquements gravissimes
de la justice internationale face au génocide, crime imprescriptible.
En particulier, face au génocide des Tutsi du Rwanda, survenu après
la mise en place par la Communauté internationale de la
Convention de 1948. Une communauté hélas incapable de prévenir
le génocide des Tutsi malgré cette convention, incapable d’arrêter le
génocide malgré ses moyens, et aujourd’hui complètement défail-
lante à juger les prétendus génocidaires au vu du bilan calamiteux du
Tribunal International pour le Rwanda.
En définitive, cette première pétition, initiative citoyenne, est appe-
lée à s’élargir à la fois dans le nombre de cas scannés que dans la pro-
fondeur de l’analyse et des documents qui y seront mis à disposition.
Les citoyens du monde entier, rwandophones, francophones ou
anglophones (quelques documents en espagnol ont été également
diffusés) sont les bienvenus pour contribuer à l’enrichissement de
cette plate-forme et à s’en servir dans leurs efforts de lutte contre
l’impunité.

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Vous avez également organisé, avec l’association France-Rwanda-


Génocide, enquête, justice et réparations, un colloque internatio-
nal, qui s’est tenu à Genève, portant sur la question spécifique de
la résistance des Tutsi de Bisesero – ce que nous appelons, à
La Nuit rwandaise, “le ghetto de Varsovie” des Tutsi. À l’issue de
ce colloque s’est constitué un comité d’initiatives internationales
pour la reconnaissance des responsabilités françaises dans le géno-
cide. Que faut-il attendre d’une telle démarche ?
Ce comité est né d’un élan collectif dans la foulée de ce colloque,
durant lequel les uns et les autres ont pu mesurer à la fois l’effet multi-
plicateur des synergies (un et un faisant bien plus que deux), mais éga-
lement l’incroyable potentiel synergétique, si je peux l’exprimer ainsi.
Quand j’entends les réactions des participants (dans le public) à ce
colloque, je mesure le fossé qu’il y a (et que nous travaillons à com-
bler), entre « les chercheurs » et « le citoyen lambda ». Par
« chercheurs » je désigne une poignée d’hommes et de femmes en
France, qui ont travaillé sans ménager leurs efforts sur la question de
la contribution française au génocide des Tutsi. En seize ans, ce
noyau jadis petit et compact autour de quelques militants de l’asso-
ciation française Survie s’est à la fois élargi (en nombre de collectifs
créés) et bien plus important, étoffé ! En clair, la vivacité de la
recherche est telle que l’histoire du génocide n’a cessé de s’écrire en
seize ans, et le dossier à charge contre la France de s’alourdir.
La responsabilité qui pèse sur chacun « des chercheurs » en tant
qu’individu en devient, comment dire ? historique. Il ne s’agit plus
seulement de chercher la vérité, de récolter des témoignages mais
également par tous les moyens de les diffuser sans se faire confisquer
notre responsabilité citoyenne par les politiques qui voudraient nous
imposer « des commissions d’historiens » ou des « tribunaux spé-
cialisés » pour ne citer que ces deux nouveautés sorties de déclara-
tions récentes du sommet de l’État français.
Ce triptyque recherche citoyenne-action citoyenne-véritable travail
d’information sera, je le souhaite, au cœur des initiatives internatio-
nales collectives à venir.
Le génocide des Tutsi rwandais de 1994, ce n’était pas hier, ce n’était
pas « là-bas, entre Rwandais», c’est une question contemporaine
adressée à la conscience universelle qui doit demeurer au cœur de

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l’actualité tant que la lumière ne sera pas faite sur les responsabilités
des uns et des autres ! Comment les citoyens français acceptent-ils
la chape de plomb sur eux posée par leurs élus sur la question de la
responsabilité de leur pays démocratique (en paix civile) ? Seize ans
plus tard, comment les citoyens du monde entier supportent-ils que
le génocide des Tutsi du Rwanda reste « une faillite de la commu-
nauté internationale » comme se complaisent à le répéter tant de
dirigeants ? Ces formules grandiloquentes de « responsables mais
pas coupables » sont des étouffoirs de conscience.
Concrètement, à l’issue du Colloque de Genève, nous poursuivrons
sur la lancée des colloques, en initiant un second colloque (avec
d’autres intervenants de grande qualité et des rescapés venus du
Rwanda) à Ivry, en France, le 3 Juillet prochain. Pour ce colloque
d’Ivry, nous avons déjà noué des partenariats locaux et espérons les
élargir. Nous avons déjà entamé des collaborations avec des collec-
tifs au Rwanda, et partout en Europe avec les amis du Rwanda et les
diasporas françaises, belges, allemandes et suisses. Ces collaborations,
ce sont à la fois des partenariats entre collectifs et la création de liens
entre individus.
Je pense qu’il y a une forme extrêmement dangeureuse d’isolement
qui, non seulement, entretient le sentiment d’impuissance « face à ce
million de morts du génocide, crime d’Etat(s)» mais également tue à
petit feu l’humain dans sa capacité à exister en tant qu’être doué
d’empathie, en tant qu’homme ou femme à l’indignation non seule-
ment vivace mais active. Regardez l’exemple des Intore de Dieulefit
venus se joindre à nous à Genève, qui nous ont apporté dans leur
besace des images et un témoignage des collines de Bisesero, mais
aussi, leur cœur grand « comme ça ». Les bien nommés « Intore »
de Dieulefit offrent des vaches aux Basesero, comme cela se fait au
Rwanda, entre vrais amis. Ils ont créé des liens, des liens très forts.
C’est cela qui a manqué durant le génocide, c’est cela que le géno-
cide a pulvérisé !
L’apathie physique et psychique fait le lit de la désinformation dont
tirent profit les négationnistes et les génocidaires du monde entier.
C’est exactement la dynamique inverse que nous tentons de mettre
en route avec ces initiatives internationales.

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Je ne souhaite pas m’étendre là-dessus mais mon parcours personnel


est la preuve que la solidarité active n’est pas un vœu pieux et pour-
tant je suis la première agréablement surprise des effets de ce petit
colloque. Je pense que ce cercle vertueux ne fait que commencer…

Croyez-vous que le mur du négationnisme va se briser sous ces


efforts collectifs ?
Se briser ? non, se fissurer... peut-être bien. Laissez-moi étayer ma
pensée... Je crois qu’ il existe une fange de négationnistes “purs et
durs” qui est constituée de génocidaires (blancs et noirs). Celle-là
n’est en manque ni d’information ni (malheureusement) de moyens.
Cette fange constitue le noyau dur du “mur génocidaire”. Nos efforts
collectifs la feront-ils trembler ? C’est tout le mal que je souhaite à
l’humanité toute entière, mais je ne suis pas naïve.
Parcourez mon continent, l’Afrique, et faites le compte des crimes
contre l’humanité impunis de la colonisation aux “indépendances” à
2010... c’est effarant. À quoi servent les bases militaires françaises en
Afrique ? Comment se fait-il que le Conseil permanent du conseil de
sécurité de l’ONU est constitué par les plus gros producteurs d’armes
du monde – alors que pour l’essentiel ces pays sont en paix civile ? En
clair, leurs économies dépendent de cette industrie de la mort… qui
survient ailleurs.
Rappelons que c’est sur une résolution du Conseil de sécurité de
l’ONU que le Tribunal Pénal International pour le Rwanda( TPIR)
a été instauré. Pourtant, pendant le génocide des Tutsi, le gouverne-
ment qui le commettait y siégeait, à ce Conseil de sécurité !
C’est ce même Conseil de sécurité – au sein duquel, rappelons-le, la
France siège comme membre permanent avec droit de véto – qui
nomme les juges du TPIR. Le procureur (responsable de l’ouverture
des poursuites) est lui-même contrôlé par le Conseil de sécurité. Les
règles de procédure et de preuve qui régissent les enquêtes émanent
également du Conseil de Sécurité. Les dés de la justice internatio-
nale sont pipés, voilà pourquoi l’impunité des crimes les plus graves
(à savoir le génocide qui est toujours un crime d’État) a encore de
beaux jours devant elle.

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Je pourrais continuer à noircir le tableau le long de cet entretien, que


je serais en-deça de la très sombre réalité. C’est de la même
Organisation des Nations-Unies que sont issus “les fameux casques
bleus” qui n’ont jamais prévenu aucun conflit ni, comme vous le
savez, arrêté le génocide des Tutsi au Rwanda. C’est de l’ONU dont
est issu le Haut Comissariat aux Réfugiés, dont le budget excède (en
multiples) celui de nombreux États “en conflit” (et si la paix revenait
dans ces pays, le HCR serait en faillite). Quand je pense aux nom-
breuses organisations « internationales des droits de l’homme » qui
ne cessent de critiquer le Rwanda et les gacacas, je me dis que déci-
dément, oui, les Tutsi sont encore exclus de cette humanité dont les
droits devraient être préservés par « ces organisations » !
Après ce détour sur l’Onu comme organisation gardienne de l’immu-
nité internationale des États puissants et de facto, protectrice de la
fange dure des négationnistes, regardons un peu ce que nous apprend
l’histoire de la Shoah. Le centre Simon Wiesenthal a été créé il y a
plus trente ans, il reste pourtant encore une petite poignée de très
vieux nazis vivants “qui ne regrettent rien” et régulièrement, il se
trouve un négationniste de la Shoah pour relancer la polémique sur
l’existence des chambres à gaz, pour ne citer que cet exemple.
Le Rwanda ne s’est pas (encore) doté d’une institution équivalente,
et aujourd’hui avec l’internet, la multiplication des zones de conflits
en Afrique, la pression sur les ressources dans une économie mon-
diale en crise, la guerre de la (dés)information est permanente. À ce
jeu-là, les négationnistes “purs et durs” qui ne sont en réalité que des
génocidaires masqués et défaits (ils étaient à l’œuvre en 1994) auront
toujours , je le crains, un coup d’avance. C’est pour eux, une question
de survie. Ils savent la nature et la gravité du crime dont ils seraient
passibles devant la loi. Toutefois, il ne paraît pas saugrenu d’imaginer
que nos efforts collectifs participent au sentiment « de traque » de
ces criminels !
En dehors du noyau dur, le mur du négationnisme me paraît peut-
être plus friable… mais attention, ce négationnisme-là est sans cesse
en mutation ! Il bouge au gré du “travail de désinformation active”
du noyau dur et du fait que le génocide des Tutsi dans sa conception
comme dans son exécution demeure la grande tragédie humaine la

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moins documentée (bien qu’il se soit déroulé en “live” sous les yeux
d’un monde indifférent) de l’histoire contemporaine. C’est pourquoi
les efforts collectifs doivent se poursuivre et s’intensifier. Sur la ques-
tion précise de la responsabilité de la France dans le génocide des
Tutsi de 1994, nous pouvons observer une évolution « de l’opinion
publique ». En 1994, François-Xavier Verschave publiait son pre-
mier ouvrage sur la question dont le titre prend la forme interroga-
tive. Complicité de génocide ? peut-on lire en couverture. Entre 1994
et 2003, en plus des diverses publications de l’association française
Survie, paraîtront quelques ouvrages aux titres plus explicites et affir-
matifs. J’ai en tête cinq titres phares : Un génocide français, de Mehdi
Ba, en 1997, et en 1998, Un génocide sur la conscience, par Michel
Sitbon. Sous la plume de notre regretté Jean-Paul Gouteux sont
parus successivement Un génocide secret d’État - La France et le
Rwanda, 1990-1997, La nuit rwandaise. L’implication française dans le
dernier génocide du siècle, et Un génocide sans importance : la
Françafrique au Rwanda. Durant cette première décennie post géno-
cide, Venuste Kayimahe est le seul rescapé à publier un ouvrage met-
tant en cause la responsabilité française.
2004, l’année du dixième anniversaire est l’année de parution du
l’ouvrage de Patrick de Saint-Exupéry qui rapporte des faits nou-
veaux sur l’implication française à Bisesero et interpelle nommément
Dominique de Villepin. C’est cette même année que débuteront les
travaux de la Commission d’Enquête Citoyenne dont les publica-
tions seront éditées l’année suivante. Les cinq années qui suivront les
ouvrages et les actions négationnistes défraieront la chronique. En
2008, le Rwanda, de son côté, publie le rapport Mucyo. Cette année-
là, la tension atteint son paroxysme entre la France et le Rwanda
mais deux années après sa publication du rapport Mucyo, aucune des
personnalités civiles et militaires nommément mises en cause dans
les conclusions du rapport n’a été poursuivie.
Avec l’année 2010, les révélations de Serge Farnel – via l’ article
d’Anne Jolis publiés le 26 Février dans le Wall Street Journal – sont
fracassantes : des militaires français ont mené les opérations génoci-
daires dans la grande attaque des 13 et 14 Mai 1994. C’est une
« révolution copernicienne » après les révélations de Saint-Exupéry

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en 2004. Des parutions dans la presse au courant de ces trois pro-


chains mois ainsi qu’un ouvrage et un documentaire sont déjà annon-
cés. Annonçons également la parution prochaine d’un ouvrage
exceptionnel et unique en son genre – pour son volume excédent les
1500 pages et la pléthore de documents qui sous-tendent une enquête
de plus de dix ans – sous la plume de Jacques Morel. Et bien évidem-
ment, la présente revue qui fait le point chaque année sur l’état de la
question de la contribution française au génocide des Tutsi. La liste
des ouvrages cités n’est pas exhaustive et ne devrait pas se limiter aux
livres mais également aux films parus. Sans oublier le rôle unique des
actions du collectif Génocide Made-in-France ! En amenant symbo-
liquement le sang des Tutsi au Trocadéro, ce collectif a littéralement
mis les pieds dans le plat et secoué les consciences ! Alors oui, retros-
pectivement, force est donc de constater que les efforts collectifs ont
bougé les lignes en seize ans…
Même si, à ce jour, aucune plainte contre des citoyens français n’a
encore été jugée, la complicité française n’est plus une interrogation.
Avec les récentes révélations de l’enquête menée par Serge Farnel,
nous avons une nouvelle compréhension du génocide des Tutsi et
l’implication de la France a pris une toute autre dimension. À la mi-
mai 1994, sans l’engagement en première ligne de l’armée française
dans le génocide, les génocidaires étaient à bout de souffle. Les
témoignages rapportent que les opérations des 13 et 14 mai dites
« simusiga » (« aucun témoin ne doit survivre ») sont menées sous le
commandement français. Le mot « complicité » est un euphémisme
face à ces révélations qui nous présentent une France qui apparaît
désormais co-auteure du génocide.
Nous devons rester très combattifs car ces nouvelles révélations sont
tellement lourdes qu’elles donnent déjà lieu à de multiples résistan-
ces. Les lignes ont certes bougé, mais le mur du négationnisme, lui,
va sur durcir . n

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DOCUMENT

Mise en garde pour le TPIR

“Tuez-nous et vous
aurez fini le travail !”
La relaxe en appel de Protais Zigiranyirazo, “monsieur Z.”,
réputé pour avoir dirigé l’Akazu, à la tête du groupe génoci-
daire, aura été un choc. La cour ayant estimé que lors de sa
condamnation en première instance, on n’aurait pas assez
tenu compte des témoignages de complaisance présentés
pour sa défense, un des principaux responsables de la mise
en place du génocide, circule en liberté. Yolande
Mukagasana, rescapée du génocide, auteur de plusieurs
livres, exprime ici le malaise qu’on ressenti tous les rescapés
face à cette justice internationale dévoyée.

Le génocide des Tutsi du Rwanda a été plusieurs fois prononcé


par les autorités politiques rwandaises depuis 1963, dans le discours
de l’ancien Président Grégoire Kayibanda.
Le génocide des Tutsi du Rwanda a été prononcé par le
Président Juvénal Habyarimana, le 30 octobre 1990. Juste avant que
le FPR ne commence la guérilla, le Président Habyarimana dans son
discours a dit qu’il vengera ses hommes. Venger ses hommes qui sont
morts au front. Sur qui allait-il les venger ? Sur des innocents.
Cela a commencé par les massacres des Tutsi à Byumba, qui ont
été suivis par le massacre des Bagogwe.
Au 5 octobre 1990, vous vous souviendrez des milliers de Tutsi
arrêtés jusqu’aux étudiants dans les écoles. À Nyamirambo, les per-
sonnes ont été arrêtées, torturées puis parquées dans le stade régional
où ils mangeaient de l’herbe. Nos familles ont mangé de l’herbe. J’ai
des difficultés à l’oublier.

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Les nôtres ont tous fini leur voyage en prison. Combien en sont
revenus ? Je voudrais demander à l’ONU s’il n’était pas là.
Souvenez-vous en 1993, chez ce Bourgmestre du Nord –
Kajerijeri – chez qui l’on a trouvé une fosse commune dans son jar-
din ! L’ONU l’a oublié ? Moi pas.
Ceux qui étaient au Rwanda se souviendront bien des bus qui
acheminaient les armes, dont les machettes, dans différents coins du
Rwanda depuis 1993. Nous étions là. Nous avons vu et nous avons
dénoncé. L’ONU a décidé que les armes trouvées soient rendues au
pouvoir qui planifiait le génocide des Tutsi.
Je vois où veut en venir l’ONU. L’ONU veut un jour nier le
génocide. Les actes de l’ONU montrent bien sa négation de notre
génocide. L’ONU veut montrer qu’il n’y a jamais eu de planification
du génocide des Tutsi. Pas de planification égale pas de génocide. Je
vous mets en garde, vous les Nations Unies.
Quand il n y a pas de justice, c’est la naissance des justiciers.
L’ONU est à l’origine des conflits dans le monde car l’ONU est inca-
pable de juger les coupables. Si les rescapés du génocide des Tutsi
commençaient à faire leur propre justice, tout le monde dirait que
c’est la vengeance. Cela fait quinze ans que nous attendons la justice,
cela fait quinze ans que les rescapés sont tués encore et encore ou
meurent des suites du génocide, comme les femmes violées qui meu-
rent encore du Sida. L’ONU a commencé par soigner leurs violeurs
sans voir les violées
Combien de rescapés ont été tués par les familles des prison-
niers ou de leurs amis après avoir témoigné à Arusha ? Combien de
fois avons-nous été traitées de personnes manipulées par le pouvoir
pour ne pas aller témoigner dans ce tribunal ? Pourtant l’État rwan-
dais actuel a toujours collaboré avec ce tribunal.
Aujourd’hui, on lâche l’un des cerveaux du génocide pour « vice
de procédure » et Dieu sait que ce n’est pas le premier. Les plus impor-
tants des planificateurs du génocide sont en liberté dans les pays
ayant signé la convention de Genève. Où allons-nous ? Et pour
nous mettre la poudre aux yeux, on arrête en même temps les respon-
sables du FDRL que l’on va relâcher demain.
Nous sommes fatigués. Nous sommes très fatigués. Mais je vous
assure, vous les responsables de l’ONU, qu’il reste un ou mille resca-
pés, nous ne sommes pas prêts à arrêter. Vous vous dîtes sans doute
que puisque nous sommes seuls et abandonnés par vous et par le

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monde, la solution sera biologique. Nous vieillirons, nous sommes


malades, nous mourons et la solution sera trouvée.
J’ai perdu tout, jusqu’à moi-même, puisque mes enfants ont été
massacrés et jetés dans la fosse commune comme de la saleté, car le
génocide, à part s’appeler le travail, on l’appelait aussi un nettoyage.
Mes enfants étaient une saleté au Rwanda. J’ai perdu mon mari et
tout ceux qui illuminaient ma vie, je ne suis pas prête à baisser les
bras, tuez-moi au lieu de me torturer.
Tuez-nous puisque vous le voulez ainsi, mais arrêtez. Mettez nos
orphelins et nos veuves en prison à Arusha à la place des génocidai-
res car nous sommes coupables d’avoir subi un génocide. Au moins,
nous pourrons manger trois fois par jour. Au moins nous aurons un
abri. Au moins, nous serons soignés, nous les rescapés du génocide.
Vous n’en êtes pas capables ? Alors tuez-nous et vous aurez fini le
travail. Comment expliquer qu’un tribunal qui a toujours reçu plus
de cent millions de dollars de budget par an ne puisse pas nous ren-
dre justice.
La justice d’Arusha n’est pas une justice pour nous, Nations
Unies. C’est pour vous. Ce tribunal a été créé pour vous donner
bonne conscience. Une justice qui ne répare pas. Une justice qui
nous a refusé d’être parties civiles en tant que témoins. Nous sommes
défendus pas un procureur que nous n’avons pas choisi, lorsque les
assassins des nôtres ont plusieurs avocats. Un tribunal qui nous
demande de prendre l’avion pour aller dans un autre pays pour
témoigner de ce que nous avons subi. Mais surtout une justice qui n’a
prévu aucune réparation pour les victimes. Quelle sorte de justice
pensez-vous nous donner ?
Une justice qui ne répare pas pour les victimes est une
injustice de plus.
Excusez ma colère, elle ne peut égaler ni la violence des géno-
cidaires face à l’innocence de leurs victimes, ni mon chagrin de mère
face à ce que mes enfants ont subi.
Nos ancêtres disent que nul ne fait procès à celui qui l’enterre.
Mais ils disent aussi, pour rester positifs : Quelle que soit la longueur
de la nuit, le jour finit par apparaître.
Bruxelles, le 18 novembre 2009,
Yolande Mukagasana, rescapée du génocide

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FAIR TRIALS FOR RWANDA

Appel pour la révision


du procés de Protais
Zigiranyirazo
À l’occasion de la relaxe, en appel, de Protais Zigiranyirazo,
naissait le réseau international Fair trials for Rwanda, pour
une véritable justice internationale qui lançait l’appel ci-des-
sous. Simultanément était créé le site multilingue, fairtrials-
forrwanda.org, avec l’ambition de rassembler la documenta-
tion sur l’ensemble des jurisprudences litigieuses du TPIR, et
d’en faire la critique.

En 1994, était institué le Tribunal pénal international pour le


Rwanda (TPIR), en application de la convention de 1948 qui fixe
comme objectif de « prévenir » les génocides. Au Rwanda, il ne s’agis-
sait, malheureusement, plus de « prévenir ». Le crime avait déjà eu
lieu. L’Organisation des Nations Unies, bien que « prévenue » de ce
qui se préparait, n’avait rien fait pour l’empêcher. Il ne s’agissait plus,
dès lors, que de sanctionner les responsables de ce crime imprescripti-
ble.
Lundi dernier, 16 novembre 2009, quinze ans plus tard, un juge-
ment d’appel était prononcé ordonnant la relaxe de Protais
Zigiranyirazo, considéré comme le principal responsable de la prépa-
ration du génocide. On lui doit, non seulement l’enrôlement des
milices génocidaires, mais la constitution de listes d’opposants au
génocide à éliminer en priorité.
Lors d’un précédent jugement déjà, le TPIR estimait que le
coordonnateur du génocide, le colonel Théoneste Bagosora, n’avait

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pas à répondre de l’inculpation d’« entente en vue de commettre »


ce crime. Considérant qu’il n’y avait pas eu d’entente préalable à
l’exécution du crime, le TPIR pouvait, effectivement, tout aussi bien
relaxer le principal responsable de cette phase « préparatoire »,
Protais Zigiranyirazo… Ainsi, le tribunal international renie son
mandat : désigné pour juger un génocide, il en nie le fondement
constitutif, ayant suivi la défense dans ses conclusions à proprement
parler négationnistes.
Le 16 novembre 2009 restera-t-il comme une des dates les plus
honteuses de l’histoire humaine ?
Le 16 novembre 2009, Protais Zigiranyirazo a été relaxé par le
tribunal pénal international d’Arusha, chargé d’examiner les respon-
sabilités dans le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. Autrement
nommé « monsieur Z », Protais Zigiranyirazo est le frère aîné
d’Agathe Habyarimana, veuve du Président décédé le 6 avril 1994.
Monsieur Z est considéré comme le patron de ce qu’on a nommé « le
clan de madame » ou « l’akazu » (la « petite maison » du Président).
Il est aussi connu pour avoir dirigé ce qu’on aura appelé le « réseau
zéro », au départ de l’organisation des milices génocidaires. Il est
accusé également d’avoir appelé à des réunions de coordination du
génocide, à Kigali, mais aussi dans la région de Gisenyi, sa préfecture
d’origine. Dès le 8 avril 1994, Protais Zigiranyirazo dirigeait une
expédition contre quelques milliers de Tutsi qui se réfugiaient sur une
colline de la province de Gisenyi, pour ce qui peut être considéré
comme un des premiers massacres génocidaires qui auront fait plus
d’un million de morts en trois mois. Pendant le génocide, Protais
Zigiranyirazo s’est distingué en ordonnant l’installation de barrages
destinés à « filtrer » les Tutsi tout autour de ses diverses résidences,
barrages dont il surveillait personnellement le fonctionnement.
Si la justice internationale est incapable de juger les principaux
responsables du plus grand crime, c’est le principe même du droit qui
est atteint.
Ecoutons Yolande Mukagasana, rescapée du génocide : « Nos
ancêtres disent que nul ne fait procès à celui qui l’enterre. Mais ils disent
aussi pour rester positifs : Quelle que soit la longueur de la nuit, le jour
finit par apparaître. »
Nous, citoyens du monde et associations de citoyens concernées
par le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994, demandons solennel-
lement la révision de ce procès.

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LETTRE AU PROCUREUR
DU TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL POUR LE RWANDA

Lettre à Hassan Bubacar Jallow, Procureur


du Tribunal Pénal international pour le Rwanda (TPIR)
à Arusha, (Tanzanie).

Monsieur le Procureur,

Nous vous écrivons pour vous transmettre notre amertume et


notre colère, suite à l’arrêt du 16 novembre 2009 de la chambre d’ap-
pel du TPIR qui a annulé la condamnation de Monsieur Protais
Zigiranyirazo, alias « Monsieur Z. ».
Nous sommes en total désaccord avec la décision d’acquitte-
ment au bénéfice de M . Protais Zigiranyirazo au motif que , comme
le rappelle Monsieur Eric Gillet, Avocat à la FIDH, cité par La Libre
Belgique du 19.11.2009), « “M. Z” faisait partie de l’Akazu que les his-
toriens retiennent comme le noyau dur de la planification du génocide.
C’est cette participation qui devrait être soumise à la justice ».
Au regard de cette décision, tous ceux qui connaissent le rôle
que « Monsieur Z » a joué et la position dont il jouissait au Rwanda
– tant avant que pendant le génocide – sont sous le choc.
Comme elle semble entachée de légèreté, autant que celle qui
est reprochée à la chambre de première instance, nous sommes per-
suadés que l’acquittement de Protais Zigiranyirazo, s’avère être un
grave échec du TPIR dont les conséquences incalculables pourraient,
pour de nombreuses années, annihiler l’espoir de ceux et celles qui
croient encore en la justice internationale.
Afin de mettre un terme à l’impunité des auteurs de crimes gra-
ves contre l’humanité, nous vous demandons d’agir avec détermina-
tion, en vertu des pouvoirs qui vous sont conférés par l’art. 17 des
Statuts du Tribunal pénal international pour le Rwanda (le « Statut
du Tribunal ») et, en particulier, ceux définis au ch.4 à 8 et plus pré-
cisément les art. 120 à 123 du Règlement de procédure et de preuves
(« RPP »), de soumettre à la chambre qui a prononcé le jugement
d’acquittement de Monsieur Protais Zigiranyirazo , dit « Monsieur
Z », une demande en révision.

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S’en abstenir entacherait la perception de la légitimité et de la


justesse du TPIR, non seulement chez les rescapés et survivants du
génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, mais également auprès de
tous ceux qui croient et militent pour une justice impartiale.
Nous vous remercions, par avance, de l’attention que vous por-
terez à cette affaire cruciale. n

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COMMUNIQUÉS

Naissance
d’une association
FRANCE RWANDA GÉNOCIDE
ENQUÊTES, JUSTICE ET RÉPARATIONS
Constatant qu’à ce jour n’ont été poursuivis pour le génocide des
Tutsi au Rwanda que des ressortissants rwandais, nous, membres fon-
dateurs de l’association France Rwanda Génocide, Enquêtes, justice
et réparations (FRG-EJR), entendons mener à terme les investiga-
tions sur la base desquelles il sera possible d’engager des poursuites
judiciaires à l’encontre des responsables français ayant activement
participé à ce génocide.
Le génocide des Tutsi, qui a été établi en droit international1, a
fait plus d’un million de morts au printemps 1994.
Par leur nombre et leur nature, les faits avérés de collusion idéo-
logique2 et de coopération politique et technique (civile et militaire)
des hauts responsables français avec les responsables du génocide,
imposent le caractère incontestable de la réalité suivante : les res-
ponsables de l’exécutif français – Président de la République, Premier
ministre et ministres compétents – ainsi que les hauts fonctionnaires
civils et militaires qui orientèrent, proposèrent et firent exécuter ces
ordres, ont ensemble, dans la commission du génocide et des quatre
années de massacres qui l’ont précédée, une responsabilité tout à fait
extraordinaire qui en aucun cas ne saurait être détachée de celle des
hauts responsables rwandais jugés et condamnés pour crime de géno-
cide par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).
Une présomption légitime de crime, de complicité ou d’entente en
vue de commettre le génocide ressort de leur action collective, voire
individuelle :
• le soutien indéfectible qu’ils ont décidé, en toute connaissance de
cause, d’apporter à l’élite du génocide de 1990 à 1994, a été politi-
quement déterminant en ce qu’il a fait office de feu vert aux yeux de
cette élite ;

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• sur le plan matériel, les ressources considérables – financières,


humaines et en équipements – déployées dans ce cadre, ont consti-
tué un apport essentiel et décisif à l’établissement du rapport de force
qui a permis l’accomplissement du génocide.
PAR AILLEURS, FORCE EST DE CONSTATER QUE :
• ce sont les structures politiques, administratives et militaires ainsi
que les ressorts psychologiques et ethniques de la doctrine française
de la guerre révolutionnaire qui ont été activés au Rwanda, et ce
dans le contexte du racisme anti-tutsi, fondement de l’État Rwandais
depuis 1959, qui garantissait des conséquences désastreuses ;
• l’application totale de cette politique qui a été décidée alors qu’elle
signifiait l’extermination de tous les Tutsi rwandais a été de fait étroi-
tement supervisée, depuis Paris et sur le terrain, par des conseillers et
instructeurs français.
En raison de cette implication criminelle de la France, nous enten-
dons prendre toute disposition pour que :
• les informations nécessaires à la manifestation de la vérité émer-
gent ou soient rendues accessibles ;
• les ressortissants non rwandais et en particulier français, présumés
responsables dans l’exécution du génocide des Tutsi du Rwanda en
1994 aient à répondre de leurs actes devant toute juridiction compé-
tente ;
• les rescapés et les ayant-droits des victimes de ce génocide obtien-
nent des réparations, en particulier de la part de l’État français ;
• l’enseignement en vue de l’application des idéologies et autres
méthodes de manipulation et d’action psychologique qui ont permis
ce crime de génocide soient dénoncés puis interdits dans les institu-
tions de notre société.
L’ensemble des responsabilités d’un crime d’une telle envergure doit
être examiné sous tous ses aspects avec toutes les conséquences qui
en découlent.
Pour remplir ses engagements, l’association France-Rwanda-
Génocide, Enquêtes, justice et réparations a besoin de votre soutien.
Notes
[1] http://www.un.org/french/peace/rwan...
[2] Légitimation du concept de « démocratie raciale » doublée d’un anti-tutsisme viscéral ou
opportun

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INITIATIVE CITOYENNE

« Monsieur le Président
de la République... »
Jeudi 25 février prochain Nicolas Sarkozy se rendra au Rwanda.
Ce sera la première visite d’un chef d’État français à Kigali
depuis 1994, date du génocide des Tutsi et du massacre des Hutu qui
s’y opposèrent.
Seize ans après, il est urgent que notre pays fasse la lumière sur
le rôle exact que son gouvernement et son armée ont joué au
Rwanda entre 1990 et 1994.
Les responsabilités de la France dans ce drame apparaissent de
plus en plus écrasantes aux yeux des historiens spécialisés, mais ceci
reste un tabou profondément établi, à l’intérieur de nos frontières.
La visite de Nicolas Sarkozy au Rwanda doit attirer l’attention
sur une histoire largement méconnue par les citoyens. Cette visite
est une injure aux victimes du génocide si elle ne marque pas une
étape dans la reconnaissance des responsabilités françaises dans ce
génocide.
Nous invitons donc chacun, simple citoyen, journaliste, mili-
tant associatif ou politique, chercheur universitaire ou élu local à
trouver quels gestes il peut poser, quelles paroles il peut prononcer
pour contribuer à faire cesser le silence sur le rôle qu’a joué la France
au Rwanda entre 1990 et 1994.
Le silence de notre pays doit cesser car il prolonge l’injustice vis
à vis des victimes du génocide qui se battent au quotidien pour rebâ-
tir leur vie. Il doit cesser car il est incompatible avec les valeurs que
la France entend porter : « Liberté, Egalité, Fraternité », et la
construction d’un monde commun fondé sur la conviction que « tout
homme est un homme ».
Ce silence bafoue notre commune humanité. Le rompre encou-
ragera la communauté des nations à tout mettre en œuvre pour pré-
venir de tels drames.

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Cette initiative est l’œuvre d’individus se définissant comme “des


citoyens français qui tentent d’assumer leurs responsabilités par rap-
port à cette tragédie, en cherchant comment bâtir un monde fondé sur
le respect de l’égale dignité des êtres humains”. Ils proposaient dans
le même mouvement de signer le texte de cette pétition et d’envoyer
une lettre au Président Sarkozy, à la veille de son voyage à Kigali. Ci-
dessous, le texte de cette lettre. Et la liste des “premiers signataires”.

LETTRE À ENVOYER AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE :

Monsieur le Président de la République Palais de l’Elysée


55, rue du faubourg Saint-Honoré
75008 Paris

Monsieur le Président de la République,

Vous vous rendez dans les jours qui viennent à Kigali, seize ans
après le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus qui s’y opposè-
rent de 1994.
Le silence de notre pays doit cesser car :
• Il prolonge l’injustice vis à vis des victimes du génocide qui se bat-
tent au quotidien pour rebâtir leur vie.
• Il est incompatible avec les valeurs que la France entend porter :
« Liberté, Egalité, Fraternité » et la construction d’un monde com-
mun fondé sur la conviction que « tout homme est un homme ».
• Il bafoue notre commune humanité et le rompre encouragera la
communauté des nations à tout mettre en œuvre pour prévenir de
tels drames.
Comme première étape, nous vous demandons d’annoncer ce
que vous allez faire comme chef de l’exécutif et chef des armées pour
faire toute la lumière sur le rôle joué par la France avant, pendant et
après le génocide.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma mobi-
lisation citoyenne.

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PREMIERS SIGNATAIRES :

Le MRAP • Survie • Ligues des Droits de l’Homme, fédération des


Bouches du Rhône • CADTM France (Comité pour l’annulation de
la dette du Tiers Monde) • Collectif VAN [Vigilance Arménienne
contre le Négationnisme] • Le Mouvement de la Paix • CEDETIM
(Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale) •
Urgence Darfour • Gandhi International • Appui Rwanda • ADGL
(Action pour le Développement dans les Grands Lacs africains) •
CPCR (Collectif des parties civiles pour le Rwanda) • Editions
l’Esprit Frappeur • Afriques en Lutte • FASE • Respaix Conscience
Musulmane • Le PCF • Le NPA • Délégation française d’Europe
Ecologie au Parlement Européen : Eva Joly, José Bové, Daniel Cohn-
Bendit, Karima Delli, François Alfonsi , Sandrine Bélier, Malika
Benarab-Attou, Jean-Paul Besset, Pascal Canfin, Hélène Flautre,
Catherine Grèze, Yannick Jadot, Nicole Kiil-Nielsen, Michèle
Rivasi • Stéphane Hessel, ancien diplomate, ambassadeur et résistant
français. Il participe notamment à la rédaction de la Déclaration uni-
verselle des droits de l’homme de 1948. • Edgar Morin, directeur de
recherches émérite au CNRS • Majid Rahnema, Commissaire des
Nations Unions pour la supervision des élections et du référendum
au Rwanda en 1959-1960 • Miguel Benasayag, psychanalyste et phi-
losophe • Philippe Meirieu, universitaire, tête de liste Europe
Ecologie pour les élections régionales en Rhone-Alpes • Jean-Marie
Muller, philosophe et écrivain, fondateur du MAN • Noël Mamère,
député de la Gironde • Patrick Braouezec, député de Seine-Saint-
Denis • Tarek Ben Hiba, Conseiller régional Ile-de-France •
Christine Priotto, maire de Dieulefit, conseillère générale de la
Drôme • Gustave Massiah, membre fondateur du CEDETIM •
Olivier Le Cour Grandmaison, Universitaire • Géraud de La
Pradelle, Professeur émérite de l’Université • David Faroult,
Universitaire • Arielle Schwab, Présidente de l’UEJF (Union des
Etudiants Juifs de France) • Huguette Chomski Magnis, responsable
associative • Christian Terras, directeur de la rédaction de « Golias
Magazine » • Anne Marie Truc, présidente d’Intore za Dieulefit •
Baki Youssoufou, Président de la Confédération Etudiante • Tiken
Jah Fakoly • Les Ogres de Barback • Serge Teyssot Gay (Noir Désir)
• Akhenaton chanteur d’IAM • La Rumeur • Dub incorporation •
Rockin Squat, chanteur d’Assassin • Ami Karim.

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LIGUE DES DROITS DE L’HOMME

COMMUNIQUÉ DU 7 AVRIL 2010

France-Rwanda :
beaucoup de questions,
peu de réponses
Pour la première fois depuis le génocide de plus de 600 000 Tutsi au
Rwanda et l’assassinat des nombreux Hutu qui ont tenté de s’y oppo-
ser, entre le 7 avril et juillet 1994, le président Nicolas Sarkozy, chef
de l’Etat français, s’est rendu au Rwanda.
Évoquant la politique conduite par la France au Rwanda de
1990 à 1994, il a prononcé un discours dans lequel il a parlé de «gra-
ves erreurs d’appréciations », d’« erreurs politiques » et d’une «forme
d’aveuglement».
Les faits impliquant la France ont commencé à être dévoilés par
la Mission d’information parlementaire française de 1998. Ils ont été
approfondis aussi bien par des chercheurs de différentes disciplines, des
journalistes, des organisations de défense des droits de l’Homme ou par
des instances internationales… Ces travaux font clairement apparaître
que les responsabilités françaises vont au-delà de simples « erreurs ».
Comment établir la vérité sur les faits passés ? Comment quali-
fier ces faits au plan du droit ? Comment expliquer le soutien apporté
par les autorités françaises – politiques et militaires – au régime géno-
cidaire alors qu’elles étaient fort bien placées pour connaître le dérou-
lement exact des événements ? Comment expliquer l’attitude de la
France dans ce dossier au sein du Conseil de sécurité des Nations
unies, conduisant à une réduction des effectifs militaires de la Minuar
et au retard de la reconnaissance du génocide ? Comment expliquer
la poursuite de la fourniture d’armements malgré l’embargo onusien ?

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Il est temps que des réponses claires soient enfin fournies : tant
pour les victimes du génocide et les survivants, que pour tous les
citoyens qui refusent d’envisager qu’une telle tragédie se reproduise.
Faire la lumière sur ces événements serait à l’honneur de notre pays
mais contribuerait sans doute aussi à l’établissement d’une véritable
démocratie au Rwanda !
Combien d’années faudra-t-il encore pour que notre pays fasse
la lumière sur ces événements ? Quand verrons-nous se mettre en
place un réel contrôle par nos députés et un droit de regard citoyen
sur notre politique étrangère ?
Pour cela demandons aux partis politiques français de s’engager
publiquement à faire toute la lumière ! Exigeons la levée du « secret
défense », l’ouverture des archives sur les actions de la France au
Rwanda depuis 1975, la conduite dans les plus brefs délais des procé-
dures judiciaires engagées en France depuis plus de quinze ans contre
des personnes présumées auteurs et/ou complices de génocide. n

372 LA NUIT RWANDAISE • NUMÉRO 4


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LA NUIT RWANDAISE

COMMUNIQUÉ DU 7 AVRIL 2010

Le 13 mai,
jour du repentir
Instituée il y a quatre ans, en hommage au travail de Jean-Paul
Gouteux qu’elle entend prolonger, La Nuit rwandaise s’était fixé comme
date de parution annuelle le 7 avril, s’associant ainsi, chaque année,
aux commémorations du début du génocide des Tutsi, le 7 avril 1994.
De 1994 à sa mort, en 2006, Jean-Paul Gouteux aura poursuivi
avec constance ses investigations sur ce qu’il aura appelé « l’implica-
tion française dans le dernier génocide du XXème siècle ». Cela fait seize
ans aujourd’hui qu’un certain nombre de citoyens se sont mobilisés
pour dénoncer le scandale de la politique française entreprise de
1990 à 1994 qui a conduit à l’extermination d’un million d’hommes,
de femmes et d’enfants.
Depuis quatre ans, La Nuit rwandaise rassemble le travail de ces
chercheurs-citoyens qui, inlassablement, s’efforcent de comprendre
comment a pu se produire une chose telle que la participation d’une
grande puissance démocratique comme la France à un crime aussi
monstrueux que le génocide des Tutsi.
Année après année, La Nuit rwandaise tente de faire le point sur
les connaissances, qui s’accumulent, quant aux responsabilités politi-
ques et militaires françaises dans l’organisation et l’exécution de ce
crime imprescriptible.
Le 26 février 2010, paraissaient dans le Wall Street Journal des
éléments de l’enquête de Serge Farnel sur l’implication directe de
soldats français dans le terrible massacre du 13 mai 1994. Ce jour-là,
des dizaines de milliers de Tutsi réfugiés dans les montagnes de
Bisesero, qui avaient réussi à se défendre jusque-là des attaques géno-
cidaires, ont dû subir une attaque bien plus efficace que les précéden-
tes. Dramatiquement plus efficace.

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Les éléments de l’enquête permettent d’établir que c’est en rai-


son de la participation directe de soldats français, avec leurs armes et
leurs compétences, particulièrement en matière d’artillerie, que la
résistance héroïque des Tutsi de Bisesero aura été vaincue.
Le 13 mai 1994 restera comme l’une des plus sombres dates de
l’histoire de France.
Et c’est en hommage à la résistance des Tutsi de Bisesero, que la
revue La Nuit rwandaise, a décidé de changer sa date de parution
annuelle, pour commémorer tous les ans désormais ce sombre 13 mai,
symbolique de l’ensemble d’une politique coloniale française qui a
coûté la vie d’un million de civils rwandais.
La nuit rwandaise doit finir : il faut que la vérité et la justice
voient le jour, parce que le mensonge négationniste et l’impunité
sont un deuxième crime, qui s’ajoute au génocide, plus insupportable
d’année en année.
Et ce 13 mai restera comme la date du repentir. n

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SURVIE
COMMUNIQUÉ
16 ans de refus par l’État français de reconnaître le rôle du
pouvoir politique et militaire français dans le génocide des Tutsi

Le génocide des Tutsi fait


partie de notre Histoire
Seize ans après le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994, et un peu
plus de onze ans après la Mission d’information parlementaire de
1998, l’essentiel de ce que l’on sait aujourd’hui du soutien que des
dirigeants politiques et militaires français de l’époque ont apporté
aux génocidaires – avant, pendant, puis après le génocide – l’est
grâce au travail de quelques chercheurs, associations et citoyens.
L’État français, quant à lui, utilise le déni et le secret défense, et
espère avec le temps enterrer la vérité et la justice. Comme pour le
rôle du régime de Vichy dans la déportation des Juifs, nié pendant 50
ans. Comme pour le rôle de l’État français et de hauts gradés dans
l’institutionnalisation de la torture en Algérie.
Il est clair aujourd’hui que la France a soutenu politiquement et
diplomatiquement les génocidaires, qu’elle leur a fourni armes et
entraînement militaire, qu’elle les a laissés se financer, qu’elle les a
aidés à échapper la justice. Aucun présumé génocidaire présent sur le
sol français n’a encore été jugé.
Seize ans après, il reste de nombreuses zones d’ombre afin de
comprendre comment un tel soutien a pu avoir lieu. Aucun homme
politique français n’a eu à rendre de comptes. Aucune conséquence
n’a été tirée quand au fonctionnement de nos institutions, alors
même qu’il a permis au pouvoir de soutenir ceux qui commettaient
un génocide. Quand au récent rapprochement entre la France et le
Rwanda, il s’apparente à un donnant-donnant indigne : une amnésie
voulue et une auto-amnistie réciproque concernant d’une part les
crimes commis par le Front patriotique rwandais (FPR au pouvoir) au
Rwanda et en République démocratique du Congo (RDC), et d’au-
tre part le rôle de la France pendant le génocide.

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Pour rappel, d’un point de vue juridique, « un accusé est complice


de génocide s’il a sciemment et volontairement aidé ou assisté ou provoqué
une ou d’autres personnes à commettre le génocide, sachant que cette ou
ces personnes commettaient le génocide, même si l’accusé n’avait pas lui-
même l’intention spécifique de détruire en tout ou en partie le groupe
national, ethnique, racial ou religieux, visé comme tel ».
L’association Survie rappelle qu’une instruction est en cours au
Tribunal aux armées de Paris (TAP), suite à une plainte contre X
pour des faits qu’auraient commis des militaires français contre des
Rwandais : personnes jetées intentionnellement depuis des hélicop-
tères, viols, maltraitances, génocidaires non désarmés qui conti-
nuaient leur œuvre. Or, le gouvernement a refusé de lever le secret
défense sur une partie des documents dont la déclassification a été
demandée par l’instruction. Que contiennent-ils de si compromet-
tant ? En quoi la défense nationale serait-elle en danger du fait du
contenu de documents vieux de seize ans ?
Par ailleurs, de nouveaux éléments viennent d’apparaître,
notamment suite au travail du journaliste Jean-François Dupaquier
dans la revue XXI ou celui de Serge Farnel, repris dans le Wall Street
Journal : selon de nombreux témoignages concordants, des militaires
français auraient été présents mi-mai 1994, soit un mois avant l’opéra-
tion Turquoise, et auraient aidé à débusquer les Tutsi qui se cachaient.
L’association Survie demande à l’exécutif et aux parlementaires français:
• la levée du secret défense concernant tous les éléments liés à l’ac-
tion de la France au Rwanda et vis-à-vis des génocidaires
• plus généralement, l’ouverture au public de l’ensemble des archives
• la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire

De nombreux présumés génocidaires continuent de vivre sur le sol


français. De nombreuses instructions sont en cours, la première
plainte remontant à 1995, sans qu’aucun de ces présumés génocidai-
res n’ait encore été jugé. Aussi, l’association Survie demande à l’exé-
cutif et aux parlementaires français :
• de permettre aux instances judiciaires de faire avancer le plus rapi-
dement possible le dossier des présumés génocidaires
• de faire en sorte que ce soit l’Etat français qui s’investisse enfin dans
la recherche de présumés génocidaires, alors que pour le moment
tout ce travail n’est réalisé que par des associations

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• de répondre aux sollicitations de l’ONU pour l’identification des


soutiens aux Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR)
et d’empêcher que cette organisation puisse communiquer ou œuvrer
depuis la France.
Survie demande enfin que le pouvoir politique français tire les
leçons de ce qui s’est passé et réalise les changements qui s’imposent
dans le fonctionnement de nos institutions. Le rapport des députés
(qui date de 1998) et leurs principales recommandations ne sont tou-
jours pas mises en application, notamment la plus importante : l’ins-
tauration d’un véritable contrôle parlementaire sur la politique
étrangère de la France, tout particulièrement sur le plan militaire. Le
refuser reviendrait pour le président de la République, le gouverne-
ment et les députés à considérer que les « graves erreurs d’apprécia-
tions » et les « erreurs politiques » commises – pour n’en rester qu’à ce
qui a été reconnu officiellement par Nicolas Sarkozy à Kigali en
février dernier – n’ont finalement pas d’importance... Il y a un devoir
de changer le fonctionnement des institutions. n

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COMMISSION D’ENQUÊTE CITOYENNE

10 DÉCEMBRE 2009

Les conséquences du comportement


de la France dans la justice du
génocide des Tutsi
Communiqué de la Commission d’enquête citoyenne sur
l’implication de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda.

La CEC constate la reprise des relations diplomatiques entre la


France et le Rwanda et, depuis 2007, l’amorce d’une attitude plus
constructive de la France dans la prise en compte de son rôle et de
ses responsabilités dans le génocide au Rwanda.
La CEC attire néanmoins l’attention sur un paysage de très grand
laxisme et d’impunité lié aux autorités françaises et à certaines déci-
sions du Tribunal pénal international pour le Rwanda, perturbé dans
sa tâche par la stratégie de la France. Les crimes du génocide au
Rwanda sont cependant imprescriptibles. Ce génocide ne peut pas
avoir été planifié par « personne » et de nombreux éléments attestent
de son projet ancien, de sa préparation et de son exécution organisée.

LA COMMISSION D’ENQUÊTE CITOYENNE RAPPELLE NOTAMMENT :

A- La France seule a imposé au Conseil de sécurité des Nations unies


la restriction des poursuites du Tribunal pénal international pour le
Rwanda aux seuls faits commis en 1994, selon le procès verbal de sa
réunion du 8 novembre 1994, vraisemblablement pour éviter d’expo-
ser la France à des poursuites de ce tribunal. (ONU S/PV.3453). Cela
se révèle être une difficulté pour établir devant le TPIR la phase pré-
paratoire du génocide.

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B- Protais Zigiranyirazo, surnommé monsieur « Z » et frère d’Agathe


Kanziga-Habyarimana – considéré par beaucoup comme le véritable
chef de l’Akazu, a été acquitté malgré des faits bien établis en pre-
mière instance concernant la période de 1994, curieusement contes-
tés par la Cour d’Appel. Des appels sont en cours pour demander la
reprise de son procès. Sa création du « réseau zéro » est antérieure à
1994, hors du champ de compétence du TPIR.
C- Le Colonel Bagosora a été condamné pour son rôle prépondérant
dans le génocide, mais pas pour sa planification. C’est incohérent. Il
est actuellement devant la cour d’appel du TPIR.
D- Le Colonel Serubuga, à l’époque Chef d’Etat-major adjoint des
Forces armées rwandaises et principal responsable du massacre des
Tutsi-Bagogwe à partir de 1991 et d’autres massacres de Tutsi, prémi-
ces du génocide de 1994, n’est pas poursuivi par la justice internatio-
nale. A l’époque il travaillait étroitement avec des officiers français
en poste au Rwanda selon le rapport des députés français. Sa dernière
adresse connue est en France à Strasbourg.
E- Dix-sept Rwandais sont actuellement poursuivis en France pour
leurs actes présumés dans le génocide au Rwanda, dont Agathe
Kanziga-Habyarimana. Certains sont poursuivis depuis quinze ans !
F- Deux d’entre eux, les docteurs Sosthène Munyemana et Eugène
Rwamucyo, sont recherchés par l’Organisation internationale de
police criminelle, Interpol, dont le siège est à Lyon en France. Ces
personnes narguent la justice et le droit international. Est-ce pour
des raisons liées à des complicités avec des responsables politiques et
militaires français de l’époque qu’elles bénéficient d’un tel laxisme ?
G- Neuf Rwandais ont porté plainte en France. Les plaintes de six
d’entre eux, déposées début 2005, ont été déclarées recevables par la
Cour d’Appel de Paris en 2006, après des contestations inhabituel-
les, parfois incohérentes, du parquet. Les trois autres, déposées en
juin 2004, n’ont pas encore été étudiées par le parquet.
H- Les membres des autorités françaises en place de 1990 à 1994,
impliquées dans les décisions de la politique française au Rwanda,
n’ont jamais été poursuivis par le TPIR malgré les innombrables faits
qui attestent de cette complicité présumée, comme le rappelait notre
communiqué du 19 décembre 2005. L’Etat couvre l’essentiel de ces
faits par le « secret défense » alors qu’en aucune manière la sécurité
du territoire français et du peuple français ne peut être menacé par
leur connaissance. Ces personnes sont partiellement protégées par la
période restreinte de compétence du TPIR.

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l- Les « Forces démocratiques de libération du Rwanda », issues


principalement des déplacements massifs d’une population agglomé-
rée de force autour des génocidaires rwandais, sous la protection de
l’opération Turquoise, continuent de déstabiliser la région des
Grands lacs. En permettant aux FAR et aux miliciens de se refugier
au Zaïre, la France porte une lourde responsabilité dans les événe-
ments qui s’y sont déroulés par la suite. La France n’a pas coopéré
avec le groupe d’experts de l’ONU chargé d’enquêter en République
démocratique du Congo, tel que cela ressort du chapitre 101 de son
rapport final publié le 7 décembre 2009 :
101. Le Groupe a recensé 21 numéros d’appel en France qui
avaient été en contact avec des téléphones satellite de chefs mili-
taires des FDLR entre septembre 2008 et août 2009. Il a adressé
plusieurs requêtes au Gouvernement français depuis septembre
2008 pour demander l’identification de ces numéros, mais attend
toujours les informations en retour. Le Groupe note en particulier
qu’il n’a pu obtenir de la part des autorités françaises aucun ren-
seignement utile concernant M. Mbarushimana, que le Comité a
inscrit sur sa liste en mars 2009. Il relève en outre qu’Emmanuel
Ruzindana et Ngirinshuti Ntambara, qui seraient les membres de
la commission exécutive des FDLR en charge des affaires politi-
ques et des affaires étrangères, sont eux aussi parmi d’autres indi-
vidus en cours d’identification résidents en France.[…].
J- La France détient très certainement des éléments matériels de l’at-
tentat du 6 avril 1994, prélevés sur le lieu du crash par l’équipe du
Colonel Grégoire de Saint-Quentin qui s’est rendu sur place à plu-
sieurs reprises, la première fois quelques minutes après le crash. [Cf.
rapport des députés français.]
LA COMMISSION D’ENQUÊTE CITOYENNE DEMANDE PAR CONSÉQUENT
L’EXÉCUTION DES POINTS SUIVANTS :

1- Les personnes qui sont l’objet d’un mandat d’Interpol doivent être
immédiatement remises aux autorités compétentes par la France et
éventuellement d’autres pays européens.
2- La justice française doit mettre en œuvre les moyens nécessaires
pour prendre rapidement des décisions concernant toutes les person-
nes poursuivies en France dans le cadre des événements rwandais.
3- Le Conseil de sécurité de l’ONU, dont la France, doit appuyer les
appels pour demander la révision du procès de Protais Zigiranyirazo
par le TPIR.

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4- Le cas du Colonel Serubuga doit être saisi sérieusement au regard


du droit international sur les crimes contre l’humanité.
5- Les personnalités françaises impliquées dans le génocide au
Rwanda, une quarantaine dont la liste peut être établie à partir des
rapports français et rwandais et de celui de notre commission, doi-
vent être immédiatement mises en examen dans le cadre des procé-
dures menées devant le Tribunal aux armées et/ou analysées par une
commission d’enquête parlementaire, si le règlement de l’Assemblée
nationale le permet et notamment son article 139.
6- Le secret défense doit être levé concernant l’action de la France
au Rwanda.
7- La Justice française doit mettre en œuvre des moyens pour accélé-
rer l’instruction des plaintes rwandaises devant le Tribunal aux
armées de Paris.
8- La France doit mettre en application la résolution 1804 de l’ONU,
notamment sur son territoire, concernant les FDLR et mettre tout en
œuvre pour répondre aux demandes du groupe d’experts enquêtant
en RDC.
10- Les éléments matériels de l’attentat du 6 avril 1994, actuelle-
ment détenus par l’armée française, doivent être remis en totalité
aux autorités judiciaires. n

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LA NUIT RWANDAISE

COMMUNIQUÉ

« – Vous êtes monsieur Kouchner ? »


« – Personne n’est parfait… »
BERNARD KOUCHNER À LA SEIZIÈME COMMÉMORATION
DU GÉNOCIDE DES TUTSI

Mercredi 7 avril 2010, rue Marcadet, dans les locaux parisiens de


Médecins du monde, se tenait la 16ème commémoration du géno-
cide des Tutsi du Rwanda, à laquelle assistait le ministre des Affaires
étrangères, Bernard Kouchner.
À la sortie de la cérémonie, le ministre se voyait interpelé : « un
peu de lecture, Monsieur le ministre ? ». Lui était alors présenté un livre
sorti de l’imprimerie le jour même, La France au cœur du génocide
des Tutsi, 1500 pages de documentation accablante sur la participa-
tion française au génocide de 1994.
Mis en présence du ministre, l’auteur du livre, Jacques Morel,
lui demande : « – Vous êtes monsieur Kouchner ? » « – Personne n’est
parfait », répond le ministre en s’en allant. Le livre lui étant offert, il
revient sur ses pas. En guise de dédicace, l’auteur l’interroge :
« – Pourquoi êtes-vous allé demander, à Kigali, au général Dallaire, qu’il
autorise les paras français à venir ? » Jacques Morel faisait alors réfé-
rence à la demande d’intervention de parachutistes français, qu’en
tant qu’envoyé spécial de François Mitterrand, Bernard Kouchner
avait formulée le 18 juin 1994, pendant le génocide, auprès du géné-
ral Dallaire, commandant les forces de l’ONU au Rwanda.
« Mais non… J’ai demandé… j’ai libéré les mecs… Vous m’emmer-
dez », répondra le ministre, en jetant le livre sur la table pour s’en aller.
Avant de partir, il sera interpelé une deuxième fois : « Monsieur
le ministre, une question s’il vous plaît : le 13 mai 1994, les Français
tiraient sur les Tutsi. Par dizaines de milliers, ils ont tué des Tutsi. Vous le
savez ça, ou pas ? », lui demande Serge Farnel, évoquant les informa-
tions publiées le 26 février dernier dans le Wall Street Journal : le 13

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mai 1994, des soldats français sont intervenus pour organiser et exé-
cuter ce que les rescapés appellent le terrible massacre du 13 mai. Ce
jour-là, des dizaines de milliers de civils tutsi cachés dans les collines
ont été massacrés sous le feu de l’artillerie française.
Avant de disparaître, le ministre prenait le temps de lancer :
« Vous êtes un malade. » L’incident était clos.
Vous trouverez ci-joint des éléments de documentation sur le
livre de Jacques Morel, La France au cœur du génocide des Tutsi, et
sur l’enquête de Serge Farnel sur le massacre du 13 mai, ainsi que
deux articles sur la carrière de Bernard Kouchner et son action au
Rwanda. n

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GÉNOCIDE MADE IN FRANCE

COMMUNIQUÉ DU 6 AVRIL 2010

Bonne chance à la France,


avec Dominique et Nicolas

Directeur de cabinet du Ministre des Affaires Etrangères Alain Juppé,


entre 1993 et 1995, Dominique Galouzeau de Villepin est certes l’un
des 33 partenaires français du génocide des Tutsi pouvant être mis en
examen pour implication dans le génocide des Tutsi1, mais il reste sur-
tout un gentleman poète, auteur d’un recueil de quatre poésies.2
C’est un indomptable fantaisiste qui, au moins jusqu’en 2003,
eut le courage et la fougue de propager les thèses révisionnistes com-
munes aux génocidaires sur nos ondes radiophoniques, en y parlant
de ce génocide au pluriel3, poussant ainsi Patrick de Saint Exupéry à
écrire L’Inavouable.4
Mais c’est aussi un fervent admirateur de la doctrine de la guerre
anti subversive de Trinquier et Lacheroy, qui rendit notamment un
vibrant hommage aux Harkis « membres des groupes d’autodéfense, des
groupes mobiles de sécurité et des sections administratives spécialisées,
[qui] ont combattu avec une bravoure exceptionnelle ».5
Témoignant d’une admiration tout aussi élogieuse, le collectif
Génocide made in France a tenu à rencontrer l’un des concepteurs de
l’extermination des Tutsi, pour faire l’apologie de son œuvre gran-
diose, ainsi que l’écrivait Edmond Rostand : « On tue un homme, on
est assassin. On en tue des milliers on est conquérant. On les tue tous, on
est Dieu. »6
Quel art autre que la poésie, pour l’auteur des Élégies barbares,
pouvait mieux rendre compte de la Gloire de l’œuvre accomplie ?
Chaussant les bottes de ses illustres aïeux,
Napoléon et notre grand Charles l’invincible Général,
Oiseau d’envergure, Albatros maître des Cieux,

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Au galop, Monsieur le Gaulliste, notre nouveau Prêtre-Roi,


Une large vision, Outre-Rhin, Outre-Quiévrain et Outre-Mer
Le Hussard Hutu a hissé Notre drapeau de France à l’horizon de
tous nos espoirs,
Abreuvé nos sillons du sang impur des Tutsis, les Khmers Noirs,
Dominique l’Albatros a pris sous son aile les FARes7,
Illuminé des “massacres grandioses dans des paysages sublimes”.8
Après avoir dédicacé son œuvre impériale à Agathe
Habyarimana, conscient d’avoir sauvé la Vème République grâce à
l’opération militaro-humanitaire Turquoise, le thuriféraire de cet
Empereur qui mis l’Europe à feu et à sang et qui entreprit de l’imiter
en transformant la région des Grands lacs en enfer ne put qu’approu-
ver gaiement cette douce dithyrambe.
Rendons à Napoléon ce qui appartient à Napoléon, et mettons
en lumière le rôle dans cet engagement sans failles de celui que de
mauvais esprits ont appellé “Demonic Devil Pain”9. Dans une note de
la direction africaine et malgache datée du 24 juillet 1992 et signée
de sa main, Dominique de Villepin définit « l’action de la France au
Rwanda », [dont l’un des volets consiste à] « intensifier notre coopération
auprès de l’armée rwandaise. »10, alors que quelques mois plus tôt, le
régime expérimentait déjà ses plans génocidaires dans la région du
Bugesera.
Le 9 mars de la même année, Antonia Locatelli avait été assas-
sinée par deux gendarmes pour avoir dénoncé sur RFI le massacre de
plus de 300 Tutsi. Il sera suivi de massacres dans la région de Kibuye,
en août 1992, puis dans la région de Gisenyi-Ruhengeri, avec la
connivence active et et le soutien militaire du fleuron de l’armée du
pays des Droits de l’homme. Rien n’arrêtera le soutien militaire,
diplomatique, moral et financier français à l’incroyable machine de
mort minutieusement organisée.
Pendant le génocide d’avril à juillet 1994, à la cellule de crise
hebdomadaire du lundi au Quai d’Orsay, le rôle de Dominique de
Villepin, Directeur de cabinet d’Alain Juppé, semble prédominant,
comme en témoigne le compte rendu de la cellule de crise du 17 juin
1994.11
Face au panache et à l’extrême droiture des élites françaises que
nulle nation ne peut égaler, que ce soit en matière d’extermination
ou d’impunité, le collectif Génocide Made in France est naturelle-
ment irradié de joie et de félicité. n

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NOTES
1. La France au coeur du génocide des Tutsi. Jacques MOREL. IZUBA éditions L’Esprit frap-
peur, 2010 ; Rapport de la Commission Nationale Indépendante Chargée de Rassembler les
Preuves montrant l’Implication de l’Etat Français dans le Génocide perpétré au Rwanda en
1994, dit “Rapport Mucyo” http://www.scribd.com/doc/4527588/Rapport-Mucyo
2. Le canard enchaîné, mercredi 8 mars 2006.
3. Laissant ainsi entendre que les Tutsi ont aussi commis un génocide contre les Hutu. RFI, 1er
septembre 2003.
4. L’Inavouable. la France au Rwanda. Patrick de Saint-Éxupéry. Les arènes, 2004.
5. Allocution du Premier ministre à l’occasion de la journée nationale d’hommage aux harkis
et aux membres des autres formations supplétives, 25 septembre 2005. http://www.archi-
ves.premier-ministre.gouv.fr/villepin/acteurs/interventions_premier_ministre_9/dis-
cours_498/allocution_occasion_journee_nationale_54000.html
6. Boniface Mongo-Mboussa, Désir d’Afrique, Gallimard, p. 158
7. FAR : Forces Armées Rwandaises, cheville ouvriere du génocide
8. L’Albatros intersidéral. Génocide made in France, 2010. « Ce sont des massacres grandioses dans
des paysages sublimes. » (Extraits d’un « reportage » de Jean d’Ormesson dans Le Figaro des
19 et 20/07/1994.
9. http://www.myspace.com/demonicdevilpain
10. Note de la direction africaine et malgache du 24 juillet 1992.
11. Compte rendu de la cellule de crise du 17 juin 1994.

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LA NUIT RWANDAISE

COMMUNIQUÉ DU 2 MARS 2010

Agathe Habyarimana
doit être jugée en France

Ainsi qu’elle le souhaite, par la voix de son avocat, Agathe Kanziga


doit être jugée en France. Il n’y a pas lieu qu’elle soit jugée à Arusha,
d’abord parce que les travaux de celui-ci sont en cours d’achèvement,
concluant les dernières procédures engagées.
D’autre part, il n’y a pas eu à ce jour de procès en France, contre
les nombreuses personnes présentes sur le territoire suspectées et
recherchées pour les actes de génocide qui se sont produits en 1994
au Rwanda.
Agathe Kanziga-Habyarimana est en France depuis qu’elle a été
exfiltrée par l’armée française, dans le cadre de l’opération Amaryllis,
parmi les premières personnes évacuées, à la demande de François
Mitterrand, Président de la République française, et que celui-ci
avait ordonné le versement de 230 000 francs d’« aide d’urgence pour
les réfugiés rwandais » à son bénéfice.
Depuis bientôt seize ans, Agathe Habyarimana vit sans-papiers
en France, et s’est vue refuser l’asile politique d’abord par l’OFPRA,
ensuite par la Commission de Recours des Réfugiées, décision confir-
mée par le Conseil d’État en 2009, en raison des présomptions pesant
sur elle quant à ses responsabilités à la tête du groupe ayant préparé
et planifié le génocide.
De nombreux procès se sont déjà tenus en Belgique, en Suisse,
au Canada et en Allemagne pour examiner les responsabilités de per-
sonnes accusées du génocide des Tutsi en 1994.

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En France, aucune des nombreuses procédures engagées depuis


quinze ans n’a abouti. Pour mettre fin à cette impunité scandaleuse,
la ministre de la Justice, Michèle Alliot-Marie, et le ministre des
Affaires étrangères, Bernard Kouchner, ont annoncé la création d’un
pôle de juge d’instructions spécifique, destiné à traiter l’ensemble de
ces procédures pour génocide jusque-là en suspens.
Il importe particulièrement qu’un tel travail judiciaire soit
accompli en France, du fait de l’engagement important de ce pays
dans les événements qui ont conduit au génocide, engagement
reconnu comme ayant pu faire l’objet d’« erreurs » par le Président
Sarkozy lors de son récent voyage au Rwanda.
Les responsabilités spécifiques d’Agathe Habyarimana dans le
processus de préparation du génocide font que son procès aurait d’au-
tant plus d’intérêt en France, quand on sait que le « pays des droits
de l’homme » a été constamment présent au Rwanda durant la
période de préparation du génocide – 1990-1993 – et même durant
son exécution.
À cet égard, les révélations parues dans le Wall Street Journal
vendredi dernier, selon lesquelles l’armée française aurait participé
directement à des massacres génocidaires les 13 et 14 mai 1994, met-
tent en lumière la gravité de cet engagement.
Pour que cette femme soit autre chose qu’un bouc émissaire
sacrifié sur l’autel de la diplomatie internationale, alors que l’on per-
siste à ignorer en France les réalités de ce crime imprescriptible qui
engagent également des responsables politiques et militaires français,
nous demandons qu’Agathe Habyarimana soit jugée en France. n

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MOUVEMENT DES JEUNES SOCIALISTES

Les jeunes socialistes exigent de la


France la vérité et la justice au
sujet du génocide Tutsi

La visite du Président Sarkozy au Rwanda est une première depuis 25


ans et le génocide des Tutsi et Hutu modérés.
Les Jeunes Socialistes espèrent que le Président Sarkozy présen-
tera enfin des excuses au nom du peuple français pour les agissements
de certains responsables politiques et militaires qui ont déshonoré la
République Française au Rwanda.
Il est temps que l’Etat reconnaisse son rôle dans la livraison
d’armes, la formation des militaires et milices ainsi que la protection
qui a été accordée pendant près de quinze ans à des génocidaires sur
notre territoire national.
C’est avec calme et raison que les jeunes socialistes analysent
cette page sombre de l’histoire de France et du Parti Socialiste.
Quinze ans après, ce ne sont pas des anathèmes que nous devons lan-
cer, mais exiger des socialistes de participer à la recherche de la vérité,
de lutter contre le négationnisme et de faire progresser la justice.
En 1998, la mission d’information présidée par le député Quilès
avait permis d’ouvrir des pistes de réflexion sur le rôle de la France au
Rwanda. La mission révélait une part de responsabilité de la France mais
niait toute complicité et se refusait à désigner des responsables. En outre,
le rapport était complaisant avec l’opération turquoise.
Malheureusement la France et le Parti Socialiste se sont contentés de ce
rapport l’érigeant comme un dogme que nul n’est autorisé à interroger.
Pis encore, des responsables de notre famille politique ont
donné consistance aux thèses négationnistes du double génocide, et
ont relayé avec insistance les conclusions du juge Bruguière ainsi que
les thèses insupportables de Pierre Péan notamment celles inscrites
dans son ouvrage à l’encontre de Bernard Kouchner.

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Il est indispensable que l’ensemble des responsables politiques


de l’époque dont l’ancien Premier ministre Édouard Balladur, le
Ministre de la Défense François Léotard, le Ministre des Affaires
Étrangères Alain Juppé ainsi que l’ancien Ministre du Budget
Nicolas Sarkozy assument leur part de responsabilité pour l’action
calamiteuse de la France au Rwanda.
Les jeunes socialistes demandent au Parti Socialiste et à l’en-
semble des forces politiques de notre pays de lever immédiatement le
secret défense sur tous les dossiers attenants au Rwanda et d’accorder
un accès total aux archives aux historiens.
Les jeunes socialistes souhaitent que soit adoptée une loi péna-
lisant tous les actes de négationnisme et cela pour tous les génocides.
Enfin, les jeunes socialistes seront présents en avril aux commé-
morations du génocide de 1994 et témoigneront leur respect, com-
passion, soutien et amitié au peuple rwandais. n

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LA NUIT RWANDAISE

COMMUNIQUÉ DU 28 MARS 2010

Il importe de rétablir
une véritable justice internationale

Dans une ordonnance datée du 19 mars 2010, le Tribunal Pénal


International pour le Rwanda déclarait renoncer à demander à la
France s’il pouvait y avoir eu 60 soldats français sur le territoire rwan-
dais, au mont Ndiza, pendant le génocide de 1994, ainsi que le pré-
tend un témoin de l’accusation dans le procès contre l’ancien minis-
tre de la Jeunesse du gouvernement génocidaire, Callixte
Nzabonimana. La défense de M. Nzabonimana avait déposé une
requête demandant que la France confirme cette information. Une
« note verbale » de l’ambassade de France en Tanzanie déclarant
n’avoir trouvé « aucun document attestant la présence de militaires fran-
çais au mont Ndiza au cours de la période en question » aura suffi pour
clore l’enquête.
Alors que la présence de soldats français pendant le génocide,
et même leur participation directe aux massacres génocidaires, est
évoquée par de nombreux témoins, ainsi qu’en fait état un article du
Wall Street Journal du 26 février 2010, il y a lieu de dénoncer la com-
plaisance du Tribunal pénal international, se contentant de dénéga-
tions sous forme d’une « note verbale » de l’Ambassade de France
pour ne pas prendre en compte des allégations aussi graves.
C’est l’occasion de relever que le TPIR aura systématiquement
exclu du champ de ses poursuites les nombreux responsables politi-
ques et militaires français qui auraient à répondre de ce que Paris
qualifie aujourd’hui d’« erreurs ».
Ainsi, la justice internationale qui émane du Conseil de sécu-
rité de l’ONU, exonère a priori tous les crimes ayant pu être commis
par un membre permanent de ce Conseil, dont il n’est pas exagéré de
dire qu’il devient ainsi à la fois juge et partie.

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Rappelons que le même Tribunal a prononcé nombre de


relaxes, y compris en appel, de personnes considérées comme ayant
pu être parmi les principaux responsables de la préparation du géno-
cide – période pendant laquelle la participation directe française à
cette préparation a pu être abondamment documentée.
Au résultat, c’est sur les arrêts de la justice internationale que se
fondent aujourd’hui les points de vues négationnistes propagés par le
parti génocidaire.
Il importe de rétablir une véritable justice internationale. n

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DOCUMENT

Appel Rwanda
Pour que la France comparaisse
devant le Tribunal international
institué par l’ONU

Nous reproduisons ci-après la pétition lancée à l’été 1994 pour


dénoncer l’implication française dans le génocide des Tutsi, et
demander, comme c’est indiqué en titre, que la France comparaisse
devant le TPIR alors annoncé. On a vu combien cet appel aura été
peu entendu jusqu’à aujourd’hui. Il ne sera reproduit intégrale-
ment, avec la liste de ses signataires, qu’en janvier 1995, dans le
n°1 de Maintenant, un journal qui s’était improvisé pour dénoncer
le scandale des politiques françaises. En préambule, était racontée
l’histoire de cet appel par un militant internationaliste venu de
Bruxelles, qui témoignait auprès de nous des difficultés qu’il avait
eues à convaincre ses camarades parisiens de s’engager, et qui
avait eu tant de mal à le diffuser ensuite, ainsi qu’il le raconte.
On ne peut que relever la pertinence de cette revendication avancée
alors, demandant que la France comparaisse devant la justice inter-
nationale avant même que celle-ci ait institué le Tribunal pénal inter-
national pour le Rwanda. Soulignons qu’à ce jour aucun des nom-
breux militaires et politiques français responsables de l’extermina-
tion d’un million d’hommes de femmes et d’enfants n’auront eu à
répondre de leurs actes. Et ceci en dépit de l’évidence accumulée.
Signalons aussi le fait que cet appel comportait deux parties, l’une
interpelant le gouvernement français pour la politique criminelle
qu’il avait entreprise, l’autre s’adressant “solennellement” à la
presse, pour ses responsabilités particulières, du fait de la médio-
crité de ses prestations de 1990 à 1994, pendant la préparation du
génocide, et encore pendant les cent jours de la tragédie rwan-
daise. Seize ans plus tard, on ne peut que constater combien ces

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deux faces de ce qu’il faut bien appeler la tragédie française sont


intactes. Le scandale d’une presse inutile perdure, portant atteinte
“aux fondements mêmes de la démocratie”, concluait cet appel,
comme il nous arrive de l’expliquer encore aujourd’hui, seize ans
plus tard. À l’assourdissant silence qui accueillait cet appel de
1994, répond l’assourdissant silence avec lequel ont été reçues les
1500 pages du livre de Jacques Morel, La France au cœur du géno-
cide des Tutsi, un événement politique et littéraire qui ne frappera
que ceux qui auront le courage de s’en saisir...

ENTERREMENT SANS FANFARE


POUR UN « APPEL » QUI DÉRANGE

L’Appel Rwanda a été lancé fin août 1994, alors que l’opération
“humanitaire” de la France faisait encore la « une » des médias.
Malgré – ou à cause ? – ses prises de position virulentes contre cette
opération et contre la manière dont les médias en rendaient compte,
cet Appel a recueilli de nombreuses signatures, dont celles de plu-
sieurs personnalités (Pierre Bourdieu, Didier Daeninckx, René
Dumont, Mgr Gaillot, Albert Jacquard, Renaud, etc.).
Avant le Sommet franco-africain de Biarritz de novembre,
l’Appel fut envoyé, accompagné de la liste des signataires, à plus de
quarante médias, pour qu’ils en informent leurs lecteurs, auditeurs ou
téléspectateurs.
Début décembre, voulant mesurer l’écho rencontré par leur
Appel dans les rédactions, ses initiateurs leur ont demandé, par let-
tre, s’ils en avaient pu en rendre compte. À ce jour, le bilan est le sui-
vant : La Croix et Le Soir (Bruxelles) ont signalé qu’ils l’avaient bien
reçu, Le Canard enchaîné s’est excusé de ne pas pouvoir publier d’ap-
pels – ni même d’en rendre compte ? –, Politis a regretté de l’avoir
reçu alors que son excellent dossier sur le Rwanda était déjà bouclé.
Seule L’Humanité en a fait une brève mention et Rouge l’a reproduit.
Il est probable que plusieurs médias en ont parlé et que d’autres vont
encore le faire. Mais si l’écho de cet Appel devait en rester là, il fau-
drait considérer que le réflexe « à la poubelle !», forme de censure
réservée à bon nombre d’informations qui dérangent, a encore frappé.

Jacques Lecœur, le 11 janvier 1995.

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APPEL
I. CONSIDÉRANT QUE LA FRANCE A ÉTÉ GRAVEMENT IMPLI-
QUÉE DANS LA TRAGÉDIE RWANDAISE, ÉTANT DONNÉ QUE LE
GOUVERNEMENT FRANÇAIS :
1) a été le principal appui du régime génocide d’Habyarimana,
notamment en ayant fourni durant des années l’armement et l’enca-
drement de ses troupes et de ses milices ;
2) a soutenu ce régime dans sa lutte meurtrière pour conserver le
pouvoir, a tenté de le sauver en occupant une partie du Rwanda grâce
à “l’opération Turquoise” et ses commandos de choc, a assuré dans
ladite “zone humanitaire sûre” le refuge à un grand nombre d’assas-
sins et aux cadres de ce régime, a accueilli en France des dignitaires
de ce régime, a conservé des liens avec des dirigeants de ce régime
qui réorganisent leurs bandes armées au Zaïre ;
3) a renforcé, par la création de la “zone de sécurité”, le terrible
engrenage de l’exode, en particulier vers la “zone” qu’il contrôlait ;
4) a toléré la propagande de la radio du régime et de Radio Mille
Collines, dont les appels au massacre des Tutsis, puis à la fuite de la
population hors du Rwanda, ont été déterminants dans la genèse et
l’aggravation de la tragédie ;
5) a réhabilité Mobutu en s’appuyant sur son régime pour mener son
opération, affaiblissant gravement par la même occasion son opposi-
tion démocratique ;
6) a saboté l’action du nouveau gouvernement rwandais, d’abord en
lui interdisant l’accès à la “zone humanitaire sûre”, avant de le déni-
grer aujourd’hui ;
7) a trompé l’opinion publique sur son propre rôle, notamment par
les voix de messieurs Juppé, Balladur et Mitterrand, en présentant
comme un modèle de dévouement humanitaire une opération de
nature néocoloniale analogue aux opérations militaires récentes des
puissances occidentales, en 1991 pour s’assurer le contrôle du pétrole
dans le Golfe, en 1994 pour conserver celui d’une zone géostratégi-
que francophone au Rwanda, de l’uranium et du cobalt au Zaïre ;
8) a bafoué la représentation nationale, en ne l’ayant pas consultée
avant l’envoi des troupes ;
9) a aggravé à chaque étape une tragédie dont il contrôlait les para-
mètres dès le début, au lieu d’en inverser le cours, illustration aber-
rante et ultime de la “politique africaine” de la France.

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NOUS SAISISSONS L’OCCASION DE CET IMMENSE DÉSASTRE,


EUROPÉENS ET AFRICAINS ENSEMBLE, POUR DEMANDER
SOLENNELLEMENT :

1. La comparution du gouvernement français devant le tribunal


international que l’ONU a institué pour déterminer les responsabili-
tés dans le drame rwandais.
2. L’abandon de la “politique africaine” de la France, lourde d’autres
Rwanda, et notamment : le déssaisissement de la France de toute res-
ponsabilité dans la solution de cette tragédie ; le retrait immédiat des
troupes françaises de cette région et du reste de l’Afrique ; la fin de
toute relation de la France avec les potentats de ce continent ; la
mise sous séquestre de leurs fortunes déposées dans les banques occi-
dentales ; le développement, dans les relations de la France avec
l’Afrique, d’une politique de défense des droits de l’homme, qui
prenne parti pour les peuples des pays de ce continent contre la plu-
part de leurs dirigeants.
II. CONSIDÉRANT QUE LA QUASI-TOTALITÉ DES GRANDS
MÉDIAS (NOTAMMENT AUDIOVISUELS) ONT JOUÉ DANS CE
DRAME UN RÔLE DÉCISIF, À LA HAUTEUR DE LEUR CONSIDÉRA-
BLE POUVOIR, NOUS INTERPELLONS SOLENNELLEMENT LEURS
JOURNALISTES ET LEURS RÉDACTIONS :

1) pour avoir mis leurs compétences et leur indépendance au service


du SIRPA (Service d’information et de relations publiques des
armées) et avoir par conséquent diffusé massivement la version “offi-
cielle” des événements ;
2) pour s’être faits les chantres du “militaro-humanisme”, ce mons-
trueux faux nez servant à masquer les vraies raisons de cette inter-
vention ;
3) pour avoir refusé la diffusion de débats contradictoires, d’analyses
et d’informations indépendantes sur la tragédie rwandaise, aux heu-
res de grande écoute et pour des durées équivalentes à celles réservées
aux thèses du pouvoir, un veto au demeurant en permanence infran-
chissable sur tout sujet considéré comme sensible par le pouvoir ;
4) pour avoir à nouveau été, comme lors de la guerre du Golfe, les
maîtres d’oeuvre d’une mystification médiatique planétaire et avoir
ainsi porté atteinte aux fondements mêmes de la démocratie, en pri-
vant les citoyennes et les citoyens de nos pays des moyens de pouvoir
former leur opinion librement et en connaissance de cause. n

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PARMI LES SIGNATAIRES :


Mouloud Aounit (secrétaire général du MRAP), Ibrahim Bah,
Emmanuelle Barbaras, Yves Benot, Jacques Bidet, Mariano Bona,
Claude Bourdet, Pierre Bourdieu, Lise Bouzidi, Jean-Christophe
Brochier, Alice Bsereni, Michel Butel, Jean Cardonnel, Geneviève
Clancy, Marie-Agnès Combesque, Antoine Comte, Bernard Cornut,
René Cruse, Marina Da Silva, Didier Daeninckx, Christine Daure-
Serfaty, Régis De Battista, Philippe De Rougemont, Laurent De
Wangen, Hervé Delouche, Gérard Delteil, Mamadou Diouck (Forum
panafricain pour la démocratie), Atta Diouf, Pierre Drachline, André
Drevet, René Dumont, Jean-Luc Einaudi, Mathurin Elaba, Laurent
Esquerre, Frédéric Fajardie, Gérard Fay, Antoine Fernandez, Jean
Ferrat, Michel Fiant, Yves Frémion, Mgr Jacques Gaillot, Roger
Garaudy, Serge Garde, Didier Gelot, Paolo Gilardi, Justine Herbst,
Paul Heutching, Daniel Hofstetter, Albert Jacquard, Thierry Jonquet,
Jean-Jacques Kirkyacharian (MRAP), Daniel Kunzi, Alain Krivine,
Geoges Labica, Bernard Lacombe, Bernard Langlois, Renée Le
Mignot (secrétaire national du MRAP), René Lemarquis, Marc
Lehmann, Michel Lequenne, Marie-Thérèse Lloret, Michael Lowy,
Roger Martin, Jean-Baptiste Maur, Emmanuel Mbape, Andrée
Michel, Jean-Paul Morel, Maria-Dolorès Moreno, Roderic Mounir,
Michel Naumann, Thomas Omores (président de l’UTAF), Henry
Panhuys, Christiane Passevant, Christian Picquet, Gilles Perrault,
Claude Piéplu, Larry Portis, Maurice Rajsfus, Renaud, Maguy Roux,
Moïse Saltiel, Lucien Schalck, Amina Sidibe, Patrick Silberstein, Siné,
Yves Sintomer, Zanga Sissoko, Joseph Sosson (Agir pour l’Afrique),
Isabelle Taillebourg, Nicolas Tertulian, Jacques Testard, Jacques
Texier, Salif Traore, Michel Vakaloulis, Alexis Violet, Roger
Winterhalter, Jean Ziegler, Michelle Zimmer.

LES QUARANTE-CINQ MÉDIAS QUI ONT REÇU L’APPEL RWANDA :


AFP, Sud-Ouest (Bordeaux), Sud-Ouest (Bayonne), La Croix du Midi,
La Dépêche du Midi, La République des Pyrénées, Eclair-Pyrénées,
France Soir, Le Parisien, L’Humanité, Le Figaro, La Croix, Le Monde,
Libération, Jeune Afrique, Politis, Le Point, L’Express, L’Evénement du
jeudi, Le Nouvel Observateur, Témoignage chrétien, Rouge, France-
Inter (Là-bas si j’y suis), LCI-Télévision, France-Inter, France-Culture
(Les Voix du silence), Sud-Radio, Fréquence-Paris-Plurielle (Paris),
RMC, Europe 1, RTL, RFI, France-Info, Le Soir (Belgique), La Libre
Belgique, agence EFE (Espagne), Agence Belga, l’Unità (Italie), Il
Manifesto (Italie), Le Nouveau Quotidien (Lausanne), Le Courrier
(Suisse), SSR (Radio télévision suisse), agence Ansa (Italie), Reuter,
agence DPA (Allemagne).

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MICHEL SITBON

La véritable mission
de Turquoise
Note de lecture
du livre de Pierre-Henri Bunel,
Mes services secrets,
souvenirs d’un agent de l’ombre,
Flammarion 2001.

Où l’on apprend, entre autres choses, que la “véritable” mis-


sion de Turquoise consistait à protéger le repli des “coopé-
rants” militaires “très spécialisés” qui sont restés au Rwanda
pendant toute la durée du génocide...

Page 325 commence un chapitre d’une trentaine de pages intitulé :


« Pas de chaîne de renseignement au Ruanda ». Qu’entend par là notre
auteur? Rien de précis, sinon qu’agent de renseignement lui-même, il
sera au dernier moment affecté à l’état-major de la Force d’action
rapide, en banlieue parisienne, loin du pays des mille collines.
Il ne cache rien, ou presque, le commandant Bunel. À chacun
sa spécialité. Lui, c’est les « révélations ». Autrement dit : la désinfor-
mation, cet art particulier de dire les choses pour les désamorcer, et
pour éviter qu’elles soient comprises.
Pour l’historien critique, un “désinformateur” n’en est pas
moins un précieux informateur. Puisque la méthode de la désinfor-
mation consiste à noyer la vérité en l’exposant de manière à la ren-
dre inintelligible, c’est le travail de l’historien critique de démêler le
vrai du faux, de lire entre les lignes, de dégager les éléments utiles, ou
vraisemblablement utiles, de la syntaxe absconse du désinformateur,
pour essayer de reconstituer le tableau des faits.

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Allons voir donc, dans cette poignée de pages inserrées dans un


volume qui en fait 400, ce qui pourrait nous intéresser. Morceaux
choisis :
« Le seul rôle des forces françaises prépositionnées dans nos
anciennes colonies était d’assurer une stabilité forcée, propice
aux trafics variés des affairistes les plus divers», dit-il en introduc-
tion de ce joli chapitre.
Il passe aussitôt à la «Direction du renseignement militaire », à
laquelle il semble bien avoir été affecté. Rappelons que la DRM aura
été créée, après la (première) Guerre du Golfe, en 1992, sous le pré-
texte fallacieux, invoqué alors par Mitterrand, que le pouvoir politi-
que ne disposait pas d’un instrument fiable pour savoir ce qu’il en est
dans des situations comme la guerre irakienne. Rétrospectivement,
on relève que ce nouveau service de renseignement, confié au géné-
ral Jacques Heinrich, un homme de Mitterrand, servira surtout, dès
sa création, sur deux terrains d’opération particulièrement délicats :
l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Soulignons ici que dans les deux cas,
il s’agira de promouvoir des grilles de lectures “ethnistes”, et que,
dans les deux cas, la politique “secrète” française a consisté à soute-
nir les partis les plus violemment engagés dans ce sens, là les “grands
serbes”, ici le “hutu power”.
Dès sa création, Bunel note que «l’appétit de ce nouvel organisme
[la DRM] s’étendit au continent noir». Ce phénomène se serait produit
naturellement du fait que «nombre de militaires qui œuvraient à la sous-
direction “exploitation” de la DRM avaient servi là-bas [en Afrique]
comme légionnaires », « ou sous l’ancre des troupes de marines». La
“Royale” ainsi qu’on appelle encore la marine de guerre française,
constitue depuis l’origine de l’épopée coloniale, le fer de lance des
troupes chargées de s’imposer aux quatre coins du globe. Il fallait des
bateaux pour aller loin… Et comme il s’agissait de contrôler non seu-
lement les mers, mais les côtes comme l’intérieur des terres, c’est tout
particulièrement l’infanterie de marine à qui reviendra la fonction de
gendarme de l’empire. Avec les légionnaires. Les deux corps les plus
féroces de l’armée française. C’est donc parmi ces troupes spécialisées
en sauvagerie coloniale que Mitterrand et Heinrich avaient choisis de
former un “service de renseignement” destinés à des missions spéciales.
Ces militaires pour qui «les secrets de la coopération » « n’en
étaient plus », assistaient aux «allers et retours de sommes pharamineu-
ses » « qui s’évaporaient entre le départ de France et l’arrivée aux destina-
taires », et ne s’en « étonnaient plus ».

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En échange de leur cécité souvent volontaire, ils avaient droit à


retourner de temps en temps en poste de coopération ou en mis-
sions dites “tournantes”. Alors, payés en solde à l’étranger – c’est-
à-dire plus de deux fois le montant de leur solde en France et pra-
tiquement non imposables sur la différence –, ils “faisaient des
annuités”. C’est-à-dire qu’une année passée là-bas comptait deux
annuités pour leur retraite…
Ainsi, le travail de mercenaire de l’empire néo-colonial est
payé… quatre fois mieux qu’une solde de triste fonctionnaire de la
République… Plus du double et chaque année compte double…
Sans compter les exonérations fiscales qui vont avec – et la possibi-
lité de prendre part aux « trafics variés », et sa part des « sommes
pharamineuses » qui ne s’évaporent pas pour tout le monde.
Alors que les gens du monde du renseignement vont en mission
à l’étranger, ces abonnés de l’Afrique partent en “séjour outre-
mer”, selon leur expression, ou même “en tour outre-mer” parce
qu’on a droit aux indéniables avantages chacun à son tour…
Le lecteur nous excusera d’avoir remis au présent ces phrases
que Bunel donne à l’imparfait, comme si ces choses-là n’étaient plus
d’actualité…
Mais « les gens qui servaient dans cet organisme nouveau [la DRM]
ne venaient pas forcément du sérail que je viens de décrire», dit Bunel.
Ceux-là « étaient loin de cautionner ce qu’ils pouvaient voir », « et il fal-
lait sans cesse leur rappeler que leurs observations étaient couvertes par le
“secret défense”. » « Le suivi de l’ivoire, de l’or, des diamants, le com-
merce des armes, des mines antipersonnelles » ne les concernait pas.
« Des coopérants douaniers étaient présents sur place pour suivre ce genre
de choses. » Plus corrompus encore que les militaires payés au quadru-
ple de leurs soldes, les douaniers qu’on envoie en coopération en
Afrique pour prêter main-forte aux administrations défaillantes des
États néo-colonisés ? Cette hypothèse est-elle diffamatoire pour ces
braves fonctionnaires de l’administration des douanes, ou bien voit-
on pointer là le cœur de l’État-gangster ?
« Bref, conclut Bunel, si on voulait revenir au soleil de temps en
temps, […] il fallait savoir ne rien voir. Et surtout ne rien dire. »
« La France est très engagée au Ruanda », note Bunel, en interti-
tre, insistant pour conserver la graphie coloniale, Ruanda plutôt que
Rwanda. Historien précis, il fait remonter l’intervention néo-colo-
niale à 1975, avec les accords de coopération de gendarmerie signés
par Giscard, aux lointains débuts du régime de Juvénal Habyarimana.

NUMÉRO 4 • LA NUIT RWANDAISE 403


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Plus étonnant, il évoque le fait que ces accords auraient permis « le


déploiement de conseillers français » qui n’étaient « pas tous militaires »,
« loin de là ».
« Les officines gouvernementales chargées de la coopération en Afrique
mirent en place des équipes de spécialistes, […] qui noyautèrent les
points clés du gouvernement hutu ».
L’information serait à vérifier, tant elle fait contraste avec
l’image qu’on donne ordinairement d’un petit niveau de coopéra-
tion, juste pour la gendarmerie. Il a déjà pu être relevé qu’une coo-
pération de gendarmerie n’était pas une si mince affaire, quand on
sait combien la spécialité de quadrillage du territoire qui est le fort de
la gendarmerie a pu être essentielle à l’heure du génocide.
Là, Bunel suggère un niveau d’engagement très différent, et l’on
est en droit de se demander s’il ne confond pas avec la période 1990-
1993, lorsqu’il parle d’un noyautage de l’ensemble de l’appareil d’État
rwandais, ou du moins de ses « points clés ». En effet, l’auteur passe,
au paragraphe suivant, au retrait de Noroît, fin 1993, ayant simple-
ment escamoté dans son récit le début de cette opération, fin 1990.
C’est donc à celle-ci qu’il se réfère, lorsqu’il évoque les politiques peu
« compatibles avec celles généralement admises dans nos pays en matière
de démocratie, de droits-de-l’homme et d’action humanitaire ». On sent
bien comment, dans sa syntaxe de militaire, « démocratie » et « droits-
de-l’homme » ne sont que des mots, qui relèvent de « l’action humani-
taire », celle-ci n’étant qu’un mode d’opération particulier, ainsi
qu’on aura l’occasion de le vérifier avec Turquoise.
Il aurait été « de plus en plus difficile de justifier la présence fran-
çaise », «au cas où l’opinion publique internationale viendrait à décou-
vrir » ce que Bunel ose appeler « les réalités de la vie locale » – soit, la
mise en œuvre du programme génocidaire…
Quant au 6 avril 1994, l’avion qui transportait les Présidents du
Rwanda et du Burundi, Juvénal Habyarimana et Cyprien
Ntaryamira, aurait été « détruit par un attentat perpétré au moyen de
missiles aériens à très courte portée». Étant donné le niveau d’implica-
tion de Bunel dans la hiérarchie du secret militaire, il n’est pas exclu
que cette précision sur la nature de ces missiles « à très courte portée »
puisse être retenue comme une indication quasi certaine. Resterait à
savoir ce que l’on qualifie de «très courte portée», et à quels matériels
cela peut s’appliquer.

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Bunel reconnaît toutefois avoir été a priori peu concerné par le


Rwanda, son domaine de spécialité n’étant pas l’Afrique mais le
monde arabo-musulman. « L’hôpital général de Kigali avait bien été offert
par l’Arabie Saoudite, mais rien ne laissait penser que l’islam put avoir
quelque impact que ce fût dans la crise», prend-il soin de préciser. «Mais,
à cette époque, le manque d’effectifs à l’état-major de la FAR était si cruel »
qu’il y sera affecté pour « cette nouvelle opération humanitaire ».
En garçon consciencieux, Bunel prit soin tout d’abord de se
« pencher sur l’histoire de la région ». Il découvrit « qu’une fois de plus
on nous présentait la guerre civile qui s’y déroulait sous un jour mani-
chéen ». « Une fois de plus, les bons et les mauvais s’entretuaient », et
« il fallait aller faire œuvre humanitaire pour le bien des hommes ».
Ce qui était «plus compliqué » dans cette affaire, c’est que « ceux
qui étaient les bons pour les Français de l’opinion publique», « les
Tutsis », « n’étaient pas forcément les bons pour nos chefs [!] », « puisque
le gouvernement français était fortement impliqué aux côtés des Hutus ».
Au-delà de ce « manichéisme » excessivement binaire à ses yeux,
Bunel découvre la troisième composante de la population rwandaise,
les Twa, sur lesquels il propose de faire fond, sans grand succès auprès
de ses patrons de la DRM au titre de laquelle Bunel se retrouvait
mobilisé au Rwanda.
« L’état-major de la force Turquoise commença à se constituer à
Maisons-Laffite. » C’est là qu’allait se mettre en œuvre « des créations
nouvelles ».
« En particulier, nous assisterions pour la première fois à un
déploiement d’éléments dépendant du tout nouveau
Commandement des opérations spéciales, dit le “COS”. »
Bunel, nouveau dans le dossier rwandais, découvrait ainsi au
printemps 1994 le COS, institué par arrêté en 1992, comme on sait,
et qui avait permis de couvrir l’ensemble des opérations ultra-secrè-
tes au Rwanda depuis lors.
Le « Commandement des opérations spéciales réunissait en fait sous
un seul commandement opérationnel les unités de commandos des armées
de terre, de mer et de l’air ». À noter, une dimension peu observée,
« nouvelle dans nos armées », «celle des affaires civiles, et de la coopéra-
tion civilo-militaire ». Il semble toutefois que Bunel confonde ici avec
le fait que l’opération Turquoise comportait un objectif « humani-
taire » pour lequel des compétences « civiles» étaient nécessaires.
Mais celles-ci ne relevaient pas forcément du « COS ».

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Ou bien faut-il voir là une trace du caractère politico-militaire


de la “guerre révolutionnaire” mise en œuvre ? C’est ce qu’on tend à
penser quand on voit au paragraphe suivant Bunel évoquer que « ces
forces nouvelles » « ambitionnaient même de faire émettre une radio à
destination des Ruandais vivants ou réfugiés dans la brousse ».
L’utilisation de la radio, comme principale arme du génocide, est
connue, en particulier la fameuse RTLM, la radio des mille collines,
qui continuera à émettre du cœur du dispositif Turquoise, dans la
“zone humanitaire sûre”, sous la responsabilité du général
Lafourcade. Et y compris parmi les “réfugiés” dont Turquoise permet-
tra le repli au Zaïre voisin.
Il y avait donc l’état-major de la FAR (la force d’action rapide
dont l’homonymie est troublante avec les FAR, forces armées rwan-
daises qui ont commis le génocide), auquel Bunel était affecté, à
Maisons-Laffite, mais il y avait aussi
« la cellule de crise sur le Ruanda qui avait pris ses dispositions de
guerre au sous-sol du ministère de la défense, boulevard Saint-
Germain à Paris ».
« C’est là que se tenait le centre opérationnel des armées d’où le
chef d’état-major des armées [l’amiral Lanxade] commandait tou-
tes les opérations en cours conduites par nos forces. »
Au sous-sol du ministère donc, « il y avait une grande salle, qu’on
appelait la “fosse”», « où opéraient en permanence notamment une cellule
de crise Moyen-Orient et une cellule de crise Yougoslavie ».
« La cellule de crise pour le Ruanda […] s’installa dans des
bureaux […] situés hors de la “fosse”, […] toujours au sous-sol du
ministère, […] mais dans une zone plus calme et plus discrète ».
« Dans l’un de ces bureaux », témoigne Bunel qui semble bien
ne pas avoir été seulement à Maisons-Laffite, « notre cellule informa-
tique mit en place un terminal SAFARI » – « système de transmission
informatisé », « acronyme de Système Automatisé de la FAR en
Intervention » – « qui devait nous lier avec le Ruanda ».
« Quelques jours avant de décoller » pour le Rwanda, Bunel
apprenait qu’il ne partirait finalement pas, et qu’il serait affecté à la
« cellule de crise », « à l’état-major des armées à Paris ».
« Je pourrai ainsi voir de près les dessous cachés du commande-
ment de nos armées », se félicite Bunel.

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Celui-ci croit savoir qu’il aurait finalement été « débarqué »,


ainsi que « d’autres équipes », pour « laisser la place aux journalistes ».
« La priorité donnée aux journalistes donnait le ton de l’opéra-
tion. […] Tout faire pour que les opinions publiques puissent être
persuadées que la France intervenait dans un but humanitaire…»
Ce sera l’occasion du lancement de la chaine française LCI,
comme la guerre du Golfe avait permis de lancer CNN, rappelle
Bunel.
« Les télévisions informeraient les Français suivant une savante
manipulation », dit-il.
Et on aimerait en savoir plus, bien sûr, quant à ces « savantes
manipulations »...

C’est le 22 juin, en même temps que commençait officiellement


l’intervention de Turquoise au Rwanda, que le commandant Bunel
arrive à l’état-major, accueilli « par deux lieutenants-colonels que je
connaissais bien ». « Le spectacle ne manquait pas de singularité »,
note la nouvelle recrue, débarquant dans ce qu’il appelle lui-même
« le saint des saints ». « Notre cellule était regroupée dans un bureau
d’une trentaine de mètres carrés. »
« Un jour viendra où la vérité sortira du puits », prédit-il, «
mais » – faut-il comprendre, en attendant – Bunel témoigne avoir
été « surpris par un certain nombre de choses à propos de cette affaire ».
Des « choses » curieuses ? Notre témoin relève comment,
chargé de produire des synthèses quotidiennes, projetables sur
« transparent », à destination de l’état-major et du gouvernement,
son supérieur hiérarchique avait pu lui demander formellement de
minorer le nombre de soldats envoyés dans le cadre de l’opération
Turquoise, monté un moment à 2.800 hommes et qu’il dut alors
« ramener » « à environ deux mille deux cents hommes ».
Détail effectivement amusant, que notre auteur peut noter
quant à cette mobilisation de troupes françaises dans un bref délai :
toutes les troupes déclarées comme « prépositionnées » en Afrique,
soit disant pour pouvoir intervenir plus vite sur tel ou tel théâtre
d’opérations qui le réclamerait, tel le Rwanda du génocide, étaient
en fait nécessaires dans les pays où elles étaient « prépositionnées »,
telle la République centrafricaine « où elles étaient indispensables à
maintenir un semblant de stabilité ».

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« L’idée que le prépositionnement de troupes ne servait en fait


qu’à maintenir l’ordre dans des pays où quelques réseaux affairis-
tes avaient leurs intérêts particuliers et privés commença à effleu-
rer l’esprit des comptables des deniers publics […] Pour tenter de
sauver le concept de forces prépositionnées aux yeux du ministère
des Finances, les stratèges du ministre de la Défense décidèrent de
faire appel à un régiment venant… de l’île de la Réunion ! »
Les « actions humanitaires », « après tout », « constituaient bien
l’essentiel de la mission de la force » déployée dans le cadre de
Turquoise.
« Pourtant, un observateur averti aurait immanquablement
demandé une précision sur un certain détachement spécialisé.
[…] Fort de deux cent vingt personnes, […] c’est-à-dire pratique-
ment vingt cinq pour cent de l’effectif global des forces de com-
bat, […] il disposait sur place de cinq hélicoptères, […] alors que
le groupement d’aviation légère de l’armée de terre n’en possédait
que trois. »
« Il était normal que ce détachement soit qualifié de “spécialisé”,
puisqu’il appartenait au Commandement des opérations spéciales
tout nouvellement créé. »
Comme on le sait, « le détachement du COS », dirigé sur le ter-
rain par le lieutenant-colonel Rosier, « s’était déployé le premier ».
Spécialiste de logistique, Bunel avait eu à se préoccuper de
l’acheminement des hommes et du matériel de Turquoise, pour
lequel il avait fallu louer des « fameux Antonov 124 » aux Russes et
aux Ukrainiens, moins chers que les Américains, et surtout plus dis-
posés à coopérer dans cette opération dont les Américains ne vou-
laient pas entendre parler, promettant de l’aide ultérieurement. « Le
manque d’indépendance en matière de transport stratégique se faisait
cruellement sentir. » « Cette opération montrait une fois de plus combien
cette capacité de projection militaire autonome était indispensable à notre
politique internationale, notamment en Afrique. »
Or, justement le « détachement spécialisé » sous COS n’aura pas
eu ce problème, ne reposant
« que sur nos moyens militaires nationaux de projection, […]
lesquels suffirent largement à déployer ces équipes légères mais
très efficaces. […] Le fait qu’on leur donne une telle priorité lais-
sait penser que leur tâche était elle-même prioritaire. »
« Leur mission différait sensiblement de celle des deux autres
groupes de forces. […] Manifestement, le détachement du COS

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n’avait rien à voir avec quelque action humanitaire que ce fût,


puisque au bout de trois semaines il rentra en France alors que la
mission [humanitaire] battait son plein. » […]
« Le Commandement des opérations spéciales avait un bureau à
part, à l’accès soigneusement filtré, tout proche de nos salles
Ruanda. »
Bunel rend compte d’un échange avec « le général commandant
le COS », dont il ne donne pas le nom, faut-il le souligner ? Celui-
ci « passait assez souvent au “bureau du COS” où œuvrait le lieutenant-
colonel “Norbert” » – dont il ne donne pas le nom non plus. « Ayant
fait sa connaissance au Cambodge, je le revis avec plaisir. » S’agit-il du
général ou de “Norbert” ? En bonne logique, il doit s’agir du général,
puisqu’il s’agit de « son détachement » : « je ne voulais pas me mêler
des questions particulières de son détachement », dit Bunel. Toutefois,
ayant eu vent de « trous sur la piste » de l’aéroport de Goma où
atterrissait les troupes des COS, et où devait atterrir l’ensemble des
éléments de Turquoise, il se permit de poser une question :
– Les gars du COS se sont bien posés à Goma avec les C130 ?
– Oui, pourquoi ?, aboie l’autre. Les aviateurs ont un problème ?
– Non, mais le capitaine aviateur de notre cellule a signalé des
trous dans la piste.
– C’est possible, mais les aviateurs connaissent. Nos gars n’ont
pas grand chose à en faire, ils ne sont pas là-bas pour ça.
– Ah bon ! ils ne sont pas en reconnaissance pour le dispositif
Turquoise, alors ?
– Non, pas du tout, aboie encore le général. Pourquoi, ça pose un
problème, les trous ?
Bunel, technique, répond :
– Oui, pour les Antonov Et comme je retourne à la FAR demain,
je signalerai la question pour savoir s’il ne faut pas demander le
déploiement d’un élément du 15ème RGA pour “poser des rusti-
nes”, c’est tout. Je voulais savoir si tu avais déjà signalé le fait,
pour éviter un doublon.
– T’es sapeur, d’origine, pour connaître le RGA ?
Ambiance…
« C’est ainsi que je compris que, si le COS envoyait un détache-
ment, ce n’était pas pour y conduire des reconnaissances au béné-
fice de toute la force. »

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Toujours technique, Bunel explique :


« S’il s’était agi d’une mission normale de renseignement, par
exemple à partir de caches enterrées, on aurait déployé des équi-
pes du 13ème régiment de dragons parachutistes. […] Donc, le
COS partait pour autre chose. […] Avec des hélicoptères en
nombre et de quoi faire le coup de feu. […] Il allait participer, à
coup sûr, à une opération dans l’opération. » Et là, c’est Bunel qui
souligne.
Qu’on nous excuse de citer ici extensivement ce qui nous sem-
ble un document important, un témoignage de l’intérieur sur le fonc-
tionnement d’un extraordinaire crime d’État. À ce niveau d’appro-
che de la loupe, plus aucun détail n’est à négliger, on est là au cœur
du drame :
Le sous-groupement spécialisé [le COS, donc] s’était installé à
Bukavu, au sud du lac Kivu, au Zaïre, un peu à l’ouest du sous-
groupement des forces SUD. Celui-ci opérait depuis Cyangugu,
également près de la frontière mais du côté ruandais. Avec ses
hélicoptères, le chef du détachement du COS pouvait aller rapi-
dement à Goma afin de rendre compte discrètement de ses acti-
vités au commandant de l’opération [le général Lafourcade], mais,
surtout, il disposait à Bukavu de moyens de transmissions qui le
reliaient directement à la France. Le fait d’avoir son PC “loin du
bon Dieu” lui laissait une grande liberté d’action, en dehors de ses
contacts périodiques avec le général. Ainsi, sur le terrain, il y
avait la même séparation entre le COS et l’état-major de l’opéra-
tion que celle que l’on observait à Paris entre la cellule de crise
Ruanda et le bureau du COS.
La suite du témoignage de Bunel est plus confuse. Il tente de
décrire une situation qu’il n’a pas connue et à laquelle il ne com-
prend manifestement rien :
« La situation était assez confuse », convient-il lui-même.
« Depuis plusieurs mois, les Tutsis étaient la cible des exactions
du gouvernement hutu de Kigali, partageant leur sort avec les
Hutus modérés que les extrémistes des milices Interahamwe
considéraient comme des traîtres. »
« Exactions » ? Drôle de formule pour un génocide.
Ses spéculations deviennent un peu plus hasardeuses : « De
nombreux Tutsis ignoraient tout de l’offensive que conduisaient les Tutsis
du Front patriotique ruandais depuis l’Ouganda », suggère-t-il.

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Comme quoi on peut toujours s’occuper de faire atterrir des


avions Antonov sans pour autant comprendre quoi que ce soit à la
situation dans laquelle ces moyens sont « projetés »… Depuis l’ori-
gine de l’offensive du FPR en octobre 1990, tout un chacun, Tutsi,
Hutu ou Twa, ne pouvait que savoir qu’il était dans un pays en
guerre... Jusqu’à la dernière minute, et même poursuivis par les hor-
des génocidaires, les Tutsi seront généralement très au fait au moins
de tout ce qui pouvait se dire à la radio. Jusque sur les collines de
Bisesero, on sait aujourd’hui que les informations parvenaient –
parce qu’il y avait des récepteurs de radio.
« Nombre de Tutsis opprimés du Ruanda pensaient que les bruits de
combats qu’ils entendaient signifiaient pour eux de nouvelles atrocités des
Forces armées ruandaises et des milices Interahamwe. » Là encore,
Bunel imagine une situation qu’il ne comprend pas, probablement
pour ne l’avoir pas connue, mais aussi pour s’expliquer le fait suivant :
« Errant dans les forêts depuis des mois, ils se jetèrent dans les
bras des forces françaises. »
Bunel tente ici d’expliquer l’inexplicable : pourquoi donc les
Tutsi se sont-ils précipités « dans les bras » des français, quand on
sait le passif que les premiers pouvaient avoir enregistré au débit des
seconds ? Notre témoin fait là directement allusion à ces scènes sou-
vent rapportées, par les journalistes comme par les rescapés. Dans les
collines de Bisesero, où les Tutsi résistaient aux forces génocidaires
depuis le mois d’avril, lorsque les soldats français arriveront, dans la
deuxième quinzaine de juin, ces derniers se présenteront comme
« venus pour sauver » ceux qui avaient réchappé à trois mois d’atta-
ques meurtrières. On dispose de divers témoignages rendant compte
de la performance des guerriers-psychologues – formés à la “guerre
psychologique” –, qui réussirent même à désarmer ces résistants du
“ghetto de Varsovie” des Tutsi, en leur faisant valoir que leurs armes
méritaient d’être exposées dans des musées, et qu’à ce titre d’ailleurs
ils étaient prêts à leur acheter…
Mais on a aussi entendu les témoignages de la manière dont les
Français pouvaient avoir à négocier plusieurs heures, avec leurs haut-
parleurs, parfois même du haut de leurs hélicoptères, avant de parve-
nir à convaincre les Tutsi, qui se cachaient dans tous les trous de la
montagne, de sortir de leurs cachettes…
Ignorant les détails de cette astuce, ou feignant de l’ignorer,
Bunel propose des causes fantaisistes pour expliquer un fait frappant

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dont il témoigne aussi donc : comment les derniers rescapés du


génocide s’en sont remis aux troupes françaises…
« Pour organiser leur recueil, et en raison des accrochages de plus
en plus fréquents entre nos forces et celles des Tutsis venus
d’Ouganda emportés par leur élan, les forces françaises organisè-
rent une “zone humanitaire sûre” réservée à l’accueil des civils
menacés par la guerre acharnée que se livraient les factions
armées. »
Accrochages « fréquents » entre le FPR et les soldats de
Turquoise ? C’est possible mais c’est peu documenté. C’est en fait
peu probable. Qu’il y ait eu quelques accrochages, comme l’incident
de Butaré rapporté par Jacques Morel dans la Nuit rwandaise n°3, c’est
certain. Mais on voit comment ceci aura permis de délimiter aussitôt
les zones d’intervention, et en particulier les limites de la dite ZHS,
cette zone prétendument humanitaire et si peu sûre.
Cette « zone » sera surtout « réservée » à l’accueil des forces
génocidaires, civiles et militaires, dont les masses transiteront par là
sur le chemin de l’exil zaïrois. Comme d’ordinaire dans la rhétorique
française, et particulièrement pour Turquoise, Bunel confond les
Tutsi, victimes du génocide, et les civils Hutu, qu’on estimait « mena-
cés par le guerre acharnée que se livraient les factions armées », « mena-
cés » du fantasmatique « deuxième génocide », supposé intervenir en
représailles du premier, et qui sera au contraire son prétexte.
Ainsi, ce qui est présenté ici comme ayant été « pour organiser
le recueil » des Tutsi « errant », aura en fait été destiné à protéger les
assassins – tout en participant à la liquidation des derniers rescapés,
surtout par la méthode du débusquage à laquelle les hommes du COS
consacreront quelques efforts « au début de l’opération Turquoise ».
« La défaite des forces gouvernementales hutus entraîna la fuite
des anciens dirigeants hutus [responsables du génocide] qu’il fal-
lut aussi accueillir. »
D’autres auteurs auront déjà eu l’occasion de souligner combien
il pouvait être anormal de considérer devoir « accueillir » les diri-
geants du gouvernement qui venait de procéder à un génocide, ainsi
que c’était alors universellement reconnu, que ce soit par le pape, le
secrétaire général de l’ONU ou le ministre des affaires étrangères
français. Le devoir d’application de la Convention de 1948 pour la
prévention et la répression du crime de génocide n’aura manifeste-
ment pas été respecté. Non seulement on n’aura pas procédé à leur

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arrestation, mais on pouvait considérer devoir les « accueillir »,


selon l’expression révélatrice de Bunel.
« J’ai pu constater », témoigne notre auteur, « que les responsa-
bles politiques qui avaient décidé l’opération Turquoise étaient
très inquiets du devenir des dirigeants qu’ils avaient soutenus
durant des années.[…] Ils étaient même très nerveux »...
Le 4 juillet, Butare – devenu le siège du gouvernement génoci-
daire qui avait quitté Kigali encerclée depuis plusieurs semaines –,
tombait à son tour. Bunel témoigne de la panique à l’état-major, qui
préférait que l’information ne soit pas prise en compte sur le « trans-
parent » du jour.
« Entre le 4 et le 7 juillet, le sous-groupement spécialisé échan-
gea force messages avec le bureau du COS, où le colonel Norbert
ne chôma pas. » Et « soudain, la mission du Commandement
des opérations spéciales au Ruanda était finie ».
« De la base aérienne de Goma, en plusieurs occasions, certains
m’ont rapporté avoir vu des hommes fatigués qui avaient l’air de
journalistes français, embarquer dans des Transall ou des
Illiouchine à destination de Bangui ou de Libreville. […] Ils
étaient arrivés en véhicules ou en hélicoptères du sous-groupe-
ment spécialisé du COS. »
« Curieux », note Bunel. « Les témoins qui m’ont rapporté ces
faits étranges appartenaient à l’équipe que j’aurais commandée si
mon départ pour le Ruanda n’avait pas été annulé », prend-il
soin de préciser. « Aussi, ils eurent à cœur de me renseigner le
mieux possible sur ce qu’ils avaient vu eux-mêmes. »
Bunel se demande ce « que les COS avaient bien pu faire avec des
moyens si coûteux au Ruanda, ne restant qu’une partie de la mission, et
encore en agissant en marge de la force »…
Notre auteur observe que « le commandement des opérations spé-
ciales semble avoir été le principal interlocuteur opérationnel de l’état-
major à Paris ». Et il pose une question :
« N’avait-il pas la vraie mission, celle à laquelle tenaient les
autorités françaises ? »
Et une autre :
«L’opération à but humanitaire n’aurait donc été qu’une façade? »
« Le poids de la presse déployée sur place est aussi un indice de
la manipulation de l’opinion sur le but réel de l’opération. »

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Le 2 juillet, relate Bunel, un incident se produit entre des élé-


ments du FPR « qui conduisaient leur offensive avec une fureur débri-
dée ». Un colonel aurait alors eu « une parole malheureuse envers les
Tutsis ». Erreur, « parce que nous avions encore des coopérants très spé-
cialisés à finir d’évacuer »…
DES COOPÉRANTS TRÈS SPÉCIALISÉS…
« Des témoins sur place avaient remarqué des voyageurs insolites
dans les appareils militaires. […] À leur arrivée en France, ces
passagers quittaient discrètement les aéroports militaires. […]
Mission finie, sans doute. »
« Selon toute vraisemblance, ces Européens étaient les derniers
coopérants à avoir quitté Kigali après le déclenchement de l’of-
fensive victorieuse du Front patriotique ruandais qui provoqua la
chute du gouvernement hutu. »
« Le 7 ou le 8 juillet, […] le COS démontait son dispositif, et
rentrait sur la France, mission terminée. […] Alors que l’opéra-
tion Turquoise n’allait s’achever que le 21 août. »
« Les hautes autorités militaires retrouvèrent toute leur sérénité.
[…] Manifestement, tout le monde était soulagé. […] Comme
si une grave menace avait cessé de peser. »
Le 8 juillet, c’est aussi la mission de Bunel qui s’achève, signe de
ce qu’il était éventuellement moins éloigné qu’il le prétend de la
direction opérationnelle du COS.
« Qu’avait exactement été chargée de faire cette unité durant les
trois premières semaines de l’opération ? […] Quelle fut sa part
dans l’évacuation de nos derniers coopérants ? […] Pourquoi
ces derniers étaient-ils restés sur place après l’opération Amaryllis
d’avril 1994 ? »
L’aveu !
Ainsi, des « coopérants très spécialisés » seraient restés au
Rwanda après le retrait d’Amaryllis à la mi-avril, et donc tout le long
du génocide. L’opération « à but humanitaire » Turquoise n’aurait été
qu’une « façade » camouflant la véritable «mission », confiée au COS,
qui consistait à « évacuer » ces « coopérants très spécialisés » !
« Il n’est pas de secret que le temps ne révèle », conclut Bunel.
Il aura évoqué au passage diverses histoires d’intérêt mineur, tel
le trafic d’armes avec l’Angola qu’il place en conclusion de ce chapi-
tre, sans aucun lien avec ce dont il parle, mais juste pour semer un
peu de confusion, comme tout bon désinformateur, informant mais
en prenant bien soin de retirer toute cohérence à son récit.

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Or, ces « coopérants très spécialisés » qu’il fallut «évacuer » du


Rwanda fin juin-début juillet 1994, et qui seraient restés « tout le
long », selon l’expression du général Dallaire, ce ne sont rien de
moins que… les auteurs du génocide. Ceux qui ont encadré l’armée
et les milices rwandaises pendant les terribles cent jours.
On savait que les unités déployées sous COS avaient servi au
débusquage des derniers rescapés Tutsi de Bisesero. Les témoignages
se sont accumulés au point de ne laisser aucun doute sur cet énième
crime de l’armée française au Rwanda. Ce dernier est particulière-
ment horrible en ceci qu’il révèle une volonté exterminatrice
jusqu’au-boutiste. Il était bien évident que le fait qu’ils soient vivants
ou morts, ces derniers Tutsi du Rwanda, n’allait strictement rien
changer au cours des opérations.
Il est probable toutefois que la mort des derniers résistants Tutsi
de Bisesero ait pu être considérée comme nécessaire en vertu du prin-
cipe qui voulait qu’« aucun témoin ne doive survivre ». À Bisesero en
particulier, on comprend maintenant qu’il était important que res-
tent le moins de témoins possibles de l’offensive des 13 et 14 mai, où
l’armée française s’était compromise plus qu’activement dans la liqui-
dation du « ghetto de Varsovie » des Tutsi du Rwanda.
De fait, on aura mis quinze ans à reconstituer cet épisode, une
des dates les plus sombres de l’histoire de France.
Mais Bunel attire notre attention sur cette autre dimension de
l’opération spéciale incluse dans l’opération Turquoise : l’exfiltra-
tion de ces troupes qui étaient là justement les 13 et 14 mai. Les
assassins de la République.
On discutera du crédit qu’on peut apporter à Pierre-Henri
Bunel. Sanctionné pour avoir apporté des secrets de l’OTAN à l’ar-
mée serbe pendant la guerre bosniaque, il s’est ensuite distingué pour
sa participation au Pentagate, cet ouvrage collectif dirigé par Thierry
Meyssan, sur l’attentat du 11 septembre. Bunel apportait là les préci-
sions d’un spécialiste en explosifs qui expliquait comment les tours
jumelles de Manhattan auraient pu s’effondrer du fait de leur dyna-
mitage, au moyen de « charges creuses », plutôt que par le choc des
avions qui les ont percutées.
Et c’est en raison de la réputation sulfureuse de Meyssan que ce
témoignage paru depuis 2001 n’aurait jamais été pris en compte à ce
jour, y compris parmi la communauté des chercheurs engagés dans la
poursuite des responsabilités françaises au Rwanda.

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De toute évidence, ce livre de Bunel – comme ceux de Meyssan


d’ailleurs – relève du travail ordinaire de « désinformation »,
comme les services en produisent tant. Mais, en les examinant, il
importe d’avoir présent à l’esprit l’adage qui veut qu’un bon désinfor-
mateur se doit d’être un excellent informateur. Autrement dit, on ne
peut désinformer efficacement que si on informe, de manière à inté-
grer les distorsions qu’on souhaite faire gober par ses lecteurs dans un
tableau de la réalité d’autant plus crédible qu’il est précis – « bien
informé », comme on dit.
À chaque fois, ces travaux doivent être soupesés, examinés en
vertu de critères internes et externes. Ce n’est, in fine, que par le
recoupement des diverses sources, au vu de ce que l’on sait déjà, et
en leur opposant un filtre rationnel le plus rigoureux possible, que
l’on doit apprécier ce type d’ouvrages.
Ainsi, il peut être intéressant de rapprocher ce témoignage de
Pierre-Henri Bunel des déclarations de son patron, le chef d’état-
major des armées, l’amiral Lanxade, devant la Mission d’information
parlementaire en 1998 :
« Le commandement des opérations spéciales est intervenu au
début de l’opération Turquoise,[…] jusqu’à l’installation à Goma,
de son poste de commandement par le général Lafourcade ».
Ces premiers jours de l’opération Turquoise où se seraient mul-
tipliés les opérations de débusquage des derniers rescapés qui se
cachaient dans les montagnes de Bisesero auront donc été sous la
chaîne de commandement ultra-secrète des « opérations spéciales ».
Lanxade précise :
« Il s’agissait de conduire à distance, par des moyens de transmis-
sion sophistiqués, des opérations spécifiques, réalisées par des uni-
tés de faible effectif – 300 en l’occurrence – habituées à agir dans
des conditions difficiles. »
On aimerait en savoir plus, bien sûr, sur ces « opérations spécifi-
ques » réalisée sous la chaine de commandement ultra-secret du
COS.
« Ces unités ont été déployées les premières au Rwanda et leur
commandement a été transmis au général Lafourcade dans les
quarante-huit heures qui ont suivi, une fois que son quartier
général a été installé à Goma. »

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Notons là une contradiction avec le témoignage de Bunel qui


décrit le « démontage » du « dispositif » du COS les 7 ou 8 juillet,
deux ou trois semaines après le début de leur intervention. Il semble
toutefois que ceci ne soit pas forcément contradictoire. Souvenons-
nous de ce que dit Bunel :
« Le sous-groupement spécialisé [le COS, donc] s’était installé à
Bukavu […] Avec ses hélicoptères, le chef du détachement du
COS pouvait aller rapidement à Goma afin de rendre compte dis-
crètement de ses activités au commandant de l’opération [le géné-
ral Lafourcade], […] mais, surtout, il disposait à Bukavu de moyens
de transmissions qui le reliaient directement à la France. […] Le
fait d’avoir son PC “loin du bon Dieu” lui laissait une grande
liberté d’action, en dehors de ses contacts périodiques avec le
général.[…]Ainsi, sur le terrain, il y avait la même séparation entre
le COS et l’état-major de l’opération que celle que l’on observait
à Paris entre la cellule de crise Ruanda et le bureau du COS. »
Les pouvoirs pouvaient ainsi avoir été formellement transmis au
général Lafourcade, sans que les troupes sous COS perdent pour
autant leur autonomie. Ceci d’autant plus facilement que les
« moyens de transmission sophistiqués », évoqués par Lanxade, leur
permettaient effectivement de se relier « directement » à Paris,
comme le dit Bunel. Et ceci jusqu’à la fin de cette mission consacrée
à des « opérations spécifiques ».
Notons toutefois que l’amiral Lanxade ressentait le besoin de
préciser que « la mission de ces unités était celle de Turquoise : arrêter
les massacres et protéger les personnes menacées ». Comme si cela n’al-
lait pas de soi…
Pour finir, le député socialiste Bernard Cazeneuve crut bon de
demander si, « en dehors de nos forces classiques présentes au titre des
différentes opérations », « des missions militaires spéciales avaient été
effectuées au Rwanda », et « quelle en était la nature » ?
Sans s’émouvoir, l’amiral Jacques Lanxade répondait :
« Aucune mission militaire spéciale, qui aurait été effectuée par
des militaires relevant du commandement des opérations spécia-
les (COS) ou de l’état-major sur place n’a eu lieu au Rwanda. »
Ah bon ? n

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YOLANDE MUKAGASANA

La réconciliation franco-rwandaise
n’efface pas la responsabilité
française dans le génocide
des Tutsi du Rwanda

C’est important d’apprécier ce qui est appréciable et de critiquer


dans le but d’améliorer. Pas dans le but de détruire. Avouons malgré
tout que Monsieur Sarkozy et Monsieur Kouchner ont fait un pas de
géant dans la politique et la diplomatie entre le Rwanda et la France.
Rapprocher les deux politiques, rapprocher les deux peuples, les
Français et les Rwandais. C’est magnifique car une discussion n’est
possible que lorsque les gens se rapprochent et peuvent se parler.
La France n’aurait commis aucune faute et n’aurait rien à se
reprocher. Elle aurait fait des erreurs politiques graves, selon le
Ministre Kouchner.
La France aurait commis des erreurs d’appréciation comme
toute la communauté internationale. La France aurait commis une
autre erreur selon le Président Sarkozy, l’intervention tardive de
l’opération turquoise, qui a permis de sauver des Tutsi.
Monsieur Le Président, avec votre Ministre, je vous remercie
sincèrement. Mais laissez-moi vous dire ce que vous oubliez ou vous
occultez.
Vous savez très bien que la France dans ses erreurs que vous
reconnaissez a fait des choix politiques et militaires. Là, ce ne sont
plus des erreurs, ce sont des choix, des mauvais choix. Des choix dont
sont responsables des chefs politiques et militaires français. C’est cela
la vérité. Des choix conduisant aux responsabilités.
Ce ne sont donc plus de erreurs.

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La France a commis l’erreur d’envoyer les militaires au Rwanda


en 1990 ? Mais était-ce une erreur de la part des militaires français
qui contrôlaient les pièces d’identités des Rwandais aux barrières ?
Ou ces derniers remplissaient une mission bien déterminée, pour
laquelle ils avaient été envoyés au Rwanda ? La haine sur leur visage
suffisait pour nous faire peur. Ils étaient plus extrémistes anti-tutsi
que les Hutu extrémistes ayant conduit le Rwanda au génocide. Il
resterait à savoir ce qu’on leur avait raconté sur les Tutsi.
Est-ce une erreur qu’une banque française ait payé les armes du
génocide ?
Est-ce une erreur que les militaires français aient été au Rwanda
encore le 6 avril, les premiers à arriver à la place de l’attentat sur
l’avion du feu Président Habyarimana ? Que faisait le capitaine Barril
à Kanombe le 6 avril au soir ? Quelle mission avait-il au Rwanda ?
Était-ce aussi une erreur ?
Arrêtez de prendre des gens pour des idiots.
Monsieur le Président, j’espère qu’aucun survivant de Bisesero
ou de Gikongoro ne vous ait entendu. Sinon, vous les avez blessés au
plus profond d’eux-mêmes. Vous ne pouvez sans doute l’imaginer, car
une épine qui est dans le pied de l’autre s’enlève facilement. Tout ce
que je sais, c’est que jamais ils ne vous pardonneront, après ce que les
militaires français leur ont fait subir. Les rescapés de Gikongoro non
plus, où les militaires français jouaient du football au dessus des corps
des leurs. Il y aurait eu beaucoup plus de survivants si les militaires de
Turquoise n’étaient jamais arrivés à Bisesero ou à Gikongoro, j’en
suis sûre et tous les rescapés me donneront raison.
Des erreurs qui font que plus d’un million d’innocents soient
massacrés, cela n’est plus une erreur, c’est une très grande responsa-
bilité, Monsieur le Président.
Vous ne trouvez pas honteux d’être allé au Rwanda, d’y tenir un
discours et que jamais le mot « survivant » ne soit sorti de votre
bouche ? Cela m’a beaucoup parlé en tout cas.
Monsieur le Président, vous pensez que la justice française va
extrader les génocidaires vers le Rwanda ?
Un certain courant en France dit qu’il ne peut y avoir d’équité
au Rwanda. Dans un pays qui a banni la peine de mort après un géno-
cide, il n’y aurait pas d’équité. Vous souvenez-vous Monsieur le

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Président combien de Français ont été mis en prison, combien ont


été tués sans aucun procès après la seconde guerre mondiale ?
Madame Agathe Kanziga et d’autres suspects de génocide des
Tutsi seront-ils envoyés à Arusha par la France ? Même dans ce cas,
il est à craindre, qu’Arusha ne condamne pas Agathe Kanziga pour la
planification du génocide. Des spécialistes français sont là pour
expliquer qu’Arusha n’a jamais reconnu la planification du génocide.
Et c’est effectivement le cas de ses frères, qui n’ont pas été reconnus
coupables de planification ! Tout cela tend à préparer l’arrivée de
madame à Arusha.
Supposons maintenant que tous les génocidaires qui se trouvent
sur le sol français soient jugés en France, il faudra trouver des
témoins, car d’après Monsieur Péan, tous les Tutsi seraient des men-
teurs, et les rescapés sont des Tutsi ! Il faudrait donc que nous trou-
vions uniquement des témoins hutu qui ne sont pas nés menteurs
comme les Tutsi selon Monsieur Pierre Péan ! Mais non, car Péan
ajoute que les Hutu sont aussi des menteurs par imprégnation. Nous
n’aurions donc plus que des témoins étrangers ! Des experts français
sans doute !
Monsieur le Président, je ne suis pas avec ceux qui voudraient
croire que les rescapés du génocide n’ont besoin de rien. Depuis le
génocide, nous avons encore des sans abri, des malades, handicapés
par le génocide, les femmes ayant subi trop de tortures sexuelles à
faire opérer, etc… Et la France porte une responsabilité dans ce géno-
cide. Je ne le dirai jamais assez. Mais il paraît que la France a aussi
peur que tous ces rescapés demandent réparation. Or, une justice sans
réparation n’est qu’une injustice de plus, Monsieur le Président. Vous
le savez très bien.
Monsieur le Président, vous avez eu beaucoup de courage, je
vous en félicite et je suis sincère. Mais allez jusqu’au bout de la
démarche, ne faites pas la moitié du chemin. Alors les générations
rwandaises et Françaises vous remercieront. Ce que vous faites, c’est
exactement comme si, devant une personne qui meurt de soif et
demande à boire, vous lui montriez un verre d’eau sans la laisser y
tremper les lèvres. Ne faites pas cela, sinon, nous vous jugerons
encore plus sévèrement. Ce serait une torture que vous feriez subir
aux rescapés du génocide. Le Président Sarkozy a bien fait d’ouvrir les
frontières entre nos deux pays, mais cela ne change rien à notre façon
de voir la France et le génocide.

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Je ne suis pas non plus de ceux qui ont été tristes de ne


pas entendre le Président Sarkozy demander pardon. Le par-
don, c’est pour endormir les consciences et notre conscience
comme survivants ne dormira jamais grâce aux excuses des
chefs d’États et d’autres. Aux problèmes concrets, des répon-
ses concrètes. « Je demande pardon », « I apologise » ou « au
nom de qui que ce soit je présente mes excuses ! » Si vous saviez
à quel point cela me dégoûte. Une hypocrisie ne m’intéresse
pas. Les orphelins ne mangent pas des excuses présentées par
qui que ce soit avant d’aller dormir. Depuis seize ans, ils ne
payent pas leur scolarité avec des excuses. Je suis convaincue
que la demande de pardon ne m’aurait servi à rien et je crois
ne pas être la seule.
« Ce qui s’est passé au Rwanda dans les années 1990 est une défaite
pour l’humanité tout entière. Je l’ai constaté encore au Mémorial où tout
est raconté de façon pudique et digne. Ce qu’il s’est passé ici a laissé une
trace indélébile. » Étiez-vous obligé, Monsieur le Président, de parler
des années 1990, comme si vous aviez été incapable de prononcer
1994 ? Ou s’agit-il encore une fois de l’amalgame voulu par l’État
français, comme d’habitude ? Depuis 1990, chacun se souviendra
que, ces années-là, les militaires français nous demandaient des
papiers d’identité aux barrières.
Monsieur le Président, votre démarche est louable, mais notre
résilience aussi. Vous n’avez pas fini et nous non plus. Par contre, je
me pose une question. Au lieu de demander pardon, la France pen-
sera t-elle un jour à ne plus voter «non » à l’ONU chaque fois qu’il
s’agira de la reconstruction du Rwanda ? Le Président du FMI, qui est
Français, ne va plus dire que le Rwanda est une dictature de Kagame
pour essayer de faire censurer la prochaine fois mon témoignage sur
le génocide ? J’espère que l’hostilité de la France sur le Rwanda est
plutôt finie. Mais j’avoue que cela ne me regarde pas beaucoup, car
je ne suis pas diplomate rwandais. J’espère, comme rescapée du géno-
cide des Tutsi, que la sympathie de la France pour les génocidaires est
finie et que la justice française sur le génocide des Tutsi sera pour une
fois indépendante.
« Au nom du peuple français, je m’incline devant les victimes du
génocide des Tutsi en 1994. » Je vous remercie tout de même de vous
être incliné à Gisozi où se trouvent mon mari et tous mes enfants.

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Pour m’arrêter ici, car je ne peux pas terminer lorsqu’il s’agit de


la France, je pense que s’il doit y avoir une réconciliation, c’est entre
les rescapés du génocide et la communauté internationale. Celle-là
qui nous a abandonnés à nos bourreaux et qui a laissé transformer nos
libérateurs en assassins. Comme si les militaires alliés qui ont ouvert
les camps de concentration étaient traités de nazis et qu’il y aurait eu
des mandats d’arrêt contre eux. C’est une honte.
Et cette histoire des historiens qui viendront faire un travail sur
le génocide des Tutsi ! Cela est une négation non seulement de
notre histoire mais de nos historiens. Ils peuvent collaborer avec des
historiens français, car la science est plus efficace lorsque les scienti-
fiques collaborent aussi. Mais personne ne choisit pour eux avec qui
ils vont travailler. Surtout lorsque je vois que des intellectuels fran-
çais n’ont pas pu rester objectifs dans l’histoire du génocide des Tutsi
du Rwanda.
Monsieur le Président, laissez-nous pour une fois libres de faire
de notre histoire ce que nous voulons et non ce que l’on veut qu’elle
soit. J’ai appris que mes ancêtres étaient des éthiopiens comme
aujourd’hui encore certains enfants quelque part dans le monde
apprennent encore que leurs ancêtres sont des Gaulois. n

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PRIVAT RUTAZIBWA

France – Rwanda :
Sarkozy tourne la
page des sorciers
À quand repentance,
justice et réparation ?
En République Démocratique du Congo (RDC) où je suis né et
où j’ai grandi, il existe une forte tradition qui veut qu’un sorcier, res-
ponsable de la mort d’un individu, ne puisse jamais oser se présenter
aux funérailles de sa victime. La seule vue du cadavre entraînerait,
selon la croyance populaire, la mort subite du sorcier.
Au cours de longues années qui ont suivi le génocide des Tutsi
rwandais de 1994, je me suis souvent surpris à penser que les Français
partageaient probablement cette curieuse croyance congolaise. Aucun
des nombreux officiels français en visite à Kigali ne voulait ou n’osait
en effet mettre son pied dans un site mémorial du génocide des Tutsi.
Les Français n’ont jamais expliqué cette étrange attitude.
Étrange et singulière en effet, puisque de tous les officiels étrangers
de passage au Rwanda, ils étaient les seuls à ne pas poser ce geste élé-
mentaire de courtoisie et de respect. Redoutaient-ils une mort subite
à la vue des restes des corps des victimes tutsi du génocide exposés
dans les mémoriaux ?
Très vraisemblablement ! L’immense responsabilité de leur État
dans ce génocide en faisait effectivement de véritables « ndoki » ou
sorciers en Lingala, la langue parlée à Kinshasa. Les millénaires de
christianisme qui ont fait de la France « la fille aînée de l’Église » ;
tout comme les siècles de rationalisme n’ont pas empêché la revivis-
cence de vieilles croyances « tribales ».

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Nicolas Sarkozy vient cependant de tourner officiellement


cette triste page. Son premier acte à sa descente d’avion à Kigali a été
d’aller s’incliner devant les victimes du génocide au site mémorial de
Gisozi, et il n’en est pas mort ! Peu avant lui, son ministre des
Affaires étrangères avait été le premier officiel français à poser ce
geste plus de quinze ans après le génocide.
Je n’avais pas pu suivre cette visite en direct. Mais je m’étais rat-
trapé le soir avec un excellent magazine de la télévision rwandaise.
L’émission retraçait toute la visite du Président français, de son
accueil à l’aéroport par le premier ministre rwandais à son départ, en
passant par la visite au mémorial de Gisozi et la conférence de presse
conjointe avec le Président Kagame.
Sarkozy a souligné avec raison que sa visite à Kigali de même
que les pourparlers avec les autorités rwandaises au cours des deux
dernières années étaient une « démarche de courage et de confiance ».
Une « démarche qui suscite des débats en France », avait-il indiqué,
comme pour rappeler l’étendue du risque et le potentiel de « mort
politique » auquel il s’exposait.
Je disais qu’il s’était incliné devant les victimes du génocide à
Gisozi et qu’il n’en était pas mort ! Mais Sarkozy vient de nuancer
mon propos par ses propres remarques. Par rapport au génocide des
Tutsi en effet, il n’est pas moins sorcier que les autres représentants
de l’État français dont la responsabilité dans ce crime est déjà large-
ment documentée.
Mais s’il semble plus rassuré que les autres, c’est grâce à son
habileté symbolique à manier les concepts qui sauve un certain équi-
libre avec différents protagonistes. Certes pas avec les forces spiri-
tuelles responsables de la justice immanente (il est trop malin pour y
croire !), mais un peu avec l’opinion rwandaise, et surtout avec la
vieille garde politique et militaire française.
Le Président français ne parle donc pas de responsabilité crimi-
nelle de l’État français dans le génocide des Tutsi, mais bien « d’er-
reurs politiques ; d’erreurs d’appréciation ». Il ne parle ni de justice,
ni de réparation, mais bien « d’aide ; de coopération économique, poli-
tique et culturelle ». Il ne demande pas pardon, mais souhaite inscrire
sa démarche dans « la durée ».
Le Président Kagame a dit apprécier « l’ouverture » de Sarkozy.
L’ambigüité du discours de ce dernier est plutôt attribuée à sa
demande de patience, jugée réaliste. L’opinion publique rwandaise,
quant à elle, se félicite de cette nouvelle relation. Et l’on espère que
le dossier génocide continuera d’être discuté sous le signe de la sin-
cérité et non de la roublardise politique. n

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VÉNUSTE KAYIMAHE

Encore un effort,
Messieurs les présidents !
« L’engagement militaire et politique français
auprès du Hutu Power n’est ni une coïncidence regrettable,
ni une erreur d’appréciation,
encore moins une malheureuse cécité,
mais une malheureuse politique
élaborée au plus haut niveau. »
Jean-Paul GouteuxLa Nuit Rwandaise

À Paris comme à Kigali, le 25 février 2010 restera une date his-


torique. Une date symbole d’un point de départ d’une coopération
extrêmement forte et bénéfique si les ambitions actuelles des prési-
dents rwandais et français se confirment. Ou alors le début d’un
échec durable et dommageable dans les relations franco-rwandaises
si la volonté de réconciliation n’est ni sincère ni profonde.
À première vue, il n’y aurait pas de souci à se faire. Le président
français n’a-t-il pas insisté sur l’honnêteté des nouvelles relations
entre le Rwanda et la France ? « Il n’y a pas de gêne, il n’y a pas de
mensonge, il y a simplement la compréhension du point d’équilibre pour
chacun d’entre nous et je crois que c’est bien ainsi », a-t-il martelé.
Pour l’instant, seule la première possibilité semble donc envi-
sagée presque unanimement par les politiciens rwandais et français,
ainsi que par la majorité de la population des deux pays. La
deuxième hypothèse ne devrait pas être totalement écartée pour
autant, car en dépit d’un discours public consensuel et harmonisé,
l’essentiel n’est pas réglé.

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En effet, les propos des deux présidents lors leur conférence de


presse, aseptisée à souhait comme il convient dans ces circonstances,
ne correspondaient pas du tout à ce que l’on aurait attendu d’eux
après tant d’années d’hostilité et de colère entre les deux pays. Ils ont
seulement effleuré ou carrément évité les sujets qui fâchent : ceux en
rapport avec la justice, les mandats d’arrêt du juge Bruguière, les accu-
sations contenues dans le rapport Mucyo sur les implications de l’État
français dans le génocide, la reconnaissance des responsabilités de la
France dans ce génocide, la demande de pardon et les réparations…
Certains ont vu dans la visite de Nicolas Sarkozy un triomphe
pour le président Kagame, une victoire sur les tenants en France de
la diabolisation du Rwanda, sur les négationnistes de tout poil, sur
ceux qui se sont compromis dans le génocide commis contre les
Tutsi, sur ceux qui exigent la mise de ses proches au banc des accu-
sés de crimes contre l’humanité, voire de génocide.
Pour le président Sarkozy, la relance des relations diplomatiques
avec le Rwanda constituait un succès politique – la réussite d’une
gageure – qui devait être scellé par ce déplacement au Rwanda.
Cependant, conscients de la gravité du moment et de leurs
décisions, les deux chefs d’État se sont montrés assez sobres dans la
parole, et leurs visages sont restés graves en dépit d’une conférence
de presse aux accents incontestablement positivistes.

AU SON DE LA MARSEILLAISE...
Ce 25 février 2010, vingt-trois ans après la dernière visite du
président Mitterrand, a retenti dans la capitale rwandaise, exacte-
ment sur le perron d’Urugwiro, la fameuse Marseillaise. En cette
journée, les notes de cet hymne furieusement martial ont couvert
l’espace des Mille collines et sont venus rappeler à ceux qui croyaient
encore en la justice contemporaine de l’Histoire qu’il leur fallait
déchanter. Du moins pour l’instant.
En même temps, en dépit d’une incontestable retenue, ce
moment de triomphe du cynisme a transporté aux nues le président
Sarkozy, son ministre Kouchner ainsi que tous ceux qui en France
avaient parié sur l’irrésistible pouvoir de la raison d’État.
L’attitude du président Sarkozy n’a pas manqué d’être réelle-
ment surprenante. Pour la première fois dans sa carrière de président,
elle semblait teinte d’une singulière humilité. Ce n’est pas dans ses

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mœurs. Le président français nous avait habitués à une certaine viva-


cité dans le geste et le propos, dans le regard, à une belle et constante
arrogance à la française. Ce jour-là à Kigali, il parlait bas, les gestes
peu agités, la parole mesurée. Peut-être que le passage au Mémorial
du génocide de Gisozi l’avait un peu troublé et lui avait permis de
comprendre plus ou moins la tragédie infligée à ce pays par ceux que
la France avait outrancièrement soutenu jusqu’au-delà du génocide.
Cependant, de faux accents teintaient son discours, à l’image de
deux ou trois fausses notes dans la Marseillaise qu’avait eu à interpré-
ter la Compagnie Musique des Forces Rwandaises de Défense.
Curieusement, une certaine panique avait marqué son arrivée avec
cet affolement incompréhensible de ses services de sécurité dans la
cour du palais présidentiel : « Sécurité s’il vous plaît ! Sécurité s’il vous
plaît ! », a-t-on entendu gueuler dans les micros de la télévision tan-
dis que les sbires, gênés par le calme du service d’ordre rwandais et
l’étroitesse des pistes de l’Urugwiro qui n’ont rien de l’avenue des
Champs-Elysées, s’agitaient dans tous les sens pour couver leur prési-
dent. Que pensaient-ils donc qu’il pouvait risquer dans l’enceinte de
la présidence rwandaise ?
Ce manque de confiance en soi et dans les services rwandais
démasquait d’entrée de jeu les incertitudes de cette visite.

LE CONTENTIEUX ET LA RUPTURE

C’est le 18 novembre 2009 qu’on nous annonçait tel un scoop la


reprise des relations diplomatiques entre le Rwanda et la France. Cette
nouvelle survenait dans la foulée de l’accueil solennel du Rwanda au
sein du Commonwealth, exactement la veille. Il est difficile de ne pas
voir dans les deux événements une probable coordination.
Cela faisait trois années que la France courtisait le Rwanda.
L’Éxécutif français, depuis l’accession de Nicolas Sarkozy à la prési-
dence, avait d’ores et déjà décidé de changer son fusil d’épaule. Au
lieu de continuer à se claquemurer dans une diplomatie aussi stérile
qu’agressive envers le Rwanda, mieux valait tenter une autre appro-
che. Les assiduités du ministre français des affaires étrangères ont fini
par faire plier les résistances de Kigali. Mais ce n’est pas que le sim-
ple désir de retrouvailles qui a poussé à cet événement. D’autres
enjeux ont dû peser de part et d’autre dans la balance des décisions.
Pour le pouvoir rwandais, on ne peut pas douter qu’il s’est agi
d’une décision extrêmement difficile. D’autant plus difficile qu’elle

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l’obligeait à se renier sans réelle contrepartie. Du moins en appa-


rence. Que pouvait-il gagner en effet dans ces tractations et cet abou-
tissement à allure de capitulation ? Lorsque l’on a initié une rupture
sur base d’un contentieux, la logique voudrait que celui-ci soit vidé
d’abord dans son fond pour permettre la reprise de relation. Ceci
implique le dialogue – direct ou à travers des médiations – des ren-
contres programmées ou impromptues comme celles de Lisbonne ou
de New York, des discussions entre des équipes mises en place offi-
ciellement, etc. Cela a bien eu lieu. Mais cela n’a pas forcement
abouti à des résultats qui auraient permis une reprise si claironnante
des relations diplomatiques.
La rupture avait été fracassante. Elle n’en était pas surprenante
pour autant. Elle était même attendue avec impatience par certains.
De fait, vu l’hostilité incessante et croissante ainsi que toutes les rigi-
dités de la France, on en était au Rwanda à se demander pourquoi
on ne s’éloignait pas de cet adversaire qui s’était érigé depuis des
années en ennemi d’abord du Front Patriotique Rwandais et puis du
pouvoir que celui-ci dirigeait.

LE CONTENTIEUX ÉTAIT EXTRÊMEMENT LOURD

Il y avait à la base la guerre dans laquelle la France avait sou-


tenu sans réserve la dictature de Habyarimana qu’il avait accompa-
gnée dans toutes ses dérives pré-génocidaires. Au cours des années de
guerre civile qui s’étaient étalées d’octobre 1990 à mars 1993, les
armées de la France avaient combattu l’Armée Patriotique
Rwandaise aux cotés des Forces Armées Rwandaises, sous le couvert
de la coopération militaire et le fallacieux prétexte de la protection
des ressortissants français et étrangers. C’était l’époque de Noroît et
des divers DAMI.
En effet, les quelques bidasses promis et envoyés au père
Habyarimana par le père Mitterrand le 4 octobre 1990 n’ayant pas
réussi à redresser la situation en trois jours comme le pensait Jean-
Christophe le fils du président français, l’opération Noroît se trans-
forma en opération permanente renforcée et spécialisée de mois en
mois : une mission militaire d’occupation. Une force de combat et de
police, pour conduire une guerre totale, très dure et très cruelle
(selon les propres termes du général Quesnot, le chef d’état-major
particulier du président Mitterrand) contre l’Armée Patriotique
Rwandaise et les Tutsi en général.

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Les détails, on les connaît, jusqu’au génocide des Tutsi entre


avril et juillet 1994, et même après: Le soutien de Noroît à la simu-
lation de l’attaque de Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre, suivie
d’une arrestation massive de Tutsi et d’un nombre important d’exé-
cutions; les contrôles ethniques aux barrières par des militaires fran-
çais ; la guerre portée à l’APR dans les Volcans avec les bombarde-
ments au phosphore ; les combats à Ruhengeri lors de la prise de
cette ville par l’APR et de l’ouverture de la prison ; le pilonnage
dans le secteur de Byumba lors de l’occupation de cette ville par les
Inkotanyi ; la formation des Interahamwe dans le Mutara, au
Bigogwe, à Mukamira, Gabiro, Gako et ailleurs ; la supervision plus
ou moins discrète des Interahamwe et de la Garde présidentielle lors
des massacres des Tutsi du Bugesera en 1992 ; l’appel à l’unité des
Hutu autour d’un pôle hutu power dont l’unique programme politi-
que était l’extermination totale des Tutsi ; les prises de position offi-
cielles en faveur du gouvernement de Habyarimana durant le
conflit ; l’opération Chimère pour empêcher le FPR de prendre
Kigali en mars 1993 ; la formation dans l’enceinte de l’ambassade de
France du Gouvernement Intérimaire Rwandais avec les conseils et
la bénédiction de l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud; la reconnais-
sance du gouvernement du génocide et son soutien diplomatique,
médiatique et militaire par la France ; le blocage des projets de réso-
lutions onusiennes visant à l’intervention en vue d’arrêter le géno-
cide ; la livraison d’armements aux FAR jusque durant le génocide en
dépit de l’embargo sur les armes décrété par le Conseil de sécurité des
Nations Unies… Les reproches sont indénombrables.

Et enfin, la désastreuse Opération Turquoise tant encensée par


Monsieur Balladur, le général Lafourcade et bon nombre de leurs
compères politiciens et militaires, opération qui ne visait pas à met-
tre fin au génocide, mais plutôt à arrêter le FPR qui défaisait les for-
ces du génocide. Les effets nocifs de Turquoise furent multiples et très
dommageables pour le Rwanda : l’instauration de la zone Turquoise
dans laquelle les génocidaires étaient sécurisés et pouvaient procéder
à l’épuration des Tutsi sous le couvert de l’armada tricolore, le blo-
cage d’une victoire définitive du FPR ; l’exfiltration des responsables
du génocide et l’incitation à l’exode de la population hutu, la créa-
tion des camps comme une épée de Damoclès sur le nouveau pouvoir
rwandais, le réarmement et les entraînements dans les camps des
FAR et des Interahamwe…

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Mais il y a eu pire. Se jouant des accords de paix d’Arusha, la


France a maintenu une force militaire sous couvert de coopération
qui a continué à soutenir l’armée gouvernementale contre le FPR
durant toute la période du génocide. Le capitaine Barril, en mission
d’État malgré les dénégations de l’Élysée, est venu greffer dessus son
“opération insecticide”. Il y a eu la complicité des forces de Turquoise
à Bisesero, qui a coûté la vie à des milliers d’innocents. Il y a eu
l’acheminement de milliers de soldats et de miliciens grâce à la pro-
tection de Turquoise, à partir de Cyangugu, Bugarama et Gikongoro,
pour aller aider à briser la résistance et achever l’extermination des
Tutsi à Bisesero. Il y a eu la collaboration avec les autorités du géno-
cide dans la zone Turquoise pour son administration, les largages par
hélicoptères de Tutsi accusés à tort d’être des Inkotanyi, la livraison
de Tutsi aux barrages des Interahamwe.

Bref, ce pays a soutenu le pouvoir génocidaire rwandais dans


tous ses aspects criminels. Outre le volet militaire, ce soutien a été
politique, financier, diplomatique, et même médiatique. On se rap-
pelle entre autres la visite du ministre des Affaires Etrangères du
Gouvernement Intérimaire Rwandais, Jérôme Bicamumpaka, et de
son conseiller de la CDR, Jean-Bosco Barayagwiza, à Paris, où ils ren-
contrèrent, en plein génocide, les plus hauts responsables français,
lesquels, au lieu de les inciter à mettre fin au massacre, leur promi-
rent assistance militaire et diplomatique.
Et pour finir, après le génocide, la France a continué à agir en
ennemi du nouveau pouvoir rwandais et s’est érigée en protecteur et
défenseur des Interahamwe et du régime vaincu. Son évocation du
prétendu génocide commis par le FPR puis de deux génocides, les
ambiguïtés du rapport de la Mission Quilès qui exonérait totalement
la France et ses armées de toute responsabilité dans le génocide
étaient autant de marques d’animosité et de perfidie à l’égard du nou-
veau Rwanda.
Dans pareille configuration, l’existence d’une ambassade fran-
çaise à Kigali constituait un non-sens.
Lorsque le juge Bruguière se mêla de la partie avec ses idées tou-
tes faites et sa kyrielle de faux témoins, sans doute instrumentalisé
par le pouvoir de son pays, la présence d’une mission diplomatique
française au Rwanda devint carrément insultante. Ce ne pouvait
qu’être la rupture.

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LA RAISON D’ÉTAT

La première tentative de rapprochement au plus haut niveau a


eu lieu à Lisbonne en décembre 2007, en marge du sommet « Union
Européenne-Afrique ». Le président Sarkozy avait saisi l’occasion
pour rencontrer son homologue rwandais. En quelques minutes, les
bases d’une discussion étaient lancées, comme l’exprima à l’époque la
Secrétaire d’État rwandaise aux Affaires Etrangères et à la
Coopération. Le président Sarkozy lui aussi avait estimé que cet
entretien constituait “un début de normalisation”...“parce que le
Rwanda et la France regardent vers l’avenir ensemble’’.
C’est à partir de ce moment-là que le principe de groupes de
concertation a été établi, et que des rencontres régulières de fonc-
tionnaires des Affaires Etrangères des deux pays ont été initiées.
Bernard Kouchner pouvait ainsi passer le relais à des techniciens de
la diplomatie, avec des consignes bien précises de son président : dis-
cuter exclusivement de l’avenir des relations franco-rwandaises. En
avouant tout au plus quelque regrettable faute politique du passé, un
aveuglement sans préméditation. Petit à petit, le piège se refermait
sur le Rwanda. Pour être parti sur des bases fragiles.
La visite de Nicolas Sarkozy devait être le couronnement de
tous les efforts entrepris pour aboutir à une normalisation sans humi-
liation, même si certains Cassandre dans son pays prétendaient qu’il
s’agirait d’aller à Canossa. Pourtant leur président n’avait cessé de les
rassurer depuis trois ans : il n’était pas doué pour la demande de par-
don en général, ni la reconnaissance de quelque responsabilité que ce
soit dans la tragédie rwandaise.
Kagame lui, avait mieux compris : Sarkozy ne lâcherait jamais
rien sur ce registre. Autant saisir le peu qu’il était capable d’offrir :
l’enterrement de la hache de guerre, la proposition d’une coopéra-
tion plus en harmonie avec les aspirations du Rwanda vers le déve-
loppement, un partenariat privilégié et l’appui de la France dans tous
les forums internationaux, la reconnaissance du leadership du
Rwanda dans la région des Grands Lacs et en Afrique ainsi que celle
de son droit à aller de l’avant pour s’ancrer dans la constellation
anglophone. Juste ce qu’il fallait pour flatter le pouvoir d’un minus-
cule pays qui n’a qu’une ambition : conquérir pour son peuple meur-
tri une place digne à la table des heureux convives au banquet du
développement mondial. Le premier test réussi fut l’admission du
Rwanda au Commonwealth sans que la France se livre à quelque

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manœuvre que ce soit pour gêner cette aspiration, contrairement à


ce qu’elle aurait fait dans les circonstances habituelles. On pourrait
même supposer que la France a apporté discrètement son appui à la
candidature du Rwanda à cette organisation, par un avis positif du
moins. L’hypothèse pourrait sembler invraisemblable, mais pas
impossible. Le président Sarkozy se trouvait au sommet du
Commonwealth, pour tenter « d’obtenir un maximum d’engagements
en matière de climat » avant la réunion de Copenhague sur ce thème.
Et c’est à ce sommet de Trinidad et Tobago que devait se jouer l’ad-
mission officielle du Rwanda. On l’imagine mal ne touchant pas un
mot à Gordon Brown concernant la candidature de ce pays en train
de quitter le giron francophone mais aussi à la veille de renouer des
relations privilégiées avec la France. Il aurait offert de cette manière
un gage des toutes nouvelles dispositions de la France à l’égard du
Rwanda, qui pouvait alors annoncer successivement son accueil au
sein de la communauté de l’ex-empire britannique et la reprise des
relations diplomatiques avec l’Hexagone.
On ne peut pas néanmoins dire que la communication de cet
événement s’est déroulée sans gêne. On a vu la ministre des Affaires
étrangères s’activer à expliquer cette nouvelle donne, sans grande
aisance, devant les journalistes. On pouvait la comprendre.
Qu’avait-on obtenu concrètement ? Par ses explications, on pouvait
conclure : pas grand chose. Cela reste à venir. L’essentiel est d’éta-
blir un espace de dialogue, semblait-elle vouloir dire. Les mandats de
Bruguière à l’origine de la décision de rupture étaient-ils annulés ?
Non. Mais à la lumière du changement d’attitude de la France, cela
finira par arriver. Dans le respect de l’indépendance de la justice. Et
quid des recommandations du rapport Mucyo incriminant la France,
ses anciens politiciens et militaires susceptibles d’être traduits ou du
moins amenés en justice par l’État rwandais ? Pas de réponse claire
non plus à ce sujet. Sans le dire, la ministre laissait planer un doute,
comme s’il existait désormais un deal secret entre les deux gouverne-
ments pour escamoter tout ce qui peut embarrasser.
Dans ce contexte, que pouvait-on attendre de la visite de
Nicolas Sarkozy ?
« Il est clair que les États n’éprouvent guère de sentiments et qu’à
Paris comme à Kigali, les consciences peuvent se voir imposer le silence au
nom d’intérêts jugés supérieurs », prophétisait sur son blog Colette
Braeckman, dans une rubrique parue quelques heures avant l’arrivée à
Kigali du président français. Phrase prémonitoire s’il en fut, inspiré par

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le réalisme politique de la journaliste. Car aucun fait et dit des prési-


dents français et rwandais n’est venu la démentir. Les intérêts supé-
rieurs encore bien flous pour le public ont relégué au second plan les
attentes du peuple rwandais, et spécialement de tous ceux qui ont souf-
fert, directement ou indirectement, du génocide. Ceux-là qui croient
mériter de la France plus que des paroles sans commune mesure avec
ce qu’elle leur a fait subir par sa politique et ses actes durant les quatre
années de sa présence et ce jusqu’au génocide sinon au delà.
Dans le discours des deux chefs d’État, l’évocation du passé a
semblé leur écorcher la bouche. On préfère regarder en avant, scru-
ter l’avenir et poser les jalons de ce que l’on va y ériger. On peut dire
que le président Kagame a tendu la perche au président Sarkozy,
comme s’il était tombé sous le charme de sa séduction. D’entrée de
jeu, il annonce que « Le Rwanda et la France ont connu un passé diffi-
cile » mais que lui et son homologue sont là « aujourd’hui pour affir-
mer un nouveau partenariat et une nouvelle relation ».
Soit. Mais comment peut-on bâtir un nouveau partenariat et
une nouvelle relation en balayant d’un revers de la main le passé ?
On ne bâtit jamais l’avenir et même le présent que sur le passé. Celui-
ci est comme les fondations d’une maison. Elles plongent dans le sol
pour donner de la solidité à l’édifice. Quand elles sont mal faites, on
les redresse, ou on les rase, mais toujours pour bâtir sur leurs traces.
Est-il dès lors sage de prétendre avancer sans un regard rétros-
pectif et franc sur les crimes et errements du passé ?
Parlant du génocide, le président Sarkozy a dit que « ce qui s’est
passé ici, au Rwanda, dans les années 90, c’est une défaite pour l’huma-
nité toute entière. Ce qui s’est passé ici a laissé une trace absolument indé-
lébile ». Jusque là, rien de choquant. Mais révoltante est la suite :
« Ce qui s’est passé ici est inacceptable et ce qui s’est passé ici oblige la
communauté internationale, dont la France, à réfléchir à ses erreurs qui
l’ont empêché de prévenir et d’arrêter ce crime épouvantable ». C’est la
même antienne depuis un peu plus de deux ans. Ou plutôt depuis la
Mission Quilès, en 1998. On dilue ses crimes dans les erreurs et les
manquements de la communauté internationale. Ce « dont la
France » est devenue, comme le « France comprise », la formule
magique de l’auto-absolution, une rengaine qui sert d’introduction à
une défausse préméditée. On ne s’en tient donc qu’à la reconnais-
sance de simples erreurs. Au diable les responsabilités, la complicité
et les crimes de la France au Rwanda par ses responsables politiques
et militaires interposés !

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LES RESPONSABILITÉS DANS LE GÉNOCIDE


REPROCHÉES À LA FRANCE

Ce sont en effet les erreurs extrêmement graves d’appréciation,


ajoutées à l’égocentrisme et au manque de solidarité internationale
qui ont fait que la plupart des États de la planète n’ont pas réagi face
au génocide. C’est la lâcheté et les calculs d’intérêts qui ont poussé
particulièrement les États-Unis et la Belgique à bloquer toute initia-
tive d’intervention de l’ONU ou des États à laquelle les obligeait la
Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.
Mais ce sont ses implications directes et criminelles qui ont
incité la France à faire échec à toute tentative d’étouffer dans l’œuf
la marche vers le génocide et à toute idée d’y mettre fin.
Ses agissements criminels ont été évoqués à diverses reprises
dans d’innombrables forums et ouvrages. Venant du Rwanda, une
commission d’enquête s’est attardée à démontrer les divers degrés de
cette implication, allant de la complicité à la participation au crime
de génocide.
Pour certains en France, cette implication n’est pas évidente.
On peut les comprendre : c’est tellement monstrueux et leurs gou-
vernants s’emploient toujours à les assurer du contraire. C’est ce
qu’exprimait Jean-Paul Gouteux lorsqu’il écrivait dans son livre, La
Nuit rwandaise, les phrases suivantes : « En France, il n’est toujours
pas question de pardon ni de repentance... Les coulisses du génocide sont
toujours dans la nuit. L’implication des autorités françaises dans une telle
horreur est trop “inimaginable” pour que les français se fassent la violence
de contester un discours trop lénifiant et rassurant. Ils se sont ralliés à la
raison d’État ».
De même pour les planificateurs et les autres acteurs français les
plus importants de cette tragédie, tout comme pour le président
Sarkozy que l’on aurait pourtant tort de lier à ces derniers, cette
implication n’existe simplement pas. Du côté de ces acteurs-là,
contrairement aux simples citoyens qui sont désinformés, il s’agit
carrément de la mauvaise foi. Ils savent ce qu’ils ont fait, à quoi ils
ont participé, dans quelle infamie ils ont trempé sans frémir.
Sarkozy, lui, aurait l’excuse de pouvoir douter. Mais est-ce bien
cela ? Oh que non ! Ce serait faire injure à son intelligence et à sa
compétence que de penser qu’il ne connaît pas l’essentiel des actions
conduites par son pays au Rwanda, au bénéfice du régime de feu

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Habyarimana et du Gouvernement Intérimaire Rwandais ainsi que


leurs conséquences atroces. Sa seule excuse est la peur d’engager son
pays dans un processus trop hardi, une action de repentance dont
cette nation n’a pas la tradition, même si depuis des siècles elle a
celle de crimes internationaux les plus abjects.
Lorsqu’il a pris ses fonctions, il avait déjà senti le danger qui le
guettait sur les traces du génocide commis contre les Tutsi rwandais.
C’est pourquoi il avait très tôt évacué l’idée de demande de pardon
et s’était au long des jours proclamé le champion de la non-repen-
tance, qu’il estime ou veut faire passer pour l’une des vertus cardina-
les de la France. Pour préserver son audience auprès de son peuple,
de ses amis politiques, de la Grande Muette menaçante, il fait un
grand écart face à l’idée de reconnaissance des implications criminel-
les de son pays dans la douloureuse histoire rwandaise.
Néanmoins, en homme d’action, il avait fait aussi un pari auda-
cieux face au défi de la rupture diplomatique imposée par Kigali :
celui de rétablir le plus vite possible ces relations. Sur un minimum
de concessions. Et il y est parvenu. Avec habileté.
Dans le périlleux exercice diplomatique qui s’est joué entre
Kigali et Paris après la grande brouille du 24 novembre 2006,
Bernard Kouchner a été l’heureux cheval de Troie. Se prêtant
consciencieusement au jeu, il a fait sans cesse référence à son amitié
avec Kagame remontant du temps du génocide et de Turquoise. Son
forcing a eu raison des réticences du pouvoir rwandais. Il semblerait
que la France ait également eut recours à ses alliés occidentaux qui
auraient alors exercés des pressions amicales sur le Rwanda pour qu’il
renoue avec la France.
DÉBATS ET QUESTIONS !
Le président français a cependant reconnu que sa visite « pose
débat et question » autant au Rwanda qu’en France. Ce qui n’est un
secret pour personne. On connait en effet les réactions outrées des
anciens chefs militaires impliqués au Rwanda, l’indignation de l’as-
sociation France-Turquoise, l’agacement de la clique d’anciens poli-
ticiens ayant contribué à la gestion criminelle du dossier rwandais
durant les années 90.
C’est déjà courageux de sa part de l’avouer publiquement. Nous
pouvons comprendre sa prudence. Mais ce qui pose débat et question
au Rwanda au sujet de sa visite, c’est son approche biaisée du pro-
blème des responsabilités de son pays dans le génocide perpétré en

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1994 à l’encontre des Tutsi. Le vrai courage va au-delà de la crainte


du risque. On ne devient héros que parce que l’on brise les tabous.
Les mauvais tabous. Ceux par exemple qui consistent à nier les évi-
dences, ceux qui incitent à rejeter les responsabilités, pourtant bien
établies, dans un génocide. Ceux qui poussent inlassablement à cou-
vrir les crimes d’État les plus abominables. Ceux qui exonèrent en
tout temps et en toute circonstance la patrie de tout crime contre
l’humanité et le droit international. Ceux qui érigent en règle
immuable le refus du repentir et font passer des crimes d’État commis
sciemment pour des erreurs d’appréciation politique.
Au détour d’une phrase interrogative, M. Sarkozy a évoqué une
réconciliation qui s’impose. « Comment pourrait-elle ne pas avoir lieu
entre le Rwanda et la France ?.... Le Président Kagamé et moi, on est
même assez conscients de la portée historique de cette démarche
mutuelle. » Personne n’oserait nier qu’une réconciliation exige une
démarche commune des deux parties en rupture. Si un jour elle a lieu
– ce qui reste à démontrer – elle aura bien cette portée historique.
Alors, puisque les deux hommes ont envie d’entrer dans l’Histoire
autrement que par le simple fait d’avoir été des chefs d’État dont l’un
d’ailleurs possède à son actif l’inégalable exploit d’avoir combattu et
arrêté un génocide, ils devront asseoir cette réconciliation sur des
bases saines, exemptes de tout calcul mesquin et de toute hypocrisie.
Sera-ce aisé pour eux ? Oui, s’ils se facilitent la tâche l’un l’autre.
Non s’ils se font des crocs-en-jambe ou s’ils veulent s’ériger en héros
d’un nationalisme dépassé.

Pragmatique, le président Kagame nous assure que « même si sur


le plan historique, il y a eu certaines responsabilités quant à nos problèmes,
nous sommes arrivés à un moment où il faut aller de l’avant pour essayer
de régler ces problèmes ».
On peut être d’accord que la meilleure solution n’est pas pour le
Rwanda de pousser la France dans ses derniers retranchements une
fois que son président a fait un petit pas sur la bonne voie. On peut
également comprendre la lassitude du Rwanda d’être toujours sur ses
gardes et de gaspiller un temps précieux et une énergie folle à se pro-
téger des manœuvres machiavéliques de la France, supposées ou réel-
les, au lieu de les consacrer à l’essentiel : la reconstruction, le rattra-
page du temps perdu, l’impératif de sortie de la pauvreté, une obliga-
toire marche à pas forcés sur la voie du développement sans lesquels
cette nation s’effondrerait encore une fois.

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Mais aussi, le président rwandais ne peut-il pas ignorer les dou-


leurs et les frustrations qu’induirait dans son pays une idylle avec la
France, oublieuse du passé. Un grand nombre de Rwandais ont eu à
souffrir plus que d’autres des crimes de la France au Rwanda. Ils ont
besoin que le tort qui leur a été fait soit reconnu, évalué, indemnisé
aussi dans la mesure du possible. Cela peut passer par la justice dans le
cas extrême, sinon par des négociations politiques. C’est aux deux États
– au Rwanda en priorité – au nom de leur peuple, de choisir la bonne
voie. Qui ne saurait être celle de la simple absolution ou de l’oubli.
Quant au président français, il ne peut bien sûr pas ignorer les
menaces qui pèsent sur lui de la part de ceux des politiciens et
anciens militaires impliqués directement ou indirectement dans les
faits incriminés. Il ne faut pas attendre d’eux qu’ils baissent la garde
ou se convertissent soudainement. On a vu que, même avec le temps,
ils s’endurcissent et deviennent de plus en plus virulents. Parce qu’ils
se rendent soudain compte que la protection dont ils jouissaient
jusqu’ici de leur gouvernement et de leurs lois n’est plus aussi étan-
che que par le passé, que les choses peuvent bouger ou même bascu-
ler d’autant plus que petit à petit sont percés leurs procédés et l’éten-
due de leurs crimes. Ils ont peur et, pour se défendre, ils font dans
l’intimidation. Cela marche pour l’instant. La tactique peut conti-
nuer à fonctionner assez longtemps mais des fissures inquiétantes se
font voir dans l’armature de la solidarité avec le crime. Même si
celle-ci se réclame de l’honneur national.
Sarkozy a donc une chance à saisir. Kagame lui tend la perche
qu’il recherchait tant depuis la rupture et qu’il avait chargé
Kouchner de situer. Ce qui ne veut pas dire que l’attitude conciliante
du Rwanda date d’hier. Lors d’une interview accordée à Patrick de
Saint-Exupéry publiée le 16 décembre 2006, bien avant l’arrivée de
Sarkozy à l’Élysée, le président Kagame proposait une voie de sortie
à l’opposition Paris-Kigali. Après avoir souligné que « les responsa-
bles de grands pays » étaient « venus ici et ont admis leurs responsabili-
tés – qui n’ont rien à voir avec celles de Paris », il avait poursuivi pour
dire que « si un officiel français venait à Kigali pour présenter ses excu-
ses aux Rwandais, cela ferait une énorme différence. C’est ce qu’attendent
les Rwandais ».
Le président français est finalement venu. Mais il n’a pas pré-
senté d’excuses. Il s’est contenté de reconnaître « les erreurs d’appré-
ciation », les erreurs politiques qui « ont été commises ici et ont eu des

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conséquences absolument dramatiques…». Le fera-t-il jamais un jour ?


Pour cela, il faut être capable de dépasser sa fierté.
Les Rwandais ont été désappointés par cette omission prémédi-
tée, voulue, comme en ont témoigné les innombrables réactions de
la population sur les ondes des diverses radios du pays. Beaucoup ont
pu même se sentir trahis. Mais ils n’ont pas réagi par des insultes ou
autres propos violents ou inconvenants. Cette attitude chevaleres-
que envers leur hôte démontre que la France, si elle le veut, si ses
gouvernants le veulent peut cesser d’être cet adversaire, voire l’en-
nemi de ce Rwanda qui aujourd’hui lui tend la main en reconnais-
sant, par la voix de son président, que « …la meilleure façon de consi-
dérer la France, de manière constante… », n’est pas de la prendre
« comme partie du problème [rwandais et africain] mais plutôt que comme
partie de la solution…».
Mais du côté rwandais, il ne faudrait pas pour autant aller trop
vite en besogne, tout céder et tout de suite. Pourquoi ne pas faire
comme le propose M. Sarkozy ? Pourquoi ne pas le prendre au mot
puisqu’il a affirmé que son voyage, c’était « pour tourner une page et
[…] qu’il est très important que chacun comprenne que le processus que
nous engageons est un processus qui évoluera étape par étape » ?
Procéder étape par étape, oui. Mais évoluer tout en campant ferme
sur les bons principes. Éviter la rigidité mais aussi les maladresses.
Rechercher le point d’équilibre qui tienne compte des responsabili-
tés de chacun.
Voici donc posés les jalons fragiles d’une réconciliation de toute
évidence incomplète. Le plus dur, c’est vrai était de se jeter à l’eau,
ce qui est fait des deux côtés. Mais sans la confiance et l’honnêteté
politique, on n’avancera pas. On ignore dans la situation actuelle
quel rythme sera impulsé à la construction des nouvelles relations.
Ni quelles limites seront imposées par les chefs d’État et leurs gouver-
nements.
Pour Kouchner, la mission est accomplie et l’on se demande s’il
possède les ressources et la conviction pouvant lui permettre d’aller
plus loin. On a malheureusement l’impression qu’il a fait le maxi-
mum dont son âme était capable. Les cartes sont désormais entre les
mains de M. Sarkozy. On sait que dans son pays il a affaire à forte par-
tie – à de grosses résistances. Mais justement son devoir est de faire
bouger les choses, de convaincre les Français de la nécessité de chan-
gement sur cette voie. Il ne doit pas faire de l’opposition à son projet

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d’établir des relations honnêtes avec le Rwanda un alibi pour esqui-


ver les responsabilités que lui impose sa charge en la circonstance :
la reconnaissance du rôle crucial de la France dans la préparation et
la mise en œuvre du génocide contre les Tutsi, la demande de par-
don, la mise en marche de la justice à l’endroit des présumés génoci-
daires vivant en France et de leurs complices français, la création
d’un fonds d’indemnisation des victimes du génocide et l’établisse-
ment d’une législation réprimant le négationnisme du génocide com-
mis contre les Tutsi en 1994.
Bien entendu, pour atteindre ce stade, il devra d’abord dépasser
ses propres résistances, car dans ce dossier, il reste son pire obstacle.
Après, il aura le soutien de son propre peuple contre tous ceux
qui s’arc-boutent à justifier ou à nier les fautes et les crimes du passé.

LE SENS DES MOTS

Selon le président Sarkozy, les mots ont un sens. Personne n’en


disconvient. C’est comme les actes, dirions-nous. Même si ce n’est
pas toujours vrai. Assez souvent, nous donnons aux mots le sens
qu’ils n’ont pas, celui qui nous arrange le mieux. Quel est le sens alors
de ceux prononcés par M. Sarkozy lors de sa conférence de presse
conjointe avec Kagame le 25 février 2010 à Kigali ? Dans le
contexte du génocide et des relations franco-rwandaises de l’époque,
« Grave erreur d’appréciation » est un terrible euphémisme. « Forme
d’aveuglement quand nous n’avons pas vu la dimension génocidaire du
gouvernement du Président qui a été assassiné » passe pour une contre-
vérité colossale, sans aucun besoin de démonstration tellement l’his-
toire est connue et le faux alibi rabâché. « Erreur dans une opération
‘’Turquoise’’ engagée trop tardivement et sans doute trop peu », d’ac-
cord ! Il y a eu erreurs dans Turquoise, mais il y a eu aussi et surtout,
lors de cette opération, des crimes et des complicités dans le crime
des crimes.
Et encore à propos de mots et de leur sens, que comprendre par
exemple de ce « …sauf à imaginer que la France peut, à elle seule, por-
ter un milliard d’Africains » ? En dépit de sa prudence et d’une humi-
lité surprenante, le président français a quelque peu été piégé par son
naturel. Même s’il réfutait cette éventualité qu’il renvoyait à la tra-
dition coloniale, le sous-entendu ne pouvait être totalement absent.
Que signifie « porter un milliard d’africains »? Pourquoi la France
s’imaginerait-elle en devoir de porter les Africains ou qu’on la mette

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en demeure de le faire ? Et puis, les porter vers où et vers quoi ?


Jusqu’à présent, on l’a vue en porter un nombre effroyable vers l’es-
clavage et l’exploitation, d’autres vers des guerres civiles dévastatri-
ces et des dictatures, et enfin d’autres vers un génocide…Un bilan
qui ne prêterait à aucun orgueil et devrait plutôt mener à un peu plus
de modestie. Oui, monsieur le Président, les mots ont un sens. Leur
vrai sens. Pas celui qu’on veut leur faire dire.

TOURNER LA PAGE

Il existe dans le discours des personnalités politiques des mots


qui sonnent toujours très bien, qui font souvent bonne impression
mais blessent ceux au nom de qui elles prétendent s’exprimer. Ainsi
lorsque la secrétaire d’État rwandaise à la Coopération, Rosemary
Museminari commentait la rencontre Kagame-Sarkozy à Lisbonne
en décembre 2007, elle a dit qu’il « ne faut pas rester prisonniers du
passé ». Encore une fois, faut-il peut-être relativiser et faire remar-
quer que cela dépend de quel côté on se trouve vis-à-vis de ce passé.
Lors de la conférence de presse qui a clôturé la visite de l’homme
d’État français, cette phrase a été reprise par les deux présidents. On
a même parlé de tourner la page, « tourner une page, une page extrê-
mement douloureuse », a insisté M. Sarkozy.
Sans le dire clairement, les deux présidents ont ainsi fait com-
prendre à leur peuple que les choses n’étaient pas si simples. Que ce
n’était ni le moment ni le lieu du déballage et de la repentance. Il est
certain que le plus important s’est dit ailleurs que dans cette confé-
rence de presse au cours de laquelle les deux hommes ne semblaient
pas assez détendus. Dans l’entretien à huis clos qu’ils ont eu peu
avant la rencontre avec les journalistes. Le président Kagame a
assuré que « les erreurs qui ont été commises par le passé ont été recon-
nues ». On devrait en déduire qu’il y a accord parfait sur ce passé.
Mais pour que cela ait un sens, pour que le changement soit vérita-
ble, la nouvelle attitude exige une reconnaissance publique, non pas
d’erreurs, mais de crimes. Qui engage réellement le plus haut respon-
sable de l’Etat français.
Personne ne veut se cramponner sur ce passé dont le président
Kagame dit que lui et son homologue refusent d’être les otages. Mais
qu’on le veuille ou non, ce passé a existé et reste vivace dans les
mémoires. N’oublions pas que les victimes de ce passé – et ses
auteurs, voulons-nous croire – y sont engluées pour le restant de leur

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vie. La meilleure façon de s’en défaire, plutôt d’adoucir son étreinte,


est de le reconnaître, de le regarder en face et de lui apporter la
réponse qui convient : d’un côté le regret, le repentir, la réparation ;
de l’autre le pardon et une offre d’amitié. Ce ne sera pas la fin du
monde, mais la fin d’un cauchemar qui sinon nous persécutera tous,
chacun à sa manière, jusqu’au bout. Et continuera de marquer les
deux nations, en dépit des efforts de leurs chefs de vouloir l’enterrer.
Espérons dans tous les cas qu’ils nous réservent une meilleure
surprise dans pas trop longtemps. Et que personne ne songe à piéger
l’autre, ni nos peuples. Que plutôt ils œuvrent honnêtement, comme
l’a affirmé le président Kagame, à « mettre sur pied une nouvelle rela-
tion, un nouveau partenariat basé sur la compréhension et la gestion cor-
recte de la vérité ».
D’après Nicolas Sarkozy, la France veut construire avec le
Rwanda « une coopération économique, politique, culturelle qui ne res-
semblera sans doute à aucune autre ». Nous souhaitons que ce propos
du chef de l’État français ait un sens absolument positif et ne per-
mette pas d’envisager que le Rwanda va devenir une fois de plus un
cobaye, un laboratoire de l’obscure ingéniosité française !!! Comme
il a été celui de la guerre révolutionnaire.
Nous ne devrions pas nous laisser appâter de manière inconsi-
dérée par cette mirobolante promesse qui semble devoir être la
contrepartie de l’effacement d’une partie de notre mémoire, de l’ou-
bli du passé criminel de la France à notre endroit.
Notre mémoire n’est pas à vendre. Pas même au prix de cette
extraordinaire coopération qui nous est promise. Elle est à préserver
telle quelle, dans sa réalité événementielle. Ce n’est pas cela qui
devrait empêcher les politiciens d’aller de l’avant. Il faut laisser aux
victimes le droit de dire : vous nous avez trahis ; vous avez une grave
responsabilité dans ce qui nous est arrivé ; certains des vôtres, au
nom et au service de votre pays, ont trempé dans le crime qui nous a
anéantis. Nous avons droit à la repentance ; nous avons droit à des
réparations. C’est après cela qu’il est possible de repartir sur des bases
nouvelles, pour un partenariat et une amitié à toute épreuve. Qui
n’auront plus peur du spectre du passé. Sinon, on aura tout construit
sur du sable. Et l’avenir risquera d’être pire qu’avant. Ce n’est pas
cela, espérons-nous, que les Français et les Rwandais ainsi que leurs
chefs d’Etat actuels voudraient léguer à leurs enfants, aux futures
générations de leurs pays.

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Citons pour terminer, un passage du discours d’un éminent


homme d’État, l’ancien premier ministre belge Guy Verhofstadt –
qu’il a prononcé en 2004 au Mémorial du génocide de Gisozi à
Kigali, où Nicolas Sarkozy a refusé, lui, de s’exprimer :
« Pour que le Rwanda puisse tourner son regard vers l’avenir, vers
la réconciliation, nous devons d’abord assumer nos responsabilités et
reconnaître nos fautes...Cette volonté de bâtir des projets communs, de
donner à nos enfants plus de chances pour ce nouveau siècle, ne nous dis-
pense pas de ce devoir de mémoire et de justice… ».
Paroles simples et combien justes, qui auraient dû inspirer le
chef de l’État français. n

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JOËL DOCKX

Une journée
comme les autres…

Ce lundi 1er mars 2010, lorsque j’entre dans le tribunal de la Cour


d’Assise de Bruxelles, la décision judiciaire visant à acter l’opposition
faite au pénal par Maître Gilles Vanderbeck venait d’être prise. Ce
4ème procès Rwanda qui se tenait en Belgique à la demande du tri-
bunal pénal international pour le Rwanda venait de subir un retour-
nement incompréhensible loin de toute médiatisation. La sentence
prononcée le 2 décembre 2009 à l’encontre d’Ephrem Nkezabera et
qui l’avait vu condamné par défaut à 30 ans de réclusion était recon-
nue comme néant.
Abasourdi par ce que je venais d’entendre au sujet de ce 4ème
procès Rwanda en Belgique, je me demandais si Maître Hirsh fei-
gnait d’ignorer que Mr Sarkozy occupait les fonctions de Ministre du
Budget en France de 1993 à 1995 ou si tout simplement son igno-
rance était calculée…
Lors du procès, Mr Nkezabera était jugé en son absence pour des
raisons médicales. Je pensais en mon for intérieur que de le juger sans
oser parler de la France, c’est comme si quelqu’un vidait un chargeur
de Kalachnikov dans une classe de maternelle et que la police venait
interpeller un des élèves pour avoir volé les bonbons de son cama-
rade à la récré – en oubliant surtout d’exercer la compétence univer-
selle telle qu’elle existe dans les textes de loi en Belgique.
Maître Hirsch avait-elle oublié que c’était ce même Nicolas
Sarkozy qui avait – en tant que porte-parole du gouvernement
d’Édouard Balladur – justifié l’Opération Turquoise sur France 2 ?

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Fumeuse et funeste Opération Turquoise qui permit d’exfiltrer


les génocidaires du Gouvernement intérimaire de Théodore
Sindikubwabo et Jean Kambanda vers le Zaïre de Mobutu et de
déstabiliser ainsi toute l’Afrique des Grands Lacs pour de nombreu-
ses années.
Est-il possible aussi, qu’elle ignorât que Mr Sarkozy avait alors
décidé, en plus des responsabilités budgétaires qui étaient les siennes,
de remplacer Alain Carignon, ministre démissionnaire des commu-
nications, le 19 juillet 1994, trois mois après l’assassinat de Rosalie
Gicanda à Nyamirambo1.
Si le silence n’est plus d’or mais de diamant, l’ignorance n’est
pas toujours l’oubli. Mais si l’amnésie laisse la place au négation-
nisme alors, Maître Hirsch, vous avez très bien fait votre travail
d’avocate. Je connais personnellement l'une des personnes que vous
étiez censée représenter. Elle s’était faite enregistrer comme partie
civile le 10 novembre 2009. Ce jour-là, vous deviez plaider au procès
KBC… La vie est une question de priorité… J’espère très sincère-
ment que votre aveuglement n’a pas la même qualité spirituelle que
celui de Mr Sarkozy lorsqu’il était au mémorial de Gisozi.
Pour rappel, Mr Pierre Mariani, était chef de cabinet de celui
qui occupe maintenant l’Élysée, avant de devenir l’actuel patron de
la Dexia, dont le siège se trouve à Paris depuis peu. Drôle de coïnci-
dence, d’un retrait à l’autre beaucoup de paradoxes subsistent chez
Jean Luc Dehaene et Bernard Kouchner. Enfin, pour conclure cette
réflexion, auriez-vous l’amabilité de faire preuve de plus de combati-
vité dès lors que vous ne représentez pas les vôtres mais ceux qui y
ont survécu ?
Quant à ce procès, s’il s’est tenu en Belgique à la demande du
tribunal pénal international pour le Rwanda en vertu de ses obliga-
tions internationales et en application de la Résolution 1503 du
Conseil de sécurité, on peut dès lors se demander pourquoi après
avoir inculpé Mr Nkezabera pour avoir armé des Interahamwes et
joué un rôle de premier plan dans la création de la RTLM, les juri-
dictions belges n’ont pas osé aller plus loin dans l’établissement des
responsabilités françaises…
Dans ce qui devait être le procès du « banquier du génocide »,
n’a-t-on pas manqué l’occasion de mettre en cause la France en la
forçant au débat contradictoire dans un tribunal qui nous aurait per-
mis d’acter le rôle plus qu’ambigu du French doctor de même que
celui de l’amnésique qu’ils ont élu comme président ?

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J’ai personnellement suivi le procès de Bernard Ntuyahaga et


entendu Mr Dehaene réaffirmer ses choix de l’époque sans exprimer
de remords. La démocratie chrétienne est sur la même voie négation-
niste que celle de nos voisins français, et les aspects économiques
derrière cette amnésie n’y sont probablement pas pour rien.
Richard Goldstone, Louise Arbour, Carla Del Ponte, Hassan
Bubacar Jallow, André Denis, Karine Gérard… Qui osera enfin pla-
cer les rescapés du génocide des Tutsi rwandais face à leurs bourreaux
français pour faire jaillir la vérité dans un véritable débat contradic-
toire telle qu’il devrait exister dans un véritable État de droit ?
L’histoire s’écrit au jour le jour et après cette matinée décevante
il me restait encore à aller m’enquérir du procès d’Ephrem Setako,
condamné à 25 ans de réclusion par une chambre de première ins-
tance du TPIR à Arusha, alors que Mr Sarkozy simulait la contrition
à Gisozi. Cette sentence contre un des officiers des FAR me redonna
confiance car un nouveau coin était enfoncé dans les thèses néga-
tionnistes véhiculées par ceux qui les ont accompagnées dans l’exter-
mination de leurs semblables.
Quant à Sarkozy et Kouchner, j’invite Spielberg à les prendre
comme loups dans le prochain film de Micha de Fondseca sur le
thème de l’amnésie et du dialogue entre mémoires. Ce genre de film
pédagogique devrait aider l’homme africain à entrer dans l’histoire,
mais l’histoire glorieuse de l’Afrique racontée par les vainqueurs et
non par les assassins de la mémoire qui veulent occulter leur compli-
cité dans ce génocide. n

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JEAN NDORIMANA

Que sont revenus faire les


soldats français au Rwanda
en juin 1994 ?
On ne finira jamais de parler de la France avant, pendant et
après le génocide des tutsi de 1994. Le présent témoignage res-
sort essentiellement du diaire du génocide à Cyangugu, soi-
gneusement tissé par un chroniqueur méticuleux, date par date,
heure par heure.

Le 11 juin le stade Kamarampaka de Cyangugu est complétement


vidé de ses huit mille réfugiés : cinq mille venus de la Cathédrale de
Cyangugu et rassemblés au stade le 16 avril, six cent évacués du
Groupe scolaire de Gihundwe en deux camionnettes Daihatsu, mille
venus de la paroisse Mibirizi en autobus, et quatre cent venus de la
paroisse Nkanka à pied. Tous ces réfugiés ont été transférés à
Nyarushishi, un ancien camp de réfugiés burundais qui était relative-
ment plus équipés que le stade Kamarampaka qui n’avait qu’un robi-
net d’eau potable et une seule toilette qui fonctionnait.
Après l’intervention des militaires français, beaucoup de ques-
tions ont continué à se figer dans ma tête jusqu’aujourd’hui :
• certains réfugiés, des intellectuels pour la plupart, ont été retirés
du stade pour être tués. Seulement après, les autorités ont décidé de
transférer les réfugiés à Nyarushishi. Pourquoi ces huit mille réfu-
giés ont-ils été épargnés alors que les génocidaires avaient toutes les
possibilités pour les éliminer puisqu’ils n’avaient aucune protection
? N’y aurait-il pas eu complicité entre les autorités rwandaises et
françaises pour que ces rescapés soient épargnés afin d’offrir aux
Français un prétexte de revenir au Rwanda ? Qu’est-ce qui était
important pour les Français : les Tutsi rescapés ou le gouvernement
génocidaire vaincu ?

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• Pourquoi est-ce que la France a attendu la fin du génocide pour


apporter son aide soi-disant humanitaire ?
• Comment se sont comportés les militaires français une fois arrivés
à Cyangugu ? Pourquoi est-ce que Cyangugu a été détruite alors qu’il
n’y a pas eu de guerre à Cyangugu ? Pourquoi cette politique de la
terre brûlée au chef lieu de préfecture en présence des français ? Au
moment où l’on détruisait Cyangugu, les français déclaraient qu’ils
étaient venus pour la protection des personnes et non des maisons.
Mais quelles personnes ?
• Est-ce que les Français croient les Rwandais tellement naïfs qu’ils
soient incapables de comprendre pour qui les Français apportaient
l’aide humanitaire ?
• Comment s’est comportée la France après l’opération Turquoise?
Son comportement n’est-il pas la suite logique de sa présence à
Cyangugu ?
C’est à ces questions que nous répondons dans les lignes suivan-
tes, malheureusement à la place de la France officielle.
1. ARRIVÉE DES MILITAIRES FRANÇAIS À LA FRONTIÈRE
RWANDO-CONGOLAISE DE RUSIZI

C’est le 23 juin 1994 à 16 heures que le premier contingent français


traverse le pont de la Rusizi. Il est accueilli par les autorités locales,
le préfet Bagambiki Emmanuel en tête, suivi par le Commandant de
place Imanishimwe Samuel et le Commandant de Groupement
(Gendarmerie), le Lieutenant Colonel Bavugamenshi Innocent. Ils
sont entourés par une foule de miliciens qui scandent : « Vive la
France , vive Mitterrand, vivent nos amis les Français » !
Plus tard Bagambiki Emmanuel qui a tout orchestré pour le
génocide à Cyangugu sera étonnamment acquitté par le TPIR et
rejoindra sa famille en Belgique, tandis que son subalterne, le pauvre
Lieutenant Imanishimwe Samuel, sera le bouc-émissaire dans le pro-
cès dit « Cyangugu » et ira purger sa peine au Mali. L’ex-Ministre des
transports et Communications, André Ntagerura, qui faisait transiter
les armes par Bukavu, lui, quoique acquitté, moisit encore dans les
bibliothèques du TPIR, faute de pays d’accueil.
Chose étonnante, l’arrivée de l’armée française coïncide avec la
visite du Cardinal français Roger Etchégaray accueilli à Butare le 24
juin. Pourquoi le Vatican, qui n’avait pas besoin du feu vert du

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Conseil de Sécurité, a attendu cette date-là pour venir au Rwanda ?


Les autorités militaires françaises, jugeant que l’autorité civile
n’existe plus ou n’y est plus, multiplient les visites auprès de l’auto-
rité morale qui n’a rien pesé pendant le génocide et qui assiste
impuissante à l’exode des anciens chefs et de leur population, géno-
cidaires et innocents confondus. C’est alors que des délégations mili-
taires et des journalistes succèdent à l’évêché de Cyangugu.
Le 25 juin arrive à l’évêché la délégation conduite par le
Colonel Thibaut. Le 29 juin, les anciens locataires du stade
Kamarampaka installés à Nyarushishi bénéficient de la visite du
Ministre français de la Défense, Monsieur François Léotard. Le 30
juin, le même Colonel Thibaut déployé au nord de Cyangugu à la
frontière avec la préfecture Kibuye, passe de nouveau à l’évêché pour
présenter son remplaçant, le Colonel Hogard. Le 6 juillet, c’est le
tour de l’aumônier militaire français, le père Richard Kalka, de visi-
ter l’évêché où il reviendra trois jours plus tard accompagné du
Colonel Hogard. Il est vrai que les barrages des miliciens ont dispa-
rus, mais avec eux disparaissent aussi toutes les infrastructures de
Cyangugu : l’hôpital de Mibirizi, les bâtiments de la préfecture et de
tous les services publics (Télécom, Electrogaz, dispensaires,…) ainsi
que les maisons privées. Tout est détruit en présence des Français qui
assistent à cela avec une joie morbide, affirmant qu’ils sont venus
pour la protection des personnes et non des maisons. Mais quelles
personnes ?

2. LE VRAI MOTIF DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE À CYANGUGU :


L’EXFILTRATION DES GÉNOCIDAIRES ET DE LEUR GOUVERNEMENT

La Zone Turquoise (que tous les journaux et les Français eux-mêmes


appelaient ironiquement « Zone de Sécurité Sûre ») comprenaient
les ex-Préfectures de Gikongoro, Kibuye et Cyangugu. Si les Français
étaient réellement venus pour l’aide humanitaire et la sécurité, la
première chose qu’ils auraient dû faire était de désarmer les génoci-
daires au milieu d’une population innocente et sans aucun moyen de
défense dans cette zone où la guerre n’était jamais arrivée.
Or, à Kibuye, ils ont laissé les rescapés de Bisesero sans défense
entre les mains des miliciens. À Gikongoro, le camp de Kibeho
regorge d’armes. À Cyangugu où sont rassemblés les miliciens, les
militaires vaincus et leur gouvernement, ils organisent le charroi
pour une traversée paisible de ces derniers avec leurs armes et les

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véhicules appartenant au Rwanda. C’est avec ces mêmes armes et


d’autres fournies par la France dans les camps du Congo que ces
génocidaires feront des incursions au Rwanda pour achever le travail
commencé, emporter le bétail et incendier les infrastructures qui res-
taient encore.
Pratiquement, le bilan de l’intervention française est négatif.
Avec beaucoup de nuances, Gérard Prunier, cité par la journaliste
Colette Braeckman, qualifie ce bilan de modeste : « Le bilan stricte-
ment ‘‘humanitaire ’’ de Turquoise se révéla modeste : il est évalué à quel-
que treize mille ou quatorze mille personnes »1, dont huit mille rescapés
du camp de Nyarushishi, sauvés d’un coup. Une misère, par rapport
à un million de morts… « En outre, par manque de moyens et de
volonté politique, les Français ne purent empêcher, à Kibuye notamment,
certains ‘‘massacres mineurs’’– les miliciens achevant discrètement le tra-
vail lorsque les troupes s’éloignaient –, ni le pillage total des villes de
Kibuye et surtout de Cyangugu, qui furent les plus dévastées du pays »2.
Lorsque Colette Braeckman dit ‘‘massacres mineurs’’ alors qu’on
sait ce qui s’est passé à Bisesero, cela frise le négationnisme. Des mas-
sacres ne peuvent pas être mineurs, même s’il s’agit seulement de
deux victimes ; également lorsqu’elle dit ‘‘manque de moyens’’ pour
l’armée française, c’est un manque de réalisme. D’ailleurs elle se
contredit plus loin : « Dès le départ, cette opération fut marquée par de
nombreuses ambiguïtés, et notamment par le contraste entre les ambitions
humanitaires affichées et la nature de l’engagement (trois mille hommes
appartenant aux troupes de combat, des véhicules blindés, quatre avions
Jaguar, quatre Mirage, des hélicoptères Alouette) »3.
Manque de volonté politique, oui, mais manque de moyens,
non. Cela est d’autant plus vrai que sur le plan politique, dit Colette
Braeckman, le rapport OCDE est beaucoup plus critique. Il relève
que l’opération Turquoise étendit sa protection au gouvernement
intérimaire et aux miliciens, qui, après avoir pu se réfugier dans la
zone, s’en furent tranquillement vers le Zaire, conduits par les
Français, qui ne désarmèrent personne…
« L’échec des Français à désarmer activement les troupes gouver-
nementales se trouvant dans la zone représente une occasion
significative perdue, ou, plutôt, délibérément négligée. Même un
désarmement partiel aurait aidé le gouvernement suivant à négo-
cier d’une manière ordonnée avec le gouvernement vaincu et en
accod avec les normes légales »4.

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Ce manque de volonté délibéré ne s’arrête pas là. Il continue


dans les camps de l’intérieur que Colette Braeckman appelle camps
de ‘‘réfugiés-guerriers’’. L’exemple typique est celui de Kibeho. La
présence d’armes dans ce camp a entraîné des combats dont le com-
mentaire a desservi seulement l’Armée Patriotique rwandaise.
Revenons encore sur d’autres détails qui montrent la contribu-
tion des militaires français dans la déstabilisation du Rwanda.
Pourquoi est-ce que le 3 juillet les Français ont tenu à vider les villes
de Butare, Gikongoro et Kibuye en évacuant une partie de la popu-
lation de ces villes vers Bukavu alors que le FPR était en train de
pacifier les deux principales villes du pays, à savoir Kigali et Butare,
où il y avait eu plus de victimes du génocide ? N’était-ce pas une
façon de contribuer à la panique dans la population et de favoriser la
politique de la terre brûlée ?
Que dire des gens qui ont été tués par des miliciens au moment
où ils avaient perdu les traces des Français qui, pourtant, les invi-
taient à les suivre ? Qu’est-ce qui manquait aux Français pour
détruire le barrage des miliciens à la colline de Nyanza sur la route
vers Bujumbura, pour laisser les abbés Vianney Sebera et François
Ngomirakiza ainsi que les neuf sœurs Bénédictines être détournés
vers Nyakibanda et finir par être massacrés à Ndago le jour suivant ?
Pourquoi est-ce que le 14 juillet le gouvernement Kambanda qui
s’était réfugié à Gisenyi a rejoint Cyangugu alors qu’il était en face
de Goma ? N’est-ce pas parce qu’il croyait être sous meilleure protec-
tion sous escorte française à Cyangugu ?
À Cyangugu, des centaines de milliers de déplacés, avant de tra-
verser la frontière, espéraient naïvement que les Français allaient les
aider à retourner chez eux. Ils attendaient les derniers ordres de leurs
gouvernants qui ne gouvernaient plus rien au Rwanda. Mais ce gou-
vernement ne pouvait rien faire sans les injonctions des Français !
Enfin, le 18 juillet, les Français donnent le coup de sifflet final, et le
gouvernement génocidaire ouvre le cortège de l’exode d’au revoir au
Rwanda alors qu’à Kigali le gouvernement de la troisième
République se prépare à prêter serment le lendemain.

3. LESOBSTRUCTIONS DE LA FRANCE POUR LE RETOUR DES


RÉFUGIÉS ET LE JUGEMENT DES GÉNOCIDAIRES

Les obstructions de la France ne se sont pas arrêtées à l’installa-


tion et à l’évacuation d’une partie de la population rwandaise en

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dehors de sa zone d’origine. Lorsque la France a exfiltré le gouverne-


ment génocidaire, il lui a fait croire à un repli tactique. Mais l’arme-
ment des ex-FAR n’a pas commencé qu’au Zaïre, elle se faisait déjà
dans la zone Turquoise.
Le rapport de Human Rights Watch là-dessus est accablant :
« Pendant la durée de l’opération Turquoise, les FAR ont conti-
nué à recevoir des armes à l’intérieur de la zone sous-contrôle
français, via l’aéroport de Goma. Des soldats zaïrois, alors
déployés à Goma, ont aidé au transfert de ces armes par-delà la
frontière… Qui plus est, les troupes françaises, si elles désar-
maient ostensiblement les forces rwandaises au passage de la fron-
tière, remettaient ensuite les armes saisies aux Forces armées zaï-
roises, tout en connaissant la constance du soutien zaïrois à l’ar-
mement des FAR. Avant leur relève par d’autres contingents de
l’ONU, les forces françaises relachèrent les prisonniers et laissè-
rent derrière elles au moins une cache d’armes dans la ville rwan-
daise de Kamembe (Kamembe est le quartier commercial de
Cyangugu) , dans la zone de sécurité »5.
Colette Braeckman continue à dénoncer les livraisons d’armes
aux génocidaires :
« Plus ou moins discrètes, les livraisons d’armes devaient conti-
nuer par la suite, de provenances diverses. Un rapport d’Amnesty
International relève que, de novembre 1994 à mai 1995, un
Antonov 124 enregistré en Ukraine et un avion-cargo Iliouchine
76, enregistré en Ukraine et en Russie, ont poursuivi leurs vols
sur Goma, atterissant de nuit et apportant des armes en prove-
nace de Plovdiv et de Burgas, en Bulgarie… Une commission
d’enquête nommée par le Conseil de Sécurité dénonça néamoins,
en janvier 1996, l’attitude ‘‘obstructionniste’’ des autorités zaïroi-
ses qui l’avaient pratiquement empêchée d’opérer dans la région
de Goma… Finalement, les livraisons d’armes vers le Zaïre
devaient alimenter la ‘‘guerre de basse intensité ’’ menée contre
Kigali afin de tenter de ramener le Rwanda dans l’aire d’influence
de la francophonie. »6
Donc, le manque de volonté politique a continué dans les
camps de réfugiés du Zaïre que la France a continué à armer.
Après le refus de la France de séparer les coupables des inno-
cents au Rwanda et au Zaïre, comment expliquer certains acquitte-
ments au TPIR, notamment celui des poids lourds de Cyangugu tels
que Emmanuel Bagambiki, l’ex-préfet de Cyangugu, et André
Ntagerura, l’ex-Ministre des Transports et Communications, origi-

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naires de Cyangugu ? Comment expliquer la présence prolongée sur


le territoire français de l’autre ex Préfet de la zone Turquoise,
Bucyibaruta Laurent, l’ex Préfet de Gikongoro ? Et beaucoup d’autres
génocidaires présents en France ?

CONCLUSION

Après les preuves et les témoignages précédents, il est facile


de tirer la conclusion suivante : la France qui a combattu aux
côtés des génocidaires s’est vue décriée et s’est apparemment reti-
rée du Rwanda, mais elle a continué à armer ses amis même après
son ‘‘retrait’’.
Lorsqu’elle voit que le gouvernement qu’elle soutient est près de
la défaite, elle intervient pour l’aider à repousser le FPR mais en pre-
nant le prétexte de l’aide humanitaire en faveur de quelques huit
mille rescapés de Nyarushishi auxquels elle ajoute quelques autres
6 000 ramassés un peu partout. On n’ignore pas qu’elle veut aider les
ex FAR mais qu’arrivée sur place, la réalité est toute autre : c’est inu-
tile d’engager les combats contre une armée qui a presque la totalité
du pays, et en faveur des autorités et d’une armée toutes repliées aux
frontières. L’unique solution qui reste est de les exfiltrer tout en
continuant à cultiver en elles l’espoir d’un retour triomphal.
Les armes fournies dans les camps du Zaïre n’ont servi à rien.
On sait la suite. Tous les camps, aussi bien ceux de l’intérieur du
Rwanda que ceux du Zaïre seront fermés. Le TPIR sera créé fin 1994
pour juger les responsables du génocide. Il ne reste pour la France
qu’à obstruer la justice tout en chargeant le FPR, mais cette dernière
chance aussi sera perdue. Seule la vérité triomphera. n

Notes
1. Gérard Prunier, History of a Genocide, The Rwanda Crisis, Kampala , Fountain Publishers,
1996, p. 297, cite par Colette Braeckman, dans Terreur Africaine : Burundi, Rwanda, Zaïre :
Les racines de la Violence, Fayard, 1996, pp. 294-295.
2. Colette Braeckman, Terreur Africaine…, op. cit., p. 295.
3. Ibidem, citant le rapport OCDE, Lessons from the Rwanda Experience, p.295.
4. Ibidem.
5. Human Rights Watch, Rwanda-Zaire, réarmament dans l’impunité, le soutien international aux
perpétrateurs du genocide rwandais, Washington, Bruxelles, juillet 1995, cite par Colette
Braeckman, op.cit., p. 296.
6. Amnesty International, 13 juin 1995, cité par Colette Braeckman, op.cit., p. 296-297.

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CRIS EVEN

Réponse à
Rony Brauman
Le 12 février 2010, Rony Brauman, ancien directeur de MSF,
accordait un entretien à Politis dans lequel il défendait la
thèse d’un génocide sans “intention”. Le 17 février, interpelé
par un lecteur, Justin Gahigi [voir ce numéro], il réitérait son
point de vue. Un autre lecteur attentif de Politis, Cris Even, lui
répond à son tour.
Une doctrine... nous [la France] permit d’at-
teindre une rare efficacité, de transformer, dans
ce Rwanda qui nous hante, une intention de
génocide en acte de génocide.”
[La doctrine, c’est celle de la guerre “révolution-
naire”, “psychologique”, “totale”, issue de nos
guerres coloniales – Indochine, Algérie...
Complices de l’Inavouable, de Patrick de
Saint-Exupéry, page 289.]

I
« Des configurations successives qui déjouent la notion d’inten-
tion... loin d’un programme d’extermination construit de longue date... »,
écrit Brauman :
• M. Cuingnet, responsable de la mission de coopération civile d’oc-
tobre 1992 à septembre 1994 (devant la mission d’information par-
lementaire sur le Rwanda) :
« Si le président n’avait pas été tué, il y aurait quand même eu de gigan-
tesques massacres... tout était prêt pour que le pouvoir reste aux extrémis-
tes, dont on a évacué les responsables par le premier avion. » [Patrick de
Saint-Exupéry : “Complice de l’Inavouable. La France au Rwanda.”,
page 246-247.]

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• Agathe Habyarimana est parmi ces évacués d’urgence. Elle est la


chef de l’Akazu (avec ses frères), le centre du pouvoir réel, où sont
les extrémistes des extrémistes (les cerveaux du génocide). Ils trou-
vaient le président trop mou, prêt à les trahir sur les accords
d’Arusha : « Suzanne [un témoin, qui vient présenter ses condoléances
juste après la mort du président] avait été très choquée en arrivant sur
place : au lieu de trouver une femme éplorée, elle a vu Agathe dicter au
téléphone une liste de noms, des gens à éliminer... des opposants politi-
ques, dont madame le Premier ministre qui sera assassinée quelques heu-
res plus tard. » [XXI, avril 2010, page 47, Maria Malagardis.]
• Avant le génocide, à Paris : Janvier 1992, Paul Dijoud (1), direc-
teur des Affaires Africaines et Malgaches, reçoit Paul Kagame et lui
dit : « Si vous n’arrêtez pas les combats, vous ne retrouverez pas vos frè-
res et vos familles, parce que tous auront été massacrés ! »
• Après le génocide, au Zaïre : 18 juillet 1994, le général Augustin
Bizimungu, chef d’état-major des FAR replié à Goma, dit : « Le FPR
régnera sur un désert. » [Commentaire dans Le Monde, sur la création du
nouveau gouvernement qui vient d’être formé à Kigali. “ Il s’agit claire-
ment de ne laisser qu’un pays dévasté au FPR vainqueur...” [Gérard
Prunier : Rwanda, le Génocide, page 364.]

Politis n’a jamais autant écrit sur le génocide rwandais que


depuis qu’il nie la complicité de la France !! Après avoir dit le
contraire – bien que faiblement – pendant seize ans !
• Politis s’est prosterné devant Védrine, le 9 juillet 2009 ( 6 pages :
un “débat” truqué) (3). Mais Védrine a du mal à passer auprès de ses
lecteurs.
• Donc, Politis cherche une “caution morale” chez Rony Brauman, le
11 février 2010 (à nouveau 6 pages et un “dossier” ) : Politis donne la
parole à un contradicteur, Raphaël Doridant, sans répondre aux argu-
ments de Doridant ! Il lui est bien plus facile de “débattre” avec
Brauman, puisqu’ils sont d’accord !!!
• Enfin, Politis publie le courrier d’un lecteur complaisant, le 4 mars.
Puis il trouve un autre lecteur, vrai contradicteur, le 25 mars. Cela
permet de nouveau à Brauman d’affirmer sa vanité et ses mensonges,
ne connaissant pas les faits ou en les “falsifiant”.

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II
“Les agissements des extrémistes... ne permettent pas de démontrer
la réalité d’un “complot génocidaire” ancien dont la France serait com-
plice...”, écrit Brauman :
Octobre 1992 : “ C’est alors vraisemblablement que le projet de génocide
est esquissé ... On n’en est pas au stade de l’organisation. C’est encore le
plan des extrémistes les plus exaltés du CDR et de l’Interhamwe. Mais à
la fin 1992, pour les durs de l’Akazu, la “solution” réaliste à la question
du partage du pouvoir passe par les massacres à grande échelle de la plu-
part des Tutsi et des partisans reconnus de l’opposition hutu. Fin 1992, les
protagonistes du futur génocide doublent les institutions officielles. Les
FAR ont leurs sociétés secrètes, chaque parti extrémiste a sa milice et les
services leurs escadrons de tueurs...” [Rwanda, le génocide, de Gérard
Prunier, pages 205-206]
Le 2 octobre 1992, Filip Reynjens organise une conférence de
presse : il révèle l’existence du réseau “Réseau-Zéro”, calqué sur les
escadrons de la mort latino-américains.
“Cet escadron de la mort a pris part aux massacres de Bugasera,
en mars 1992, et organisé plusieurs assassinats politiques.”
[Lire : Escadrons de la mort, l’École Française, de Marie-
Monique Robin (3). C’est cette École Française qui a formé – à l’aide du
film “La Bataille d’Alger” – les généraux assassins et tortionnaires latino-
américains. Puis, plus tard, des militaires extrémistes rwandais, français
et même belges qui se sont “illustrés” au Rwanda !]
Le 28 février 1993, “Marcel Debarge, ministre français de la
Coopération demande aux partis d’oppositions de “faire front commun”
avec le président Habyarimana contre le FPR... Cet appel, forcément
basé sur la race, est presque un appel à la guerre raciale.” [Rwanda le
Génocide, pages 216-217] C’est à la suite de cet appel qu’il se formera
dans chaque parti une fraction Hutu Power !
III

“Attentat, dont tout démontre qu’il fut l’œuvre du FPR, voulu par
Kagamé qui, contrairement à l’interprétation grossière du juge Bruguière,
n’en n’avait pas prédi ni calculé les conséquences”, écrit Brauman :
Ce qui est le plus “grossier”, chez Bruguiére (juge politique ?),
c’est la conclusion même de son “enquête”, qui ne démontre juste-
ment pas que l’attentat “fut l’œuvre du FPR” !

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Mais cela, Brauman s’en fout ou ne veut pas le savoir : il reprend


sans broncher l’essentiel des thèses fumeuses et mensongères de
Bruguière !
[Voir ci-dessous l’analyse de Prunier. Et lire “Barril l’affreux”, par
J.P. Perrin, dans la revue “XXI “du mois d’avril 2010, qui poursuit l’en-
quête commencée par Patrick de Saint Exupéry, dans “Complice de
l’Inavouable. La France au Rwanda.”] :
La thèse de Bruguière est celle des nazis hutus, défendue dès
avril 1994 par la voix du “mercenaire” et néanmoins “gendarme”
Paul Barril, qui étaient à leur service. Pour cela, Barril a brandi une
fausse boîte noire et s’est vanté de plein de choses (avoir des enregis-
trements, des photos satellites...), qui se sont révélées être des men-
songes par la suite !
Bruguière, dans son enquête, n’a jamais interrogé sérieusement
Barril. Celui-ci est soupçonné de connaître les véritables auteurs de
l’attentat !!! De même, il n’a pas interrogé sérieusement le général de
Saint-Quentin : il était sur place juste après l’attentat et n’aurait pas
dû se trouver là – les militaires français étant censés avoir quitté le
Rwanda !
Par contre, Bruguière a accumulé faux témoignages (traduits par
un espion proche des génocidaires, et dénoncés par les témoins
ensuite...) et faux témoins (il se sont rétractés ensuite...)
La France a refusé de faire une enquête en 1994 (malgré les
demandes des familles des pilotes et mécaniciens français)... Et
l’ONU a été empêchée d’en faire une !
Les troupes de l’ONU étant interdites d’accès, la France et ses
copains génocidaires étaient seuls sur les lieux. Une enquête sérieuse
aurait pu être faite à chaud. Elle a attendu des années l’enquête bidon
de Bruguière, reprenant les délires de son ami Barril, porte parole des
génocidaires. Et des Services français ???!!!!!
A) LES AFFIRMATIONS DE RONY BRAUMAN EN 2010, CONFRONTÉES À
LUI-MÊME, À GÉRARD PRUNIER ET À PATRICK DE SAINT-ÉXUPÉRY (ET
À... HERVÉ BRADOL ÉGALEMENT DE MÉDECINS SANS FRONTIÈRES ) :

Je pourrais le confronter à beaucoup d’autres dont je me sens plus


proche (J.P. Gouteux, F.X. Verschave, mes amis de La Nuit
Rwandaise... ). Mais j’ai choisi, moi, des personnalités dont “la
connaissance de la région et l’intégrité ne peuvent être mises en
cause”. Gérard Prunier faisait partie de la “Cellule de crise du

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Ministère de la Défense pendant Turquoise” ! Il était membre du P.S.,


parti qui est à la pointe de la négation !!! Saint-Exupéry, lui aussi,
était sur place. Prix Albert Londres, son sérieux a même été vanté
par Bernard Langlois de chez Politis. Il écrivait dans Le Figaro. Ils sont
politiquement très loin de moi, mais comme presque toute “la gau-
che de la gauche” est négationniste !...

I ) “BRAUMAN N°1” CONTRE... “BRAUMAN N°2”.

1) “BRAUMAN N°1” AVAIT COMMIS TROIS ÉCRITS PASSÉS SUR LE


RWANDA (DE 1994 À 2000) REPRIS DANS UN LIVRE PARU RÉCEM-
MENT, “HUMANITAIRE, DIPLOMATIE ET DROITS DE L’HOMME” :
En juin 1994, il écrivait :
“ Il s’agit du mal absolu : un génocide, une entreprise de destruc-
tion planifiée d’êtres humains, exterminés pour la simple raison
qu’ils sont ce qu’il sont... La réaction internationale a été simple
et classique : variations sur le thème des violences inter-éthni-
ques... la France se décide à agir... Agir aujourd’hui au Rwanda,
c’est interdire avec les moyens d’une armée, la continuation du
génocide. C’est libérer les populations... avant que ne s’achève
leur mise à mort. C’est préparer le jugement des bourreaux.
...L’opprobre que mérite la France pour son aide au régime cou-
pable du carnage est une chose, et il faudra s’interroger sur le sou-
tien appuyé... à une dictature de cet acabit... Mais l’urgence est
ailleurs. Il faut arrêter cette machine de mort...”
(Brauman soutient l’intervention de la France, puisque les
autres pays et l’ONU ne veulent pas y aller. Et il s’en prend aux
humanitaires, qui s’opposent à l’intervention de la France, étant
donnée, justement, son aide passée au “régime coupable du car-
nage”.)
En septembre 1998, il écrit, en réponse à Marianne qui nie l’ap-
pellation “génocide” :
“Et l’on apprend que le terme de génocide serait donc inapproprié
pour qualifier ce carnage. Pourtant ce sont exclusivement des
organisations liées au pouvoir – armée, gendarmerie, milices,
administration territoriale – qui ont encadré le massacre... des
milliers de Rwandais tutsi qui avaient fui les pogromes de 1961-
62... les descendants de ces réfugiés ont créé le FPR” et lancé
“l’offensive victorieuse du FPR... Mais l’extermination méthodi-
que des Tutsi – et de leurs “complices”, c’est-à-dire les opposants

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à la dictature rwandaise – a débuté avant cette offensive et s’est


poursuivie en parallèle avec les affrontements militaires. Ces
assassinats en masse de civils désarmés ont été perpétrés selon un
plan concerté et visaient tous les Tutsi du Rwanda.”
En août 2000, il écrit, avec deux “ négationnistes de la compli-
cité française”, Stephen Smith et Claudine Vidal :
“les autorités... ont alors évoqué l’insécurité que faisaient peser
sur le Rwanda des revanchards hutu, basés à l’extérieur du pays et
soutenus à l’intérieur, et n’attendant que l’occasion de parachever
le génocide...
...Le nouveau régime a dû combattre des thèses selon lesquelles le
massacre systématique des Tutsi en 1994 n’aurait pas été la réali-
sation d’un plan conçu par un groupe ayant accaparé les com-
mandes de l’État, mais la conséquence d’une réaction populaire
d’autodéfense dans le contexte de la guerre civile. Ce combat
contre une forme de négation du génocide et ses propagandistes
était et reste nécessaire...
...mais les responsables du nouveau pouvoir (le pouvoir lié au
FPR et à Kagame) ont instrumentalisé le génocide pour caution-
ner l’ensemble de leurs conduites... comme si les massacres du
passé pouvaient justifier les massacres du présent... c’est toujours
au nom de la Mémoire d’hier que l’on justifie les exactions d’au-
jourd’hui...”

2) MAIS, “BRAUMAN N°2” ÉCRIT AUJOURD’HUI :


Politis, le 25 mars 2010 :
“Le projet génocidaire a été celui d’une faction arrivée au pouvoir
au prix du sang des dirigeants légitimes, dans le contexte d’un
coup d’état monté après l’attentat contre l’avion présidentiel.
Attentat, dont tout démontre qu’il fut l’œuvre du FPR, voulu par
Kagamé qui, contrairement à l’interprétation grossière du juge
Bruguière, n’en n’avait pas prédi ni calculé les conséquences.
Loin de tout déroulement par étapes, loin d’un programme d’ex-
termination construit de longue date, on est face à des configura-
tions successives qui déjouent la notion d’intention...
...les discours et les agissements des extrêmistes tels ceux de la
radio Mille-Collines ou de Kangura ne permettent pas de démon-
trer la réalité d’un “complot génocidaire” ancien dont la France
serait complice...”

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Politis, le 12 février (interviewé par Denis Sieffert) :


“Gare à l’illusion d’une toute puissance française!” : “1990...
L’intervention de la France, avec trois cent hommes sur le terrain,
pour repousser le FPR, a alors réactivé un rêve de puissance...
S’agissant de l’exfiltration... le Hutu Power n’avait sans doute pas
besoin de la France pour rallier le Zaïre. C’est là aussi surévaluer
le rôle de la France que de penser qu’elle était indispensable et
toute puissante.”
Sieffert serait un journaliste honnête et non un “cireur de
pompe”, intéressé à faire ami-ami avec Védrine et Brauman, il
demanderait si les chefs du génocide, emmenés en France en avion,
auraient pu le faire sans la France ? La France qui, en même temps,
refusait même d’emmener des Tutsi en danger de mort. Même les
employés tutsi de son Ambassade – qu’elle a laissés aux mains des
assassins et tortionnaires du Hutu Power !?
De plus, Sieffert est au courant de cette complicité avec des
chefs génocidaires, puisqu’il publie le nom de tous les génocidaires
qui sont encore en France et toujours libres de poursuivre leur propa-
gande raciste et meurtrière !
Brauman triche en parlant de “l’illusion de la puissance fran-
çaise”. Et il accumule les contre-vérités :
D’un côté, il parle de l’illusion de puissance qu’a eu la France
d’elle-même. Et cette puissance est une réalité (et non illusion),
puisqu’elle est suivie d’actes... Depuis les “indépendances”, depuis au
moins cinquante ans, la France a mis en place tous les dictateurs afri-
cains et fait assassiner tous les vrais indépendantistes (massacres éth-
niques, déjà, et assassinats ciblés !). Comment peut-on appeler cela
“illusion” ?
D’un autre côté, il parle de l’illusion qu’auraient de la puissance
de la France, ceux qui l’accusent d’avoir permis aux génocidaires de
s’enfuir au Zaïre. Et cette toute puissance n’est pas non plus une illu-
sion, puisque c’est à la protection de l’armée française (qui avait une
puissance de feu disproportionnée pour une mission “humanitaire”)
et grâce au refuge de sa “zone humanitaire sûre” !
En plus de tricher, Brauman dit des contre-vérités :
Les tueurs étaient capables de massacrer un million de Tutsi et
Hutu démocratiques, mais pas de lutter avec l’armée adverse. Déjà,
sans la France, ils auraient perdu la guerre devant le FPR en 1990. En
1994, sans la France, ils auraient été vaincus définitivement et pré-
sentés au TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda) !

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Comment Brauman peut-il dire qu’une “entreprise de destruction


planifiée”, encadrée par “des organisations liées au pouvoir – armée, gen-
darmerie, milices, administration territoriale –”, qui va assassiner un
million de personnes en un temps record, s’est improvisée en un jour
(juste après l’attentat contre le président Habyarimana) et “déjoue la
notion d’intention” ?
Que cette entreprise de destruction est “planifiée”... MAIS...
qu’on est “loin d’un programme d’extermination construit de longue
date” ?!?
Qu’il y a eu “un plan conçu par un groupe ayant accaparé les com-
mandes de l’État”, MAIS qu’il n’y a pas eu de “complot génocidaire
ancien” ??!!!
Que “les discours et agissements des réseaux extrémistes tels ceux de
la Radio Mille-Collines ou de Kangura ne prouvent pas la réalité de ce
complot ancien” ! Alors que ces “médias du génocide” sont liés aux
partis extrémistes : le CDR et aux plus radicaux du MRND (le parti
du président) !!!?
Avant le génocide, les “discours” des médias appelleront aux
massacres ethniques et aux assassinats politiques. Et cela sera traduit
en “agissements” organisés par le MRND et le CDR ! Pendant le
génocide, les “discours” donneront les noms de ceux que les respon-
sables des “agissements” ne doivent pas oublier de torturer et assassi-
ner !
Et, pour Brauman, cela ne prouve pas continuité, intention
ancienne, ni plan prémédité !!!

BRAUMAN PARLE, EN 2000, D’UNE “FORME DE NÉGATION DU


GÉNOCIDE”. CE QU’IL ÉCRIT EN 2010 EST UNE AUTRE
“FORME DE NÉGATION DU GÉNOCIDE”

Il parle aussi de “l’interprétation grossière du juge Bruguière”. Son


“interprétation” est différente, mais aussi “grossière” et aussi invrai-
semblable que celle des Péan, Bruguière, etc... :
Brauman n’explique pas ce qui s’est passé au Rwanda. Il ne le
sait pas et/ou ne veut pas le savoir. Il veut seulement arriver à la
conclusion que la France n’est pas complice du génocide. Et il lie
“complicité” de la France et “complot génocidaire ANCIEN” et INTEN-
TIONNEL. Et là, il a raison : il est invraisemblable que la France ne soit

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pas complice si le génocide se préparait alors qu’elle était là et aidait


de tous les moyens possibles les massacreurs donc les futurs génoci-
daires !!!
Mais hélas, il y a bien eu complot génocidaire ancien et la
France a été complice du génocide et des génocidaires : avant, pen-
dant (quand elle n’était pas là “officiellement”, mais elle avait laissé
des hommes infiltrés, en civil ou en militaires...) et après le génocide.
Brauman ne fait qu’aménager les thèses “grossières” de
Bruguière, qu’il remplace par les thèses “grossières” de Brauman :
Pour Bruguière :
• L’avion aurait été abattu par Kagame, qui savait qu’il y aurait géno-
cide à la suite et qui donc a sacrifié peuple et famille pour le pouvoir.
Il serait donc le seul responsable du génocide !
• À cause de lui, il y aurait eu ensuite un ... “génocide spontané” (?!)
du peuple, révolté par l’assassinat du président.
Pour Brauman :
• L’avion aurait été abattu par Kagame, mais il n’en aurait “ pas cal-
culé les conséquences” (!!!)
• Il y aurait eu un coup d’État qui aurait permi d’organiser le géno-
cide, sans intention ancienne, avec une administration pourtant
prête à tous les niveaux (qui se serait créée et aurait encadré le géno-
cide spontanément, sans préparation et intention ancienne !!!!!??)
Pour Brauman, comme pour Bruguière, il faut à tout prix que
l’avion ait été abattu par Kagame. Mais pour lui, il est grossier de
dire : donc Kagame, le chef Tutsi est responsable du génocide des...
Tutsi.
Ce qui est indispensable, pour lui, c’est que l’avion n’ait pas été
abattu par les nazis hutu. Sans cela, il y aurait complot intentionnel
d’un génocide préparé dans les moindres détails avec complicité de
la France. Ce qu’il ne veut pas. Mais :
• Il est invraisemblable que Kagame n’ai pas connu les conséquences
d’un assassinat qui serait commis contre le président Habyarimana.
(C’est bien pour cela qu’il n’a pas abattu l’avion !) : Tout le monde,
sauf Brauman, connaissait les probabilités d’un génocide annoncé.
Kagame en avait même été “menacé” par Paul Dijoud (voir plus
haut) : s’il n’arrêtait pas les combats, tous les Tutsi seraient massa-
crés… Paul Dijoud s’est justifié ensuite : il l’avait “prévenu”, pas
menacé... Peu importe. Cela prouve que tout le monde, sauf

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Brauman, savait ce qui se préparait ! Et bien sûr l’attentat était un


signal plus parfait encore que la continuation de la guerre.
Si les assassins ont fait un coup d’État, c’est bien parce qu’ils
avaient l’“intention” de commettre un génocide !
Mais pour Brauman : ils se sont dit “Tiens, un avion abattu, et si
on faisait un coup d’État”, puis après : “Tiens, on a le pouvoir, et si on
faisait un génocide”. C’est ce que Brauman appelle des “configurations
successives” qui “déjouent la notion d’intention” !
Brauman n’a aucune légitimité pour écrire ces aberrations qui
sont incohérentes par rapport à... lui-même. Et contradictoires aux
faits décrits par de nombreux témoins et analystes sérieux, eux, des
événements qui ont précédé et annoncé le génocide.

II PRUNIER CONTRE BRAUMAN

(Gérard Prunier faisait partie de la cellule de crise du Ministère de la


Défense lors de Turquoise. Et il la représentait sur place, au Rwanda,
pendant Turquoise ! Il négociait avec les responsables du génocide et
le FPR.) :
1) Faits prouvant qu’entre ce qui s’est passé avant le génocide (appels
au massacres ethniques, assassinats politiques et massacres ) et le
génocide lui-même il n’y a pas que des “configuration successives” qui
“déjouent la notion d’intention”. Mais bien “programme d’extermination
construit de longue date” :
• Pages 205-208 : C’est alors vraisemblablement que le projet de
génocide est esquissé dans les grandes lignes...
• “le 2 octobre 1992... Filip Reyntjens organise une conférence de
presse... il révèle l’existence du réseau “Réseau-Zéro”, “calqué sur les
escadrons de la mort latino-américains...”
“...Cet escadron de la mort, selon plusieurs témoignages, a pris
part au massacres de Bugasera, en mars 1992, et organisé plusieurs
assassinats politiques. C’est un mélange de soldats détachés et de
miliciens du MRND (le parti du président), équipés par l’armée...
leurs dirigeants... l’akazu : les trois frères de Mme Habyarimana,
Anatole Ntirivamunda, gendre du président, le colonel Elie
Sagatwa, secrétaire du président, son beau-frère, chef du G2, le
service de renseignement militaire, le commandant de la GP (la
Garde Présidentielle et... Théoneste Bagosora (le “cerveau du
génocide”), chef de cabinet au Ministère de la Défense.”

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“ ...À court terme, le souci principal des extrémistes est d’arrêter


la marche vers la paix dans le pays et à Arusha... le 15 novembre,
le président va jusqu’à appeler le cessez-le-feu de juillet “un chif-
fon de papier”... que le gouvernement n’est pas obligé de respec-
ter...
...Le MRND (le parti du président) ne cesse de se contredire.
D’un côté, il prétend soutenir les négociations de paix, et de l’au-
tre, il sabote continuellement...”
• Page170-171 :
“À mesure que les luttes politiques s’intensifient, d’autres massa-
cres se déroulent dans la région de Bugesera, début mars 1992...
Étant donné que ces massacres n’étaient pas des choses nouvelles,
qu’ils devaient se reproduire, et qu’ils représentaient en miniature
les caractéristiques du génocide d’avril 1994, il n’est pas sans inté-
rêt de s’arrêter pour comprendre leur fonctionnement...
• Point commun de tous ces massacres, ils sont précédés d’un mee-
ting de “sensibilisation”, destiné à mettre les paysans locaux “dans le
bon état d’esprit”, en leur enfonçant dans la tête qu’ils vont tuer des
ibyitsos, des collaborateurs réels ou potentiels de leur ennemi
numéro un, le FPR. Ces meetings sont toujours présidés par des auto-
rités locales... il y a aussi une “personne importante”, venue de Kigali,
qui “garantit à l’événement respectabilité et légitimité.”
• Page 221 à 223 :
“ On commence à dresser des listes de ceux qui doivent mourir,
parce qu’ils sont des “ traîtres au pays”. L’idée que le Président
devrait y figurer commence peut-être à être envisagée.
Le 9 mars, le CDR, dans un communiqué très violent, condamne
le cessez-le-feu : “M. Habyarimana a approuvé le contenu d’un
accord manifestement contraire au peuple rwandais... L’accord du
cessez-le-feu de Dar-es-Salaam est un acte de haute trahison...”

2) POURQUOI CE SONT LES NAZIS HUTU QUI ONT ABATTU L’AVION DU


PRÉSIDENT. RÔLE JOUÉ PAR PAUL BARRIL QUI, BIEN QUE “MERCER-
NAIRE” MONTERA DE GRADE, DANS LA GENDARMERIE, APRÈS LE GÉNO-
CIDE

(La mission d’information parlementaire s’arrangera pour ne jamais


faire témoigner ce dernier... )

• Pages 264 à 287 (“La mort énigmatique du président”.)

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“ 1° le FPR n’a pas intérêt à tuer le président. Il a obtenu de bons


résultats avec l’accord d’Arusha... Le président est déjà mort poli-
tiquement... les difficultés ne viennent pas de lui mais des fac-
tions “Power” des anciens partis... son assassinat risque d’être
synonyme d’une reprise de la guerre civile, d’une possible inter-
vention militaire de la France...
2° Si le FPR envisageait de tuer le Président, il se préparerait à
une offensive et ce n’est pas le cas. Le Falcon est abattu le soir du
6 avril, sans aucune réaction du FPR. Les histoires qui disent le
contraire sont de pures inventions...”
“... dernière hypothèse, la plus probable : le président est tué par
certains akazu, désespérés, qui parient à quitte ou double sur la
“solution finale” car ils craignent ou savent que le Président va
finalement se conformer au traité d’Arusha... L’attentat est tech-
niquement simple, il suffit de trouver des manipulateurs expéri-
mentés en missiles sol-air, d’où la vraisemblance des témoignages
occulaires sur la présence de Blancs...”
“Paul Barril fait un étrange numéro d’acteur”, il présente une
fausse boîte noire et raconte des choses incohérentes... (Voir aussi
Saint-Exupéry, sur Barril, plus haut). “... les missiles fatals ont été
tirés de la colline de Masaka”, “zone sous contrôle FPR”... la col-
line de Masaka n’est pas sous contrôle FPR. Elle ne le sera que
plusieurs semaines plus tard... Ces accusations infondées ne servi-
raient qu’à détourner l’attention d’autres personnes, connues de
lui et capables de recruter des mercenaires blancs expérimentés
pour un contrat d’assassinat...”
Le “juge” Bruguière ne fera que prendre la suite des thèses déli-
rantes et du numéro d’acteur (ou de faussaire) de Barril. De nombreu-
ses années après !! Quand il faudra à nouveau détourner l’attention
(entre autre du livre de Saint-Exupéry). et quand il faudra empêcher
Barril de témoigner devant la Mission d’information parlementaire5 !
Barril, lui, a déclaré s’être mis au service d’Habyarimana et des
extrémistes, à la demande de De Grossouvre, qui rendait compte à
Mitterrand !!!
De Grossouvre a été “suicidé”, à l’Élysée, dans des conditions
invraisemblables, le lendemain de l’assassinat du président rwandais.
“...L’argument le plus fort du lien entre l’assassinat et les massa-
cres est que les uns succèdent à l’autre sans transition... : 20h30 :
avion abattu. 21h15 : les barrages sont partout en ville et les mai-
sons sont fouillées...”

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Les milices s’occupent, tout de suite après l’attentat, de tuer les


Tutsi et la Garde Présidentielle d’assassiner les ministres, Hutu
démocrates !!!

III ) PATRICK DE SAINT-ÉXUPÉRY CONTRE BRAUMAN

Où placer Brauman dans le spectre des positions négationnistes


et révisionnistes ??? Patrick de Saint-Exupéry, dans la préface de
“Complice de l’inavouable, la France au Rwanda” (réédition.), parle
des trois positions négationnistes de la France officielle sur le géno-
cide rwandais et la complicité de la France :
1) “La plus extrémiste, consiste à dire qu’il n’y a eu ni erreurs, ni
maladresse, ni analyse insuffisante. Les responsables français ont
été parfaits. Circulez, il n’y a rien à voir. Cette position a un porte
voix : Pierre Péan. Péan n’y est jamais allé, mais il le sait, il en est
convaincu : les Tutsi ont été assassinés par... les Tutsi. Ceux-ci ont
déclenché l’enfer pour prendre le pouvoir... Un suicide calculé.
Malgré son absurdité, Hubert Védrine a salué la démonstration
de Péan, tout comme de nombreux officiers et anciens responsa-
bles.”
2) “La deuxième est celle de Paul Quilès. Elle est apparemment
plus claire puisqu’elle admet qu’ “il y a des erreurs, des maladres-
ses, des analyses insuffisantes de la situation”... Mais elle est inte-
nable parce qu’elle s’arrête net.
Védrine le sait bien, qui navigue entre Péan et Quilès. Admettre
des “erreurs” sans conséquences n’est pas pour gêner l’ancien
Secrétaire Général de l’Élysée qui de la “realpolitik” a fait une
profession.
Son alter-ego, Dominique de Villepin, non plus, qui tint en 2003
le discours du double génocide ... “
3)“La troisième est incarnée par Bernard Kouchner. Début 2008,
il a déclaré à Kigali : Paris a commis non pas des “erreurs”, mais
une faute politique.”
Saint-Exupéry fait part ensuite de la colère et des protestations,
contre les déclarations de Kouchner, par les représentants des deux
autres positions. Mais il ne juge pas, lui-même, la position de
Kouchner. Pour moi, Kouchner est aussi négationiste de la compli-
cité française : il ne parle pas de complicité de génocide et encore
moins de juger les coupables.

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Brauman approuve Védrine dans son interview à Politis. Il doit


se placer, comme lui, entre Péan et Quilès. Mais peut-être sans le va-
et-vient “védrinesque”, qui approuve tout et son contraire, du
moment que ça sème la confusion et que ça détourne de la vérité ?
En fait Brauman, comme les autres, est obligé de “tordre” la vérité
pour aboutir à des conclusions préétablies : la France n’est pas com-
plice. Les thèses “tordues” des autres ne lui plaisant pas, il en
construit de nouvelles... toutes aussi tordues !!!

IV ) HERVÉ BRADOL CONTRE RONY BRAUMAN

Bradol était au Rwanda, contrairement à Brauman, pendant le


génocide. [Voir Médecins sans frontières, la biographie, d’Anne
Valleys.]
• Bradol dit (page 713 à 715) :
Je trouvais MSF insupportable à l’époque. Bien peu concevaient
le concept même de génocide... Rony Brauman passait la main et
confiait ses fonctions à Biberson... Et moi j’insistais pour que nous
émettions une analyse ferme : “Rendez-vous compte de ce qui se
déroule au Rwanda et des responsabilités que nous devons pren-
dre...”
• 16 mai 1994, interview journal télévisé de TF1 :
“ Qu’on arrête de nous décrire le Rwanda comme un ensemble de
tribus se massacrant. Je pense que cette présentation n’est pas
tout à fait anodine. Le rôle de la France dans ce pays et ses res-
ponsabilitée sont écrasantes. Les gens qui massacrent aujourd’hui,
qui mettent enœuvre cette politique planifiée et systématique
d’extermination, sont financés, entraînés et armés par la France.
Et ça c’est quelque chose qui ne transparaît absolument pas en ce
moment. On n’a entendu aucun responsable français condamner
clairement les auteurs du massacre. Et pourtant, ces gens sont
bien connus de l’État français puisqu’ils sont équipés par celui-ci.”
• Aux conseillers de Mitterrand, qui reçoivent Bradol et Biberson :
“ Ce qui nous intéresse, ce n’est pas vos leçons de géopolitique
(on croirait qu’il parle à Védrine...), sur l’Afrique. On n’est pas
sûrs que vos théories se terminent bien, et ça serait bien que vous
vous en rendiez compte un jour. De toute façon, nous ne sommes
pas là pour polémiquer, mais pour vous dire : vous avez des amis
à Kigali, ces amis sont bien en train d’exterminer les Rwandais
tutsi. Nous supposons que vous avez une certaine influence sur

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eux. Pouvez-vous leur dire d’arrêter ?... Notre demande est si pres-
sante que, se défaussant, Delaye nous rétorque qu’il n’arrive pas à
les joindre au téléphone...” (!!!!!)

LES CONTRADICTIONS ET MENSONGES DE BRAUMAN.


POURQUOI BRAUMAN NE DEMANDE-T-IL PAS DES COMPTES À
LA FRANCE, COMME IL L’AVAIT DIT EN 1994 ?

“Il faudra s’interroger (après), sur le soutien appuyé (de la France)


à une dictature de cet acabit... son aide à un régime coupable de
carnage...”
Pourquoi, alors qu’en plus la France a fait l’inverse de ce qu’il
demandait : “Àrrêter le génocide.”, “préparer le jugement des bour-
reaux.” ???
Brauman dit que ceux qui le traitent de négationniste, sont
ceux qui défendent Kagame. C’est complètement faux :
• Nous défendons les victimes du génocide et la vérité. Et nous crai-
gnons même qu’un accord de Kagame avec Sarko-Kouchner se fasse
sur le dos des rescapés et de la vérité de la Mémoire et de l’Histoire.
Si Kagame est coupable de crimes vrais, prouvés, qu’il soit jugé.
• Nous traitons de négationnistes ceux qui demandent des comptes
à Kagame, sans en demander à la France. Et cela va de Péan, qui dit
carrément qu’il y a eu plus de mort hutus tués par le FPR que de
morts tutsi tués par les nazis hutu, à Brauman qui refait aussi
l’Histoire – révisionnisme – de façon “grossière” (même si c’est moins
grossier que Péan), pour nier la complicité de la France – négation-
nisme.
Brauman serait moins traité de négationniste, si :
• Grande gueule et “caution morale”, il demandait aujourd’hui très
fort l’arrestation de tous les génocidaires qui sont en France. Politis,
qui n’est pas à une contradiction près donne des noms. Est-ce que
Politis, journal militant, demande des arrestations ? Ou bien des assas-
sins tortionnaires, qui continuent leur propagande en France, “ce
n’est pas très important”, comme dirait Mitterrand ???
• Il demandait un action internationnale pour arrêter ceux qui conti-
nuent leurs crimes au Congo !
• Il demandait que la France réponde à l’ONU, quand l’ONU lui
demande des comptes (avec numéros de téléphone, quand ceux du
Congo communiquent avec ceux de France !).

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Un Génocide sans intention ? Le général Bizimungu, chef


d’état-major des FAR replié à Goma, commente, le 18 juillet 1994,
la nouvelle (un nouveau gouvernement est formé à Kigali.) : “Le FPR
règnera sur un désert.” C’était le but recherché, et annoncé. Donc il
y avait... intention.

I) LA FRANCE N’A PAS ARRÊTÉ LE GÉNOCIDE, LE “MAL


ABSOLU”, “LA MACHINE DE MORT”, COMME BRAUMAN L’AVAIT
DEMANDÉ EN JUIN 1994 :

1°) Gérard Prunier est alors sur place, du côté “Turquoise”. Il écrit
(Rwanda : le Génocide, pages 348 à 350 ) :
“Les seuls Tutsi susceptibles d’être aidés par l’opération Turquoise
sont ceux qui courent le moins de danger... Pour la multitude per-
due dans la brousse, on ne peut pas grand chose... les autorités
organisent encore des massacres... Lorsqu’ils trouvent des Tutsi
dans une cache, ils disent qu’il “reviendront demain”, parce qu’ils
manquent de camions... en général à leurs retour, les Tutsi ren-
contrés la veille sont morts... Il y a trop de véhicules blindés qui
ne servent à rien et pas assez de camions.”
Sans doute que la France, derrière le prétexte humanitaire, était
partie en se disant qu’elle pourrait peut-être faire la guerre au FPR ??
Et “l’intention” principale n’était sans doute pas de sauver les Tutsi !
Malgré le débroussaillage du général Mercier, il y a, à mon avis,
des officiers extrémistes français, qui rêvent d’en découdre avec le
FPR et de venir au secours de leurs vieux amis... Le colonel
Thibaut a déclaré qu’en cas d’affrontement avec le FPR, les
ordres seraient : “Pas de quartier”.
Les autorités du gouvernement de transition... essaient constam-
ment de pousser les Français à un affrontement direct avec le
FPR... D’immenses drapeaux tricolores sont partout, même sur les
véhicules militaires des FAR... Un soldat français déclare : “ J’en
ai marre d’être acclamé par des assassins...”
2°) Patrick de Saint Exupéry, également sur place, écrit (Préface de
“Complice de l’Inavouable”, pages 27 à 31. ) :
“ l’horreur à Bisesero... des centaines de rescapés sont pourchas-
sés par les tueurs sur cette colline truffée de morts... la réalité est
dramatique. Elle met en cause le commandement de Turquoise et
les ordres opérationnels reçus. Elle rend aussi hommage, en ce cas
précis, au courage et à l’honneur de soldats français qui ont, déli-
bérément et en conscience, choisi de désobéir...”

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L’adjudant-chef Thierry Prungnaud, en a attesté en avril 2005


(interview de Laure de Vulpian, France Culture) :
“On regardait, on voyait les gens qui se tiraient dessus, on disait
tiens c’est les Tutsi qui zigouillent les Hutu. On avait ordre sur-
tout de ne pas bouger, de ne rien faire... Tous les jours (pendant
15 jours), on allait interviewer les gens qui nous parlaient de
Bisesero, de rebelles Tutsi armés jusqu’aux dents. Puis un jour, on
a désobéi... Et c’est là qu’on a découvert le pot aux roses : 10000
victimes avaient été tuées. Il en restait 800 dans un état lamen-
table, qu’on a évacuées par hélicoptère...
...on s’est rendu compte qu’en fait c’étaient les Hutu qui tuaient
les Tutsi, qui les massacraient tous les jours, tous les jours ...”
La volonté d’occulter ce qui s’est déroulé ces jours-là est indé-
niable. Elle s’explique aisément. Bisesero est au cœur du problème
posé par le Rwanda aux responsables français. Il suffit d’écouter
Prungnaud qui, dans la même interview, reconnaît avoir formé,
dans les années précédant le génocide, les tueurs qu’il verra à l’œu-
vre en 1994.
– Est-ce que la Garde Présidentielle était comme un escadron de
la mort au moment du génocide ?
– Oui, parce qu’ils étaient vraiment bien entraînés et je pense
qu’ils ont dû massacrer un maximum de personnes... Le groupe
d’intervention principalement, était craint parce qu’il avait été
entraîné par les Français... Les gens savaient de quoi ils étaient
capables... (De nombreux hommes quitteront l’armée après
Turquoise...)”
Mais Brauman, lui, n’est pas au courant de ce que la Garde
Présidentielle, formée par la France avant le génocide, est capable !!
Il ne sait pas non plus que la France avait fait croire à ses soldats et
officiers que c’étaient les Tutsi qui massacraient les nazis hutu !!!
Pourquoi après avoir écrit : “L’opprobre que mérite la France pour
son aide au régime du carnage” et “il faudra s’interroger sur le soutien
appuyé à une dictature de cet acabit”, pourquoi Brauman ne s’interroge-
t-il plus ? Il n’y aurait plus “aide” ni “soutien appuyé”, peut-être ???
Malgré cette “aide” et ce “soutien appuyé”, qui faisaient douter
les humanitaires, et beaucoup d’autres, de la qualification de la
France à intervenir au Rwanda une nouvelle fois, Brauman soutenait
la France qui voulait agir. On verrait cela (l’interrogation sur le sou-
tien de la France aux bourreaux), plus tard !

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Mais plus tard, Rony Brauman s’occupe surtout de nier la com-


plicité de la France !! Il a insisté pour que l’on arrête “les bourreaux” ?
Mais ces bourreaux ont, au contraire, été sauvés par la France, qui les
a aidés à s’enfuir au Zaïre, bien qu’ils prétendent qu’ils n’avaient pas
besoin de la France !! Ils avaient besoin de la France pour échapper
au FPR !!!

II) LA FRANCE N’A PAS ARRÊTÉ LES BOURREAUX, POUR “PRÉ-


PARER LEUR JUGEMENT”. ELLE LEUR A PERMIS DE FUIR, D’ÉVI-
TER LE JUGEMENT ET DE CONTINUER LEUR PROPAGANDE ET
LEURS ACTES D’ASSASSINS RACISTES, DE VIOLEURS ET DE TOR-
TIONNAIRES :
Brauman prétend qu’ils n’avaient pas besoin de la France, pour s’en-
fuir au Zaïre. C’est faux :
1°) Les lois internationales lui donnaient ordre de les arrêter. Se
cacher derrière des “ordres de missions”, pour ne pas le faire est mina-
ble ! Les ordres de mission doivent, eux aussi se conformer aux lois
internationales. Mais, comme le montre Saint-Exupéry, les militaires
français étaient fêtés par les assassins et faisaient la fête avec eux. (En
cadeau de bienvenue, pendant Turquoise, l’amiral Lanxade a reçu du
colonel Sartre : une plaque de bois en forme de Rwanda, avec comme
décorations DES MACHETTES !)
2°) Sans elle, ils étaient incapables d’échapper au FPR :
Les tueurs étaient capables de massacrer un million de Tutsi et Hutu
démocratiques, mais pas de lutter avec l’armée adverse. Déjà, sans la
France, ils auraient perdu la guerre devant le FPR en 1990. En 1994,
sans la protection de la France, ils auraient été vaincus définitive-
ment. Ou arrêtés si la France n’avait pas été hors les lois internatio-
nales !
3°) Est-ce que Brauman prétend aussi que les chefs du génocide
(Mme Habyarimana et ses amis.) sont allés en France sans l’aide de
la France ?!
La France les a emmenés en avion, au début du génocide !! Alors
qu’elle abandonnait les Tutsi, y compris ceux de son ambassade, aux
tueurs et aux tortionnaires !
4°) Au Zaïre, génocidaires et militaires français continuent à parader
ensemble. Et la France continue à fournir aux génocidaires : véhicu-
les, armes, munitions...

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5°) Aujourd’hui encore la France vole toujours au secours des géno-


cidaires (les grands chefs et les sous-fifres) :
• La France n’arrête pas les génocidaires qui sont en France, malgré
les loi internationales, qui lui en font obligation. Elle ne répond pas
à l’ONU, quand elle lui demande des renseignements à propos des
numéros de téléphone de ces génocidaires qui sont appelés par d’au-
tres, qui continuent d’assassiner au Congo !!!
• “Le colonel Grégoire de Saint-Quentin a témoigné pour la défense
du major Ntabakuze... accusé de génocide, crime contre l’humanité
et crime de guerre... condamné à prison à vie.” [Complice de
l’Inavouable.]
• Les généraux Lafourcade, Rosier et Sartre et Maurin ont témoigné
également pour d’autres hauts gradés militaires accusés de génocide
(dont Bagosora, le “cerveau du génocide”, passé par... l’École de
Guerre de Paris !! ).
6°) La logique de tout cela est d’ailleurs avouée par… Balladur, qui
souligne, (courrier en 1998) : “ Il n’était pas question aux yeux de
Mitterrand de châtier les auteurs du génocide.” !!!!! Cela ne dégage
d’ailleurs pas Balladur de ses propres responsabilités !!
III) DE 1994 À 2010, BRAUMAN, BIZARREMENT, CHANGE DU
TOUT AU TOUT, SUR L’URGENCE ET LA GRAVITÉ D’UN GÉNO-
CIDE :
En 1994, il engueule les “humanitaires” qui tergiversent : il faut y
aller, on réfléchira après ! En 2010, on aurait pu sauver de la mort et
de la torture un million d’hommes, femmes et enfants. Mais, il faut
d’abord réfléchir à la suite !!!!!
• En 2010 :
“Des généraux estiment qu’il aurait fallu cinq mille soldats bien
entraînés, et cela en une dizaine de jours, pour arrêter les massa-
cres. Soit. Mais ensuite, que se serait-il passé ? Quel régime de
tutelle aurait désarmé les forces en présence ?” etc. etc.
• En 1994 :
“Il faut arrêter cette machine de mort. On n’a pas le temps de
réfléchir, on verra après pour le reste. La France doit y aller, les
humanitaires sont des cons de douter d’elle. [Et pourtant, vu ce
qu’elle a fait pendant Turquoise, ils avaient raison : elle n’a pas “pré-
paré le jugement des bourreaux”, elle a fait la fête avec eux, elle les ont
aidés à fuir. Et au Zaïre et en France, elle continue à les aider. Et elle
les a aide encore aujourd’hui... ]

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IV ) BRAUMAN SE FOUT CARRÉMENT DE LA GUEULE DU


MONDE, EN COMPARANT CE QUI N’EST PAS COMPARABLE, EN
SE CONTENTANT D’ALIGNER DES THÈSES INTELLECTUELLES,
SANS LES COMPARER AUX FAITS, SANS CHERCHER LES CAUSES :

1) le 17 février 2010, dans son interview à Politis, il dit :


“Le reproche (d’avoir reçu des membres du gouvernement intéri-
maire responsable du génocide) adressé à la France, on peut
l’adresser aux pays africains, la Tanzanie, le Zaïre. Les Nations
Unies aussi continuaient à reconnaître les représentants du Hutu
Power.”

• Il cite deux pays africains, dont celui de Mobutu, que la France a


“ressuscité”, pour être au Rwanda son complice et celui des assassins !
Mais la France est la seule à avoir, en plein génocide, reçu, aux plus
haut niveau, les plus grands organisateurs du génocide. Et à avoir, en
plus, continué à leur fournir des armes, avec l’aide de l’Égypte et de...
l’Afrique du Sud !
• Ni les USA, ni les pays européens, autres que la France, n’ont
reconnu le gouvernement des assassins et tortionnaires !
• La France les a continuellement reçus. Le général Huchon était
continuellement en contact – pendant le génocide –, avec les chefs
des assassins (téléphones cellulaires fournis). Et la France a continué
à leur fournir des armes, même après, pendant l’Opération Turquoise,
alors qu’elle était chargée de faire respecter l’embargo !!
• Et à l’ONU, comme ce sont les magouilles de la France qui sont à
l’œuvre. D’ailleurs, si la France s’est fait complice d’un génocide,
soit-disant pour s’opposer aux anglo-saxons, les USA et la Grande
Bretagne l’ont complètement laissé faire. Ils ont été presque aussi
horribles que la France dans cette histoire.
Mais il y a quand même loin de l’indifférence à la complicité !!
Tous les pays et l’ONU ont été complètement inactifs, pour se
porter au secours des victimes !!! Mais seule la France et le Zaïre ont
été actifs pour soutenir jusqu’au bout, les assassins-tortionnaires !!!
Et ensuite ceux-ci se mettront au service de Mobutu. Mais Brauman
n’est pas au courant, bien sûr...
2) En juin 1994, il a écrit :
“ La réaction internationale a été simple et classique : variations
sur le thème des violences inter-éthniques...”

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Brauman oublie de dire que les plus obstinés à travestir, à


l’ONU, la réalité de ce qui se passe au Rwanda, donc à parler de “vio-
lences inter-ethniques” sont :
• La France, membre permanent du Conseil de Sécurité.
• Le représentant du gouvernement génocidaire, le Rwanda étant
alors membre non permanent du Conseil !!!
• Et tous les représentants africains à l’ONU, faisant partie du “ pré-
carré” français.
V) BRAUMAN DÉNONCE LES CRIMES DU FPR ET PAS CEUX DE
LA FRANCE, NI LA SITUATION QUE LA FRANCE A CRÉÉE,
JUSQU’À AUJOURD’HUI ! ET, DE PLUS, IL FAIT COMME S’IL
COMPARAIT LE NOUVEAU POUVOIR RWANDAIS… À ISRAËL !

1) Brauman a écrit, en 2000 :


“...mais les responsables du nouveau pouvoir (le pouvoir lié au
FPR et à Kagame) ont instrumentalisé le génocide pour caution-
ner l’ensemble de leurs conduites... comme si les massacres du
passé pouvaient justifier les massacres du présent... c’est toujours
au nom de la Mémoire d’hier que l’on justifie les exactions d’au-
jourd’hui .”

Brauman serait plus crédible s’il avait parallèlement demandé


des comptes à la France, comme il avait dit en 1994, qu’il faudrait le
faire :
• Pour avant le génocide :
“il faudra s’interroger sur le soutien appuyé de la France à une dic-
tature de cet acabit... son aide au régime coupable de carnage...”
• Et pour après, ne pas avoir “arrêté le génocide” et “les bourreaux” et
“préparé leur jugement, comme il l’avait demandé également.
Et s’il tenait plus compte de la situation créée par la France,
dans les difficultés auxquelles doit se heurter le nouveau pouvoir :
N’y a-t-il pas eu de bavures, en France en 1945 ? Que se serait-
il passé si les nazis allemands avaient été sauvés par un grand pays
(les américains par exemple) et emmenés à ses portes (en Belgique
par exemple, mais qui serait un pays immense et instable) ?
Mais Brauman et de nombreux autres blanchissent la France de
toutes ses responsabilités et, en même temps, accusent le FPR des
pires crimes. Même pour certains (Barril, Péan, Bruguière... ) les cri-
mes commis par les nazis hutus, sont le fait du FPR !! ...

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Et, quand il y a vraiment eu crime du FPR, c’est encore la situa-


tion créée par la France, soutenue par de très nombreux négationnis-
tes, qui leur donne des prétextes pour les accomplir. Si tous les géno-
cidaires avaient été arrêtés, et non pas emmenés en France et au
Zaïre, on aurait clairement vu s’il y avait crime du FPR ou pas.
Si aujourd’hui Brauman, et Politis, demandaient vraiment l’ar-
restation des criminels qui sont en France (et au Congo), ils seraient
plus crédibles quand ils dénoncent le pouvoir en place aujourd’hui au
Rwanda...
2) Chez Brauman, comme chez Politis, cela semble lié au conflit
israélo-palestinien :
“C’est toujours au nom de la mémoire d’hier que l’on justifie les
exactions d’aujourd’hui... comme si les massacres du passé pou-
vaient justifier les massacres du présent”`
Mais Israël s’est construit dans un pays qui n’était pas le sien et
il n’a pas à ses portes les nazis allemands soutenus par une grande
puissance. La France a emmené les nazis hutu au Congo et en France
et elle continue aujourd’hui encore à les soutenir !!!
J’estimais Brauman pour sa condamnation de la politique israé-
lienne. Mais sa comparaison avec ce qui s’est passé au Rwanda, est
criminelle :
• Déjà les nazis avaient inventé que les Tutsi n’étaient pas des
Africains, mais des sémites venus d’ailleurs. Et les écrits d’Hitler se
trouvaient dans la bibliothèque d’Habyarimana et de son prédéces-
seur.
• Octobre 1994 :
“Il (Bagosora, le “cerveau du génocide”) annonce son intention
de fomenter des troubles à l’intérieur du Rwanda, en coordina-
tion avec ses opérations de guérilla, “à la manière de l’intifada
menée par les Palestiniens”.
Les Français envisagent cette perspective avec satisfaction...
Bruno Delaye, conseiller spécial pour l’Afrique de Miterrand, déclare
à un journaliste :
“Nous n’inviterons pas les nouvelles autorités rwandaises au pro-
chain sommet franco-africain. Elles sont trop controversées. Sans
compter qu’elles vont s’effondrer d’une minute à l’autre.”

[Rwanda, le génocide, page 376] Pas complice la France !!!??

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Et, comme Politis, Brauman approuve Védrine en tout. Védrine


dont Bernard Langlois, de Politis, avait dit qu’il était un complice du
génocide Rwandais, mais que c’était un grand géopoliticien, qui “ne
se prosternait pas devant Israël” !
Védrine, dont le nom est sur la couverture de “Complices de
l’Inavouable”, justement en temps que complice du génocide rwan-
dais. Et Langlois avait recommandé de lire ce livre de Patrick de
Saint-Exupéry ! Patrick de Saint Exupéry qui classe Péan comme le
pire des négationnistes ! Alors que Langlois défend mordicus son ami
Péan, parce qu’il a été traité comme lui d’antisémite !
Pauvre Politis qui ne sait plus qui il est, et qui sacrifie les resca-
pés du génocide à sa petite guéguerre avec les Finkelkraut,
Glucksman, Bernard-Henri Lévy...
Que va faire Brauman dans cette galère : les défenseurs de la
France qui massacre en Afrique contre les défenseurs d’Israël qui
massacre en Palestine ?! n

(*) En plus de Complice de l’Inavouable, lire : Escadrons de la mort.


L’École française, de Marie-Monique Robin, et Une Guerre Noire.
Enquête sur les origines du génocide rwandais de Gabriel Périès et David
Servenay.
1. Kagame a ressenti cela comme une menace. Paul Dijoud n’a pas nié son propos, mais a pré-
tendu qu’il avait seulement “prévenu” Kagame. Cela prouve de toute façon qu’il était au
courant des projets de génocide. Et qu’ils ne sont pas apparus magiquement, comme le dit
Brauman, après l’attentat contre l’avion présidentiel.
2. Falsificateur, Brauman ? C’est Justin Gahigi qui se pose la question, dans Politis -25 mars
2010 : Je réponds : oui. Parce que Brauman n’est pas n’importe qui, et il s’est forcément ren-
seigné avant de parler sur un sujet aussi grave. Or, il émet de nombreux mensonges sans
arguments réels, et pire comme si cela était incontestable pour tout le monde (pire, encore
il fait semblant d’être moins “grossier” que certains, donc plus nuancé et plus crédible, alors
que ce qu’il dit mène aux mêmes conclusions que les théories des Bruguière, Péan, Barril :
• “Attentat dont tout indique qu’il fut l’œuvre du FPR.” : Un autre menteur, le Général
Quesnot, comme “preuve” que le FPR a fait l’attentat du 6 avril, dit “la rébellion rwan-
daise” “était déjà en position de combat” “le 6 avril”. FAUX, “L’ordre de conduite N°2...
signale le démarrage de l’offensive le 10 avril dans l’après-midi...” Par contre les nazis hutu
était au travail dès le 6 avril au soir !!... (Mission d’information parlementaire,
“L’Inavouable”, page 258.)
• “La France a pris parti dans cette guerre, dont elle a cherché à être l’arbitre.” FAUX, La
France n’a jamais été arbitre, elle a toujours été derrière le Hutu Power : Habyarimana,
d’abord, les plus extrémistes ensuite. Elle les reçoit à l’Élysée et leur fournit des armes,
même pendant et après le génocide !!!
• “Les accords d’Arusha, patronnés par la France... qu’une vitrine derrière laquelle les radi-

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caux, FPR inclus, préparaient l’affrontement...” FAUX : La France n’a pas patronné les
accords d’Arusha. Et là encore, elle fut derrière Habyarimana et les plus radicaux. Seule
l’opposition démocratique a défendu les accords !!! Pour les extrémistes, ces accords étaient
inacceptables et ils ont organisé des massacres pour les saboter ! Habyarimana n’a pas cessé
de magouiller entre démocrates et extrémistes, jusqu’a traiter l’accord de “chiffon de
papier”. La France n’a pas retiré son armée, comme le demandaient les accords. Et face à
tout ce bordel dans lequel des Tutsi étaient massacrés, le FPR a dû réagir. (Lire aussi Roméo
Dallaire, qui, lui, essayait désespérément, pour l’ONU, de faire appliquer les accords : “J’ai
serré la main du diable”.) Alors oui, Brauman est un falsificateur : il énonce des mensonge,
comme si c’était des faits et qu’en plus tout le monde était d’accord !
3. Politis, sous prétexte de “débat”, et d’interview exclusive, offre quatre pages en début de jour-
nal à Védrine. Celui-ci répète ce qu’il rabâche, dit et redit partout depuis quinze ans : “La
France n’est pas complice et je n’avais aucun pouvoir.” Il était le secrétaire de Mitterrand !
Mais on ne sait jamais, si un jour la France était jugée complice... Denis Sieffert se dit
convaincu sans avoir entendu l’opinion du contradicteur de Védrine : Serge Farnel. Celui-
ci n’aura droit qu’à trois pages quinze jours après et sera ignoré complètement par Sieffert !
Quant aux lecteurs mécontents, ils devront attendre un mois et seront pareillement igno-
rés par Sieffert !
4. Bizarrement, Paul Dijoud sera nommé, après le génocide, Ambassadeur de France en
Argentine, pays où Marie-Monique Robin enquêtera principalement pour “Escadrons de la
Mort, l’École Française”. Elle a failli avertir l’ambassade : un ami lui a dit : “Surtout pas,
Dijoud est cul et chemise avec les colonels argentins !” Y’a pas de hasard...
5. Barril pouvait ne pas répondre aux députés, qui d’ailleurs ne tenaient surtout pas à l’enten-
dre, parce que :
• Le judiciaire a priorité, d’où l’ouverture de l’“enquête” du juge Bruguière, à base de faux-
témoins et de faux témoignages (un autre “juge anti-terroriste” a commis aussi ce genre de
magouilles, dans l’affaire de Tarnac).
• Certains députés, dont Jean-Claude Lefort, avait demandé une “Commission d’enquête par-
lementaire”, bien plus contraignante (pour les témoins entre autres) qu’une “Mission d’in-
formation”. Mais Quilès et ses copains ont refusé !! Lefort, vice-président de la Mission a
refusé de signer le rapport final (contre l’avis de son parti, le PCF). Hubert Védrine parle
de “soldats perdus”, s’il y avait des complicités de génocide par des Français (on ne sait
jamais...). Pense-t-il à Barril, qui était mercenaire ? Mais aux ordres de Grossouvre et
Mitterrand !! Mais qui a eu une promotion dans... la gendarmerie, après le génocide !!!

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Nous avons publié dans les pages précédentes un article de Cris Even sur
Rony Brauman. À l’origine l’intention était de publier plus extensivement
la corresponsdance de Cris Even avec Bernard Langlois et Denis Sieffert,
de Politis et d’autres. Cris Even, longtemps fidèle soutien de Politis, et cor-
respondant de ce journal à Versailles, membre actif de l’association des
“amis de Politis”, se sera particulièrement scandalisé ces dernières années
du traitement de la question rwandaise dans ce journal. Ses polémiques,
auxquelles nous faisions déjà allusion l’année dernière, l’ont même
conduit à offrir un exemplaire de numéro 3 de La Nuit rwandaise. Ceci
aura produit son effet, puisque quelques temps plus tard, Politis invitait
Hubert Védrine, Denis Sieffert l’interviewant avec en référence La Nuit
rwandaise où il semble bien qu’il ait trouvé l’inspiration des quelques
questions dérangeantes posées à l’ancien bras droit de François
Mitterrand du temps du génocide. Nous sommes désolés de constater que
Védrine aurait été plus convainquant que nous... Quelques mois plus tard,
l’hebdomadaire d’extrême-gauche récidivait, vace un dossier négation-
niste de plus, s’appuyant cette fois sur les élucubrations d’André
Guichaoua, reprises par Rony Brauman. C’est donc la réponse à ce der-
nier que nous avons donc choisi de publier. En chemin, Cris Even avait
interrogé Bernard Langlois sur sa collaboration à Krisis, la revue “théori-
que” de la Nouvelle droite. Bernard Langlois reconnaissait sa participation
à cette revue, évoquant que cela pourrait même se reproduire, et que son
directeur, Alain de Benoist, serait charmant. Je suis alors intervenu, dans
cette correspondance collective, avec la lettre ci-dessous :

Ce débat est un peu étonnant. Bernard Langlois trouve Alain de


Benoist charmant. C’est son droit, et c’est même bien probable
qu’il le soit – et plus encore charmeur. Cela n’enlève rien au fait
que c’est le principal penseur de l’extrême-droite, et qu’il peut
même aujourd’hui s’enorgueillir de remplir cette fonction depuis
plus de quarante ans. Que la stratégie de cette extrême-droite
consiste précisément, depuis tout ce temps, à séduire autant que
faire se peut l’extrême-gauche, est un phénomène intéressant sur
lequel un journaliste comme Bernard Langlois et un journal
comme Politis gagneraient à se pencher. On attend le grand dos-
sier de cet hebdomadaire sur la Nouvelle droite et l’extraordinaire
opération politico-idéologique que celle-ci entreprend depuis mai
68. Rappelons qu’en ce lointain début des années 70 les valeurs
de l’extrême-droite étaient largement déconsidérées – et qu’on
pouvait parler d’une quasi hégémonie de la gauche et de l’ex-
trême-gauche dans le champ idéologique. Quelques décennies
plus tard, les succès du lepénisme et l’apparition du sarkozysme
“sans complexes” montrent combien de chemin a été parcouru.
Mais plus encore le fait qu’un auteur comme Carl Schmitt, idéo-
logue du nazisme, ait pu rencontrer de l’intérêt à gauche ou à l’ex-

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trême-gauche, comme le fait qu’un Alain de Benoist voie le


directeur d’un journal d’extrême-gauche se revendiquer de son
amitié, montrent bien à quel point l’entreprise de la Nouvelle
droite peut être considérée comme un succès. Ce phénomène
mérite certainement d’être étudié – et dénoncé, au moins pour la
dimension strictement manipulatrice de ce travail idéologique.
C’est ce à quoi un journal comme Politis pourrait utilement se
consacrer. À moins qu’il entende exclusivement se faire l’apôtre
des politiques néo-coloniales criminelles – comme il a quelques
semaines en interviewant complaisamment Hubert Védrine au
sujet du Rwanda –, ou des valeurs restaurées de l’extrême-droite
française – en affichant sa sympathie pour leur promoteur.
Il faut choisir.
Un des correspondants de cette mailing-list assez large dont Cris Even
avait pris l’initiative, répondra qu’il était scandalisé de me voir évoquer
Carl Schmitt, tel Bernard-Henri Lévy dénonçant le même phénomène – ce
dont je ne m’étais avisé, ne regardant jamais la télé. J’ai, du coup, entamé
une étude plus rapprochée de l’œuvre de Schmitt, dont la critique systé-
matique mériterait d’être faite.
Il se trouve que les concepts de l’idéologue nazi sont plus qu’en vogue,
particulièrement en ces temps de sarko-fascisme. Plus intéressant encore
le fait, mis à jour à l’occasion de cette recherche, que l’idée centrale de
Carl Schmitt, la distinction ami/ennemi, est la matrice de la théorie de la
guerre révolutionnaire, dont on découvre progressivement combien elle
préside non seulement à la guerre sur des théatres extérieurs, mais à la
gestion du politique de manière générale.
Ainsi, la nuit rwandaise est partout. Loin d’être un terrible accident de la
politique étrangère française – une “erreur” –, le génocide des Tutsi s’ins-
crit dans une philosophie de l’État qui s’est imposée depuis cinquante ans
dans tous les domaines, et pas seulement en France, mais bien planétaire-
ment. On trouve la des pistes pour éclairer le mystère de la complaisance
de tous les États envers le crime français. Le drame du Rwanda permet
ainsi d’éclairer bien des facettes de la barbarie contemporaine.
C’est de toute urgence qu’il importe de comprendre, sans détour, et
jusqu’à ses ultimes conséquences, la pensée criminelle qui a pu faire tant
de mal au pays des Mille collines. On finit par se rendre compte, peu à
peu, de comment l’impensable est effectivement pensé. Et comment de tels
crimes, loin de se produire par hasard, son le résultat d’une léaboration
complexe – et non moins monstrueuse.
En guise d’introduction à des travaux nécessaires à venir, nous publions
donc ci-après quelques aperçus sur la pensée de Carl Schmitt, un penseur
qui aura dramatiquement marqué son époque.
MS

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MICHEL SITBON

Carl Schmitt
C’est intéressant, Carl Schmitt. Je l’avais jusque-là évité, mais voilà
qu’on me traite de BHL (dans des polémiques sur internet autour du
cas de Politis), alors j’ai sorti de ma bibliothèque La notion de politique,
suivi de La théorie du partisan, paru en 1963, édité par Raymond Aron
dans la collection qu’il dirigeait chez Calmann-Lévy, Liberté de l’esprit.
Pour une première réédition en 1972, le livre sera agrémenté
d’une préface de Julien Freund, distingué politologue (de droite).
Ainsi se poursuivait la Collaboration… Après-guerre, les intellec-
tuels allemands trop compromis dans l’aventure du nazisme – Schmitt
comme Heidegger – pouvaient compter sur des intellectuels français
pour leur rendre leur légitimité – leur droit de cité pourrait-on dire.
Faut-il s’en plaindre? Heidegger était un remarquable philoso-
phe – le plus brillant disciple de Husserl. Et Schmitt ? Un des plus
impressionants penseurs politiques du XXème siècle. Ce n’est pas rien.
On comprend que la droite ait eu du mal à renoncer à ses lumières.
Et que trouve-t-on donc chez Schmitt ?
Ces deux livres réunis en un volume, réédité en poche dans la
collection Champs de Flammarion en 1992, datent, le premier – La
notion du politique – de 1932, le deuxième – La théorie du partisan – de
1962. Il semble que la traduction de ce dernier sera entreprise aussi-
tôt, puisque dès 1963 donc, on disposait d’une version française agré-
mentée d’une élégante préface qui permettait d’en savoir plus, puis-
que Julien Freund y rendait compte de ses entretiens avec l’auteur –
auxquels Schmitt fait lui-même référence dans son texte.
1932 : on est à la veille de la prise du pouvoir par un certain
Adolf Hitler, en Allemagne.
1962 : la guerre d’Algérie se termine, et la « guerre révolu-
tionnaire », concept schmittien par excellence, s’y est déployée dans
les grandes largeurs.

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En résumé, il n’est pas exagéré de dire que la pensée de Schmitt


domine ces deux épisodes – et les inspire. Ainsi, Schmitt est précieux
parce qu’il nous permet de faire le pont entre ces deux temps forts de
la pensée fasciste au XXème siècle.
Quant à la guerre révolutionnaire proprement dite, on peut
observer que cette théorie élaborée par le colonel Lacheroy dans les
années 50 sert aussi aujourd’hui en… politique intérieure, ainsi que
l’explique Mathieu Rigouste dans son livre, L’ennemi intérieur, paru
chez La Découverte l’année dernière. Dimension avouée dans le der-
nier Livre blanc de la défense, datant également de 2009, intitulé pour
la première fois Livre blanc de la défense et de la sécurité intérieure.
Ainsi, cette doctrine politico-militaire prend de plus en plus sa
dimension politique stricto-sensu, à mesure que l’on enregistre la
forte dérive autoritaire de l’État contemporain.
Rappelons qu’après avoir structuré la pensée militaire au long
des douloureux épisodes de la « décolonisation », en Indochine,
puis en Algérie – comme au Cameroun et ailleurs –, la théorie dite
la « guerre révolutionnaire » a servi aussi bien pour les américains
au Vietnam que pour les dictatures des années 70 en Amérique
latine, ou pour les conflits d’aujourd’hui en Irak ou en Afghanistan…
Sans oublier le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994…
On accède ainsi à une histoire complète du fascisme, sous tou-
tes ses diverses manifestations.
Ce n’est pas rien.
Mais revenons un instant au texte.
On peut remercier d’abord son préfacier, Julien Freund, de ne
pas contourner l’obstacle des compromissions pro-nazies de l’auteur.
Ni même de sa propre compromission à l’heure d’écrire une
telle préface… « Sachons être suspect », dit-il pour commencer…
Octobre 1971 : Freund écrit à l’heure où la pensée soixante-
huitarde, faite de marxisme et de « structuralisme », est en position
de force. Il s’en plaint. « Vous n’êtes pas satisfait de l’explication jargon-
nante par la lutte des classes, l’aliénation et la distinction entre la structure
et la superstructure… » « On vous fera grief de vos analyses les mieux
fondées… et l’on essayera de démontrer qu’elles ont une source idéologi-
que souterraine, dont vous n’avez pas conscience ou dont vous ne voulez
pas prendre conscience… » « Vous êtes le jouet de déterminations socia-
les de classe… » On sent à toutes les lignes la rage du professeur
contre ses étudiants gauchistes.

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Présenter Carl Schmitt, « c’est devenir suspect ». « N’est-il pas


lui-même un homme suspect ? » « Aussi a-t-on pris l’habitude de juger
son œuvre non pour elle-même, mais d’après les fautes que l’on impute à
l’homme. » Des œuvres que « le plus souvent » on ne lit pas parce
qu’on condamne « d’emblée leur auteur ». Ainsi, Freund se scanda-
lise qu’un ouvrage de Schmitt sur le concept de dictature ait pu être
traité de « pamphlet ». Mais il ne semble pas si scandalisé par le
point de vue de Schmitt, sympathisant avec le principe d’un gouver-
nement autoritaire.
Contre le traité de Versailles «mais aussi contre l’État weimarien
qui en avait accepté les clauses », Schmitt avait adopté « une position dure
», reconnaît porutant Julien Freund. Après avoir théorisé la dictature
donc, dès 1921, Schmitt se signalera par divers écrits, pour la plupart
jamais traduits en français, à l’exception d’un Légalité et légitimité,
datant de 1932 comme cette Notion du politique. Comme pour
annoncer l’heureux avènement du nazisme, quoiqu’en dise Freund.
Et après ? « Carl Schmitt fit dans diverses études et articles la théo-
rie du nouveau pouvoir sous tous ses aspects, y compris l’antisémitisme. »
En effet, théoricien des lois de Nuremberg comme du führerprinzip,
les apports de Schmitt ne seront pas de peu de conséquences. Il aurait
fini par avoir des ennuis, en 1936 – et avoir besoin de la protection
de Goering…
« Désormais son activité restera purement universitaire », dit
Freund. Et avant ? N’était-ce pas en tant qu’universitaire qu’il four-
bissait les concepts de national-socialisme ?
Après-guerre, la « notoriété » de Schmitt « lui valut de devenir le
bouc émissaire des juristes allemands ». Bouc émissaire ? N’était-il
donc pas fondé de s’en prendre au principal d’entre eux – à celui qui
avait osé le coup de force conceptuel offrant nazisme une « légiti-
mité »? Il bénéficia toutefois d’un non lieu. (On voit bien là les limi-
tes du droit pénal : Schmitt a théorisé l’État raciste et autoritaire,
justifiant une infinité de crimes, mais dans quelle catégorie faut-il
mettre un crime de la pensée ?)
Julien Freund témoigne de combien d’hostilité peut susciter « la
simple évocation » du nom de Carl Schmitt. « C’est ce qui arrive à
tout auteur qui essaye d’analyser phénoménologiquement la politique,
indépendamment de tout a priori moral ». Rappelons au passage que la
« phénoménologie », c’est la théorie d’Edmond Husserl, propagée par
Martin Heidegger. Et la suspension de « tout a priori moral », la mar-
que de fabrique du nazisme.

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Le malheureux phénoménologue devra « prendre en charge »


« l’animosité et la suspicion de la part des partisans d’une politique idéale
ou idéologique »… Loin de tout idéalisme, le nazi ? Julien Freund est
obligé de reconnaître que « le cas de Carl Schmitt est cependant plus
embarassant en raison de son attitude lors des premiers temps du régime
nazi et de certains articles de la même période qui critiquent les juifs »…
C’est en témoin direct que Julien Freund s’exprime, ayant
connu Schmitt, et s’étant entretenu avec lui sur « cette période
contestée de son existence ». Il peut ainsi nous expliquer comment
Schmitt se refusait à toute tentative de « justification ». Il ne voulait
pas risquer de se trouver emporté dans des « polémiques stériles ». En
se « retirant dans le silence », Schmitt aurait « assumé ses responsabi-
lités ». D’un entretien publié en 1970, Freund extrait cette phrase :
Schmitt voulait bien admettre qu’« il a commis un péché et puis fini ».
Un « péché » ? Voilà un concept bien « moral » – bien peu
« phénoménologique » pour le coup. Or, ce qui nous intéresse du
nazisme, ce n’est pas de savoir qu’il « péchait » – information assu-
rément « stérile ». Bien sûr que la barbarie des camps d’extermina-
tion est une saloperie sans nom. Mais cette affirmation est tautologi-
que. Le mal, c’est mal… À l’heure de se confronter au théoricien du
système qui a engendré cette densité d’horreur, on aimerait juste-
ment en savoir plus. S’il n’a pas été sommairement fusillé, que cela
serve au moins à quelque chose, qu’il s’explique. Oui, qu’il se perde
dans des « justifications », voilà qui nous aurait été bien plus utile
– juste pour rire… Pour se détendre un brin. Au contraire il peut se
réfugier dans le « silence », avec « dignité », dit Freund qui parle
même de sa « noblesse dans la retraite ».
Loin de s’être « réfugié dans le silence » après-guerre, Schmitt
prolongera son œuvre. C’est probablement d’ailleurs son principal
exploit que d’avoir non seulement porté le nazisme en son temps,
mais réussit à le faire vivre après sa défaite, quand personne n’aurait
misé dessus un kopeck. On peut aujourd’hui mesurer combien ce tra-
vail idéologique d’après-guerre porte à conséquences. Guerres révo-
lutionnaires qui auront façonné les ex-colonies, particulièrement en
Afrique, dictatures qui, de même, ont donné leurs bases à l’histoire
moderne des pays d’Amérique latine, mais aussi la Guerre froide
contre le communisme, et aujourd’hui, la guerre contre le terrorisme,
avec son cortège de politiques sécuritaires et l’abject sarkozysme et le
berlusconisme contemporains – si les figures du fascisme ne se comp-
tent plus, c’est en grande partie du fait de l’inventivité de Schmitt.

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Mais plus encore que son « génie », c’est sa constance qui aura fait
la force de la pensée de Schmitt.
« Ni de droite, ni de gauche », et cohérent en ceci avec la défi-
nition même du fascisme, ce grand maître de l’extrême droite sera
parvenu à séduire y compris l’extrême-gauche. Ce simple fait mérite
à lui seul qu’on l’explore plus à fond. Suivons Freund, qui prétend
avoir saisi l’essence de la pensée schmittienne – son « centre de gra-
vité » : « le plein exercice du pouvoir ». En réaction à la constitution
de la république de Weimar, « presque parfaite juridiquement », « trop
belle ». Schmitt voyait la démocratie comme contradictoire avec
l’idée même de politique. La politique selon Schmitt ? C’est la dic-
tature – « le plein exercice du pouvoir ». Freund dit avoir beaucoup
réfléchi à ces pensées de son maître, et propose ses conclusions : « Il
est impossible d’exprimer une volonté réellement politique si d’avance on
renonce à utiliser les moyens normaux de la politique, à savoir la puis-
sance, la contrainte et, dans les cas exceptionnels, la violence. »
C’est vertigineux, ce Freund qui ose en toute bonne conscience
revendiquer l’héritage du nazisme tel quel, sans l’ombre d’un recul.
Ne voit-il donc pas que ce dont il parle trouve son illustration dans
l’expérience historique de l’Allemagne hitlérienne ?
Idéaliste, on se sent en effet, lorsqu’on est confronté à ces mons-
trueuses aberrations de l’esprit, qui ouvrent tranquilement les gouf-
fres de la violence, sans la moindre pudeur. On se sent surtout dra-
matiquement naïf. Ces cochons se vautrent dans le crime avec une
telle nonchalance qu’on en demeure confondu.
Ce n’est pas fini. Freund n’hésite pas à s’enfoncer jusqu’au cou
dans sa merde de flic. « Agir politiquement, c’est exercer l’autorité,
manifester de la puissance… » On sent frémir le spectacle grandiose
des Nuremberg filmés par Leni Riefenstahl… Et résoner le führerprin-
zip… Doux souvenirs…
Mais la particularité de la pensée de Schmitt réside dans la jus-
tification de cette usurpation : il faut « exercer l’autorité » et « mani-
fester de la puissance », parce que « sinon on risque d’être emporté par
une puisance rivale ». Ainsi la dictature serait dans la nature. « Toute
politique implique la puissance. » Symétriquement, la démocratie
serait une sorte de non sens – « contre la loi même de la politique ». Ils
sont bien drôles, ces messieurs, d’affirmer leur « solution » comme
la seule. « Un gouvernement », « simple lieu de concertation » ou
« simple instance d’arbitrage » est simplement inconcevable pour ces
assassins.

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Julien Freund, puant jusqu’au bout de sa prose, en effet bon dis-


ciple de Schmitt: « La logique même de la puissance veut qu’elle soit puis-
sance et non impuissance. » Horrible métaphore sexuelle qui exprime
bien la nature du fascisme – sexualité “infantile”, frustrée, haineuse.
Ainsi le fascisme se définirait comme la métaphysique du viol.
« Par essence », « la politique exige de la puissance ». « Toute
politique qui y renonce par faiblesse » – « impuissance » – « ou par
juridisme » « devient incapable de protéger les membres de la collectivité
dont elle à la charge ». On est bien là au cœur de la pensée schmit-
tienne, au cœur du fascisme comme de la théorie de la guerre révo-
lutionnaire – et on y reviendra – : il s’agit de se définir vis-à-vis de
ses « ennemis ». Tout groupe est perpétuellement menacé, en dan-
ger, et se doit d’articuler sa politique à partir de cette « évidence » –
exactement de la même manière que RTLM martellera le discours du
Hutu power : c’était bien pour protéger les membres de la « collecti-
vité hutu » qu’il fallait exterminer les Tutsi. Et il fallait bien à cette
fin « suspendre le jugement moral », sans parler du « juridisme », pour
commettre les plus horribles crimes en toute bonne conscience.
Le fascisme, c’est précisément ce mépris du droit et de la démo-
cratie que Freund résume ici : « Le problème n’est donc pas pour un
pays de posséder une constitution juridiquement parfaite ni non plus d’être
en quête d’une démocratie idéale »… Ah bon ? Mais que lui demande-
t-on, au politologue, sinon de réfléchir à ceci ? Bien paresseux, le pro-
fesseur Freund qui préfère arrêter la réfléxion d’emblée et s’en remet-
tre au principe d’autorité aussi sommairement – et ce en dépit des
effroyables effets de ce principe dont il aura été contemporain et dans
lesquels son maître Carl Schmitt aura eu tant de responsabilités.
Et c’est bien pour avoir eu de mauvais maîtres comme cet abject
Freund que nous en sommes réduits aujourd’hui à l’effroyable abais-
sement du politique à son degré le plus dangereusement démagogi-
que, raciste, militariste, exactement comme ses prédécesseurs.
Le défaut de la République de Weimar ? C’était, pour Schmitt,
qu’elle « refusait de poser le problème de la constitution en termes d’amis
et d’ennemis » !
Le problème de la pensée schmittienne ? C’est qu’elle est, non
seulement criminelle, infantile ! n

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DOCUMENTS

Sur la coopération policière


franco-mexicaine
À la recherche des preuves de la collaboration franco-mexi-
caine, on aura trouvé quelques perles. Il s’agit, en l’occurrence,
des textes sur lesquels se fonde, sous le jargon technocratique,
la participation active de la police française à la répression des
mouvements populaires au Mexique, depuis la guerre de basse
intensité opposée à l’EZLN au Chiapas, jusqu’à la sauvage
répression de la Commune de Oaxaca, en passant par celle de
Atenco, en 2006. Et, aujourd’hui, à San Juan Copola...

Ainsi, sur le site du Ministère des affaires étrangères, dans une


« Mémorandum de la France au CAD (comité d’aide au développe-
ment) » daté du 24 janvier 2006, ces quelques paragraphes, sous l’in-
titulé « Soutenir le développement des systèmes judiciaires » :
« En synergie avec la politique d’amélioration de la justice de
proximité [sic] dans les quartiers sensibles français, des projets
pilotes sont développés (…) » – au Mexique et ailleurs.
« La France aide à mettre en place des services civils de police
capables d’assurer démocratiquement la sécurité et la protection
civile des populations, de maintenir l’ordre public et de préserver
le fonctionnement des institutions dans le respect des libertés
publiques et des droits de l’Homme [sic]. »
« Ces projets visent pour l’essentiel à mettre en place les moyens
matériels et humains destinés à :
• renforcer la capacité opérationnelle des services (…) ;
• renforcer ou constituer des unités spécialisées dans le maintien
de l’ordre selon des procédés conformes aux règles de l’État de
droit [sic] ;
• renforcer les services de police judiciaire (…). »

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Interrogé sur le fait que, justement, cette coopération pose pro-


blème quant au respect des droits de l’Homme au Mexique, Jacques
Chirac – alors Président de la République –, donnait son point de
vue, lors d’une conférence de presse, à Mexico, en novembre 1998.
Visite « d’État » à l’occasion de laquelle était signé l’accord de coo-
pération policière au titre duquel les « experts » de la police fran-
çaise encadrent la répression des mouvements poplaires mexicains.
Un journaliste l’interroge :
« – Monsieur le Président, il y a des organismes et des groupe-
ments dans l’Union européenne qui veulent retarder l’accord de
libre-échange avec le Mexique car ils considèrent qu’ici on ne
respecte pas les Droits de l’Homme : qu’en pensez-vous ?
Réponse de Chirac :
« […] Nous connaissons bien cette affaire. Moi, je ne suis pas, je
crois, suspect d’intolérance à l’égard des peuples premiers.
Chacun sait que j’aime et que je respecte leur civilisation. Donc,
j’essaie de voir les choses avec le maximum de sérénité. Je sou-
haite que les accords qui ont été passés en 1996 puissent se dérou-
ler normalement, et j’ai cru comprendre que, prochainement, des
négociations pourraient conduire à une solution qui soit respec-
tueuse des droits de chacun dans ce problème concernant certai-
nes populations du Chiapas. »
Quant à l’accord qu’il signait le jour même, pas un mot…

Pour comprendre un peu mieux la nature des relations franco-


mexicaines, on dispose d’un rapport très instructif présenté à la suite
d’une « Mission effectuée au Mexique du 20 au 28 février 1999 » par
quelques représentants de la commission des affaires étrangères du
Sénat – présidée par un certain Xavier de Villepin, le père d’un
ancien Premier ministre. Dans ce rapport, est abordée, entre autres,
cette question de « la coopération franco-mexicaine dans les domaines
des armées, de la police et de la justice ». Mais, les sénateurs se donnent
la peine de décrire « la relation bilatérale franco-mexicaine ». Celle-ci,
précisent-ils d’emblée, « doit s’inscrire dans le contexte de la préémi-
nence américaine au Mexique ». « Prééminence américaine » qu’il ne
s’agirait donc nullement de remettre en cause – quoi que puissent en
dire par ailleurs nos sénateurs –, pas plus qu’au long des innombra-
bles opérations de soutien aux dictatures latinoaméricaines, depuis
les années soixante.

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Quant aux relations franco-mexicaines proprement dites, les


sénateurs apportent une bonne nouvelle : « Nos deux pays ne sont
opposés par aucun contentieux bilatéral substantiel. » Ils révèlent, au
passage, l’histoire méconnue d’un territoire français méconnu, l’Île
de la Passion, autrement nommée « atoll de Clipperton ». « Cet atoll
de 7 km2, situé dans le Pacifique Nord à plus de 1 300 km des côtes mexi-
caines, est inhabité ». Mais « ses ressources économiques lui confèrent
un certain intérêt »…
« Possession française depuis 1858 », l’Île de la Passion aura été
« revendiquée par le Mexique à partir de 1898 ». Après moult litiges
depuis lors devant les cours internationales, le Mexique abandonnera
finalement son « projet de recours à la Cour internationale de justice »,
en 1986. Il se trouve que cette même année 1986 « une délégation du
SCTIP (service de coopération technique internationale de police) a été
ouverte au Mexique », à l’initiative du ministre de l’Intérieur de
l’époque, Charles Pasqua, qui inaugurait ainsi la « coopération poli-
cière » ici dénoncée…
Les sénateurs soulignent, néanmoins, l’importance de la « visite
d’État » de Jacques Chirac en novembre 1998, faisant suite à une
semblable « visite d’État » du Président du Mexique en France en
1997. Ils relèvent le fait que « le Président Chirac » aura « en parti-
culier prononcé un discours devant les députés et les sénateurs mexicains,
exceptionnellement réunis en Congrès » – ce qui n’est pas rien.
À l’occasion de cette visite, que l’on pourrait sans grande exa-
gération qualifier d’historique, Chirac aura signé « pas moins de treize
accords et arrangements administratifs divers » – parmi lesquels l’accord
de coopération policière, ici dénoncé, ainsi qu’une « convention
d’assistance judiciaire », et une « convention d’extradition ».
Pour marquer le coup, Chirac procédera au cours du même
voyage à « l’inauguration de la “Casa de Francia”, le nouveau centre
culturel français à Mexico » – qui aurait coûté la bagatelle de 21 mil-
lions de francs.
Ainsi, les sénateurs peuvent conclure ce tour d’horizon en
remarquant que « le dialogue politique bilatéral est donc de qualité »,
avant d’aborder la question sérieuse de « la coopération franco-mexi-
caine dans les domaines des armées, de la police et de la justice ».
Quant à l’armée, « les échanges entre les armées françaises et mexi-
caines » auront été marqués « par les escales régulières de la “Jeanne
d’Arc” au Mexique ou du voilier-école “Cuauthemoc” en France ».

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Beaucoup plus signifiant, le « courant faible mais régulier d’officiers


mexicains dans les écoles françaises (notamment le Collège interarmées de
défense) ». C’est là que sont enseignées, depuis un demi-siècle, les
subtilités de la « guerre révolutionnaire », ainsi que les théoriciens
militaires français auront baptisé les méthodes contre-insurrection-
nelles développées et mises en pratique en Indochine puis en
Algérie, avant d’être exportées dans le monde entier – et particuliè-
rement en Amérique latine dans les années 70. [Voir à ce sujet le livre
Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, paru en
2004 à La Découverte – et le documentaire du même nom à l’origine de
ce livre important, trouvable en DVD. Également très instructif sur l’his-
toire et les méthodes de cette « guerre révolutionnaire », Une guerre
noire, Enquête sur les origines du génocide rwandais, de Gabriel
Périès et David Servenay dont nous avons donné un compte-rendu exten-
sif, trouvable sur lanuitrwandaise.net ]
Pour ce qui est de la « coopération active en matière de police et de
justice », le Mexique serait très « intéressé » par la « coopération ren-
forcée avec la France, dont l’image est particulièrement positive », et
« dont l’efficacité est garantie par le fait qu’elle est mise le plus souvent en
œuvre sur place » – par des « experts français » délégués à cet effet.
« Cette coopération dans le domaine de la sécurité publique a
surtout reçu un nouvel élan à l’occasion de la récente visite d’État
du Président de République, durant laquelle une déclaration
conjointe et un accord de coopération technique ont été signés. »
« Ces textes revêtent une importance politique significative
dans un secteur sensible ».
Ils remarquent aussi que la « portée économique » de ces accords
de sécurité « est également substantielle ». Ils souligent à cet égard « la
valeur des conditions financières proposées » par la France au Mexique.
Leur délégation se félicite d’avoir fait valoir « aux diverses auto-
rités gouvernementales mexicaines compétentes », « la très grande qua-
lité des systèmes et équipements français proposés », mais aussi « la
valeur des conditions financières proposées ».
Abordant la question spécifique de la coopération policière, les
sénateurs précisent que ces accords « permettent de donner une base
juridique à une coopération opérationnelle et technique ». Mais ils
notent qu’en plus de permettre « le développement de ces coopérations
dans un pays considéré comme essentiel », « ils ont un impact sur la
situation de sécurité intérieure française » – dans les « quartiers sensi-
bles », comme on a vu.

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Quant à cet « accord de coopération technique en matière de sécu-


rité publique entre le gouvernement de la République française et le gou-
vernement des États Unis du Mexique » aux redoutables conséquen-
ces, c’est donc le 12 novembre 1998 que Chirac le signait en grandes
pompes à Mexico. En découle un décret présidentiel, français, daté,
lui de 2000 – contresigné par Lionel Jospin et Hubert Védrine…
Extraits choisis :
« Soulignant combien il est important de favoriser les conditions
légales, institutionnelles, administratives et éthiques [!] aptes à
favoriser l’exercice de la mission des agents publics chargés de la
sécurité publique (…) ;
« Considérant que l’information et l’échange d’expériences
[comme celle de la torture en Algérie ?] contribueront à une meil-
leure efficacité des systèmes de sécurité publique (…) ;
« Le Gouvernement français apporte son soutien au
Gouvernement mexicain sur les points suivants :
a) Il fournit des conseils pour élaborer des programmes de forma-
tion, de professionnalisation, d’actualisation et de spécialisation
du personnel de sécurité publique (…) ainsi que des cours desti-
nés à optimiser leur capacité d’action et de réponse dans les fonc-
tions qui sont les leurs ;
b) Il établit des programmes pour former le personnel de sécurité
publique [mexicain] (…) à l’accès et l’utilisation, le cas échéant,
des signaux de satellite [en clair : les écoutes des communica-
tions téléphoniques captées par les satellites français Hélios et
Syracuse] ;(…)
d) Il met en place, à l’intention des personnels les plus méritants
[sic], des cours ou des programmes de formation et de spécialisa-
tion organisés en France ;
e) Il fournit le matériel et l’équipement nécessaires pour être uti-
lisés et maniés par le personnel en formation [ce qui expliquerait la
similitude de l’équipement des flics de la PFP avec celui de nos CRS et
gardes mobiles] (…). Les actions prévues par le présent accord sont
réalisées dans la limite des disponibilités budgétaires de chacune
des parties [ce qui semble vouloir dire que l’essentiel de ce programme
est à la charge de l’État français, les mexicains souscrivant par ailleurs
de juteux contrats pour leurs fournitures militaires auprès des mar-
chands d’armes également français. D’un côté, c’est l’État qui paye,
de l’autre, c’est Lagardère qui encaisse…].
« Le Gouvernement des États-Unis du Mexique se charge des
actions suivantes :
a) Il partage éventuellement, selon ce que conviennent les

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Parties, au cas par cas, les frais de transport de la France vers le


Mexique et les frais de séjour des experts français [experts en ter-
reur et manipulation] chargés des actions de formation et de spé-
cialisation du personnel de sécurité publique mexicain [ainsi
même les frais de transport et de séjour des spécialistes de la « guerre
révolutionnaire » sont à la charge du contribuable français…];(…)
d) Il veille à ce que le personnel sélectionné et formé soit
employé dans des fonctions qui correspondent à sa spécialisation.
[Faut-il comprendre ici que les autorités françaises chercheraient à se
prémunir par avance contre toute accusation génante, quand on sait
que les membres de la PFP sont réputés pour être non seulement par-
ticulièrement corrompus, mais aussi pour participation active au trafic
de drogues à grande échelle ?]
« Les actions visées [par cet accord] doivent être formalisées dans
des projets spécifiques de coopération comportant les indications
suivantes :
a) Justification ;
b) Objectif général (…) [Et l’on est en droit de se demander ici de
quelle « justification » et de quel « objectif général » peut se préva-
loir la politique criminelle mise en œuvre dans le cadre de cet accord.] »
À l’occasion d’une visite du ministre mexicain des Affaires
étrangères, à Paris, le 9 octobre 2006, pendant la Commune de
Oaxaca – peu avant sa répression en novembre, on apprenait que
« sur le plan économique, les échanges commerciaux [entre la France et le
Mexique] se sont accrus de 8 % en 2004 et de 9 % en 2005 ». On
découvrait aussi que le « nouvel élan » donné ainsi aux relations
franco-mexicaines se manifestait également par « une grande conver-
gence de vues sur les questions internationales », notamment « au
Conseil de sécurité lorsque Mexico y siégeait ». Ainsi, la France se serait
acheté, au prix du sang du peuple mexicain, une voix de plus au
“gouvernement” des Nations Unies…
Dans la droite ligne de ces illustres précédents, Nicolas Sarkozy
– ministre de l’Intérieur, avant d’être Président, pendant que la police
française apportait l’assistance de ses « experts » pour réprimer les
mouvements populaires mexicains à Atenco et à Oaxaca, en 2006 –,
offrait au Président du Mexique, Felipe Calderon, d’ajouter à cette
construction criminelle une « police scientifique » – grande spécia-
lité française, à l’âge de la biométrie et des nanotechnologies… n
M.S.

[Article paru dans Le Jouet enragé, pécial Oaxaca, juillet 2006.]

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FÉDÉRATION INTERNATIONALE DES DROITS DE L’HOMME

Le scandale de cette coopération franco-mexicaine aura été très


peu dénoncé depuis un quart de siècle maintenant qu’il côute si
cher au peuple mexicain. Le journaliste Carlos Fazio l’aura évoqué
dans un documentaire sur le massacre d’Atenco. Et, en mars 2001,
la FIDH produisait un communiqué sur le sujet, sans plus d’écho :

POUR LA SUPPRESSION DE LA COOPÉRATION DES POLICES


ENTRE LA FRANCE ET LE MEXIQUE
En février 1998, la Fédération Internationale des Ligues des Droits de
l’Homme(FIDH) publiait un rapport spécial sur le Mexique intitulé
« Une violation systématique des droits de l’homme ». Cela n’aura pas
dissuadé Jacques Chirac, en visite à Mexico en novembre de la même
année, de signer avec l’ex-président mexicain Ernesto Zedillo un
accord bilatéral de “coopération des polices”. Depuis, la situation des
droits de l’homme au Mexique est loin de s’être améliorée :
1. Le gouvernement mexicain refuse d’honorer ses engagements
nationaux et internationaux concernant les droits indigènes
(accords de San Andrès de 1996 et Traité OIT de 1989) et mène une
stratégie de guerre dite de “basse intensité” contre les communautés
indigènes du Chiapas. Il refuse de démilitariser la région malgré la
recommandation en ce sens, en novembre dernier, de Mary
Robinson, haut commissaire aux droits de l’homme de l’ONU. De
plus, de nombreux rapports nationaux et inernationaux signalent la
complicité de l’armée et des forces de police avec une douzaine de
groupes paramilitaires qui exercent des exactions contre la popula-
tion civile. Cette politique a déjà conduit aux massacres d’Actéal en
décembre 1997et de El Bosque en juin 1998.
2. Dans l’état du Guerrero, à 5 ans du massacre de 17 paysans lors
d’un rassemblement pacifique à Aguas Blancas, crime perpétré par
les agents de la police locale, non seulement les responsables n’ont
pas été arrêtés, mais plusieurs paysans qui ont survécu sont actuelle-
ment emprisonnés. Des rapports récents font état d’un accroissement
des disparitions de paysans militants politiques et syndicaux. Malgré
la campagne internationale menée par Amnesty International pour
sa libération, le militant Rodolfo Montiel est emprisonné, depuis
près d’un an, pour s’être opposé à des déforestations par une compa-
gnie transnationale américaine.

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3. La Police Fédérale Préventive (PFP), “superpolice” au-dessus de


toutes les polices, qui compte des milliers de militaires dans ses rangs,
fut créée il y a un an et demi pour “lutter contre la délinquance”. À
l’époque, l’opposition avait dénoncé l’objectif politique de cette
police : réprimer les mouvements sociaux en lutte contre les réfor-
mes néolibérales. Cette prévision s’est vue confirmée en février der-
nier, quand plus de 700 étudiants furent arrêtés par la PFP, accusés de
“terrorisme” pour avoir participé à un mouvement de grève pour la
défense de la gratuité de l’enseignement supérieur. Plusieurs centai-
nes d’agents de la PFP ont récemment été envoyés au Chiapas pour
renforcer le dispositif répressif dans cet État.
Dans son bulletin Noticias de Francia (septembre-octobre 1999),
l’ambassade de France à Mexico annonçait qu’« un groupe d’experts
français assistera des corps de police, parmi lesquels la PFP, en matière de
transfert technologique, échange de données et formation ». Le 23
novembre dernier, on apprenait de source locale que déjà « un
groupe spécial de la police française entraîne des policiers du Chiapas ».
Si, en France, la politique “antiterroriste” représente, selon un
rapport de la FIDH, « une porte ouverte à l’arbitraire », l’arbitraire n’a
cessé d’être une réalité au Mexique. Ce pays est régulièrement
dénoncé pour ses nombreuses violations des droits de l’homme.
L’accord de coopération des polices avec le Mexique étant en contra-
diction flagrante avec les principes de défense des droits de l’homme
affichés par la France, les associations, syndicats, partis politiques,
personnalités et citoyens signataires demandent sa suppression
immédiate. n

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