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Qualifier le

design : entre
usage, esthétique Les usages culturels du mot design .3
Bruno Remaury
et consommation Aux frontières du design :
mode et intentionnalité
Emilie Hammen
.11
Mode
Questions design
Christine Colin

Autour des enjeux de


.17

.23
de recherche,
la qualification du design
Entretien / Catherine Geel

Le designer à l’aune de la créativité


Catherine Geel
.32
n°14. Publication semestrielle – juin 2010

Le design français .41


comme parti pris des objets ?
Benoît Heilbrunn

Usages, design et mode .49


Olivier Assouly Editorial

Le terme « design » à travers .55 Le design pourrait respectivement dénom- difficultés inhérentes à sa nature et plus
le prisme d’une étude sur mer des objets artificiels assignés à des largement au devenir de la production et
usages, un genre de la production artistique de la consommation au sein des sociétés
la réalité actuelle d’un métier
ou encore une élaboration stylistique des industrialisées. Qui entre le designer,
Danièle Clutier marchandises nécessaire à la consomma- l’amateur, le critique, l’industriel, le
tion. Or, parce que ce numéro de Mode de politique, l’usager, l’enseignant ou l’uni-
recherche se penche sur les qualifications du versitaire serait autorisé et à même de dire
Bibliographie .57 design, il s’interdira, comme il est pourtant ce qu’est le design, voire ce qu’il devrait
de rigueur, d’adopter une définition à priori. être ? Dans quelle mesure les différences
Plutôt que de disqualifier les acceptions culturelles et nationales entrent-elles aussi
établies pour en substituer de nouvelles, en jeu dans les stratégies de qualification
il s’agit surtout de montrer que le geste du design ?
même qui qualifie le design rencontre des
Le Centre de Recherche de l’IFM bénéficie
du soutien du Cercle IFM qui regroupe les
entreprises mécènes de l’Institut Français de
la Mode :
ARMAND THIERY
CHANEL
DISNEYLAND PARIS
GALERIES LAFAYETTE
GROUPE ETAM
KENZO
L’ORÉAL PRODUITS DE LUXE
VIVARTE
YVES SAINT LAURENT
Les usages culturels du d’un projet (au sens technique du terme),
l’intention et le motif. Le design au sens
mot design français est en principe tiré du premier,
c’est-à-dire de plan ou projet au sens de « to
Bruno Remaury make or draw plans for something, for exam-
ple clothes or buildings » tout en gardant en
filigrane trace des autres sens. Mais le terme
est bien plus intéressant que sa seule accep-
tion académique et l’objet de la réflexion
qui suit est de montrer comment le mot
design renvoie simultanément à différentes
choses – des pratiques, des objets ou des
jugements de goût selon le contexte qui
l’entoure et selon également qu’il est utilisé
Dans ses Entretiens sur les vies et sur les en tant que substantif ou qu’adjectif.
ouvrages des plus excellents peintres anciens et Premier constat : le mot sert à tout, de la
modernes publiés entre 1666 et 1688, André « Philosophie du design » de la communica-
Félibien, historiographe de Louis XIV et tion institutionnelle de Braun au « Radio-
secrétaire de l’Académie d’architecture, réveil design » à 19,99 d’un catalogue de
emploie régulièrement le verbe « desseigner » supermarché en passant par le « design
pour « dessiner », orthographe qu’au XVIIIe innovant » autoproclamé d’Ikea ou encore
siècle Furetière qualifie de rare mais qui « Les Puces du design » deux fois par an à
n’en figure pas moins à la lettre D de son Paris. Deuxième constat : s’il est polysé-
dictionnaire, quelques lignes avant « des- mique il n’est en revanche pas pour autant
sein » et « dessiner ». De la même façon, les ambigu, et le mot design renvoie presque
planches de l’Encyclopédie de Diderot uniformément à une dimension valorisée.
consacrées au dessin sont légendées Pour le dire autrement, il n’est pas trop (pas
« Dessein » – mots tous deux originaires du pour l’instant du moins) porteur de conno-
latin designare qui signifie « représenter tations péjoratives, et le fait de faire du
concrètement » lui-même passé dans design n’est pas dévalorisant comme a pu le
l’italien de la Renaissance sous la forme devenir par exemple « faire de la décoration »
disegnare pour, au sens propre, « tracer les – remplacé depuis par architecture d’inté-
contours de quelque chose » ou au sens rieur ou, précisément, par design
figuré « former un projet ». Une double d’intérieur, traduction un peu littérale
dimension présente aux origines du mot, d’interior design. Mais un mot dont les
celle du « dessin à dessein », que le sens contextes renvoient également à des usages
français a perdues là où l’anglais design les a variés, et les différentes acceptions de design
conservées. montrent bien notre rapport à la notion
Comme on sait, design est un anglicisme d’esthétique industrielle et au goût com-
qui apparaît en France à la fin des années 50 mun en matière d’objets. Trois acceptions
à partir d’un seul des trois sens du mot ainsi, qui déterminent ce qui suit : le
anglais design – puisque ce terme renvoie moment où l’on parle du design en tant que
pour le Cambridge Dictionary à trois défini- pratique (« c’est le design »), en référence à
tions qui sont précisément celles du dessein un objet (« c’est du design ») ou en tant que
du XVIIIe siècle : il désigne à la fois le plan qualificatif de goût (« c’est design »).

3
« C’est le design » : le design comme pratique plété d’un qualificatif qui précise la pra-
tique en question : design graphique, design
Premier des usages du terme design, la défi- d’environnement, design de mode, design
nition d’un certain nombre de pratiques d’intérieur, web design, design paysager,
majoritairement issues des anciens arts design textile, etc., là où la langue anglaise
appliqués – les « dessins à desseins » préci- opère systématiquement cette construction
sément – dont le design n’est en fin de syntagmatique et parle aussi pour l’objet
compte que le versant industriel, c’est-à- utilitaire d’industrial design ou de product
dire en jouant sur les mots un art appliqué design. Le mot design, lorsqu’il est employé
appliqué à des conditions de production/ seul en français pour qualifier la création
reproduction et de distribution réalisées à appliquée à des conditions industrielles
l’échelle industrielle, là où l’art appliqué (« Le design »), n’en recouvre en fait qu’une
dans son acception traditionnelle relève infime partie, celle de l’objet de série. Une
autant, sinon plus, de l’artisanat. C’est à ce nuance assez révélatrice du statut du design
point que le « dessin à dessein » enfante le dans le champ français de la création qui
design : là où le premier concerne l’ensem- introduit une dimension hiérarchique au
ble des arts appliqués, du carton de sein de ces métiers : design au sens français
tapisserie à la poignée de porte, le second, subsume l’ensemble des sens possibles du
en revanche, ne gardera du dessin à dessein mot au profit de la seule notion, pourtant
que celui qui s’exerce au sein d’un cadre limitée dans l’espace de la création, de
industriel, dans le studio de l’ingénieur- design d’objet industriel – c’est-à-dire la
dessinateur ou sur la planche à dessin de création d’objets utilitaires comportant un
l’architecte. On pourra ainsi noter qu’il n’y principe « machinique » de fonctionnement,
a pas, en France tout du moins, nommé- soit parce qu’ils remplissent un rôle de
ment de design dans la haute joaillerie, le machine (une paire de ciseau, un tabouret),
livre d’art ou la restauration de vitraux mais soit parce qu’ils sont en eux-mêmes des
plutôt de la création ou de « l’artisanat d’art » machines (une automobile, un mixer). Les
– terme qui, à bien des égards, est le parfait autres ne sont pas « du design » mais « du
contrepoint de design. La première caracté- design de »1.
ristique du mot design est qu’il arrive au De fait, design employé seul n’englobe pas
moment où la dimension industrielle de les objets « non-machiniques » (un vase,
l’objet se développe et où il est, de ce fait, une robe, une couverture de livre), indui-
conditionné par elle. sant un effet de classification entre formes
apparemment complexes de la notion de
Mais déjà à ce stade les emplois du terme ne design (en tant qu’elles seraient porteuses
sont pas anodins. Le mot design sans autre de cette dimension machinique) et formes
qualificatif associé renvoie généralement, « simplifiées » parce que purement orne-
en tant que pratique, au seul design d’objet mentales et d’apparence non-complexe
et le plus souvent, à l’intérieur de celui-ci, à (même si ce n’est bien sûr pas le cas). Une
l’objet utilitaire – du TGV à la cafetière –, ne distinction entre design et « design de » qui
concernant que très peu les autres champs vient hiérarchiser implicitement des pra-
de la création appliquée à l’industrie tels la tiques pourtant similaires : design employé
signalétique, la scénographie commerciale seul s’inscrit dans la prolongation d’un « art
ou le vêtement. Et dès qu’il désigne un de l’ingénieur », notion elle-même issue de
autre champ que celui de l’objet utilitaire, la querelle entre arts mécaniques et arts
design se trouve automatiquement com- libéraux au XVIIIe siècle. Art mécanique
élevé au rang des arts libéraux, cette accep- de la matière. Et dans cette hiérarchie
tion du design le situe, à l’instar de implicite entre designers et « designers de »
l’architecture, entre art et technique, c’est-à- se retrouve en filigrane celle entre divers
dire relevant à la fois d’un art et d’une types de matériaux, du métal – matériau
technique. Simultanément artiste et ingé- prométhéen situé tout en haut de l’échelle –
nieur, le designer « pur » peut prétendre au au tissu et au papier – simples matières plus
statut à bien des égards léonardesque de que matériaux, sans tenue ni substantialité,
talent complet, de « deus ex machina » au situées quant à elles tout en bas.
sens littéral. C’est comme cela qu’il faut Curieusement ainsi le « Beau dans l’utile »2,
entendre le mépris diffus que certains desi- qui était au XIXe siècle la devise des tenants
gners exercent parfois à l’endroit de leurs de l’art décoratif, s’est trouvé réduit par la
collègues « inconscients » des contraintes de définition du design de la première moitié
la machine – qu’ils soient graphistes, stylis- du XXe siècle. À l’origine en effet, le mou-
tes ou paysagistes : le viaduc de Millau, le vement des arts décoratifs voulait prendre
tabouret Bubu, la Mégane, oui ; le logotype en compte l’ensemble des éléments de la vie
du musée d’Orsay, le 2005 de Chanel ou le quotidienne – de l’architecture à la petite
parc André-Citroën, non. cuillère en passant par les papiers peints et
Employer le mot design seul pour « design les textiles imprimés – au service du concept
industriel » ou « design de produit », c’est de « synthèse des arts » qui trouvera son
ainsi renvoyer à une hiérarchie entre celui épanouissement en Angleterre avec les Arts
qui conçoit une machine (fut-elle « à s’as- and Crafts et en France avec l’École de
seoir » ou « à habiter » comme l’ont souvent Nancy. Le design français ne gardera de ce
évoqué les années 20, époque fondatrice de vaste mouvement que le seul objet indus-
cette pratique en France) et celui qui des- triel, rejetant relativement à sa marge
sine un objet destiné au seul agrément du d’autres champs de l’art appliqué qui reste-
regard. Tous les designers ne sont pas égaux ront vivaces dans d’autres pays. La création
devant le discours, et celui qui bénéficie du textile ainsi, pourtant importante en France
mot designer employé seul est implicite- et en Angleterre dans les années 1900-1920
ment crédité d’une dimension d’accom- (tout comme dans la Russie des Wuthemas
plissement que ne possède pas celui dont la ou l’Allemagne du Bauhaus), passera en
pratique se voit en fin de compte réduite par Europe du Nord et de l’autre côté de
l’adjonction d’un qualificatif (« designer l’Atlantique avec les années 50 pendant
graphique », « designer de mode », « designer qu’elle aura tendance à se marginaliser en
d’intérieur », etc.) Une hiérarchie qui est France et chez ses voisins immédiats. Le
loin d’être obsolète si l’on en juge par la « beau dans l’utile » ne concernera ainsi très
manière dont reste invariablement convo- vite que la machine, même si c’est au sens
quée la figure du designer-ingénieur par large, pendant que les autres domaines de
opposition au designer-artiste dans les dis- l’art appliqué se replieront vers l’artisanat
cours construits autour du design – qu’ils d’art, et hormis le mouvement français des
soient le fait des designers eux-mêmes ou de années 60 autour du « beau pour tous » – à
leurs commentateurs. En creusant un peu, l’instar du travail de Denise Fayolle et
on pourrait y retrouver la hiérarchie qu’opè- Maïmé Arnodin chez Prisunic par exemple
rent volontiers les ingénieurs entre – l’objet décoratif va, en France au moins, se
techniques « dures » et techniques « molles », séparer de la notion de design dont il était
elle-même issue d’un système de valeur qui pourtant issu.
plonge ses racines loin dans un imaginaire Les origines de cette scission sont multiples,
mais il est probable qu’elle est majoritaire- dire Antoine de Saint-Exupéry à son Petit
ment issue du divorce, survenu dans les Prince, le design entend au contraire qu’un
années 30, entre théoriciens de la modernité objet soit joli parce qu’utile, équation forme/
et leur rejet déclaré du « joli » – la moder- fonction qui est sans doute un des héritages
nité, comme on sait, s’étant efforcée de majeurs – et pas le moins encombrant – de
ranger le décor dans un registre mineur – et la modernité de l’objet. Adolf Loos disait
défenseurs nostalgiques du « grand goût » « la beauté équivaut pour nous à la plus
français. Dès les années 40, la rupture est haute perfection. Il est exclu, par consé-
consommée entre une éthique internatio- quent, qu’un objet non pratique puisse être
nale de la fonction, encore renforcée des beau. La condition fondamentale à laquelle
nécessités économiques et de production doit répondre un objet pour répondre au
demandées par la reconstruction au sortir qualificatif de “beau” est de se conformer à
du deuxième conflit mondial, et une France sa finalité »3. Une finalité qui non seule-
au colbertisme nostalgique qui revendique ment prend le pas sur la forme mais comme
l’héritage du « bel objet ». Un divorce dont on sait, puisque les théories du design sont
nous sommes loin d’être affranchis, comme loin d’être avares sur ce chapitre, est à la
en témoignent les relations peu concluantes source même de la forme.
entre le produit de luxe et l’objet que l’on va Mais ce que n’avaient sans doute pas prévu
dire « intelligent » : le produit de luxe fran- les théoriciens de la fonction, c’est comment
çais, dès lors qu’il se place sur le champ du cette définition somme toute restrictive du
design au sens de relation forme/fonction, design finirait également par qualifier (et
n’en arrive le plus souvent au mieux qu’à un restreindre) le champ des objets qu’elle
habillage (l’étui pour IPod en crocodile), au entendait désigner. Je m’explique : puisque
pire qu’à un gadget (le carton de la bouteille le mot design sert à qualifier une manière
de champagne qui se transforme en seau à spécifique de penser l’objet sous l’angle de
glaçon). Dès les débuts du design en France sa relation forme/fonction et d’une finalité
en tout cas (ou à cause de ses débuts), le d’objet-machine, il est assez normal qu’il ait
« grand goût » français revient à des volontés fini par évoquer, par métonymie pure, l’ob-
de distinction en réaction à l’esthétique jet même qui en est issu. Le terme design
démocratisée du design nord-américain, renvoie ainsi, autant sinon plus qu’à une
accélérant la séparation entre le produit de pratique, à un champ d’objets ayant pour
l’ingénieur/concepteur et « l’objet de goût » point commun de répondre à une même
de l’artiste/artisan. Le dessin se sépare du « condition fondamentale », celle de leur
dessein et « le beau dans l’utile » devient, via « finalité » pour reprendre les propos
le développement d’un design réduit au seul d’Adolf Loos. Dire « c’est du design » sert
objet machinique, le beau dans l’outil. ainsi par contiguïté à désigner un objet qui
se réclame d’une intelligence au service
« C’est du design » : le design comme objet d’une fonction, loin des seuls canons du
décoratif et du joli. Ceci vaut pour l’équipe-
Car c’est en effet au cœur de la question ment collectif (transports, mobilier urbain),
d’utilité que l’on se trouve avec les accep- les biens de consommation (automobile,
tions contemporaines du terme design. électronique, vie domestique) mais aussi et
Qu’est-ce que l’utile dans cette version surtout pour le mobilier : design, par cata-
« outil » de l’objet comme machine – et de chrèse, vaut ainsi pour « objet issu du design »
machine intelligente ? À l’opposé du « c’est et sert à désigner des objets eux-mêmes ainsi
forcément utile, puisque c’est joli » que fait qu’à positionner une partie de l’offre de
produits pour la maison, d’Ikea à Capellini mais, eux, produits en « séries », tels une
en passant par les Contemporaines de Roche- terre cuite d’Hauchecorne, un biscuit de
Bobois. Sèvres ou un bronze de Meissonier – bron-
zes de Meissonier que les Goncourt
Étendu au champ de l’objet, le mot design a qualifiaient, au passage, de « merveilleux
ainsi fini par qualifier – et ce n’est pas le art industriel » – du design, déjà ?
moins étrange de ses avatars – un style On pourrait également s’amuser des glisse-
mobilier « historique » qui apparaît avec les ments, et voir comment au gré des modes
fondateurs de cette notion, qu’ils soient certains « décorateurs » deviennent dans
français (Le Corbusier, Robert Mallet- certaines ventes des « modernes », tel Jean
Stevens, René Herbst) ou étrangers (Josef Royère, ou symétriquement comment cer-
Hoffmann, Charles Mackintosh, Eileen tains modernes sont rangés au rang des
Grey, Marcel Breuer) et se poursuit après la décorateurs, à l’instar de Pierre Chareau. Il
guerre, particulièrement avec les américains faut noter d’ailleurs que les salles de vente
(Florence Knoll, Charles et Ray Eames), les anglo-saxonnes comme Sotheby’s ou
italiens (Gio Ponti, Ettore Sottsass), les Christie’s ne possèdent qu’un seul départe-
scandinaves (Poul Kjaerholm, Arne ment pour ces deux “styles”, appelé dans les
Jacobsen) mais aussi les français (Jean deux cas 20th Century Decorative Art and
Prouvé, Pierre Paulin). Un style historique Design – signe parmi d’autres que cette scis-
qui se déplie des années 20 à nos jours tout sion entre « décorateurs » et « designers » est
en étant délimité dans l’espace des styles par bien française, ce qui nous ramène à l’héri-
ses caractéristiques mêmes – puisque, à tage dialectique entre arts mécaniques et
chacune de ses étapes, il côtoie toujours arts libéraux évoqué plus haut. Le mot
d’autres styles, généralement néo-classiques design, tout autant qu’une pratique, a fini
ou issus, précisément, du « bel objet ». Il par désigner un style formel (parfois quali-
n’est ainsi pas anodin que dans certaines fié, par ailleurs, de « formaliste ») auquel
salles de vente parisiennes coexistent deux répond une famille d’objets définie –
départements, le premier appelé « Arts famille d’objets dont on voit bien comment,
décoratifs » qui propose des meubles de à toutes les époques, elle coexiste avec une
« décorateurs » et d’ébénistes jusqu’aux ou plusieurs autres, et qui renvoie aujourd’-
années 50 et 60 (Jean-Michel Frank, Paul hui moins à un principe éthique (dont elle
Dupré-Lafon, Alexandre Noll) ; le second, reste porteuse malgré tout) qu’à un réper-
appelé précisément « Design », qui propose toire esthétique. D’où encore « Les Puces du
des meubles de la même époque (et d’autres design » et autres manifestations proposant
plus récents) mais conçus différemment et, des « antiquités du design », notion para-
donc, apparaissant différents, de Gerrit doxale qui confine à bien des égards à
Rietveld à Joe Colombo – l’un et l’autre pro- l’oxymore, le mot design ayant en principe
duisant des ventes et des catalogues séparés. pour caractéristique, même si là n’est pas
C’est un peu, en caricaturant, comme si le forcément sa vocation, d’évoquer une rela-
département XIXe de la même salle des tion à la contemporanéité.
ventes décidait de séparer dans deux ventes
différentes d’un côté les pièces uniques « C’est design » : le design comme jugement
issues d’un artisanat de qualité comme un de goût
meuble de Jacob-Desmalter ou une coupe
de Froment-Meurice ; de l’autre des objets Mais une relation à la contemporanéité qui
également issus d’un artisanat de qualité n’a pas disparu, au contraire. Et si design en
tant que substantif renvoie soit à une pra- vement de l’actualité mais établie à un point
tique à priori intemporelle – bien que tel qu’elle en devient un style servant à qua-
possédant une date de naissance relative- lifier le lieu et le moment, c’est-à-dire
ment précise –, soit à différents objets probablement ce qui, à tort ou à raison, res-
inscrits, comme on l’a vu, dans une tempo- tera du style français de la première
ralité « historique », design en tant décennie du XXIe siècle. Parler aujourd’hui
qu’adjectif continue de ne renvoyer, lui, d’un fauteuil design ou d’un canapé design
qu’à de la contemporanéité – ou, mieux, à – qu’ils viennent de chez Ikea ou de chez
de l’actualité. C’est le troisième et non des Capellini –, c’est implicitement sous-enten-
moindres des usages du mot design, celui dre qu’il relève de ce style spécifique, en
qui sert à évoquer une notion d’actualité à accord avec le moment.
la fois vague et générale : dire « c’est design » Mais de ce goût du jour naît aussi un look,
revient globalement à dire « c’est moderne », entendu au sens d’aspect visuel caractéris-
« c’est d’aujourd’hui », voire « c’est tendance ». tique d’une mode – « look du jour » qui
C’est en tout cas dans ce sens-là qu’il faut vient rhabiller des objets parfois plus
entendre les usages passablement invocatoi- anciens afin de leur conférer un caractère
res du mot dès lors qu’il sert à habiller un d’actualité et qui verra refaire un logotype
produit, du canapé au radio-réveil, et dont ou un code couleur, redessiner la ligne
le discours marketing (qu’il soit celui des d’une voiture ou d’un ordinateur portable,
marques, des enseignes de distribution ou « packager » différemment une eau miné-
de la presse) est le premier utilisateur. rale ou un tube de rouge à lèvres. Très
Design, dans ce cas-là, sert moins à décrire orienté vers l’objet de consommation, c’est
un procès de création ou un champ esthé- de cet usage du mot design utilisé en tant
tique qu’à inscrire l’objet qui en bénéficie qu’adjectif que jouent des vocables tels « sa
dans un jugement de goût, strictement déli- nouvelle bouteille design », « sa nouvelle
mité dans le temps du jour. Au fond design ligne très design » ou encore « un look
employé au sens de « c’est design » prend ici, design », généralement le fait d’un habillage
en contractant les deux termes de la propo- marketing, le plus souvent accompagné du
sition qui précède, le sens de goût du jour. mot nouveau, ou dernier, ou tendance.
Design ainsi, lorsqu’il désigne l’actualité de Rentrent dans cette catégorie l’ensemble des
l’objet, renvoie au goût de l’époque. C’est habillages de produits technologiques (du
par exemple ce dont jouent les titres de téléphone portable à l’automobile en pas-
l’exposition du Centre Pompidou intitulée sant par l’aspirateur), ainsi que de
D. Day, Design d’aujourd’hui, du hors-série nombreux emballages censés inscrire le pro-
Design d’aujourd’hui de Beaux-Arts maga- duit dans l’époque. Moins destiné à innover
zine ou encore de Design Now aux Éditions qu’à ancrer le produit qu’il enveloppe dans
Taschen. Ce « design d’aujourd’hui », pêle- l’air du temps, il est essentiellement un
mêle, c’est celui de Christophe Pillet, de design communiquant servant à dire, exac-
Matali Crasset, de Radi designers, d’Ora-ïto tement comme le fait la tendance de mode :
ou de Ronan et Erwan Bouroullec pour « ici actualité ». C’est ce qui le distingue en
citer cinq références fréquemment évo- théorie de design au sens de « ce qui restera
quées dès qu’il s’agit de qualifier d’une époque » évoqué à l’instant – en théo-
« l’aujourd’hui » du design français contem- rie seulement, puisqu’un des travers du
porain – comme Philippe Starck l’a été pour design contemporain dans son entier,
les années 80 et 90. Goût du jour d’un depuis environ une vingtaine d’années, est
répertoire formel, ce design-là relève effecti- d’être essentiellement devenu une machine
à produire des objets communicants et nar- noires triangulaires, grille-pains vert et
ratifs plus que réellement innovants, mais jaune au gros bouton-poussoir rouge, pous-
ceci est un autre sujet. settes calibrées comme des véhicules
Quoi qu’il en soit ce « look design », en tout-terrains, chaînes stéréo façon
même temps qu’il ancre l’objet dans un air Goldorak. Ce design-là est purement et
du temps et dans un statut d’image, contri- simplement un répertoire décoratif destiné
bue aussi à le rendre éphémère au détriment à faire consommer de l’air du temps sans
de la fonction première du design qui vou- autre prétention ni à l’esthétique ni à une
lait que le beau « dure ». Il est encore, et équation forme/fonction, ni même à durer
surtout, celui qui fait que certaines familles dans le temps. « Dessin sans dessein », celui-
de produits, suivisme aidant, se retrouvent ci relève purement d’un ornement,
au même instant avec un dessin en tout renouant paradoxalement avec ce que les
point identique : ce qui a toujours été vala- tenants du design avaient cru pouvoir éli-
ble pour les robes et les sacs à main le miner. Formes gratuites se voulant
devient également, et avec une effarante inspirées, elles participent d’un curieux
rapidité, pour les téléphones portables, les retournement final du design vers l’inutile
aspirateurs, les carrosseries d’automobiles et l’anecdote décorative. C’est à ce point que
ou les canapés-lits – ce qui, faut-il le rappe- culmine, on le voit, le paradoxe d’un mot
ler, n’a pas toujours été le cas. Ce « look design resté synonyme d’une éthique de la
design » a de la tendance de mode tous les conception industrielle et simultanément
avantages (actualité et nouveauté, provoca- devenu, via son adjectivation, la marque
tion de l’appétence) mais aussi tous les même de son abâtardissement décoratif et
défauts (homogénéisation des propositions, commercial. La scission originelle entre
prise de risque faible et rapidité d’obsoles- l’art de l’ingénieur et celui de l’artiste-arti-
cence). Ce mariage paradoxal du design san, si elle est moins pertinente qu’elle ne
avec la notion de mode lui donne sans doute l’était au début du XXe siècle, est sans doute
une pertinence accrue par rapport à en train de se reconfigurer sous nos yeux de
l’époque tout en contribuant à épuiser ce manière inédite entre l’ingénieur et le com-
qui faisait sa légitimité même, à savoir municateur, entre un design de recherche
l’aspect anticipateur et « réformateur » de largement lié à la technologie qui se préoc-
ses propositions. Et ses rapports de plus en cupe de la finalité concrète de l’objet (et
plus étroits avec la question de l’habillage, dont l’écodesign constitue à l’heure actuelle
qui accompagne une intégration en fin de un des champs les plus intéressants) et un
compte inédite à l’arsenal des outils du mar- design de communication largement lié au
keting, contribue à faire progressivement du marketing, en charge de la finalité immaté-
design un pur signe de l’air du temps, au rielle de l’objet.
détriment de la démarche formelle de ses Arrivé au terme de cette rapide réflexion, il
origines. faut souligner que si les évolutions du
De ce look du jour, ainsi, est né un réper- design sont peu ou prou les mêmes dans
toire décoratif qui n’est plus tout à fait du l’ensemble du monde occidental marchand,
design ni même toujours design, c’est-à- les usages qui sont faits du mot en France
dire un vocabulaire néo-moderniste souvent les traduisent mieux encore que dans la
surchargé et inutile, destiné à « faire langue anglaise où il ne renvoie majoritai-
moderne » et dont les boutiques sont pleines rement qu’à une pratique. Et si la France
– pied de lampe métallique plié en zigzag, cantonne théoriquement le design en tant
boulons chromés en trompe-l’œil, assiettes que pratique dans une sphère purement
fonctionnaliste et industrielle, préférant le
séparer du « bel objet », la polysémie qu’elle
a conférée au terme design n’en empêche
pas moins le répertoire de forme que ce mot
désigne (de « c’est du design » à « c’est
design ») d’envahir petit à petit les replis du
régime de visibilité et du système esthétique
de ses objets.

Bruno Remaury
Professeur, IFM

1. Seul contre-exemple : le design de packaging qui,


pourtant issu du design graphique, n’a pas fait l’objet
de cette construction sémantique double – on ne dit
pas design de packaging en français, sans doute de ce
que le packaging est également un objet au principe
« machinique », offrant de fortes caractéristiques de
fonctionnalité.
2. Du nom qu’Yvonne Brunhammer, ancien conserva-
teur en chef du musée des Arts décoratifs, a donné à
son ouvrage sur l’histoire de ce musée (Paris,
Gallimard Découvertes, 1992).
3. Adolf Loos, Chroniques écrites à l’occasion de l’exposi-
tion viennoise du jubilé (1898), in Paroles dans le vide,
Paris, Ivrea, 1994, p. 35.
Aux frontières du design : compte du territoire de la mode permet
ainsi de repenser un découpage mû par la
mode et intentionnalité simple étude de ce dernier. La richesse de la
transdisciplinarité que suggère le composi-
Emilie Hammen teur peut alors tout à fait s’opérer ici.

Design et dessein

« Dessin pour un dessein » : on sait le design


prompt à formuler et à énoncer l’intention-
nalité de ses actes. « Faire du design, ce n’est
pas donner forme à un produit plus ou
moins stupide pour une industrie plus ou
moins luxueuse. Pour moi, le design est une
façon de débattre de la vie »2 déclare ainsi
l’Italien Ettore Sottsass. Au-delà du décor et
de la surface, le design subordonne son tra-
Dans Le pays fertile, un ouvrage qu’il consa- vail de mise en forme esthétique à une
cre à l’œuvre du peintre Paul Klee, le intention, à un discours. Attitude constitu-
compositeur Pierre Boulez nous livre l’idée tive d’une pratique née de la révolution
suivante : « Je crois avec force que des points industrielle dont on retrouve les premiers
de vue en provenance d’un champ totale- signes dès ses balbutiements. Lorsqu’en
ment différent peuvent provoquer un choc 1851 sont exposés à Londres pour
dans notre propre façon de concevoir le pro- l’Exposition universelle les premiers pro-
cessus de composition, un déclenchement duits de l’industrie naissante, critiques et
qui n’aurait peut-être jamais lieu si l’on artistes sont déçus par la médiocrité esthé-
demeurait dans le même champ profession- tique d’objets qui se voulaient être la
nel ». Mode et design ne sont sans doute pas reproduction mécanique des produits de
deux champs professionnels totalement dif- l’artisanat. « Est meilleur ce qui se vend
férents : arts appliqués à l’industrie, leurs mieux » constate ainsi dès 1853 Redgrave,
processus de composition, justement, peu- « Aujourd’hui ce qui ne rapporte pas d’ar-
vent se ressembler. Il n’en demeure pas gent est une chose stupide, inopportune,
moins que les deux disciplines possèdent idéaliste » corrobore Engels3. L’avidité de
des implications radicalement différentes. A la mentalité industrielle élude la question
les considérer de plus près, on constate un du beau ou du bon goût pour se concentrer
écart important d’une part dans leur struc- sur l’appât du gain. Parallèlement, les
ture ou leur fonctionnement mais aussi premières voix se lèvent pour dénoncer
dans les regards que se portent l’un et l’au- les conditions de vie de la nouvelle classe
tre de leurs praticiens. Incompréhension, ouvrière. Les promesses d’un futur meilleur,
mépris, fascination ou encore simple l’optimisme et le progrès incarnés par la
méconnaissance : créateurs de mode et desi- machine s’avèrent compromis. Les premiè-
gners ne parlent pas la même langue1. res esquisses du design industriel échouent
Procéder à une lecture conjointe de ces deux ainsi à la fois au plan esthétique, social et
disciplines pourrait donc bien livrer le choc politique. C’est donc dénuées d’intention-
évoqué par Boulez. Dans la volonté de défi- nalité qu’elles se dessinent, si ce n’est celle
nir les limites du design, une prise en de plaire aux masses et de vendre, augurant

11
ainsi d’un âge de la consommation porté partie prenante du projet architectural et
par le kitsch et la camelote. rejoint par là même l’un des plus nobles arts
Par la faute de ces premiers essais infruc- majeurs. Si Gropius enjoint les artistes à
tueux, du moins aux yeux des intellectuels, quitter les Salons, c’est aussi finalement lui,
les praticiens, principalement en la figure de comme ultime pied de nez à l’Académie qui
William Morris opèrent un recul critique. permet à l’artisan anonyme de regagner son
S’imposent en effet à eux la nécessité de nom. Le designer, à l’orée de son histoire,
repenser fondamentalement les liens entre gagne donc un statut, et son projet, une
l’art, l’homme et la machine. A ses premiè- valeur.
res heures, le design se construit donc
comme une démarche réflexive, interro- Du design au design de mode : les limites d’un
geant sa raison d’être et le cas échéant territoire
participant d’un progrès social, politique
ainsi qu’esthétique. L’action de Morris veut Dès son origine, le design se constitue ainsi
répondre au double mal causé par la comme la formalisation d’une intention. La
machine : rendre à l’homme sa dignité et pratique du designer peut de ce fait s’envi-
aux objets leur beauté et leur force spiri- sager comme un regard sur la société d’un
tuelle par la promotion d’un artisanat point de vue esthétique, social ou politique.
puisant ses références dans l’art gothique. Si pour William Morris et ses contempo-
Sa refonte des arts décoratifs permettra aux rains, le terme de design se forge autour des
hommes d’être « heureux de travailler et de disciplines des arts décoratifs, la volonté
leur bonheur naîtra un art décoratif noble sans cesse réaffirmée par le Bauhaus de
et populaire »4, et au-delà, de réformer la regrouper toutes les formes d’art en un
société moderne. L’intentionnalité du même élan moderne redessine le territoire
design réside ainsi dans la quête du beau et du design. Aujourd’hui, l’anglicisme auquel
du juste. on se rattache pour nommer la pratique
Mais en rendant à l’artisan sa dignité volée recouvre une large réalité.
par l’industrialisation, en l’affranchissant
d’une machine qui l’aliène, le théoricien Or, ce qui nous intéresse ici, c’est une pra-
dote la figure du designer d’une autonomie tique qui, à juste titre en français, ne
créative et d’une autorité sur son projet. recoupe que très rarement la notion de
Celui-ci reprend le contrôle d’un travail design : la mode. Les similitudes sont
qu’il donne à voir au monde et dont il peut pourtant à première vue nombreuses. Le
s’approprier le mérite technique et esthé- créateur de mode engendre un processus
tique. Dans une position d’auteur, il créatif dont les rouages reflètent celui du
propose un discours dont il revendique designer. Pour reprendre les mots d’Andrea
d’être le signataire et l’auteur. Branzi décrivant l’artisanat moderne selon
Cette attitude s’affirme aussi par la volonté le Bauhaus, celui-là est « une phase spécia-
de repositionner les arts décoratifs à l’inté- lisée du projet industriel » qui « utilise des
rieur d’une hiérarchie des arts qui leur fait machines dans la création d’un prototype
défaut. Dans une visée globale du projet expérimental dont chaque phase est contrô-
moderne, William Morris sera rejoint lée et que l’industrie pourra ensuite
ensuite par Walter Gropius qui déclare dans reproduire en un nombre infini d’exemplai-
le manifeste inaugural du Bauhaus en 1919 : res »5. Créateur de mode et designer portent
« Le but ultime de tous les arts figuratifs est un regard sur le présent, s’en inspirent pour
l’édifice dans sa totalité ». L’objet devient composer formellement un produit destiné
à une consommation de masse. Dans ces commerciaux, les découvertes, aussi bien
contraintes techniques, et comme souligné que la pensée et l’œuvre, si elles sont puis-
par Branzi, les enjeux sont les mêmes. Il santes, de tel ou tel artiste ou écrivain »7.
s’agit de suivre l’élaboration d’un produit C’est donc une multitude de signaux, d’élé-
de consommation grâce à la machine et par ments diffus, transitoires et fugitifs qui
tous les possibles technologiques qu’elle composent la mode et que le créateur se doit
permet. de saisir. Saisir dans l’instant avant que ses
Mais si le designer, par la constitution histo- idées ne deviennent caduques. Car « plus la
rique de sa discipline, est bien l’auteur de mode est éphémère, plus elle est parfaite »
son œuvre, qui dicte le dessein de la mode ? nous rappelle Chanel. L’intentionnalité en
En d’autres mots, qui fait la mode ? On mode ne se comprend alors que sous une
serait tenté de répondre : le créateur. Or ce forme mouvante et versatile : aussitôt figée,
serait justement éluder un aspect fonda- aussitôt présentée au monde, elle se
mental de la discipline. Ni démiurge, ni consume et se démode. Cette fuite en avant,
artiste, le rôle du styliste n’est en effet pas cette quête perpétuelle d’un moment que
tant de créer la mode. Si l’assertion paraît l’on ne saisira jamais la rapproche dans une
trop forte, laissons à Gabrielle Chanel le certaine mesure de l’aporie philosophique
soin de préciser cette pensée : « la mode est du présent. La mode n’est que parce qu’elle
dans l’air, c’est le vent qui l’apporte, on la disparaît ensuite. En présentant ses modèles
pressent, on la respire, elle est au ciel et sur un créateur signe leur fin : ils ont été
le macadam, elle est partout, elle tient aux l’espace d’un instant cette incarnation plus
idées, aux mœurs, aux événements »6. Ainsi ou moins réussie de l’air du temps, ils ont
donc tout l’art du créateur est celui « léger et tenté d’en saisir le sens mais le temps qu’ils
rapide de capter l’air du temps », non celui le figent, cet esprit fugitif est déjà ailleurs.
de donner libre cours à une créativité débri- Lorsque Chanel exprime cette idée : « Je
dée, celui-ci n’étant que le révélateur d’une n’aime que ce que j’invente et je n’invente
chose existant comme indépendamment de que si j’oublie », la créatrice dépeint bien la
son acte créatif. Là où le designer s’affirme mode comme l’apparition d’un ordre
comme une figure autonome, maître de son chaque fois nouveau qui se détruit aussitôt
projet, apparaît pour le créateur l’idée d’as- construit et qui ne prend pas en compte
sujétion. Si l’acte créatif est bien présent, l’existant.
son enjeu diffère : au lieu d’articuler un pro-
pos critique ou de prendre position, le Versatile car liée aux fluctuations perpé-
créateur de mode s’efforce de saisir le pré- tuelle du goût de l’époque, inconstante car
sent. En ce sens, on le rapprochera de la sans pérennité ou persévérance dans la
figure baudelairienne du « Peintre de la vie continuité des styles, on peut légitimement
moderne » qu’incarne Constantin Guys. se demander si le projet de mode est bien
Un « homme des foules », observateur averti doté d’une intentionnalité. Ou encore
de son époque, qui en absorbe la beauté lorsque l’on constate à quel point celle-ci
circonstancielle pour la matérialiser dans semble erratique, à qui revient-il de la for-
un vêtement, une silhouette. Comme le muler si le créateur ne s’attache qu’à la
souligne Christian Dior, les modes sont capter ?
« relatives pour chaque génération, déter- Une chose est certaine, il existe malgré tout
minées par des circonstances d’ordre très une certaine unité dans la mode du moment
général, la guerre ou la paix, les alliances, et d’une époque, une unité qui dépasse les
les courants de production, les échanges univers et inspirations particulières, les
différences formelles propres à chacun. Rousseau se donnait pour objectif de cher-
« Comment expliquez-vous que des coutu- cher si « il peut y avoir quelque règle
riers, créant chacun dans un secret jaloux, d’administration légitime et sûre »11 afin
aient de si nombreux points de rencontre d’établir un pacte social garant de la bonne
chaque saison ? »8 demande Christian Dior. organisation de la société et qui offrirait
Si la mode se décrypte à travers une multi- liberté et égalité aux citoyens. Le fondement
tude de signes hétérogènes portés par l’air de son pacte repose sur deux choses : la pre-
du temps, elle se comprend néanmoins mière est la nécessité pour chaque individu
comme une chose homogène, une force d’accepter de renoncer à sa liberté naturelle.
unique qui vaut pour tous. Une forme de Il s’agit d’une « aliénation totale de chaque
puissance, voire de pouvoir à laquelle tous associé avec tous ses droits à toute la com-
se soumettent. « Il vaut mieux suivre la munauté » qui est rendue possible par le fait
mode, même si elle est laide (...) Personne que chacun suivant cette règle, « nul n’a
n’est assez fort pour être plus fort que la intérêt de la rendre onéreuse aux autres » et
mode » nous disent Chanel et Paul Morand. que donc « chacun se donnant à tous, ne se
De même lorsque Paul Poiret se targue donne à personne »12. La seconde, c’est
d’être nommé « King of Fashion » par la qu’en retour, l’individu gagne sa liberté
presse américaine, il souligne que ce roi civile, en tant qu’il devient membre du
règne sur tous les autres, qu’il est plus puis- « corps moral et collectif », membre d’un
sant que les plus grands de ce monde. D’où peuple et non plus d’une simple agrégation
proviendrait alors cet immense pouvoir de d’individus.
la mode ? C’est donc sur cette forme d’aliénation
« Je devrais peut-être vous laisser croire que volontaire que repose le pacte. Une aliéna-
je commande et que vous n’avez qu’à obéir. tion qu’on retrouve dans le système de la
Ce serait plus flatteur, mais ce serait moins mode. Si la mode est comprise en nous, on
exact » déclare Poiret qui poursuit, s’adres- pourrait à priori la composer chacun de
sant à ses clients « ce n’est pas en maître que manière « sauvage ». Mais, et sans doute
je vous parle, mais en esclave, désireux de dans cette même perspective de se consti-
deviner vos secrètes pensées »9. La mode est tuer en peuple, on choisit de renoncer à ce
donc si puissante car la mode c’est nous. libre arbitre. On est dès lors tous égaux
Elle nous concerne tous et regroupe ainsi la devant cet abandon qui nous civilise et nous
force du commun. Nous en tant que peuple aliène à la fois. Ce pouvoir de décision qui
et nous en tant que consommateur, car pouvait être le nôtre à l’état « naturel », on
comme le rappelle Chanel, « Le client a tou- choisit de le remettre aux mains d’un souve-
jours raison »10, soulignant là le pouvoir rain. Mais, comme le souligne Rousseau la
univoque de cet adage commercial. Nous condition de la légitimité de ce pouvoir sou-
sommes la mode et si elle ne nous plaît pas, verain repose sur son expression de la
nous en sommes les ultimes arbitres pour volonté et de l’intérêt général. Cela se saisit
décider de son adéquation avec notre goût, clairement avec la figure du créateur de
notre envie du moment. Nous y sommes mode, qui, comme on l’a vu, est soumis à
donc à la fois maître et esclave et c’est ainsi cette volonté qui se manifeste dans l’air du
que la mode revêt, dans une toute autre temps. S’il en venait à faire fi de cet intérêt,
perspective que le design, une dimension alors sa légitimité serait ébranlée, et, illus-
politique. tration propre au commerce de la mode, son
entreprise ne serait plus viable. En revan-
Dans Du Contrat Social, Jean-Jacques che, s’il est apte à servir le peuple, s’il est
capable de saisir ce qu’il réclame réelle- de l’abri, d’incarner le ridicule, de ne plus
ment, alors, comme le dit Poiret « il sera participer du nous en tant que peuple. « Il
riche et aimé » 13. Pour résumer, la mode vaut mieux suivre la mode, même si elle est
se comprend alors comme le lieu d’une dia- laide. S’en éloigner, c’est devenir aussitôt un
lectique entre le créateur-despote et le personnage comique, ce qui est terrifiant.
peuple-consommateur. Si le peuple formule La mode concerne donc bien tout le monde
l’intentionnalité du projet de mode, il en et ce postulat est toujours aussi vrai aujour-
revient toujours au créateur de la formaliser. d’hui qu’il l’était il y a 50 ans. Penser que la
Ainsi la mode se constitue en pouvoir dans mode a disparu parce que la haute couture
la mesure où elle recueille ce que Hobbes et l’organisation du système de la mode qui
nomme dans le Léviathan l’acte de « transfé- l’accompagnait ne sont plus, est proprement
rer son droit », en tant que liberté de faire ou illusoire. Ce n’est pas parce que les créa-
ne pas faire, soit la liberté naturelle de teurs-despotes, les grandes figures de Poiret
Rousseau. Ce qui est intéressant pour nous à Saint Laurent ne règnent plus que la
dans la théorie de Hobbes, c’est la notion de mode est devenue moins tyrannique.15
chaînes ou bonds en anglais qu’il développe
sur ce point pour exprimer la puissance des Design et mode : enjeux esthétique et
liens qui unissent les hommes qui ont aban- politique
donné leur droit. L’auteur souligne que ces
chaînes possèdent une « force qui n’est Ainsi définies, les postures de designer et de
pas due à leur nature propre (car il n’y a rien créateur de mode s’opposent en deux sché-
de plus facile à rompre qu’une parole mas. Le designer se dessine comme une
humaine), mais à la peur des conséquences figure émancipée dans une position de
malheureuses de leur rupture ». transgression qui analyse les enjeux sociaux
Sur ce point, on peut appeler la citation du et politiques de l’époque et pense son projet
philosophe Alain que Christian Dior met comme une réponse plus ou moins uto-
en exergue à sa conférence du 3 août 1955 : pique à ces questions. Le créateur de mode
« La mode est donc un abri »14. Le créateur s’impose comme le héraut d’un peuple
explique, qu’en effet, en dehors de l’abri, présent qui révèle à ses contemporains
soit en dehors de la mode, l’homme est vul- exactement ce qu’ils veulent. En position de
nérable. Il prend d’ailleurs l’exemple d’une séduction, il recherche l’adhésion totale de
vieille dame habillée dans le style d’un autre l’opinion et de la foule. Fort de cette relation
temps qui causera au mieux un sourire au globale et globalisante avec le peuple/
pire de la tristesse. En somme, être hors de consommateur, la mode est alors capable de
la mode c’est témoigner d’une inadaptation façonner le sensible. Par sa formalisation
sociale. Car prise dans un sens large, il n’y a d’un nouveau corps, d’un nouvel environ-
guère que les fous et les marginaux qui le nement elle impose son propre découpage
sont réellement. En ce sens, la mode comme du réel et de l’expérience commune. En
abri est aussi la mode comme garant de la somme, la mode crée l’expérience en forma-
cohésion sociale, de l’unité d’un peuple, lisant la foule, en définissant les modalités
comme chaîne donc. Les « conséquences esthétiques de la société.
malheureuses » de la rupture de ces liens Par sa faculté à considérer un nous global,
qu’Hobbes évoque, c’est ce qu’entraîne la non seulement une élite intellectuelle, la
rupture de l’association des hommes et mode triomphe là où le design et son des-
donc l’échec à garantir la paix. Pour la sein moderne comme force de rupture
mode, c’est la peur de se retrouver en dehors alternative ont historiquement pu échouer.
Promotion de la consommation à toutes les 1. La distance entre les deux disciplines se révèle tout
particulièrement lorsque l’un des praticiens se prête au
échelles de la société, elle inclut donc tout jeu de l’autre : des projets de vêtements rationnels de
autant les classes ouvrières que les classes Rodchenko ou de Thayaht dans les années 1920 aux
bourgeoises que les premières tendent à expériences des designers italiens au cours des années
1970, on n’observe pas de la mode pensée par le desi-
imiter. Comme le souligne Andrea Branzi gner mais plutôt le vêtement comme prétexte à un
dans la Casa Calda16 : « Ce n’est pas la nouveau projet de design.
société qui doit ressembler à l’usine mais 2. Ettore Sottsass, 1981, déclaration lors la fondation
du groupe Memphis.
l’inverse. S’il y a une identification réelle 3. Cités par A. Branzi, La casa calda, Paris, Editions de
entre le Capital et la société, il doit y avoir l’Equerre, 1984.
une correspondance entre celui-ci et les 4. W. Morris, « Les arts mineurs » (1895), in Contre l’art
d’élite, Paris, Hermann, 1985.
contenus spontanés de la société. C’est la 5. A. Branzi, op. cit.
consommation qui montre comment agit 6. Paul Morand, L’Allure de Chanel, Paris, Hermann,
cette spontanéité ; son renouvellement 1996. L’ouvrage reprend les échanges entre l’auteur et
Gabrielle Chanel lors de leur exil suisse à la Libération.
constant garantit celui des modèles de pro- Composé à quatre mains, l’ouvrage révèle sous la
duction et leur progression sans fin vers une plume de Morand le goût de Chanel pour les déclara-
impossible utopie du bien-être ». La mode tions cinglantes.
7. Conférences écrites par Christian Dior pour la
comme impossible utopie du bien-être et Sorbonne, 1955-1957, Paris, IFM-Regard, 2003.
comme idéal de la société moderne en tant 8. C. Dior, op. cit.
qu’elle promeut la consommation pour tous ? 9. Paul Poiret, En habillant l’époque, Paris, Grasset,
1998.
Mais si la mode se lit comme le lieu de la 10. P. Morand, op.cit.
cohésion et du commun, le design reste 11. J.-J. Rousseau, Du Contrat social, Livre I, préam-
alors le seul lieu possible du doute. La mode bule.
12. J.-J. Rousseau, Du Contrat social, Livre I, chapitre
trouve son dessein dans la nécessité d’adhé- VI.
rer au peuple quand le design incarne la 13. P. Poiret, op. cit.
possibilité du choix et de l’intentionnalité. 14. C. Dior, op. cit.
15. Sur ce point, rappelons l’idée que Gilles Lipovetsky
La mode permet d’être, de constituer le formule dans L’Empire de l’éphémère selon laquelle le
commun et le design ouvre une brèche pour « grand système d’exclusion “autoritaire” de la mode de
exister. « Che Fare ? » demandait récem- cent ans aurait disparu pour laisser place à une démo-
cratisation de la mode : ce moment est terminé, finis la
ment Enzo Mari en rappelant l’essence du “dictature” de la mode et le discrédit social du démodé,
design et son projet de transformation de la le nouveau dispositif est ouvert, décloisonné, non
société17. « Comment faire ? » pourrait lui directif ». Certes la mode s’est démocratisée, mais au
lieu de faire disparaître la menace du démodé, n’a-t-
répondre un styliste qui ne se demandera elle pas plutôt étendu sa sphère d’influence à la société
jamais quoi faire mais avec quelles formes. dans son entier et non plus aux seules classes pouvant
Envisager l’un sans l’autre relève de l’im- s’offrir les services de la haute couture ?
16. A. Branzi, op. cit.
passe : le design et ses utopies à défaut de 17. « Che Fare », exposition d’Enzo Mari et de Gabriele
récolter l’adhésion du grand nombre se Pezzini, Galerie Alain Gutharc, Paris, janvier-février
mêlent de manière parcellaire et diffuse à 2010.
l’esprit du temps, cet esprit dont la mode se
nourrit pour formaliser le présent que le
design s’attachera à repenser.

Emilie Hammen
IFM, programme de création, promotion 2009
Questions design la forme des objets. Il s’organise autour de 7
questions : qui, quoi, où, quand, comment,
Christine Colin combien, pourquoi ? Il ne s’agit pas d’éta-
blir une classification mais de proposer un
système d’interrogation qui ouvre, non pas
sur des catégories, mais sur des points de
vue illustrés par des exemples en grand
nombre (le livre compte plus de 1400 ima-
ges). L’éditrice et les graphistes peuvent en
témoigner : c’est le début d’une masse. Et
quand on y fait face, sans s’y laisser englou-
tir, on a effectivement le sentiment d’avoir
gagné son passeport pour la modernité.

Cet article réagit à des pistes de réflexion Ce questionnement est parti d’une question
proposées dans ce numéro de Mode de pragmatique : pourquoi les termes d’« art
recherche sur les rapports entre le design et décoratif », de « création industrielle » et de
l’idéologie (bien-être, utopie, progrès, « design » ne nous aident-ils pas à distinguer
consumérisme), entre le design et l’art (le des ensembles distincts ? Pourquoi ne nous
style, la beauté, la jouissance), ainsi que sur aident-ils pas à distinguer, par exemple, les
les stratégies de qualification et de légitima- périmètres des collections du musée des
tion du design, tout comme sur la captation Arts décoratifs de Paris et celles du Centre
de l’aura de l’œuvre d’art et la question de de création industrielle du Centre
l’hybridation des champs. Pompidou, aujourd’hui rattachées au
Mnam ? Parce qu’il se trouve que ces ter-
Comment se repérer face aux objets en grand mes n’identifient pas des ensembles
nombre ? distincts mais simplement des points de vue
différents sur un même ensemble qui font
J’ai longtemps, comme journaliste, observé correspondre au design un mode de concep-
les objets au fil de l’actualité, objet par objet, tion, à la création industrielle un mode de
collection par collection, designer par desi- production et, à l’art décoratif, un domaine
gner. Puis, confrontée à la gestion d’une d’intervention (les objets usuels dédiés à
collection publique de plusieurs milliers de l’habitat). Autrement dit, il ne s’agit pas de
pièces, je me suis attachée à l’observation trois catégories d’objets mais, peu ou prou,
des objets en grand nombre. Comment se du même ensemble vu sous trois points de
repérer face à une masse d’objets, à priori vue différents.
inorganisée et chaotique ? Comment s’y Quand un objet appartient à une catégorie,
retrouve le public ? Il faut bien se rendre à il n’appartient pas à une autre : un fauteuil
l’évidence : les styles historiques et géogra- Louis XVI n’est pas un fauteuil Louis XV,
phiques ne suffisent plus à rendre compte une peinture abstraite n’est pas figurative,
de l’origine de la forme des objets. Le cata- un objet Modern style n’est pas moderne.
logage par style n’est plus opérant. C’est la L’histoire de l’art instaure ce genre de caté-
raison pour laquelle, mon dernier ouvrage, gories. Le propos de Question(s) design n’est
Question(s) design 1 propose une nouvelle pas d’écrire une histoire du design mais de
méthode pour rendre compte de l’origine de proposer une méthode pour s’y retrouver
dans notre présent, ce « temps de conjonc-

17
tion » entre passé et futur dont parle Octavio et leur cortège de « bonnes » intentions,
Paz. quand ce n’est pas de prescriptions. Si « les
Tout objet a été conçu, fabriqué, quelque conseilleurs ne sont pas les payeurs », les
part, par quelqu’un ou quelques uns, en un prescripteurs non plus, c’est ce qui les dis-
temps donné, avec certains matériaux et tingue des commanditaires. C’est ce qui
techniques, en certaine quantité, etc. Tout rattache les prescriptions au cahier des char-
objet peut être vu sous chacun de ces points ges et non au processus de la création. Les
de vue, et chacun de ces points de vue per- prescriptions participent des contraintes, au
met de mettre en lumière certains aspects de même titre que la loi ou les normes.
la logique complexe des formes. Ces aphorismes théoriques cités ci-dessus
Tout au long du XXe siècle, les designers sont dénués de jugement de valeur ou de
n’ont cessé de bouleverser la hiérarchie jugement esthétique, posant juste l’hypo-
entre ces questions. Ils ont contribué à thèse d’une origine (dominante) de la forme
montrer que le lieu et l’époque – « où ? » et de l’objet. Aussi, pour ce qui est du rapport
« quand ? » – n’y suffisent plus pour com- aux styles ou à l’art, à la beauté et jouis-
prendre la forme d’un objet. Ils ont sance, sur lequel je suis appelée à
contribué à revaloriser certaines questions – m’interroger, il faut s’adresser aux historiens
« quoi ? » – mais également « comment ? » de l’art qui ont introduit la question esthé-
et par dessus tout « combien ? ». tique, notamment au sein du fonction-
nalisme en en faisant une théorie de la
Théories de l’origine de la forme de l’objet « belle » forme, quand ce n’est, en fait, pour
les praticiens, qu’une théorie de l’origine de
Le design véhicule depuis des décennies la forme. Ces aphorismes ne qualifient pas
quelques aphorismes vivaces tels que la forme. Et lorsque certains designers l’ont
« l’outil crée la forme » (rationalisme fran- fait, ils ont préféré le terme de « bonne »
çais, fin XIXe), « la forme suit la fonction » (forme) à celui de « belle », sans doute pour
(attribué à l’architecte américain Louis se démarquer de la question esthétique.
Sullivan 1892, fonctionnalisme), « le publi- Sans doute faudrait-il faire une historiogra-
citaire occulte est l’apprenti sorcier » phie des styles de mobilier pour déterminer
(Superstudio, design Radical italien, 1968), ce qui revient exactement aux historiens de
« La forme est une plate-forme » (Matali l’art du XIXe siècle et aux pionniers du
Crasset, 2006). Aussi lapidaires soient-ils, ils marketing qui ont commencé, à la même
proposent autant de théories sur l’origine de époque, à structurer l’offre des entreprises
la forme de l’objet, véhiculées par les profes- en gammes et notamment en gammes de
sionnels eux-mêmes : les praticiens. Elles styles, dont les historiens ont dénoncé
contreviennent à ce courant fort venu de l’éclectisme.
l’université américaine qui voudrait donner
le monopole de la théorie à la littérature et La succession des aphorismes montre que
par la même occasion, l’antériorité de la cette origine dominante est aussi chan-
théorie sur la pratique. geante. Elle n’est jamais donnée, elle est, au
Au vu de ces aphorismes et de leur évolu- contraire, l’« inconnue » de l’équation pour
tion, on comprend vite que l’on ne peut pas emprunter ce terme aux mathématiques, au
attribuer au design des intentions prédéfi- même titre que les intentions qui s’y ratta-
nies – bien-être, utopie, progrès. Il faut chent. Bref, les designers ne se prétendent
rendre aux politologues et idéologues ce qui pas à l’origine de la forme des objets, ils s’in-
leur revient, à savoir la politique, l’idéologie terrogent sur son origine au sein de
processus collectifs, particulièrement com- A cet égard, confondre art et design, pour-
plexes et morcelés. Au mieux en sont-ils les rait être considéré comme une incitation à
témoins, voire les garants de sa traçabilité. la faute fiscale. Si le designer devait être
Cela suffit-il à les distinguer des artistes ? assimilé à un artiste, le produit de sa
Quant à la question de l’originalité, elle conception devrait-il être assimilé à de l’art
appartient à tout le monde et en particulier et, donc, bénéficier du régime fiscal de ce
désormais à tous les individus. dernier ? L’hypothèse ne paraît guère de cir-
constance (encore que, si la défiscalisation
Le design, le designer et la TVA devient un secteur d’activité bancaire, sur le
mode de l’assurance ou du service à la per-
Le design renvoie au designer. C’est un sonne, tout est possible). En attendant, les
mode de conception parmi d’autres. Le artistes et même les designers peuvent l’af-
designer est un concepteur (un créateur ?) firmer et même, comme Renny Ramakers,
parmi d’autres (artistes, artisans, ingé- la fondatrice de Droog Design, assurer dans
nieurs, entrepreneurs). On peut débattre à l’exposition « no border » que la fusion est
l’infini des « porosités » et des relations entre d’ores et déjà accomplie et que le débat n’a
art et design. La fiscalité, elle, les distingue plus lieu d’être. Il reste à convaincre Bercy.
on ne peut plus clairement : aux artistes
l’art, les objets non utilitaires, et au marché Le designer, l’aura de l’art et le régime de
de l’art, la TVA à 5,5 %. Aux designers, le protection sociale
marché général de tous les produits utili-
taires (art décoratif/équipement de l’habitat, Les associations représentatives des desi-
mais également, transport, cosmétique, gners ne briguent pas la protection sociale
packaging, etc.). Et… la TVA à 19,6 % (à des artistes. Ils revendiquent, en toute
quelques exceptions près). A la question logique, de rejoindre le régime de protec-
posée, « la valeur d’usage exclut-il catégori- tion sociale des auteurs, des créateurs de
quement le design du champ de l’art ? », il modèles destinés à l’édition. Aussi, la pro-
faut bien répondre oui, d’un point de vue tection sociale est-elle attribuée non pas
fiscal et catégorique. L’art, d’un point de vue seulement en fonction du domaine d’inter-
fiscal n’est pas uniquement défini par vention, comme la TVA, mais également en
l’ « aura » de la pièce unique et de son mode fonction du mode de production, où l’on
de production, il l’est également par le type distingue la production de pièces uniques (à
d’objets, en l’occurrence non utilitaires. Ce aura) et la conception de modèles destinés à
qui distingue aujourd’hui l’art et le design la multiplication. On ne peut s’empêcher de
sur le plan fiscal ne se joue pas au niveau rappeler, au passage, que le fondateur du
des modes de conception, mais au niveau de Bauhaus s’était donné pour objectif de sau-
leurs « domaines » d’intervention, au niveau ver ses étudiants du « sous-prolétariat
des types d’objets auxquels ils s’appliquent. artistique » qui sortait des écoles des Beaux-
L’oublier n’est pas sans danger pour la sim- arts – aujourd’hui encore près de la moitié
ple raison qu’aux yeux du Trésor public une des adhérents de la Maison des artistes
chaise reste une chaise même si elle est gagne moins de 7 000 par an.
unique. Une voiture reste une voiture
même lorsqu’elle vaut plusieurs centaines Par nature, le designer s’intéresse plus à la
de milliers d’euros. Un galeriste et parmi les poésie de la multiplication qu’à l’aura de
meilleurs y a perdu sa galerie suite à un la pièce unique, encore que rien ne lui
contrôle fiscal. interdise de passer de l’une à l’autre. En tra-
vaillant parfois, bon gré mal gré, sur l’ori- pour couvrir tous les segments de marché et
gine des formes des objets, le designer parvenir à son idéal : un produit pour cha-
dévoile les mythes de la société de produc- cun. Le distributeur voudrait réaliser des
tion qui est la nôtre et leurs évolutions. Si gains de place pendant le transport et le
cela n’a pas d’incidence fiscale, cela a une stockage et exige du mobilier pliant, empila-
incidence évidente sur l’efficacité de la com- ble, démontable. Le photographe voudrait
munication de ces objets porteurs du « récit l’objet photogénique et le publicitaire com-
des origines ». Dans ce registre, il garde, sur préhensible au premier coup d’œil, etc.
l’artiste, quelques avantages en ayant, Force est de constater que l’utilisateur n’est
mieux que celui-ci, capacité, voire nécessité qu’un maillon de la chaîne. Le designer
d’observer les processus de production, quant à lui, tout au plus peut-il tenter de
quand ce n’est pas d’en respecter les faire cohabiter toutes ces intentions, le plus
contraintes qui, souvent, libèrent la dyna- souvent contradictoires, de les hiérarchiser
mique des intentions et des formes. et d’y insinuer les siennes.
Aussi, l’ensemble des questions qui struc-
Le designer et la séparation des tâches turent l’ouvrage Question(s) design ne
propose-t-il pas seulement une méthode
A la différence de l’artiste mais, également, pour se repérer face à une masse d’objets, ni
de l’artisan d’art qui cumule les tâches de même seulement une méthode pour éviter
conception, de fabrication et de distribu- de tourner en rond dans une banque de
tion, le designer ne travaille jamais seul. Il données. Il propose, de mettre en lumière
participe d’un processus caractérisé par la comment les designers n’ont cessé, eux, de
séparation de ces tâches. Cependant, c’est hiérarchiser ces questions au regard de leur
une séparation subtile : si le designer est influence sur la forme de l’objet, contraire-
bien l’auteur du dessin de l’objet, il n’est ment à la banque de données qui les
que l’interprète des desseins dont il procède. déhiérarchise irrémédiablement. Souvent,
Il doit prendre en compte tous les paramè- les designers ne font, eux-mêmes, que ren-
tres qui concourent à la forme de l’objet tels dre compte de l’évolution des rapports de
que la fonction, la fabrication, la distri- force entre les différents protagonistes du
bution, la communication, etc. Ainsi le processus de production. Chaque époque,
designer serait moins le professionnel de la comme le rappellent les aphorismes cités,
forme de l’objet que des intentions dont elle privilégie telle ou telle question. Aux ques-
procède. Là où l’artiste se prétend « libre », tions de prédilection de l’historien de l’art
le designer sait qu’il travaille sous du XIXe siècle – « où ? » et « quand ? » – les
contrainte, et c’est souvent l’acceptation de designers du XXe siècle ont, eux, préféré la
ces contraintes qui libère la dynamique des question « comment ? ». Comment fabriquer,
formes. mais surtout, comment communiquer ? Par
Pour le dire rapidement, tous les protago- ailleurs, comme le rappelle, le célèbre apho-
nistes du processus de production tentent de risme de Mies van der Rohe, « Moins, c’est
mettre la forme de l’objet à leur propre ser- plus », ils ont exploré toutes les arborescen-
vice. Ainsi, le fabricant voudrait une forme ces de la question « combien ? ». Combien
adaptée à son outil industriel afin de réaliser d’ornements, mais aussi, combien de cou-
des économies d’échelle et parvenir à son leurs, combien de matériaux, combien de
idéal, un standard beau et bon pour tous. Le matières, combien d’éléments dans l’objet
responsable du marketing voudrait des ou dans le système, combien d’éléments
gammes de produits toujours plus étendues dans la gamme, combien d’argent, etc.
Stratégies d’une « réappropriation » pour évoquer le
souvenir lointain d’une désappropriation.
Y a-t-il, comme on me le demande, stratégie Mieux encore, un voyage dans un pays loin-
de légitimation du design avec « la captation, tain où l’art et la culture « appartenant »
par exemple, de l’aura de l’œuvre d’art » ? encore à la tradition s’exposent et se don-
Nous entendons, en effet, parler de design nent en spectacle permanent et gratuit dans
d’art, de design engagé, de design social ou la rue.
encore de design critique. Chacun de ces C’est bien l’usage qui distingue désormais
qualificatifs fait craindre, effectivement, l’art de ce qui n’en est pas. Mais c’est un
que le substantif ne perde de sa substance. usage réduit à l’utilité, qui a été vidé de tout
En ce qui concerne les stratégies de légiti- ce qui le rattachait aux us et coutumes, c’est
mation, le mépris émanant d’universitaires un usage vidé des usages. On attribue volon-
ou de critiques d’art pour les formes de légi- tiers au fonctionnalisme cette transforma-
timation populaire qui s’opèrent via les tion. Ranger, dormir, s’asseoir, éclairer : la
grands médias mais, aussi, via les filières fonction s’exerce sans référence au lieu, à
professionnelles, ne peut être considéré l’époque, au niveau social, aux traditions
comme nécessaire et suffisant. Les nouvel- culturelles et artistiques. Ce n’est plus l’usa-
les instances de légitimation n’ont pas ger qui est détenteur des usages, c’est l’objet
encore fait leurs preuves. Qui a besoin de qui est fonctionnel. Les architectes moder-
qui ? nes ont adopté le fonctionnalisme comme
Je ne suis pas convaincue, quant à moi, que une nécessité de leur époque contre ce que
le design ait besoin d’être qualifié, légitimé Le Corbusier appelait l’« usurpation » des
et, encore moins, promu. Il fait très bien arts et poésies populaires, contre leur
tout cela tout seul. Et c’est lorsqu’il sait faire consommation, comme une contrainte dic-
tout cela qu’il intéresse les entreprises, à tée par leur marchandisation. Il est vrai que
juste raison, comme d’ailleurs, les institu- cette stratégie pourrait bien avoir en grande
tions culturelles. Il faut se garder de toute partie échoué et, simplement, contribué à
légitimation qui écarterait l’entreprise. Il enfermer l’art dans l’espace protégé de son
faut se garder de toute politique favorisant propre marché et de sa propre histoire où il
des effets centripètes qui priveraient le tente, désormais, de réintroduire la totalité
design de la dynamique qu’il tire de sa et la diversité du monde, non sans prendre
proximité avec elle. La légitimation des le risque de se conformer au modèle touris-
designers passe par leur collaboration avec tique du resort.
des entreprises réputées pour être leaders en
leur domaine. La lecture de leur C.V. est Pour conclure, concernant l’hybridation des
édifiante à cet égard. Rares sont ceux qui se champs, il semble, en effet, de plus en plus
vantent des aides publiques qui leur ont difficile de garder à son égard, la candeur,
servi de marchepied, dans les meilleurs des pour ne pas dire l’angélisme avec lesquels
cas, vers l’entreprise. on l’aborda dans les années 1980. Cette
recette un peu naïve de création qui promet
Quant à la « captation de l’aura de l’art », le une descendance « originale » à tout ce qui
terme est savamment choisi. On ne peut veut bien se « marier », deux par deux de
ignorer ce qui est indu dans la captation préférence, est aujourd’hui sérieusement
quand le terme d’appropriation, plus usité déniaisée par le modèle de la titrisation
pour ne pas dire usagé, avait fini par l’esca- financière qui lui ressemble comme deux
moter. Mais il suffit parfois du bégaiement gouttes d’eau. On ne peut plus guère igno-
rer, désormais, que ses promesses de créa-
tion miraculeuse de la valeur ont, en fait,
garanti l’impunité d’escroqueries à grande
échelle. Mais, on ne peut s’empêcher de
penser, aussi, que des processus de réappro-
priation souterrains sont, peut-être, à
l’œuvre.

Christine Colin
Expert en design à la Direction de la création
artistique, ministère de la Culture et de la
Communication

1. Question(s) design. Qui, quoi, où, quand, comment,


combien, pourquoi ? Paris, Flammarion, 2010.
Autour des enjeux de la Olivier Assouly : Par où prendre le design,
comme un rattachement au style, aux arts
qualification du design appliqués, à l’innovation, à une ingénierie de
la conception et de l’innovation, à une appro-
Entretien /Catherine Geel che généraliste des différentes opérations de
conception, de production et de consommation ?
Est-ce seulement une question pour vous ou au
fond un présupposé qui par ailleurs s’éclaire
dans la pratique pour le designer ou progressi-
vement au cours de l’analyse des objets ?

Catherine Geel : Ce n’est pas quelque chose


– usages, consommation, art – que je vois
comme un ensemble hiérarchisé car cha-
cune des notions comporte plusieurs
niveaux complexes. La catégorie de l’usage,
pour ne prendre qu’elle, est, par exemple,
ardue. Quant au rapprochement de l’art
avec le design, c’est un rapport évident, mais
pas un parallèle formidablement intéressant
Professeur, critique et commissaire d’expo- en termes d’ambivalence, qui est souvent la
sition, Catherine Geel est en charge du question posée et qui se règle relativement
cours d’histoire et de théorie du design à vite. La question de la consommation est
l’Ecole normale supérieure de Cachan et à aujourd’hui extrêmement importante car
l’Ecole nationale supérieure d’art de problématique pour le designer. J’aurais
Limoges. Egalement commissaire général tendance à subordonner la question de
du festival international Design Parade, l’usage et de l’art à cette dernière, une
commissaire associée à la Villa Noailles et consommation « morale » et « juste » qui
directrice en chef design de Archistorm inclut donc très fortement les deux autres
(revue d’architecture et de design, présupposés, à la faveur d’une interdépen-
Bookstorming), elle a entre autres publié dance, plus que d’une hiérarchie, qui
Pierre Paulin designer (Archibooks, Paris, complique à chaque fois l’examen du
2008), Entretien avec Pierre Paulin design.
(Archibooks, Paris, 2008), « L’objet de l’a-
mour et l’amour des objets dans la société O.A. : Existe-t-il des tentatives abouties
hyperindustrielle » (in Constituer l’Europe, de qualification du design ? Qui, entre les
Bernard Stiegler, Paris, Galilée, 2005) et praticiens, la presse, les conservateurs, les
encore « L’ordre sans qualité » (in Fresh collectionneurs, les amateurs et les chercheurs,
Théorie, Marc Allizard (dir.), Paris, Léo les prend en charge ? Je dois confesser que le
Scheer, 2005). Au cours de cet entretien, praticien n’a aucune raison de thématiser ce
Catherine Geel revient sur les questions de qu’il est en train de faire et que, pire, ce pour-
qualification du design moins pour mettre rait même être une entrave à la fluidité et à
au jour une définition, une parmi tant d’au- l’efficacité de son activité.
tres, que pour s’attacher au contraire à
cerner tant la réalité que la nécessité de son C.G. : Il faut faire appel à l’idée que le desi-
indéfinition. gner est un généraliste et qu’à ce titre il a

23
comme votre médecin de quartier, des prin- manière à définir le design. S’il y a partition
cipes généraux assez flous, cette sorte de n’y-a-t-il pas déjà qualification ?
haussement d’épaules délicieux, et des pra-
tiques particulières précises. Quand il C.G. : La distinction est à priori rude. Mais
présente son travail, et qu’il décrit son le design est un métier qui s’apprend parce
métier, son activité, ses convictions ou ses qu’il existe des méthodes de conception et
positions, la façon dont il regarde les choses des théories de la conception – ces derniè-
dans un projet, il parle toujours à la pre- res, comme la Gestalt par exemple, ne sont
mière personne, comme un généraliste qui plus beaucoup enseignées. Je dirais qu’un
a, non un droit, mais une possibilité de designer moyen laisse ressortir la méthode
regard sur l’ensemble. Une autre chose, et le type de choses auxquelles elle se ratta-
anecdotique, mais qui me semble impor- che. Au-delà de la qualité ou de la
tante, est qu’un bon designer sera un bon pertinence esthétique de ses créations, un
observateur des choses dans la mesure où il bon designer arrive à parler de sa pratique
est concerné par les usages et la consomma- comme méthode de conception, et parvient
tion. Ce faisant, il va savoir regarder de à l’énoncer clairement. De même, la ques-
façon générale et précise, la manière dont se tion de l’histoire permet quand même de
passent les choses, que ce soit un geste ou déterminer qui a été bon et qui ne l’a pas
un processus, comment fonctionne une été. Il est intéressant de voir que des desi-
usine, de quoi se compose ce matériau, puis gners s’attachent à établir le fait d’être bons,
il va décrire un processus d’intervention qui mais davantage encore leur présence dans
sera le sien. Pour les autres catégories, les l’histoire du design. C’est quelque chose
chercheurs sur le design sont encore trop qui se travaille au titre d’une stratégie et
peu nombreux mais cela va venir. La presse, je pense d’une vigilance, à l’instar des
les collectionneurs, les marchands, les Bouroullec qui produisent un travail intelli-
conservateurs ou les commissaires sont gent et construit sur la question des archives
aujourd’hui prescripteurs et dans l’instant. et la divulgation des projets qui consiste à
Ils peuvent dire, critiquer, mais n’ont pas de les établir déjà dans l’histoire du design. Ils
temps à perdre ou pas toujours les connais- constituent pour ainsi dire la matière que
sances pour des tentatives de qualification l’historien rêve de découvrir comme s’ils se
de la discipline. Le marché est ouvert, bon situaient dans un rapport d’exégèse à leur
ou délicat, on fait des affaires ou s’exclame travail. Savoir si l’histoire les retiendra dans
dans tous les sens et on joue des territoires. 150 ans c’est évidemment tout autre chose,
C’est plutôt joyeux de mon point de vue, mais il pourra être intéressant d’observer
assez peu intellectuel, mais non sans intel- du coup la validité de ce travail patient et
ligence. Le milieu est assez vivant, remue minutieux. Nous ne serons plus là, eux non
les idées avec intérêt mais sans trop plus, c’est la bizarrerie de la chose, mais elle
d’engagement taxinomique si je puis dire, est humaine.
hors les grandes catégories de « décoratif »,
« moderne », « post-moderne ». O.A. : Indépendamment du narcissisme et du
caractère stratégique au plan commercial
O.A. : Vous avez introduit subrepticement d’une pareille démarche, c’est une attitude
l’idée qu’il y avait des bons designers, par moderne au sens où le producteur endosse le
opposition j’imagine à de mauvais designers, rôle de la critique, de la réception de son
et ce qui me semble notable dans cette dis- ouvrage, et qu’à tout le moins la critique et
tinction, c’est qu’elle œuvre d’une certaine l’évaluation sont des éléments inhérents à
l’œuvre. Qu’en pensez-vous en sachant que ce Il s’adresse aux ouvriers, il ne parle donc pas
qui vaut pour l’art ne s’applique pas incondi- aux bonnes personnes. Ces derniers ne peu-
tionnellement au design ? C’est vrai qu’il y a vent saisir sa parole, dans la mesure où il
un moment dans l’art moderne où les œuvres décrit la question de l’industrie du point de
ne sont pas seulement épaulées par les com- vue de la nature en notant les destructions
mentaires et la glose des artistes, tels Van Gogh consécutives à l’industrialisation, par exem-
ou Gauguin, je dirais que cette parole est ple, question qui était inaudible il y 120 ans.
partie intégrante d’une œuvre qui sans elle est D’ailleurs, Morris part d’un point de vue sur
illisible. D’une certaine manière, la parole la production en marge des catégories de la
prolonge le faire artistique, comme pour consommation, des usages et de l’art, car les
Kandinsky. réunissant tous dans une osmose dont l’ex-
plication, même par lui-même, n’est pas
C.G. : En effet, mais cette tâche revenait simple. Je me suis toujours demandé à qui
alors au critique et non au designer lui- parlaient les designers. Sottsass le dit, il
même. Toutefois, si Kandinsky ou Klee, qui parle aux autres designers. Entre pairs, il
ont tous les deux enseigné au Bauhaus, se n’est pas toujours nécessaire de se définir.
posent en théoricien, ou Mendini pour les
designers italiens qui fut, comme certains, O.A. : Il est vrai qu’un praticien du design n’a
directeur de journal, ce n’est absolument pas obligation à formaliser et énoncer ce qu’il
pas le cas des Bouroullec et de la majorité fait, sous une forme théorique, d’autant que la
des designers qui ne savent pas produire de thématisation de son activité poussée à son
l’écrit et de la formalisation théorique. comble pourrait avoir pour effet d’inhiber jus-
qu’à sa faculté de faire. Ce qui d’ailleurs
O.A. : Mais y a-t-il dans le design des tentatives n’exclut pas l’existence d’un mode de réflexion
de mise en abyme du designer par lui-même, propre au praticien sauf qu’il ne prend pas
de sa mission et des objectifs, qui, implicite- nécessairement la forme d’un énoncé au sens
ment, renvoient à une qualification du design académique et théorique. Mais j’aimerais
et à une représentation de son activité ? qu’on revienne sur l’idée que le design ne pro-
duit pas simplement des marchandises, objets
C.G. : Oui, il y a eu et il y en aura encore. ou services, mais également qu’il s’appuie sur
J’ai l’impression qu’il y a toujours des tenta- l’idée sous-jacente que tout ce qu’il produit
tives d’explication du design par les répond à une nécessité sociale ou même à un
designers. Ces écrits, et c’est leur beauté, but supérieur de civilisation, en sachant que
surplombent toujours la question du ces objectifs n’ont pas besoin d’être énoncés en
design. La prise de langue est souvent géné- tant que tels mais qu’ils sont comme intégrés,
reuse, toujours intelligente et quelquefois voire naturalisés, à sa production.
naïve. On ne peut pas dire qu’il existe de
tentative de qualifier le design spécifique- C.G. : Oui c’est le cas de Morris, cela sera le
ment aux catégories évoquées au départ, cas du Werkbund, du Bauhaus, d’Ulm et
que ce soit les usages, l’art ou la consomma- des radicaux italiens pour aller vite. Mais ce
tion. Cela se fait plutôt par rapport à un sont des designers avec des préoccupations
constat et une possibilité d’action. Par de transmission théorique. Pour la grande
exemple, dans le cas de William Morris1, il majorité, je ne le crois pas, dans la mesure
parle design, et à travers ce dernier de projet où tout ce que le designer produit l’est suite
de société, mais il ne s’adresse pas aux utili- à une commande, parfois face à un désir
sateurs du design, aux usagers diriez-vous. aussi. Il produit par rapport à un fabricant, à
un éditeur, à un cahier des charges ou à un C.G. : Les designers ne sont pas ceux qui
service de marketing et va de ce fait dans la apportent le progrès à strictement parler, ils
promotion de sa création « coller » au com- usent des transferts de technologie, en parti-
manditaire et trouver des justifications culier militaires, mais ils sont ceux qui vont
contextuelles. Cela pourrait se rapprocher, lui donner une forme – une belle forme – et
dans une certaine mesure, d’un pan de l’his- à ce titre ils se voient comme les adjuvants et
toire de l’art où le peintre devait lui-même une des conditions nécessaires du progrès.
répondre à une commande. A cet endroit se Par ailleurs, la consommation reste le para-
situe le paradoxe du designer entre ce qu’il doxe du designer : c’est à la fois son enfer et
prétend être et ce à quoi il contribue effecti- la condition de sa naissance comme profes-
vement. Aujourd’hui, à sa façon, le designer sionnel. C’est pour cette raison que les
se représenterait, c’est le cas d’Olivier designers parlent en leur nom propre plutôt
Peyricot par exemple à qui j’avais demandé que par rapport à la situation générale de
un travail sur ce sujet, comme celui qui cette activité. Je pense que c’est extrême-
panse/pense des plaies, voire un guérisseur, ment compliqué pour un designer d’être
un peu comme dans Les maîtres fous2 (1953) très clair sur les ambitions « du designer ».
de Jean Rouch dans lequel l’ethnologue Pour la question des utopies, cela se révèle
filme une transe. Dans un passage du film, plus large que la question classique des usa-
au cours d’une séance de transe, des indivi- ges ou de la consommation, mais c’est une
dus viennent fournir au groupe toutes sortes question importante dans la mesure où elle
d’accessoires comme une robe ou un cha- analyse souvent le marché qu’elle s’attache
peau. Les designers sont un peu ceux qui à remodeler différemment. C’est le cas des
fourniraient les accessoires en observant un études, pour moi, formidables des italiens à
certain nombre de comportements qui se partir de 1965. Aujourd’hui on pourrait dire
produisent dans un certain type de contexte, parfois qu’ils se répètent un peu mais cela
en parvenant à déterminer ce qu’il faudrait reste assez génial à entendre.
apporter au fond comme compléments.
Vous avez là une forme assez belle de O.A. : Pourquoi ne pas établir une comparai-
qualification du design, ce rôle forcément son entre d’un côté le cinéma, intrinsèquement
ambivalent aujourd’hui du design et du lié à des moyens de production, d’organisation,
designer – est-il là pour que les choses se de diffusion et de commercialisation indus-
déroulent comme elles le doivent ou pour triels, et de l’autre le design ?
influer sur elles ?
C.G. : Oui, mais les objectifs sont bien diffé-
O.A. : Existe-t-il une tradition du designer qui rents dans la mesure où se pose pour le
consiste à présenter son travail au regard designer la question de l’utilité de ce qui est
d’idées comme le bien-être, le confort, le pro- produit. Alors que la question du cinéma se
grès, le bonheur ou plus encore les utopies démarque de tout ce qui a trait à l’utilité.
sociales d’émancipation ? J’insiste sur ce point S’il y a en effet des parallèles féconds à éta-
dans la mesure où il m’apparaît que le blir sur la relation artisanat - industrie -
designer, embarrassé par l’horizon de consom- commanditaire - producteur - circuit de dif-
mation, tente de neutraliser son rapport au fusion - diffusion de masse, etc., il y a un
marché au nom de valeurs fonctionnalistes ou champ de fantaisie possible pour un réalisa-
morales. teur qui le distingue du designer qui essaie
d’injecter et surtout de justifier sa position et
sa pratique dans le projet.
O.A. : Quel rôle jouent les institutions dans ce essaient de penser en rapport avec cette pra-
processus de qualification du design, avec par tique. Or, je me souviens que la réponse des
exemple l’éducation nationale qui a entrepris étudiants avait débuté en disant qu’ils n’é-
de renommer ses formations et de substituer à taient pas dans un département de design
l’appellation arts appliqués celle de design ? mais d’arts appliqués, que « design » en était
simplement l’appellation ! Ils ajoutaient
C.G. : Peut-être est-ce l’éducation nationale qu’ils étaient professeurs et qu’à ce titre, de
qui utilise le mieux en quelque sorte ce manière sidérante de mon point de vue, leur
terme parce que pour tout et n’importe rôle en tant que professeurs serait de proté-
quoi, il est question de design indépendam- ger l’école du marché ! Or on sait bien que
ment de toute véritable réflexion. Par les arts appliqués et ses écoles se posent au
exemple, l’appellation « culture design » moment où émerge la question du marché
dans les écoles d’arts appliqués, du fait qu’il industriel et ce qu’il va falloir conduire
y a peu de gens spécialisés en histoire du comme type d’action pour composer avec ce
design, recouvre alors des cours de mode, marché. Je pense qu’ils n’ont pas compris
d’histoire de l’art, etc. Je dois avouer que l’indéfinition du design, ou, au même titre
l’éducation nationale, compte tenu de sa que la définition des arts appliqués leur a
position, devrait se poser des questions de visiblement complètement échappé. Il faut
qualification et de taxinomie. Est-ce parce noter que la question de l’artisanat et du
que c’est dans l’air du temps qu’à l’ENS métier est effectivement autre chose. Il est
Cachan, où j’enseigne, il n’est plus tant certain qu’il y a en définitive une confusion
question d’arts appliqués que de design. des mots, et la manière dont Christine
Pas que, heureusement. En même temps, Colin4 établit des catégories me paraît inté-
ce passage n’est certes pas faux, mais il ressante, même s’il me semble que la
aurait été fécond de faire justement ressortir question dont il faut se saisir est celle du
l’indéfinition que rencontre le designer et design et du mode de conception des cho-
la difficulté qui est la sienne à établir des ses. Sa réflexion est superbement construite,
catégories. ce qui montre bien qu’il y a des gens de valeur
en France qui pensent le design, et traduit
O.A. : Mais le passage d’une appellation d’arts bien certains enjeux justement. Mais j’a-
appliqués à design traduit-il seulement un voue être indécise sur la problématique des
usage maladroit ou opportuniste, propre à arts décoratifs posée comme une globalité.
notre époque, ou quelque chose de plus fonda- Je voudrais qu’elle soit traitée à l’aune de la
mental ne ressort-il pas de ce passage lexical ? tradition spécifique qui est la nôtre. En la
généralisant, en n’évoquant pas cette spéci-
C.G. : La question se pose d’autant à partir ficité, la problématique de Christine Colin
d’un texte que des étudiants à Cachan m’apparaît comme un peu autocentrée. Or
avaient rédigé concernant les arts appliqués pour moi le design appartient sans conteste
en réaction à un article que j’avais aupara- à la sphère anglo-saxonne et à l’Europe
vant publié dans Azimuts3. Dans ce texte, je septentrionale de chaque côté des Alpes.
me demandais pourquoi ces étudiants n’al- Dans cette sphère, l’articulation au design
laient pas devenir eux-mêmes des praticiens ne passe pas par la tradition des arts décora-
du design pour devenir exclusivement des tifs, en tant que problématique s’entend.
enseignants. Au passage, historiquement, On est dans le Craft et dans les prémices de
dans les textes des designers il y a justement l’architecture en béton plutôt tendance
un rapport entre ce qu’ils font et ce qu’ils Perret que Viollet-le Duc. Ce n’est pas la
même chose. C’est bien par l’articulation Loewy explique pour quelle raison elle est
divergente entre Arts & Crafts et conception incapable de vendre mieux. Il argumente en
moderne que se construit le design mais les disant qu’avec la même base technique il
deux mouvements appartiennent à la disci- peut dessiner un capotage différent qui per-
pline. Les Français ont un peu de mal à le mettra de gagner en coût de production sans
comprendre. Le projet de l’Arts & Crafts est augmenter le prix de l’appareil. La question
essentiel et complètement absent de la qui se pose n’est pas que la question du
dimension française, à ma connaissance. style, c’est la question du capot qui est la
L’indéfinition, somme toute, ce n’est pas résolution du style et du process. On ne pose
inintéressant même si c’est plus complexe à pas la question de la qualité du style, mais
envisager et à penser. Si l’on n’accepte pas on vise simplement à faire qu’une forme
cette indéfinition, l’on passe son temps à esthétique apporte une solution. Puis, il s’a-
reposer les possibles définitions du design, dresse au responsable de l’entreprise B à qui
exercices auxquels se livrent tous les ouvra- il dit la même chose en vue de produire de
ges sur le design, qui au départ tentent à la différenciation. Au reste, une couverture
chaque fois d’en donner une définition. de Time de la fin des années 40 présentait
R. Loewy avec la légende : « Il aérodyna-
O.A. : Si l’on revient non pas sur la qualifica- mise la courbe des ventes ». En gros, le
tion mais sur la requalification qui fait, par design américain assume de façon complè-
exemple, que le simple décorateur d’intérieur tement décomplexée son inscription dans le
soit devenu designer, outre qu’on a évincé le marché. Et les grands designers américains
terme péjoratif de « décorateur » qui renvoie sont ceux qui vont insister sur la qualité de
au superflu et à l’accessoire, est-ce que ce pas- la production et pas nécessairement que sur
sage est d’un certain point de vue significatif ? le style. Un designer américain comme
Eliot Noyes, peu étudié, fut le directeur
C.G. : Justement entre décorateur et desi- du design d’IBM de 1953 à 1977, qui à
gner il y a eu un terme qui n’est pas l’époque met en œuvre une politique
esthéticien industriel, mais « dessinateur de assez simple, appliquée aujourd’hui par
modèles », terme qui était inscrit sur les beaucoup de groupes. Il a une politique
dépôts de brevet des années 50. Quant au architecturale pour ce qui concerne les bâti-
terme de designer, il n’apparaît en France, ments de la firme, de même que la question
que timidement dans les années 70. du graphisme est posée à Paul Rand qui va
Esthéticien industriel, pour le design pro- construire l’image d’IBM. Noyes va pour les
duit, est une appellation d’abord employée produits sans cesse mélanger des designers
aux USA. On peut y voir pour ce dernier la intégrés et des designers extérieurs. Il estime
revendication du style comme une nécessité que son métier est de faire des produits qui
de marché évidente. C’est à cela que cor- se vendent, simples dans les usages et très
respond la démonstration de Loewy sur les clairement d’accompagner un développe-
toasters disposant du même corps tech- ment et un accès à la connaissance et au
nique. Au passage, tout se passe pour savoir par la question de l’ordinateur, car on
Loewy en termes de succès durant la crise sait dès les années 50 ou 60 que le but c’est
de 1929, preuve que la crise est un moment l’ordinateur personnel. E. Noyes la résume
opportun pour le design, alors que l’on croit dans ses carnets de notes par cette fameuse
qu’il se développe dans des périodes plus formule « Good design is good business »,
fastes. Imaginez deux toasters, A et B. en sachant que tout cela est assorti d’une
S’adressant à la première entreprise (A), question de qualité et de références à une
certaine manière ou à une culture qu’on tion. A partir de là, on voit encore bien
dirait classique. Fils d’un professeur de litté- comment se représenterait une certaine
rature anglaise, helléniste et latiniste, il fut indéfinition du design où la chose est claire
l’élève de Gropius et Breuer à Harvard et seulement quand le contenant et le contenu
conservateur au MoMA. sont du design, ce qui est le cas du numé-
rique et qui fait de la triade sus-citée
O.A. : Que range-t-on exactement ici sous ce Olivetti-IBM-Apple la plus fabuleuse
terme de qualité qui est tout même assez élas- généalogie manufacturière du design. Mais
tique et vague en règle générale ? cela fait trois entreprises sur toutes les
industries possibles existantes, l’exemple
C.G. : Il s’agit de la qualité de la production, fait exception et ne peut donc qualifier la
de celle des produits, de la qualité de la chose. Pas plus que le design des voitures,
publicité des produits, ou de la typographie ; industrie vitale, qui in fine se rapportent au
ce qu’on appellerait les règles de l’art. capotage et que les designers n’arrivent pas
Aujourd’hui on pourrait dire que Olivetti et à faire évoluer dans les usages… Bucky
IBM proposaient un accès au savoir, Apple, Fuller a eu des idées faramineuses mais il ne
lui, propose un accès au divertissement. s’est jamais rien passé.
On voit bien que les catégories ont évolué
concernant le type de connaissances ou O.A. : Pour sortir du prisme français, qu’en est-
d’activités propre à l’époque. Il est remar- il de la manière dont la question se pose à
quable que le iPad, dans sa publicité, l’étranger pour les Anglais, les Allemands ou
présente un consommateur en position cou- d’autres ?
chée se livrant à ses loisirs, comme voir des
films et des photos de vacances quand IBM C.G. : En Angleterre, le designer se révèle
organisait dans les années 1970 des exposi- être un praticien, un praticien de son
tions extraordinaires sur les mathématiques domaine, à l’instar du « fashion designer »,
ou Jefferson. La question qui embarrasse du « landscape designer » ou même du « hair
les designers concerne bien l’accès ou l’utili- designer » pour le coiffeur. C’est un exemple
sation. Quand la consommation est liée à toujours donné par Gilles de Bure qui est
la culture, le designer a plus de facilités à très juste. De ce fait, on appartient à la
justifier son travail que lorsqu’il n’y a plus grande catégorie du design avec des desi-
que le divertissement. Or la question de gners qui définissent les formes qui nous
l’accès à la culture a laissé la place à la ques- entourent. Et c’est à ce titre que celui qui
tion de la consommation, du loisir et de travaille sur le paysage ou sur la forme de
l’identification. votre coiffure est un designer. Cela renvoie à
la largeur et à l’indéfinition de la chose, avec
O.A. : Peut-on établir une comparaison entre le design qui concerne un type d’activités
ce design initialement tourné vers la culture, qui va de la petite cuillère au gratte-ciel.
fut-ce au titre d’une utopie, et ce qu’a été la Dans ce cas-là, même le producteur de
télévision à ses débuts quand elle a généré bon concepts, appelons-le philosophe, pourrait
nombre d’espoirs puis d’illusions sur son pou- être « thought » ou « concept designer ».
voir d’émancipation sociale ?
O.A. : Qu’en serait-il exemplairement de l’ex-
C.G. : On pourrait au fond dire sensible- tension assez récente, à mes yeux opportuniste
ment la même chose d’Internet au départ où et peu féconde, du design à la cuisine en tant
se sont évanouis des espoirs d’émancipa- que design culinaire ?
C.G. : Si l’on prend la question de la quali- Par exemple, « food designer » recouvre ceci,
fication, on se rend compte souvent, que avec une indéfinition qui fait que le desi-
les gens qui s’intéressent au design sont gner ne se contente plus de donner une
généralement assez amoureux, pour le dire forme à une pâtisserie, une élaboration de
en ces termes, de cette indéfinition. nouveaux types de goût comme ce que peut
Aujourd’hui, par rapport à des soucis d’ex- faire hélas Marc Brétillot, en généraliste.
pertise, il convient de qualifier les pratiques, Sans doute est-ce parce que je suis quelque
les interventions, la manière dont se définis- part fonctionnaliste ou moderniste que
sent les modes de conception de ces j’aime à penser que ce que va arranger un
pratiques. En fait, par rapport à cette chef, ce qu’il présente à goûter, organise ce
volonté de définir, on assiste aux choses sui- que l’on va ressentir.
vantes : est-ce que ce qui est de l’ordre de ce
design mal défini est quelque chose dans la O.A. : J’ajouterai pour ma part, en accord avec
hiérarchie des métiers et qu’on pourrait vous, que c’est comme penser, en reconnaissant
organiser ? Et cela renvoie typiquement à ce l’existence du designer culinaire, que la ques-
qui se passe dans les écoles d’art au niveau tion de la forme n’avait jusqu’alors jamais été
européen où l’on définit une mise à niveau prise en charge par les cuisiniers…
de différents types de métiers. Dans ce cas-
là, le designer doit entrer dans une grille, au C.G. : Indépendamment de toute préten-
même titre que d’autres types de métiers, tion formelle du designer dans le champ de
dont on va s’attacher à qualifier soit des la cuisine, cela correspond surtout à un
niveaux, soit des pratiques. Se pose dans ce marché comme le montrent expressément
contexte la question de l’université et dans les plaquettes de l’établissement où ensei-
son sillage, la recherche. A partir de là se gne Marc Brétillot. Il me semble que ce
rencontre un problème de normes et de nor- design culinaire et la formalisation possible
malisation, quand on doit faire entrer la d’un champ s’opèrent par l’intermédiaire
question du design dans les budgets de des écoles et des formations en vue de possi-
recherche dont dispose, par exemple, l’ANR bles débouchés.
(Association nationale pour la recherche).
On entre dans une hiérarchisation des cho- O.A. : On peut peut-être revenir sur une ligne
ses qui fait de ce métier alors un métier de démarcation entre l’art et le design en avan-
comme les autres. Parallèlement à cela, çant l’hypothèse que le design joue sur une
toujours concernant l’université, tout un ambiguïté, une possible confusion, comme
champ de la réflexion cherche à s’organiser pour accroître par là son statut et sa légitimité
plus avant, lequel va essayer de déterminer à partir d’une certaine aura de l’art…
des modes d’action, des pratiques ou des
catégories qu’on va pouvoir expertiser. Et CG : Au-delà du geste duchampien, je crois
pour pouvoir expertiser, il faut bien définir qu’il est tout à fait logique et normal qu’il y
ce que fait le designer. Ajouter à cela que les ait collusion ou collision entre ces deux
tentatives de définition sont utiles au regard champs, parce que le vocabulaire de l’art
du modèle économique, ne serait-ce qu’en contemporain utilise lui-même des mots de
ce qui concerne les grilles de salaire ou des production, comme « produire une pièce »,
questions de fiscalité. C’est la raison pour et use de bureaux de production qui organi-
laquelle l’indéfinition a été une opportunité sent ce que font Xavier Veilhan ou Jeff
pour des designers soucieux de se diriger Koons avec des bureaux d’étude. On est en
vers des mondes qui n’étaient pas les leurs. ce qui concerne l’art contemporain, outre la
monumentalité des pièces des artistes cités, volonté politico-économique de se présen-
dans la production, aussi parce qu’il faut ter à l’étranger avec ce qui serait une iden-
trouver de l’argent pour produire les tité de façon à conquérir des marchés. En
œuvres. En général, on reproche et on insi- revanche, je ne crois pas du tout au design
nue que c’est le design qui occupe les français dans la mesure où il n’y a jamais eu
espaces de l’art contemporain pour s’y révé- de volonté de construire un marché spéci-
ler. Or je pense que fondamentalement fique du design français. Dites-moi quelles
dans les processus de conception des choses sont les spécificités du design français, je
aujourd’hui, l’art contemporain, parce qu’il serai étonnée de pouvoir les appréhender ?
est dans un monde industriel, emprunte Les spécificités nationales sont des cons-
aux façons du monde qui l’entoure. Par tructions artificielles, issues de politiques
ailleurs, il y a le marché ; l’art contemporain économiques assez intelligentes de la part
est un marché qui fait partie de l’industrie de producteurs et d’entrepreneurs, qui se
culturelle et à ce titre là le design y trouve sa font à l’occasion de foires, triennales, de
place, simplement, de façon légitime. Cela a salons, etc. Par exemple, les Italiens au sor-
été posé par les designers italiens, en l’oc- tir de la guerre n’avaient pas suffisamment
currence le Radical design qui démontre de moyens pour disposer chacun de stands,
que la modernité qui prétendait créer de alors ils décidèrent d’opérer un regroupe-
l’ordre économique ne crée que du désordre ment et vont alors représenter le design dit
libéral. En ce sens l’idée de la pièce standard italien, tout en comprenant l’intérêt et le
est une idée fausse alors que c’est l’idée de profit qui pourraient être tirés de cette situa-
petits marchés qui vont venir s’infiltrer dans tion. C’est bien à l’origine et au départ, une
ce chaos général qui est judicieuse. Dans ce situation économique qui « fait » identité.
contexte fait d’interstices et de petits espa- Même chose pour le design scandinave. Je
ces, la galerie prend nécessairement son dis souvent que la France aujourd’hui, n’est
sens ; ils vont considérer que c’est un mar- pas un pays de design mais un pays avec des
ché spécifique, légitime, qui leur permet de designers. Est-ce grave ? La question par
s’échapper de la standardisation. D’une cer- contre est de savoir pourquoi ce mode parti-
taine manière, le design se montre rusé, en culier de conception des biens qu’on appelle
vertu même de son indéfinition, il est invité design est encore si peu compris des struc-
dans les foires d’art contemporain en profi- tures industrielles, politiques et culturelles
tant d’un marché captif et statutaire. françaises. C’est dans les écoles de com-
merce et d’ingénieur qu’il faudrait faire des
O.A. : J’aimerais pour finir que l’on revienne cours d’histoire du design, et ne pas seule-
sur la question du design et de son rattache- ment utiliser le design comme exemple
ment à un territoire, à un lieu et alors à une dans les cours de marketing.
nation comme lorsqu’on parle du design ita-
lien, scandinave, qui semble composer une
unité. Est-ce effectivement le cas ou n’est-il 1. Voir « La société de l’avenir » (13 novembre 1887)
discours devant la ligue socialiste de Hammersmith in
encore question que d’un abus de langage ? L’âge de l’ersatz et autres textes de la civilisation moderne
(Paris, l’Encyclopédie des nuisances, 1996).
C.G. : Si tout cela a un sens, ce dernier est 2. Voir le lien suivant : http://www.youtube.com/
watch?v=YG63DlGSX98&feature=related
lié alors au marché. Par exemple, pour ce 3. Ce texte figure dans le numéro 34 de la revue (octo-
qui est du design scandinave ou du design bre 2009).
italien, ce sont des constructions et des ras- 4. Voir dans ce même numéro la contribution de
Christine Colin.
semblements de producteurs, à partir d’une
Le designer à l’aune de la De la création à la créativité à l’innovation

créativité La créativité est un vocable en fait assez


simple dont on qualifie au départ les indus-
Catherine Geel tries liées au spectacle et à la réclame. Toute
industrie capable de produire des biens de
consommation ou d’équipement se définira
de plus en plus comme créative – à l’instar
du « créateur d’automobile » qu’a voulu être
Renault – et l’on peut parier qu’au fur et à
mesure que s’achèveront la délocalisation
des moyens de production, la patrimoniali-
sation des bénéfices et la financiarisation de
la gestion dont on a bien vu qu’elle cor-
respondait à l’émergence d’une nouvelle
réalité, la virtualité des transactions finan-
cières, cette revendication s’accentuera.
Peut-être nous restera-t-il cela. Que cela ?
Le mot créativité renvoie au pouvoir de
Le design est aujourd’hui assigné à créati- création et d’invention selon le Petit Robert,
vité plus qu’à réflexion et création. Les c’est-à-dire à la capacité à innover, et l’inno-
designers le disent ou le reconnaissent. vation n’est pas, bien qu’on le dise, une
Historiquement, c’est pourtant d’une pra- spécificité du designer ou du styliste, mais
tique structurée par des principes liés à la bien une demande du marketing, qui est la
quotidienneté, modelée par des activités force de gestion de l’entreprise. Le marke-
réflexives et profondément ancrée dans la ting, on le sait, a besoin qu’en permanence
structuration d’un rapport au « monde tel quelque chose puisse « s’inventer ». Ce n’est
qu’il pourrait être » qu’il s’agit. Quel rôle pas la création ou la réflexion qu’il jugera
revient alors au designer ? Comment le mais bien la créativité qui s’évaluera suivant
designer ou sa discipline le design, sont-ils des critères simples que nous énumérerons
qualifiés par les activités ou les demandes et qui lui garantissent son pouvoir de ges-
qui leur sont adressées ? Comment le desi- tion. Cependant, la notion de créativité et
gner en irriguant par la conception le les spécificités que ces mêmes départements
monde de la consommation devenue pro- affèrent au design comme l’innovation,
blématique, peut-il encore prétendre mettent à jour des éléments intéressants
participer à la fondation d’un monde pour qualifier aujourd’hui la discipline.
meilleur pour tous ? La créativité et l’imagi-
nation sont aujourd’hui une injonction La créativité, notion floue… le design, métier flou…
dans le monde du travail, c’est pourquoi la
figure du designer est à cet égard pratique et L’inventeur invente et développe rarement
permet l’acceptation de formes de précarités son invention, c’est l’innovateur qui la met
qui font modèles… Enfin, ces éléments au point, puis la promeut et l’entière inclu-
allant de pair, peut-être, avec la définition sion du créateur/inventeur/promoteur dans
de sociétés nouvelles à construire ne sont-ils le monde de l’évaluation se qualifie et s’éva-
pas dans un mouvement ambigu posé par le lue facilement. Succès ou échec du produit
designer lui-même ? par exemple. Médiatique ou économique.

32
Un succès médiatique, malgré un échec Rencontre de notions floues ou la surprise
économique aura sans conteste une valeur. n’appartient pas à l’expertise
Les industries du mobilier avec leurs desi-
gners en sont coutumières. Les industries Nous sommes dans une époque d’expertise.
du luxe aussi, qui passent par la figure du On donne essentiellement la parole aux
directeur artistique plus facilement gérable experts de toute sorte, or la figure du desi-
car la relation contractuelle, encadrée, gner est celle du généraliste1. Il est du coup
inclut le créateur dans l’organigramme par d’usage de déposer entre ses mains « une
une fonction et non par son seul nom. Le question » sur laquelle il pourra avoir une
graal de la direction artistique est une façon réaction. Le flou des notions – créativité,
intelligente qu’a eue le marketing d’intégrer innovation, évaluation – et le flou du métier
ou d’externaliser un poste important selon de designer se correspondent alors assez
les moments pour plus ou moins capitaliser bien : concentré sur la forme, le designer
sur le nom et la possible créativité. n’est que parfois un expert de ceci ou de
Possible, donc floue quant à ses attendus. cela, mais reste d’abord un généraliste capa-
Le flou n’est cependant jamais révélé, la fin ble d’aborder l’objet, l’espace, la stratégie
rassurante sera celle de l’évaluation et ses industrielle de fabrication, la commerciali-
critères parfois vagues. De la même façon, la sation et la communication. Il est donc
notion d’innovation, toujours dans le dic- capable d’embrasser un large champ d’ac-
tionnaire, est trouble elle aussi, alors même tions et de réflexions. C’est bien sa réaction
que le mot est employé comme une « valeur » à une problématique, un cahier des charges,
précise. « Nouveau, changement, nou- à l’entreprise elle-même que recherche en
veauté, inconnu, inédit ». Le designer est premier lieu une société, une firme. De ce
donc un innovateur. Le point intéressant est surgissement on attend du nouveau ou une
ce à quoi renvoie l’innovateur en tant qu’il nouvelle manière. La création en design
comprend la notion de « promoteur » (Petit d’objets ou de mode est un domaine suffi-
Robert/Personne qui innove vs Créateur, samment large de la consommation pour
initiateur, inspirateur, novateur, promo- qu’un nouveau marché imprévu, non
teur). Le marketing est alors juste dans la prévu, puisse surgir. On voit donc que la
qualification qu’il impose au design : il s’a- rencontre de notions qui sont chacune peu
git bien aussi de travailler à la renommée de définies, pour l’une étymologiquement
l’article ou du produit innovant envers les (l’innovation) et pour l’autre historique-
distributeurs par exemple. Et dans le sys- ment (la figure généraliste du designer) crée
tème médiatique qui rend visible le monde l’occasion, la possibilité du surgissement, la
du design, l’apparition du designer lui- surprise, la magie ou l’accident et par là ren-
même est nécessaire pour promouvoir son voie à la grande chose possible et attendue :
produit comme un acteur son film, un écri- l’invention et ce faisant à la figure d’un cer-
vain son livre et un chanteur son opéra ou sa tain type d’entrepreneur (celui qui dépose
chanson. On voit bien là que se profile une un brevet et construit une fortune).
figure intéressante (innovateur, créateur)
dont la souplesse économique s’assortit de Le prestige social
caractères spécifiques.
L’aura romantique du prestige artistique et
la notion hasardeuse et magique du succès
peuvent couronner sans doute le travail,
mais plus certainement le succès et même la
réussite2 – travail + succès – de l’artiste- égard, la flexibilité induite permet l’alter-
innovateur qui s’illustre de la façon la plus nance des périodes d’emplois et de non-
évidente dans le classement3. Une certaine emploi. Le designer, c’est lui qui nous inté-
presse (dans les rubriques culture ou écono- resse ici, est condamné à chercher ce qui
mie, fait à souligner) est friande de ce type pourra séduire l’employeur « d’après » ou
de « top 10 ou 100 » qui a l’immense avan- alimenter le prochain projet. C’est une
tage de rendre les 30 premiers nommés du façon de maintenir une forme de pression
classement totalement solidaires du sys- sociale qui aura, étrangement, pour consé-
tème, renversant la perspective marxiste sur quence, l’élimination, pour le designer, des
l’art. Le design n’établit pas encore franche- loisirs (alors que les périodes d’inactivité
ment de hit-parade, mais cela ne saurait pourraient sembler être utilement investies
tarder. Dans Beaux-Arts Magazine par par ces derniers, du moins nous l’a-t-on fait
exemple. croire). La flexibilité peut être une maltrai-
L’art même chez Marx est la forme désirable tance – comme par exemple tenir à sa merci
du partage, c’est même la possible solution4. des employés de Wall-Mart8 avec des plan-
L’artiste serait non aliéné. Cela en fait-il nings changeants et surprises – mais
pour autant un être non aliénable ? C’est un nommera-t-on ainsi l’obligation de la
peu l’enjeu du moment et une des possibili- recherche ou l’obligation de la créativité ?
tés d’examen intéressant des disciplines Une des conséquences dans le monde du
« artistiques ». A l’époque d’une constante design qui semble intéressante est bien le
évolution de la consommation culturelle, il « décollement de l’industrie » que l’on peut
est évident que les métiers y afférant observer depuis les années 1980, et plus
gagnent en aura, une aura qui n’est plus la récemment en Hollande ou la notion d’in-
part maudite mais la mise en scène de la dépendance et d’autonomie également
valeur « originalité » comme norme sociale : commerciale est mise en avant dans le cur-
la question de l’individualisation rejoint ici sus même des études. Le projet de diplôme
en quelque sorte celle de l’individuation5. consiste à la mise au point d’un produit
La position du designer est une position qui « original », « particulier », qui pourra cer-
aujourd’hui gagne en prestige. En même tainement trouver son marché. La maîtrise
temps de façon plus raisonnable que celle de sa technique de fabrication ou d’auto-
de l’artiste6. production est alors la clef d’imposition du
produit par le designer sur le marché des
La flexibilité absolue ou le temps présent… galeries, des concept-stores ou des boutiques
de musée. La question reste : s’agit-il d’une
Le designer est, dans le cas qui nous occupe, autonomie réelle ou feinte à long terme ? Si
le plus souvent free-lance, il travaille au les diplômes demandés par l’institution s’at-
projet. La notion sous-jacente relevée par taquent à construire les possibilités du
les économistes est qu’il doit y avoir un marché9 dans le meilleur des cas, quelles
marché fort et attractif et en même temps, la sont les modalités de l’évaluation pouvant
nécessité d’un sous-marché. Du coup, il mener à la qualification du designer au-delà
doit toujours y avoir plus de designers que de la qualification de la discipline même ?
d’emplois. Cette remarque translatée au
marché du travail en général permet bien de Les mises en place des modalités de l’évaluation :
justifier d’un chômage chronique. L’idée de le hit-parade
créativité comme notion subjective déployée
ou sous-jacente se renforce pour tous7. A cet Les modalités de l’évaluation sont faciles et
classiques et concernent de la même façon tion par divers instruments, est à cet égard
le design que les autres champs artistiques, fondamentale. La presse spécialisée,
de l’art contemporain à la variété. On peut aujourd’hui essentiellement informative est
les nommer ainsi : le repérage, qui de la en quelque sorte le premier étage de la
bourse au concours va de la villa Médicis au fusée, puis viennent le site, le portfolio et la
radio crochet ou au prix de l’Eurovision – presse généraliste. Quand vous faites la cou-
peut-être plus actuel, le prix Konstantin sur verture de Time comme Raymond Loewy le
France Inter –, les autres sont la concur- 31 octobre 1949 avec ce titre « il aérodyna-
rence, le crédit, l’obéissance joyeuse. mise la courbe des ventes », alors tout va
Le concours ou la bourse permettent de bien. Ensuite, attendre la rencontre possi-
« découvrir ». En organisant la nomination, ble. La chose paraît caricaturale mais on la
souvent par les pairs, il permet le repérage trouve relatée très régulièrement par les
de l’individu, sa visibilité mais surtout sa designers10.
traçabilité. C’est aussi un puissant facteur
d’intégration ; vous êtes adopté par la com- Le crédit. C’est celui que l’on vous accorde.
munauté : cela s’accepte ou pas… A Il est intéressant et important car il est la
l’occasion du Festival international de suite logique du point précédent et participe
design de la villa Noailles que j’ai co-fondé pour le coup de la démarche plus ou moins
et dont j’ai assuré le commissariat général « marketing » du designer. Le crédit appar-
jusqu’à l’été dernier, le fait est patent. En tient à la gestion des carrières par la
son sein et comme raison initiale se tient un représentation et la réputation avec une
concours assez sélectif, dont le président du nécessité d’apparaître crédible. Ce qui
jury est chaque année un designer presti- nécessite aujourd’hui un travail en soi, ou
gieux. C’est bien la traçabilité du nominé tout au moins une organisation importante,
qui s’organise alors, très légitimement, voire une internalisation, c’est-à-dire la
puisque les récompenses sont des travaux à création de temps de travail dédié (parfois le
réaliser (résidence de recherche à la Cité de temps libre sus-cité). Les frères Bouroullec
la céramique, exposition au Bon Marché, révèlent ainsi que, face à toutes les deman-
stand à Maison et Objet, exposition person- des de rencontres, d’entretiens ou de
nelle à la villa Noailles un an après) qui réactions auxquels ils estiment devoir
permettent en un an de faire naître un pre- répondre, il en sont venus à construire des
mier parcours lisible et clair pour le réponses types pour la presse11. Le crédit est
designer. Et si le choix se révèle avoir été donc ici l’importance que donne le designer
bon, il autorisera finalement la villa et ses à certains repères, en retour de l’importance
partenaires à revendiquer et justifier telles qu’on lui accorde : le musée est par exemple
les industries culturelles (et créatives ?) leur un lieu stratégique de la légitimation mais
part du travail de repérage et de traçage. aussi de l’audience.

La concurrence par l’originalité et la diffé- Le dernier facteur que nous pourrions poser
renciation permet-elle de faire de chacun serait « l’insondable mystère du désir enrôlé »
un être pas tout à fait remplaçable par un ou encore « l’obéissance joyeuse ». Ces deux
équivalent en renforçant la traçabilité expressions sont employées par Frédéric
décrite ci-dessus ? Elle autorise une forme Lordon12 pour décrire cette volonté nou-
de rapidité au repérage et finalement d’a- velle qu’aurait le patronat à vouloir des
daptabilité aux fonctions du projet. La collaborateurs heureux, c’est-à-dire « qui
communication du travail, et sa signalisa- désireraient conformément à son désir à lui ».
Une forme de gouvernance. Il y a dans l’his- À l’origine, la créativité ?
toire du design une loi non écrite, mais
souvent vérifiée, qui accorde, au-delà de Le design comme conséquence de la prolétarisation…
l’entreprise, l’entrepreneur au designer avec
qui il établit une relation privilégiée. Vision Né de la révolution industrielle, le designer
commune, fusion d’une même conception va pourtant avoir comme grand projet de
de la société comme est décrite sempiternel- trouver une voie médiatrice aux conséquen-
lement la relation d’Adriano Olivetti et ces de l’industrialisation, que l’on suive les
Ettore Sottsass Jr. Aujourd’hui, cela se tenants de l’Arts & Crafts ou les modernes.
manifeste sur ce mode de la confidence On peut considérer le designer – avec l’in-
étrange qu’ont adopté les designers vis-à-vis génieur – comme une figure type de la
des journalistes : le partage de moments révolution industrielle, du point de vue de
familiaux, touchants, émouvants avec le la conception des objets et sur un plan
Pdg de Magis Eugenio Perazza en est l’em- social. On peut même poser que c’est à la
blème contemporain pour l’industrie du division du travail si finement observée par
meuble, ou Steve Jobs pour l’industrie Marx dans le livre I du Capital qu’il doit son
numérique, etc. Vous êtes choisi, vous choi- existence. Avec un peu de provocation, le
sissez d’adhérer, fin du hit-parade, vous designer, trouve ici sa culpabilité – si elle
touchez légitimement au but si l’entreprise existe – ou tout du moins le paradoxe qui
appartient au « top 3 » de sa catégorie ou de l’habite. Comment concilier l’existence de
la valorisation boursière. son métier si on l’observe comme le dépe-
çage d’un autre, l’artisan – dont il fait son
Si ces dispositifs classiques, voir éculés, débiteur –, de sa dignité, par l’enlèvement
fonctionnent, c’est bien parce que la légiti- de son outil de production, la suppression
mité, c’est-à-dire en quelque sorte la de la possibilité à penser son travail et à pro-
qualification de la discipline que le designer jeter sa production. Bref, le design est une
a donnée et s’est donnée fonctionne égale- création de la révolution industrielle et par-
ment. Il en va ainsi de toute construction tant du monde capitaliste. Lire Max Weber.
des figures artistiques ou professionnelles. Cela fait-il pour autant du designer un sup-
Etre designer, c’est endosser les attendus de pôt du capitalisme ? Non, au contraire.
la discipline, et aujourd’hui accepter du Tous les projets, les grands textes de réfé-
coup, l’évaluation, l’innovation et la préca- rence de Morris à Ulm ou aux Radicaux
rité. Cette qualification, est bien le lieu d’un italiens montrent bien un designer soucieux
rapport à la figure du designer. Or à priori, de mettre au point le projet d’une société
dans la construction historique de la figure meilleure pour tous, à travers un quotidien
du designer, rien ne semble disposer à cette amélioré, rénové, débarrassé de ses scories.
évolution. Si la chose sera traitée par un C’est ici qu’il faut comprendre la para-
retournement assez simple (la prose doxale, mais logique adhérence des
Gropusienne) il appartient pourtant à un designers aux idées qui sont plutôt celles de
des textes les plus facilement accessibles de gauche.
l’histoire du design, de l’architecture ou des
avant-gardes. Le design, le craft et la société nouvelle

Arts & Crafts et mouvement moderne s’op-


posent donc peut-être sur les moyens, mais
absolument pas sur la fin du projet, le but :
l’émergence d’une société nouvelle. conséquences de l’industrialisation, soit,
L’industrie n’y est pas remise en cause – dans un partage avec le mouvement
même par Morris – et la créativité encore moderne qui s’esquisse au même moment.
moins, puisque dans les deux cas, c’est elle Morris est obligé d’utiliser des machines
qui viendra « purifier », renouveler le lien à pour fournir et répondre aux commandes,
la machine. L’injonction de Loos (Crime et de la même façon que Gropius va imaginer
ornement, 1908) n’est donc pas à prendre au et organiser un magasin pour le stypen
mot contre les arts décoratifs, Morris pense möbel. Si l’on prend alors la définition la
la même chose, mais bien en ce qu’elle plus simple de l’activité : un dessin pour un
permet à la modernité d’advenir ou pas. dessein et qu’en lieu et place de dessein,
La réaction du designer (que l’on n’appelle vous mettez société, puis fonction, confort,
pas encore designer) vient donc d’un rejet etc., antiennes modernes ou contemporai-
d’une certaine forme d’industrialisation aux nes, on a alors une idée de l’ambivalence du
conséquences sociales épouvantables pour métier : un dessin pour une société signe
les nouvelles populations ouvrières. Il est l’acte de naissance du designer mais s’exerce
intéressant de le souligner, dans un bulletin à chaque fois dans les règles économiques et
de recherche édité par un institut de la idéologiques en cours : un dessin pour une
mode lié aux industries. On trouve ici la jus- fonction, un dessin pour du confort. Pour
tification d’un travail vers une certaine autant, le designer comme le design ne peu-
forme de création, qui renvoie au monde du vent faire fi des desseins de société qui les
luxe avant son évolution vers le luxe indus- ont vus apparaître.
triel. Ces biens de consommation dont on
clame la qualité et l’histoire de la belle fabri- Là réside l’ambivalence, le paradoxe conti-
cation sont bien vendus par le biais de la nue de se construire. La créativité n’est pas
soi-disant persistance de l’artisanat dans la la moindre des qualités auto-attribuées
confection. Et à côté l’accusation d’élitisme mais s’exerce à l’origine vers une réflexion
faite au design. Alors qu’il s’agit plutôt globale posée par la conception de biens
d’une conception élitaire des possibilités d’équipements justes, pour une meilleure
industrielles. L’alliance de l’industrie et de société qui lie conception, art, industrie,
l’artisanat permettait un retour à la dignité mieux-être social, etc. Soit un point de vue
d’une part et, dans l’ensemble des arts déco- moral. Cette créativité transformée aujour-
ratifs où pointait le point de vue de la d’hui au service d’une société plus
conception, donnait à voir la naissance de ce productive que productrice et responsable,
généraliste d’un genre nouveau. La décora- marque la prédominance prise par le mar-
tion jouait un rôle, avait une fonction – la keting dans des activités que le designer
synthèse des arts – qui se trouve formidable- aurait pu envisager comme étant siennes.
ment campée dans le projet anglo-saxon de Encore fallait-il qu’il acceptât de se prêter
l’Arts & Crafts. L’évoquer de la sorte nous au jeu de l’argent et d’extension du pouvoir
aide à comprendre pourquoi s’opère alors de gestion, ce qui n’a jamais été dans la tra-
une fracture dans les mondes français et dition. Morris ou Gropius, sans avoir
germaniques (voir Reyner Banham13). Car démérité économiquement pour eux-
enfin les Anglo-saxons et en particulier mêmes, s’envisageaient davantage comme
William Morris, la figure la plus émergée maîtres à penser que comme hommes d’af-
après Ruskin, auquel on peut adjoindre faires. Il faudra attendre la génération
Pugin ou Burne-Jones, se placent bien du américaine, élève en particulier de Gropius
côté d’un nouveau projet réagissant aux à Harvard pour décomplexer la situation,
tout en se défiant ou en minimisant le rôle lement absorber les standards esthétiques
du marketing. Le « Good design is good du Bauhaus, mais aussi la définition du tra-
business » d’Eliott Noyes dans la bouche de vailleur qu’en donne Gropius. Baudrillard a
Thomas Jr. Watson en 1973 n’a pas d’autre tort quand il affirme dans Pour une critique
source. Mais good signifie aussi ici, juste, de l’économie politique du signe le seul
bon, moral et de qualité ! caractère élitiste du Bauhaus : la valeur
signifiante des modèles va se diffuser bien
La trahison gropusienne ? plus et au-delà que ce qu’il pense. Si l’ob-
jectif peut sembler être alors atteint, les lois
Alors comment qualifier la discipline cons- du capitalisme et des marchés d’une part, le
truite ici sur un paradoxe. La plupart des refus – moral, celui-là – du designer à
ouvrages consacrés au design qu’ils soient endosser les responsabilités du marketing
historiques, théoriques ou coffee table books d’autre part, font que qualifiant la disci-
bien informés, ne cessent d’essayer de défi- pline du sceau du paradoxe – pour son
nir, de qualifier, et d’expliquer. Tout le bien-être et la position de l’aura artistique et
monde a un peu raison dans cette affaire, sociale décrite ci-avant –, il ne se disqualifie
mais rien ne semble jamais satisfaisant. Le peut-être que pour lui même… Le décolle-
travail de Christine Colin sur la taxinomie ment de l’industrie qui s’opère pour certains
des termes métiers d’art, arts décoratifs, peut être vu alors comme la position qui
design est à cet égard éloquent et formida- « échappe » à ce paradoxe. Car il est sûr, en
ble, et il s’agit d’une entreprise d’éclair- tout cas, que bien que produisant des pièces
cissement des termes utiles aux acteurs de la uniques ou numérotées, le designer ne
discipline pour peu qu’ils l’appliquent – ce renonce pas à la série – donc à la transfor-
qu’il faut faire. Mais aujourd’hui l’utilisa- mation du monde, mais celui-ci s’est réduit.
tion est celle du mot design et ses dérives Il la positionne autrement et remet – légère-
sémantiques pratiques. Le terme s’emploie ment – en cause le schéma industriel pour
à propos d’à peu près tout. C’est irritant lequel il était fait. L’industrie culturelle et en
mais cela est normal. C’est bien avec cet à son sein les industries « créatives » prennent
peu près tout qu’il faut faire dès lors que très naturellement leur place. Au prix d’une
l’on n’est plus en face d’étudiants. Qualifier re-théorisation et d’une analyse du système
alors la discipline entre création, créativité économique.
et innovation ne s’énonce pas clairement,
parce que la chose ne se conçoit pas claire- Hypothèses de requalification…
ment et que certains ont pris un malin
plaisir à l’embrouiller. La clef est intrinsè- Ou la condamnation historique… à rejouer
quement parlant celle de la morale et il faut la même partition, plutôt dans une accepta-
souligner l’ambivalence fondatrice de tion et une ruse déployée vis-à-vis des lois
Gropius à cet égard, dans le formidable dis- du marché. Le designer, malgré sa toute
cours d’introduction à la pédagogie du récente stature chic, subit lui aussi ces lois
Bauhaus14. Y apparaissent de façon pas- économiques et ce faisant va adhérer aux
sionnante pour nous les expressions de nouvelles formes du capitalisme, cognitives
« tendance » et « d’efficacité nécessaire de en particulier, décrites par Boltanski,
l’artiste et du designer » qui renvoient direc- Chiapello, Menger, Moulier-Boutang,
tement à la première partie de la réflexion. Assouly… Les designers avaient pourtant,
Le texte pose le modèle du travailleur dans les années 1980, grâce aux Italiens,
créatif. L’industrie finalement ne va pas seu- analysé le cul-de-sac capitaliste moderne.
Ils s’en servirent en se reconnectant à l’arti- Tejo Remy15. Puisque cette fois le statut
sanat – les prototypistes qui aujourd’hui existe, créateur et créativité sont certains et
réalisent nombre des objets « uniques » sont la profession a gagné son autonomie, identi-
bien les artisans de notre époque – et en fiée, repérée et prestigieuse. C’est pourquoi
trouvant de nouveaux débouchés dans les reconquérir et reprendre « dans ses mains »,
galeries. Le designer investit le champ de pour certains, la maîtrise de la fabrication,
l’industrie culturelle marchande théorisée c’est faire sienne en même temps deux posi-
par Adorno, mais cherche aussi à structurer tions antagonistes et conformes aux idéaux
davantage le champ disciplinaire. C’est ici sociaux et de société de Morris ou de
que première et seconde partie de ce texte se Gropius : artisan possesseur de sa chaîne de
rencontrent. production pour éviter la prolétarisation,
Certains designers voient parfois l’industrie (Capital, livre I, ch. VII à XXXIII ), et celle
comme une promesse un peu ratée, com- de l’entrepreneur à l’égal du businessman
plexe à appréhender, qui ne satisfait que (Pdg, homme de marketing, galeriste) avec
rarement aux critères de qualités (la ques- qui le projet se deale… et ainsi organiser les
tion de l’élitisme) et d’autres vont sans possibilités d’un projet : son « entreprise ».
doute accompagner les nouvelles formes D’autre part, la réflexion très forte sur les
d’industrialisation. Si l’on prend en compte nouveaux objets, c’est-à-dire ceux qui s’in-
le fait que le nombre de designers s’est mul- terconnecteront, ne faisant qu’entériner
tiplié par 10 dans les cinq dernières années l’idée que le capitalisme de l’information
au niveau mondial forgeant ainsi une préca- et l’économie de la communication
rité touchée par autre chose que l’aura, il (J. Stiglitz) voient les objets équipés de
devient clair que le milieu professionnel va puces RFID, par exemple, comme les récep-
nécessairement se structurer. Les récentes teurs-émetteurs des informations (data) que
volontés de faire entrer le design dans le nous leur donnons, pour les transmettre par
champ de la recherche institutionnalisée voie hertzienne (comparable au wifi) aux
comme les démarches auprès de l’ANR puissants logiciels de profiling du marketing
initiées par la Cité du design vont peut-être via nos smartphones ou nos ordinateurs.
contribuer à hiérarchiser la profession. Nous serons chacun un marché et les desi-
Designers-chercheurs. gners fascinés par les transferts y travaillent
Le développement des logiciels de gestion déjà. Les questions intéressantes portent les
de conception et de vie des produits pourrait interrogations de Michel Foucault en son
donner à voir des batteries intégrées de desi- temps sur les biopouvoirs (technique,
gners œuvrant à la synthèse productive des science ou les deux ensemble) avec le mar-
modèles, en Chine ou en Inde par exemple. keting au milieu.
Designers-techniciens.
Se renouvelle aussi un rapport à l’objet de La question pourrait rester : n’y-a-t-il tou-
luxe qui s’est transmué en objet de galerie jours pas d’autre statut que celui renvoyant
mais n’est pas indemne de la série. Le voca- à l’artiste, l’entrepreneur ou au prolétaire
ble de l’unicité devient un argument pour qualifier le métier du designer ? On
marketing : la production même si elle pré- croyait ces distinctions dépassées pour le
tend être unique possède dans le même design qui fut, avec l’ingénieur et le capita-
temps les attributs du design car il s’agit en liste, la main armée de cette prolétarisation
fait de séries différenciées par les techniques et cherchait à se positionner différemment.
combinatoires, par exemple, comme les La qualification la plus lapidaire est alors,
vases de Hella Jongerius ou la commode de au-delà de la conscience citoyenne qui
appartient à chacun, que le design reste [2000], Arles, Lemeac/Actes Sud, 2001 et Nelson
Lichtenstein (dir), Wal-Mart. The Face of Twenty-First-
incroyablement idéologique. Posé comme Century Capitalism, New York, The New Press, 2006 ou
tel, toujours au service de l’idéologie domi- Wal-Mart. L’entreprise-monde [2006, extraits], trad.
nante, il prétend jouer avec et ce faisant se Rémy Toulouse, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.
9. Voir à ce titre les dépôts à l’Aeres de création de
disqualifie ou non. Master au sein de l’université par exemple les fiches
CCIC-RNCP et ADD ainsi que le repérage des codes
Catherine Geel ROME.
10. On la trouve très bien expliquée par un des plus
Professeur, ENS Cachan grands designers actuels, K. Grcic, dans le très instruc-
tif entretien à paraître dans le petit opus Konstantin
Grcic, Pierre Doze, Paris, Archibooks, 2010.
1. Le designer n’est pas un spécialiste ou un expert, il 11. Conférence à la villa Noailles, juillet 2008.
est historiquement posé comme celui qui « voit », 12. Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris,
« observe » et de ce fait peut contribuer à la transforma- La fabrique, septembre 2010.
tion ou la création d’une forme, d’un processus, etc. 13. Historien et théoricien anglais de l’architecture et
Ces notions sont contenues dans le « projet ». Par du design, il est co-fondateur en 1952 de l’Independant
ailleurs, l’école d’Ulm (1947-1968) définit clairement Group avec R. Hamilton, les Smithson, etc. qui réflé-
le designer comme un généraliste capable de coordon- chiront bien sûr sur la société de consommation. Ses
ner les phases d’un projet et d’être au croisement des ouvrages commencent à être traduit en français voir
données de l’ingénieur, de la synthèse industrielle, du Théorie et design à l’ère industrielle [1960], Orléans,
commercial et de la communication. HYX, 2009.
2. La possibilité de la réussite renvoie à la complexité 14. On le trouve dans Art en théorie. 1900-1990, Charles
de la réussite de l’entrepreneur. Le designer va sacrifier Harrison, Paul Wood, Paris, Hazan, 2007.
à l’exercice de son art et travailler sans relâche... 15. Artificial Vases, 2009 de H. Jongerius et la commode
Finalement, c’est ici le modèle du « travailler plus pour You can’t Lay Down your Memory, 1991, projet de
gagner plus » qui s’illustre en partie, pas seulement diplôme de T. Remy vendu par Droog comme pièce
monétairement (rarement) mais aussi en prestige… unique depuis 1993 et fabriquée à plus de 140 exem-
3. Voir Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en tra- plaires à date. Conversation avec le designer en 2010.
vailleur. Métamorphose du capitalisme, Paris, Le Seuil,
2003.
4. Karl Marx, Friedrich Engels, Critique de l’éducation
et de l’enseignement (Trad. R. Dangeville), Paris,
François Maspero, 1976.
5. Concept développé par le philosophe des techniques
Gilbert Simondon (Du mode d’existence des objets tech-
niques [1958], Paris, Aubier, 1989) et remis au goût du
jour par Bernard Stiegler.
6. Le raisonnable renvoie à cette tradition qui veut
qu’en design le long-seller soit plus valorisé que le best-
seller. On préfère le classique au hit par exemple et
certains objets ont cette qualité…
7. On peut affirmer alors à l’instar du marché spéci-
fique du design, de celui de l’art contemporain, des
chanteurs de variétés ou du marché des directeurs artis-
tiques d’agences publicitaires, qui tous fonctionnent
comme un club privilégié et fermé, qu’il convient d’in-
tégrer, et un sous-marché, que ce qui nous est proposé
dans ces métiers par ailleurs enviables socialement et
d’une grande précarité, est bien l’idée que la créativité
est primordiale. Comme notion subjective déployée ou
sous-jacente, elle se renforce pour tous, dans le cadre
d’un marché de l’emploi à deux vitesses. La demande
aujourd’hui au DRH comme à la caissière d’assumer si
possible une part de créativité dans leur emploi en est
l’illustration. Désigné créatif et créative, vous accepte-
rez d’autant mieux l’éventuelle fragilité de votre
situation professionnelle à la faveur d’un marché de
l’emploi d’autant plus flexible.
8. Naomi Klein, No Logo. La tyrannie des marques
Le design français pourrait-on dire la même chose du design
italien, suédois, japonais ? Car, quoiqu’on
comme parti pris en dise, le design est toujours affaire de
balance entre le passé et le présent, la régu-
des objets ?1 larité et la surprise.
Benoît Heilbrunn Où chercherait-on par exemple le style
français ? Est-ce dans des récurrences ? Et
puis d’abord qu’entendre par français ?
S’agit-il d’un critère de nationalité du desi-
gner, de sa culture d’appartenance, de son
lieu de formation, de ses influences ou bien
encore de la marque portant le projet du
designer ? L’on voit assez rapidement poin-
dre le type d’écueils auxquels conduirait
une quelconque volonté de circonscrire une
forme de francité du design, notamment en
termes de style. Circonscrire l’identité (ou
du moins les marqueurs) du design français
Il est paradoxal que la poésie française ait est problématique au sens où, comme
pu, par l’entremise de Francis Ponge, pren- le souligne Nathalie Heinich, « le concept
dre le parti des choses alors que le design d’identité n’a de sens qu’à condition de
français semble avoir pris le parti des images l’envisager comme une construction et non
et des signes, soumis à une sorte de diktat comme une substance : il n’existe pas
sémiotique et à une hypertrophie de la d’identité en soi, mais des opérations diver-
figure du designer. Comment alors décrire, ses susceptibles de conférer à un être un
circonscrire, approcher un design dit fran- ensemble de propriétés relativement stabi-
çais ? Est-il possible de rassembler les lisées »3. L’identité ne se peut comprendre
caractéristiques d’une approche française que comme « la résultante de l’ensemble des
du design ? Y a-t-il lieu de parler d’un opérations par lesquelles un prédicat est
design français ou plutôt de designers fran- attribué à un objet »4.
çais ? A l’évidence ce nœud de questions Plus encore que la francité, c’est l’idée
pose problème tant il apparaît délicat d’en- même de design qui pose ici problème. En
visager des points de convergence entre le effet, l’acception du terme n’est pas la même
travail d’un Philippe Starck et celui d’un selon que l’on considère une approche
Martin Szekely, celui d’un Roger Tallon et strictement technique et professionnelle du
celui d’un Marc Sadler. A en croire un terme, la représentation qu’en véhiculent
magazine grand public consacré à ce sujet2, les magasins de décoration et la représenta-
le design français se caractériserait par un tion implicite que peut en avoir le grand
« art de puiser dans son passé pour se réin- public. Ainsi, on n’aura pas la même appro-
venter sans cesse », ou encore, citant le che du design (et à fortiori du design
photographe Mario Testino : c’est à ce français) selon qu’on le considère du point
« mélange de précision, d’élégance, de de vue de la Biennale de Saint-Etienne, des
sophistication qui ménage toujours un élé- magasins branchés du Marais ou d’un
ment de surprise, d’idées audacieuses et de enseignement dans une école de design. Par
savoir-faire irréprochable » que l’on recon- ailleurs, plusieurs niveaux d’observation
naîtrait le design français. Pour autant, ne sont donc envisageables selon que l’on

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considère l’objet, le procédé, le style, le desi- tout les représentants emblématiques de
gner, la marque ou encore la représentation marques mondiales qui perdent le bénéfice
commune du design. de l’effet du pays d’origine par leur capacité
à traverser les frontières nationales avec des
La marque vs le pays d’origine produits standards qui deviennent rapide-
ment les prototypes d’une culture globale.
Joan DeJean a montré dans un ouvrage fort
instructif, Du style5, comment le Roi Soleil, Le sacre du designer
monarque charismatique mais surtout
première victime de la mode et adepte Le design ne s’incarne donc en France pas
inconditionnel du luxe et de l’élégance, fit tant dans des objets ou un style national que
de la France le lieu du raffinement et du dans des personnes. Le facteur éminent de
prestige. En attachant à la France – et plus valorisation et de légitimation des objets est
précisément à Versailles qui fut longtemps évidemment le designer qui a d’ailleurs de
un laboratoire de tendances – un savoir- plus en plus tendance à se gérer comme une
faire et une légitimité dans les domaines tels marque pour valoriser son propre effet de
que les diamants, le champagne, les cafés source et sa position sur le marché.
chics, les boutiques de luxe, Louis XIV sut D’ailleurs quels sont les traits saillants du
créer ce qu’il est convenu d’appeler l’effet design dans la culture populaire si ce ne
du pays d’origine, à savoir une expertise sont des designers fortement médiatisés
reconnue, spécifique et donc exportable (Roger Tallon, Philippe Starck, Ora-ïto,
dans des domaines réputés d’excellence et Matali Crasset)6, des catégories d’objets (le
de ce fait naturellement attachés à la France. mobilier, l’automobile, la décoration) et des
Certes, cet effet légitimant de l’origine marques (Renault, Moulinex, Apple, etc.).
nationale perdure dans la plupart des De la même façon que Paul Bénichou a pu
domaines sus-mentionnés mais a-t-il lieu mettre en évidence une forme de sacralisa-
d’être pour ce qu’il est convenu d’appeler le tion de l’écrivain au tournant du XVIIIe
design ? Il existe certaines icônes du talent siècle7, la culture française est d’abord celle
français en termes de design. Citons pour du sacre du designer vers la fin du XXe siè-
exemple la cocotte-minute et le grille-pain cle. Pour autant, si la culture française a pu
de Seb, la 2CV et la DS de Citroën, etc. définir des regroupements dans des champs
Force est de constater que la plupart des artistiques tels que la peinture (les symbo-
« objets design » attribuables à la France listes, les parnassiens, etc.) ou la littérature
sont soit des objets architecturaux (que l’on (la Pléiade, le Nouveau roman, etc.), le
pense par exemple aux réalisations à l’étran- cinéma (la Nouvelle Vague, etc.), il est plus
ger de Jean Nouvel, Christian de difficile d’opérer ce type de segmentation
Portzamparc ou Philippe Starck), soit des dans le domaine de l’architecture ou du
objets dont la notoriété est oblitérée par le design pour lequel les noms d’auteurs pri-
designer ou la marque. Ainsi, le design n’est ment davantage que les noms d’école.
aujourd’hui – et cela n’est pas seulement Qui plus est, du fait de la diversité des
vrai pour la France – attribuable à un pays conceptions de l’objet qui semble de prime
que par le biais (souvent conjoint) de la abord caractériser le design français, il est
marque et du designer. Certes les télépho- d’autant plus difficile de circonscrire une
nes Nokia et les équipements hi-fi B&O identité qui nécessiterait une définition par-
illustrent-ils respectivement la Finlande et tagée par un grand nombre, stabilisée, voire
le Danemark, mais ils sont d’abord et avant institutionnalisée. Fonctionnant autrement
que sous la forme de collectifs (comme le mais davantage des traces identifiant des
serait par exemple le Droog design en auteurs. Le récit de l’objet est donc souvent
Hollande), le design français est donc oblitéré par le récit qui égrène le designer à
essentiellement un design d’auteur, d’où travers des indices.
une forme de glorification du designer dont
le travail obéit essentiellement à une Le design, fils de pub ?
logique de singularité. Il en résulte d’une
part un flirt incessant entre la fonction de Du fait de l’arrivée tardive en France des
designer et celle d’artiste – si bien que les formations spécialisées dans le design alors
objets de design se retrouvent parfois en que d’autres pays comme les Etats-Unis ou
vente dans la boutique même du musée où l’Angleterre ont très tôt développé des for-
ils sont exposés comme œuvre d’art – et mations dédiées au management du design,
d’autre part une primauté du style indivi- le design est en France défini comme par
duel sur un style collectif (fut-il national, défaut à la croisée des arts décoratifs et de
régional, etc.). L’objet a pour fonction de l’esthétique industrielle. On peut donc pen-
rendre reconnaissable le style du designer ser que le design est finalement resté très
afin qu’il lui soit attribué. Se joue d’ailleurs proche des arts décoratifs et qu’il est assi-
un double phénomène de marquage (un milé pour beaucoup à la décoration,
cobranding dirait le marketer) dans la contrairement à d’autres cultures (notam-
mesure où le mode de valorisation de l’objet ment nordiques) qui assument davantage
consiste souvent à associer le prestige leur proximité avec les sciences de l’ingé-
octroyé par le nom du designer à celui nieur. D’ailleurs, le développement tardif
donné par la marque (sur un modèle des écoles de design en France n’a permis
d’ailleurs largement développé par la que très récemment la constitution d’un
marque italienne Alessi et repris depuis par champ structuré. Longtemps relégué dans
Philips, Moulinex, etc.). Le nom de l’artiste la catégorie des beaux-arts, le design a sou-
est souvent utilisé comme une marque de vent été assimilé au seul dessin, oblitérant
fabrique qui permet de souligner la singula- de ce fait la relation de proximité qu’entre-
rité de l’objet et surtout d’en accroître le prix tiennent nécessairement les éléments
de vente au-delà de celui qu’autoriserait la formels et fonctionnels. Réduit à une seule
marque seule. Si bien que le design est sou- fonction décorative, le design a pâti en
vent conçu comme un geste créatif d’artiste France d’un lien de consanguinité très fort
qui doit imprimer sa patte, sa marque et avec des catégories de produits visibles et
émietter des indices de reconnaissance. Il y spectaculaires. Autant la culture française
a donc une fonction de signature très forte est restée relativement longtemps rétive au
de l’objet. D’où le fait que le design français pop art et au mélange entre la culture popu-
est triplement un design de marque au sens laire et la culture artistique, autant le design
où il est un design au service des marques, illustre dans la culture française le mouve-
un design qui transforme le designer en ment d’esthétisation de la vie quotidienne
marque et un design qui nécessite de la part porté à un degré ultime. Du même coup
du designer le déploiement de forts mar- s’opère une scission entre d’un côté une
queurs identitaires afin de pouvoir faire forme de design laborieux travaillant sur les
jouer une forme de fiction auteur. C’est formes de vie et fondée sur une forme d’effi-
donc un design qui se re-connait, qui est cience de l’objet (qu’illustrent par exemple
médiatisable, grâce à des identifiants qui ne Szekely, Dubuisson ou encore Boisellier), et
sont pas ceux d’une culture ou d’un collectif de l’autre un design plus spectaculaire
fondé sur l’efficacité et la spectacularisation correspond d’ailleurs bien au contexte
de l’objet (emblématisé par Starck, Crasset, étymologique de design qui permet de ren-
Garouste et Bonetti). Or cette hésitation contrer des termes tels que « mécanique » et
qu’a toujours affichée la culture française à « machine », sachant que le grec mêchos
l’égard du pop art a des retentissements désigne justement une disposition à trom-
aujourd’hui sur la fonction sociale du per, un piège. Cette ruse repose en partie sur
design. Plutôt que de jouer sur les porosités une capacité à survaloriser la fonction
possibles entre la culture populaire et la cul- esthétique des objets par rapport à leur
ture artistique, le design est resté en France dimension technique. En cela l’une des
(du moins dans l’acception commune) un caractéristiques du design français est qu’il
dispositif de marquage des relations socia- est perçu par la majorité des consomma-
les. Son rapport de proximité avec l’art sert teurs comme un exact synonyme de
de levier pour accroître la valeur marchande marketing. De fait le design français n’est
des objets. De ce fait, sa fonction essentielle qu’à de rares exceptions (on peut penser à
est une fonction de démarcation consistant Martin Szekely) une assomption de la
à assurer une certaine visibilité et une cer- substance ; il est davantage fondé sur une
taine stabilité des catégories par lesquelles métaphysique de l’effet. C’est en cela que
sont classés les individus. C’est pourquoi le design apparaît en France comme le
dans une logique d’horizontalisation pro- continuateur de la publicité. Et l’une des
pre à la société démocratique, il est promis à caractéristiques remarquables du design
un fort développement puisque qu’il reste français est peut-être sa propension à pro-
peut-être l’un des derniers dispositifs de poser une approche mythique fondée sur le
démarcation sociale et de promotion d’iden- décalage à outrance entre la forme et la
tité sociale. Du coup, une fonction sociale fonction, comme pour rappeler que la fonc-
importante du design est dans ce contexte tion de l’objet n’est peut-être que fiction8.
de justement montrer qu’un objet incorpore Le design signe l’apologie du branding
du design à travers une rhétorique de l’effet fondé sur une prééminence de l’image par
et de la monstration. rapport à l’usage. C’est d’ailleurs toute
D’ailleurs, s’il revendique parfois un rôle l’ambivalence d’un designer comme Starck
sociétal, le caractère ostentatoire du design qui peut tout à la fois arborer « un produit
français renvoie inévitablement à un qui parvient à ses fins avec le minimum de
modèle économique lié à la valorisation de moyens » – « J’aime atteindre les choses à la
l’objet (1) par les effets conjoints de la noto- racine » ne cesse-t-il de dire – et en même
riété de la marque et du designer et (2) par temps témoigner d’une volonté de sortir
l’emphase sur sa fonction esthétique. Alors l’objet de sa valeur d’usage en lui conférant
que le design nordique a souvent privilégié « une cinquième dimension, une profon-
l’ergonomie et la démocratisation du pro- deur qui donne à un objet ordinaire la
duit (ainsi que l’illustre par exemple le possibilité de parler d’autre chose »9. C’est ce
succès d’Ikea), le design est encore perçu en décrochage entre la fonction et la forme,
France (dans son acception populaire du entre l’usage et l’image qui permet juste-
moins) comme un dispositif servant à ment de créer une intrigue favorable à une
accroître la valeur marchande des objets. Il y forte implication du consommateur.
aurait dans le design – comme d’ailleurs C’est en cela que Philippe Starck joue
dans le marketing même si rien dans leur aujourd’hui, dans une société post-publici-
définition n’autorise à priori à penser leur taire, le rôle symbolique que jouait Jacques
proximité – une forme de ruse perçue qui Séguéla dans la France des années 80.
L’objet n’est finalement traité que comme voire spectaculaire, sur les éléments formels
un média permettant au designer ou à et coloriels des objets, en sous-estimant la
la marque de s’adresser directement au plupart de temps ses enjeux techniques et
consommateur. Si le design français est sociétaux.
relationnel, il ne s’agit pas de la relation de
l’usager à l’objet qui est en jeu ici, mais la L’efficacité hyperbolique
relation du designer au consommateur par
des jeux de connivence, de complicité, de Cette métaphysique de la présence qu’im-
détournement qui ont fait le succès de la pose une telle culture de l’objet a plusieurs
publicité. Il s’agit d’une forme de communi- conséquences. Tributaire qu’il est souvent
cation visant à valoriser les marques par de l’effet marque (que celle-ci soit une
l’entremise d’un média particulier qui est marque commerciale ou celle qu’incarne le
l’objet, le produit. L’objet n’est pas considéré designer), le design français repose très sou-
en soi, c’est un haut-parleur du designer et vent sur une conception valorisante et
de la marque. A cette marketisation du relativement spectaculaire de l’effet (du)
design correspond une glorification du produit. C’est pourquoi le design français a
consommateur et un discours permanent souvent pris le parti de la saveur contre celui
sur les bénéfices du consommateur de la fadeur, notamment par des logiques
(ludiques, émotionnels, ostentatoires, etc.) de saturation de l’effet (détournement
comme justification des innovations. D’où des codes, coexistence de contradictoires,
une culture du design visant à considérer sémantisation à outrance, etc.). On pourrait
l’objet par rapport à un résultat et une presque dire du design ce que Clément
somme d’effets plutôt que comme un Rosset dit du marketing, à savoir qu’il « vise
processus d’élaboration. Ce n’est que très à octroyer aux objets somme toute dupli-
récemment qu’une enseigne comme quables et standards un coefficient de
Décathlon a commencé à montrer dans ses différence qui les impose à l’attention et
magasins l’arrière-plan technique des pro- semble les vouer par avance à la faveur
duits grâce à des tests in vitro et l’exposition publique »10. La conception française du
de produits désossés. Cette emphase sur le design est donc essentiellement promé-
résultat produit plutôt que sur l’acte de pro- théenne, dans la mesure où le designer est
duire est à rapprocher du mépris souvent conçu comme une sorte de magicien
affiché en France pour les sciences de l’ingé- susceptible de créer des transformations et
nieur. De fait, l’objet est réduit à des effets d’octroyer du pouvoir (rapidité, omnis-
de monstration et d’ostentation qui ne font cience, sécurité, confort, etc.) aux
que souligner un hyper-investissement de consommateurs. D’où une logique inhé-
sa fonction décorative ou émotionnelle. Il rente d’hypervisibilité de l’effet qui vise à
n’y a pratiquement qu’en France que l’on créer une sorte de domaine excédentaire se
peut trouver des boutiques dites de design définissant non pas comme réel mais
qui sont en fait des magasins de décoration comme supplément au réel, participant à la
ou d’ameublement. Cette culture ostenta- fois du « pas comme les autres » et de l’« en-
toire du design est d’ailleurs largement plus »11 qui est tout à fait cohérent avec
résumée dans l’expression propre à la cul- l’ancrage décoratif de la culture française du
ture française : « ça fait design ! » qui réduit design. Le design français joue donc en per-
finalement le design à ses effets. Le design manence sur la dimension exomorphique de
est donc implicitement considéré comme l’objet qui signale une forme d’arrachement
une intervention visible et remarquable, par rapport aux conventions en vigueur.
C’est en ce sens que le design est un acte rôle actif du design dans le processus de
créatif et que le designer oscille entre la séduction du chaland au point de vente12.
figure de l’artiste et celle du démiurge. C’est d’ailleurs une caractéristique du
L’objet est le lieu de monstration d’une sin- design français que de travailler à contre-
gularité. Le tropisme du design français est courant de la signification première
donc fondamentalement la discontinuité – quoique enfouie du design. Comme le rap-
par rapport aux autres, au passé, à l’environ- pelle Vilém Flusser, le design est
nement puisque l’objet doit éclater sur la littéralement dé-signer ; ce qui signifie ôter
scène comme par contraste, etc. L’effet est la dimension de signe à l’objet pour lui
souvent considéré dans sa dimension résul- redonner, peut-être, sa capacité de résis-
tative, visible et spectaculaire. Il renvoie à tance qui fonde sa raison ontologique13. Le
des bénéfices directement préhensibles et design français est à l’inverse tout entier
valorisables par le consommateur. C’est en dans une procédure constance de sémanti-
ce sens que le design français est d’obé- sation qu’exemplifient des objets. L’objet
dience mythique, au sens où le mythe est s’humanise à mesure que la relation mar-
d’abord et avant tout un récit sur les origi- chande se déshumanise, du fait notamment
nes. Alors que le design scandinave pense de l’évolution des modalités de la relation
l’objet dans son environnement naturel et marchande (disparition progressive des
humain, le design français joue davantage vendeurs dans les hypermarchés, vente à
sur des effets de rupture ou de reconfigura- distance, etc.). Ce n’est d’ailleurs pas un
tion. Or comment exprimer cette fonda- hasard que la culture française ait inventé le
mentale discontinuité si ce n’est pas une modèle de l’hypermarché et qu’elle soit sans
forme de dramatisation des objets ? doute celle qui donne le plus la parole aux
objets comme pour parachever la désinter-
La dramaturgie de l’objet médiation propre à la société marchande
contemporaine. D’où pour exemple le rôle
Si l’on peut penser que certaines cultures important sur le plan économique et sym-
telles la culture hollandaise tirent leur bolique des objets anthropomorphes dans le
conception du design de leur héritage pictu- paysage français. La scénarisation nécessite
ral, il y a fort à parier que la représentation de donner de la voix aux objets. Ce que font
culturelle française de l’objet tient davan- à merveille les divers paratextes14 auxquels
tage du théâtre. Car comment conjoindre ont recours nombre de designers français
les effets de récit, d’image, de scénarisation pour donner sens à leur production. D’où
et d’intrigue si caractéristiques d’un certain une forme d’extranéité du design qui
design français, si ce n’est par la métaphore consiste à enrober l’objet d’un flot de textes
du théâtre ? Le design français n’envisage visant à le justifier, l’expliquer et le valoriser.
que l’objet , d’où l’importance des structu-
res d’intermédiation et notamment des Au piège de l’image…
magazines de décoration et des boutiques
dites de design. Le design français est donc Penser le design français, c’est peut-être
d’abord celui qui transforme l’objet en finalement se poser la question de ce qu’il
intermédiaire, c’est-à-dire en sujet. L’objet n’est pas. Alors qu’il serait envisageable de
devient un acteur, il parle. Il acquiert finale- circonscrire un design scandinave ou un
ment le statut d’un personnage, d’où par design japonais, il est davantage possible de
exemple la notion de produit acteur déve- circonscrire les contours d’une philosophie
loppé par Bertrand Barré pour signifier le française du design à défaut, comme par
opposition. Il est peut-être possible de défi- per sa forme capitale et surenchérir au
nir le design français en creux, par rapport à contraire sur ses attributs »17.
son autre. En prenant clairement parti pour Les cultures nordiques de l’objet ont sem-
l’image contre l’usage, le design français ne ble-t-il proposé une autre forme
s’est-il pas pris au piège de l’image ? Le d’intelligibilité de l’objet lui permettant
design français ne serait-il pas par exemple de s’exprimer dans l’ellipse et l’énigme, en
l’antithèse de cette vision de l’objet déployé puisant son efficacité dans la discrétion et
par la culture hollandaise. Comme le ne « cherchant » pas l’effet. Il semble que la
montre Jean-Louis Schefer, la peinture culture nordique du design soit davantage
hollandaise a ceci de remarquable qu’elle attachée à la transformation, qui, à la diffé-
rend les objets « conducteurs » comme pour rence de l’impact, local et momentané, est
signifier le tout-puissant fluide de la marée toujours globale et progressive – donc elle
basse. Le renouvellement des sujets de pein- ne se démarque pas. Donc, elle ne se
ture qu’a emblématisé cette culture est « un remarque pas – on ne la voit pas à l’œuvre,
abandon du fond tragique de la culture on en constate seulement les effets. Au lieu
européenne. Ce catalogue qui a pour vertu de valoriser le spectaculaire, de vanter
de nettoyer la peinture (…) est une version l’effort et le risque, le design nordique est
privative de grand catalogue de la culture, attentif au discret, recommande une effica-
i.e. de toute l’emphase, de tout le pathos des cité qui n’affronte pas, ne force pas, à la fois
grandes traditions allemandes, italiennes, sans dépense et sans résistance. D’où cette
etc. »15. N’est-on pas ici proche du nettoie- efficience grise, se coulant dans le cours des
ment métaphysique et symbolique qui choses et qui, ne se démarquant pas, se
correspond justement à l’étymologie de remarque d’autant moins qu’elle est plus
de-sign ? Par cette espèce d’assomption des opérante. C’est donc un design de l’objet
substances et d’épuration optique de leur plus que de la relation et un design de l’im-
individualité, qui conduit à une forme pact plus que de la fluidité.
d’égalité des choses sous la lumière, se joue Par opposition, la culture française du
essentiellement une « atténuation des rôles, design dérive d’une logique de l’effet et
du drame et, on le voit bien, une magnifica- donc du « contre ». Elle est cohérente avec la
tion d’une vertu sociale et communautaire »16. sorte de dérive marketing qui cherche à
L’objet est là pour fluidifier les relations. marquer le positionnement du designer
Son efficace est discrète. Il s’agit de médiati- et de la marque en créant une forme
ser les relations humaines. « Voyez nous dit d’empreinte mentale dans l’esprit du
encore Roland Barthes la nature morte hol- consommateur, d’où l’importance de mar-
landaise : l’objet n’est jamais seul, et jamais queurs attribuables à la marque et/ou au
privilégié ; il est là et c’est tout, au milieu de designer. Alors que les cultures nordiques
beaucoup d’autres, peint entre deux usages, ont rincé l’objet de sa souillure sémantique,
faisant partie du désordre des mouvements le design français fonctionne essentielle-
qui l’ont saisi, puis rejeté, en un mot utilisé. ment par une sémantisation à outrance.
Quelle peut être la justification d’un tel A rebours de ce pouvoir fluidifiant des biens
assemblage, sinon de lubrifier le regard de et des usages, le design français prend à la
l’homme au milieu de son domaine, et de lettre le caractère de résistance étymologi-
faire glisser sa course quotidienne le long quement attaché à l’objet. Est objet tout ce
d’objets dont l’énigme est dissoute et qui ne qui se trouve sur le chemin, ce qui y a été
sont plus rien que des surfaces faciles ? jeté (latin ob-jectum, grec problêma)18.
L’usage d’un objet ne peut qu’aider à dissi- L’objet se constitue sur l’aspect de résistance
à l’individu (comme l’illustre l’allemand 7. Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain 1750-1830. Essai
sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la
Gegenstand qui s’oppose aux êtres de pensée France moderne, Paris, Gallimard, 1996.
ou de raison), et renvoie donc d’elle-même 8. Voir à ce sujet le texte d’Armand Hatchuel, « Quelle
au sujet. Cette forme de résistance, outre analytique de la conception ? Parure et pointe en
design », in Brigitte Flamand (dir.), Le design. Essais sur
qu’elle repose sur une logique de l’effet des théories et des pratiques, Paris, IFM/ Regard, 2006,
davantage que de la substance laisse finale- p. 147-160.
ment de côté la question de la relation. Or 9. Cité dans Conway Lloyd Morgan, Starck, Paris,
Adam Biro, 1999, p. 21.
tel est bien le problème éthique du design 10. Clément Rosset, L’objet singulier, Paris, Editions de
français. En effet, les objets usuels sont « en Minuit, 1979, p. 44.
fonction d’intermédiaires (de médias) entre 11. Ibid.
12. Bertrand Barré et Francis Lepage, Vision oblique,
moi et d’autres gens. Ils ne sont pas simple- Paris, Les Presses du management, 2001.
ment objectifs mais aussi intersubjectifs, 13. Vilém Flusser, Petite philosophie du design, Belfort,
non seulement problématiques mais encore Circé, 2002.
14. Nous empruntons la notion de paratexte à Gérard
dialogiques ». La question de la forme à leur Genette qui le définit dans un contexte littéraire
donner peut donc être tournée de la façon comme « le renfort et l’accompagnement d’un certain
suivante : puis-je donner à mes projets une nombre de productions, elles-mêmes verbales ou non,
comme un nom d’auteur, un titre, une préface, des
forme telle qu’ils mettent l’accent plus sur le illustrations (...) qui (...) l’entourent et le prolongent,
facteur communicationnel, intersubjectif, précisément pour le présenter, au sens habituel de ce
que sur le caractère objectal, objectif, pro- verbe, mais aussi au sens le plus fort : pour le rendre
présent, pour assurer sa présence au monde, sa ‘récep-
blématique ? »19. tion’ et sa consommation... » (Gérard Genette, Seuils,
En mettant l’emphase sur le côté objectif, le Paris, Seuil, 1987, p. 7). Dans le cas présent l’ensemble
design français est peut-être passé à côté du des paratextes sont les différentes couches textuelles
qui entourent et légitiment les diverses objets : noms
facteur intersubjectif ; ce qui ne peut avoir des objets, légendes, interviews, etc.
comme conséquence qu’un rétrécissement 15. Jean-Louis Schefer, La lumière et la table. Dispositifs
d’un espace de liberté du fait d’une forme de la peinture hollandaise, Paris, Maeght éditeur, 1995,
p. 20.
« d’irresponsabilité d’objets conçus en vertu 16. Ibid, p. 28.
de l’attention portée à l’objet lui-même »20. 17. Roland Barthes, « Le monde objet », in Essais
Critiques, Paris, Seuil, 1964, repris dans Œuvres com-
plètes, t. I, Paris, Seuil, 1993, p. 1178.
Benoît Heilbrunn 18. Vilém Flusser, op. cit., p. 33.
Professeur, IFM 19. Ibid, p. 34.
20. Ibid, p. 35.

1. Cet article est la version légèrement remaniée du


texte « Quelques marqueurs du design français », in
C. Colin (éd.), Design et designers français, Éditions des
Industries françaises de l’ameublement, 2007, p. 44-54.
2. AD spécial 10 ans, septembre 2010, p. 29.
3. Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singula-
rité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005,
p. 175.
4. Ibid.
5. Joan DeJean, Du style. Comment les Français ont
inventé la Haute couture, la grande Cuisine, les Cafés
chic, le raffinement et l’élégance, Paris, Grasset, 2005.
6. Il n’est même pas sûr que les représentations publi-
citaires de Pascal Mourgue s’allongeant voluptueu-
sement dans les canapés conçus par lui pour une
grande marque d’ameublement aient vraiment réussi à
doper sa notoriété auprès du grand public.
Usages, design et mode La critique de la mode et du luxe

Olivier Assouly Quel tour la critique de la mode et du luxe


prend-elle ? On leur reproche de neutrali-
ser, de marginaliser ou de court-circuiter les
usages à cause du renouvellement artificiel
– par et – des consommations. Le produit se
laisse réduire à un signe de distinction
employé à une domination sociale ou éco-
nomique. L’usage de l’objet devient usage
du signe dont le produit n’est que la traduc-
tion secondaire et accessoire. Dès lors, la
mode jouerait sur les signes ostentatoires,
Le design et la mode s’opposeraient comme tandis que le design se confronterait à la
les usages à la fioriture, la fonction au style, réalité des besoins d’une société.
la nécessité à la contingence, la technique à Certes, au cours du développement du capi-
l’esthétique, le réel à la fantaisie. Le design talisme, la mode, au-delà de la production
se placerait sous la garde de l’usage, la mode vestimentaire, tend à s’ériger en un principe
de la consommation ; le premier agirait directeur à la fois économique et esthétique,
pour la société et la seconde dans l’intérêt rapidement applicable à toutes les consom-
du marché. Si l’usage concerne les choses mations. La mode, la première, semble
qui ne s’usent qu’accidentellement, la sacrifier la dimension fonctionnelle des pro-
consommation fondamentalement les duits au profit d’un aspect esthétique et
détruit. On parviendrait rapidement à la d’une multiplication des jouissances. En ce
conclusion que la mode adhère au temps sens, elle pose à l’économie la question de la
court du consumérisme, alors même que le place en son sein de la démesure et son
design se déploie à la faveur de cycles de vie contrôle.
plus longs. C’est ainsi que les rapports entre De surcroît, la mode dispose d’une des clefs
mode et design ont coutume de s’exposer, d’une transformation esthétique du capita-
c’est pourtant autrement qu’ils se produi- lisme : comme la production de marchan-
sent effectivement. Pour le moins hâtive, dises est supérieure à la capacité limitée de
cette position conduit généralement à la consommation, la solution consiste à traiter
condamnation de la mode et à une glorifica- les objets d’usage comme des biens de
tion du design auquel sont conférés autorité consommation, à consommer une chaise
et légitimité. N’est-ce pas omettre que le ou une table aussi vite qu’un vêtement, et
design lui-même est généalogiquement issu un vêtement presque aussi vite que de la
de l’industrie, étroitement solidaire du mar- nourriture. Les producteurs font de l’obso-
ché, intégré à des cycles de consommation, lescence esthétique et affective, en tant que
également promis à la production de loisirs moteur d’achat, une qualité positive, et de la
et d’agréments ? Qui plus est, on ne peut destruction, inhérente à la mode, le mode
s’appuyer sur une représentation des usages d’organisation moderne de consommation.
qui a besoin d’être soumise à un examen Son essence serait dans l’exclusion de
et à une critique pour se déprendre d’un tout attachement durable – ce dont se pré-
certain nombre de préjugés concernant la vaut de son côté majoritairement le design –
ligne de démarcation séparant le design de à un objet dont la destruction serait
la mode. programmée.

49
Les sources du fonctionnalisme A contrario, la démesure des protubérances
esthétiques fait l’objet d’une condamnation :
Une certaine histoire et genèse de la disqua- démesure de la chrématistique chez
lification de la mode par le design, pour être Aristote, exclusion du luxe et de l’oisiveté
intelligible, oblige à faire retour aux sources chez Rousseau, critique de la supplémenta-
philosophiques au regard desquelles le rité de l’écriture par rapport à la parole vive
design est en position de débiteur. Selon dans la tradition occidentale, mépris de
Aristote, dans Les politiques, tout objet pour l’ornementation et du décoratif.
être justement employé doit l’être à une fin En tout cas, pierre de touche du design, le
utile, à l’image de la paire de chaussures fonctionnalisme constitue la clef de voûte
fabriquée pour être portée et non échangée. de la critique du consumérisme et de la
Cependant, ce même bien pourra faire l’ob- mode comme autant d’excès au regard des
jet d’une acquisition auprès du marchand, limites d’un échange strictement com-
échange justifié, seulement par la nécessité mandé par les besoins. La mode est
d’acquérir des biens dont on a besoin sans démesure, affranchissement des limites tra-
toutefois les produire, en échangeant le sur- cées par les usages au profit d’une libre
plus d’un travail, dont les uns peuvent se production d’autant plus saillante qu’elle
défaire contre le surplus d’autres produc- est détachée des référents tels que l’utile, le
teurs, inutile pour eux et indispensable à nécessaire, le durable, la nature, etc. La
d’autres. Si ce type d’échange est conforme mode fraye effectivement la voie à une éco-
à une « nature » réglée par les besoins, tout nomie illimitée dont la captation constitue
commerce des biens dans le but d’en tirer un levier majeur de consommation.
uniquement un profit monétaire est parfai- En même temps, outre l’instrumentalisa-
tement condamnable. A la différence des tion capitalistique du consumérisme et de la
acquisitions d’ordre domestique, cette éco- mode, la mise hors jeu des usages rappelle
nomie est sans limites. « Elle n’a pas de but, que le plus superflu permet de se défaire des
écrit Aristote, qui puisse la limiter, car son contraintes de la vie organique et ordinaire-
but c’est la richesse et la possession de ment sociale. C’est pour cette raison même
valeurs »1. L’enrichissement – ou la jouis- que le luxe, le beau et ce qu’il y a de plus
sance superflue – provient du détour- accessoire – ce qui pourrait n’exister que
nement des objets de leur finalité. Ainsi le pour être détruit – constitue « ce qu’il y a de
vêtement cesse-t-il d’être justement plus éminemment social »2. Tout en étant
employé quand il sert à faire montre de sa nécessaire, le supplément esthétique – art,
beauté et de ses richesses. ornement, décoration, agrément, plaisir,
La notion de fonction, elle-même liée à la culture – qui s’adjoindrait artificiellement
finalité d’un objet et à une justification par aux usages s’expose en règle générale à la
les usages, a pris part à la critique de l’accu- critique. La disqualification peut être com-
mulation de richesses et aujourd’hui à celle prise comme un refus de laisser proliférer le
du consumérisme. Dans les premières pages plaisir esthétique, source de corruption et
du Capital, Marx ne se réfère-t-il pas à de vices, au sein du monde social. Ce plaisir
Aristote pour distinguer la valeur d’échange s’assimile, rappelle Bataille dans La part
de la valeur d’usage ? Produire légitime- maudite, « dans les représentations intellec-
ment c’est répondre à une valeur d’usage, à tuelles qui ont cours, à une concession,
l’instar du Bauhaus, qui hérite d’une his- c’est-à-dire à un déclassement dont le rôle
toire avant de lui-même faire école, lorsqu’il serait subsidiaire. La part la plus apprécia-
opère la réduction de la forme à la fonction. ble de la vie est donnée comme la condition
– parfois même la condition regrettable – de des objets, des images et des comportements
l’activité sociale productive ». à partir de la quantification des usages, que
Bataille distingue entre deux types de ce soit par des études de marché, le marke-
dépense, les unes productives qui touchent ting et l’analyse des données statistiques, ou
à la conservation de la vie, utilitaires et même empiriquement quand le designer,
nécessaires ; les autres improductives avec le observateur, identifie un manque qu’il
luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les envisage de pallier.
constructions de monuments somptuaires, De surcroît, la rotation des produits contri-
les jeux, les spectacles, les arts, l’activité bue parallèlement à ce que même cette
sexuelle perverse (c’est-à-dire détournée adaptation aux usages demeure transitoire.
de la finalité génitale) qui représentent Le turnover permanent des produits, des
« autant d’activités qui, tout au moins dans formes et des usages, exclut l’appropriation.
les conditions primitives, ont leur fin en Cette exclusion de toute appropriation
elles-mêmes »3. Or, il faut que la perte soit la entraîne, comme l’avait analysé Simmel,
plus grande possible pour que l’activité dans la Philosophie de la modernité, une crise
puisse être véritablement signifiante. L’ordre liée à la réification du monde des objets et
symbolique s’érige dans la perte et non dans de la culture. Les marchandises se succè-
l’équilibre fonctionnel entre des objets et dent dans un tempo si rapide qu’il est exclu
des usages, non plus dans l’équilibre comp- d’en faire simultanément l’expérience.
table entre production et consommation tels Quand bien même les usages se démarque-
que le promeuvent les marques de luxe. raient de la consommation, le design de la
mode, les usages n’en seraient pas moins, à
La construction des usages par le design l’instar de la critique récurrente de la
consommation, définis pour des individus,
Historiquement, l’appel aux usages et au à leur place même et si cela se fait en leur
fonctionnalisme s’est fait entendre quand le nom. Opérée en amont de la production,
design se savait fondamentalement, et à ses par le truchement des tests consommateurs
yeux dangereusement, producteur de mar- ou l’introduction de l’usager dans une
chandises et ferment du capitalisme. D’une simulation d’usage, la formalisation des
certaine manière, cet âge de la marchandise usages est imputable à la nécessité de limiter
a été marqué par un effacement en elle du l’incertitude et d’assurer l’écoulement de
caractère de marchandise par le moyen du produits sur le marché. L’institution des
design, précisément, qui allégorise alors la usages peut être aussi commandée par des
valeur d’échange sous la forme de « l’usage » schémas sociaux ayant trait aux notions de
retrouvé (fonctionnalisme, Bauhaus, services, confort, santé, bien-être, progrès,
modernité). En érotisant la fonction, la etc.
forme exalte une authenticité supposément Mais comment est-il envisageable de conce-
perdue de l’usage. voir des usages in abstracto ? Existe-t-il une
La stigmatisation de la mode, comme étant moyenne des usages ou bien des usages
à l’origine de la consommation et d’un effa- moyens ? En effet, ils dépendent des dispo-
cement des usages, néglige que ces derniers sitions et des compétences de ceux qui
sont eux-mêmes établis, c’est-à-dire cons- s’emploient à en jouir. Le rapport à l’objet
truits, prescrits, régis par des normes (à s’établit dans la relation entre un objet
moins de verser dans l’illusion d’un lien défini dans les possibilités offertes (parmi
naturel entre des objets et des usages). Il lesquels, s’il s’agit d’un objet technique,
s’agit de réaliser une intégration adaptative l’usage en fonction duquel le producteur l’a
conçu) et les dispositions d’appréciation et production et de consommation fordistes –
d’action des individus. Preuve que la fixa- selon des modalités variées, voire opposées,
tion à priori des usages est normalisatrice. s’il s’agit de customisation ou d’une inté-
N’est-ce pas aussi une assignation des usa- gration plus décisive de compétences
ges en l’espèce des modes de vie libératoires individuelles ou collectives. Qui mieux que
qu’imposent les utopies et des projets phi- l’usager ou le consommateur peut savoir,
lanthropiques d’architectes et de designers ? puis concevoir et produire, ce qui lui
C’est en se faisant le porte-parole des usa- convient le plus parfaitement ? Il y a autant
gers qu’on les prive de parole. Quelles sont de marchés que d’individus, autant d’usa-
a contrario les possibilités ouvertes par des ges que d’individus et d’autant plus que
usagers, avec des usages autrement disponi- n’en appelle chaque individu.
bles ?
Toute réponse exige au préalable de classer A chacun son usage
les usages en rappelant qu’ils reposent sur
une dissociation entre le producteur et Chaque marchandise – objet ou service –
l’usager, le consommateur ou même le prédispose moins à un usage que chacun, à
citoyen – qui va prendre plusieurs formes. sa guise, n’est en position d’en faire usage
Toutefois, il ressort qu’aucune d’entre elles en l’ayant au préalable déterminée. Avec la
n’autorise de distinction décisive et insigne disparition d’une économie de producteurs
entre le design vestimentaire, même sous survient l’époque de l’usager-producteur.
tutelle de la mode, et le design d’autres Ce serait le deuxième âge de la marchandise
objets artificiels. 1. Dans un schéma artisa- où le « consommateur » se charge lui-même
nal de production, l’usager fixe dans une de designer le produit – do it yourself – et par
certaine mesure au producteur la nature de contrecoup devenir lui-même le designer de
l’objet à produire en fonction de ses attentes, sa propre existence. Cette évolution se
contribuant à la production dont il oriente superpose à la précédente, en produisant
l’accomplissement. 2. Dans le schéma une indistinction croissante entre éroti-
industriel, il y a production d’un type stable sation du produit et narcissisation du
– le produit standard – qui s’impose à toute consommateur. Comment doit-on com-
la civilisation et se sophistique pour pro- prendre le consentement et le plaisir que
gressivement viser les usages les plus rétifs à prend le consommateur à la tâche promé-
la massification. Même avec une identifica- théenne de la création illimitée de soi-
tion plus affinée des goûts opérée par les même ?
producteurs et les médiateurs (marketing, Dès lors, s’imposerait au design moins une
communication), la dissociation entre pro- nécessité de produire des marchandises, et
duction et consommation demeure de mise donc de les concevoir pour un sujet, que de
car les produits sont encore schématisés lui fournir ce dont il a besoin pour être lui-
en amont pour le consommateur. 3. Dans même producteur. C’est là une première
le schéma que dessinent aujourd’hui les hypothèse. Il en existe une seconde. Les
technologies de l’information et l’industrie, usagers-producteurs ne peuvent produire
d’une part, l’individu peut être identifié et qu’en vertu de compétences propres et
ciblé grâce au profiling en sorte d’adapter au saillantes, à la fois en marge et en complé-
mieux les usages à chaque individu, appré- ment des firmes et des experts. Au lieu de
hendé comme un marché unique. D’autre supprimer le métier de designer et le design
part, chacun peut être associé à la produc- sous sa forme séculaire, la figure de l’usager-
tion – dont il était exclu dans le modèle de producteur tendrait à lui conférer un second
souffle. Dans la mesure où chaque individu nel du façonnage de la masse à partir d’une
est un réservoir d’informations sur lui- forme – depuis Marx jusqu’à Benjamin et
même que des technologies permettent jusqu’aux théories classiques de la manipu-
d’identifier et de mieux cerner, une fois ces lation – passe à côté de ce qui fait la force
données traitées, y compris celles concer- propre aux techniques de marketing qui
nant le type de conception souhaité par jouent sur la production massifiée de la sin-
l’usager, la production est déléguée au desi- gularité. Au travers des kits de l’identité
gner qui, au lieu d’inviter l’individu à aujourd’hui disponibles sur le marché, le
s’adapter à un objet type, adapte l’objet à marketing dispose de techniques de subjec-
chaque profil. A la place de concevoir de tivation inspirées de la psychanalyse au
possibles usages, il exécute littéralement des nom même de services personnalisés et
desseins d’usagers. d’usages uniques.
Cependant, la possibilité même d’une adé- Mais l’usage, en un autre sens, réclame de
quation parfaite entre un objet et un sujet, prendre en compte la catégorie d’objets que
d’un usage sans pli ni heurt, arrache para- la consommation ne détruit pas et qui ne
doxalement au sujet la possibilité détruisent pas la capacité de l’individu à
d’appropriation et de réalisation d’une continuer de produire, à être en activité, à
expérience. L’objet singulier se donne évi- parachever indéfiniment et à se transformer
demment sans opposer la résistance du lui-même, sans s’atrophier, tout en pouvant
standard. Par conséquent, il n’y a plus de déployer ses compétences. D’un côté, il fau-
possibilité afférente à l’objet et d’élaboration drait éviter de s’adapter à un usage et de
d’une expérience, liée à l’écart à combler l’autre se garder d’être en présence d’un
entre un type industriel et un individu, mais usage à ce point ad hoc que toute activité
seulement une congruence effective avec s’en trouverait ensuite neutralisée.
une efficace telle que le sujet n’a plus rien à L’opposition entre la mode et le design se
faire. Il ne s’emploie plus à employer l’objet, manifesterait encore dans l’idée d’une
il l’emploie sans plus y penser, jusqu’à l’ou- consommation de mode, égoïste et narcis-
blier et s’oublier. Il se retrouve comme à sique, face à un design qui, à travers les
nouveau déchargé de toute opération de usages, aurait intégré la nécessité de prendre
production et de toute forme d’activité. en compte l’autre, la vie communautaire, la
C’est le paradoxe de l’usager-producteur société, le vivre-ensemble et les devoirs de
dont l’adaptation à soi et à partir de soi de la socialisation, et en un mot l’exigence de sol-
marchandise est tellement concordante licitude. Les individus n’aspirent pas
qu’il en redevient instantanément passif. Il seulement à être pratiquement comblés en
ne peut que produire avant de jouir, et jouir tant qu’usagers ou consommateurs avec des
sans plus rien produire, comme avec la divi- produits appropriés, ils réclament cette sol-
sion industrielle entre production et licitude que le design inscrit tacitement
consommation, en perdant au passage jus- dans son projet de production.
qu’à la possibilité de critiquer le monde Dans un cas, le plus commun, au nom du
standardisé des marchandises lui-même en bien-être et du bonheur, le designer va
voie de disparition. Toute la critique du effectivement décharger complètement les
capitalisme industriel, qui s’érigeait contre usagers de toute préoccupation utilitaire,
la standardisation des marchandises et des visant à les libérer de toutes sortes de
consommations, devient impuissante dans contraintes. Dans un second cas, le design
une économie des singularités et des usages se résume à l’exécution d’une marchandise
particularisés. Le modèle critique tradition- que l’usager aura conçue ou estampillée,
mais qui lui arrivera achevée, comme le catégorie et unique en son genre. Ce n’est
sont les produits standardisés, à la diffé- pas davantage celui dont la production est
rence près qu’ils sont industriellement faite sur mesure pour un usager plutôt
singularisés. Enfin, cas plus marginal, il qu’un autre. Il doit produire quelque chose
faut fournir à un sujet les moyens d’assumer sans décharger celui qui va en user de la
son activité. Au lieu d’être une puissance possibilité de développer ses facultés et de
de substitution, la sollicitude du design ou nouvelles dispositions.
de la mode se manifeste par la restitution Et, un bon producteur produit pour lui. Il
de la puissance de faire et de produire. A cesse de chercher à produire dans l’intérêt
contrario, dès lors qu’une instance de pro- des autres. Il est fondamentalement un
duction, artisanale ou industrielle, libère amateur, condition indépassable, qui entre-
inconditionnellement de la tâche, qui peut tient avec son objet – des vêtements, des
être quotidienne, de produire, au nom meubles ou des vins – un rapport amou-
même de l’intérêt pratique des destinatai- reux. Le bon producteur produit en
res, ces derniers seront privés d’une partie amateur. Il va engendrer un objet comme
du pouvoir de faire et de penser, d’agir et lui-même aimerait pouvoir en jouir à sup-
de sentir. La perdition provient paradoxa- poser qu’il n’en fût pas personnellement
lement aussi de ce que des objets sont l’agent, disposé à le recevoir dignement, en
parfaitement adaptés à ceux qui auront à les vertu d’une charge qui élève. Tout produc-
employer. La mode et le design sont sous ce teur fait que les autres s’élèvent en s’étant
rapport identiques. lui-même élevé. Sa dignité vaut comme
seule monnaie d’échange de sa sollicitude.
Produire en amateur Il faut prendre pour maxime du producteur
le fait de produire en acceptant pleinement
Le problème ne saurait être celui d’une d’être son propre destinataire. Une telle
opposition entre usages et consommations, proposition est loin d’être évidente. En
design et de mode, pas davantage celui témoigne une majorité de producteurs –
d’une optimisation des usages et de leur sin- entrepreneurs, artisans, cadres, marketers,
gularisation accrue selon les individus. Ce designers, fashion designers confondus –
ne saurait être encore de s’en tenir à des amenés à fabriquer tant des images que des
oppositions schématiques entre artisanat et marchandises qui suscitent chez eux
industrie, passé et présent, de puiser dans la méfiance et parfois crainte ou dégoût s’ils
critique de la standardisation que fait voler devaient personnellement les consommer
en mille éclats l’instauration de l’usager- ou les adresser à des êtres aimés. C’est dire
producteur. Il faut surtout concevoir qu’un que le bon producteur ne cesse de parcourir
bon producteur – et toute différence à priori à double sens le chemin qui a fait de lui un
entre le designer et le fashion designer est amateur devenu à son tour producteur.
hors jeu – donnerait aux destinataires
moins un objet prêt à l’usage, l’obligeant par Olivier Assouly
là à s’adapter, que des conditions favorables Professeur, IFM
à une activité capable de prolonger autre-
ment la production comme en exerçant son
jugement au lieu d’être le réceptacle d’une 1. Aristote, Les politiques, I, 9, 14, Paris, GF, 1993.
2. Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, (1890), Paris,
jouissance primaire. Un bon producteur Kimé, 1993, p. 59.
n’est pas seulement celui dont le produit 3. Georges Bataille, La part maudite, Paris, Minuit,
possède une perfection exclusive dans sa 1967, p. 26.
design sensoriel, le design culinaire et le
Le terme « design » design sonore2. Le terme recouvre par
à travers le prisme d’une conséquent des métiers et des savoir-faire
très différents, allant du dessin au dessein à
étude sur la réalité part entière, de la modeste recherche d’un
actuelle d’un métier look attractif jusqu’aux plus ambitieux
projets de création.
Danièle Clutier Si l’on prend pour autre angle d’analyse les
diverses tâches que recouvrent la notion de
design et le métier du designer, on trouve un
trio d’activités diverses et complémentaires :
faire du design c’est ainsi faire de la concep-
tion et de la création pour la plupart des
designers ; c’est aussi, pour plus de la moitié
d’entre eux, du suivi technique ainsi que du
conseil et de la recherche. On peut sans
doute y lire la dualité du design entre l’idée
et la matière, le projet et son accomplisse-
Le ministère de l’Industrie vient de publier ment.
sur son site1 une étude commanditée auprès Une autre clé peut être fournie par la posi-
de la cité du Design, de l’Agence pour la tion du design dans l’entreprise. Qui
promotion de la Création industrielle et de commande le ou au design ? Dans plus
l’Institut français de la mode sur la situation d’une entreprise sur deux qui fait appel au
du design en France aujourd’hui. Au-delà design c’est affaire de la direction générale,
de la réalité objective du métier et de l’im- sinon, pour une entreprise sur quatre envi-
portance économique du design en France, ron c’est le fief du département marketing
elle permet de comprendre mieux l’étendue ou communication. Le design est donc vécu
de l’acception de ces termes et d’éclairer les souvent comme une partie prenante, un
sens attribués par les designers et les entre- fédérateur stratégique de l’entreprise mais
prises au terme même de design. aussi comme un service un peu secondaire
Tout d’abord, sur la base du périmètre assez au sein du fonctionnement de cette der-
large proposé par les chercheurs comme nière.
terrain d’exercice du design, des designers Une série d’analyses de cas menées dans le
et des entreprises ont confirmé la préémi- cadre de cette étude a permis de montrer
nence de certains champs comme celui du que le design en entreprise, avant d’être un
design de produits, de l’identité visuelle champ, une activité, un métier ou une posi-
(communication et marques incluses), du tion hiérarchique, est d’abord une interface
graphisme, de l’aménagement d’espace, entre les organes vitaux de l’entreprise. Le
devant ceux du design de packaging, de tex- design est ainsi recherche et le designer
tile, du stylisme de mode, de la signalétique, celui qui doit trouver un équilibre entre les
du webdesign, du design de service, du attentes des utilisateurs finaux des produits
design d’interface et interactif et du design et des services de l’entreprise, des filières
multimédia. Ils ont aussi évoqué des terri- commerciales, du management et des
toires secondaires, qui n’étaient que très gestionnaires de l’entreprise. Il doit aussi
marginalement mentionnés dans une étude permettre de balancer avec justesse ces para-
comparable réalisée en 2002, tels que le mètres avec les besoins de différenciation et

55
d’identité des produits, services et marques
de l’entreprise.
La multiplicité et le flou des acceptions du
terme « design » que relève cette étude n’est
pas une exception culturelle française. Une
tentative de comparaison avec les autres
études de référence menées en Europe sur le
design s’est rapidement heurtée aux diffé-
rences de compréhension du terme « design »
notamment entre Europe anglo-saxonne et
latine. Il semblerait cependant que nos
voisins associent davantage le design aux
questions d’identité de marque et d’entre-
prises alors que notre vision, peut être un
peu moins développée du design, l’associe
(encore ?) en premier chef à la conception
de produits.
En ce qui concerne l’évolution de ce que
recouvre le design, les designers constatent
que les entreprises attribuent de plus en
plus au design des missions larges et ambi-
tieuses, qui étendent son rôle de la
conception même du produit ou du service
jusqu’à son industrialisation. Un design
donc à l’anglo-saxonne, où la valeur de
dessein commencerait à l’emporter sur celle
du seul dessin.

Danièle Clutier
Directeur études et conseil, IFM

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2. Il est intéressant de constater que même en propo-
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Etude

http://www.industrie.gouv.fr/creation/
etudes/ RapportFinal27juilletbdef.pdf
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Mode de recherche, n° 1. Mode de recherche, n° 9.


Février 2004 (L’immatériel) Janvier 2008 (Mode et modernité)

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Juin 2004 (Luxe et patrimoines) Juin 2008 (Management de la création)

Mode de recherche, n° 3. Mode de recherche, n° 11.


Janvier 2005 (Marques et société) Janvier 2009 (Le parfum)

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Juin 2005 (Développement durable et textile) Juin 2009 (La crise : parenthèse ou refondation ?)

Mode de recherche, n° 5. Mode de recherche, n° 13.


Janvier 2006 (La propriété intellectuelle) Janvier 2010 (Gastronomie, cycles de mode et
consommation)
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Juin 2006 (La mode comme objet de Mode de recherche, n° 14.
la recherche) Juin 2010 (Qualifier le design : entre usage,
esthétique et consommation)
Mode de recherche, n° 7.
Janvier 2007 (La customisation : la mode Mode de recherche, n° 15.
entre personnalisation et normalisation) Janvier 2011 (La marque en question)

Mode de recherche, n° 8.
Juin 2007 (Le modèle économique de la
mode)
Mode
de recherche,
n°14.
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Ont collaboré à ce numéro :


Olivier Assouly, Danièle Clutier, Christine
Colin, Catherine Geel, Emilie Hammen,
Benoît Heilbrunn, Bruno Remaury

Réalisation :
Dominique Lotti
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