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Rubber

Quentin Dupieux est un garçon talentueux et intelligent, il suffit de voir ses travaux
précédents pour s'en rendre compte. Il est aussi franchement roublard comme en attestent ses
intuitions quant à la publicité qu'il sait faire autour desdits travaux (la campagne Sta-Press de
Levis, qui a vendu beaucoup plus de peluches que de futes). Cependant, ce trait ne parasitait
pas (trop) le corps même de ses ouvrages jusqu'à présent. Steak notamment était un petit film
passé quasi-inaperçu qui se tenait tout à fait, sans prétention et vraiment pas con, qui jouait
intelligemment d'un imaginaire codifié et acculturé de manière abusive en France, à savoir la
high school américaine, en y adjoignant de discrets et pertinents emprunts à Accion Mutante
ou à l'épisode Eye of the Beholder de Twillight Zone. C'est dire si on attendait Rubber,
comme tout le monde, au vu de ses faramineuses promesses: l'odyssée d'un pneu conscient,
autonome, tueur de masse et doué de psychokinésie, shootée au Canon 5D? Mais ouais mais
ouais! Hélas, on ressort de la projection d'autant plus énervé que ces monts et merveilles sont
à peine offerts, et du bout des doigts encore. Tout simplement parce que raconter l'histoire
qu'il est venu nous raconter, ça n'a pas l'air de trop l'intéresser Quentin, en tous cas moins que
les sirènes de la hype la plus vacante de ses copains trop cools venus des arrondissements
centraux de la capitale...

Commençons par le commencement. Vous connaissez Emerganza? C'est une sorte de


concours (payant) pour groupes musicaux dits émergents. Oui, comme les pays. Tu files tes
thunes, on te fait jouer et on t'offre une paire de baguettes de batterie avec l'espoir pour toi de
gagner une tournée et un contrat avec un label, mais t'as surtout des chances d'en être de ta
poche. Oui, comme les pays. Alors tu achètes des places pour les divers mini-festivals qui se
tiennent dans des boîtes de moins en moins moisies, pour les revendre à un maximum de tes
potes, et d'ailleurs t'as intérêt parce que les passages successifs aux divers échelons se font à
l'applaudimètre. Vaut donc mieux avoir plein d'amis, de préférence enthousiastes, riches et
oisifs pour venir te perfuser de leurs décibels de notoriété à chaque date, sinon t'es marron ; ça
revient peu ou prou à taper de l'argent à ses proches. Ce qui est tout de même fort de café
comme disait Grand-Papy, ou un truc de grosse enflure comme disait un pote keupon se
désolant de voir ce qu'était devenu le Gibus (pardon pour la digression), dans la mesure où les
concurrents qui émergent effectivement par leur talent musical sont statistiquement très
marginaux par rapport à des chiées de types qui réussissent par la grâce de leurs relations
sociales.

Les plus dégourdis d'entre vous auront compris où votre Histrion Serviteur veut en venir: Il
est grand temps de pourfendre un abus de langage répandu de nos jours, celui qui consiste à
accommoder le mot "Buzz" (pardon, "Ramdam") à toutes les sauces. Car la paresse
journalistique et son OPA sur le terme ("tiens, un mot qui sonne bien, ça fait moderne et en
plus ça fait juste quatre caractères") servent de masquard aux communicants de tous poils
hirsutes, trop contents de s'y planquer pour faire passer les grosses ficelles publicitaires qui ne
passaient plus depuis les glorieuses eighties. Youpi! Le lobbying et la propagande à la portée
du plus grand nombre, ripolinés sous le nom de Marketing Viral? Trop lol! Quelle époque
enchantée.

On glose donc beaucoup sur le buzz autour du film de Quentin Dupieux, alors que l'on est
principalement en face d'une opération de communication. Pour le greffe, la com, c'est un
émetteur qui envoie un message à nombre de récepteurs, dans un but de réclame plus ou
moins commerciale ou idéologique. Le buzz, dans son acception propre (le Bon Usage pour
reprendre le Grevisse), c'est des récepteurs qui causent entre eux, de leur propre initiative,
d'un objet culturel qui soulève leur intérêt de par sa nature ou sa facture. Souci quant au
"buzz" autour de Rubber: il n'a été montré en festival qu'au Forum des Images (séance unique
à l'Etrange Festival). Avant ça, il n'avait fait que le marché du film à Cannes pour quelques
journalistes et des professionnels, et une projo riquiqui à la quinzaine des réalisateurs pour
organiser la pénurie. Quelques indices et teasers savamment distillés ont fait le reste. C'est
donc strictement de la com qui se fait passer pour du bouche-à-oreille branché (car le branché
est fatalement naïf - être à la mode, par définition, c'est vouloir à tout prix ressembler à
quelqu'un d'autre, selon des critères de choix eux-mêmes dictés par des tierces parties), en se
justifiant de la fine patine du bouche-à-oreille des happy few du 11 septembre (2010 hein).
C'est dire si le propos sent d'emblée un peu la seringue de gavage.

Mais venons-en au film en lui-même, car à sa vision ces considérations ne sont jamais bien
loin. Il y a ici deux films en un, accolés de manière un peu cavalière dans le même espace
narratif. L'un de ces deux films est formidable en tous points. C'est celui sur lequel tout le
monde bave depuis des mois: un pneu vient à la vie et commence son bout de chemin,
découvrant les formes, sa capacité d'action sur les choses, et s'élevant bientôt à la conscience.
Il tombe sous le charme d'une jeune femme rencontrée au hasard sur la route, qu'il suit jusqu'à
un évènement traumatique, la vision d'une décharge où l'on incinère des pneus en grande
quantité. Le voyage initiatique se change en odyssée vengeresse qui culmine dans rien moins
qu'une actualisation caoutchoutée de Spartacus.

La photographie est magnifique (le capteur plein format du 5D fait particulièrement merveille
dans les séquences à la lumière rasante) et la musique est, fait rare pour de l'electro, en
adéquation avec son sujet (surtout en ce qui concerne les basses ronflantes au rendu chiptune
dont est coutumier Mr Oizo). Bref ce film-là avait tout pour devenir un chef-d'œuvre, et sous
forme de moyen-métrage c'en serait un. La construction de l'éveil de Robert, ayant
complètement digéré 2001, permet même d'esquisser un motif propre à cette année
cinématographique, qui utilise la toute-puissance évocatrice du medium pour relayer le
Nietzsche de l'Eternel Retour et d'Ainsi Parlait Zarathoustra. Walhalla Rising et Rubber
reprennent ainsi les même motifs et une construction similaire afin de nous montrer, à chaque
fois, un être s'arrachant à sa condition d'objet, pour s'élever par étapes au rang de sujet puis,
même, de "surhomme" promis à une forme d'immortalité. L'importance des visions et
réminiscences est par exemple, en termes de découpage et de mise en images, presque
interchangeable d'un film à l'autre. On jettera pour s'en rendre compte un œil sur les souvenirs
de Robert, en les comparant aux visions futures de One-Eye, ou encore la manière dont les
deux personnages sortent littéralement de terre au début de leurs périples, ainsi, bien entendu,
que leur mutisme.

Vivement le DVD qu'on puisse se faire, chez soi, un montage-spectateur de 35 minutes. Ah


oui, 35 minutes c'est pas bien lourd, mais c'est tout ce que vous verrez de Robert. Vous
vouliez du massacre de masse orchestré par un Michelin vengeur en pleine Killing Spree
d'explosions de têtes jusqu'au vertige ? Ben faudra repasser, une trop pudique ellipse ne vous
permettra d'entrevoir que quelques cadavres étêtés. De même pour le "climax" de
l'affrontement avec le sheriff: hors-champ, et estime-toi heureux d'entendre un coup de feu.
Parce que l'autre Rubber, qui a priori n'est censé qu'encapsuler l'aventure, enfle dans des
proportions catastrophiques. Une poignée de spectateurs, vision distanciée et schématique du
public des multiplexes, joue vaguement les chœurs antiques de l'histoire qui nous est (parfois)
contée. Ils sont pris en charge par le sheriff du cru, celui-là même qui poursuivra ensuite
Robert le pneu. Dans cette partie de l'univers, quelques vannes surnagent, celles qui tournent
en dérisions les horribles habitudes des masses porteuses de cartes illimitées qui pourrissent
vos projections. On les verra donc commenter toutes les actions du film n'importe comment
comme les petits vieux du Muppet Show, se goberger comme des gorets quand on leur
apporte de la bouffe, flipper comme des moutons sur le piratage et accessoirement crever la
gueule ouverte pour avoir fait trop confiance au pouvoir en place en la personne d'un employé
de la COGIP aussi con qu'eux... Mais voilà, au vu du reste, cette misanthropie de bon aloi
sonne plutôt creux, on la sent seulement à moitié sincère. Tout cela passe pour de l'affectation
d'intelligence et de superbe, à l'instar de la séquence d'ouverture qui paraphrase pataudement
les chaises de Ionesco avant de sortir un petit speech destiné uniquement à faire bien, à
impressionner à peu de frais un public de hypeux toujours prompt à applaudir n'importe quel
bateleur qui leur fait du coude au plus bas de leur cortex (Tarantino en est un bon exemple).
Car cette ode au "no reason", censée justifier le film (on se demande bien pourquoi puisque ce
dernier s'adresse à un public déjà prêt à toutes les folies), ne fait finalement qu'énoncer des
évidences (quoi? Le cinéma reposerait sur des codes arbitraires et un pacte communicatif?
C'est fou!), en faisant accessoirement une erreur grossière : Le sheriff nous signale que dans
Massacre à la Tronçonneuse personne ne va au toilettes. On a donc du rêver la séquence de
pipi de Franklin sur le bord de la route en première bobine. Bien entendu il y a fort à parier
que l'erreur ait été placée là exprès par l'auteur afin de se moquer gentiment de qui la lui
signalera. On pétédéhère à l'avance, histoire d'imiter les "connoisseurs" et de ne pas avoir l'air
bête en soirées, ce qui se vivrait dans ces milieux comme la pire des infamies.

Le reste est à l'avenant. Roxanne Mesquida est là pour la nudité people (comme d'hab'), l'air
savamment détaché de pub pour prêt-à-porter et les éclairs de vulgarité décalée (il faudra
qu'on s'interroge un jour sur le besoin des réalisateurs français de systématiquement faire faire
ou dire des grossièretés à des jolies femmes), les personnages parfaitement interchangeables
assurent des saynètes plus ou moins plaisantes ou trash mais souvent très longues (l'impact de
balle)... Plus globalement, à trop vouloir s'aventurer sur les sentiers inattendus de son film,
Dupieux l'autodétruit, l'annihile à force de contradictions successives, dans le seul but de faire
de l'esprit. Il y a une frontière, et pas si ténue que ça faut pas déconner, entre jouer sur les
conventions ou même les démonter, et tout foutre en l'air pour faire son intéressant. Quentin,
vous n'aviez pas besoin de tout ces artifices qui ne font que gâcher le plaisir. On savait déjà
que vous étiez intelligent. Il ne nous reste plus qu'à soupirer en pensant au film à côté duquel
on est passés, et dont le long trailer bourré de money shots super bandants est monté en
parallèle avec votre pensum un peu stérile.

Une curiosité Rubber? Sans aucun doute , mais en l'état on est loin du messie zarbi
qu'on nous avait promis. Film aussi virtuose que pénible, le long de Dupieux ne remplit
qu'à moitié son contrat, et dans le monde des curiosités psychotroniques, remplir à
moitié son contrat, c'est ne pas le remplir du tout. Reste un verre à moitié plein, à moitié
vide. Dommage qu'on reparte sur l'idée du vide, un bon film existait quand même sous
les gravats.

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